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f. Conclusion.

[1]

Les mots clés de la pensée de l’Église en ce qui concerne l’entreprise étaient connus d’avance. Les principes d’autorité et de liberté, de subsidiarité et de solidarité, de bien commun, sont des principes valables partout et toujours. Ce serait une grave erreur de les confiner dans l’ordre politique comme si le respect et la croissance de la personne humaine dans ses dimensions individuelles et sociales devaient être laissés à la porte des entreprises.

Tout découle de là. Quelles que soient les solutions pratiques choisies, il est indispensable qu’elles s’articulent autour de ces principes qui doivent être mis en œuvre d’une manière ou d’une autre.⁠[2]

La liberté de la personne a le droit de s’exprimer dans le domaine économique comme dans les autres formes de l’activité humaine mais cette liberté s’accompagne aussi du devoir d’en faire un usage responsable, conforme à la dignité humaine au service du bien commun de la société « grâce à la production de biens et de services utiles ».⁠[3]

Ainsi, l’initiative en matière économique travaille à la prospérité et au progrès des familles et de la communauté.

L’entreprise a aussi une fonction sociale profondément éthique : elle contribue au perfectionnement de tout homme, sans discrimination,

-si elle permet un travail où les capacités personnelles puissent se développer de pair avec une production efficace et raisonnable des biens et des services,

-et si elle rend l’ouvrier conscient de travailler réellement dans un domaine qui lui est propre.

Elle mobilise de nombreuses vertus : l’application, l’ardeur au travail, la ténacité, la prudence face aux risques raisonnables à prendre, la confiance méritée et la fidélité dans les rapports interpersonnels, l’énergie dans l’exécution de décisions difficiles et douloureuses mais nécessaires pour le travail commun de l’entreprise et pour faire face aux éventuels renversements de situation, la confiance en Dieu, le sens de la justice, du sacrifice, de la magnanimité surtout dans les périodes difficiles où l’ouvrier, surtout le pauvre et l’immigré, ne peut être abandonné à son sort.⁠[4] L’entreprise ne s’identifie pas seulement avec les détenteurs du capital. Elle doit certes tenir compte des lois économiques mais elle est fondamentalement une communauté de vie où le développement personnel doit être favorisé de même que les relations humaines. Ce sont des êtres libres et autonomes créés à l’image de Dieu qui s’associent dans une unité de travail. Il faut donc promouvoir, le mieux possible, la participation active de tous à la gestion de l’entreprise, tout en prenant en considération les fonctions des uns et des autres (propriétaires, employeurs, cadres et ouvriers) et en sauvegardant la nécessaire unité de direction⁠[5]. Cette entreprise « communautaire » ou solidaire doit créer entre tous ses membres une interdépendance véritable et efficace, un climat de respect mutuel, d’aide et de soutien réciproques, les conditions nécessaires de justice et d’équité, grâce auxquelles tous peuvent se sentir respectés dans leur dignité et valorisés dans leurs différentes capacités professionnelles respectives. Dans cet esprit, doit être condamné tout fonctionnalisme qui ne juge le travail, la production et les relations entre les êtres que du seul point de vue de l’efficacité et de la compétition économique.

La structure d’une entreprise ne peut manquer d’être soumise, au besoin, à révision, afin qu’elle puisse servir au vrai bien des personnes en faveur desquelles s’exerce son activité.

Comme on le voit, le domaine de l’économie parce qu’elle est par l’homme et pour l’homme, n’échappe pas au regard de la morale : « Le rapport entre morale et économie est nécessaire et intrinsèque : activité économique et comportement moral sont intimement liés l’un à l’autre. La distinction nécessaire entre morale et économie ne comporte pas une séparation entre les deux domaines mais, au contraire, une réciprocité importante. »[6]

Ainsi se trouve confirmée l’intuition des meilleurs experts:

« Les moralistes et les experts en management sont forcément associés. Il se peut que le zèle des uns risque de faire faire aux autres des faux pas. Mais l’exclusion des uns expose les autres à trébucher beaucoup plus gravement. Cela n’est pas nouveau. La première révolution industrielle aurait sans doute mieux réussi su elle avait eu plus d’égards pour les sciences de l’homme. La seconde, que nous vivons, ne peut en tout cas s’en passer. La créativité dépend du bonheur des agents de la production, et ce bonheur dépend lui-même pour beaucoup, des satisfactions données à leur sens de la justice. »

En un mot : « La morale sociale est indivisible et, dès lors qu’on tend à une pensée cohérente, à une philosophie complète, on ne peut négliger, par précaution, aucune de ses parties. »⁠[7]


1. Pour une bonne synthèse sur l’entreprise, on peut lire LE TOURNEAU Ph., La vision chrétienne de l’entreprise, in Exigences chrétiennes et droit de l’entreprise, Actes du VIIe Colloque national des Juristes catholiques, 13-14 décembre 1986,Téqui, 1987, pp. 61-83.
2. Nous étudierons, dans la dernière partie, l’exemple de l’« entreprise libérée ».
3. CDSE 338.
4. L’oppression sociale n’est pas la seule cause de la souffrance au travail, de l’allergie au travail. Le problème n’est pas non plus la monotonie. Les problèmes naissent de l’absence de liberté. Que le travail puisse être librement choisi, qu’il concilie justice et liberté, qu’il s’associe au loisir, qu’il soit utile (pensons à la dépression du pensionné), qu’il réconcilie les acteurs, ouvriers et patrons, qu’il s’exerce dans la loyauté et non sur de simples promesses, avec une bonne volonté effective et non sur des intentions, dans la justice et charité et non par l’aumône. La revalorisation du travail et du travailleur est donc fondamentale. L’intérêt matériel ne doit pas être seul en jeu : le travail doit recéler aussi son intérêt intellectuel, affectif, social. Que le travailleur se sente associé à l’effort commun, qu’il se sente participant à l’entreprise. Voilà comment on pourrait résumer toute l’anthropologie de base.
5. Le rôle de la direction est, bien sûr, déterminant. Si l’enseignement de l’Église se construit à partir de l’anthropologie, il est possible que, dans la fidélité scrupuleuse et désintéressée à la parole de Dieu, un dirigeant en arrive à envisager l’organisation subsidiaire de l’entreprise et trouve toutes les ressources nécessaires à la résolution des inévitables conflits. En témoigne l’expérience d’Alain Setton, in Bible et management, Desclée de Brouwer, 2003. Dans ce livre et notamment pp. 73-104, l’auteur décrit « les sept fonctions psycho-spirituelles du manager », conjuguant injonctions bibliques et découvertes psychologiques. Il arrive à la conclusion que le management instauré sur ces bases, sera participatif. Et ce « management participatif, mis en œuvre et pleinement vécu à la lumière des sept fonctions, témoigne d’une véritable foi en l’homme, et donc en Dieu. Il permet, au-delà de ses revers et de ses tâtonnements, de faire infuser dans les consciences un esprit de responsabilité, de remise en cause, d’innovation, de dialogue, de respect de l’autre. Il offre aux gens la possibilité de se rencontrer, de se découvrir, de contacter en eux-mêmes et chez l’autre leur part d’« essentiel ». A l’instar de « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33), on constate que la mise en œuvre des sept fonctions apporte « de surcroît » une contribution décisive à la prospérité de l’entreprise » (p 104). De même, psychologie et Bible apportent un éclairage constructif sur la gestion des conflits comme sur l’exercice de l’autorité, à condition d’accepter un travail sur soi et une profonde conversion. Nous verrons dans la dernière partie la proposition d’Alexandre Dianine-Havard pour un « leadership vertueux ».
6. CDSE 331.
7. BLOCH-LAINE Fr., in WOOT Ph. de, op. cit., pp. 25-26.