Nous l’avons vu, Jean XXIII et le Concile se sont attachés à promouvoir la participation et on ne trouve plus d’adresse directe aux patrons mais simplement l’affirmation renouvelée du droit de propriété qu’il faut diffuser largement mais qui a, par nature, une fonction sociale.
Si l’on parle désormais davantage de participation, si Jean XXIII et le Concile insistent « plus sur la liberté de l’ouvrier que sur celle du propriétaire »[1], c’est non seulement parce que l’expression et la croissance de la personne réclament la participation mais aussi pour une raison historique.
Pie XII jugeait « tout à fait accessoire » l’ouverture que Pie XI offrait à une forme ou l’autre de contrat de société. Jean XXIII, au contraire, donne beaucoup d’importance à cette idée[2].
On peut considérer que l’essentiel a été dit à propos du rôle personnel de l’employeur alors qu’il fallait poursuivre la réflexion sur l’engagement des travailleurs au sein de l’entreprise, réflexion que Pie XII avait abordée mais qui devait être clarifiée et précisée dans un contexte qui avait évolué.
On peut aussi peut-être tenir compte d’un autre facteur. De plus en plus, les décisions économiques concernant la production, la consommation, les prix, les salaires, les investissements, les importations, etc., ne dépendent plus simplement d’une personne ou d’un petit groupe bien identifiable mais « d’une pluralité de centres qui interfèrent d’une manière très diverse dans la décision »[3]. Toutefois, l’entreprise est le seul centre qui, dans la production, « porte la responsabilité financière de ses décisions, parce qu’elle est le seul qui soit soumis aux risques de faillite ou de liquidation (…). Il n’y a pas de procédure de faillite, ni pour un organisme professionnel, ni pour un syndicat » même s’ils peuvent encourir des sanctions pénales pour des délits civils.[4]
Mais que signifie exactement l’expression « l’entreprise porte la responsabilité financière de ses décisions » ? N’est-ce pas simplement la « patron » ? Si l’on répond positivement à cette question, on prolonge et accentue le vieux conflit entre le capital et le travail. Or tout l’enseignement de l’Église et finalement le bon sens nous indiquent que la solidarité entre le capital et le travail doit se substituer à la dichotomie trop habituelle[5]. Solidarité et donc responsabilité commune. La participation des travailleurs à la propriété de leur entreprise, souhaitée par Jean XXIII[6], participation qui exprime la solidarité, entraîne une commune responsabilité. Certes, avons-nous vu, il faut « sauvegarder l’autorité et l’efficacité nécessaires de l’unité de direction »[7] mais, aux yeux de Jean XXII, la responsabilisation de tous est un droit et un devoir[8] : il faut trouver « les structures d’un système économique qui répondent le mieux à la dignité de l’homme et soient le plus aptes à développer en lui le sens des responsabilités. »[9]
Cette solidarité au sein de l’entreprise et en dehors est d’autant plus nécessaire que les centres de décisions se diversifient. Il apparaît plus que jamais important que l’entreprise parle d’une seule voix pour mieux résister aux centres de décision éloignés et puisse s’y faire entendre.
Il va sans dire que la philosophie du « patron » doit s’adapter à cette exigence. Et ce n’est pas pure utopie puisque nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer non seulement la rencontre de Bochum où patrons et ouvriers parlaient d’une même voix pour réclamer la cogestion mais aussi quelques expériences au sein d’entreprises d’avant-garde pourrait-on dire où sans verser dans la démagogie, le cadre ou le directeur ont conscience et volonté de s’inscrire dans une vraie communauté de personnes.[10] Entreprises privées, publiques ou collectives ?
Jusqu’à présent, nous avons vu que l’enseignement de l’Église était très attaché, aux conditions dites, à la propriété privée et donc à l’entreprise privée, expressions de la liberté d’initiative.
Est-ce à dire que cet enseignement exclut tout autre forme d’entreprise ?
Léon XIII, nous le savons, réagit dans Rerum novarum contre le danger du socialisme. C’est dans ce contexte historique qu’il prend la défense de la propriété privée : la « conversion de la propriété privée en propriété collective, préconisée par le socialisme, n’aurait d’autre effet que de rendre la situation des ouvriers plus précaire, en leur retirant la libre disposition de leur salaire et en leur enlevant, par le fait même, tout espoir et toute possibilité d’agrandir leur patrimoine et d’améliorer leur situation »[11]. Le désir du Saint-Père est que, par son salaire, l’ouvrier puisse, à son tour, accéder à la propriété mobilière et immobilière. Dès lors, « la théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu’on veut secourir, contraire au droit naturel des individus, comme dénaturant les fonctions de l’État et troublant la tranquillité publique »[12]. Il s’agit bien de « la théorie socialiste de la propriété », théorie dans laquelle « le talent et l’esprit d’initiative personnels étant privés de leurs stimulants, la richesse par une conséquence nécessaire, serait tarie dans sa source même » ; théorie fondée sur un « asservissement tyrannique et odieux des citoyens » et imprégné d’égalitarisme : « le mythe tant caressé de l’égalité ne serait pas autre chose, en fait, qu’un nivellement absolu de tous les hommes dans une commune misère et dans une commune médiocrité. »[13]
La menace du collectivisme et de l’étatisme va aussi pousser Pie XI à défendre la propriété privée. Dans la mesure où l’État « se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités », Pie XI établit fermement le principe de subsidiarité[14] mais il reconnaît qu’« il y a certaines catégories de biens pour lesquels on peut soutenir avec raison qu’ils doivent être réservés à la collectivité, lorsqu’ils viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »[15] Pie XI, en effet, s’est rendu compte que, dans les sociétés libérales, de grandes puissances économiques et financières constituaient elles aussi une menace pour la liberté des individus et l’initiative privée[16]. Ce passage de Quadragesimo anno sera repris par les Pontifes suivants.
Pie XII qui a, en de très nombreuses occasions, rencontré des groupes d’hommes au travail, tout en maintenant la doctrine traditionnelle sur la propriété privée, évoquera la possibilité de différentes formes de propriété.
Sur un plan théorique tout d’abord, il rappellera que le devoir de travailler et « le droit correspondant au travail sont imposés et accordés à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartiennent avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris. »[17] Priorité donc à l’initiative privée et subsidiarité de l’État.
Toutefois, « les associations catholiques acceptent la socialisation[18] seulement dans le cas où elle apparaît réellement une requête du bien commun, c’est-à-dire comme l’unique moyen vraiment efficace pour remédier à un abus et éviter un gaspillage des forces productrices du pays, pour assurer l’ordonnance organique de ces mêmes forces, pour les diriger à l’avantage des intérêts économiques de la nation. »Il est bien entendu que « la socialisation implique dans tous les cas l’obligation d’une indemnité convenable, c’est-à-dire calculée d’après ce que les circonstances concrètes suggèrent comme juste et équitable pour les intéressés. »[19]
Au lendemain de la guerre, Pie XII prend acte du fait que « pour le moment, la faveur va de préférence à l’étatisation ou à la nationalisation des entreprises.
Il n’est pas douteux que l’Église aussi - dans certaines limites - admet l’étatisation et juge que « l’on peut légitimement réserver aux pouvoirs publics certaines catégories de biens, ceux-là qui présentent une telle puissance qu’on ne saurait, sans mettre en péril le bien commun, les abandonner aux mains des particuliers (QA).
Mais faire de cette étatisation comme la règle normale de l’organisation publique de l’économie serait renverser l’ordre des choses. La mission du droit public est, en effet, de servir le droit privé, non de l’absorber. L’économie - pas plus d’ailleurs qu’aucune autre branche de l’activité humaine - n’est de sa nature une institution d’État ; elle est, à l’inverse, le produit vivant de la libre initiative des individus et de leurs groupements constitués. »
Dans son projet d’économie sociale, Pie XII propose d’autres formules et, nous l’avons vu dans sa défense des droits du propriétaire, il envisage « que l’entreprise soit constituée sous forme de fondation ou d’association de tous les ouvriers comme copropriétaires, ou bien qu’elle soit propriété privée, d’un individu qui signe avec tous ses ouvriers un contrat de travail ». Et il répète : « Le propriétaire des moyens de production, quel qu’il soit - propriétaire particulier, association d’ouvriers, ou fondation »[20].
Dans sa Lettre à Mr Charles Flory, président des Semaines sociales de France à Strasbourg, le 10 juillet 1946, au lieu de l’ »égoïsme collectif » et de l’ »étatisme omnipotent », le pape préconise « un esprit communautaire de bon aloi ». La nationalisation « même quand elle est licite », précise Pie XII, risque d’« accentuer » « le caractère mécanique de la vie et du travail en commun » et rend « fort sujet à caution » « le profit qu’elle apporte au bénéfice d’une vraie communauté ». En lieu et place, Pie XII recommande « l’institution d’associations ou unités coopératives »[21] plus avantageuses sur le plan humain et « en même temps au meilleur rendement des entreprises », tout en souhaitant, comme ses prédécesseurs, « la forme corporative de la vie sociale ». Pie XII fera l’éloge des coopératives en déclarant que leurs principes « sont ceux-là même de la doctrine sociale chrétienne » et qu’ « elles maintiennent en éveil leur sens du bien commun, de leurs responsabilités sociales, et démontrent par leur activité les bénéfices de la collaboration intelligente et son pouvoir stimulant. » [22]
Soucieux aussi de diffuser la propriété privée, Jean XXIII « n’exclut évidemment pas que l’État et les établissements publics détiennent, eux aussi, en propriété légitime, des biens de production, et spécialement lorsque ceux-ci « en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »(QA)
Notre temps marque une tendance à l’expansion de la propriété publique: État et collectivités. Le fait s’explique par les attributions plus étendues que le bien commun confère aux pouvoirs publics. Cependant il convient, ici encore, de se conformer au principe de subsidiarité (…). Aussi bien l’État et les Etablissements de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évidemment exigées par des raisons de bien commun, nullement à seule fin de réduire, pire encore, de supprimer la propriété privée.
Il convient de retenir que les initiatives d’ordre économique, qui appartiennent à l’État ou aux établissements publics, doivent être confiées à des personnes qui unissent à une compétence éprouvée, un sens aigu de leur responsabilité devant le pays. De plus, leur activité doit être objet d’un contrôle attentif et constant, ne serait-ce que pour éviter la formation, aus ein de l’État, de noyaux de puissance économique au préjudice du bien de la communauté, qui est pourtant leur raison d’être. »[23]
Vatican II synthétisera l’essentiel de ce qui a été dit jusqu’à présent: « la légitimité de la propriété privée ne fait toutefois pas obstacle à celle de divers modes de propriétés publiques, à condition que le transfert des biens au domaine public soit effectué par la seule autorité compétente, selon les exigences du bien commun, dans les limites de celui-ci et au prix d’une indemnisation équitable. L’État a, par ailleurs, compétence pour empêcher qu’on abuse de la propriété privée contrairement au bien commun »[24]
Fort de cette doctrine dont la source remonte à l’Évangile[25] et aux rudes interpellations lancées aux riches par les Pères de l’Église, Paul VI écrira que « le bien commun exige parfois l’expropriation si, du fait de leur étendue, de leur exploitation faible ou nulle, de la misère qui en résulte pour les populations, du dommage considérable porté aux intérêts du pays, certains domaines font obstacle à la prospérité collective. »[26]
Au moment du Concile, le P. Bigo a tenté de rassembler d’une manière cohérente toute la réflexion accumulée par les souverains Pontifes depuis Léon XIII[27].
Dans l’enseignement de l’Église, l’entreprise est une société de personnes, « les unes travaillant, les autres apportant les instruments de production ». Cette communauté est volontaire, elle se construit sur un contrat librement consenti entre le travail - sa représentation syndicale - et le capital. Il y a nécessairement tension entre les deux parties mais la « conciliation reste indispensable ». Le contrat fonde l’autorité dans l’entreprise selon le droit privé.
L’entreprise est une communauté de production dont le produit commun est réparti selon la justice commutative : « chacun y reçoit selon son apport ».[28]
L’entreprise est une communauté de travail qui rend un service à la société[29]. Elle doit donc en respecter la loi: « à côté des éléments contractuels essentiels, il y a donc dans l’entreprise des éléments institutionnels non moins essentiels, qui échappent par nature à la volonté des parties et s’imposent aux conventions ». Comme éléments institutionnels, on citera d’abord « l’attribution à chaque salarié d’un salaire prioritaire et de sa part du produit commun », mais aussi l’information et la consultation nécessaires à la participation et à la responsabilisation des salariés. Sont contractuelles « les formes et les modes de cette participation aux bénéfices, à la gestion et à la propriété ». Il est bien entendu que « les conventions collectives de branches de production et la loi pourront consacrer, dans certains cas, les expériences qui se seront avérées concluantes, dans une industrie ou même dans toute l’industrie ».
Au niveau de l’avoir (…), les écarts de salaire, plus de revenu, encore plus de patrimoine, sont excessifs et déclenchent des phénomènes cumulatifs. Si des écarts peuvent se justifier par la différence des responsabilités et des apports dans la vie économique et sociale, ils ne doivent pas entraîner, ce qui hélas le cas aujourd’hui, un modèle dominant de niveau de vie auquel la majorité n’a pas accès, cause profonde de frustration, d’envie, de révolte.
Lees excès du pouvoir et du savoir s’incarnent dans l’autoritarisme et l’arrogance. Dans beaucoup d’entreprises, il y a ceux qui pensent et ceux qui exécutent, ceux qui écoutent et ceux que l’on écoute. Ce sont les mêmes qui savent, qui pensent, que l’on écoute, les autres n’ont plus la latitude, les moyens de relever la tête. Souvent les procédures participatives mises en place reviennent en fait à déplacer quelque peu la frontière entre les deux catégories sans changement fondamental dans le principe dichotomique. L’homme écrasé, dominé, au fond de lui-même ulcéré de cette absence de considération, de reconnaissance, de mise en valeur de ce qu’il peut être, n’a d’autre issue souvent que de se replier sur lui-même, ou de s’oublier dans le vice, l’alcool, le jeu (la société l’y encourage même : loto, tiercé…), ou de se raccrocher à des slogans simplificateurs correspondant au niveau intellectuel qu’il a pris l’habitude de mobiliser, promettant réhabilitation et vengeance et ouvrant, par la voie du militantisme, l’accès à l’initiative.
Tout ce qui permettra de diminuer la « distance » entre les hommes, tout ce qui favorisera la possibilité pour chacun d’être écouté, accepté comme un autre spécifique et différent, s’attaquera à l’injustice. Comme dans la vie politique, il est, dans la vie de l’entreprise, de multiples manières, souvent aussi discrètes qu’efficaces, de participer à ce combat (…),. »(75-76) (FLINOIS Jean-Luc, Qui ose aujourd’hui parler de justice ? L’expérience d’un cadre, in Communio, III, 2, mars 1978, pp. 73, 75-76. J.-L. Flinois fut directeur commercial des marchandises à la SNCF).
Et un dirigeant confirme en présentant ce qu’il appelle les « trois grands commandements de la justice »:
« Premièrement, il n’est jamais permis de rien « lâcher » de son pouvoir, même s’il est considérable ; mais il est recommandé de consentir à le partager, d’accepter des contre-pouvoirs, ou pire encore de les susciter, d’organiser à soi-même la contradiction, en un mot de dépenser toute l’énergie et toute l’activité possibles, pour que les « sujets », même s’ils n’en ont spontanément aucune envie, s’affranchissent de leur sujétion pour devenir responsables. Il ne faut pas croire en effet que partager son pouvoir soit chose facile. C’est une tâche qui exige la patience, mais aussi l’autorité et la ruse, car le despotisme dans l’entreprise tient bien plus, dans la plupart des cas, à l’inertie qu’à la volonté de puissance du dirigeant ». (…) « Qui ne peut rien ne comprend rien (…) et l’accomplissement de la justice suppose le partage de la connaissance qui suppose le partage du pouvoir. (…)
Deuxièmement, au moment des grands choix, et même des petits, il ne faut rien oublier, aucun chiffre, aucun raisonnement, mais surtout aucune des personnes en cause » et notamment il faut tenir compte des mérites et des dons individuels. »Cette attention permanente que l’on doit porter aux personnes, à travers les masques fonctionnels que leur impose la société, suppose que la tunique du technocrate n’ait pas collé à votre peau, en d’autres termes, que vous ayez pris soin, dans votre attitude quotidienne, votre vocabulaire, vos distractions et vos relations, de rester semblable aux autres hommes : détails extérieurs - dira-t-on - mais qui ne sont pas innocents, car rien n’est plus aisé, le conformisme de caste et le snobisme aidant, de se constituer un personnage qui se substitue à votre âme et vous empêche à tout jamais de rejoindre votre prochain. (…)
Enfin, il faut accepter l’idée que les choses peuvent changer et que les dirigeants d’aujourd’hui n’ont pas seuls vocation à les faire changer ». (FAUROUX Roger, « Une justice qui vient de Lui seul », Le témoignage d’un dirigeant, in Communio, III, 2, mars 1978 pp. 80-83. R. Fauroux fut Président-Directeur Général de Saint-Gobain Industries).