Face aux régimes totalitaires, communiste, nazi, fasciste, Pie XI va dénoncer « l’abus autocratique de l’État » et appeler l’autorité publique à « une administration prudente et modérée » sans négliger pour autant le rôle qu’elle doit jouer « dans la création des conditions matérielles de vie ».[1]
Pie XI reprend textuellement ce que Léon XIII avait prescrit comme mission à l’État confronté au libéralisme[2]. Mais plus nettement que son prédécesseur, il va insister sur le rôle que doivent jouer les corps intermédiaires, corps qui ont été étouffés par l’individualisme ambiant et qui ont laissé l’État « accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités ».[3] Dès lors, pour soulager l’État et lui permettre de remplir son vrai rôle, la tâche la plus urgente de la politique sociale est de reconstituer les corps professionnels pour libérer et réguler la vie économique et sociale et ainsi en finir avec le socialisme et le libéralisme et instaurer la paix sociale. On se souvient de ce passage justement célèbre : « L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber. Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »[4]
Retenons donc ce rôle supplétif, subsidiaire, attribué à l’autorité publique qui dirigera, surveillera, stimulera, contiendra, suivant les circonstances et la nécessité.[5]
Le rôle supplétif de l’État, comme nous l’avons vu, peut l’amener à s’occuper directement de « certaines catégories de biens »[6]. En tout cas, les pouvoirs publics ne peuvent donc comme « la science économique » les y invite, oublier ou ignorer « le caractère social et moral de la vie économique » et laisser la concurrence « immodérée et violente de nature » régler la vie économique. Les puissances économiques doivent être gouvernées par des principes supérieurs : la justice et la charité. L’efficacité de la justice doit se manifester par « la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique ». La charité sera l’« âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement », une fois qu’ils se seront débarrassés des tâches qui ne sont pas les leurs et qu’ils auront retrouvé leur prééminence.[7] Pie XI, en effet, était déjà frappé à son époque par l’accumulation d’une force économique et financière[8] qui lutte « pour s’emparer de la puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord pour la maîtrise économique ; on se dispute ensuite le pouvoir politique, dont on exploitera les ressources et la puissance dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain international (…). »[9] Dans cette lutte « cruelle », on assiste à « une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux d’ordre économique ». Le pouvoir politique « qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt ».[10]
Le souci du bien commun dans une organisation subsidiaire amène Pie XI à confirmer le rôle directeur de l’État[11]. C’est dans la volonté de défendre, au nom de la justice, la solidarité sociale que le Pape ne craint pas de demander, par exemple, en ce qui concerne la répartition des richesses, « qu’on amène les classes possédantes à prendre sur elles, vu l’urgente nécessité du bien commun, les charges sans lesquelles ni la société humaine ne peut être sauvée, ni ces classes elles-mêmes ne sauraient trouver le salut. Mais les mesures prises dans ce sens par l’État doivent être telles qu’elles atteignent vraiment ceux qui, de fait, détiennent entre leurs mains les plus gros capitaux et les augmentent sans cesse, au grand détriment d’autrui. »[12]
Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.
Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont les moins gênés par les scrupules de conscience. » (QA 586 in Marmy).