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c. Responsabilité de l’employeur

Le pouvoir et la responsabilité de l’employeur vis-à-vis des travailleurs constituent aujourd’hui un problème complexe. En effet, il faut tenir compter, dans le monde contemporain de la présence de deux types d’employeurs : l’employeur direct et l’employeur indirect.

Par ces expressions, Jean-Paul II désigne, d’une part, « la personne ou l’institution avec lesquelles le travailleur conclut directement le contrat de travail selon des conditions déterminées (…) ».⁠[1] Et, d’autre part, « les personnes, les institutions de divers types, comme aussi les conventions collectives de travail et les principes de comportement, qui, établis par ces personnes et institutions, déterminent tout le système socio-économique ou qui en découlent.  »⁠[2]

Ce concept peut être appliqué, avant tout, à l’État puisque c’est lui « qui doit mener une juste politique du travail ».⁠[3] Mais, aujourd’hui, comme les relations économiques s’internationalisent, des « dépendances réciproques » complexes influencent les États et finalement les travailleurs.

Même si la responsabilité de cet employeur -État, organisations internationales- est, bien sûr, indirecte, elle n’en est pas moins réelle notamment, nous l’avons vu, vis-à-vis de l’emploi. Bien d’autres tâches incombent à cet employeur. Nous y reviendrons plus tard.⁠[4] Rappelons ici l’essentiel : quel que soit le niveau de pouvoir ; que ce soit celui d’un ministère, d’une société multinationale ou transnationale, d’une structure politique internationale, « la prise en considération des droits objectifs du travailleur quel qu’en soit le type (…) doit constituer le critère adéquat et fondamental de la formation de toute l’économie, aussi bien à l’échelle de chaque société ou de chaque État qu’à celui de l’ensemble de la politique économique mondiale ainsi que des systèmes et des rapports internationaux qui en dérivent. »[5] Comme les valeurs subjectives l’emportent sur les valeurs objectives, le travail ne peut subir le poids des systèmes économiques et toute l’économie doit s’ordonner aux droits objectifs des travailleurs quelle que soit la situation dans laquelle elle se trouve⁠[6].

L’employeur direct occupe une place difficile dans la mesure où il est, d’une part, tributaire de ce que fait et décide l’employeur indirect et plus directement responsable du travailleur.

C’est pourquoi, comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II a fait l’éloge des dirigeants d’entreprises pour leur esprit d’initiative au service du bien commun : « le degré de bien-être dont jouit aujourd’hui la société serait impensable sans la figure dynamique du chef d’entreprise qui a pour fonction d’organiser le travail humain et les moyens de production de manière à produire les biens et les services ».⁠[7]

Le chef d’entreprise n’est pas qu’un homme audacieux, compétent, efficace. Il est un homme à la conscience formée et solide qui doit éviter des tentations dangereuses : « la soif insatiable de gain, le profit facile et immoral, le gaspillage, la tentation du pouvoir et du plaisir, les ambitions démesurées, l’égoïsme effréné, le manque d’honnêteté dans les affaires et les injustices à l’égard des ouvriers. »[8]

Le chef d’entreprise est un héritier, il a « reçu l’ »héritage » d’un double patrimoine » : les ressources naturelles et les fruits du travail de ceux qui l’ont précédé⁠[9]. Ce double patrimoine est le patrimoine de tous et le chef d’entreprise en est responsable comme l’intendant de cet homme riche dont parle l’Évangile⁠[10]. L’« homme riche » c’est le Seigneur mais aussi, ajoute Jean-Paul II, les hommes « qui sont appelés à participer au patrimoine » que Dieu a confié au chef d’entreprise. C’est à eux aussi qu’il faut rendre compte. « Pensez, dit Jean-Paul II aux chefs d’entreprise, que tous ces biens, le poste de travail de tant d’hommes et de femmes, sont l’avenir de beaucoup de familles, sont les talents que vous avez à faire fructifier pour le bien de la communauté. »[11]

Si l’on constate historiquement une antinomie entre le capital et le travail, elle n’est pas naturelle ni inéluctable. Cette antinomie est « factice et illogique » et a souvent été « exaspérée artificiellement par une lutte des classes programmée »[12]. Capital et travail vivent associés indissolublement Le capital, les ressources du capital, le patrimoine évoqué, les moyens de production « ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés pour posséder, parce que l’unique titre légitime à leur possession est qu’ils servent au travail et qu’en conséquence, en servant au travail, ils rendent possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu’est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun. »[13]

Ceci rappelé, Jean-Paul II n’hésite pas à interpeller les « patrons »: « En ce sens, vous devez contribuer à ce que se multiplient les investissements productifs et les postes de travail, à ce que soient promues les formes adéquates de participation des travailleurs à la gestion et aux revenus de l’entreprise, et à ce que s’ouvrent des voies d’accès de tous à la propriété, comme base d’une société juste et solidaire ».⁠[14]

Le chef d’entreprise doit être solidaire. Il est, dans une mesure que nous allons préciser, solidaire avec le travailleurs et il doit être solidaire avec les autres chefs d’entreprise et avec « les autres secteurs de la communauté ».⁠[15] Jean-Paul II dira que le travail possède en lui-même « une force qui peut donner vie à une communauté : la solidarité. » Une triple solidarité : « La solidarité du travail qui se développe spontanément entre ceux qui partagent le même type d’activité ou de profession, pour embrasser, avec les intérêts des individus et des groupes, le bien commun de toute la société. La solidarité avec le travail, c’est-à-dire avec chaque homme qui travaille - en dépassant tout égoïsme de classe ou les intérêts politiques unilatéraux - prend en charge le drame du chômeur ou de celui qui est dans une situation difficile de travail. Finalement, la solidarité dans le travail : une solidarité sans frontières, parce qu’elle est fondée sur la nature du travail humain, c’est-à-dire sur la priorité de la personne humaine sur toute chose.

Une telle solidarité, ouverte, dynamique, universelle par nature, ne sera jamais négative ; une « solidarité contre », mais positive et constructive, « une solidarité pour », pour le travail, pour la justice, pour la paix, pour le bien-être et pour la vérité dans la vie sociale ».⁠[16]

Le chef d’entreprise est un pacificateur. Entre employeur indirect et travailleurs, plongé parfois dans une crise économique, il sera nécessairement confronté à des difficultés, à des conflits justifiés ou suscités. Aucun modèle d’entreprise n’élimine de soi les oppositions, ni le modèle familial où le patron est comme un père qui parle ne vertu de son âge et de son expérience, ni le modèle militaire, ni le modèle féodal où le patron, tel le suzerain vis-vis de ses vassaux, assure protection et aide aux salariés qui lui doivent fidélité, ni le modèle monacal de l’ancienne manufacture. Ces modèles sont aujourd’hui dépassés dans la mesure où l’ouvrier qui est souverain par le suffrage universel reste soumis dans des entreprises de ce type. Il est hasardeux de promouvoir d’une part la démocratie politique et de refuser toute démocratie économique⁠[17].

Le modèle social chrétien participatif est susceptible de réduire les risques de tension mais non de les supprimer car les intérêts conjugués ne coïncideront jamais. Toutefois, la solidarité interne organisée permettra au chef d’entreprise d’aborder les problèmes dans un esprit de paix. Il sait, en effet, que « …​ce n’est pas par les antagonismes ou la violence que les difficultés peuvent se résoudre ! ». Il n’aura pas à se demander : « Pourquoi ne pas rechercher des solutions entre les parties ? Pourquoi rejeter le dialogue patient et sincère ? Pourquoi ne pas recourir à la bonne volonté de l’écoute, au respect mutuel, à l’effort de recherche loyale et persévérante, en acceptant les accords, même partiels, mais toujours porteurs de nouvelles espérances ? »[18] Préparé par l’habitude de travailler ensemble, dans la transparence et le respect, le dialogue se nouera plus facilement aux heures de crise.

Le chef d’entreprise chrétien, est un collaborateur de Dieu. Au cœur des pires difficultés, il n’est jamais seul : « s’il y avait quelqu’un qui a perdu tout espoir dans l’édification de cette société plus juste que tous nous désirons, disons-lui avec force et amour que le système pour la solution des problèmes difficiles qui affectent l’homme existe certainement : c’est la rencontre avec Dieu, le Créateur qui continue de travailler par sa Providence dans la grande entreprise du monde et à laquelle il a voulu vous associer vous aussi comme ses collaborateurs.

Ainsi, pour dures que soient les difficultés, pour stériles que paraissent vos efforts, allez toujours de l’avant, en acceptant les défis des temps et, plus que la confiance mise ne votre capacité et en vos forces, rappelez-vous la consigne du Seigneur : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné de surcroît. » (Mt 6, 33)

Si vous savez, au milieu des difficultés, vous engager de façon magnanime pour le bien de tous par l’exercice de votre profession, si vous aimez concrètement Dieu et vos frères dans la gestion de vos entreprises, vous expérimenterez certainement l’amour de Dieu à votre égard, lui qui - comme l’écrit saint Paul - « fournira et multipliera votre semence et fera croître les fruits de votre justice » (2 Co 9, 10). Dieu accueille l’engagement et le récompense par de nouvelles bénédictions, avec des fruits qui deviendront visibles non seulement au ciel, mais aussi sur votre terre. »[19]

On se rend bien compte que le portrait de l’entrepreneur dessiné, notamment par Jean-Paul II s’éloigne du modèle autoritaire classique décidément obsolète⁠[20] comme il s’éloigne aussi du modèle proposé par F. W. Taylor. Selon ce promoteur de l’organisation scientifique du travail,⁠[21] c’est désormais l’ingénieur qui doit être le maître de l’entreprise. Puisqu’il connaît la meilleure manière de produire, « tous les participants à l’organisation - patrons et ouvriers - ne peuvent qu’être d’accord avec cette unique bonne façon de faire les choses ».⁠[22]

Certes, ce type de gestion est à l’origine de l’expansion industrielle moderne mais la « bureaucratie et la rationalité » qu’il a entraînées, ont incontestablement aliéné le travailleur, le rendant « étranger à son travail, à son entreprise, à lui-même ».⁠[23]

En accord avec le bon sens, l’Église sait que « diriger une organisation tient beaucoup plus du gouvernement des hommes que de l’administration des choses ».⁠[24] Les théoriciens et les gestionnaires s’en sont rendu compte après que le taylorisme ait révélé ses effets pervers. On a alors estimé qu’il fallait ajouter au leadership technique un leadership humain. On insista dès lors sur les « relations humaines » et plus particulièrement sur les aspirations et les motivations de l’homme au travail⁠[25], en oubliant l’organisation et en simplifiant la réalité psychologique⁠[26]. Dans cette perspective, le leader est encore dans une perspective utilitariste, soucieux de l’intérêt général alors que l’Église défend l’idée d’une autorité (pas seulement d’un pouvoir) au service du bien commun qui inclut certes l’intérêt général mais « vise la dignité de chacun indépendamment du résultat ».⁠[27]


1. LE 16.
2. LE 17.
3. Id..
4. Le rôle de l’État sera étudié dans le chapitre suivant et celui des organisations internationales plus loin.
5. LE 17.
6. Jean-Paul II va plus loin : « Dans les temps difficiles et durs pour tous - comme le sont les périodes de crise économique - on ne peut abandonner à leur sort les ouvriers surtout ceux qui - comme les pauvres et les immigrés - n’ont que leurs bras pour subsister. Il convient de toujours rappeler un principe important de la doctrine sociale chrétienne : « La hiérarchie des valeurs, le sens profond du travail exigent que le capital soit au service du travail et non le travail au service du capital » (LE 23) ». (Discours au monde du travail, Barcelone, 7-11-1982, in DC 5-12-1982, n° 1841, p. 1122).
7. Discours aux chefs d’entreprise de Milan, 22-5-1983, in DC 1983, n° 1855, p. 659. Cf. aussi CDSE 343-345.
8. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, 11-4-1987, in DC 24-5-1987, n° 1940, p. 530.
9. Id., p. 529.
10. « Il était un homme riche qui avait un intendant, et celui-ci lui fut dénoncé comme dilapidant ses biens. Il le fit appeler et lui dit : « qu’est-ce que j’entends dire de toi ? Rends compte de ta gestion, car tu ne peux plus gérér mes biens désormais. » » (Lc 16, 1-2).
11. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, id..
12. Discours au monde du travail, Barcelone, op. cit., p. 1121.
13. LE 14.
14. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, op. cit.. Aujourd’hui encore, l’idée de « cogestion » semble faire difficulté. J.-Y. Naudet qui cite (in Dominez la terre, Fleurus, 1989, pp. 63-64) de larges extraits du discours de Jean-Paul II aux dirigeants d’entreprises argentins, ne reprend pas la formule « participation des travailleurs à la gestion et aux revenus de l’entreprise » mais précise seulement que « pour que l’entreprise soit réellement un lieu de coopération, les salariés doivent être associés au mieux à la marche de l’entreprise, par l’information mais aussi par la plus grande autonomie possible dans l’action. Notons en passant qu’il y a d’ailleurs là un principe élémentaire de bonne gestion et que les entreprises purement hiérarchisées, sans autonomie ni participation des salariés, sont loin d’être les plus efficaces ». Ce commentaire est très juste mais reste en deçà de ce que Jean-Paul II a développé dans Laborem exercens à propos de la « participation des travailleurs à la gestion et aux revenus de l’entreprise ». Nous allons le voir.
15. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, op. cit., p. 530.
16. Discours au monde du travail, Barcelone, op. cit., p. 1122.
17. Léon XIII parlait favorablement de « démocratie sociale », régime de gouvernement favorable au peuple et qu’il distinguait de la démocratie politique, régime de gouvernement par le peuple (Graves de communi, 1901). On peut appeler démocratie sociale ou démocratie économique, un système participatif : « Comme la démocratie politique permet à tous les citoyens de participer de quelque façon à la direction du pays, ainsi la démocratie sociale assurera, à tous ceux qui participent à la production, une certaine participation à la direction de la vie économique » (Van GESTEL, op. cit., p. 257).
18. Discours au monde du travail, Barcelone, op. cit., p. 1122.
19. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, op. cit., p. 530.
20. « L’autoritarisme qui trahit une faiblesse, le goût du secret là où l’on doute de la qualité de ce que l’on cache, font persister les méthodes de commandement militaire les plus anciennes, les procédés pédagogiques les plus surannés, dans le monde de la production où on les a fait entrer, il y a un siècle, faute alors d’en connaître d’autres. » (Fr. Bloch-Lainé, in Préface du livre de WOOT Ph. de, Pour une doctrine de l’entreprise, Seuil, 1968, pp. 22-23). François Bloch-Lainé (1912-2002) fut, en France, un haut fonctionnaire qui réforma la Régie Renault, le Crédit lyonnais et l’État, fut Directeur du Trésor et de la Caisse des Dépôts et consignations.
21. Frederick Winslow Taylor (1856-1915) établit que « pour une opération donnée, un procédé type, un outil type et un « temps normal » pourront être imposés aux ouvriers, chacun d’eux devant accomplir le minimum de gestes dans le minimum de temps » (Mourre). Mgr J.-B. Montini, à la demande de Pie XII, dénonça cette conception en écrivant que « le processus de production, en s’insérant en une succession de phases toujours identiques, menace de faire perdre au travail tout souffle d’humanité pour se réduire à un simple mouvement mécanique ». ( Lettre au Président des Semaines sociales d’Italie, 21-9-1952).
22. AUDOYER J.-P., Le nouveau management, Critiques et réponses chrétiennes, Les presses du management, 1997, p. 38. J-P. Audoyer exerça des responsabilités d’encadrement dans de grands groupes industriels avant de devenir associé du cabinet IDES-Consultants et président-fondateur de l’AREC, association pour la promotion d’une nouvelle éthique d’entreprise.
23. WOOT Philippe de, Pour une doctrine de l’entreprise, Seuil, 1968, p. 115. Pour l’auteur, la « bureaucratie » se caractérise par « l’impersonnalité (des règles, des procédures, des nominations) ; le caractère d’experts et de spécialistes des agents de l’organisation ; l’existence d’un système hiérarchique contraignant, impliquant subordination et contrôle. » (p. 114). Qui plus est, « l’aliénation fait dégénérer la bureaucratie en « bureaucratisation ». » Celle-ci « tend alors à diminuer la flexibilité de l’entreprise et sa capacité d’adaptation à l’évolution extérieure ». (pp. 115-116). Ph. de Woot fut professeur associé à l’Université de Louvain, directeur des recherches au Centre de perfectionnement dans la direction des entreprises, lauréat de la Fondation Bekaert en 1968.
24. AUDOYER J.-P., op. cit., p. 66. L’auteur cite d’autres théories « organicistes » comme celles de Ph. Selznick ou de Joan Woodward pour qui « il faut adapter les hommes aux structures » et que « les structures s’adaptent mécaniquement à l’environnement évoluant selon le marché, la technologie ou les valeurs de la société ». (Id., p. 41)
25. Diverses théories ont vu le jour dès les années 1930, notamment celles de A. H. Maslow, Herzberg, D. Mac Gregor.
26. Cf. WOOT Ph. de, op. cit., p. 124.
27. Cf. J.-P. Audoyer, op. cit., pp. 98-103.