Certains même contesteront le système salarial où le contrat de louage du travail est le seul lien existant entre le capital et le travailleur. Face à cette revendication, Pie XI dénoncera « la profonde erreur de ceux qui déclarent essentiellement injuste le contrat de louage de travail et prétendent qu’il faut lui substituer un contrat de société[1] ; ce disant, ils font, en effet, gravement injure à Notre Prédécesseur, car l’Encyclique Rerum novarum non seulement admet la légitimité du salariat, mais s’attache longuement à le régler selon les normes de la justice ».[2] Pie XI confirme l’enseignement de Léon XIII à propos de ce « régime dans lequel les hommes contribuent d’ordinaire à l’activité économique, les uns par les capitaux, les autres par le travail, comme il le définissait dans une heureuse formule : « Il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital »[3].
Ce régime, Léon XIII consacre tous ses efforts à l’organiser selon la justice ; il est donc évident qu’il n’est pas à condamner en lui-même. Et, de fait, ce n’est pas sa constitution qui est mauvaise ; mais il y a violation de l’ordre quand le capital n’engage les ouvriers ou la classe des prolétaires qu’en vue d’exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, sans tenir compte ni de la dignité humaine des ouvriers, ni du caractère social de l’activité économique, ni même de la justice sociale et du bien commun.«[4]
Très logiquement donc, Pie XI rappelle à l’ordre les patrons chrétiens qui manquent à leurs devoirs envers les ouvriers[5] mais, en même temps, ce Pontife inaugure un nouveau champ de réflexion en ajoutant qu’il est « cependant plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société ». Et il remarque que « c’est ce que l’on a déjà commencé à faire sous des formes variées, non sans profit sensible pour les travailleurs et pour les possesseurs du capital. Ainsi les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte. »[6]
Ceci dit, Pie XI va revenir sur le juste salaire et mettre en évidence trois mesures à prendre en considération dans la détermination de son taux : le salaire doit permettre à l’ouvrier « de pourvoir à sa subsistance et à celle des siens », tenir compte « des besoins de l’entreprise et de ceux qui l’assument »[7], s’inspirer enfin « des nécessités de l’économie générale »[8]. Pour obtenir une « harmonieuse proportion », Pie XI souhaite encore « un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires, et, ce qui s’y rattache étroitement, un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des diverses branches de l’activité économiques ».[9]
Ce rappel est important pour comprendre le débat qui va suivre et se focaliser sur le souhait émis par la Saint Père à propos « des éléments empruntés au contrat de société » qui devraient « tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail ». En exemple, il évoquait ces ouvriers et employés qui « ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte ». Ces expériences qui ont été, le fait est important, initiées par les employeurs eux-mêmes[10] et qui ont trouvé, en 1931, un écho dans l’enseignement de l’Église, vont recevoir de plus en plus d’écho après la guerre, dans la reconstruction des économies[11].
Ainsi, le 28 septembre 1948, l’Union Internationale d’Etudes Sociales de Malines déclare qu’ »on peut soutenir qu’un droit de regard ou de contrôle sur la direction de l’entreprise, tout au moins, appartiendrait au personnel, afin que celui-ci pût vérifier si ses rémunérations, même forfaitaires, répondent aux normes de la justice.
Là où elles peuvent entrer dans les mœurs, de telles modalités sont souhaitables. »[12]
L’année suivante, à Bochum[13], les catholiques allemands, employeurs et syndicalistes, vont aller beaucoup plus loin et proclamer: « Les ouvriers et les patrons catholiques sont d’accord pour reconnaître que la participation[14] de tous les collaborateurs aux décisions concernant les questions sociales et économiques et les questions de personnel est un droit naturel conforme à l’ordre voulu par Dieu et qui a pour corollaire que tous prennent leur part de responsabilité. Nous demandons que ce droit soit reconnu légalement. Suivant l’exemple donné par des entreprises progressistes, il faut, dès maintenant, introduire pratiquement ce droit partout ».[15]
Ce paragraphe va, nous allons le voir, être à l’origine de nombreuses prises de position et de discussions au sein du monde catholique.
Tandis que dans le contrat de société, le patron et l’ouvrier sont « associés » dans une même société où les deux parties ont un intérêt commun à faire prospérer l’entreprise puisque tous deux partagent les bénéfices ». (Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1951, Labergerie, 1954, p. 88, note 3).
Au début du XXe siècle, l’abbé Pottier prévoyait « le remplacement progressif du salariat par le régime de société : participation aux bénéfices, actionnariat ouvrier, coopératives de production et donc aussi de cogestion. » (Van GESTEL C. op. cit., p. 236, renvoie à ces œuvres de Mgr Pottier : De jure et justitia, Liège, 1900 et La morale catholique et les questions sociales d’aujourd’hui, Charleroi, 1920-1921).
Albert de Mun (1841-1914) revendique l’année suivante « la faculté pour l’ouvrier de participer aux bénéfices et même, par la coopération, à la propriété des entreprises auxquelles il concourt par son travail ». La législation devrait favoriser « la participation aux bénéfices, la constitution de sociétés de coopératives de production ». (Discours à Saint-Etienne, 18-12-1892).
L’idée sera reprise lors de la Semaine sociale de Caen (1920) par le P. G. Desbuquois sj (1869-1959) qui constate que « se forme une revendication fondamentale du travail qui ne veut plus être simplement au service du capital et son instrument, qui demande au capital de l’adopter comme associé, qui entend ainsi participer à la souveraineté jusqu’ici réservée au capital. »
(Témoignages apportés par P. Bigo in La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 394).
En 1917, une loi organisa une Société anonyme à participation ouvrière. Quelques petites et moyennes entreprises adoptèrent ce statut grâce auquel les ouvriers participaient aux bénéfices et à l’administration.
En Allemagne, Mgr von Ketteler (1811-1877) avait préconisé la création, par les ouvriers eux-mêmes, d’associations de production : « Les associations de production ont pour caractéristiques : la participation des ouvriers à l’exploitation. L’ouvrier y est à la fois entrepreneur et ouvrier et a ainsi une double part aux produits de l’exploitation : son salaire et sa part dans les bénéfices proprement dits. Cela amène naturellement une amélioration dans la position des classes ouvrières » (cité par R. Kothen in La pensée et l’action sociales des catholiques, 1789-1944, Warny, 1945, pp. 189-190). En 1869, dans un rapport destiné aux évêques allemands pour préparer le concile Vatican I, il réclamait, entre autres mesures, la participation aux bénéfices.
En 1919, la Constitution de Weimar imposa des conseils d’entreprise qui représentait les ouvriers auprès des patrons (LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV Les droits et devoirs individuels, II Travail propriété, Wesmael-Charlier, 1946, p. 357).
En Belgique, dès 1920, Mgr A. Pottier, sur la base d’expériences existantes, se fait le champion de l’actionnariat ouvrier (Cf. La morale catholique et les questions sociales d’aujourd’hui, Charleroi, 1920-1921). Ici, comme en d’autres endroits, les entreprises qui s’y essayèrent et s’en trouvèrent bien mais l’opposition du patronat et du socialisme freina l’expansion de l’expérience.
En Angleterre, dès 1913, 141 établissements de la grande industrie avaient établi l’actionnariat ouvrier (LECLERCQ J., op. cit., p. 361, note 1).
d’une manière générale, c’est dans les pays anglo-saxons, que diverses formules de participation à la gestion et aux bénéfices furent appliquées très tôt. (Id., p. 356).
Le capital, valeur matérielle, n’est d’autre part offert par ses détenteurs qu’en échange de certains avantages, sans lesquels l’entreprise, faute d’être financée, n’existerait pas.
L’association du travail et du capital est de nature à rétablir ainsi le sentiment de solidarité entre les divers facteurs de la production
Parmi ces agents. Il y a lieu de faire une place spéciale à celui qui prend l’initiative de créer une entreprise, surtout s’il en assume les risques. Ce rôle confère à la personne physique ou collective qu’on peut appeler l’entrepreneur, un droit particulier à diriger la combinaison des facteurs de la production ainsi qu’à y bénéficier d’avantages pécuniaires. L’importance de l’entrepreneur et sa qualité de chef apparaissent surtout dans les entreprises, encore très nombreuses, qui demeurent à la taille de l’homme et où le capital anonyme n’est pas prépondérant. »
« L’homme occupe le centre de toute considération concernant le domaine de l’économie et de la production.
Le droit économique en vigueur jusqu’à présent s’intéressait trop aux choses et pas assez à l’homme. Il faut lui substituer un droit relatif à l’exploitation, qui mette au premier plan l’homme avec ses droits et ses devoirs. »
Après avoir réclamé la participation, le texte continue ainsi:
« De même que l’intérêt général de toute l’entreprise est favorisé par le droit de décision commune, de même il est conforme à la nature de la société humaine que, par ailleurs, tous les hommes qui sont unis dans la même production, administrent eux-mêmes leurs intérêts communs et en prennent la responsabilité dans une organisation professionnelle fondée sur la communauté de production.
Le développement de la responsabilité de la personne humaine exige l’instauration de la véritable propriété. La répartition actuelle de la propriété est contraire à la justice sociale et met en péril l’instauration de la propriété privée en général. Aux ouvriers aussi, il faut rendre accessible l’acquisition de la propriété, au moyen d’un juste salaire basé sur le rendement et sur la situation sociale. La petite et moyenne propriétés doivent être protégées. La puissance économique démesurée, constituant une menace pour le bien commun, réunie dans les mains de quelques-uns seulement, doit être dissoute. Nous repoussons une socialisation qui concentrerait toute la production économique entre les mains de l’État, ainsi qu’une législation fiscale qui équivaudrait à une spoliation. »