Le sens de la mesure manifesté par François de Closets paraît tout de même anachronique et semble, nous allons voir pourquoi, relever du vœu pieux. Après la deuxième guerre mondiale, l’occident a connu une période faste que l’on a appelée « les trente glorieuses ». Trente années qui ont vu s’installer « une société de consommation » qui, à y regarder de plus près, est une nouveauté dans l’histoire des hommes. L’augmentation des salaires, l’abondance de biens divers plus ou moins utiles, plus ou moins inutiles, la possibilité pour un grand nombre d’y accéder même sans en avoir les moyens, par le crédit facile, une publicité omniprésente et efficace pour y pousser les plus rétifs et aussi, et peut-être surtout, la perte des repères moraux et religieux, vont bouleverser le rapport des hommes à l’argent et aux biens qu’il peut procurer.
Ce fut l’époque où, parallèlement, romanciers et sociologues nous ont livré non plus des mises en garde qui supposent des remèdes, des possibilités de réformes morales, mais des analyses inquiétantes et profondément pessimistes.
Georges Perec[1], en 1965, fait sensation avec son roman Les choses. L’auteur illustre le désir insatiable de toujours posséder autre chose et les besoins artificiels créés par la mode et les autres que l’on envie. Le livre raconte la vie d’un jeune couple qui n’a malheureusement pas les moyens de ses désirs. Il rêve de posséder les biens vantés dans les magazines et cherche à se donner un certain style avec ses maigres ressources. Insatisfait de sa vie, le couple part enseigner en Tunisie où il possédera enfin un grand appartement, disposera de beaucoup de temps libre et pourra s’acheter de nombreux objets, tout ce dont il rêvait. Malgré cela, l’insatisfaction demeurera car personne n’assiste à sa réussite et il n’a plus de contact avec la mode qui l’inspirait.[2] A la lecture de ce roman, on a l’impression qu’il est vrai que « l’argent donne tout ce qui semble aux autres le bonheur »[3].
Un peu plus tard et plus profondément, Jean Baudrillard va affirmer que la quête contemporaine des objets, quête soutenue par l’effacement des idéaux religieux, l’augmentation du niveau de vie, l’accès aisé au crédit, est un mouvement infini et absorbant : « Il n’y a pas de limites à la consommation. Si elle était ce pour quoi on la prend naïvement : une absorption, une dévoration, on devrait arriver à une saturation. Si elle était relative à l’ordre des besoins, on devrait s’acheminer vers une satisfaction. Or, nous savons qu’il n’en est rien : on veut consommer de plus en plus. Cette compulsion de consommation n’est pas due à quelque fatalité psychologique (qui a bu boira, etc.) ni à une simple contrainte de prestige. Si la consommation semble irrépressible, c’est justement qu’elle est une pratique idéaliste totale qui n’a plus rien à voir (au-delà d’un certain seuil) avec la satisfaction de besoins ni avec le principe de réalité. C’est qu’elle est dynamisée par le projet toujours déçu et sous-entendu dans l’objet. Le projet immédiatisé dans le signe transfère sa dynamique existentielle à la possession systématique et indéfinie d’objets/signes de consommation. Celle-ci ne peut dès lors que se dépasser, ou se réitérer continuellement pour rester ce qu’elle est: une raison de vivre. Le projet même de vivre, morcelé, déçu, signifié, se reprend et s’abolit dans les objets successifs. « Tempérer » la consommation ou vouloir établir une grille de besoins propre à la normaliser relève donc d’un moralisme naïf ou absurde.
C’est que l’exigence déçue de totalité qui est au fond du projet que surgit le processus systématique et indéfini de la consommation. Les objets/signes dans leur idéalité s’équivalent et peuvent se multiplier à l’infini : ils le doivent pour combler à tout instant une réalité absente. C’est finalement parce que la consommation se fonde sur un manque qu’elle est irrépressible. »[4]
Texte très intéressant car, sans le vouloir, il nous introduit au nouveau statut de l’argent et des objets qu’il met à notre portée. Parlant du corps qui est « le plus bel objet de consommation » et le centre d’un vaste commerce qui implique la publicité, les soins esthétiques et médicaux, la diététique, le sport, la mode, les loisirs, etc., J. Baudrillard fait remarquer[5] qu’il est l’objet d’un véritable culte qui « n’est plus en contradiction avec celui de l’âme » mais « lui succède » en héritant « de sa fonction idéologique ». Nous n’assistons pas à une sécularisation mais plutôt à une « métamorphose du sacré ».
Chantal Delsol confirme, à sa manière, cette affirmation : « Une culture peut difficilement se passer de dieu : nous le savons en observant les produits monstrueux que, privée de lui, elle invente aussitôt pour le remplacer. Ou bien le désir d’absolu se porte sur le limité, le désir d’infini sur le fini : idolâtrie d’un système ou d’un chef, toujours couronné par le fanatisme. Ou bien le désir d’absolu, ridiculisé par les bien-pensants et dénué d’expression religieuse, s’invente des religions au marché noir. »[6] Elle veut ainsi expliquer le succès des théories ou des leaders extrémistes et l’extension des sectes mais in peut très bien lire dans le désir d’absolu qui se porte sur le limité et le désir d’infini qui s’immerge dans le fini, la quête irrépressible des objets.
L’effacement de Dieu permet à d’autres dieux de surgir, plus exactement, aux idoles de reprendre leur place.[7] L’idole qui ouvre la porte du paradis sur terre, qui vous permet d’être soigné, nourri, habillé, logé au mieux, d’accéder à tous les plaisirs, à l’oisiveté, au luxe, au pouvoir, c’est l’Argent, Mammon[8].
L’argent s’exhibe et fascine. Régulièrement, les magazines publient les photos de résidences prestigieuses, de palaces dignes des contes de fées. Les salaires des stars du sport, des medias, de la chanson, du cinéma et des affaires, sont étalés. Les loteries vous invitent à devenir « scandaleusement riches » . Demander le pain de chaque jour paraît dérisoire et ridicule alors que le lotto, le tiercé ou la Bourse peuvent vous rapporter des millions. Au lieu d’indigner, l’étalage des fortunes éblouit et excite l’envie. Le bonheur est dans le désœuvrement, au bord d’une piscine sous les palmiers ou, mieux, sur le pont d’un yacht à Saint-Tropez ou au Zoute, là où il faut être vu.
Il faut aussi se rappeler que, dans les années 1980, à la suite des économistes néolibéraux, « sous l’impulsion du président Reagan et de Madame Tatcher, progressivement tous les obstacles à la libre circulation des capitaux, à la libre fluctuation de leurs cours et à la spéculation étaient supprimés à l’échelle du monde. »[9] Cette politique s’est développée en même temps que s’imposait la mutation technologique de l’information et de la communication apportée par l’ordinateur[10]. Une nouvelle économie s’installait, à côté et, peut-être demain, en lieu et place de l’économie traditionnelle fondée sur l’énergie : une « économie de l’immatériel »[11], une « économie informationnelle »[12], mondialisée[13] et surtout privatisée. La politique néolibérale, « en libérant les mouvements de capitaux de tout contrôle étatique (…) déplaçait le pouvoir économique de la sphère publique des états à la sphère privée de la finance internationale. Fonds de pensions, fonds de spéculation, banques, assurances… possèdent désormais la « puissance de feu » qui leur permet de faire la loi sur la planète : ils contrôlent en effet une masse de liquidités de l’ordre de 30.000 milliards de dollars, supérieure au produit mondial d’une année et une seule journée de spéculation sur devises représente l’équivalent de toutes les réserves d’or et de devises des grandes banques centrales du monde. C’est dire qu’il n’y a pas de nation ou d’entreprise qui puisse résister à leurs pressions. C’est une logique actionnariale de fructification rapide des patrimoines financiers qui caractérise désormais le système ».[14]
Dans ses commentaires, le VTB précise : « Le riche est responsable du pauvre ; celui qui sert Dieu donne son argent aux pauvres, celui qui sert Mammon le garde pour s’appuyer sur lui » (p. 1130). « Jésus emprunte les termes mêmes de la Loi et des Prophètes (Mt 4,10 ; 9,13) pour rappeler que le service de Dieu est exclusif de tout autre culte et qu’en raison de l’amour qui l’inspire il doit être intégral. Il précise le nom du rival qui peut mettre obstacle à ce service : l’argent, dont le service rend injuste (Lc 16,9) et dont l’Apôtre, écho du Maître, dira que l’amour est idolâtrique (Ep 5, 5). Il faut choisir : « Nul ne peut servir deux maîtres… Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent » (Mt 6, 24). Si l’on aime l’un, on aura pour l’autre haine et mépris. C’est pourquoi le renoncement aux richesses est nécessaire à qui veut suivre Jésus, le Serviteur de Dieu (Mt 19, 21) » (p. 1219).
A l’article « cupidité », on lit : « Si Paul attribue une gravité spéciale à la cupidité, c’est qu’il a compris clairement ce que l’AT ne faisait que pressentir : « la cupidité est une idolâtrie » (Col 3, 5). Il prend ainsi la suite de Jésus, pour qui être « ami de l’argent » (Lc 16, 14), c’est fixer en des biens créés un cœur qui n’appartient qu’à Dieu (Mt 6, 21), prendre ces biens pour maîtres en méprisant le seul vrai maître qui est Dieu (Mt 6,).
Le proverbe : « La racine de tous les maux c’est l’amour de l’argent » (1Tm 6, 10), prend alors une profondeur tragique : en se choisissant un faux dieu, on se coupe du seul vrai et l’on se destine à la perdition (6, 9), comme Judas, le traître cupide (Jn 12, 6 ; Mt 26, 15), « le fils de perdition » (Jn 17, 12). d’autre part, les biens périssables sont maintenant dévalués au regard de la vie future (Lc 6, 20.24), jadis ignorée des sages. Aussi le NT peut-il montrer bien mieux que ceux-ci à quel point est insensé le comportement du cupide (12, 20 ; Ep 5, 17 ; cf Mc 8, 36) : le Mammon est « inique » (Lc 16, 9.11, c’est-à-dire -d’après le substrat araméen probable - faux et trompeur ; c’est folie de s’appuyer sur des biens périssables (cf Mt 6, 19), car la mort, passage vers la vie éternelle que la richesse fait oublier, amènera un retournement des situations (Lc 16, 19-26 ; 6, 20-26) » (p. 246).