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Chapitre 1 : Le rôle de l’autorité politique

[1]

« C’est par la justice qu’un roi affermit son pays,

Mais celui qui lève trop d’impôts le ruine. »[2]


1. Même s’il est souvent question de l’État, il ne faut pas oublier la responsabilité des pouvoirs locaux et régionaux comme des pouvoirs internationaux. C’est pourquoi il nous a paru plus sage d’évoquer, dans le titre du moins, l’autorité politique au sens large.
2. Pr 29, 4.

⁢i. Rappel historique

En étudiant l’histoire du travail, nous nous sommes rendu compte que le « prince » n’a jamais été indifférent à la vie économique ne fût-ce que parce qu’elle était pour lui une source de revenus par les impôts et les taxes ou la pleine possession de certaines richesses naturelles. On ne peut pas dire, par contre, que le souci social ait été à la mesure de l’intérêt porté par le pouvoir à l’activité économique. Traditionnellement, la protection et la solidarité ont été assurées par la famille, les institutions religieuses, les corporations et par les riches généreux, nobles, propriétaires, patrons, qui prenaient en charge leurs serviteurs et ouvriers.⁠[1]

A partir du XVIIIe siècle, surgissent de plus en plus de réflexions sur le rôle de l’État dans la vie économique et sociale. On ne se contente plus d’en appeler à la bonté ou à la sagesse du Prince, à la conscience des puissants : des théories s’élaborent et vont s’affronter surtout durant le XIXe siècle suite aux bouleversements considérables de la vie économique et sociale.

La question est de savoir si l’État est responsable du marché du travail, si, face aux difficultés, au chômage, aux maladies, aux infirmités, il doit s’investir ou non dans des aides passagères ⁠[2] ou permanentes que les solidarités traditionnelles ne peuvent plus assumer, soit parce qu’elles ne sont plus capables d’efficacité vu l’ampleur des difficultés suscitées par les conditions économiques nouvelles, soit parce qu’on ne veut plus qu’elles exercent leur action. On se rappelle la loi Le Chapelier qui déclare que « C’est à la Nation et aux officiers publics à fournir du travail à ceux qui en ont besoin pour leur existence et à donner du secours aux infirmes »[3].

Désormais, les politiques économiques et sociales vont osciller entre le laisser-aller⁠[4] et interventionnisme accidentel ou permanent de l’État.

En 1796, Fichte déclare que « L’État doit assurer à chacun le travail qui lui est nécessaire pour sa subsistance »[5]

Dans cette perspective, on sait les efforts fournis pour faire reconnaître le « droit au travail ». Charles Fourier, en, 1822, écrit « Nous avons passé des siècles à ergoter sur les droits de l’homme sans songer à reconnaître le plus essentiel, celui du travail, sans lequel les autres ne sont rien ».⁠[6] Henri Druey⁠[7], chef des radicaux vaudois soumet à l’approbation du Grand Conseil vaudois, le 13 mai 1845 cette proposition : « le travail doit être organisé de manière à être accessible à tous, supportable et équitablement rétribué ». Comme il prévoit aussi que le travail soit reconnu légalement obligatoire, le projet fut rejeté.⁠[8] On lit, dans une partie du décret du 25 février 1848, rédigée par Louis Blanc⁠[9] : « Le gouvernement s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice légitime de leur travail. (…) »⁠[10] « Il y a un droit au travail, déclare un député radical suisse, vers 1890, comme il y a un droit à la vie, un droit à respirer. L’organisation sociale, quelle qu’elle soit, qui se refuserait à reconnaître ce droit, serait, à la longue, condamnée à disparaître ».⁠[11]

Nous avons donc d’une part ces voix qui demandent à l’État d’intervenir pour garantir à tous le droit au travail qui éloignera, pense-t-on, le spectre du chômage et de la pauvreté. Mais d’autres voix estiment dangereuse cette attitude, parfois au nom d’un christianisme mal compris⁠[12] qui se préoccupe de l’incroyance des masses, du salut de l’âme mais non d’injustice sociale ou de la misère des travailleurs. P. Jaccard⁠[13], trop souvent sans références précises, cite une série de témoignages qui avalisent la non-intervention : « Par la constitution de notre nature, le chiffre de la population dépassera toujours les limites des subsistances. Des difficultés de se nourrir doivent se présenter dans tout vieux pays. Ces circonstances entraînent ce que nous appelons pauvreté, laquelle impose nécessairement le travail, la servitude et les restrictions ».⁠[14] Il faut « …recommander au pauvre la patience, le travail, la sobriété, la frugalité et la religion, tout le reste étant une véritable tromperie »[15]. « La faim est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais elle apparaît comme le mobile le plus naturel du travail et de l’industrie ; elle provoque aussi les efforts les plus puissants ».⁠[16] « La misère est un châtiment, la pauvreté une bénédiction ». En effet, « les pauvres ont une facilité merveilleuse à devenir saints » : parce qu’ils « rencontrent dans le labeur et la dépendance un auxiliaire perpétuel des vertus qui font le chrétien ».⁠[17] « Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir ».⁠[18] Et encore⁠[19] : « L’administration ne doit certainement pas, quand elle le pourrait, procurer du travail dans toutes les conjonctures à tous ceux qui en demanderaient ».⁠[20] « Il faut que les ouvriers sachent bien qu’il n’y a de remèdes pour eux que la patience et la résignation ».⁠[21] « La Chambre ne doit pas de travail aux ouvriers »[22] Et une bonne âme effrayée par les révoltes des miséreux peut s’écrier : « qu’y a-t-il donc dans le cœur de ceux qui fomentent cette horrible insurrection ? Hélas ! Ce sont des cœurs envahis par le péché et qui en subissent tous les entraînements ! Dieu veuille les éclairer…​ ». Ou encore : « Les masses ne savent que gémir ou se révolter, montrant qu’elles ont perdu toute notion de l’existence et du gouvernement de Dieu ».⁠[23]

On peut affirmer que « l’attitude générale du XIXe siècle à l’égard des pauvres fut beaucoup plus dure que celle des siècles passés, où l’influence du message chrétien conservait une plus grande force. La philosophie du libéralisme, partant du principe que les chances sont égales pour tous et que la concurrence est la loi fondamentale de la vie économique et sociale, tendait à considérer la pauvreté comme une sorte de vice, comme la rançon de la paresse ou de l’imprévoyance ».⁠[24]

C’est encore l’idéologie libérale qui inspire ce discours à Charles Woeste, chef du Parti catholique en Belgique : « « Nous membres de la droite et vous, membres de la gauche qui pour la plupart n’admettez pas plus que nous qu’il y ait une question sociale à résoudre, nous ne pouvons pas admettre la réglementation du travail, parce que nous serions sans défense contre le langage que nous tiendrait l’ouvrier demandant, en s’appuyant sur la détresse des siens, du travail et du pain. […] Dans l’ordre des intérêts matériels, on réclame la réglementation du travail. Dans l’ordre des intérêts intellectuels, l’instruction obligatoire et l’école obligatoire pour les pauvres. Dans l’ordre des intérêts politiques quelques représentants se rangent du côté du suffrage universel, c’est-à-dire de la tyrannie du nombre. Dans l’ordre des intérêts militaires, on se déclare partisan du service obligatoire. Eh bien, Messieurs, quand vous aurez créé toutes ces servitudes, croyez-le bien, le pays sera mûr pour le césarisme. »[25]

Mais on sait que c’est ce dur XIXe siècle qui vit croître le catholicisme social. Et du côté protestant aussi, il y eut de bonnes réactions relevées par P. Jaccard : « Accepter l’état social actuel sans désirer ardemment qu’il se perfectionne sous la double action de la charité et de la justice, c’est n’avoir pas d’entrailles, c’est renier l’esprit de Jésus-Christ. Mes frères, si vous êtes chrétiens, il y a à vos yeux un minimum auquel tout homme a droit : c’est la faculté de pouvoir vivre en sauvant son âme. Eh bien ! j’affirme, qu’après avoir pesé cette parole devant Dieu, qu’il y a des conditions où cela est impossible, à moins d’un miracle... »⁠[26] « Nous voyons tous les jours les chefs d’atelier abuser de la nécessité du pauvre pour l’obliger à un travail excessif qui ruine à la fois l’esprit, l’âme et le corps. Nous voyons de jeunes enfants (ah ! puissent enfin les représentants de la nation, qui nous ont révélé la profondeur de la plaie, y trouver un remède efficace !) Nous voyons de jeunes enfants travailler dans nos manufactures depuis six heures du matin jusqu’à dix heures du soir, trouvant à peine le temps pour manger et pour dormir…​ Nous les voyons quelquefois, l’oserons-nous dire ? plus abandonnés que ne le sont les esclaves de nos colonies, par cette simple et affreuse raison qu’on prend plus de soin de ce qu’on achète que de ce qu’on loue…​ »[27]

On sait que la question de l’intervention de l’État dans les matières économiques et sociales a divisé les milieux catholiques les mieux intentionnés. Léon XIII a dû prendre position face aux thèses des deux grandes « écoles » en présence à la fin du XIXe siècle : celle d’Angers et celle de Liège résolument interventionniste.

Entre ces opinions, les lois vont devoir trancher et prendre en compte les effets heureux ou malheureux de certaines mesures.

Dans l’Allemagne unifiée après 1871, Bismarck⁠[28], par souci du « bien-être collectif »[29], établit le premier système moderne d’assurances sociales⁠[30] : maladies, accidents de travail, invalidité et vieillesse sont pris en charge, pour les plus pauvres, par des caisses autonomes gérées par les employeurs et les salariés. C’est le début d’une implication sociale de l’État, limitée ici au contrôle, mais qui ira en s’amplifiant, en rupture avec le libéralisme.⁠[31]

En tout cas, « les lois bismarckiennes dotèrent le Reich d’un système de sécurité sociale comme il n’en existait nulle part ailleurs dans le monde à cette époque. »[32]

Plus tard, aux États-Unis, la crise 1929 plongea un quart des Américains dans le chômage⁠[33]. Frankin Roosevelt⁠[34] inaugura, en 1933, le New Deal. Par le Social Security Act de 1935, était mis en place, pour les seuls travailleurs industriels et, en partie, par des retenues sur salaire, un système national d’assurance vieillesse, une assurance chômage laissée, si possible, aux soins des états. Etait prévue aussi une aide fédérale pour l’assistance médicale des personnes âgées et des indigents. Le New Deal n’eut pas que des effets heureux mais fit admettre « par la majorité de l’opinion américaine le principe de l’intervention du gouvernement fédéral dans le domaine économique et dans le domaine social »[35]. Le Social Security Act définissait la sécurité comme « une organisation structurelle de la société assurant à tous les citoyens la possibilité d’une vie libre et d’un plein épanouissement de leurs facultés »[36]. Visiblement, l’idée de cette « organisation structurelle de la société » vise « à la réalisation d’un mécanisme de redistribution partielle du revenu national, destiné à suppléer à la carence des mécanismes anciens. »[37] La « sécurité sociale » va ainsi remplacer la sécurité personnelle et familiale que le travailleur s’assurait à partir de son salaire et de son épargne.

Le cas de l’Angleterre est aussi particulièrement intéressant car, depuis le XVIe siècle, le pouvoir avait pris des mesures en faveur des pauvres avec les fameuses Poor laws. Mais celles-ci engendrèrent des abus : refus de travailler, d’une part et contrainte d’autre part.⁠[38] Après maints remaniements, au XVIIe siècle, les libéraux anglais, porte-parole de la bourgeoisie industrielle, Adam Smith ou Malthus, par exemple, s’en prirent aux lois sur les pauvres que soutenaient l’aristocratie terrienne qui y voyait un moyen de maintenir l’ordre social ancien. Les libéraux estimaient, eux, que la loi sur le domicile (qui maintenait les pauvres dans une paroisse) et le droit au revenu minimal étaient des obstacles à l’essor industriel. William Pitt⁠[39] déclara à la Chambre des Communes en 1796: « La loi du domicile empêche l’ouvrier de se rendre sur le marché où il pourrait vendre son travail aux meilleurs conditions et le capitaliste d’employer l’homme compétent, capable de lui assurer la rémunération la plus élevée pour les avances qu’il a faites ».⁠[40] En 1834, fut adopté le Poor Law Amendment Act qui permit la constitution d’un prolétariat mobile qui constitua un marché du travail compétitif. Tout au long du XIXe siècle apparurent des friendly societies et des organisations mutuelles ouvrières pour garantir un minimum de protection aux travailleurs. Il faut attendre le XXe s et le développement du Labour Party pour que la situation change. En 1909 fut publié le Minority Report de Béatrice et Sidney Webb qui développent l’idée d’une « obligation mutuelle entre l’individu et la communauté ». Il faut organiser, dit le rapport, « l’universel maintien d’un minimum de vie civilisée qui doit être l’objet de responsabilité solidaire d’une indissoluble société ».⁠[41] Sous l’impulsion de Lloyd George⁠[42] furent votées des lois sur les pensions de vieillesse et les assurances sociales contre la maladie, le chômage et l’invalidité. C’est le début de ce qu’on appela le welfare state qui, par des assurances, prendrait en charge l’individu du berceau à la tombe.

En 1933, Keynes écrit : « A l’avenir, l’État aura la charge d’une nouvelle fonction publique. Il doit effectuer un décaissement total suffisant pour protéger ses citoyens contre un chômage massif, aussi énergiquement qu’il lui appartient de les défendre contre le vol et la violence ».⁠[43]

En 1942, l’économiste et sociologue William Beveridge⁠[44] publie, pour le gouvernement de Winston Churchill, un rapport sur l’organisation d’un système de sécurité sociale : Social Insurance and Allied Service. Ce rapport va exercer une très grande influence et est considéré comme la charte fondatrice de l’État-providence.

La proposition de Beveridge comporte cinq principes constitutifs : le système de sécurité est géré par un organisme public unique et financé par l’impôt ; il est ouvert à toutes les catégories de la population indépendamment du revenu et de l’emploi ; celles-ci jouissent des mêmes prestations, moyennant une cotisation unique qui donne accès à toutes les formes d’aide et d’assurances (maladie, vieillesse, invalidité, famille). Mais pour que le système fonctionne, il faut d’une part une politique de la santé et, plus encore, une politique de l’emploi⁠[45]. En effet, pour l’auteur, l’élimination de la pauvreté n’est possible que si chaque citoyen travaille et que les aides ne rendent pas l’oisiveté plus attractive que le travail : « En premier lieu, écrit Beveridge, la sécurité sociale signifie la garantie d’un revenu correspondant à un minimum, mais l’allocation d’un tel revenu doit être associée avec des mesures destinées à l’interrompre aussitôt que possible ».⁠[46] Enfin, il faut ajouter, pour éviter la perversion du système, que les citoyens doivent être responsabilisés pour qu’ils soient en mesure de contrôler la part des ressources confiées à l’État providence et que, soucieux de solidarité, ils se gardent de souhaiter l’augmentation du niveau des risques couverts.

Se sont ainsi répandus des systèmes très complets parfois de sécurité sociale, si complets, si sophistiqués et finalement si coûteux qu’actuellement il n’est pas rare qu’on les remette en cause surtout lorsqu’ils produisent des effets pervers ou lorsque la conjoncture est mauvaise. C’est, en tout cas, un lieu de discussion privilégié entre libéraux et socialistes⁠[47]. Nous savons aussi que parallèlement à cette implication sociale plus ou moins grande des pouvoirs publics, le XXe siècle a vu l’État s’immiscer dans la vie économique non seulement pour la réglementer d’une manière ou d’une autre mais aussi pour se faire entrepreneur. Ce sont évidemment les systèmes socialistes qui, un temps du moins, se sont octroyés le plus de responsabilités en de nombreux domaines à travers des sociétés étatisées ou des sociétés mixtes. Conception combattue par les libéraux et souvent adoucie voire corrigée dans le socialisme contemporain.


1. Mourre note que « le mutualisme, système de garantie fondée sur l’entraide mutuelle, fut pratiqué dans les hétairies (groupes de familles) de la Grèce antique, puis à Rome dans les « collèges funéraires » et les « collèges d’artisans », au Moyen Age et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle dans les corporations et les compagnonnages.
   Dans l’Europe chrétienne, le vaste effort de charité déployé par l’Église tenait lieu d’assistance sociale. Dès le IXe siècle au moins, le secours des pauvres fut organisé dans chaque paroisse ; un capitulaire de 818 avait ordonné qu’un quart des dîmes et la moitié des donations faites à la paroisse lui fussent consacrés. Chaque monastère accueillait un certain nombre de pauvres, qui vivaient en permanence au couvent, et par ailleurs faisait des distributions quotidiennes de vivres à de pauvres errants (…). Les hôpitaux ou maisons-Dieu, créés par les évêques ou le clergé (jusqu’au XIe siècle), par les seigneurs et les rois (à partir du XIIe), et tenus souvent par des ordres hospitaliers spécialisés, ne recevaient pas seulement des malades, mais aussi les infirmes et les vieillards. »
2. Pour Montesquieu, il faut favoriser le travail, source de richesse et pour cela, pour éviter la paresse, l’aide et le secours doivent être passagers et ciblés : « Les richesses d’un État supposent beaucoup d’industrie. Il n’est pas possible que dans un si grand nombre de branches de commerce, il n’y en ait toujours quelqu’une qui souffre, et dont par conséquent les ouvriers ne soient dans une nécessité momentanée.
   C’est pour lors que l’État a besoin d’apporter un prompt secours, soit pour empêcher le peuple de souffrir, soit pour éviter qu’il ne se révolte : c’est dans ce cas qu’il faut des hôpitaux ou quelque règlement équivalent, qui puisse prévenir cette misère.
   Mais quand la nation est pauvre, la pauvreté particulière dérive de la misère générale ; et elle est, pour ainsi dire, la misère générale. Tous les hôpitaux du monde ne sauraient guérir cette pauvreté particulière ; au contraire, l’esprit de paresse qu’ils inspirent augmente la pauvreté générale, et, par conséquent, la particulière.
   Henri VIII, voulant réformer l’Église d’Angleterre, détruisit les moines, nation paresseuse elle-même et qui entretenait la paresse des autres, parce que pratiquant l’hospitalité, une infinité de gens oisifs, gentilshommes et bourgeois, passaient leur vie à courir de couvent en couvent. Il ôta encore les hôpitaux où le bas peuple trouvait sa subsistance, comme les gentilshommes trouvaient la leur dans les monastères. Depuis ces changements, l’esprit de commerce et d’industrie s’établit en Angleterre. (…)
   J’ai dit que les nations riches avaient besoin d’hôpitaux, parce que la fortune y était sujette à mille accidents : mais on sent que des secours passagers vaudraient bien mieux que des établissements perpétuels. Le mal est momentané : il faut donc des secours de même nature, et qui soient applicables à l’accident particulier » (Esprit des lois, Livre XXIII, chapitre XXIX).
3. Loi du 14-6-1791, (cité in JACCARD P., Histoire sociale du travail de l’antiquité à nos jours, Payot, 1960, p. 223).
4. On fait confiance aux « lois naturelles » de l’économie ou, plus simplement aux patrons. Ainsi, jusqu’en 1868, en France, l’article 1781 du Code civil prévoit : « Le maître est cru sur son affirmation pour le paiement du salaire de l’année échue et pour les acomptes donnés pour l’année courante ».
5. J.-G. Fichte (1762-1814), in Grundlage des Naturrechts. (Cité in JACCARD P., id.).
6. Théorie de l’Unité universelle, 1841, t. III, p. 178. (Cité in JACCARD P., op. cit., p. 277).
7. 1799-1855. Cet homme politique suisse renversa en 1845 le gouvernement libéral et devint chef du nouveau gouvernement. (Mourre)
8. Cité in JACCARD P., id..
9. 1811-1882. Cet homme politique français, socialiste, a écrit, entre autres, Le droit au travail (1848).
10. L’application immédiate de ce décret fut la création d’ateliers nationaux qui ne purent absorber toute la main-d’œuvre sans ressources. Il fallut donc prévoir des allocations pour ceux qui n’avaient pu trouver du travail. Ceux-ci affluèrent à Paris où le mécontentement dégénéra en insurrections. Le philosophe John Stuart Mill (1806-1873), commentant cette mesure, dira « le droit au travail, c’est la loi des pauvres d’Elisabeth et rien de plus ». Cette réforme s’était avérée « hâtive, improvisée et désastreuse ». (JACCARD P., op. cit., pp. 279-280).
11. Emile Frey, cité in JACCARD P., id., p. 281. En 1894, une proposition allant dans ce sens fut repoussée à une très grande majorité par le peuple.
12. Bien conscient de l’anomalie manifestée par les croyants sincères qui demandent le silence aux pauvres et prêchent la soumission, un théologien protestant fait remarquer avec justesse et indulgence que « Tout ce qui, en fait de vérité sociale, est axiome aujourd’hui fut problème pendant longtemps. Le vrai problème est de savoir comment de telles vérités ont pu être jamais des problèmes. En tout autre genre de connaissances et d’arts, l’esprit humain marche plus vite. Il n’est lent que dans la recherche du juste. Il ne tire que péniblement, et après de longs tâtonnements, les conséquences immédiates d’un principe qu’il a reconnu. (…) Nous sommes peut-être, à l’heure qu’il est, après dix-huit siècles de christianisme, engagés dans quelque erreur énorme dont le christianisme un jour nous fera rougir ». (VINET Alexandre (1797-1847), in Essai sur la manifestation des convictions religieuses et sur la séparation de l’Église et de l’État, Société d’éditions Vinet, 1842).
13. Op. cit., pp. 251-258.
14. Un certain Paley, archidiacre anglican, dans sa Théologie naturelle.
15. E. Burke (1728?-1797), homme politique et philosophe anglais.
16. Révérend Townsend, Haute Église d’Angleterre.
17. H. Lacordaire (1802-1861), dominicain et député français, 71e Conférence de Paris (1851) ; 2e Conférence de Toulouse (1854).
18. L. A. Thiers (1797-1877), homme politique, devant Commission sur l’instruction primaire, en 1849. Face aux émeutes en 1834, Thiers donne l’ordre de « ne pas faire de quartier ». Th. Bugeaud (1784-1849) chargé de la répression, à la tête de l’armée de Paris, répétera la consigne : « Il faut tout tuer. Soyez impitoyables ! »
19. JACCARD P., op. cit., pp. 276- 277.
20. Rapport Laîné, 1818, du nom du ministre J. Lainé (1767-1835).
21. PERIER Casimir, Journal des Débats, 8-12-1831, après les émeutes de Lyon. C. Périer fut banquier, industriel et ministre de l’intérieur.
22. Un certain Sauzet, pour repousser un projet d’enquête sur le chômage, 1846.
23. Madame André-Walther, fille d’un général-comte d’Empire, filleule de Napoléon et de Joséphine, bienfaitrice des œuvres protestantes d’évangélisation.
24. Mourre.
25. Discours du 20 février 1878.
26. BERSIER Eugène, 1855, Sermons, IV, 17.
27. MONOD Adolphe, 1841, Sermons, II, 404.
28. Otto prince de Bismarck (1815-1898), un des fondateurs de l’unité allemande, ministre puis chancelier de l’Empire.
30. Le motivations de Bismarck paraîtront fort terre-à-terre : sa politique d’unification et de centralisation demandait la paix sociale et c’était le moyen de faire obstacle au développement de la social-démocratie. Par ailleurs, Bismarck héritait d’une certaine tradition puisque déjà en 1810, la Prusse avait obligé les employeurs à assurer les soins médicaux aux travailleurs qu’ils logeaient.
31. Cf. http://www.cnp.fr. Le système d’assurance chômage fut institué en 1927 par la république de Weimar.
32. Mourre.
33. Cf. Les raisins de la colère (1939) de John Steinbeck (1902-1968).
34. 1882-1945.
35. Mourre.
36. Cité in CLEMENT M., L’économie sociale selon Pie XII, Synthèse doctrinale, Nouvelles Editions Latines, 1953, p. 189.
37. CLEMENT M., id..
38. Charles Dickens (1812-1870) a laissé dans son roman Oliver Twist (1837-1838) une image hallucinante de la vie dans les hospices.
39. Premier ministre de 1783 à 1801.
40. Cité in ROSANVALLON P., La crise de l’État-Providence, Seuil, 1981, p. 144.
41. Id., p. 146.
42. 1863-1945. d’origine pauvre, il fut notamment Chancelier de l’echiquier (1908-1915) et premier ministre (1916-1922)
43. Cité par Béatrice Majnoni d’Intigano, L’insécurité sociale, in Commentaire, printemps 1995, disponible sur http://www.catallaxia.org.
44. 1879-1963.
45. W. Beveridge publiera en 1944: Plein emploi dans une société libre, cf. http://fr.encyclopedia.yahoo.com.
46. Cité par MAJNONI d’INTIGANO B., op. cit..
47. Les socialistes considèrent volontiers la sécurité sociale comme l’acquis le plus précieux de leurs luttes. Il faut nuancer cette affirmation.
   En Allemagne, Bismarck s’appuya sur la tradition prussienne des caisses de mineurs dont l’origine remontait au XVIe siècle et qui « étaient parvenues, avec l’appui de l’État prussien, à imposer aux patrons des mines l’usage d’accorder à leurs ouvriers, en cas de maladie, les soins médicaux gratuits et le versement de leur salaire pendant un ou deux mois.«  Vers 1840, le gouvernement prussien, dans les provinces annexées, « décida la création obligatoire , dans les mines, les hauts fourneaux et les salines, de caisses régionales, dirigées par des comités d’employeurs et d’ouvriers. A partir de 1860, ce système fut imité par les autres États allemands. (…) Influencé par le groupe des théoriciens du socialisme d’État «  et pour « enrayer la montée du socialisme marxiste », Bismarck « s’appuya sur les conservateurs et le centre catholique pour doter l’Allemagne du premier système d’assurances sociales d’État. » (Mourre)
   En Belgique, des mesures sociales importantes furent prises au XIXe siècle et au début du XXe siècle par des ministres catholiques et, après la seconde guerre mondiale, ce furent des gouvernements de coalition à majorité sociale-chrétienne qui jetèrent les bases de la sécurité sociale telle que nous la connaissons aujourd’hui et qui réorganisèrent les conditions de travail. G.-H. Dumont décrit ainsi cette action : « le retour à la prospérité facilita évidemment la mise en application d’une politique sociale hardie qui modifia profondément les rapports individuels du travail et les relations entre les classes de la société. Alors qu’avant guerre, l’intervention de l’État en matière de fixation des salaires et des traitements était exceptionnelle, elle fut constante à partir de 1944. C’est le gouvernement qui, sous la pression des syndicats (fédération générale du Travail en Belgique et Confédération des Syndicats chrétiens), adapta la rémunération du travail au coût de la vie. La législation nouvelle et les conventions collectives établies en commissions paritaires permirent de hausser les salaires belges à un niveau élevé, comparativement à ceux des autres pays européens.
   En matière de sécurité sociale, l’arrêté du 28 décembre 1944 garantit les travailleurs contre le danger de perte ou d’insuffisance du salaire par l’accident du travail, la maladie professionnelle, l’accident ou la maladie ordinaires, l’invalidité, la vieillesse, le décès prématuré et le chômage. On y ajouta certains avantages destinés à subvenir partiellement aux charges de famille, les allocations familiales et les congés payés.
   Enfin, dans le cadre des réformes de structure, les conseils d’entreprise associèrent timidement les travailleurs à la gestion de l’usine, tandis que le Conseil central de l’Economie devait s’efforcer de servir d’intermédiaire entre le secteur privé et les autorités publiques ». (Histoire de la Belgique, France-Loisirs, 1977, pp. 516-517).
   Pour ce qui est de la France, elle « accusa, dans le domaine des assurances sociales un retard considérable sur les grands pays voisins », se dota progressivement d’un système d’assurances sociales, de 1910 (gouvernement radical de G. Clémenceau) à 1928 (gouvernement d’union nationale de R. Poincaré, sans les socialistes) avant qu’une ordonnance du Général De Gaulle à la tête du gouvernement provisoire n’instaure, le 4 octobre 1945, un système de sécurité sociale. (Mourre et MAGNIADAS Jean, Histoire de la Sécurité sociale, Conférence à l’Institut CGT d’histoire sociale, 9-10-2003).

⁢ii. Retour aux Écritures

On sait que dans l’Ancien testament, la loi désigne un ensemble diversifié d’exigences, de règles, et de prescriptions qui touchent à tous les domaines de la vie, qui dirigent la conscience et les mœurs, règlent le fonctionnement des institutions familiales, sociales, économiques, judiciaires et organisent le culte. Mais cet ensemble aussi varié soit-il dans ses finalités et ses styles, trouve son origine en Dieu : « rien n’est laissé au hasard ; et puisque le peuple de Dieu a pour support une nation particulière dont il assume les structures, les institutions temporelles relèvent elles-mêmes du droit religieux positif. » Comme on risque, entre autres, « de mettre sur le même pied tous les préceptes, religieux et moraux, civils et cultuels, sans les ordonner correctement autour de ce qui devrait en être toujours le cœur », il est difficile d’éviter la confusion des pouvoirs⁠[1].

C’est la Loi donc qui règle les questions économiques : vente, achat des propriétés, année jubilaire, repos sabbatique pour la terre, lutte contre la pauvreté, prêt à intérêt, commerce, etc.

Et c’est une fonction royale de venir au secours des démunis et de les protéger contre les injustes. Dans le deuxième livre de Samuel, il est dit de David : « David régnait sur tout Israël. David faisait droit et justice à tout son peuple ».⁠[2] Dans le livre de Job, on constate que Job est honoré et respecté parce que cet homme riche et puissant se comporte de manière royale et il le rappelle⁠[3]:

« Car je délivrais le pauvre en détresse

et l’orphelin privé d’appui.

La bénédiction du mourant se posait sur moi

et je rendais la joie au cœur de la veuve.

J’avais revêtu la justice comme un vêtement,

j’avais le droit pour manteau et turban.

J’étais les yeux de l’aveugle,

les pieds du boiteux.

C’était moi le père des pauvres ;

la cause d’un inconnu, je l’examinais.

Je brisais les crocs de l’homme inique,

d’entre ses dents j’arrachais sa proie. »[4]

Il est très intéressant d’étudier cette relation entre royauté et justice car elle nous mène au bord de la sagesse chrétienne : « La justice, écrit une théologienne, est un attribut royal qui investit le roi dans sa fonction politico-religieuse, au point que dans le Proche-Orient ancien la justice apparaît comme une valeur absolue, une sorte de divinité, un principe cosmique d’équilibre et de bonheur.

Le roi est juste lorsqu’il intervient pour venir au secours des plus faibles, des pauvres qui n’ont personne pour faire respecter leurs droits. La justice est alors un combat contre le désordre du monde, elle doit permettre à chacun d’occuper la place qui lui est due, un espace de vie, sa dignité d’être humain. Elle est donc moins conformité à une norme qu’une plénitude d’être, elle connote une idée de plénitude et d’abondance, de vie heureuse où tout est à sa place et où rien ne manque. Elle peut alors être synonyme de salut et de grâce, comme l’ont bien perçu les psalmistes lorsqu’ils crient : « YHWH délivre-moi dans ta justice » (‘Ps 31, 2).

La justice biblique a donc une dimension relationnelle et sociale, elle se définit par un type de relation dans laquelle on s’engage vis-à-vis de l’autre, afin de lui permettre de devenir lui-même et de s’épanouir dans le bonheur communautaire. » Et elle ajoute cette remarque capitale: « La justice, comme l’alliance, n’est pas une relation à deux termes: Dieu et le croyant (peuple ou individu), mais à trois termes : Dieu, le peuple des croyants et les victimes de l’injustice quelles qu’elles soient. La justice dans la Bible ne se réduit donc pas à la justice sociale, mais cette dernière en est un élément primordial. »[5]

Dans le Nouveau testament, les questions économiques et sociales « ne sont pas au premier plan ». Même si « On a prétendu que, dans des paraboles comme celle des ouvriers de la onzième heure (Mt 20, 1-16) ou celle des talents (Mt 25, 14-30), Jésus donnait des principes concernant les salaires (soit très égalitaires, soit au contraire très méritocratiques !), (…) cela est fort douteux, et ces paraboles sont plutôt des moyens de faire comprendre ce qu’il avait à dire sur les rapports de Dieu et de l’humanité. »⁠[6]. Qui plus est, Jésus met si souvent en garde contre les richesses et l’argent que les chrétiens se méfieront longtemps, par exemple, des activités commerciales. Mais, le simple souci de survie amènera l’Église à se pencher sur des questions économiques. Nous l’avons vu chez saint Thomas notamment qui étudiera les problèmes de la propriété et du juste prix et nous le verrons chez les théologiens qui, depuis les Pères de l’Église, ont réfléchi sur la question de l’usure.

Peu à peu, l’économie va se dégager de cette influence religieuse. Non seulement parce que la société se sécularise mais aussi parce que l’économie devient de plus en plus complexe. Des théories économiques voient le jour et le pouvoir politique prend son autonomie.

C’est dans ce contexte nouveau que l’Église va devoir reprendre la parole, au XIXe siècle, interpellée par les enjeux profondément humains de la situation.


1. Vocabulaire de théologie biblique (VTB), Cerf, 1970, col. 667-674.
2. 2 S 8, 15.
3. Cf. GILBERT Maurice, Riches et pauvres, Réflexions des sages de la Bible, in Bible et économie, Presses universitaires de Namur, 2003, p. 19. Le P. M. Gilbert sj fut recteur des Facultés N.-D. De la Paix à Namur, professeur à l’Institut biblique de Rome et à l’Ecole biblique de Jérusalem.
4. Jb 29, 12-17.
5. FERRY Joëlle, Y a-t-il une justice économique chez les Prophètes ?. in Bible et économie, op. cit., p. 42. J. Ferry est bibliste, professeur à l’Institut catholique de Paris.
6. Lacoste, p. 365.

⁢iii. Le discours de l’Église moderne

Presque d’emblée, nous allons retrouver dans le discours de l’Église, pour éclairer la situation économique et sociale nouvelle, des principes fondamentaux qui nous sont maintenant familiers mais qu’il est nécessaire de conserver présents à la mémoire.

Tout l’enseignement de l’Église s’enracine dans une conception de l’homme qui n’est peut-être pas très originale mais qui, néanmoins, est suffisamment bafouée dans les faits, pour qu’il convienne de la rappeler sans cesse.

L’homme est un être personnel et social, et un microcosme, c’est-à-dire une réalité complexe, spirituelle et matérielle. Il doit donc être considéré dans son intégralité. Chaque homme est, à la fois, un être original, un être relationnel et pluridimensionnel.

Cette vision qui découle du bon sens comme de la lecture de ce texte fondateur qu’est la Genèse, a inspiré trois principes fondamentaux qui, en économie comme en politique, doivent imprégner toute structure et toute action. Le principe de subsidiarité trouve sa justification dans la liberté qui est la manifestation la plus éminente de la personnalité. Le principe de solidarité rappelle que l’homme est social et ne peut s’épanouir sans les autres. Enfin la nécessité de considérer l’homme dans son intégralité, c’est-à-dire dans sa liberté, sa socialité au sens le plus large, dans sa valeur unique et partagée, conduit à l’affirmation d’un bien commun.

Dans la vie économique et sociale, ces trois principes doivent être respectés si l’on veut que toute activité ou mesure respecte, ou mieux, développe la valeur humaine.

⁢a. Léon XIII

Dans le libéralisme triomphant du XIXe siècle, Léon XIII va décrire les tâches qui incombent à l’État⁠[1]. Celui-ci, en effet, n’a pas « à redouter le reproche d’ingérence ; car, en vertu même de son office, l’État doit servir l’intérêt commun. » Il doit faire « en sorte que la constitution et l’administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité, tant publique que privée. » Certes, les hommes d’industrie contribuent au bien commun mais « ni dans la même mesure, ni par les mêmes voies » que l’autorité publique. Ce sont les gouvernants qui « doivent avoir la prééminence dans toute société et y tenir le premier rang, puisqu’ils travaillent directement au bien commun et d’une manière si excellente. » Autrement dit c’est le pouvoir politique qui est le vrai gardien du bien commun, bien moral puisqu’il a « pour effet de perfectionner les hommes ». Le pouvoir économique apporte les « biens extérieurs » qui sont nécessaires « à l’exercice de la vertu », à ce perfectionnement.

L’État veille au bien commun, au bien de tous les hommes⁠[2]. Léon XIII n’emploie pas le mot « solidarité », il parlera, en d’autres endroits, d’ »amitié » mais il note tout de même ici, que tous les hommes, riches ou pauvres, sont citoyens et que « la raison d’être de toute société est une et commune à tous ses membres grands et petits ». Tous les citoyens doivent travailler au bien commun et les gouvernants doivent « avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive. » A l’époque, de tous les citoyens, ce sont les ouvriers qui sont les plus mal lotis et les plus malmenés. L’État doit se préoccuper d’eux non seulement parce que c’est leur travail qui assure la prospérité mais aussi dans la mesure où, en général, ils sont pauvres. Or l’État « doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents » car ils n’ont pas comme les riches les moyens de se protéger contre les aléas ou les injustices. C’est dans cet esprit que l’enfant et la femme seront l’objet d’une attention particulière de la part de l’autorité publique.

Mais il n’est pas question que l’individu et la famille soient absorbés par l’État. Leur liberté est précieuse.⁠[3]

Le mot « subsidiarité » n’est pas encore d’actualité mais l’idée est présente : « Il est juste que l’un et l’autre (l’individu et le famille) aient la faculté d’agir avec liberté aussi longtemps que cela n’atteint pas le bien général et ne fait tort à personne » mais si « les intérêts généraux, ou l’intérêt d’une classe en particulier, se trouvent lésés ou simplement menacés, et s’il est impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l’autorité publique. » ⁠[4]

L’État doit protéger les droits ou les intérêts matériels, physiques et spirituels, prévenir les désordres sociaux en combattant leurs causes, par « la force et l’autorité des lois ». Mais, dans bien des cas, comme dans la détermination du salaire, de la durée du travail, etc., « les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…) ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État. » On a noté au passage l’expression « en cas de besoin » qui, à sa manière, traduit l’idée de subsidiarité.

L’État veillera à ce que « les lois favorisent l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires » mais aussi à ce que la propriété privée ne soit pas « épuisée par un excès de charges et d’impôts. (…) L’autorité publique ne peut (…) l’abolir. Elle peut seulement en tempérer l’usage et le concilier avec le bien commun. Elle agit donc contre la justice et l’humanité quand, sous le nom d’impôts, elle grève outre mesure les biens des particuliers. »

En somme, pour Léon XIIl, l’État n’est pas entrepreneur, il respecte la liberté d’initiative mais il établit des règles pour que soient respectés les droits des uns et des autres⁠[5]. C’est le souci de tout homme considéré dans son intégralité qui inspire l’intervention de l’Église.


1. Sauf indication contraire, les citations sont extraites de RN, 462-483 in Marmy.
2. « …​aux gouvernants il appartient de prendre soin de la communauté de ses parties ; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n’est pas seulement ici la loi suprême, mais la cause même et la raison d’être du pouvoir civil ; les parties, parce que, de droit naturel, le gouvernement ne doit pas viser l’intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis. Tel est l’enseignement de la philosophie et de la foi chrétienne. d’ailleurs, toute autorité vient de Dieu et est une participation de son autorité suprême. Dès lors, ceux qui en sont les dépositaires doivent l’exercer à l’exemple de Dieu, dont la paternelle sollicitude ne s’étend pas moins à chacune des créatures en particulier, qu’à tout leur ensemble ». (RN, 469 in Marmy).
3. L’homme « est le maître de ses actions ». Il est « en quelque sorte à lui-même et sa loi et sa providence. C’est pourquoi il a le droit de choisir les choses qu’il estime les plus aptes à pourvoir non seulement au présent, mais encore au futur. Il doit donc avoir sous sa domination, non seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu’il voit appelée à être, par sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir. » Et donc « qu’on n’en appelle pas à la providence de l’État, car l’État est postérieur à l’homme. Avant qu’il pût se former, l’homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence. » (RN 437-438 in Marmy).
4. Par exemple, « s’il arrive que les ouvriers, abandonnant le travail ou le suspendant par des grèves, menacent la tranquillité publique » ou quand « les patrons écrasent les travailleurs sous le poids de fardeaux iniques ou déshonorent en eux la personne humaine par des conditions indignes et dégradantes ; qu’ils attentent _ leur santé par un travail excessif et hors de proportion avec leur âge et leur sexe (…) ».
5. Léo XIII s’inspire de saint Thomas (Cf. RN 466-467 in Marmy). Pour l’illustre théologien, l’État, le « prince », doit agir à l’image de Dieu : « que le roi sache donc qu’il a reçu cet office afin d’être dans son royaume comme l’âme dans le corps et comme Dieu dans le monde. » (De Regno ad regem Cypri, II, 1, in Petite somme politique, Téqui, 1997, p. 92). On songe directement à la méditation de Paul sur la diversité et l’unité dans l’Église et dans le corps (1 Co 12, 4-30). Léon XIII développe cette comparaison en l’appliquant au corps social : « de même que, dans le corps humain, les membres, malgré leur diversité, s’adaptent merveilleusement l’un à l’autre, de façon à former un tout exactement proportionné ou qu’on pourrait appeler symétrique ; ainsi, dans la société, les deux classes son destinées par la nature à s’unir harmonieusement et à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre. »(RN 448 in Marmy).

⁢b. Pie XI

Face aux régimes totalitaires, communiste, nazi, fasciste, Pie XI va dénoncer « l’abus autocratique de l’État » et appeler l’autorité publique à « une administration prudente et modérée » sans négliger pour autant le rôle qu’elle doit jouer « dans la création des conditions matérielles de vie ».⁠[1]

Pie XI reprend textuellement ce que Léon XIII avait prescrit comme mission à l’État confronté au libéralisme⁠[2]. Mais plus nettement que son prédécesseur, il va insister sur le rôle que doivent jouer les corps intermédiaires, corps qui ont été étouffés par l’individualisme ambiant et qui ont laissé l’État « accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités ».⁠[3] Dès lors, pour soulager l’État et lui permettre de remplir son vrai rôle, la tâche la plus urgente de la politique sociale est de reconstituer les corps professionnels pour libérer et réguler la vie économique et sociale et ainsi en finir avec le socialisme et le libéralisme et instaurer la paix sociale. On se souvient de ce passage justement célèbre : « L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber. Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »⁠[4]

Retenons donc ce rôle supplétif, subsidiaire, attribué à l’autorité publique qui dirigera, surveillera, stimulera, contiendra, suivant les circonstances et la nécessité.⁠[5]

Le rôle supplétif de l’État, comme nous l’avons vu, peut l’amener à s’occuper directement de « certaines catégories de biens »[6]. En tout cas, les pouvoirs publics ne peuvent donc comme « la science économique » les y invite, oublier ou ignorer « le caractère social et moral de la vie économique » et laisser la concurrence « immodérée et violente de nature » régler la vie économique. Les puissances économiques doivent être gouvernées par des principes supérieurs : la justice et la charité. L’efficacité de la justice doit se manifester par « la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique ». La charité sera l’« âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement », une fois qu’ils se seront débarrassés des tâches qui ne sont pas les leurs et qu’ils auront retrouvé leur prééminence.⁠[7] Pie XI, en effet, était déjà frappé à son époque par l’accumulation d’une force économique et financière⁠[8] qui lutte « pour s’emparer de la puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord pour la maîtrise économique ; on se dispute ensuite le pouvoir politique, dont on exploitera les ressources et la puissance dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain international (…). »⁠[9] Dans cette lutte « cruelle », on assiste à « une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux d’ordre économique ». Le pouvoir politique « qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt ».⁠[10]

Le souci du bien commun dans une organisation subsidiaire amène Pie XI à confirmer le rôle directeur de l’État⁠[11]. C’est dans la volonté de défendre, au nom de la justice, la solidarité sociale que le Pape ne craint pas de demander, par exemple, en ce qui concerne la répartition des richesses, « qu’on amène les classes possédantes à prendre sur elles, vu l’urgente nécessité du bien commun, les charges sans lesquelles ni la société humaine ne peut être sauvée, ni ces classes elles-mêmes ne sauraient trouver le salut. Mais les mesures prises dans ce sens par l’État doivent être telles qu’elles atteignent vraiment ceux qui, de fait, détiennent entre leurs mains les plus gros capitaux et les augmentent sans cesse, au grand détriment d’autrui. »[12]


1. DR 154, 197 et 198 in Marmy.
2. QA 537, 553 et 554 in Marmy.
3. QA 572 in Marmy.
4. Id..
5. Pie XI emploie même le verbe « imposer » : « C’est précisément la fonction de la justice sociale d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun » Mais il ajoute immédiatement qu’il faut, en même temps, accorder à chaque partie et à chaque membre de l’organisme social « ce qui leur est nécessaire pour l’accomplissement de leurs fonctions sociales. » (DR 173 in Marmy).
6. « …​ceux-là qui présentent une telle puissance qu’on ne saurait, sans mlettre en péril le bien commun, les abandonner aux mains des particuliers » (QA, 594 in Marmy).
7. QA 577 in Marmy.
8. « Ce qui, à notre époque, frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui, d’ordinaire, ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré.
   Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.
   Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont les moins gênés par les scrupules de conscience. » (QA 586 in Marmy).
9. QA 587 in Marmy.
10. QA 588 in Marmy. La corruption n’est pas à l’œuvre seulement dans les pays sous-développés. Bien des « affaires » de ce genre ont secoué les démocraties avancées. Le désir de puissance économique peut aussi inspirer des choix politiques.
11. Pie XI reprend l’image du corps : « Si donc l’on reconstitue, comme il a été dit, les diverses parties de l’organisme social, si l’on restitue à l’activité économique son principe régulateur, alors se vérifiera en quelque manière du corps social ce que l’Apôtre disait du corps mystique du Christ : « Tout le corps, coordonné et uni par les liens des membres qui se prêtent un mutuel secours et dont chacun opère selon sa mesure d’activité, grandit et se perfectionne dans la charité. » (QA 578 in Marmy).
12. DR 198 in Marmy.

⁢c. Pie XII

Celui-ci reprend l’enseignement de ses prédécesseurs et notamment de Pie XI, en écrivant : « Dans le monde du travail, pour le développement dans une saine responsabilité de toutes les énergies physiques et spirituelles, pour leurs libres organisations, s’ouvre un vaste champ d’action multiforme, dans lequel les pouvoirs publics interviennent en intégrant et ordonnant, d’abord par le moyen des corporations locales et professionnelles, et enfin par la puissance de l’État lui-même, dont l’autorité sociale supérieure et modératrice a l’importante mission de prévenir les troubles de l’équilibre économique résultant de la multiplicité et des conflits d’égoïsme opposés, individuels et collectifs. »[1]

Pie XII résume parfaitement ce qui a été dit précédemment. La liberté de l’homme est première, intégrée et ordonnée par les corps intermédiaires si chers à Pie XI et en dernière instance par l’État.

Tout en défendant la propriété privée et la liberté du commerce qui importent à la dignité personnelle, Pie XII insistera souvent sur la « fonction régulatrice du pouvoir public » pour que tous aient accès à l’usage des biens et que la paix sociale soit garantie⁠[2]. Autrement dit, pour que l’attachement aux droits ne fasse pas oublier les devoirs moraux⁠[3]. Pie XII est particulièrement sensible à cet aspect dans la mesure où il a vu le déchaînement de l’État autoritaire et tentaculaire, puis l’État démocratique se charger de mille tâches⁠[4]. Pie XII s’emploie donc à rappeler l’État à la modestie, à la morale et au service des citoyens. Il faut, dira-t-il, « aider à ramener l’État et sa puissance au service de la société, au respect absolu de la personne humaine et de son activité pour la poursuite de ses fins éternelles ;

s’efforcer et s’employer à dissiper les erreurs qui tendent à détourner l’État et son pouvoir du sentier de la morale, à le dégager du lien éminemment moral qui l’attache à la vie individuelle et sociale, à lui faire désavouer ou pratiquement ignorer sa dépendance essentielle à l’égard de la volonté du Créateur ;

promouvoir la reconnaissance et la propagation de la vérité qui enseigne que, même dans l’ordre temporel, le sens profond, la légitimité morale universelle du regnare est, en dernière analyse, le servire. »⁠[5]

L’Église continue donc à mettre en avant la liberté de l’homme et le rôle supplétif de l’État : « le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartiennent avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris.

En tout cas, une légitime et bienfaisante intervention de l’État dans le domaine du travail doit, quelle qu’elle soit, rester telle que soit sauvegardé et respecté le caractère personnel de ce travail, et cela, soit dans l’ordre des principes, soit autant que possible, en ce qui touche l’exécution, et il en sera ainsi si les règlements de l’État ne suppriment pas et ne rendent par irréalisable l’exercice des autres droits et devoirs également personnels (…). »⁠[6]

Nous avons vu, à propos de l’entreprise, que Pie XII refusait que l’on fasse, comme c’était la tendance après la seconde guerre mondiale, de l’étatisation et de la nationalisation « la règle normale de l’organisation publique de l’économie ». Tout en reconnaissant, comme son prédécesseur, que des exceptions existent en fonction de la nature des biens produits, il rappelle que « la mission du droit public est (…) de servir le droit privé, non de l’absorber. L’économie - pas plus d’ailleurs qu’aucune autre branche de l’activité humaine - n’est de sa nature une institution d’État : elle est à l’inverse, le produit vivant de la libre initiative des individus et de leurs groupes librement constitués. »[7]

Durant tout son pontificat, Pie XII ne cessera pas de mettre en garde contre la « tendance toujours croissante à invoquer l’intervention de l’État »[8] qui affaiblit l’État et mutile le citoyen : « L’État a son rôle propre dans l’ordonnance de la vie sociale. Pour remplir ce rôle il doit même être fort et avoir de l’autorité. Mais ceux qui l’invoquent continuellement et rejettent sur lui toute responsabilité le conduisent à la ruine et font même le jeu de certains groupes puissants et intéressés. La conclusion est que toute responsabilité personnelle dans les choses publiques en vient ainsi à disparaître et que si quelqu’un parle des devoirs ou des négligences de l’État, il entend les devoirs ou les manquements de groupes anonymes, parmi lesquels, naturellement, il ne songe pas à se compter.

Tout citoyen doit au contraire être conscient que l’État, dont on demande l’intervention, est toujours, concrètement et en dernière analyse, la collectivité des citoyens eux-mêmes, et que, par conséquent, personne ne peut exiger de lui des obligations et des charges, à l’accomplissement desquelles il n’est pas résolu lui-même à contribuer, fût-ce par la conscience de sa responsabilité dans l’usage des droits qui lui sont accordés par la loi. »

Et Pie XII va rappeler que la valeur des hommes est plus importante que l’institution. Que l’institution ne trouve sa force que dans la qualité même des personnes qu’elle implique. »En réalité, les questions de l’économie et des réformes sociales ne dépendent que de façon très extérieure de la bonne marche de telle ou telle institution, à supposer que celles-ci ne soient pas en opposition avec le droit naturel ; mais elles dépendent nécessairement et intimement de la valeur personnelle de l’homme, de sa force morale et de son bon vouloir à porter des responsabilités et à comprendre et traiter, avec une culture et une compétence suffisantes, les choses qu’il entreprend ou auxquelles il est tenu. Aucun recours à l’État ne peut créer de tels hommes. Ils doivent sortir du peuple, de manière à empêcher que l’urne électorale, où confluent également irresponsabilités, impérities et passions, ne prononce une sentence de ruine pour l’État vrai et authentique. » Ces dernières lignes nous remettent en mémoire ce que Pie XII écrivait à propos de la démocratie. Distinguant la masse et le peuple, il insistait sur la formation des citoyens, formation technique certes mais aussi morale. Il en va de même ici : il faut dans les domaines économique et social des hommes compétents et moralement formés. Car « ce qui compte le plus c’est l’homme dans sa personne ; aucun programme d’entreprise, aucune institution professionnelle ou législative, aucune organisation avec ses fonctionnaires et ses réunions ne peut créer ou remplacer la valeur personnelle de l’homme. » De l’homme « conscient, cultivé et expérimenté ».⁠[9]

Vision idéaliste, dira-t-on, proche du libéralisme ? Certes non ! L’Église connaît les faiblesses de l’homme et ne fait pas confiance, on l’a vu, à l’organisation spontanée de la vie économique fondée sur la libre concurrence⁠[10]. Pour bien nous faire comprendre l’originalité chrétienne, Pie XII va reprendre et préciser la comparaison classique avec le corps : « La communauté est le grand moyen voulu par la nature et par Dieu pour régler les échanges où se complètent les besoins réciproques, pour aider chacun à développer complètement sa personnalité, selon ses aptitudes individuelles et sociales. La communauté considérée comme un tout n’est pas une unité physique qui subsiste en soi, et ses membres individuels n’en sont pas des parties intégrantes. L’organisme physique des êtres vivants, des plantes, des animaux ou de l’homme possède, en tant que tout, une unité qui subsiste en soi ; chacun des membres par exemple, la main, le pied, le cœur, l’œil, est une partie intégrante, destinée par tout son être à s’insérer dans l’ensemble de l’organisme. Hors de l’organisme, il n’a, par sa nature propre, aucun sens, aucune finalité ; il est entièrement absorbé par la totalité de l’organisme auquel il se relie.

Il en va tout autrement dans la communauté morale et dans chaque organisme de caractère purement moral. Le tout n’a pas ici d’unité qui subsiste en soi, mais une simple unité de finalité et d’action. Dans la communauté, les individus ne sont collaborateurs et instruments que pour la réalisation du but communautaire. »[11]

Comment ce but peut-il être atteint ? Pie XII répond:

« Pour que la vie sociale, telle qu’elle est voulue de Dieu, atteigne son but, il est essentiel qu’un statut juridique lui serve d’appui extérieur, de refuge et de protection ; statut dont le rôle n’est pas de dominer, mais de servir, de tendre à développer et à fortifier la vitalité de la société dans la riche multiplicité de ses objectifs, dirigeant vers leur perfection toutes les énergies particulières en un pacifique concours, et les défendant par tous les moyens honnêtes appropriés contre tout préjudice porté à leur plein épanouissement. »[12]

Et l’on en revient à la grande idée de Pie XI : pour assurer la solidarité en vue du bien commun, il est indispensable d’organiser « l’ordre corporatif professionnel de toute l’économie. »[13]

Les pouvoirs publics y ont un double rôle à jouer:

d’une part, « le monde économique est en premier lieu une création de la volonté libre des hommes ; il appartient donc à l’État de créer les conditions qui permettent à l’initiative privée de se développer dans les limites de l’ordre moral et du bien collectif. »[14]

d’autre part, « le devoir d’accroître la production et de la proportionner sagement aux besoins et à la dignité de l’homme, pose au premier plan la question de l’ordonnance de l’économie sur le chapitre de la production. Or, sans substituer leur omnipotence oppressive à la légitime autonomie des initiatives privées, les pouvoirs publics ont ici un rôle indéniable de coordination, qui s’impose plus encore dans l’enchevêtrement des conditions actuelles surtout sociales. En particulier, ce n’est pas sans leur concours que peut se constituer une politique économique d’ensemble qui favorise l’active coopération de tous et l’accroissement de la production des entreprises source directe de revenu national. Et, si l’on pense à tant de richesses qui dorment ou se perdent dans le gaspillage, mais qui, remises en circulation, pourraient concourir, par un emploi judicieux et profitable, au bien-être de tant de familles, n’est-ce pas encore servir le bien commun que de contribuer opportunément à faire renaître la confiance, à stimuler le crédit, à décourager l’égoïsme et à favoriser ainsi un meilleur équilibre de la vie économique ? »[15]

En ce qui concerne la répartition des biens, la philosophie de Pie XII sera identique. Nous avons entendu Léon XIII donner comme devoir premier aux gouvernants d’« avoir soin également de toutes les classes de citoyens en observant rigoureusement les lois de la justice distributive »[16]. Pie XI précisera « Les ressources que ne cessent d’accumuler les progrès de l’économie sociale doivent être réparties de telles manières entre les individus et les diverses classes de la société que soit procurée cette utilité commune sont parle Léon XIII ou, pour exprimer autrement la même pensée, que soit respecté le bien commun de la société tout entière. (…) Il importe donc d’attribuer à chacun ce qui lui revient et de ramener aux exigences du bien commun ou aux normes de la justice sociale la distribution des ressources de ce monde, dont le flagrant contraste entre une poignée de riches et une multitude d’indigents atteste de nos jours, aux yeux de l’homme de cœur, les graves dérèglements »[17] Prolongeant cette pensée, Pie XII écrit : « La richesse économique d’un peuple ne consiste pas proprement dans l’abondance des biens, mesurée selon un calcul matériel pur et simple de leur valeur, mais bien dans ce qu’une telle abondance représente et fournit réellement et efficacement comme base matérielle suffisante pour le développement personnel convenable de ses membres. Si une telle distribution des biens n’était pas réalisée ou n’était qu’imparfaitement assurée, le vrai but de l’économie nationale ne serait pas atteint ; étant donné que, quelle que fût l’opulente abondance des biens disponibles, le peuple n’étant pas appelé à y participer, ne serait pas riche, mais pauvre. Faites au contraire que cette juste distribution soit effectivement réalisée et de manière durable, et vous verrez un peuple, quoique disposant de biens moins considérables, devenir et être économiquement sain. »[18]

« Sans doute, le cours naturel des choses comporte avec soi - et ce n’est ni économiquement ni socialement anormal - que les biens de la terre soient, dans certaines limites, inégalement divisés. Mais l’Église s’oppose à l’accumulation de ces biens dans les mains d’un nombre relativement petit de richissimes, tandis que de vastes couches du peuple sont condamnées à un paupérisme et à une condition économiquement indigne d’êtres humains »[19].

Pratiquement, comment va se réaliser la répartition ? Sera-ce le fait de l’État agissant de manière autoritaire ? Sera-ce le fait des bonnes consciences ?

Il faut certes faire appel aux consciences et dénoncer « l’accroissement intolérable des dépenses de luxe, des dépenses superflues et déraisonnables, qui contrastent durement avec la misère d’un grand nombre » et invite à redécouvrir à travers les Écritures et de l’Évangile en particulier, le sens de la pauvreté chrétienne et le bon usage des richesses⁠[20]. Mais il faut aussi organiser la vie sociale et économique de telle sorte que qu’elle procure à tous « les biens que les ressources de la nature et de l’industrie » peuvent fournir. Par un salaire convenable, il doit être possible aux familles « d’accéder à l’indépendance et à la sécurité que donne la propriété privée et de participer (…) aux biens de l’esprit et de la culture auxquels sont ordonnés les biens de la terre. » Patrons et ouvriers sont solidairement intéressés au développement responsable de la production source de prospérité pour tous. Mais tout cela, une fois encore, ne se fait pas spontanément, il faut organiser la « saine distribution » qui « ne saurait être abandonnée au libre jeu des forces économiques aveugle ». La répartition des biens comme leur production doivent être organisées et l’État, sans sombrer dans l’étatisme, a un rôle à jouer:

« …​sans substituer leur omnipotence oppressive à la légitime autonomie des initiatives privées, les pouvoirs publics ont ici un rôle indéniable de coordination, qui s’impose plus encore dans l’enchevêtrement des conditions actuelles surtout sociales. En particulier, ce n’est pas sans leur concours que peut se constituer une politique d’ensemble qui favorise l’active coopération de tous et l’accroissement de la production des entreprises, sources directes du revenu national. Et si l’on pense à tant de richesses qui dorment ou se perdent dans le gaspillage, mais qui, remises en circulation, pourraient concourir par un emploi judicieux et profitable, au bien-être de tant de familles, n’est-ce pas encore servir le bien commun que de contribuer opportunément à faire renaître la confiance, à stimuler le crédit, à décourager l’égoïsme et à favoriser ainsi un meilleur équilibre de la vie économique ?

Mais c’est aussi le propre de l’État de veiller à ce que les plus pauvres ne soient pas lésés injustement. (…) Devant l’insécurité accrue d’un grand nombre de familles, dont la condition précaire risque de compromettre les intérêts matériels, culturels et spirituels, des institutions s’efforcent, des institutions s’efforcent, depuis quelques années, de corriger les maux les plus flagrants qui résultent d’une distribution trop mécanique du revenu national. Laissant une légitime liberté aux responsables privés de la vie économique, ces institutions, suffisamment indépendantes elles-mêmes du pouvoir politique, peuvent devenir, pour la messe des petits salariés et des pauvres de toute catégorie, une indispensable compensation aux maux engendrés par le désordre économique et monétaire. Il convient toutefois d’en étudier avec prudence les modalités et il ne serait pas possible de s’engager sans réserve dans une voie, où les excès de la fiscalité risqueraient de compromettre les droits de la propriété privée et où les abus de la sécurité collective pourraient porter atteinte à ceux de la personne et de la famille. »[21]

Ce dernier paragraphe évoque les institutions de ce que l’on a appelé, la « sécurité sociale ». Il est important de nous y arrêter pour bien comprendre le fond de la pensée de Pie XII.

Pie XII et la Sécurité sociale

Le libéralisme pur et dur crée des inégalités et croit que les forces économiques finiront bien par octroyer à chacun ce qui lui est dû. Le socialisme a réagi en en organisant la répartition des revenus par la planification des salaires et des prix, au détriment des droits les plus fondamentaux de la personne. De plus, comme l’a très bien vu Pie XII, cette pratique ne supprime pas les conflits : « En effet, de quelque manière que soit organisée par le collectivisme la répartition du gain, en parts égales, en parts inégales, on ne pourrait éviter que surgissent des contestations et des différends et sur les parts obtenues, et sur les conditions de travail, et sur la conduite pas toujours irréprochable des dirigeants, et que ne pèse sur la classe ouvrière le danger de tomber esclave du pouvoir public. »[22]

Ceci dit, on a vu apparaître dans les pays démocratiques la notion de Sécurité sociale qui, pour certains, est « une véritable organisation socialiste de la répartition des revenus »[23]. Ce jugement est par trop radical. On peut dire que le système de sécurité soviétique était un système de « sécurité socialisée » mais est-ce le cas de nos systèmes actuels ? La pensée de l’Église est justement nuancée. Déjà Léon XIII écrivait dans le chapitre consacré à l’importance de la propriété privée pour la famille : « Assurément, s’il arrive qu’une famille se trouve dans une situation matérielle critique et que, privée de ressources, elle ne puisse d’aucune manière en sortir par elle-même, il est juste que, dans de telles extrémités, le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, si un foyer domestique est quelque part le théâtre de graves violations des droits mutuels, il faut que le pouvoir public y rétablisse le droit de chacun. Ce n’est point là empiéter sur les droits des citoyens, mais leur assurer une défense et une protection réclamées par la justice. Là toutefois, doivent s’arrêter ceux qui détiennent les pouvoirs publics: la nature leur interdit de dépasser les limites. L’autorité paternelle ne saurait être abolie, ni absorbée par l’État, car elle a sa source là où la vie humaine prend la sienne. » Mais, « en substituant à la providence paternelle la providence de l’État, les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les liens de la famille. » A travers ces lignes, Léon XIII cherche explicitement à montrer que « la théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu’on veut secourir, contraire aux droits naturels des individus, comme dénaturant les fonctions de l’État et troublant la tranquillité publique. »[24]

Il n’est donc pas question de refuser l’intervention de l’État mais, une fois encore, une intervention supplétive lorsque l’individu -le père de famille, dans la culture de l’époque- ne peut plus assurer par lui-même sa sécurité et celle de ceux dont il est responsable.⁠[25]

C’est dans ce même esprit et pour sauver le mariage et la famille que Pie XII va parler de la sécurité sociale. Dans les difficiles années de l’après-guerre, il a constaté que les difficultés matérielles empêchaient les chrétiens d’obéir au plan de Dieu sur le mariage et la famille. Il faut donc que « l’ordre social soit amélioré ». Et « si l’on s’efforce activement d’aider la société humaine, il ne faut rien négliger pour que la famille soit préservée, soutenue et soit capable de pourvoir à sa propre défense. » Une sécurité sociale est donc nécessaire à la pratique chrétienne mais quelle sécurité sociale ?⁠[26]

Pie XII en distingue deux types.

Si « sécurité sociale » « veut dire sécurité grâce à la société, Nous craignons beaucoup (…) que le mariage et la famille n’en souffrent. Comment donc ? Nous craignons non seulement que la société civile entreprenne une chose qui, de soi, est étrangère à son office, mais encore que le sens de la vie chrétienne et la bonne ordonnance de cette vie n’en soient affaiblis et même ne disparaissent. Sous cette appellation, on entend déjà prononcer des formules malthusiennes, sous cette appellation, on cherche à violer entre autres les droits de la personne humaine ou du moins leur usage, même le droit au mariage et à la procréation ». Par contre, « pour les chrétiens et en général pour ceux qui croient en Dieu, la sécurité sociale ne peut être que la sécurité dans la société et avec la société, dans laquelle la vie surnaturelle de l’homme, la fondation et le progrès naturels du foyer et de la famille sont comme le fondement sur lequel repose la société elle-même avant d’exercer régulièrement et sûrement ses fonctions. »[27]

On a noté la différence de prépositions : sécurité « grâce à » la société et sécurité « dans » et « avec » la société. La première étant condamnable, la seconde souhaitable. qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

Pour bien comprendre la différence, il est indispensable de confronter cette citation avec d’autres dans le contexte général de la pensée de Pie XII. Nous allons le voir, le Saint-Père ne conteste pas l’idée d’une sécurité sociale ni la fonction que l’État peut et même doit remplir dans ce domaine.

Comme les liens de solidarité traditionnels se sont relâchés dans la société moderne, le besoin de sécurité s’est accru : « Nous avons signalé, écrit Pie XII, la lutte contre le chômage et l’effort vers une sécurité sociale bien comprise comme une condition indispensable pour unir tous les membres d’un peuple (…). L’aspiration toujours plus profonde et plus générale vers la sécurité sociale n’est que l’écho de l’état d’une humanité dans laquelle, en chaque peuple, bien des choses qui étaient ou semblaient traditionnellement solides, sont devenues chancelantes et incertaines. »[28]

Mais, en même temps, Pie XII déplore l’attitude de « ceux qui, par exemple, dans le domaine économique ou social voudraient tout faire retomber sur la société, même la direction et la sécurité de leur existence (…) »⁠[29]. Ils y perdraient leur liberté. Dans cette mise en garde, le « tout » est, nous allons le voir, très important. Et c’est de nouveau, en particulier, vis-à-vis de la famille et d’abord du mariage que Pie XII souligne les dangers d’une certaine sécurité sociale:

« La sécurité ! L’aspiration la plus vive des gens d’aujourd’hui ! Ils la demandent à la société et à ses ordonnances. Mais les prétendus réalistes de ce siècle ont montré qu’ils n’étaient pas à même de la donner, précisément parce qu’ils veulent se substituer au Créateur et se faire les arbitres de l’ordre de la création.

La religion et la réalité du passé enseignent, au contraire, que les structures sociales, comme le mariage et la famille, la communauté et les corporations professionnelles, l’union sociale dans la propriété personnelle, sont des cellules essentielles qui assurent la liberté de l’homme, et par là son rôle dans l’histoire. Elles sont donc intangibles, et leur subsistance ne peut être sujette à révision arbitraire.

Qui cherche vraiment la liberté et la sécurité doit rendre la société à son Ordonnateur véritable et suprême, en se persuadant que seule la notion de société dérivant de Dieu le protège dans ses entreprises les plus importantes. (…) Responsable en face des hommes du passé et de l’avenir, (l’homme social) a reçu la charge de modeler incessamment la vie commune ; là s’exerce toujours une évolution dynamique grâce à l’action personnelle et libre, mais elle ne supprime pas la sécurité dont on jouit dans la société et avec la société ; là, d’autre part, existe toujours un certain fond de tradition et de stabilité pour sauvegarder la sécurité sans que la société toutefois supprime l’action libre et personnelle de l’individu. »[30]

On commence à saisir le fond de la pensée de Pie XII, surtout si l’on se rappelle ce que l’Église recommande depuis Léon XIII : la sécurité doit être assurée par un salaire suffisant, par l’accès à la propriété et à l’épargne, ensuite par les communautés et les organisations professionnelles et enfin par les pouvoirs publics quand toutes ces institutions ne suffisent pas ou ne suffisent plus. Pie XII a, comme ses prédécesseurs, toujours en tête l’organisation subsidiaire de la société qui doit pallier les déficiences de la liberté personnelle et familiale sans jamais l’étouffer ou l’absorber⁠[31] : « …​c’est aussi le propre de l’État de veiller à ce que les plus pauvres ne soient pas lésés injustement. Sur ce point, l’enseignement de Nos Prédécesseurs est formel : dans la protection des droits privés, les gouvernants doivent se préoccuper surtout des faibles et des indigents (…). C’est ainsi que, devant l’insécurité accrue d’un grand nombre de familles, dont la condition précaire risque de compromettre les intérêts matériels, culturels et spirituels, des institutions s’efforcent, depuis quelques années de corriger les maux les plus flagrants qui résultent d’une distribution trop mécanique du revenu national. Laissant une légitime liberté aux responsables privés de la vie économique, ces institutions, suffisamment indépendantes elles-mêmes du pouvoir politique, peuvent devenir, pour la masse des petits salariés et des pauvres de toute catégorie, une indispensable compensation aux maux engendrés par le désordre économique ou monétaire. Il convient toutefois d’en étudier avec prudence les modalités, et il ne serait pas possible de s’engager sans réserves dans une voie où les excès de la fiscalité risqueraient de compromettre les droits de la propriété privée et où les abus de la sécurité collective pourraient porter atteinte à ceux de la personne et de la famille. »[32]

Et plus nettement encore, Mgr Montini ( le futur Paul VI), Substitut de la Secrétairerie d’État écrit au R. P. J.. Papin-Archambault sj, président des Semaines sociales du Canada⁠[33], que le thème de la sécurité sociale est « d’une actualité pressante, mais aussi d’un caractère particulièrement délicat ». Et il explique : « Certes, la vertu de justice ne peut strictement se satisfaire, surtout dans les conditions économiques actuelles, des deux moyens, d’ailleurs irremplaçables, que sont le travail et l’épargne, par lesquels l’homme doit assurer sa subsistance et son avenir. Un complément équitable lui est donné, en ce qu’on est convenu d’appeler la Sécurité sociale, où le travailleur et sa famille trouvent une légitime assurance contre les risques et les périls, qui les guettent trop souvent, sous le nom de maladie, de chômage, ou de vieillesse, et devant lesquels les ressources normales s’avèrent, en général, déficientes. Mais qui ne voit, par contre, les dangers d’ordre doctrinal, et pratique qu’impliquerait une mise en œuvre hâtive et mal entendue d’une si souhaitable organisation ?

Le Saint Père a, plus d’une fois, mis en garde le monde du travail contre les déviations d’initiatives excellentes en leur principe, mais qui doivent s’insérer à leur place, dans l’ensemble d’un problème, sous, peine de léser d’autres respectables intérêts, et de manquer le but, qui leur était assigné par le bien commun. Il l’a fait, entre autres, dans Son important Discours du 2 novembre 1950 à la Hiérarchie catholique, montrant combien une sécurité sociale, qui ne serait qu’un monopole d’État, porterait préjudice aux familles et aux professions, en faveur et par le moyen desquelles elle doit avant tout s’exercer. »

Ce texte est très éclairant puisqu’il nous donne la juste interprétation de la sécurité « grâce à », sécurité condamnable parce qu’il s’agit d’une sécurité entièrement (« tout ») assurée par l’État sans respect pour les solidarités traditionnelles, vivantes, indispensable qui elles assurent une sécurité « dans » et « avec » la société.

Reste que les pouvoirs publics ont leur rôle à jouer, un rôle supplétif, irremplaçable, mais à leur place.

Suite à une grave crise économique et sociale à Florence, en 1953,⁠[34] Mgr J.-B. Montini, de nouveau, pro-secrétaire d’État, écrit à Mr G. La Pira, maire de Florence : « Le Saint-Père espère (…) que, aussi bien les chefs d’entreprises que les autorités publiques, déjà sollicitées en vue d’ouvrir de nouveaux débouchés pour le travail et de procurer plus de bien-être à la nation, redoubleront d’efforts pour garantir à ces mêmes classes ouvrières ce qui est indispensable à la sécurité de la vie, grâce à la continuité de l’emploi et à une honnête suffisance concernant le pain et l’habitation (…) ».⁠[35]

Il est aussi des matières où l’action de l’État est absolument indispensable. Ainsi, « ...il ne saurait être question de contester les droits et les devoirs de l’État vis-à-vis de la santé publique, et surtout en faveur des moins favorisés, de ceux que la pauvreté rend à la fois plus imprévoyants et plus exposés. Une juste législation de l’hygiène, de la prophylaxie ou de la salubrité du logement, le souci de mettre à la portée de tous les ressources d’une médecine de qualité, celui de dépister les fléaux sociaux comme la tuberculose ou le cancer, une légitime préoccupation de la santé des jeunes générations, et tant d’autres initiatives qui favorisent la santé du corps et de l’esprit dans le cadre de saines relations sociales, tout cela concourt heureusement à la prospérité d’un peuple et à sa paix intérieure. Or, dans le cadre de la civilisation moderne, seul l’État, soutenant et coordonnant au besoin les initiatives privées, possède de fait les moyens propres à une action « plus universelle, plus concertée, et par conséquent d’une efficacité plus sûre et plus rapide »[36]. » Suit le passage du discours de Pie XII du 2-11-1950, consacré aux deux manières de concevoir la sécurité sociale.⁠[37]


1. Radiomessage La solennità, 1er juin 1941, 652 in Marmy.
2. Id., 661 in Marmy.
3. Id., 662 in Marmy.
4. « L’État moderne est en train de devenir une gigantesque machine administrative. Il étend la main sur presque toute la vie : l’échelle entière des secteurs politiques, économiques, sociaux, intellectuels, jusqu’à la naissance et à la mort, il veut les assujettir à son administration. » (Pie XII, Radiomessage, 24-12-1952).
5. Radiomessage Con sempre, 24-12-1942, 807 in Marmy.
6. Id., 668-669 in Marmy.
7. Discours, 7-5-1949.
8. Allocution aux représentants de l’Union chrétienne des chefs d’entreprise, 7-3-1957.
9. Id..
10. Rappelons-nous ce texte de Pie XI : « On ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. (…) Il est (…) nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. » (QA 577 in Marmy). De même, Pie XII, à propos des lois du marché, dira que « le recours à un automatisme magique est une chimère non moins vaine pour la vie économique que dans tout autre domaine de la vie en général. » (Discours aux membres du Congrès des échanges internationaux, 7-3-1948).
11. PIE XII, Allocution aux médecins neurologues lors du Congrès d’histo-pathologie du système nerveux, 14-9-1952.
12. PIE XII, Radiomessage du 24-12-1942.
13. PIE XII, Allocution à l’Union chrétienne des patrons d’Italie, 31-1-1952.
14. Lettre de Mgr Montini, Substitut à la Secrétairerie d’État, à Mgr J. Siri, à l’occasion des Semaines sociales d’Italie, 21-9-1952.
15. Lettre à Mr Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 7-7-1952.
16. RN 464 in Marmy.
17. QA 560-561 in Marmy.
18. Radiomessage, 1-6-1941.
19. Discours aux hommes de l’Action catholique italienne, 7-9-1947.
20. Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 7-7-1952.
21. Id..
22. Discours aux Représentants des Organisations patronales et ouvrières de l’industrie électrique italienne, 24-1-1946.
23. CLEMENT M., L’économie sociale selon Pie XII, op. cit., p. 189.
24. RN 443-445 in Marmy.
25. Pie XI, évoquant les difficultés matérielles des jeunes époux, des familles nombreuses, sollicite « la charité chrétienne » envers eux puis ajoute: « Que si les subsides privés restent insuffisants, il appartient aux pouvoirs publics de suppléer à l’impuissance des particuliers (…) ». (Casti connubii, 357 in Marmy). Dans DR (174 in Marmy), il demande qu’on vienne en aide aux ouvriers pour prévenir « un paupérisme général », « par un système d’assurances publiques ou privées qui les protègent au temps de la vieillesse, de la maladie ou du chômage. »
26. L’expression est nouvelle mais l’idée de base est ancienne dans l’enseignement de l’Église : « S’il arrive qu’une famille se trouve dans une situation matérielle critique et que, privée de ressources, elle ne puisse d’aucune manière en sortir par elle-même, il est juste qu’en de telles extrémités les pouvoirs publics viennent à leur secours ». (RN, 443 in Marmy) ; « qu’on leur vienne en aide par un système d’assurances publiques ou privées qui les protègent au temps de la vieillesse, de la maladie ou du chômage ». (DR, 174 in Marmy). Et à de nombreuses reprises, Pie XII s’est réjoui de l’existence d’ « institutions publiques d’assurances ». (Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945).
27. Discours aux évêques venus à Rome pour la définition du dogme de l’Assomption, 2-11-1950.
28. Radiomessage au monde, 23-12-1950.
29. Radiomessage au monde, 24-12-1951.
30. Message de Noël, 23-12-1956.
31. Dans une Lettre à Mgr Adriano Bernareggi, président des Semaines sociales d’Italie, 23-9-1949, Mgr Montini, alors Substitut à la Secrétairerie d’État, reconnaît que le thème de la « sécurité sociale », est un thème « vaste », « complexe », « ardu », « extrêmement délicat » « à cause des rapports intimes qui le rattachent à la vie morale et religieuse ». Mgr Montini espère que les participants « ne se contenteront pas de mettre à nouveau en lumière les principes évangéliques d’une juste répartition des biens économiques et de réaffirmer les droits innés de la personne humaine, et le devoir qu’a l’autorité publique de les respecter et de les protéger. Mais ils indiqueront aussi, en se référant aux lumineux exemples du passé, les formes concrètes et les aperçus qui se prêtent le mieux aujourd’hui au développement de la vie commune pacifique et prospère des individus et des familles. » Pour cela, le Saint-Père, comme souvent, recommande « instamment » « l’élaboration d’un statut de droit public de la vie économique, de toute la vie sociale en général, selon l’organisation professionnelle ».( in Discours aux délégués du Mouvement Ouvrier Chrétien de Belgique, 11-9-1949). »
32. Lettre à Mr Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 7-7-1952.
33. Lettre au Président des Semaines sociales au Canada, 18-7-1952.
34. Des usines avaient été fermées par les patrons et occupées par les ouvriers.
35. Lettre du 9-11-1953.
36. PIE XII, Discours aux participants de l’Assemblée mondiale de la santé, 27-6-1949.
37. Lettre de Mgr J.-B. Montini, substitut à la Secrétairerie d’État à Mr Charles Flory, président des semaines sociales de France, 2-7-1951

⁢d. Jean XXIII

Ce souverain Pontife va, d’une manière très claire et très condensée, reprendre l’essentiel de l’enseignement de ses prédécesseurs en le plaçant résolument dans la perspective de la conciliation, de la protection et de la promotion des droits et des devoirs de toute personne. Il rappelle que la réalisation du bien commun est la raison d’être des pouvoirs publics, que , »pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs » et donc que « le rôle des gouvernants consiste surtout à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle, leur défense et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement de ses devoirs. »[1] A chaque citoyen : « l’effort des pouvoirs publics doit tendre à servir les intérêts de tous sans favoritisme à l’égard de tel particulier ou de telle classe de la société. » C’est pour cela que « des considérations de justice et d’équité dicteront parfois aux responsables de l’État une sollicitude particulière pour les membres les plus faibles du corps social, moins armés pour la défense de leurs droits et de leurs intérêts légitimes. »[2] Il faut éviter en effet qu’ »en matière économique, sociale ou culturelle, des inégalités s’accentuent entre les citoyens, surtout à notre époque, au point que les droits fondamentaux de la personne restent sans portée efficace et que soit compromis l’accomplissement des devoirs correspondants. »[3]

Le rôle de l’État étant ainsi bien défini dans la généralité, reste à préciser dans quels domaines il s’investira concrètement. Il est indispensable, poursuit Jean XXIII, « que les pouvoirs publics se préoccupent de favoriser l’aménagement social parallèlement au progrès économique ; ainsi veilleront-ils à développer dans la mesure de la productivité nationale des services essentiels tels que le réseau routier, les moyens de transport et de communication, la distribution d’eau potable, l’habitat, l’assistance sanitaire, l’instruction, les conditions propices à la pratique religieuse, les loisirs. Ils s’appliqueront à organiser des systèmes d’assurances pour les cas d’événements malheureux et d’accroissement de charges familiales, de sorte qu’aucun être humain ne vienne à manquer des ressources indispensables pour mener une vie décente. Ils auront soin que les ouvriers en état de travailler trouvent un emploi proportionné à leurs capacités ; que chacun d’eux reçoive le salaire conforme à la justice et à l’équité ; que les travailleurs puissent se sentir responsables dans les entreprises ; qu’on puisse constituer opportunément des corps intermédiaires qui ajoutent à l’aisance et à la fécondité des rapports sociaux ; qu’à tous enfin les biens de la culture soient accessibles sous la forme et le niveau appropriés. »[4]

Voilà donc pour ce qui est de « l’aménagement social » que les pouvoirs publics doivent favoriser. Reste à déterminer, selon les cas, selon les circonstances, qui « aménagera » : les pouvoirs publics directement ou en passant par divers corps intermédiaires stimulés, aidés, contrôlés.

Cet « aménagement social » est, nous venons de la voir, lié au progrès économique, à la productivité. Sans moyens, les pouvoirs publics ne peuvent agir.

En ce domaine économique précisément, quel sera l’attitude des pouvoirs publics ?

Les temps changent mais les principes fondamentaux restent les mêmes. Pas de surprise mais une mise au point très opportune à l’époque de la « socialisation » dont nous avons, par ailleurs, estimé les bienfaits et les désavantages.

Ce n’est donc par hasard si Jean XXIII entame sa réflexion par ce rappel très net d’un principe-clé : « qu’il soit entendu avant toute chose que le monde économique résulte de l’initiative personnelle des particuliers, qu’ils agissent individuellement ou associés de manières diverses à la poursuite d’intérêts communs ».⁠[5] Mais il s’empresse d’ajouter pour éviter l’accusation de céder au libéralisme : « Toutefois, en vertu des raisons déjà admises par Nos Prédécesseurs, les pouvoirs publics doivent, d’autre part, exercer leur présence active en vue de dûment promouvoir le développement de la production, en fonction du progrès social et au bénéfice de tous les citoyens. Leur action a un caractère d’orientation, de stimulant, de suppléance et d’intégration. » Pas d’abstention donc, loin de là mais une action « inspirée par le principe de subsidiarité. »[6]

Si les principes restent, les temps changent et les besoins des hommes et leurs moyens d’action. Ainsi, « de nos jours le développement des sciences et des techniques de production offre aux pouvoirs publics de plus amples possibilités de réduire les déséquilibres envers les divers secteurs de production, entre les différentes zones à l’intérieur des communautés politiques, entre les divers pays sur le plan mondial. Il permet aussi de limiter les oscillations dans les alternances de la conjoncture économique, de faire front aux phénomènes de chômage massif, avec la perspective de résultats positifs. En conséquence, les pouvoirs publics, responsables du bien commun, ne peuvent manquer de se sentir engagés à exercer dans le domaine économique une action aux formes multiples, plus vaste, plus profonde, plus organique ; à s’adapter aussi, dans ce but, aux structures, aux compétences, aux moyens, aux méthodes. »[7] Les pouvoirs publics donc sont aujourd’hui plus impliqués que jadis dans la vie économique. Ce n’est pas seulement normal, c’est aussi nécessaire puisqu’il peut aujourd’hui travailler mieux à réduire les inégalités, de maintenir une certaine stabilité dans la vie économique et sociale.

Mais, il y a un « mais » auquel on doit s’attendre au nom d’un principe inaliénable : « la présence de l’État dans le domaine économique, si vaste et pénétrante qu’elle soit, n’a pas pour but de réduire de plus en plus la sphère de liberté de l’initiative personnelle des particuliers, tout au contraire elle a pour objet d’assurer à ce champ d’action la plus vaste ampleur possible, grâce à la protection effective, pour tous et pour chacun, des droits essentiels de la personne humaine. Et il faut retenir parmi ceux-ci le droit qui appartient à chaque personne humaine d’être et de demeurer normalement première responsable de son entretien et de celui de sa famille. Cela comporte que, dans tout système économique, soit permis et facilité le libre exercice des activités productrices.

Au reste, le développement même de l’histoire fait apparaître chaque jour plus clairement qu’une vie commune ordonnée et faconde n’est possible qu’avec l’apport dans le domaine économique, tant des particuliers que des pouvoirs publics, apport simultané, réalisé dans la concorde, en des proportions qui répondent aux exigences du bien commun, eu égard aux situations changeantes et aux vicissitudes humaines. »[8] Donc, si le bien commun est recherché, et que les pouvoirs publics et les particuliers y travaillent dans l’entente, la proportion des actions respectives pourra varier en fonction des circonstances. Il n’est donc pas question de prêcher l’exclusivité de l’initiative des particuliers ou de l’État. Ce serait d’ailleurs lourd de conséquences : « Au fait, l’expérience enseigne que là où fait défaut l’initiative personnelle des individus surgit la tyrannie politique, mais languissent aussi les secteurs économiques orientés surtout à produire la gamme indéfinie des biens de consommation et services satisfaisant en plus des besoins matériels les exigences de l’esprit : biens et services qui engagent de façon spéciale le génie créateur des individus. Tandis que là où vient à manquer l’action requise de l’État, apparaît un désordre inguérissable, l’exploitation des faibles par les forts moins scrupuleux, qui croissent en toute terre et en tout temps, comme l’ivraie dans le froment. »[9]


1. PT 61.
2. PT 56.
3. PT 64.
4. PC 65.
5. MM 53.
6. MM 54.
7. MM 55.
8. MM 56-57.
9. MM 58.

⁢e. Le Concile

La constitution pastorale Gaudium et spes a consacré tout un chapitre à « la vie économico-sociale »[1]. Ce chapitre est une synthèse actualisée de l’enseignement de l’Église sur ce sujet. L’évolution de l’économie au cours du XXe siècle⁠[2], loin de rendre caducs les principes directeurs de cet enseignement, les rend plus indispensables que jamais. En effet, si, d’une part, « le progrès dans les modes de production et dans l’organisation des échanges de biens et de services a fait de l’économie un instrument apte à mieux satisfaire les besoins accrus de la famille humaine »[3] et si, en même temps, une « saine socialisation » s’étend⁠[4], l’obsession économiste et la persistance, voire l’accroissement, des inégalités déshumanisent un grand nombre de personnes.⁠[5]

Cette situation se caractérise donc par toute une série de déséquilibres : déséquilibres personnels, familiaux, sociaux dans les communautés et entre les communautés, provoqués par la civilisation industrielle et urbaine⁠[6] ; déséquilibres économiques et sociaux entre secteurs de production, entre les secteurs de production et le secteur des services, entre régions, entre nations.⁠[7] Ces déséquilibres qui sont de plus en plus apparents, interpellent les consciences dans la mesure où les hommes sont « profondément persuadés que les techniques nouvelles et les ressources économiques accrues dont dispose le monde pourraient corriger ce funeste état de choses. »[8]

Il faut corriger cette situation car « …​en dépit de légitimes différences entre les hommes, l’égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie justes et plus humaines. En effet, les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une seule famille humaine font scandale et font obstacle à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine ainsi qu’à la paix sociale et internationale. »[9]

Pour répondre à l’attente des hommes, l’Église qui n’est liée « à aucun système politique, économique ou social »[10], propose donc des réformes mais insiste aussi sur le fait qu’une conversion générale des mentalités et des attitudes est nécessaire⁠[11] aux « progrès d’une saine socialisation et de la solidarité au plan civique et économique. »[12]

C’est tout « un ordre politique, social et économique » qui doit être institué au service de toute personne.⁠[13] Toutes les institutions privées ou publiques doivent s’efforcer « de se mettre au service de la dignité et de la destinée humaine. »[14]

L’énumération des nécessités révèle l’effort personnel et institutionnel indispensable à une vie socio-économique plus épanouissante pour tout homme, pour « l’homme tout entier, selon la hiérarchie de ses besoins matériels comme des exigences de sa vie intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse », pour tout homme, « tout groupe d’hommes, sans distinction de race ou de continent. »[15]

Les verbes employés traduisent parfaitement l’idée que la vie économique ne peut être abandonnée à elle-même mais doit se dérouler dans un cadre moral et politique . Il s’agit, en effet, d’« encourager » le progrès, l’innovation, l’initiative, la modernisation⁠[16] ; de « contrôler » le développement, de « ne pas l’abandonner » à quelques-uns ou à quelques puissances économiques ou politiques ; de veiller à ce que le plus grand nombre puise l’« orienter » ; de « coordonner » les initiatives privées et publiques⁠[17] ; de « faire disparaître » les énormes inégalités économiques ; d’aider » les agriculteurs⁠[18] ; d’« aménager » la vie économique pour éviter l’instabilité et la précarité ; de « développer » les services familiaux et sociaux⁠[19] ; de « ne pas discriminer » mais « d’aider » les travailleurs immigrés, de « favoriser » leur insertion et « faciliter » la présence de leur famille⁠[20] ; d’« assurer » à chacun, un emploi, une formation ; de « garantir » les moyens d’existence⁠[21] ; de « prendre des dispositions », de « prévoir l’avenir » ; d’ « adapter » la production aux besoins de la personne, d’« équilibrer » les besoins de la consommation et les exigences d’investissement ⁠[22] ; de « permettre de jouir » de repos et de loisirs ; de « donner la possibilité » de s’épanouir dans le travail⁠[23] ; de « promouvoir » la participation, l’association, la formation, la négociation, le dialogue⁠[24] ; de « tenir compte » de la destination universelle des biens⁠[25] ; d’« avoir en vue » les besoins des plus pauvres⁠[26] ; de « favoriser » l’accès à la propriété et aux biens⁠[27] ; d’« empêcher » qu’on abuse de la propriété⁠[28] ; etc..

Tous ces verbes d’action supposent comme sujets les responsables économiques et politiques mais ils impliquent en fait tous les hommes, quel que soit leur pouvoir, quelle que soit leur situation dans la société, puisque tous les citoyens doivent « contribuer » au progrès de leur communauté⁠[29]. On peut inclure aussi les responsables « culturels », au sens le plus large du terme, dans la mesure où ce renouvellement de la vie économique et sociale suppose qu’on « dénonce » les erreurs des doctrines libérales et socialistes ⁠[30].


1. Il s’agit du chapitre III de la deuxième partie, 63-72.
2.  »Comme les autres domaines de la vie sociale, l’économie moderne se caractérise par une emprise croissante de l’homme sur la nature, la multiplication et l’intensification des relations et des interdépendances entre individus, groupes et peuples, et la fréquence accrue des interventions du pouvoir politique. » (GS 63 § 2).
3. GS 63 § 2.
4. GS 42 § 3. La « socialisation » est définie comme « la multiplication et l’intensification des relations et des interdépendances entre individus, groupes et peuples ». Elle se caractérise aussi par « la fréquence accrue des interventions du pouvoir politique ». (GS 63 § 2). GS, à plusieurs reprises, évoque la socialisation en s’inspirant de sa description nuancée chez Jean XXIII: « De nos jours, sous l’influence de divers facteurs, les relations mutuelles et les interdépendances ne cessent de se multiplier : d’où des associations et des institutions variées, de droit public ou privé. Même si ce fait, qu’on nomme socialisation, n’est pas sans danger, il comporte cependant de nombreux avantages qui permettent d’affermir et d’accroître les qualités de la personne et de garantir ses droits. » (25 § 2). Cf. également 6 § 5: « …​les relations de l’homme avec ses semblables se multiplient sans cesse, tandis que la « socialisation » elle-même entraîne à son tour de nouveaux liens, sans favoriser toujours pour autant, comme il le faudrait, le plein épanouissement de la personne et des relations vraiment personnelles, c’est-à-dire la « personnalisation ». »
5. GS 63 § 3: « ...les sujets d’inquiétude ne manquent pas. Beaucoup d’hommes, surtout dans les régions du monde économiquement développées, apparaissent comme dominées par l’économique ; presque toute leur existence personnelle et sociale est imbue d’un certain « économisme », et cela aussi bien dans les pays favorables à l’économie collectiviste que dans les autres. A un moment où le développement de l’économie, orienté et coordonné d’une manière rationnelle et humaine, permettrait d’atténuer les inégalités sociales, il conduit trop souvent à leur aggravation et même, ici ou là, à une régression de la condition sociale des faibles et au mépris des pauvres. Alors que des foules immenses manquent encore du strict nécessaire, certains, même dans les régions moins développées, vivent dans l’opulence ou gaspillent sans compter. Le luxe côtoie la misère. Tandis qu’un petit nombre d’hommes disposent d’un très ample pouvoir de décision, beaucoup sont privés de presque toute possibilité d’initiative personnelle et de responsabilité ; souvent même, ils sont placé dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne humaine. »
6. GS 8 et 6 §2.
7. GS 63 § 4.
8. GS 63 § 5. Cf. également GS 4 § 4: « Jamais le genre humain n’a regorgé de tant de richesses, de tant de possibilités, d’une telle puissance économique ; et pourtant une part considérable des habitants du globe sont encore tourmentés par la faim et la misère, et des multitudes d’êtres humains ne savent ni lire ni écrire. »
9. GS 29 § 3.
10. GS 42 § 4.
11. Id..
12. GS 42 § 3.
13. GS 9 § 1.
14. GS 29 § 4.
15. GS 64.
16. GS 64.
17. GS 65 § 1.
18. GS 66 § 1.
19. GS 69 § 2.
20. GS 66 § 2.
21. GS 66 § 3.
22. GS 70.
23. GS 67 § 3.
24. GS 68 § 1,2,3.
25. GS 69 § 1.
26. GS 70.
27. GS 71 § 1.
28. GS 71 § 4.
29. GS 65 § 3.
30. Dénoncées respectivement comme « doctrines qui s’opposent aux réformes indispensables au nom d’une fausse conception de la liberté » et comme « doctrines qui sacrifient les droits fondamentaux des personnes et des groupes à l’organisation collective de la production. » GS 65 § 2.

⁢f. Paul VI

Mgr Montini qui deviendra Paul VI est intervenu, nous l’avons vu, de nombreuses fois, sous le pontificat de Pie XII, pour rappeler et préciser, en diverses occasions, la pensée du Pontife régnant. Par ailleurs, Paul VI sera, durant son pontificat, particulièrement sensible à ces « déséquilibres » qui ont été dénoncés par le Concile, en particulier au déséquilibre entre nations « développées » et nations « en voie de développement ». Dans ses interventions papales, nous trouverons donc la confirmation, au niveau planétaire⁠[1], de la nécessité d’une « économie au service de l’homme »[2] et qui donc ne peut être abandonnée à elle-même. En effet, « laissé à son propre jeu, son mécanisme entraîne le monde vers l’aggravation et non l’atténuation de la disparité de niveaux de vie ».⁠[3] « La seule initiative individuelle et le simple jeu de la concurrence ne sauraient assurer le succès du développement. Il ne faut pas risquer d’accroître encore la richesse des riches et la puissance des forts, en confirmant la misère des pauvres et en ajoutant à la servitude des opprimés. Des programmes sont donc nécessaires pour « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer »[4], l’action des individus et des corps intermédiaires. Il appartient aux pouvoirs publics de choisir, voire d’imposer les objectifs à poursuivre, les buts à atteindre, les moyens d’y parvenir, et c’est à eux de stimuler toutes les forces regroupées dans cette action commune. Mais qu’ils aient soin d’associer à cette œuvre les initiatives privées et les corps intermédiaires. Ils éviteront ainsi le péril d’une collectivisation intégrale ou d’une planification arbitraire qui, négatrices de liberté, excluraient l’exercice des droits fondamentaux de la personne humaine. »[5] La philosophie de Paul VI ne présente rien de neuf si ce n’est l’application des principes établis par Léon XIII à l’échelle du monde et l’introduction d’une nuance importante : la possibilité pour les pouvoirs publics d’« imposer » les objectifs à poursuivre, tant est vif l’égoïsme, tant est répandue l’indifférence et tant est grave la situation de certains peuples. La poursuite du bien commun, la défense des droits peut justifier une coercition. La suite du texte de Paul VI met bien en lumière les objectifs : « …​tout programme, fait pour augmenter la production n’a en définitive de raison d’être qu’au service de la personne. Il est là pour réduire les inégalités, combattre les discriminations, libérer l’homme de ses servitudes, le rendre capable d’être lui-même l’agent responsable de son mieux-être matériel, de son progrès moral, et de son épanouissement spirituel. Dire : développement, c’est en effet se soucier autant de progrès social que de croissance économique. Il ne suffit pas d’accroître la richesse commune pour qu’elle se répartisse équitablement. Il ne suffit pas de promouvoir la technique pour que la terre soit plus humaine à habiter. »[6]

La responsabilité des pouvoirs publics peut paraître énorme mais leur seule raison d’être est, ne l’oublions pas, le service du bien commun. C’est pourquoi Paul VI n’hésite pas à interpeller les hommes d’État en ces termes : « il vous incombe de mobiliser vos communautés pour une solidarité mondiale plus efficace, et d’abord de leur faire accepter les nécessaires prélèvements sur leur luxe et leurs gaspillages, pour promouvoir le développement et sauver la paix. »[7]


1. « On ne saurait user ici de deux poids et deux mesures. Ce qui vaut en économie nationale, ce qu’on admet entre pays développés, vaut aussi dans les relations commerciales entre pays riches et pays pauvres. » (PP 61).
2. PP 86.
3. PP 8. La lutte contre l’accroissement des disparité doit animer l’action internationale comme elle anime ou doit animer les politiques intérieures : « …​ les pays développés l’ont eux-mêmes compris, qui s’efforcent de rétablir par des mesures appropriées, à l’intérieur de leur propre économie, un équilibre que la concurrence laissée à elle-même tend à compromettre. C’est ainsi qu’ils soutiennent souvent leur agriculture aux prix de sacrifices imposés aux secteurs économiques plus favorisés. C’est ainsi encore que, pour soutenir les relations commerciales qui se développent entre eux, particulièrement à l’intérieur d’un marché commun, leur politique financière, fiscale et sociale s’efforce de redonner à des industries concurrentes inégalement prospères des chances comparables. » (PP 60).
4. MM 54.
5. PP 33. Et plus loin: « Sans abolir le marché de concurrence, il faut le maintenir dans des limites qui le rendent juste et moral, et donc humain. » PP 61.
6. PP 34.
7. PP 84.

⁢g. Jean-Paul II

Comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, ce long pontificat a été marqué par un profond renouveau de la doctrine sociale de l’Église à une époque importante de l’histoire contemporaine. Après avoir vécu sous la menace du communisme, le monde a assisté à son effondrement et, en même temps, à un regain d’intérêt pour les théories libérales qui apparurent, à certains, comme désormais incontournables.

Dans ce contexte agité, Jean-Paul II va reprendre l’enseignement de ses prédécesseurs et tout spécialement celui de Léon XIII puisque l’encyclique Centesimus annus , comme son nom l’indique, commémore le centième anniversairte de l’encyclique Rerum novarum. Mais, Jean-Paul II, après avoir réaffirmé les principes toujours valables de cette encyclique, va insister sur les notions particulièrement utiles pour les temps présents et à venir, c’est-à-dire sur l’économie de marché et le rôle de l’État.

Le rappel des principes

Sans surprise, nous retrouvons, au cœur de la pensée de Jean-Paul II, le souci du bien commun, de la subsidiarité et de la solidarité.

Tout est dit en une phrase : « l’État a le devoir de veiller au bien commun et de pourvoir à ce que chaque secteur de la vie sociale, sans exclure celui de l’économie, contribue à le promouvoir, tout en respectant la juste autonomie de chacun d’entre eux. »[1] Tout est dit mais tout mérite d’être réexpliqué pour que l’actualité, les « choses nouvelles » soient justement appréciées. Et commençons par l’idée de « juste autonomie ».

Nous savons que la personne, la famille, la société sont antérieures à l’État. Dans cette mesure, par nature, l’État est un « simple instrument » qui « existe pour protéger leurs droits respectifs sans jamais les opprimer. »[2] Nous savons que la liberté authentique est le signe le plus manifeste de la transcendance de la personne. Il n’est donc pas étonnant que « la doctrine sociale de l’Église considère la liberté de la personne dans le domaine économique come une valeur fondamentale et comme un droit inaliénable à promouvoir et à protéger. »[3]. Nier, mortifier ou détruire le droit d’initiative économique, c’est nier, mortifier, détruire « la personnalité créative du citoyen »[4] qui, normalement, est à la base d’ »un libre processus d’auto-organisation de la société »[5].

Telle est la racine du principe de subsidiarité, selon lequel, « toutes les sociétés d’ordre supérieur doivent se mettre en attitude d’aide (« subsidium ») - donc de soutien, de promotion, de développement - par rapport aux sociétés d’ordre mineur. (…) A la subsidiarité comprise dans un sens positif, comme aide économique, institutionnelle, législative offerte aux entités sociales plus petites, correspond une série d’implications dans un sens négatif, qui imposent à l’État de s’abstenir de tout ce qui restreindrait, de fait, l’espace vital des cellules mineures et essentielles de la société. Leur initiative, leur liberté et leur responsabilité ne doivent pas être supplantées. »[6]

La dignité de la personne et l’exercice de sa liberté n’excluent pas l’action de l’État mais l’appellent comme une aide, une défense. La dignité et la liberté doivent être protégées et promues. C’est pourquoi Léon XIII avait, dans sa contestation du socialisme, inclut néanmoins une liste de devoirs qui incombaient à l’État, en matière d’emploi, de salaire, de formation, d’horaire, de syndicat⁠[7]. En matière économique, l’Église ne prône ni l’étatisation ni le désintérêt des pouvoirs publics. Et l’on revient à la notion de bien commun.

En effet, « la responsabilité de poursuivre le bien commun revient non seulement aux individus, mais aussi à l’État, car le bien commun est la raison d’être de l’autorité politique »[8].

Qui dit « bien commun » dit, évidemment, « bien de tous » et d’abord des plus faibles. C’est d’ailleurs « un principe élémentaire de toute saine organisation politique : dans une société, plus les individus sont vulnérables, plus ils ont besoin de l’intérêt et de l’attention que leur portent les autres, et, en particulier, de l’intervention des pouvoirs publics. »[9] Telle est la racine du principe de solidarité. Subsidiarité et solidarité vont de pair. Ceux qui contestent la liberté d’initiative au nom de l’égalité, d’une certaine idée de l’égalité, se trompent. La liberté ne peut vivre que par la solidarité et n’a de sens que pour la solidarité. Et sans liberté, il est vain de parler de solidarité à moins de tronquer la varie signification du mot.⁠[10]

Et donc l’État, au nom de la liberté et de la dignité de tout homme, remplira ses devoirs de deux manières indissociables, « directement et indirectement » dit Jean-Paul II : « Indirectement et suivant le principe de subsidiarité, en créant les conditions favorables au libre exercice de l’activité économique, qui conduit à une offre abondante de possibilités de travail et de sources de richesse. Directement et suivant le principe de solidarité, en imposant, pour la défense des plus faibles, certaines limites à l’autonomie des parties qui décident des conditions du travail, et en assurant dans chaque cas un minimum vital au travailleur sans emploi. »[11]

Les « choses nouvelles »

Ces « choses nouvelles » sont surtout « les événements survenus en 1989 dans les pays de l’Europe centrale et orientale », mais aussi l’écroulement progressif dans plusieurs pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, de « certains régimes de dictature et d’oppression » et la lente progression « vers des formes politiques qui laissent plus de place à la participation et à la justice. » ⁠[12]

Dans ces bouleversements, le modèle communiste n’en est plus un et la tentation est forte de croire que désormais il n’y a plus de salut économique et social que dans une forme ou l’autre de libéralisme et plus exactement, dans ce qui constitué, dès les origines, le caractère distinctif du libéralisme : un système défini « comme concurrence illimitée des forces économiques »[13]. Pour Jean-Paul II, « on ne peut accepter l’affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme réel », comme on l’appelle, fait place au seul modèle capitaliste d’organisation économique ».⁠[14] Mais le mot « capitalisme », comme le mot « socialisme », peut recouvrir des significations diverses, c’est pourquoi, le Saint Père s’empresse de préciser en distinguant deux définitions du « capitalisme »:

« Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’« économie d’entreprise », ou d’« économie de marché », ou simplement d’« économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[15]

L’économie de marché et l’État

Ce n’est pas l’actualité ni sa récupération, mais le bon sens, l’expérience des peuples et la réflexion philosophique et théologique qui justifient, depuis toujours, la position de l’Église en la matière.

« Il semble, écrit Jean-Paul II, que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ». En somme, les mécanismes du marché présentent l’avantage fondamental de privilégier la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne. Mais il ne peut s’agir ici, d’une part, que de « besoins « solvables » parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat » et, d’autre part, de ressources « vendables », « susceptibles d’être payées à un juste prix ».⁠[16] Dans ces conditions, le marché est le meilleur moyen pour favoriser les échanges de produits. Dans ces conditions seulement.

Tout ne peut être laissé au libre jeu du marché : « il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché. C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité.[17] Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien de l’humanité. »[18]

Si un homme meurt de faim, de soif, de froid , de maladie, c’est parce que ses besoins ne sont pas solvables ou que manquent des ressources vendables. Et, pour la plupart des hommes, la connaissance est un besoin insolvable ou une ressource introuvable. Le marché révèle là ses premières limites. L’homme n’est pas une simple marchandise⁠[19], pas plus que sa famille⁠[20] ou son travail, dans son aspect subjectif, non plus⁠[21]. Autour de l’homme, peut-on considérer la nature, premier capital, marquée ou non par la présence de l’homme, comme une simple marchandise ? Nous savons aujourd’hui ce qu’il en coûte et ce qu’il va en coûter d’avoir exploité la terre, d’avoir remodelé les villes et les campagnes au gré des seuls intérêts matériels. En un mot, il y a des biens collectifs et qualitatifs qui ne peuvent, sous peine de graves destructions et mutilations, de dommages corporels, psychologiques et sociaux, être abandonnés aux lois du marché:

« L’État a le devoir d’assurer la défense et la protection des biens collectifs que sont le milieu naturel et le milieu humain[22] dont la sauvegarde ne peut être obtenue par les seuls mécanismes du marché. Comme, aux temps de l’ancien capitalisme, l’État avait le devoir de défendre les droits fondamentaux du travail, de même, avec le nouveau capitalisme, il doit, ainsi que la société, défendre les biens collectifs qui, entre autres, constituent le cadre à l’intérieur duquel il est possible à chacun d’atteindre légitimement ses fins personnelles.

On retrouve ici une nouvelle limite du marché : il y a des besoins collectifs et qualitatifs qui ne peuvent être satisfaits par ses mécanismes ; il y a des nécessités humaines importantes qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en raison de leur nature, ne peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés. Certes les mécanismes du marché présentent des avantages solides : entre autres, ils aident à mieux utiliser les ressources, ils favorisent les échanges de produits ; et, surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne. Toutefois, ils comportent le risque d’une « idolâtrie » du marché[23] qui ignore l’existence des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises. »[24]

La liberté économique doit donc être balisée, contrôlée, stimulée, par des pouvoirs publics intègres, au nom du bien commun : « L’activité économique, en particulier celle de l’économie de marché, ne peut se dérouler dans un vide institutionnel, juridique et politique. Elle suppose, au contraire, que soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces.[25] Le devoir essentiel de l’État est cependant d’assurer ces garanties, afin que ceux qui travaillent et produisent puissent jouir du fruit de leur travail et donc se sentir stimulés à l’accomplir avec efficacité et honnêteté. L’un des principaux obstacles au développement et au bon ordre économiques est le défaut de sécurité, accompagné de la corruption des pouvoirs publics et de la multiplication de manières impropres de s’enrichir et de réaliser des profits faciles en recourant à des activités illégales ou purement spéculatives. »[26]

Ces pratiques paralysent souvent le développement des pays les moins riches mais elles pourrissent aussi la confiance que les populations des pays développés doivent avoir dans leurs institutions politiques. Il est capital que ceux qui exercent des fonctions publiques soient indépendants des forces économiques et financières et qu’ils aient donc un sens aigu de leurs responsabilités au service des vrais intérêts de l’ensemble des citoyens. C’est un problème majeur que Pie XII avait déjà dénoncé mais qui, malheureusement n’a cessé de se répandre : « Le danger que l’État soit dominé par les forces économiques, au grand détriment du bien général, est exactement aussi grave dans ce cas que dans celui où la conduite de l’État est soumise à la pression du capital ».⁠[27]

Dans ses tâches, l’État n’est heureusement pas toujours seul. Nous l’avons déjà vu précédemment, la société, en vertu du principe de subsidiarité, aussi a son rôle à jouer : « L’État a par ailleurs le devoir de surveiller et de conduire l’application des droits humains dans le secteur économique ; dans ce domaine, toutefois, la première responsabilité ne revient pas à l’État mais aux individus et aux différents groupes ou associations qui composent la société. L’État ne pourrait pas assurer directement l’exercice du droit au travail de tous les citoyens sans contrôler toute la vie économique et entraver la liberté des initiatives individuelles. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’ait aucune compétence dans ce secteur, comme l’ont affirmé ceux qui prônent l’absence totale de règles dans le domaine économique. Au contraire, l’État a le devoir de soutenir l’activité des entreprises en créant les conditions qui permettent d’offrir des emplois, en la stimulant dans les cas où elle reste insuffisante ou en la soutenant dans les périodes de crise. »[28]

Il est même des cas où les pouvoirs publics sont tenus d’intervenir directement : « L’État a aussi le droit d’intervenir lorsque des situations particulières de monopole pourraient freiner ou empêcher le développement. Mais, à part ces rôles d’harmonisation et d’orientation du développement, il peut remplir des fonctions de suppléance dans des situations exceptionnelles, lorsque des groupes sociaux ou des ensembles d’entreprises trop faibles ou en cours de constitution ne sont pas à la hauteur de leurs tâches. Ces interventions de suppléance, que justifie l’urgence d’agir pour le bien commun, doivent être limitées dans le temps, autant que possible, pour ne pas enlever de manière stable à ces groupes ou à ces entreprises les compétences qui leur appartiennent et pour ne pas étendre à l’excès le cadre de l’action de l’État, en portant atteinte à la liberté économique ou civile. »[29]

Tenant fermement à la liberté personnelle et à l’autorité de l’État qui la protège et la mesure à l’aune du bien commun, conjuguant les principes de subsidiarité et de solidarité, l’enseignement social de l’Église échappe aux dérives possibles de certaines théologies de la libération qui au nom de la solidarité sacrifient la liberté et réhabilitent telle ou telle forme de socialisme. Ainsi, la lecture de Marx⁠[30], d’une part, et, d’autre part, la manipulation du langage religieux chez les capitalistes néo-conservateurs américains ont persuadé un des pionniers de la théologie de la libération, Hugo Assmann⁠[31], que l’économie repose sur des présupposés religieux. Il est vrai qu’une religion fétichiste se profile derrière l’économisme qui fait confiance à la « main invisible », qui réduit l’amour du prochain à la recherche de l’intérêt privé⁠[32], qui considère que la pauvreté dans la condition humaine est une vertu et qui, dans son langage sentencieux, donne congé à l’éthique, aux philosophies et aux théologies. Cette religion est en réalité une idolâtrie qui a substitué à l’amour de Dieu et du prochain, un faux dieu nommé Marché, oppressif et impitoyable, et ses acolytes : Argent, Profit, Enrichissement, Capital, Bourgeoisie…​

Face à cette idolâtrie, « la question de l’État, c’est-à-dire de la matérialisation institutionnelle du pouvoir de commandement sur la société dans son ensemble, est absolument centrale lorsqu’on discute de l’articulation des critères économiques. »⁠[33] Mais de quel État s’agit-il ? Il faut, nous dit l’auteur, « passer par le niveau de la lutte politique, et non simplement économique, par une transformation globale de la société ».⁠[34]

Hinkelammert précise que la théologie de la libération doit rester critique vis-à-vis de la société capitaliste comme de la société socialiste au nom d’un « critère de discernement » simple : « qu’il soit loisible à l’homme de vivre autant qu’il le peut et qu’il ne se puisse jamais, au nom de la vie des uns, sacrifier la vie des autres ». Mais « à coup sûr, la société capitaliste est hors d’état de satisfaire à un tel critère, et c’est pour cette raison que l’anticipation de la nouvelle terre, telle qu’elle se fait dans la théologie de la libération, débouche sur l’option socialiste. » L’auteur, insistant la faculté critique de sa théologie, en toute circonstance, ajoute encore: « vu l’impossibilité de fait de l’option socialiste, cette disposition critique est inséparable d’une collaboration de base à la construction d’une société socialiste. »[35] Dans un autre essai, il écrira : « La théologie de la libération, quand elle met en avant le Dieu de la vie, prend parti contre le marché et se rapproche des projets économico-sociaux tels qu’il en est fait état, et tels qu’ils sont réalisés, par les mouvements socialistes d’aujourd’hui. »

Concrètement mais sans trop de précisions, Hinkelammert préconisera une « planification globale ».⁠[36] On sait que le plan est essentiel à la pensée marxiste. On sait aussi que Pie XI refusait d’« abandonner » la vie économique à elle-même, qu’il voulait la placer « sous la loi d’un principe directeur juste et efficace » qui ne s’identifie pas purement et simplement à l’État mais à « un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique ». L’État devant toutefois « diriger, surveiller, stimuler, contenir ».⁠[37] Le verbe « diriger » étant ambigu, Jean XXIII dira « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer ». L’idée de plan n’est donc pas tout à fait étrangère à l’Église⁠[38] « mais il va sans dire que le plan, pour autant que l’Église en accepte la notion ne peut être qu’une subordination et une intégration respectant la caractère privé des démarches de production et de consommation, et n’intervenant que partiellement et dans la limite des nécessités de la justice sociale et du bien commun économique ».⁠[39]

A quel « socialisme », à quelle « planification » avons-nous affaire dans cette théologie de la libération ? Il est difficile de le dire clairement.

Toujours est-il que Hinkelammert semble prendre distance par rapport à la conception défendue par l’Église. Il oppose, en effet, sa théologie de la libération, définie comme une théologie du « Dieu de la vie », un Dieu qui se préoccupe donc du corps, à la théologie conservatrice, théologie du « Dieu de la vraie vie de l’âme », un Dieu donc qui ne se préoccupe pas des questions économiques et sociales. La théologie conservatrice, en effet, est une théologie de l’âme séparée du corps, de l’âme qui « ne cherche plus à vivre que de la mort du corps. » Une théologie « anticorporelle » qui isole les individus puisqu’ils n’ont plus de corps et qui cultive une « mystique de la douleur » et du sacrifice. La théologie de la libération, elle, prend en charge la douleur concrète des hommes et est radicalement « antisacrificielle ». Or, la « doctrine sociale classique de l’Église catholique » et il cite Rerum Novarum et Quadragesimo anno, est rangée dans cette théologie conservatrice.⁠[40]

Avec une telle position, l’auteur manifeste sa méconnaissance de la doctrine sociale de l’Église. Par ailleurs, comme le soulignent les préfaciers⁠[41], la dénonciation du marché repose sur « une vision uniformisante et assez idéologique du tiers-monde » alors qu’il y a, nous le verrons, « des tiers-mondes, et à l’intérieur des différents tiers-mondes des dynamiques d’expansion et de récession ». Voir le système du marché, systématiquement, comme une idole, c’est le « diaboliser » sans « tenir compte des configurations fort diverses de réalisation des économies concrètes où intervient toujours, sans doute de façon diversifiée mais souvent importante, l’État. »[42] De même, la pauvreté et la souffrance des hommes, auxquelles les auteurs sont, à juste titre, prioritairement sensibles, n’ont pas une seule cause, le marché. L’analyse du tragique de la condition humaine implique bien d’autres paramètres et échappe pour une part non-négligeable à la réflexion. Il serait, dans la même perspective, important de dire qui sont les pauvres dont la « force historique » est sans cesse sollicitée.

Dans la pensée de l’Église, les diverses pauvretés dues au chômage, au manque de formation ou de responsabilité, doivent être la préoccupation première de l’État et de la société, sans dirigisme, démagogie ou paternalisme : « L’État peut inciter les citoyens et les entreprises à promouvoir le bien commun en mettant en œuvre une politique économique qui favorise la participation de tous ses citoyens aux activités de production. Le respect du principe de subsidiarité doit pousser les autorités publiques à rechercher des conditions favorables au développement des capacités individuelles d’initiative, de l’autonomie et de la responsabilité personnelles des citoyens, en s’abstenant de toute intervention qui puisse constituer un conditionnement indu des forces des entreprises.

En vue du bien commun, il faut toujours poursuivre avec une détermination constante l’objectif d’un juste équilibre entre liberté privée et action publique, conçue à la fois comme intervention directe dans l’économie et comme activité de soutien au développement économique. En tout cas, l’intervention publique devra s’en tenir à des critères d’équité, de rationalité et d’efficacité, et ne pas se substituer à l’action des individus, ce qui serait contraire à leur droit à la liberté d’initiative économique. Dans ce cas, l’État devient délétère pour la société : une intervention directe trop envahissante finit par déresponsabiliser les citoyens et produit une croissance excessive d’organismes publics davantage guidés par des logiques bureaucratiques que par la volonté de satisfaire les besoins des personnes ».⁠[43]

L’État-providence et l’État social actif

Il est un autre problème que Jean-Paul II, en 1991, aborde : celui de l’État-providence. Problème aussi très délicat car, d’une part, depuis Pie XII, dénonce, dès la fin de la guerre, la tendance à accorder à l’État de plus en plus de responsabilités, au risque d’en faire un « léviathan » mais, en même temps, le développement de la sécurité sociale, qui n’est certainement pas un mal en soi, en a fait souvent un « doux léviathan », dirais-je, confortable et séduisant.⁠[44]

Il n’est pas inutile de décrire brièvement la naissance de cet État-providence ni d’évoquer les raisons de sa mise en question à l’heure actuelle.

A l’origine, est le droit social, « né de ce qu’on appelle la question sociale, l’exploitation scandaleuse d’une main-d’œuvre bridée, il s’est façonné à partir des revendications du mouvement ouvrier, des inégalités de traitement entre le patronat et le prolétariat : inégalité dans la représentation dans les juridictions, pénalités différenciées entre patron et ouvrier en cas de grève ou de lock out, foi absolue en la parole du patron qui ne devait guère prouver. Il fallut des émeutes, des grèves violentes pour que, à la fin du XIXe siècle, les politiques se mettent à bouger et à admettre que le recours au droit civil ne pouvait régler ces injustices. Il fallait un autre droit, davantage collé aux réalités sociales et économiques. Progressivement, dans un rapport de forces toujours tendu, s’opéra l’accouchement, douloureux, de ce droit différent. Il traduisait des valeurs nouvelles ainsi qu’une transformation du rôle de l’État : plus interventionniste, plus dispensateur d’égalité, plus soucieux d’une justice distributive. Ce nouveau paradigme conduira à la mise en place de l’État Providence, lequel aujourd’hui subit les assauts de la mondialisation libérale. »[45]

Cette dernière réflexion doit être complétée car, s’il est vrai que la « mondialisation libérale » s’accompagne la plupart du temps d’une mise en question de l’État-providence, force est de constater que le système que recouvre l’étiquette État-providence suscite des difficultés telles que les sociaux-démocrates eux-mêmes ont entrepris ou proposé des réformes.: « Il est frappant en effet de constater que le capitalisme a surmonté la crise sociale en se transformant. Lois sociales, reconnaissance des syndicats, mises en place de structure de discussion, sécurité sociale, redistribution des revenus, accroissement du rôle économique de l’État, (…) développement de l’État-providence, tout cela s’est fait en élargissant le domaine de la justice distributive, mise en question aujourd’hui par les erreurs de politique économique qui ont entraîné ou favorisé la crise.

Sans même décrire ici les conséquences de l’État-providence sur les comportements et les attitudes des individus (perte du sens de l’épargne individuelle, recul du sens des responsabilités, mentalité d’assistés sociaux, conflits corporatistes), il faut bien reconnaître fondées les critiques que les analystes économiques portent sur les dysfonctions et le fonctionnement bloqué du régime actuel : on a atteint une limite qui semble insurmontable. »[46]

En effet, plusieurs facteurs menacent aujourd’hui les États sociaux d’asphyxie⁠[47] dans la mesure où le nombre d’allocataires (chômeurs indemnisés, minimexés, invalides, retraités) a considérablement augmenté alors que le taux d’emploi restait plus ou moins stable ou ne se développait pas dans la même proportion. En Belgique, par exemple, il y avait, en 1970, deux actifs pour un allocataire ; 30 ans plus tard, on comptait un actif pour un allocataire⁠[48].

Comment en est-on arrivé là ?

Le vieillissement de la population réclame plus de moyens pour les pensions et l’assurance maladie. L’irruption des femmes sur le marché du travail rend le plein emploi beaucoup plus difficile à réaliser. Dans le même temps, le marché du travail ne s’est pas toujours élargi mais il s’est modifié : l’économie industrielle a, de plus en plus, fait place à une économie de services et ce glissement a révélé « une inadéquation entre les qualifications demandées et existantes »[49]. Tous les moyens mis en œuvre pour faire face à ces phénomènes : retraites anticipées, allocations de chômage, interruptions de carrière, etc., ont un coût. Ajoutons encore les restructurations, les délocalisations, les licenciements pour manque de rentabilité, etc., qui gonflent le nombre d’allocataires et l’on comprendra aisément dans quelle situation dramatiques se trouvent certains états sociaux.⁠[50]

Est née alors, dans les dernières années du XXe siècle, l’idée d’un État social actif qui devrait remplacer l’État social passif qu’est l’État-providence classique.

Si ce nouveau concept a séduit des esprits libéraux, il n’est certainement pas étranger à la social-démocratie⁠[51]. En Belgique, un des plus chauds partisans de cet État social actif fut le socialiste Frank Vandenbroucke. En Angleterre, c’est le travailliste Tony Blair qui remet en cause le droit social traditionnel. On peut ajouter aussi le nom du socialiste allemand Gehrard Schröder avec son plan de réforme appelé « Agenda 2010 »[52]. C’‘est l’ensemble des pays européens qui sont invités à repenser leur politique sociale.

qu’est-ce l’État social actif ?⁠[53]

L’État social actif se présente « comme une réponse rationnelle aux défis socio-économiques auxquels les états sociaux sont de plus en plus confrontés ». Cet État social actif « vise à une société de personnes actives » tout en préservant « une protection sociale adéquate ».

En fait, « il ne s’agit plus seulement d’assurer des revenus[54], mais aussi d’augmenter les possibilités de participation sociale, de façon à accroître le nombre des personnes actives dans la société ». A cette fin, l’État doit mettre l’accent sur la prévention des risques et sur la surveillance pour « supprimer dans les meilleurs délais la dépendance de soins ». Il doit investir dans la formation et l’enseignement, agir de manière ciblée, « sur mesure » pour revaloriser « ceux qui possèdent la meilleure connaissance du terrain. » En fait, l’État social actif « ne dirige pas mais il délègue » afin de « responsabiliser tous les organismes de sécurité sociale » qui recevront « davantage d’autonomie administrative pourvu qu’ils s’engagent vis-à-vis de l’autorité à obtenir des résultats ».d’une manière générale, il faut tendre à plus de participation active pour lutter contre la pauvreté et mieux répartir les revenus. Comme la participation au marché du travail ne garantit pas automatiquement moins de pauvreté⁠[55], il faut penser à une participation sociale au sens large plutôt qu’à la participation au marché du travail formel.⁠[56]

La participation est liée à une autre notion : la notion de responsabilité. Notion souvent mal perçue, nous le verrons parce qu’elle semble véhiculer une présomption de faute chez les allocataires. Or, l’accent mis sur la responsabilité personnelle est surtout l’effet « des nouveaux risques (manque de qualifications, isolement, …​) et (du) lien créé à tort ou à raison entre ces risques et le comportement personnel. »[57] Les personnes ne sont évidemment pas responsables d’un handicap de naissance, qu’il soit physique ou intellectuel, d’une catastrophe naturelle. Elles ne sont pas responsables non plus des dons ou talents innés ou acquis dans la petite enfance « mais bien de l’usage qu’elles font de ces talents ».

La responsabilisation personnelle garantit « une véritable égalité des chances ». de tous les acteurs. Il n’y a donc pas d’égalité sans responsabilité, responsabilité de tous, chômeurs, malades, personnes âgées, employeurs, syndicats, etc.. Il n’y a pas d’égalité sans responsabilité ni, bien sûr, sans solidarité⁠[58] : il faut « oser envisager « non seulement la rhétorique commode au sujet des responsabilités morales des pauvres et des faibles, mais aussi une rhétorique plus malaisée concernant les obligations sociales des riches et des puissants ». »[59] L’État social actif « implique que les acteurs sociaux assument leurs responsabilités. Il suppose tout autant que les pouvoirs publics reconnaissent ces responsabilités et cette compétence de terrain. »[60]

Bien conscient que certaines personnes sont tout à fait responsables de la situation dramatique dans laquelle elles se retrouvent, l’auteur tient à ajouter à sa description de l’État social actif, la notion de « compassion » qui, peut-être « n’a pas sa place dans le domaine rigoureux de la justice mais qui le complète ».

Reste la difficile mise en œuvre de ces principes. Mais, quelles que soient les formules pratiques retenues, la philosophie développée révèle une plus grande attention à la personne et plus de subsidiarité liée à la solidarité puisque tous les acteurs sont mobilisés et qu’au niveau des pouvoirs publics, l’État n’est plus le seul grand dispensateur de la protection et de l’aide puisque la politique sociale relève aussi des villes et des régions.⁠[61]

L’État social actif est loin de faire l’unanimité. Dans ses différentes variantes sous d’autres appellations, il est critiqué dans les milieux ultra-libéraux évidemment⁠[62] mais aussi au sein d’organisations de travailleurs. Ainsi le Mouvement ouvrier chrétien et la revue Démocratie se montrent-ils plus que réticents défendant l’idée que les deux piliers de la vraie politique sociale sont d’une part « la réduction des inégalité de revenus et une extension/amélioration des services publics » : « C’est moins les chômeurs qu’il faut activer que la capacité régulatrice de l’État. Rompre avec le néolibéralisme suppose de réinventer une politique macroéconomique de plein emploi adaptée au contexte actuel. »[63] Franck Vandenbroucke, quant à lui, est accusé de reproduire « les poncifs les plus archaïques du discours libéral ».⁠[64]

Une observatrice universitaire porte un jugement plus nuancé. Après avoir rappelé que, jusqu’au choc pétrolier de 1980, « la question centrale de l’État social était de définir les risques à couvrir et de chercher ensuite les moyens de les financer afin d’assurer les citoyens contre leur survenance », elle remarque que, « par la suite, la démarche s’est petit à petit inversée : des enveloppes budgétaires fermées ont été préalablement fixées et l’on a examiné ensuite contre quels aléas cela permettrait encore de protéger la population. » Dès lors, on a mis « de plus en plus l’accent sur la responsabilité individuelle des travailleurs, qui sont priés de gérer au mieux - c’est-à-dire au moins cher - leur carrière. » « Le langage en arrière-plan témoigne du changement de mentalité. On ne parle plus de solidarité mais de responsabilité », note-t-elle, simplifiant un peu le discours des «  partis de gauche ». Elle relève tout de même que « l’État social actif prétend préserver certains acquis. Reste que les conditions d’ensemble se détériorent. On voit ainsi, continue-t-elle, se multiplier les emplois aux statuts précaires comme pour les contrats ALE[65] qui ne bénéficient pas des garanties individuelles et collectives du droit du travail. De même, on voit se généraliser des pratiques contraignantes comme quand les subventions des CPAS sont calculées en fonction du nombre de personnes mises au travail. (…) Les gens sont désormais obligés de se former, même si c’est dans une voie qui ne leur plaît pas du tout. » En conclusion : « Parler de crise de l’État providence n’est donc pas exagéré. »[66]

Que penser de tout cela ? L’Église, sous Jean-Paul II, a-t-elle un discours sur ces questions, qui pourrait nous éclairer ?

Nous savons déjà que Pie XII a eu l’occasion, au lendemain de la guerre, lors de l’expansion des systèmes de sécurité sociale, de prendre position. Distinguant une sécurité sociale qui fonctionnerait « grâce«  à la société et une autre qui se construirait « dans » et « avec » la société, Pie XII a voulu surtout mettre en garde contre une sécurité qui serait le monopole de l’État alors que la vraie sécurité doit naître d’abord d’un salaire suffisant, de la possibilité d’accéder à l’épargne et à la propriété, être assurée ensuite par les communautés et les organisations professionnelles, l’État intervenant pour suppléer aux carences de tous les échelons précédents.

Jean-Paul II va décrire comment s’est constitué, à partir du souci de sécurité, l’État-providence, ses intentions, ses faiblesses, ses erreurs et ses limites : « On a assisté, récemment, à un important élargissement du cadre de ces interventions, ce qui a amené à constituer, en quelque sorte, un État de type nouveau, l’« État du bien-être ». Ces développements ont eu lieu dans certains États pour mieux répondre à beaucoup de besoins, en remédiant à des formes de pauvreté et de privation indignes de la personne humaine. Cependant, au cours de ces dernières années en particulier, des excès ou des abus assez nombreux ont provoqué des critiques sévères de l’État du bien-être, que l’on a appelé l’« État de l’assistance ». Les dysfonctionnements et les défauts des soutiens publics proviennent d’une conception inappropriée des devoirs spécifiques de l’État. Dans ce cadre, il convient de respecter également le principe de subsidiarité : une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun.

En intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’État de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses. En effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre. On ajoutera que souvent certains types de besoins appellent une réponse qui ne soit pas seulement d’ordre matériel mais qui sache percevoir la requête humaine plus profonde. Que l’on pense aussi aux conditions que connaissent les réfugiés, les immigrés, les personnes âgées ou malades, et aux diverses conditions qui requièrent une assistance comme dans le cas des toxicomanes, toutes personnes qui ne peuvent être efficacement aidées que par ceux qui leur apportent non seulement les soins nécessaires, mais aussi un soutien sincèrement fraternel. »[67]

Il est clair, à travers ce texte, qu’on ne peut charger, sans dommages, l’État de toute la sécurité sociale. En lui accordant le monopole de la solidarité, on gonfle et paralyse finalement ses fonctions essentielles⁠[68] ; on dépouille les personnes et les corps intermédiaires des leurs et l’on perd de vue qu’il y a des pauvretés qui ne peuvent se satisfaire des aides matérielles.

En pâtissent le principe de subsidiarité mais aussi « le principe d’économicité »[69] qui veut que l’État, comme tous les corps sociaux, emploie les biens de manière rationnelle, à bon escient et sans gaspillage.

L’État-providence ne s’épanouit qu’en appauvrissant les corps intermédiaires alors qu’ils sont les vrais organes dynamiques et protecteurs d’une société : « Le système économique et social doit être caractérisé par la présence simultanée de l’action publique et de l’action privée, y compris l’action privée sans finalités lucratives. Se configure ainsi une pluralité de centres décisionnels et de logiques d’action. Il existe certaines catégories de biens, collectifs et d’usage commun, dont l’utilisation ne peut dépendre des mécanismes du marché et ne relève pas non plus de la compétence exclusive de l’État. Le devoir de l’État en rapport à ces biens, est plutôt de mettre en valeur toutes les initiatives sociales et économiques qui ont des effets publics et sont promues par les structures intermédiaires. La société civile, organisée à travers ses corps intermédiaires, est capable de contribuer à la poursuite du bien commun en se situant dans un rapport de collaboration et de complémentarité efficace vis-à-vis de l’État et du marché, favorisant ainsi le développement d’une démocratie économique opportune. Dans un tel contexte, l’intervention de l’État doit être caractérisée par l’exercice d’une véritable solidarité qui, en tant que telle, ne doit jamais être séparée de la subsidiarité. »[70]

Dans des sociétés moins développées existent « des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. (…) Il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services ».

Dans les sociétés développées : « un réseau d’institutions sociales, d’assurance et de sécurité, peut réaliser en partie la destination commune des biens. Il importe de poursuivre le développement des services familiaux et sociaux, principalement de ceux qui contribuent à la culture et à l’éducation. Mais dans l’aménagement de toutes ces institutions, il faut veiller à ce que le citoyen ne soit pas conduit à adopter vis-à-vis de la société une attitude de passivité, d’irresponsabilité ou de refus de service. »[71]

La famille doit conserver toutes ses capacités protectrices : « La solidité du noyau familial est une ressource déterminante pour la qualité de la vie sociale en commun…​ communauté d’amour et de solidarité…​ »⁠[72]

L’accès à la terre et à la propriété privée ou communautaire restent, malgré les nouvelles formes de protection, des moyens de se garantir contre les aléas de l’existence : « Si, dans le processus économique et social, des formes de propriété inconnues par le passé acquièrent une importance notoire, il ne faut pas oublier pour autant les formes traditionnelles de propriété. La propriété individuelle n’est pas la seule forme légitime de possession. L’ancienne forme de propriété communautaire revêt également une importance particulière ; bien que présente aussi dans les pays économiquement avancés, elle caractérise particulièrement la structure sociale de nombreux peuples indigènes. C’est une forme de propriété qui a une incidence si profonde sur la vie économique, culturelle et politique de ces peuples qu’elle constitue un élément fondamental de leur survie et de leur bien-être. » Mais ce type de propriété est amené à évoluer.

« La distribution équitable de la terre demeure toujours cruciale, en particulier dans les pays en voie de développement ou qui sont sortis des systèmes collectivistes ou de colonisation. Dans les zones rurales, la possibilité d’accéder à la terre grâce aux opportunités offertes par les marchés du travail et du crédit est une condition nécessaire pour l’accès aux autres biens et services ; non seulement elle constitue une voie efficace pour la sauvegarde de l’environnement, mais cette possibilité représente un système de sécurité sociale réalisable aussi dans les pays disposant d’une structure administrative faible. »[73] En conclusion, « Une série d’avantages objectifs dérive de la propriété pour le sujet propriétaire, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une communauté : conditions de vie meilleure, sécurité pour l’avenir, plus vastes opportunités de choix. »[74]

Quant aux systèmes de sécurité sociale mis en place par l’État-providence, il faut, vu les circonstances et leur aboutissement, les renouveler : « En poursuivant « de nouvelles formes de solidarité »[75], les associations de travailleurs doivent s’orienter vers l’assomption de plus grandes responsabilités, non seulement dans le cadre des mécanismes traditionnels de la redistribution, mais aussi à l’égard de la production de la richesse et de la création de conditions sociales, politiques et culturelles qui permettent à tous ceux qui peuvent et désirent travailler d’exercer leur droit au travail, dans le plein respect de leur dignité de travailleurs. Le dépassement graduel du modèle d’organisation basé sur le travail salarié dans la grande entreprise rend opportune en outre la mise à jour des normes et des systèmes de sécurité sociale qui ont servi à protéger les travailleurs jusqu’à présent , tout en préservant leurs droits fondamentaux. »[76]

Les systèmes actuels de sécurité sociale sont inadaptés : « la transition actuelle marque le passage du travail salarié à durée indéterminée, conçu comme une place fixe, à un parcours de travail caractérisé par une pluralité d’activités ; d’un monde du travail compact, défini et reconnu, à un univers de travaux diversifié, fluide, riche de promesses, mais aussi chargé d’interrogations préoccupantes, spécialement face à l’incertitude croissante quant aux perspectives d’emplois, aux phénomènes persistants du chômage structurel, à l’inadaptation des systèmes actuels de sécurité sociale. Les exigences de la concurrence, de l’innovation technologique et de la complexité des flux financiers doivent être harmonisés avec la défense du travailleur et de ses droits. »[77]

Sécurité sociale, certes, assistance, certes, par solidarité mais dans le respect de la subsidiarité, sans céder à ce que le Compendium de la doctrine sociale de l’Église appelle « assistantialisme »⁠[78] et à l’étatisme.


1. CA 11.
2. Id.
3. CDSE 336.
4. SRS 15.
5. CA 16.
6. CDSE 186.
7. L’État doit « déterminer le cadre juridique à l’intérieur duquel se déploient les rapports économiques », « sauvegarder ainsi les conditions premières d’une économie libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties, d’une manière telle que l’une d’elles ne soit pas par rapport à l’autre puissante au point de la réduire pratiquement en esclavage. » Pratiquement, l’État et la société (car ce n’est pas de la seule responsabilité de l’État) doivent « défendre le travailleur contre le cauchemar du chômage. Cela s’est réalisé historiquement de deux manières convergentes : soit par des politiques économiques destinées à assurer une croissance équilibrée et une situation de plein emploi ; soit par des assurances contre le chômage et par des politiques de recyclage professionnel appropriées pour faciliter le passage des travailleurs de secteurs en crise vers d’autres secteurs en développement.
   En outre, la société et l’État doivent assurer des niveaux de salaire proportionnés à la subsistance du travailleur et de sa famille, ainsi qu’une certaine possibilité d’épargne. Cela requiert des efforts pour donner aux travailleurs des connaissances et des aptitudes toujours meilleures et susceptibles de rendre leur travail plus qualifié et plus productif ; mais cela requiert aussi une surveillance assidue et des mesures législatives appropriées pour couper court aux honteux phénomènes d’exploitation, surtout au détriment des travailleurs les plus démunis, des immigrés ou des marginaux. Dans ce domaine, le rôle des syndicats, qui négocient le salaire minimum et les conditions de travail, est déterminant.
   Enfin, il faut garantir le respect d’horaires « humains » pour le travail et le repos, ainsi que le droit d’exprimer sa personnalité sur les lieux de travail, sans être violenté en aucune manière dans sa conscience ou dans sa dignité. Là encore, il convient de rappeler le rôle des syndicats, non seulement come instruments de négociation mais encore comme  »lieux » d’expression de la personnalité : ils sont utiles au développement d’une authentique culture du travail et ils aident les travailleurs à participer d’une façon pleinement humaine à la vie de l’entreprise. » (CA 15).
8. CDSE 168.
9. CA 10.
10. « L’action de l’État et des autres pouvoirs publics doit se conformer au principe de subsidiarité et créer des situations favorables au libre exercice de l’activité économique ; elle doit aussi s’inspirer du principe de solidarité et établir des limites à l’autonomie des parties pour défendre les plus faibles. La solidarité sans subsidiarité peut en effet facilement dégénérer en assistantialisme, tandis que la subsidiarité sans solidarité risque d’alimenter des formes de régionalisme égoïste. Pour respecter ces deux principes fondamentaux, l’intervention de l’État dans le domaine économique ne doit être ni envahissante, ni insuffisante, mais adaptée aux exigences réelles de la société (…). » (CDSE 351).
11. CA 15.
12. CA 22.
13. CDSE 91.
14. CA 35.
15. CA 42.
16. CA 34.
17. « L’acte de justice consiste à rendre à chacun son dû » (Somme Théologique, IIa IIae, qu 58). Et ce qui est dû à l’homme, c’est d’abord son humanité.
18. CA 34.
19. Cf. CA 49: « L’individu est souvent écrasé aujourd’hui entre les deux pôles de l’État et du marché. En effet, il semble parfois n’exister que comme producteur et comme consommateur de marchandises, ou comme administré de l’État, alors qu’on oublie que la convivialité n’a pour fin ni l’État ni le marché, car elle possède en elle-même une valeur unique que l’État et le marché doivent servir. L’homme est avant tout un être qui cherche la vérité et qui s’efforce de vivre selon cette vérité, de l’approfondir dans un dialogue constant qui implique les générations passées et à venir. »
20. Cf. CA 49 « Il est urgent de promouvoir non seulement des politiques de la famille, mais aussi des politiques sociales qui aient comme principal objectif la famille elle-même, en l’aidant, par l’affectation de ressources convenables et de moyens efficaces de soutien, tant dans l’éducation des enfants que dans la prise en charge des anciens, afin d’éviter à ces derniers l’éloignement de leur noyau familial et de renforcer les liens entre les générations. » La famille est la première « communauté de travail et de solidarité ». Et des groupes sociaux intermédiaires sont aussi des lieux de solidarité qui « acquièrent la maturité de vraies communautés de personnes et innervent le tissu social, en l’empêchant de tomber dans l’impersonnalité et l’anonymat de la masse. » La famille et les corps intermédiaires doivent, par leur antériorité et leur valeur humaine, être respectés par l’État et le marché.
21. Cf. CDSE 291 : « Les problèmes de l’emploi interpellent les responsabilités de l’État, auquel il revient de promouvoir des politiques actives de travail, aptes à favoriser la création d’opportunités de travail sur le territoire national, en stimulant à cette fin le monde productif. »
22. « La première structure fondamentale pour une « écologie humaine » est la famille (…) fondée sur la mariage (…) sanctuaire de la vie... » (CA 39).
23. L’idolâtrie du marché est le titre d’un livre de Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert (Critique théologique de l’économie de marché, Collection Libération, Cerf, 1993), dont nous parlerons plus loin.
24. CA 40.
25. Cf. CDSE 352: « Pour remplir la tâche qui est la sienne, l’État doit élaborer une législation opportune, mais aussi orienter judicieusement les politiques économiques et sociales, afin de ne jamais devenir prévaricateur dans les diverses activités du marché, dont le déroulement doit demeurer libre de superstructures et de contraintes autoritaires ou, pire encore, totalitaires. »
26. CA 48.
27. Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 18-7-1947.
28. Id..
29. Id.. Le CDSE commente ainsi ce passage : « Diverses circonstances peuvent porter l’État à exercer une fonction de suppléance. Que l’on pense, par exemple, aux situations où il est nécessaire que l’État stimule l’économie, à cause de l’impossibilité pour la société civile d’assumer cette initiative de façon autonome ; que l’on pense aussi aux réalités de grave déséquilibre et d’injustice sociale où seule l’intervention publique peut créer des conditions de plus grande égalité, de justice et de paix. A la lumière du principe de subsidiarité, cependant, cette suppléance institutionnelle ne doit pas se prolonger ni s’étendre au-delà du strict nécessaire, à partir du moment où elle ne trouve sa justification que dans le caractère d’exception de la situation. En tout cas, le bien commun correctement compris, dont les exigences ne devront en aucune manière contraster avec la protection et la promotion de la primauté de la personne et de ses principales expressions sociales, devra demeurer le critère de discernement quant à l’application du principe de subsidiarité. » (N° 188).
30. Le P. Sertillanges avait déjà mis en évidence le « lyrisme de nature évidemment mystique » de Marx et « le caractère d’hérésie chrétienne » de sa théorie qui se présente comme un « décalque » de l’histoire du salut. (Cf. Le christianisme et les philosophes, L’âge moderne, Aubier, 1941, pp. 217-224).
31. Cf. Marx et l’usage des symboles bibliques, in ASSMANN et HINKELAMMERT, op. cit., pp. 327-347. Hugo Assmann, théologien brésilien, né en 1933, a fondé le département œcuménique d’investigations (DEI) au Costa Rica, enseigne à l’université méthodiste de Piracicaba (Brésil). Franz Hinkelammert, économiste allemand, né en 1931, enseigne dans diverses université d’Amérique centrale et travaille au DEI.
32. Assmann revient à l’image du gâteau, si chère aux économistes, « à l’image du gâteau, déjà préparé, mais que personne ne doit partager, parce que le gâteau doit d’abord grandir pour que la sagesse du marché puisse se charger, un jour, d’en distribuer une part à tous. De telles fantaisies dépassent les facultés d’imagination de tout pâtissier, qui sait parfaitement que les gâteaux qui existent déjà peuvent être partagés, ce qui n’empêche aucunement d’en fabriquer d’autres. Si nous passons du gâteau au pain, se présente alors bien vite l’idée d’une eucharistie éternellement ajournée. » (Op. cit., pp. 205-206).
33. Op. cit., p. 256.
34. Id., p. 261. L’auteur affirme « le primat du politique » et « le primat du spirituel », faisant justement remarquer que « lorsque je connais des difficultés matérielles, il s’agit pour moi d’un problème matériel ; mais lorsque c’est mon prochain qui connaît des difficultés matérielles, il s’agit pour moi d’un problème spirituel ». (Id., p. 262).
35. L’histoire du ciel, Problèmes du fondamentalisme chrétien, in L’idolâtrie du marché, op. cit., p. 325.
36. HINKELAMMERT Fr., Economie et théologie, in L’idolâtrie du marché, op. cit., pp. 365- 366.
37. QA 577 et 573 in Marmy.
38. Le mot se trouve chez Paul VI. Aux chefs d’entreprise italiens, il demandait « que l’on dépasse le particularisme des intérêts et des mentalités qui aujourd’hui opposent (…) l’initiative particulière à l’initiative rationnellement planifiée. » (Allocution du 8-6-1964, in DC 1964, col. 805).
39. BIGO P., op. cit., p. 473.
40. HINKELAMMERT Fr., Economie et théologie, op. cit., pp. 354 et 361.
41. PERENNES Jean-Jacques, assistant du maître général des Dominicains pour la vie apostolique et Justice et Paix, et PUEL Hugues, secrétaire général d’Economie et Humanisme. (L’idolâtrie du marché, op. cit., pp. 13-17).
42. Cf. CDSE 353 commentant CA 48: « Il faut que le marché et l’État agissent de concert l’un avec l’autre et deviennent complémentaires. Le marché libre ne peut avoir des effets bénéfiques pour la collectivité qu’en présence d’une organisation de l’État qui définisse et oriente la direction du développement économique, qui fasse respecter des règles équitables et transparentes, qui intervienne également d’une façon directe, pour la durée strictement nécessaire, dans les cas où le marché ne parvient pas à obtenir les résultats d’efficacité désirés et quand il s’agit de traduire dans la pratique le principe de redistribution. Dans quelques secteurs, en effet, en faisant appel à ses propres mécanismes, le marché n’est pas en mesure de garantir une distribution équitable de certains biens et services essentiels à la croissance humaine des citoyens : dans ce cas, la complémentarité entre l’État et le marché est plus nécessaire que jamais. »
43. CDSE 354.
44. Il est piquant de constater qu’en 2020, trois personnalités très différentes aient signé un article intitulé : Léviathan, sors de ton confinement ! (La Libre Belgique, 1er avril 2020), pour réclamer non pas un État totalitaire mais pour restaurer une juste autorité de l’État face à l’hypercapitalisme qui a dépouillé l’État de son efficacité. il s’agit de Bruno Colmant, économiste, professeur à l’UCL, d’Eric de Beukelaer, vicaire épiscopal du diocèse de Liège et de Baudouin Decharneux, philosophe, professeur à l’ULB.
45. NANDRIN Jean-Pierre, Le droit, instrument de transformation ?, in La Libre Belgique, 23-4-2003. J.-P. Nandrin est professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis et à l’UCL.L’auteur fait cette remarque : « Le droit n’est pas une bulle hors du temps. Image de la société, il en est aussi un instrument de transformation pour autant que ses hérauts ne le figent pas dans un culte glacial. » Un autre auteur souligne la capacité d’adaptation de l’État-providence : Il « a vu le jour au XIXe siècle avec l’avènement du suffrage universel, et (…) s’est étoffé tout au long du XXe siècle au gré de l’adaptation des régimes de protection étatiques aux risques sociaux inhérents à l’économie de marché (…). » (RAPHAËL Laurent, Le droit social à la moulinette libérale, in La Libre Belgique, 23-4-2003).
46. RAES J., op. cit., pp. 176-177.
47. Cf. VANDENBROUCKE Frank, (VDB) L’État social actif: une ambition européenne, Exposé du 13 décembre 1999, Amsterdam, disponible sur http://minsoc.fgov.be et De LATHOUWER Lieve (DL), L’État social actif et les incitants négatifs : les suspensions et sanctions dans l’assurance-chômage, Centrum voor Sociaal Beleid, Universiteit Antwerpen, Décembre 2000.
48. VDB, p. 3 et DL pp. 2 et 4.
49. DL, p. 4. Plus le niveau de formation est faible et plus le risque d’exclusion grandit. (VDB, p. 2).
50. A propos de la proportion de population active occupée par rapport à l’ensemble de la population, le rapport La politique fédérale de l’emploi, Rapport d’évaluation 1997 (Ministère fédéral de l’emploi et du travail, rue Belliard, 51, 1040 Bruxelles) nous apprend ceci:
   En Belgique, en arrondissant les chiffres on peut dire qu‘aux alentours de l’an 2000, sur une population totale de 10.000.000, moins de 4.000.000 sont occupés. Dans les 6.000.000 restant, on compte un demi-million de chômeurs. On peut ajouter encore que dans les 4.000.000 occupés, tous les travailleurs ne sont pas producteurs de richesses, loin de là ! (Op. cit., p. 33). Les 5.500.000 d’ »inactifs » ne sont pas tous des enfants en bas âge ou des personnes âgées. Le facteur démographique intervient également : « Les creux, et les pics démographiques caractérisant certaines catégories d’âge de la population influencent directement le volume de la population active. A la fin des années septante, alors que le nombre d’emplois allait en s’amenuisant chaque jour, les jeunes qui entraient sur le marché du travail étaient bien plus nombreux que les travailleurs qui le quittaient pour partir à la retraite. La pression démographique était donc forte et beaucoup de nouveaux entrants ne trouvaient pas d’emploi. Cette conjoncture démographique défavorable s’est immédiatement traduite par une aggravation du chômage. A la veille de l’an 2000, la population potentiellement active tend à se stabiliser entraînant un amenuisement de l‘influence du facteur démographique. » Ce qui est déterminant aussi c’est « la propension à participer au marché du travail », selon le sexe et les tranches d’âge. (Id., p. 31). Ainsi, depuis la fin des années soixante, on constate que la participation des femmes au marché du travail est de plus en plus importante et de plus en plus semblable au modèle masculin mais en s’insérant surtout dans le travail à temps partiel (Id, p.170). d’autre part, Il faut tenir compte aussi dans la société contemporaine de « la chute des taux d’activité aux classes d’âge extrêmes. Les jeunes retardent leur entrée en activité et les plus âgés avancent le moment de leur retrait définitif. Ce sont les taux de scolarité et leur évolution qui permettent de comprendre la participation de plus en plus faible des jeunes à la vie active. Si beaucoup prolongent leurs études pour parfaire leur formation, d’autres le font aussi par crainte des difficultés d’insertion sur le marché du travail. A l’autre extrémité, les mesures de prépension, celles en faveur des chômeurs âgés et l’assouplissement de la fin de carrière ont, dans une certaine mesure, permis d’amortir les effets des restructurations de l’appareil de production. Elles ont néanmoins entraîné le retrait complet de la vie active d’une partie substantielle de la main-d’œuvre la plus âgée ». (Id., p. 31).
51. Cf. Pascale Vielle, professeur de Droit social à l’UCL, co-animatrice avec Philippe Pochet, directeur de l’Observatoire social européen, d’un groupe de recherche interdisciplinaire sur l’État social actif, citée par RAPHAËL L., op. cit..
52. Le 14 mars 2003, le Chancelier fédéral présentait l’Agenda 2010 et ses projets de réforme dans une déclaration gouvernementale devant le Bundestag sous le titre « Haut les cœurs pour la paix et haut les cœurs pour le changement ». Parmi les projets, on trouve une plus grande flexibilisation du marché de l’emploi, la limitation de l’indemnisation des chômeurs, la modification de la protection en matière de licenciement (http://fr.bundesregierung.de). De son côté, mais dans le même esprit, la Commission gouvernementale chargée de la réforme du financement des systèmes sociaux proposait de repousser l’âge du départ à la retraite à 67 ans et de limiter sur le long terme la hausse du niveau des pensions (www.professionpolitique.com). Toutes ces propositions ont été critiquées par l’aile gauche du SPD et par la Confédération des syndicats allemands (DGB).
53. Nous emprunterons à Frank Vandenbroucke (op. cit.) les citations de cette brève description.
54. F. Vandenbroucke n’est pas partisan du « revenu de base universel et inconditionnel ». (VDB, p. 8).
55. Les États-Unis, par exemple, avaient, en 1999, un taux d’emploi plus élevé que la Belgique (72% contre 57% en 1999) alors que le taux de pauvreté y était respectivement de 20% contre 5%. Par contre le Danemark parvenait à combiner une forte protection sociale avec un taux de participation élevé (77% d’emploi et 3% de pauvreté).(Source : Ive Marx, Low Pay and Poverty in OECD Countries, Employement Audit, hiver 1999, cité in VDB, p. 8).
56. La participation sociale s’exprime, par exemple, dans les soins prodigués à un membre de la famille ou à un ami, dans un engagement social ou culturel volontaire, dans le temps consacré à une formation, etc.. Dans une telle perspective, les femmes sans emploi et les personnes âgées « ne sont plus considérées comme des personnes dépendantes de fait, mais comme des forces productives dont l’apport peut être précieux dans une collectivité sociale. » (VDB, p. 8).
57. L’auteur explique : « Il s’agit d’une évolution dont nous devons tenir compte en tout état de cause. L’approche classique du social en termes « d’assurance » contre les risques imprévisibles a entraîné sa catégorisation dans les statistiques et l’étude des probabilités, de sorte que l’opinion au sujet du comportement des individus est passée à l’arrière-plan. La question des fautes personnelles et de l’admissibilité d’attitudes individuelles était d’un intérêt secondaire. Ce dernier aspect l’emporte à présent de plus en plus ».(VDB, pp. 8-9).
58. « Mon égalitarisme repose sur la conviction qu’il est injuste de porter préjudice à des individus par rapport à d’autres en raison de caractéristiques ou de circonstances pour lesquelles ils ne sont pas responsables. J’y associe une double conclusion. Premièrement, la recherche d’égalité inclut par définition une question de responsabilité, sinon nous en arrivons à des solutions absurdes (…). Deuxièmement, étant donné que l’idée d’égalité constitue l’essence de la démocratie sociale, nous ne pouvons intégrer la responsabilité individuelle dans notre discours que si cette responsabilité renvoie à une solidarité logique avec les personnes qui, indépendamment de leur volonté, sont victimes des circonstances. » (VDB, p. 9).
59. WRIGHT T., Socialismes. Old and New, London, Routledge, 1996, cité in VDB, p. 10.
60. VDB, pp. 10-11.
61. Cf. VDB, p. 12.
62. Certains auteurs libéraux se demandent si l’excès de sécurité sociale n’est pas générateur d’insécurité sociale. d’aucuns prétendraient que « la protection sociale incite les couches les plus pauvres à procréer plus que de besoin et engendre un sous-prolétariat à l’intelligence trop rudimentaire pour s’intégrer à la société moderne ». B. Majnoni d’Intigano accuse R. Herrnstein et Ch. Murray, auteurs d’un livre qui a été un succès de librairie aux USA : The Bell Curve, Intelligence and Class Structure in American Life, The Free Press, 1994. Richard Herrnstein, décédé en 1994, était professeur de psychologie à Harvard tandis que Charles Murray est chercheur en sciences politiques à l’American Enterprise Institute, auteur, notamment, de Losing Ground American Social Policy, 1950-1980, Basic Books, 1984, où il affirme que les politiques sociales mises en place aux USA dans les années soixante ont fait plus de mal que de bien (cf. www.douance.org).. Ces auteurs constatent que, depuis la deuxième guerre mondiale, le QI s’affirme de plus en plus comme un prédicteur plus fiable de la réussite sociale future que la situation socio-économique des parents dans la mesure où la société s’est réorganisée de manière assez spectaculaire en fonction du QI. Hernstein et Murray mettent en évidence des différences génétiques mesurables du niveau d’intelligence entre les races. Ainsi, le quotient intellectuel des noirs et des hispaniques serait inférieur à celui des blancs.
   Ce livre a soulevé une énorme polémique. Les calculs statistiques des deux auteurs sont contestés par les spécialistes comme Thierry Foucart qui écrit : « les auteurs Murray et Herrnstein, se fondant sur des analyses statistiques nombreuses et relativement complexes comme des régressions linéaires multiples et logistiques, interprètent des résultats d’une façon pourtant très contestable : ils prétendent ni plus ni moins apporter une preuve scientifique de l’infériorité de certaines races sur d’autres. Les résultats de leurs analyses statistiques montrent selon eux qu’aux États-Unis, les noirs ont une moins bonne réussite sociale que les autres races toutes choses égales par ailleurs. Comment un journaliste ou un philosophe convaincu de l’égalité entre hommes peut-il contester les résultats d’un modèle linéaire et l’interprétation d’un coefficient de corrélation partielle ? Les arguments dont il dispose relèvent des sciences « molles » et lui paraissent bien faibles - à tort - par rapport à une argumentation relevant des sciences « dures ». La contestation de cette thèse est surtout le fait de scientifiques : la plus connue a été publiée par S.J. Gould, dans son ouvrage « La mal-mesure de l’homme » (Odile Jacob, 1997). Sa démarche consiste à montrer les limites des méthodes statistiques utilisées par Murray et Herrnstein, ce qui lui permet de contredire totalement leurs raisonnements et de mettre en évidence l’idéologie raciste sous-jacente. Il a utilisé la même démarche scientifique que les auteurs dont il condamne les conclusions ». ( Statistique et idéologies scientifiques, Communication au laboratoire de mathématiques, équipe de probabilités, 11-12-2003, disponible sur www2.univ-poitiers.fr).
63. Cf. DELAVAUX Joëlle, Du souffle pour l’égalité, in En Marche, 16-1-2003, p. 7 ; LEBEAU Etienne, État social actif, un bilan ambigu, in Démocratie, 1er décembre 2002.
64. LEBEAU E., L’État social actif et ses lacunes, in Démocratie, 15-5-2002.
65. Il existe dans chaque commune ou groupe de communes en Belgique, une Agence Locale pour l’Emploi (ALE) qui, en collaboration avec l’Office national de l’emploi, propose des contrats de travail à certains demandeurs d’emploi, volontaires, ou inscrits d’office à l’ALE. Ces contrats leur permettent d’exercer certaines activités pour le compte d’utilisateurs: familles, associations non-commerciales, autorités locales, écoles, entreprises du secteur agricole ou horticole (cf. www.zero8.be).
66. VIELLE Pascale, in RAPHAËL L., op. cit..
67. CA, 48.
68. « Certaines formes de concentration, de bureaucratisation, d’assistance, de présence injustifiée et excessive de l’État et de l’appareil public contrastent avec le principe de subsidiarité (…). » (CDSE 187).
69. CDSE 346.
70. CDSE 356.
71. GS 69 § 2.
72. CDSE 229.
73. CDSE 180 avec références à GS 69 et Justice et paix : « Pour une meilleure répartition de la terre. Le défi de la réforme agraire, 1997.
74. CDSE 181.
75. JEAN-PAUL II, Message aux participants au Symposium international sur le Travail, (14-9-2001), OR 25-9-2001, p. 9.
76. CDSE 309.
77. CDSE 314.
78. CDSE 351.

⁢iv. Le problème de l’impôt et des finances publiques.

Les différentes tâches qui attendent l’État en matière économique et sociale, ont bien sûr un coût qui s’ajoute à toutes les dépenses nécessaires au fonctionnement des services publics, à l’ordre public, à la sécurité intérieure et extérieure, etc..

L’impôt est, de soi, dans cette perspective, tout à fait légitime.

Cet avis s’enracine dans « la diatribe sur l’impôt à payer à César »[1]: « le pouvoir temporel a droit à ce qui lui est dû : Jésus ne considère pas l’impôt à César comme injuste. »[2] De même, Paul « insiste sur le devoir civique de payer les impôts : « Rendez à chacun ce qui lui est dû : à qui l’impôt, l’impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur, l’honneur »[3]. Toutefois Paul n’entend pas par là « légitimer tout pouvoir mais plutôt aider les chrétiens à « avoir à coeur ce qui est bien devant tous les hommes »[4], même dans les rapports avec l’autorité, dans la mesure où celle-ci est au service de Dieu pour le bien de la personne[5] et « pour faire justice et châtier qui fait le mal »[6] ».⁠[7]

Saint Thomas, éclairé par la parole du Christ,  »Rendez à César…​ », déclare : « Il arrive que les revenus du prince soient insuffisants pour protéger ses États et assurer ce que l’on attend raisonnablement de lui. En pareil cas, il est juste que les sujets contribuent à procurer l’utilité commune. De là vient que dans quelques États, en raison d’anciennes coutumes, certaines taxes sont imposées aux sujets, qui ne sont pas excessives et qui peuvent être perçues sans péché. En sorte qu’un prince, qui est établi pour l’utilité commune, peut vivre des choses communes, et gérer les affaires communes par des revenus afférents, ou si ces derniers manquent ou s’avèrent insuffisants, par ceux qui sont collectés auprès de tous. La même raison s’applique aux cas extraordinaires, lorsqu’il faut engager de grandes dépenses pour l’utilité commune ou le maintien de la dignité du statut princier, à quoi ne suffisent pas ses revenus propres ou les impôts courants, par exemple en cas d’invasion ou toute autre circonstance semblable. Les princes peuvent alors licitement exiger de leurs sujets, pour l’utilité commune, d’autres impôts en sus des impôts courants. Mais ce ne serait pas du tout licite si ces nouveaux impôts étaient institués pour satisfaire leur seule passion ou pour des dépenses désordonnées et excessives. »[8]

Dans l’enseignement moderne de l’Église, le sujet de l’impôt et des finances publiques n’a pas donné lieu à de nombreuses prises de position. Mais nous savons déjà que le problème de l’impôt est lié au problème de la propriété privée : « L’État doit tendre, selon les normes de la justice distributive, à une répartition équitable du revenu national entre tous les membres et entre toutes les classes de la nation ; il a le devoir d’empêcher une concentration excessive de la propriété par des impôts directs ou indirects, éventuellement même par des mesures d’expropriation, celles-ci étant subordonnées à une indemnité convenable. »[9]

d’une part, l’impôt est lié. Toutefois, dans les documents qui en parlent, la leçon est toujours, en bref, la même : modération.

Pour Léon XIII, « ...ce qui fait une nation prospère » entre autres: « un taux modéré et une répartition équitable des impôts »[10] ; « Il ne faut pas que la propriété privée soit épuisée par un excès de charges et d’impôts. »⁠[11]

De même, Pie XII déclarera qu’« Il serait contre nature de se vanter comme d’un progrès d’un développement de la société qui, ou par l’excès des charges, ou par celui des ingérences immédiates, rendrait la propriété privée vide de sens, enlevant pratiquement à la famille et à son chef la liberté de poursuivre la fin assignée par Dieu au perfectionnement de la vie familiale »[12].

Ce Souverain Pontife reviendra plus longuement sur cette question devant un parterre de spécialistes, car c’est un problème important⁠[13]. En effet, les questions des finances publiques « occupent le centre des luttes politiques et sont souvent devenues le point névralgique des discussions les plus passionnées, non sans péril d’ailleurs pour l’équilibre de la structure interne de l’État. » d’autre part ces problèmes complexes sont souvent discutés par des personnes incompétentes. Enfin, après la guerre on a vu l’État prendre une place de plus en plus grande dans la vie de la société. La tendance à l’étatisation a entraîné des charges et des dépenses supplémentaires de la part des pouvoirs publics : « Les besoins financiers de chacune des nations, grandes ou petites, se sont formidablement accrus. La faute n’en est pas aux seules complications ou tensions internationales ; elle est due aussi, et plus encore peut-être, à l’extension démesurée de l’activité de l’État, activité qui, dictée trop souvent par des idéologies fausses ou malsaines, fait de la politique financière, et tout particulièrement de la politique fiscale, un instrument au service de préoccupations d’un ordre différent. »

Dans ces matières très délicates, il est indispensable de construire une politique fiscale autour « de principes fondamentaux clairs, simples, solides », faute de quoi « la science et l’art des finances publiques »[14] sont réduits « au rôle d’une technique et d’une manipulation purement formelles. » Cette dégradation a des conséquences fâcheuses « sur la mentalité des individus ». Non seulement il comprend de moins en moins les affaires financières de l’État mais, même dans les meilleures circonstances, « il soupçonne toujours quelque menée mystérieuse, quelque arrière-pensée malveillante, dont il doit prudemment se défier et se garder ». Pie XII voit là « la cause profonde de la déchéance de la conscience morale du peuple - du peuple à tous les échelons - en matière de bien public, en matière fiscale principalement ».

Les pouvoirs publics doivent donc s’abstenir « de ces mesures, qui, en dépit de leur virtuosité technique, heurtent et blessent dans le peuple le sens du juste et de l’injuste, ou qui relèguent à l’arrière-plan sa force vitale, sa légitime ambition de recueillir le fruit de son travail, son souci de la sécurité familiale, toutes considérations qui méritent d’occuper dans l’esprit du législateur la première place, non la dernière. »

Ceci dit, Pie XII va définir la fonction essentielle des finances publiques : « Le système financier de l4etat doit viser à réorganiser la situation économique de manière à assurer au peuple les conditions matérielles de vie indispensables à poursuivre la fin suprême assignée par le Créateur : le développement de sa vie intellectuelle, spirituelle et religieuse. » Ceci demande de la part des responsables: « désintéressement » et le souci du « vrai bien du peuple ».

Rassemblant l’essentiel des brefs passages des messages pontificaux consacrés à l’impôt et aux finances publiques, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église confirme⁠[15] : « Les recettes fiscales et la dépense publique revêtent une importance économique cruciale pour chaque communauté civile et politique: l’objectif vers lequel il faut tendre consiste en des finances publiques capables de se proposer comme instrument de développement et de solidarité. Des finances publiques équitables et efficaces produisent des effets vertueux sur l’économie, car elles parviennent à favoriser la croissance de l’emploi, à soutenir les activités des entreprises et les initiatives sans but lucratif, et contribuent à accroître la crédibilité de l’État comme garant des systèmes de prévoyance et de protection sociales, destinés en particulier à protéger les plus faibles.

Les finances publiques s’orientent vers le bien commun quand elles s’en tiennent à quelques principes fondamentaux : paiement des impôts comme spécification du devoir de solidarité[16] ; rationalité et équité dans l’imposition des contributions ; rigueur et intégrité dans l’administration et dans la destination des ressources publiques. Dans la distribution des ressources, les finances publiques doivent suivre les principes de la solidarité, de l’égalité, de la mise en valeur des talents, et accorder une grande attention au soutien des familles, en destinant à cette fin une quantité appropriée de ressources. »


1. Cf Mc 12, 13-17 ; Mt 22, 15-22 ; Lc 20, 20-26.
2. CDSE 379.
3. Rm 13, 7.
4. Rm 12, 17.
5. Cf. Rm 13, 4 ; 1 Tm 2, 1-2 ; Tt 3, 1.
6. Rm 13, 4.
7. CDSE 380.
8. St Thomas, Lettre à la duchesse de Brabant, in Petite somme politique, op. cit., p. 201.
9. Van GESTEL C., La doctrine sociale de l’Église, La Pensée catholique, 1956, p. 220.
10. RN 464.
11. RN 483.
12. PIE XII Radio-message La Solennità 1-6-1941.
13. PIE XII, Discours aux congressistes de l’Institut international des Finances publiques, 2-10-1948.
14. Le choix des mots est important. Le problème des finances publiques comporte un aspect technique mais ne s’y résout pas. Il y a une part qui échappe à la science et qui relève de la prudence politique.
15. CDSE 355.
16. Le CEC (2409) condamne la fraude fiscale. Cette prise de position est logique puisque l’impôt est une manière d’être solidaire et de corriger un peu les inégalités. Toutefois, cet impôt doit resté modéré comme il a été répété. L’impôt peut être excessif et mettre en péril le budget des familles ou des entreprises. A ce moment, on peut certainement faire intervenir le principe de légitime défense. De même lorsque l’on sait que l’impôt va servir à financer une pratique scandaleuse, on peut invoquer l’objection de conscience. Mais on ne peut refuser ce qui est réclamé en toute justice et sans porter préjudice à l’essentiel.

⁢a. Benoît XVI

Dans une « société toujours plus globalisée »[1], face à « l’explosion de l’interdépendance planétaire »[2], Benoît XVI ne peut que constater que « le nouveau contexte commercial et financier international marqué par une mobilité croissante des capitaux financiers et des moyens de productions matériels et immatériels, a modifié le pouvoir politique des États. »[3] Les systèmes de protection et de prévoyance existants sont menacés. les délocalisations, les formes nouvelles de compétition, la diversité fiscale, la dérégulation du monde du travail, le chômage, l’éclectisme cultuel et le nivellement culturel, la faim, la mentalité et les pratiques antinatalistes, la négation du droit à la liberté religieuse, le sur-développement et le sous-développement, le morcellement du savoir et le rationalisme déstabilisent le pouvoir politique de l’État, disloquent les sociétés et rendent le monde chaotique.⁠[4] Des solutions neuves sont nécessaires pour restaurer plus de justice et de fraternité certes mais vu l’ampleur des problèmes, nous l’avons vu, Benoît XVI appelle de ses vœux une nouvelle vison économique qui s’articule sur le don et la gratuité. Dans cette optique, l’autorité politique ne peut être négligée : elle a un rôle important à jouer « dans la mise en place d’un nouvel ordre économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine. De même qu’on entend cultiver un entreprenariat différencié sur le plan mondial, ainsi doit-on promouvoir une autorité politique répartie et active sur plusieurs plans. L’économie intégrée de notre époque n’élimine pas le rôle des États, elle engage plutôt les gouvernements à une plus forte collaboration réciproque. la sagesse et la prudence nous suggèrent de ne pas proclamer trop hâtivement la fin de l’État. Lié à la solution de la crise actuelle, son rôle semble destiné à croître, tandis qu’il récupère nombre de ses compétences. »[5] Nous verrons à ce point de vue, en abordant la question du développement des peuples, la nécessité, au-delà de l’État, de l’établissement d’une véritable « Autorité politique mondiale »[6] que souhaitait déjà Jean XXIII⁠[7].


1. CV 19.
2. CV 33.
3. CV 24.
4. CV 25-33.
5. CV 41.
6. CV 67.
7. PT 127-142.

⁢b. François

Si Benoît XVI était particulièrement sensible à la crise financière et économique, et que François, lui, s’intéresse à la crise environnementale, ils sont tous les deux d’accord pour plaider en faveur d’une restauration de l’État et de la nécessité d’un consensus mondial, les deux crises étant d’ailleurs liées comme atteinte au bien commun.

François rappelle que « face à la possibilité d’une utilisation irresponsable des capacités humaines, planifier, coordonner, veiller et sanctionner sont des fonctions impératives de chaque État. » Mais le « cadre politique et institutionnel n’est pas là seulement pour éviter les mauvaises pratiques, mais aussi pour encourager les bonnes pratiques, pour stimuler la créativité qui cherche de nouvelles voies, pour faciliter les initiatives personnelles et collectives. »[1] « La politique, explique le pape, ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. Aujourd’hui, en pensant au bien commun, nous avons impérieusement besoin que la politique et l’économie, en dialogue, se mettent résolument au service de la vie, spécialement de la vie humaine. »[2]

De plus, dans un monde interdépendant, « un consensus mondial devient indispensable »[3], « des accords internationaux sont urgents »[4], « la maturation d’institutions internationales devient indispensable », bref, une véritable « Autorité politique mondiale » est nécessaire.⁠[5]


1. LS 177.
2. LS 189.
3. LS 164.
4. LS 173.
5. LS 175.

⁢v. Conclusion partielle

Le philosophe peut nous aider à comprendre le rôle nécessaire de l’autorité publique en matière sociale et économique. P. Ricoeur, dans une réflexion sur le concept de « juste »⁠[1] insiste sur la « juste distance entre les antagonistes des partages, des échanges et des rétributions que notre indignation dénonce comme injustes. » La justice a, précisément, pour but de mettre à distance les protagonistes : « Juste distance, médiation d’un tiers, impartialité s’énoncent comme les grands synonymes du sens de la justice (…)  ». La « juste distance » implique la médiation d’un tiers et son impartialité pour éviter la guerre et garantir la paix. Or l’économie est aujourd’hui de plus en plus considérée comme un champ de bataille : conquérir des marchés, établir des stratégies, vaincre le concurrent, gagner, emporter, se battre pour un emploi sont des expressions courantes. Plus que jamais donc, dans les guerres économiques et les luttes sociales qu’elles engendrent, il est nécessaire qu’un tiers impartial mette à distance les rivaux. En l’occurrence, il ne peut s’agir que de la puissance publique incorruptible qui agit au nom de la justice sociale, qui établit des règles, qui protège le faible.

Tout esprit de bon sens peut souscrire à cette analyse. Et même dans la patrie du libéralisme dur et pur, aux États-Unis, il ne manque pas d’esprits éclairés pour demander à l’État d’équilibrer la force du marché. Ainsi Joseph Stiglitz, ancien conseiller économique de Bill Clinton⁠[2], vice-président de la banque nationale et prix Nobel d’économie, a-t-il fait sensation en publiant coup sur coup deux critiques très fortes du libéralisme, d’autant plus fortes qu’elles n’étaient pas purement intellectuelles mais reposaient aussi sur son expérience aux plus hauts niveaux des rouages de l’économie politique⁠[3]. Il montre les désordres et les dégâts qu’un marché sans régulation, sans direction et sans contrôle, a pu entraîner aux États-Unis et dans le monde⁠[4]. Il s’emploie donc à combattre le « mythe du Grand Méchant État »[5] et à réhabiliter la justice sociale en écrivant : « Nous devons nous préoccuper de la dure situation des pauvres : c’est une obligation morale, reconnue par toutes les religions. C’est aussi une valeur américaine bien ancrée, comme l’indique le début de la Déclaration d’indépendance (…) (qui) exprime l’engagement pour l’égalité (indépendamment de l’ethnie, de la nationalité, du sexe, etc.), et, sans un niveau élémentaire de revenu, la « poursuite du bonheur » n’a pas de sens. »[6] L’auteur récuse « l’économie du ruissellement (qui affirme que tout le monde est gagnant quand on donne de l’argent aux riches) » et réclame le renforcement de l’égalité des chances parmi lesquelles prédomine la « chance » de l’emploi. Ainsi, « le pays utiliserait mieux ses ressources humaines de base puisqu’il permettrait à chacun de vivre au niveau de ses potentialités. Il y aurait plus d’efficacité et plus d’équité. »[7]

d’une manière générale, « maintenir la loi et l’ordre est la première mission de tout gouvernement. Mais la société moderne exige bien plus. Nous nous achetons et vendons les uns aux autres des biens et des services, et l’État remplit une fonction centrale pour réglementer ces échanges : il ne se contente pas, loin de là, d’assurer le respect des contrats. La science économique moderne a contribué à définir les domaines où l’action collective peut être souhaitable, notamment dans les milliers de situations où les marchés ne fonctionnent pas correctement -quand ils ne créent pas assez d’emplois, par exemple. Et nous l’avons déjà noté, même lorsque les marchés sont efficaces, certaines personnes risquent d’avoir un revenu insuffisant pour vivre. »[8] L’action collective est absolument nécessaire pour préserver la liberté et les droits fondamentaux « mais, au fur et à mesure que leur liste s’allonge -droit au respect de la vie privée, droit de savoir ce que fait l’État, droit de choisir, droit à un travail décent, droit aux soins médicaux de base-, l’État devient nécessaire pour permettre aux individus de les exercer. »[9]

Ceci dit, l’auteur montre qu’il serait simpliste d’en rester à la « dichotomie marché-État » et qu’il existe d’autres formes d’action collectives que celle de l’État. Si l’action, collective de l’État fait appel à la contrainte, il y a des formes d’action collectives volontaires. L’auteur cite les ONG et aussi les coopératives : « En Suède, les épiceries coopératives sont tout aussi efficace que leurs homologues à but lucratif. Dans le monde entier, les coopératives agricoles ont joué, et jouent toujours, un rôle important, tant pour procurer du crédit que pour commercialiser les produits. Aux États-Unis, pays capitaliste s’il en est, la commercialisation des raisins secs, des amandes et des airelles est dominée par des coopératives. Souvent, les coopératives naissent d’un échec du marché : il était inexistant, ou dominé par des firmes âpres au gain qui, disposant d’un pouvoir de monopole, exploitaient les agriculteurs. »[10]

Ces quelques extraits nous donnent une idée précise de la thèse défendue par Joseph Stiglitz. Les faits l’ont amené à redécouvrir le rôle irremplaçable de l’État, rôle primordial et subsidiaire d’un État soucieux de justice sociale et respectueux de l’initiative personnelle et collective.

L’Église n’est donc pas seule à proclamer que l’intervention de l’État en matières économique et sociale est légitime et nécessaire. S’il existe aussi une sphère légitime d’autonomie pour les activités économiques, si on ne peut accepter l’étatisation des instruments de production parce qu’elle réduirait chaque citoyen à n’être qu’une pièce dans la machine de l’État, on ne peut accepter non plus que l’État laisse totalement le domaine de l’économie en dehors de son champ d’intérêt et d’action. On sait que le marché ne peut satisfaire de nombreux besoins humains, parmi les plus essentiels : survie, participation, éducation, expression.

Au nom du principe de solidarité, il a le devoir d’intervenir en prêtant une attention particulière aux plus faibles. Et, au nom du bien commun, l’État doit veiller à ce que chaque secteur de la vie sociale, y compris le secteur économique, contribue à promouvoir ce bien commun, tout en respectant la juste autonomie de chacun d’entre eux au nom du principe de subsidiarité.

Au nom du principe de subsidiarité, l’État intervient indirectement en orientant, harmonisant, aidant, contrôlant, en déterminant surtout le cadre institutionnel, juridique et politique à l’intérieur duquel se déploient les rapports économiques. Il sauvegarde ainsi les conditions premières d’une économie libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties, pour éviter la dictature de l’une sur l’autre.⁠[11]

Au nom du principe de solidarité, pour que la liberté soit effective, l’État intervient directement en imposant, pour la défense des plus faibles, l’intérêt de tous et la protection des biens collectifs⁠[12], certaines limites à l’autonomie des parties et certaines mesures d’aide, d’assistance, de surveillance, de soutien, de stimulation. Il veille à ce que l’application des droits humains soit d’abord mise en œuvre par tous les acteurs, personnes et groupes sociaux.

L’État peut remplir des fonctions de suppléance, limitées dans le temps et justifiées par l’urgence, dans des situations exceptionnelles, lorsque des groupes sociaux ou des ensembles d’entreprises trop faibles ou en cours de constitution ne sont pas à la hauteur de leurs tâches.

Mais l’État est un instrument au service du bien commun. Son rôle doit rester subsidiaire. Si l’on demande trop à l’État ou s’il veut être le premier acteur, il prive la société de ses responsabilités. Alors, les forces humaines s’affaiblissent, les appareils publics s’hypertrophient dans la bureaucratie et les dépenses croissent.

Bref, solidarité, subsidiarité⁠[13] et bien commun restent, de bout en bout, les mots-clés de la réflexion de l’Église sur le rôle de l’État.


1. Le juste, Editions Esprit, 1995, pp. 13-14.
2. L’auteur signale les nombreux « correctifs » que l’administration Clinton a dû apporter au « laisser-aller » de certains gouvernements précédents.
3. Cf. La grande désillusion, Fayard, 2001 et Quand le capitalisme perd la tête, Fayard 2003.
4. « On sait (…) que les marchés ne fonctionnent pas toujours très bien. qu’ils peuvent produire trop (de pollution atmosphérique, par exemple) ou trop peu (d’investissements dans l’éducation, la santé et la recherche). Ils ne sont pas non plus capables de s’autoréguler : il y a de très fortes fluctuations dans le niveau de l’activité économique, avec de longues périodes de chômage massif pendant lesquelles des millions de personnes qui veulent et peuvent travailler ne parviennent pas à trouver d’emploi. Les coûts économiques et sociaux de ces épisodes sont parfois énormes.(…) Les marchés font incontestablement beaucoup de bien, ils sont largement responsables de la grande amélioration des niveaux de vie depuis un siècle, mais ils ont aussi leurs limites, qui parfois ne peuvent être ignorées. (…) Après les scandales financiers, les investissements gaspillés pendant l’expansion, les ressources inutilisées pendant la récession, qui peut encore croire sincèrement que le marché aboutit automatiquement à des résultats efficients ? (…) La réglementation politique peut souvent aider les marchés à mieux fonctionner, par exemple en limitant le champ des conflits d’intérêts, qui n’ont cessé de se manifester dans les cabinets d’experts-comptables, les entreprises et les institutions financières. (…) Dans la vie économique, c’est toujours l’État qui finit par ramasser les morceaux en cas de gros problème. (…) Certes, (…) l a puissance publique, comme les marchés, souffre de toute une série d’imperfections, et elles conduisent à des « échecs de l’État », aussi problématiques que ceux du marché. C’est bien pourquoi État et marchés doivent coopérer, se compléter, chacun compensant les faiblesses de l’autre et prenant appui sur ses forces.
   Il existe des activités où l’État peut faire mieux que le secteur privé. » Et de citer, en exemples, la sécurité, les retraites, la réglementation des transports et des investissements. (Quand le capitalisme perd la tête, op. cit., pp. 46-51). « L’État, par ce qu’il fait et par ce qu’il ne fait pas, a joué un rôle crucial dans de nombreux succès. Où seraient les fortunes amassées dernièrement dans le secteur technologique, par exemple dans la nouvelle économie d’Internet, si l’État n’avait pas financé la recherche qui a créé la Toile ? Beaucoup le comprennent intuitivement : les compagnies pharmaceutiques encouragent le soutien de l’État à la recherche pure, sur laquelle reposent tant de leurs brevets et de leurs profits. » (Id., pp. 367-368).
5. Id., p. 337.
6. L’auteur poursuit : « Je pense aussi que, lorsqu’une société est moins divisée, tout le monde en bénéficie. L’Amérique a l’un des plus gros pourcentages de population carcérale, ce qui tient sûrement en partie au caractère extrêmement inégalitaire de sa société. Il est indigne que, dans le pays le plus riche du monde, beaucoup de pauvres n’aient toujours pas accès à des soins médicaux suffisants et que les taux de mortalité infantile soient plus élevés dans certaines régions que dans des pays très peu développés. » (Id., pp. 358-359).
7. Id., pp. 359-360.
8. Id., p. 368.
9. Id., p. 369.
10. Id., pp. 370-371.
11. « Toute liberté étant un pouvoir - pouvoir de concevoir et pouvoir de faire -, celle-ci doit pouvoir s’exprimer dans un cadre politico-juridique favorable. » (ARONDEL Ph., Morale sociale chrétienne et discours libéral, Mame, 1991, pp. 53-54.)
12. Cf. par exemple, l’article de TÖPFER Klaus, (alors ministre fédéral allemand pour l’Environnement, la Protection de la nature et la Sécurité nucléaire) : Ecologie et politique : la protection de l’environnement comme fin de l’État, in Communio XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, pp. 127 et svtes.
13. Pour Ph. Van Parijs, la liberté prônée par les ultra-libéraux, qui est à la fois « ultra-individualiste et ultra-universaliste » puisqu’« elle accorde à chaque homme et à chaque femme, à l’échelle la plus vaste possible les mêmes droits inconditionnels (…) se situe de ce fait à l’extrême opposé du « principe de subsidiarité ». » Principe dont Van Parijs trouve les justifications peu convaincantes. Partisan de l’allocation universelle, il rappelle que « l’attitude « libérale » consiste à refuser d’imposer une conception particulière. Accordant à chacun un égal respect, elle implique que l’on donne à chacun la plus grande liberté réelle de mener sa vie à sa guise, avec pour seule obligation de respecter la liberté semblablement concédée aux autres. Le fainéant et l’égoïste, dans cette perspective, ont droit au même revenu inconditionnel que les autres, rien bien sûr ne pouvant par ailleurs leur garantir, respectivement, le même revenu total qu’au zélé, ni la même affection qu’à l’altruiste. (…​) Il n’y a là rien qui soit susceptible de choquer l’intuition morale de la plupart d’entre nous (…​). » (qu’est-ce qu’une société juste ?, Seuil, 1991, pp. 228-231).

⁢vi. Pour compléter la conclusion…

Pour qu’une vie économique et sociale saine et pleinement respectueuse de tout l’homme dans tout homme, puisse s’épanouir, elle a besoin de certaines conditions juridiques et politiques que seul l’État peut garantir pour que se réalisent prioritairement, au profit d’un nombre toujours plus grand de personnes, les objectifs les plus importants du bien commun. Une bonne économie demande d’abord une bonne politique : « Divers pays ont besoin de réformer certaines structures injustes et notamment leurs institutions politiques afin de remplacer des régimes corrompus, dictatoriaux et autoritaires par des régimes démocratiques qui favorisent la participation. C’est un processus que nous souhaitons voir s’étendre et se renforcer, parce que la « santé » d’une communauté politique - laquelle s’exprime par la libre participation et la responsabilité de tous les citoyens dans les affaires publiques, par la fermeté du droit, par le respect et la promotion des droits humains - est une condition nécessaire et une garantie sûre du développement de « tout l’homme et tous les hommes » »[1]. Ce que Jean-Paul II dit des pays en voie de développement vaut aussi pour les pays développés où l’on oublie, la plupart du temps, que le bien commun n’étant pas d’abord un bien d’ordre matériel mais d’ordre spirituel.

Pour ne pas l’oublier et conserver le sens de la juste hiérarchie des valeurs sans laquelle il serait vain de parler de liberté, de justice et de solidarité, des conditions culturelles et morales sont aussi indispensables à l’établissement et à la pérennité d’une vie économique et sociale harmonieuse, comme à sa justification.

Les structures et les lois ne peuvent seules insuffler les vertus nécessaires à l’exercice de la solidarité dans la liberté : respect de l’autre, attention au plus pauvre, sens de l’égalité et de la responsabilité.⁠[2]

Non seulement l’État n’est pas capable d’assurer ces conditions mais même s’il détenait ce pouvoir, il faudrait le lui enlever ou, du moins, ne pas lui en laisser le monopole. L’éducation n’est pas d’abord l’affaire de l’État et si elle le devenait, la tyrannie ne serait pas loin.⁠[3]

On se souvient des analyses de Benjamin Barber et d’Hilary Clinton⁠[4] qui, en fidèles disciples d’Alexis de Tocqueville⁠[5], font remarquer que « l’État et le marché sont incapables, par eux-mêmes, d’asseoir une société libre. »[6] La tâche qui consiste à former des citoyens libres (par rapport à l’État), désintéressés (par rapport au marché), revient aux familles, aux écoles, aux églises, aux associations bénévoles, caritatives, indépendantes.

Joseph Stiglitz, de son côté, remarque que « si les réglementations et autres mesures de l’État visent à limiter l’ampleur des externalités négatives, la « bonne conduite » est assurée, pour l’essentiel, par les normes de comportement et par l’éthique - les idées sur ce qui est « bien » et ce qui est « mal ». »[7] Sans étudier les moyens de redressement et en comptant surtout sur l’effet de balancier, il constate avec regret que « les normes et l’éthique ont changé ». Il insiste sur « l’importance de vertus traditionnelles comme la confiance et la loyauté dans le fonctionnement de notre système économique. » Vertus malheureusement éclipsées par l’exaltation de l’intérêt personnel.

L’Église, elle aussi, est bien consciente de l’importance de l’éthique et de l’éducation dans la perspective d’un développement authentique et souhaite « que les pays en voie de développement favorisent l’épanouissement de tout citoyen, par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations »[8]. Mais elle va plus loin : « La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleures formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira donc que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5), en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (1 Cor 12, 26) ».⁠[9]

L’évangélisation ne peut être sans effet sur la vie économique et sociale et l’on peut même dire que celle-ci n’atteint sa pleine qualité humaine que grâce à la Parole de Dieu. Comment justifier et promouvoir la justice sociale et la tempérance, par exemple, hors de la vision chrétienne ? Nous l’avons vu, s’il est possible intellectuellement de les accréditer et s’il l’on peut envisager de les vivre par discipline morale, le fondement premier et la force ultime ne se trouvent que dans la vision chrétienne. Rappelons-nous ce qu’écrivait Léon XIII : « ce qui fait une nation prospère, c’est la probité des mœurs, l’ordre et la moralité comme bases de la famille, la pratique de la religion et le respect de la justice, c’est un taux modéré et une répartition équitable des impôts, le progrès de l’industrie et du commerce, une agriculture florissante et autres éléments du même genre, s’il en est que l’on ne peut développer sans augmenter d’autant le bien-être et le bonheur des citoyens. De même donc que, par tous ces moyens, l’État peut se rendre utile aux autres classes, de même il peut grandement améliorer le sort de la classe ouvrière. »⁠[10]

Reste encore un problème et non des moindres auquel l’État est confronté. Sans les forces éducatrices traditionnelles, il est incapable de garantir une vie économique et sociale pleinement humaine mais il se trouve aujourd’hui très souvent fort démuni, voire impuissant face à la mondialisation.

Comme le souligne pertinemment J. Stiglitz, « le problème c’est que la mondialisation économique est allée plus vite que la mondialisation politique. »[11] Et nous ne pouvons que souscrire à cette confirmation catholique : « En quelques années, l’économie s’est mondialisée sous la poussée de l’idéologie néo-libérale qui envahit la terre et ne connaît d’autre valeur sacrée que la liberté du marché. Nous avons nous-mêmes pactisé avec cette idéologie individualiste en glorifiant une liberté humaine absolue, rebelle à toute norme morale.

Et voici que cette liberté sans vérité se retourne contre l’homme. Au moment même où celui-ci rejette l’autorité des valeurs morales, il devient le jouet de logiques technologiques et économiques incontrôlables.

Lorsque les économies étaient encore régionalisées, les États pouvaient corriger par une législation sociale adéquate les excès inhumains du pur libéralisme et mettre ainsi la force de la loi au service de ceux que la logique économique, laissée à elle-même, risque toujours d’oublier.

Aujourd’hui l’économie obéit à des stratégies mondiales dont les ficelles sont tirées par un petit nombre de décideurs sur lesquels les États n’ont que peu de prise.

L’économie est mondiale mais manque un syndicalisme international puissant, manque un pouvoir politique supranational efficace, manque la force universelle du droit en faveur des plus faibles.

C’est donc au cœur d’une véritable jungle économique que notre confort occidental se retourne contre nous, suscitant des délocalisations sauvages d’entreprises, qui ruinent l’emploi chez nous sans engendrer pour autant une véritable hausse du niveau de vie ailleurs. Les technologies s’emballent selon leur logique propre, si bien que l’emploi traditionnel régresse sans qu’on ait pensé avec imagination à la création de types d’emploi nouveaux.

L’homme, au beau milieu de l’affirmation de son autonomie absolue, tend ainsi à devenir un produit parmi d’autres, mesuré à l’aune de son utilité, de sa rentabilité et de sa solvabilité. C’est la prise de conscience diffuse de cette contradiction qui alimente la sourde inquiétude du lendemain qui monte actuellement en tant de cœurs.

Où allons-nous ? Qui le sait encore ? Même les nécessités économiques les plus immédiates et les plus évidentes apparaissent aux yeux du plus grand nombre comme des fatalités inhumaines. Les citoyens ont le sentiment d’être sacrifiés à des impératifs budgétaires abstraits, immolés sur l’autel de Maastricht, voués aux impératifs obscurs de la monnaie unique, etc..

Il s’agit certes, pour une part, de caricatures mais, derrière les simplifications abusives du ressentiment populaire, se cache une angoisse justifiée : quelle est encore la place de l’homme, où est la dignité inaliénable de la personne, dans cette énorme machinerie qui gouverne la planète ? »[12]

Face à « la perte progressive d’efficacité de l’État-nation »[13], « face aux dimensions planétaires qu’assument rapidement les relations économico-financières et le marché du travail, il faut encourager une efficace collaboration internationale entre les États…​ »⁠[14].

Ce problème énorme et grave sera abordé plus tard mais il est clair que les autorités et organismes nationaux ne suffisent plus, qu’il faudra, de plus en plus, travailler au perfectionnement des institutions internationales existantes et à la création de quelques autres pour que nous puissions retrouver, au niveau mondial des organisations de travailleurs et de citoyens et une autorité qui prenne le relais des États déficients mais dans l’esprit qui doit animer leur fonctionnement.


1. SRS, 44
2. Nous reviendrons plus tard sur les « quatre piliers » de l’action bonne y compris dans la vie économique et sociale. Ces « quatre piliers » sont les vertus cardinales, indissociables : « La prudence rend l’homme capable de faire le bon choix ; la force, de surmonter les obstacles et les difficultés ; la justice oriente la volonté vers le bien commun ; la tempérance modère notre désir pour qu’il se porte vers ce qui est vraiment bon ». (BOULNOIS Olivier, La fin des vertus, in Communio XXV, 5, sept.-oct. 2000, pp. 7-8).
3. Cf. DECLEVE H., Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., pp. 268 et svtes : « L’état n’est plus capable d’assurer un sens aux relations sociales que multiplie et que remet sans cesse en cause le développement de la science et de la technique. (…) Comme le langage, comme le sens civil, l’éducation est antérieure à l’État. » Ce serait « détruire toute communauté ou en tout cas en bloquer le devenir, la clore sur elle-même et la retirer de l’histoire que de limiter l’éducation à l’apprentissage des mœurs, habitudes, usages et savoirs qu’un État estime requis pour assurer le fonctionnement et la croissance économique et sociale. La conduite juste a précisément comme objet ce qui rend possible que l’État mette en place et exerce légitimement certains services de l’éducation. Mais l’homme juste demeure seul juge de la façon dont l’État s’acquitte de ces tâches pour lesquelles la communauté lui donne délégation. »
4. In Civiliser la démocratie, Desclée de Brouwer, 1998.
5. « La morale et l’intelligence d’un peuple démocratique ne courraient pas de moindres dangers que son négoce et son industrie, si le gouvernement venait y prendre partout la place des associations. » (A. de Tocqueville, cité in Civiliser la démocratie, op. cit., p. 67).
6. Civiliser la démocratie, op. cit., p. 15.
7. Op. cit., pp. 371-373.
8. SRS, 44.
9. QA, 608 in Marmy.
10. RN 465 in Marmy.
11. Op. cit., p. 377.
12. Mgr A.-M. Léonard, in Permanences, n° 339, février 1997, pp. 24-25.
13. CDSE 370.
14. CDSE 292.