Si l’Église a quelque chose à nous dire, son message doit s’enraciner
dans les Écritures. Nous les avons déjà parcourues lorsque nous avons
abordé le problème de la pauvreté mais il n’est pas inutile de relire
rapidement les textes pour nous rappeler ce qui a été dit des richesses
et de l’argent. Dans l’Ancien Testament, il est affirmé en maints
endroits que la richesse contribue au bonheur, qu’elle est le signe de
la bonté de Dieu et la caractéristique des amis de
Dieu. La richesse est un effet de la fidélité à
Dieu comme la pauvreté est la rançon de
l’infidélité. On sait qu’
« une telle conception s’explique par le fait que n’existait pas encore
de croyance en un « après la mort. (…) Dans un tel contexte, il était
naturel de considérer les richesses et les misères des hommes comme la
récompense ou la punition de leur comportement religieux ou
moral. »
Mais, d’une part, il serait faux de croire que les Juifs, en définitive,
servait le Seigneur par intérêt, pour obtenir les biens matériels car ce
qui est premier, radicalement premier, pour les Juifs, c’est la foi en
Dieu et l’obéissance à sa Parole. d’autre part, il serait dangereux de
penser que la situation économique est le critère qui nous permet d’
« apprécier la qualité de la relation des hommes avec
Dieu ». Cette vision est contestée par Job qui
découvre que l’infidèle peut jouir des biens qui sont refusés au
juste, que les richesses ne sont
pas nécessairement un signe de la bénédiction du Seigneur, qu’elles
peuvent conduire au péché et en être un signe. Les prophètes nous en ont convaincus par leurs
dénonciations de la corruption, de l’exploitation des faibles, des
inégalités, des injustices, de la cupidité, de la
malhonnêteté. Le goût de la richesse s’est substitué à la
foi en Dieu, au respect de ses commandements et à la solidarité. Ce
n’est donc pas la richesse en elle-même qui est condamnée mais le statut
qu’elle acquiert et l’usage que les hommes en font.
Si la richesse peut être un bien relatif et secondaire, ou une « source de violence et
d’oppression », elle est une
épreuve. La richesse est dangereuse, cause d’inquiétudes, fragile et finalement vaine puisque la mort emporte tout. Elle est dangereuse aussi parce
qu’elle peut engendrer de l’orgueil ou « un sentiment trompeur de
sécurité qui détourne de la confiance en Dieu ». Or il y a des biens plus importants que les biens
matériels
surtout s’ils sont mal ou trop rapidement acquis. Les auteurs sapientiaux qui développent cette philosophie
concluent que les richesses donnent l’illusion du bonheur et qu’il vaut
mieux leur préférer la Sagesse qui est le vrai trésor et mène au
véritable Bien. Car
la Sagesse donnée par Dieu
est le « trésor inépuisable » devant lequel
« l’argent compte pour de la boue ». Seule
cette Sagesse qui vient de Dieu peut conduire à un bon usage des biens
matériels, à la modération, au détachement. Elle seule nous aide à surmonter l’épreuve des richesses et
d’éviter leurs pièges.
Si bien des réflexions dans l’Ancien testament renvoient à une sagesse
populaire fort répandue à travers les cultures et les philosophies, nous
sommes, avec l’évocation de la Sagesse à un « sommet » car « les divers
traits employés pour décrire la sagesse (sainteté, immutabilité,
participation à la création et au gouvernement du monde, aimée de Dieu
comme une épouse, etc.) font de cet éloge de la sagesse une préparation
à la théologie trinitaire ; ils seront repris par saint Jean et saint
Paul et appliqués au Christ, Verbe incarné et Sagesse de
Dieu ».
Dans le Nouveau Testament, on constate tout d’abord, que l’argent est
présent dans la vie de Jésus. A sa naissance, il reçoit or, encens et
myrrhe. Durant son ministère, des femmes nanties
assistent Jésus et les Douze, de leurs biens. Jésus
fréquente des amis riches : Joseph d’Arimathie,
Nicodème, Simon le Pharisien. Avec ses disciples, il dispose d’une bourse
commune. Bien des paraboles font
intervenir l’argent : le bon Samaritain, la
femme qui a perdu une pièce d’argent, les
talents, la veuve et les deux petites
pièces, l’impôt à César. Jésus reconnaît l’importance de l’argent dans la
vie quotidienne.
Peut-être peut-on encore aller plus loin avec le P. E.
Perrot. Il défend l’idée que dans la Bible, « l’argent est un mythe qui
fonctionne comme 1/ un substitut du territoire 2/ vécu comme une manière
tardive de désigner le Royaume 3/ qui est toujours à venir ». A partir
de l’épisode où l’on voit Abraham forcer le Hittite à lui vendre un
terrain, Perrot confirme le lien établi souvent
entre l’argent et le territoire. Un lien qui, à ses yeux, éclaire une
attitude apparemment contradictoire de Jésus qui recommande de payer
l’impôt à César mais de payer le didrachme au
Temple uniquement pour éviter le scandale.
Selon Perrot, « Jésus adopte donc une posture géographiquement et
politiquement située, alors que, dans l’ordre religieux, il semble se
placer en décalage ». L’argent a aussi une dimension religieuse. Déjà
dans l’Ancien Testament, le Temple et l’argent sont liés : le Temple est
recouvert d’oret Edras rassemble pour le
Temple des tonnes d’or et d’argent. Dans le
Nouveau Testament, malgré Mammon, l’argent va servir à désigner le
Royaume à venir dans diverses paraboles : la drachme perdue, les ouvriers de la onzième heure,
les talents, les mines, le bon Samaritain. Dans les deux
premières, on voit que « le Royaume ne fait pas l’objet d’une
appropriation, il est reçu. S’en approprier le symbole, l’argent, serait
se condamner à n’en rien posséder ». Dans les trois dernières, « le
signe monétaire se présente comme le substitut du maître absent, parti
en voyage », le « gage de la présence de Jésus ». Mais quand le maître
est là, le signe monétaire n’est plus utile comme semble le suggérer
l’onction de Béthanie. Judas s’indigne que
Marie ait répandu un parfum de grand prix sur les pieds de Jésus. Il
aurait voulu qu’on le vende et que l’on donne l’argent aux pauvres. A
quoi Jésus répond : « Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous ;
mais moi, vous ne m’aurez pas toujours ». C’est parce que l’argent est
« le gage du Royaume, présence actuelle du Christ absent » qu’il est
recommandé de vendre ses biens avant leur distribution. L’argent, signe d’un
absent, se réfère à une communauté à venir, le Royaume, c’est-à-dire
« la communauté solidaire des pauvres, communauté que justement l’argent
désigne de loin ».
Cela dit, Jésus va néanmoins dénoncer Mammon, les pièges et la
fascination de l’argent, signe ambigu, comme la Terre promise.
La violence des propos de Jésus, surtout dans l’Évangile de
Luc et, dans une moindre mesure dans
l’Évangile de Matthieu, violence que l’on
retrouvera dans l’épître de Jacques, pourrait nous inciter à y voir une condamnation
absolue.
Jésus dénonce l’argent comme « malhonnête » ou
« trompeur ». Malhonnête parce que souvent mal
acquis ou en tout cas rarement pur de toute malhonnêteté, trompeur « parce qu’il
déçoit les espoirs que l’on met en lui quand on l’absolutise et qu’on ne
le prend pas pour ce qu’il est réellement : un instrument au service de
l’épanouissement de chacun, dans le souci de tous. Trompeur il l’est
surtout parce qu’il rend souvent ses détenteurs incapables de regarder
plus loin que leur intérêt immédiat ou de s’attacher aux véritables
valeurs ».
L’attachement excessif est illustré par la parabole de l’homme riche qui
veut bâtir de plus grands greniers en se disant : « Mon âme, tu as
quantité de biens en réserve pour de nombreuses années ; repose-toi,
mange, bois, fais la fête. » Cet homme est, aux
yeux de Dieu, « insensé », non parce qu’il est riche mais parce qu’il amis sa confiance
uniquement dans sa richesse sans penser à la mort : « Ainsi en est-il de
celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s’enrichir en vue de
Dieu ».
L’attachement excessif est illustré encore par la parabole du pauvre
Lazare et du mauvais riche qui, mort et tourmenté, supplie en vain
Abraham. Non seulement, aveuglé par ses richesses, il n’a pas vu le
pauvre qui gisait à sa porte, mais, en plus, il est devenu sourd à la
Parole de Dieu : les riches ont, pour se guider Moïse et les prophètes et
s’ils ne les écoutent pas, « même si quelqu’un ressuscite d’entre les
morts, ils ne seront pas convaincus ».
De même encore, le jeune homme riche ne peut suivre Jésus jusqu’au bout
parce qu’« il était fort riche » : « Comme il
est difficile à ceux qui ont des richesses, dira Jésus, de pénétrer
dans le Royaume de Dieu ! » Commentant la
parabole du semeur qui sème au bord du chemin,
sur la pierre et au milieu des épines où le grain est étouffé, Jésus
précise que « ce qui est tombé dans les épines, ce sont ceux qui ont
entendu, mais en cours de route, les soucis, la richesse et les plaisirs
de la vie les étouffent, et ils n’arrivent pas à
maturité ». En somme, les richesses n’assurent pas
la vie et elles risquent d’étouffer le cœur de
l’homme. C’est « en vue de Dieu » qu’il faut s’enrichir et on ne peut « servir
Dieu et l’Argent ». Ces deux « services »
s’excluent car « si, dans un cas, on se reconnaît dépendant de Dieu et
des autres, dans l’autre, on se comporte comme si l’on était maître de
sa vie »
Pratiquement, Jésus propose deux attitudes pour « s’enrichir en vue de
Dieu » : renoncer à tous ses biens,
comme les apôtres, ou utiliser les biens pour libérer et servir les
autres : « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a
pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de
même ». Cet esprit est présent déjà dans
l’ancienne alliance puisqu’elle préconise l’aumône et la remise des
dettes, réglemente les gages, instaure l’année jubilaire
et interdit le prêt à intérêt.
En conclusion on peut dire que Jésus ne considère pas « l’argent et les
richesses d’abord dans leur destination sociale mais dans leur rapport à
Dieu ». Il dénonce « l’idole que l’on se fait de soi-même
dès que l’on refuse de consentir à son statut de créature »,
c’est-à-dire de « consentir à sa propre pauvreté ». Il montre que « le
choix entre Dieu et l’Argent est de l’ordre de la foi. Car c’est à Dieu
que doit revenir la première place ». P. Debergé ajoutera que « l’argent est un lieu de vérité »
car « la manière dont on se situe vis-à-vis des biens matériels et de
l’argent manifeste la nature réelle de nos attachements, de nos
préoccupations, de notre foi en Dieu. »
Il s’agit de savoir où va notre amour : « où est ton trésor, là sera
aussi ton cœur ». Dieu ou une idole ? La richesse ou la pauvreté ? Cette pauvreté qui est
« indispensable pour entrer dans le Royaume et nécessaire pour acquérir
la liberté intérieure à l’égard de l’argent ».
La pauvreté généreuse et accueillante que les riches sont invités aussi
à pratiquer selon le conseil de Paul : « Aux riches de ce monde,
recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en
des richesses précaires, mais en Dieu qui nous pourvoit largement de
tout, afin que nous en jouissions. qu’ils fassent le bien,
s’enrichissent de bonnes œuvres, donnent de bon cœur, sachent partager ;
de cette manière, ils s’amassent pour l’avenir un solide capital, avec
lequel ils pourront acquérir la vie véritable ». En somme, pour revenir à l’analyse d’E. Perrot, « l’argent ne
peut fonctionner comme gage que si l’on ne le retient
pas ».