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iv. Saint Thomas

[1]

Saint Thomas relève tous les passages de l’Écriture que nous avons cités plus haut et constate, dans les « difficultés » que certains textes semblent autoriser le prêt à intérêt, notamment Dt 23, 19-20, Dt 28, 12, Lc 19, 23 alors (« sed contra ») qu’Ex 22, 25 l’interdit. Alors, « est-ce un péché de percevoir des intérêts pour un prêt d’argent » ? La réponse de Thomas va reprendre l’argumentation d’Aristote : « Recevoir un intérêt pour l’usage de l’argent prêté est en soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice ».

Pour nous en convaincre, Thomas rappelle qu’il existe deux sortes de biens : ceux dont l’usage se confond avec leur consommation, comme le vin ou le blé et les biens dont l’usage ne se confond pas avec leur consommation, comme une maison. Dans le premier cas, « on ne devra (…) pas compter l’usage de l’objet à part de sa réalité même ; mais du fait même que l’on en concède l’usage à autrui, on lui cède l’objet même. Voilà pourquoi, pour des objets de ce genre, le prêt transfère la propriété. Si donc quelqu’un voulait vendre d’une part du vin, et d’autre part son usage, il vendrait deux fois la même chose, ou mieux, vendrait ce qui n’existe pas. » Il serait injuste que l’emprunteur restitue à la fois la chose elle-même et le prix de son usage (usus). Le prix de l’usage est ce que l’on appelle l’usure (usura). Pour saint Thomas donc, à cet endroit, il n’ya pas de distinction entre prêt à intérêt et usure au sens moderne du terme. Dans le deuxième cas, une maison, par exemple, son usage « consiste à habiter, non à la détruire ; on pourra donc faire une cession distincte de l’usage et de la propriété (…). Voilà pourquoi on a le droit de faire payer l’usufruit d’une maison et de redemander ensuite la maison prêtée, comme cela se pratique dans les baux et les locations d’immeubles. »

Mais, qu’en est-il de l’argent que l’on prête ? Thomas répond : « Aristote remarque qu’il a été principalement inventé pour faciliter les échanges ; donc son usage propre et principal est d’être consommé, c’est-à-dire dépensé, puisque tel est son emploi dans les achats et les ventes. En conséquence, il est injuste en soi de se faire payer pour l’usage de l’argent prêté ; c’est en quoi consiste l’usure ».

Ceci dit, comment saint Thomas explique-t-il les exceptions ou concessions que l’Écriture semble envisager ? Laissons de côté le texte de Luc qui métaphoriquement parle de biens spirituels, et voyons plutôt comment saint Thomas envisage la licéité du prêt à l’étranger dans l’Ancien Testament⁠[2]. Le P. Spicq n’hésite pas à écrire que la solution proposée est  »tendancieuse »[3] dans la mesure où l’interdiction du prêt à intérêt entre « frères » doit s’étendre, dit Thomas, à tous les hommes et que les Prophètes ont parlé en ce sens : « c’était une tolérance pour éviter un plus grand mal » : prêter à intérêt aux Juifs.⁠[4]

On ne peut non plus accepter l’argument selon lequel on pourrait demander, dans le contrat, une indemnité parce qu’on ne gagne plus rien avec l’argent prêté : « on n’a pas le droit de vendre, réplique saint Thomas, ce que l’on ne possède pas encore et dont l’acquisition pourrait être compromise de bien des manières. »[5] Autrement dit, on ne peut « vendre ce que l’on n’a pas encore et ce que l’on n’aura peut-être jamais ».⁠[6]

Et qu’en est-il de la vente à crédit ?

Thomas l’assimile purement et simplement à l’usure : « vendre un objet au-dessus de son juste prix parce que l’on accorde à l’acheteur un délai de paiement, c’est une usure manifeste, car ce délai ainsi concédé a le caractère d’un prêt. Par conséquent, tout ce qu’on exige au-dessus du juste prix en raison de ce délai, est comme le prix ou l’intérêt d’un prêt, et doit donc être considéré comme usuraire. »[7]

Toutefois, on peut trouver ici et là quelques distinctions qui peuvent nuancer la sévérité du propos et qui, selon E. Gilson, pourraient fournir une justification à « bien des prêts à intérêt tels qu’on les pratique de nos jours ».⁠[8]

Ainsi, « dans son contrat avec l’emprunteur, le prêteur peut, sans aucun péché, stipuler une indemnité à verser pour le préjudice qu’il subit en se privant de ce qui était en sa possession ; ce n’est pas là vendre l’usage de l’argent, mais recevoir un dédommagement. Il se peut d’ailleurs que le prêt évite à l’emprunteur un préjudice plus grand que celui auquel s’expose le prêteur. C’est donc avec son bénéfice que le premier répare le préjudice du second. »[9]

Ainsi, Thomas envisage-t-il aussi que la dépense ne soit pas le seul usage de l’argent : « les pièces d’argent monnayé pourraient avoir un usage secondaire ; par exemple, si on les prêtait à autrui pour qu’il en fasse étalage ou les mette en gage. On pourrait alors licitement exiger un prix pour cet usage de l’argent ».⁠[10]

Le problème est différent aussi si le prêt est octroyé dans le cadre d’une entreprise économique : « celui qui confie une somme d’argent à un marchand ou à un artisan et constitue en quelque sorte avec eux une société, ne leur cède pas la propriété de son argent qui demeure bien à lui, si bien qu’il participe à ses risques et périls au commerce du marchand et au travail de l’artisan ; voilà pourquoi il sera en droit de réclamer, comme une chose lui appartenant, une part du bénéfice. »[11]

Il est clair que, pour l’essentiel, Thomas envisage des prêts simples: une personne démunie ou dans l’embarras sollicite d’un voisin, d’un ami mieux pourvu un peu de son argent qui dort. Thomas avait surtout en vue dans sa sévérité radicale contre les prêteurs la protection des emprunteurs contraints : « jamais il ne sera permis d’engager quelqu’un à prêter en exigeant des intérêts ; mais quand un homme est disposé à faire des prêts de cette nature et ainsi pratique l’usure, il est permis de lui emprunter à intérêt ; ceci en vue d’un bien, qui est de subvenir à sa propre nécessité ou à celle d’autrui ».⁠[12]

Enfin, pas plus que les auteurs de l’Ancien Testament, pas plus que les Pères, Thomas « ne prévoyait certes pas la complication des méthodes bancaires modernes »[13]


1. La réflexion de saint Thomas se trouve dans la Somme théologique, dans le chapitre consacré à la justice, IIa IIae, qu. 78, art. 1-4.
2. Art. 1, sol. 2.
3. Op. cit., p. 341.
4. E. Perrot simplifie un peu la lecture de l’article 1 en affirmant que, selon Thomas, Dt 23, 21 n’en fait pas (du prêt à intérêt) « comme tel un péché ». (Op. cit., p. 100).
5. Art. 2, sol. 1.
6. GILSON E., Le thomisme, Vrin, 1986, p. 398.
7. Art. 2, sol. 7. Thomas poursuit : « De même lorsque l’acheteur veut acheter un objet au-dessous du juste prix, sous prétexte qu’il paiera avant sa livraison, il commet lui aussi un péché d’usure ; ce paiement anticipé, est une sorte de prêt, dont l’intérêt consiste dans la remise faite sur le juste prix de l’objet vendu. Si toutefois on baisse volontairement les prix afin de disposer plus vite de l’argent, ce n’est pas de l’usure ».
   Même dans le cadre d’un contrat de société, vendre plus cher à crédit n’est pas justifiable car le temps ne se vend pas.
   Quelle était la position des papes à l’époque ? En 1179, Alexandre III s’était montré un peu hésitant : « Tu dis que dans ta ville, il arrive souvent que certains se procurent du poivre, de la cannelle, ou autres marchandises qui à ce moment ne valent pas plus que 5 livres et qu’ils promettent qu’à une date déterminée, ils paieront 6 livres à ceux de qui ils ont reçu ces marchandises. Mais même si un tel contrat ne peut pas être qualifié du nom d’usure en raison d’une telle forme, les vendeurs n’en encourent pas moins un péché, à moins qu’il existe un doute sur le point de savoir si ces marchandises vaudront plus ou moins au moment du paiement, et c’est pourquoi les concitoyens prendraient bien soin de leur salut s’ils s’abstenaient de contrats de cette sorte, car les pensées des hommes ne peuvent pas être cachées au Dieu tout-puissant. » (Lettre In civitate tua à l’archevêque de Gênes, in Décrétales, livre V, titre 19, chap. 6). Par contre, Urbain III (1187), à propos de ceux qui prêtent à intérêt ou vendent à crédit, déclarait : « puisqu’on apprend clairement dans l’évangile de Luc à quoi il faut s’en tenir dans ces cas, lorsqu’il y est dit : « Prêtez sans rien espérer en retour » (Lc 6, 35), il faut juger que de telles personnes agissent mal à cause de leur intention de lucre - car toute usure et tout surplus dans la restitution sont défendus par la loi -, et dans le jugement des âmes ils doivent être poussés fermement à restituer ce qu’ils ont acquis de cette manière. » (Lettre Consuluit nos, à un prêtre de Brescia).
8. Id., p. 399.
9. Art. 2, sol. 1.
10. Art. 1, sol. 6.
11. Art. 2, sol. 5. Notons qu’Innocent III avait autorisé de confier des fonds à un commerçant pour obtenir « un gain honorable » (Décrétales, livre IV, titre 20, chapitre 7, in SPICQ C., op. cit., p. 351). Relevons aussi cet enseignement de Grégoire IX (1227-1241) : « Quelqu’un qui prête une somme d’argent déterminée à un autre qui se rend à un marché, par terre ou par mer, et qui, parce qu’il accepte un risque pour lui-même, entend recevoir quelque chose au-delà du capital, doit (ne doit pas ?) être considéré comme usurier. De même celui qui donne dix sols pour qu’à un autre moment lui soient rendues autant de mesures de grain, de vin et d’huile à propos desquelles, même si elles valent alors davantage, on peut douter avec vraisemblance si au moment du paiement elles vaudront plus ou moins, ne doit pas à cause de cela être considéré comme usurier. En raison de ce doute est excusé également celui qui vend du drap, du vin, de l’huile et d’autres marchandises pour recevoir davantage pour elles à un moment donné que ce qu’elles valent au moment même (du contrat), à condition cependant de n’avoir pas été sur le point de les vendre à un autre moment du contrat. » (Lettre Naviganti vel, entre 1227 et 1234). (Dz propose de corriger le texte du 1er § en fonction de la liaison avec le 2e : « de même…​ »)
12. Art. 4, conclusion. Thomas justifie cette indulgence : « C’est ainsi d’ailleurs qu’il est permis à celui qui tombe aux mains des brigands de leur montrer ce qu’il possède, pour éviter d’être tué, encore que les brigands pèchent en le dépouillant. C’est ce que nous enseigne l’exemple des dix hommes tombés au pouvoir d’Ismaël et qui lui dirent : « ne nous fais pas mourir, car nous avons un trésor caché dans un champ » (Jr 41, 8) ».
13. GILSON E., op. cit., p. 398.