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iv. Le travailleur et l’entreprise

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1. On trouvera une anthologie des textes pontificaux essentiels consacrés à l’entreprise in Les Églises face à l’entreprise, Cent ans de pensée sociale, Réflexions et documents réunis pour l’UNIAPAC par Ph. Laurent sj et Emmanuel Jahan, Centurion, 1991.

⁢a. Droit d’entreprendre

Si l’on reconnaît à l’homme, aux conditions précisées précédemment, un droit de propriété y compris des biens de production, il va de soi qu’il a, en conséquence et en principe, le droit de les utiliser, de les consommer, de les vendre, de les donner ou de les faire fructifier.⁠[1]

Le droit d’entreprendre est une expression de la liberté de l’homme créé à l’image d’un Dieu créateur, entreprenant. Et, comme nous l’avons vu, aujourd’hui, les socialistes cherchent à stimuler l’esprit d’entreprise, bien conscients de l’importance vitale de l’initiative privée, pour la vie économique et sociale.


1. Cf. NAUDET Jean-Yves, Dominez la terre, Pour une économie au service de la personne, Fleurus, 1989, p. 60. J.-Y. Naudet, économiste, est maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille.

⁢b. qu’est-ce qu’une entreprise ?

[1]

A l’origine, l’entreprise est une affaire personnelle identifiable: l’entrepreneur « travaille la plupart du temps avec ses capitaux propres ou du moins se constitue responsable sur toute sa fortune à l’égard de ses commanditaires. Ses erreurs ou ses malchances sont sanctionnées par des procédures de faillite impitoyables. A côté de ceux qui surnagent et fondent les grandes dynasties bourgeoises ; beaucoup sont engloutis ».⁠[2] Sur cette base personnelle, familiale ou commanditée, les relations sont personnelles entre maître et compagnons, marchand et client, bailleur de fonds et commandité et même entre le travailleur et les choses.

Puis, assez vite, au cours de la première moitié du XIXe siècle, apparaît l’entreprise caractéristique du capitalisme : la société de capitaux dans laquelle « les personnes ne se trouvaient responsables que pour la part de capital apportée par elles. »[3] C’est la société anonyme où des gestionnaires travaillent avec des capitaux provenant de sources diverses. Tout y est impersonnel : « les choses n’ont plus d’âme, elles ne sont que le support d’une valeur vénale. Anonymes, les relations de la direction et du personnel, les relations commerciales entre les marchands et les clients, surtout entre les actionnaires et l’entreprise. L’actionnaire ne peut avoir d’autre image de l’entreprise que celle d’un titre dont il détache un coupon et dont il escompte une plus-value. (…) Il n’y a plus en présence que des chiffres et des signatures, il n’y a plus de visage ni aux personnes ni aux choses. »[4] Sous ce « règne des marchandises et de l’anonymat »[5], où propriété et responsabilité se dissocient⁠[6], les travailleurs ne font pas partie, au sens strict, de l’entreprise, dans la mesure où ils ne lui sont liés que par un contrat précisant la salaire qui sera accordé en échange du travail fourni.

Léon XIII prend acte de cette situation et ne parle pas d’entreprise mais des droits et devoirs « qui règlent les relations des riches et des prolétaires, des capitalistes et des travailleurs. »[7]

A partir des revendications chrétiennes et socialistes, petit à petit, un « droit du travail » est venu mesuré le droit commercial et l’on va se demander, dans le courant du XXe siècle, si l’entreprise, « société de capitaux », n’est pas aussi une société de personnes.


1. L’entreprise agricole sera surtout étudiée dans le volume consacré au développement des peuples.
2. BIGO P., La doctrine sociale de l’Église, 1966, p. 124.
3. CALVEZ Jean-Yves, L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 57.
4. BIGO P., op. cit., p. 125.
5. Id..
6. Pire : « Dans les grandes sociétés, quand les actions sont distribuées entre un très grand nombre de porteurs ou de titulaires, les assemblées d’actionnaires qui détiennent théoriquement tout le pouvoir législatif et constitutionnel sont désertes, et il suffit d’un petit nombre d’actions pour y exercer la souveraineté attachée à la propriété. Il en résulte que les gestionnaires de ces grandes sociétés, bien que tenant théoriquement leur pouvoir de la propriété, prennent leurs décisions et désignent leurs successeurs sans en référer jamais à la propriété, sinon d’une manière purement formelle. (…) Une dissociation s’est opérée entre la propriété et la responsabilité, qui vide la propriété de son contenu essentiel, dès lors que l’on conçoit la propriété comme liée par essence à une responsabilité. » (P. Bigo, op. cit., p. 259).
7. RN 433 in Marmy. « Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l’ouvrier en esclave ; il est juste qu’ils respectent en lui la dignité de l’homme, relevée encore par celle du chrétien. (…) Ce qui est honteux et inhumain, c’est d’user de l’homme comme d’un vil instrument de lucre, de ne l’estimer qu’en proportion de la vigueur de ses bras. -Le christianisme, en outre, prescrit qu’il soit tenu compte des intérêts spirituels de l’ouvrier et du bien de son âme. Aux patrons il revient de veiller à ce que l’ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété ; qu’il ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne vienne affaiblir en lui l’esprit de famille, ni les habitudes d’économie. Il est encore défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe.
   Mais, parmi les devoirs principaux du patron, il faut mettre au premier rang celui de donner à chacun le salaire qui convient. (…) Enfin, les riches doivent s’interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l’épargne du pauvre, d’autant plus que celui-ci est moins apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré parce que plus modique ». (RN, 450 in Marmy).

⁢c. Pie XI et la participation

Certains même contesteront le système salarial où le contrat de louage du travail est le seul lien existant entre le capital et le travailleur. Face à cette revendication, Pie XI dénoncera « la profonde erreur de ceux qui déclarent essentiellement injuste le contrat de louage de travail et prétendent qu’il faut lui substituer un contrat de société[1] ; ce disant, ils font, en effet, gravement injure à Notre Prédécesseur, car l’Encyclique Rerum novarum non seulement admet la légitimité du salariat, mais s’attache longuement à le régler selon les normes de la justice ».⁠[2] Pie XI confirme l’enseignement de Léon XIII à propos de ce « régime dans lequel les hommes contribuent d’ordinaire à l’activité économique, les uns par les capitaux, les autres par le travail, comme il le définissait dans une heureuse formule : « Il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital »[3].

Ce régime, Léon XIII consacre tous ses efforts à l’organiser selon la justice ; il est donc évident qu’il n’est pas à condamner en lui-même. Et, de fait, ce n’est pas sa constitution qui est mauvaise ; mais il y a violation de l’ordre quand le capital n’engage les ouvriers ou la classe des prolétaires qu’en vue d’exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, sans tenir compte ni de la dignité humaine des ouvriers, ni du caractère social de l’activité économique, ni même de la justice sociale et du bien commun.«⁠[4]

Très logiquement donc, Pie XI rappelle à l’ordre les patrons chrétiens qui manquent à leurs devoirs envers les ouvriers⁠[5] mais, en même temps, ce Pontife inaugure un nouveau champ de réflexion en ajoutant qu’il est « cependant plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société ». Et il remarque que « c’est ce que l’on a déjà commencé à faire sous des formes variées, non sans profit sensible pour les travailleurs et pour les possesseurs du capital. Ainsi les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte. »[6]

Ceci dit, Pie XI va revenir sur le juste salaire et mettre en évidence trois mesures à prendre en considération dans la détermination de son taux : le salaire doit permettre à l’ouvrier « de pourvoir à sa subsistance et à celle des siens », tenir compte « des besoins de l’entreprise et de ceux qui l’assument »[7], s’inspirer enfin « des nécessités de l’économie générale »[8]. Pour obtenir une « harmonieuse proportion », Pie XI souhaite encore « un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires, et, ce qui s’y rattache étroitement, un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des diverses branches de l’activité économiques ».⁠[9]

Ce rappel est important pour comprendre le débat qui va suivre et se focaliser sur le souhait émis par la Saint Père à propos « des éléments empruntés au contrat de société » qui devraient « tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail ». En exemple, il évoquait ces ouvriers et employés qui « ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte ». Ces expériences qui ont été, le fait est important, initiées par les employeurs eux-mêmes⁠[10] et qui ont trouvé, en 1931, un écho dans l’enseignement de l’Église, vont recevoir de plus en plus d’écho après la guerre, dans la reconstruction des économies⁠[11].

Ainsi, le 28 septembre 1948, l’Union Internationale d’Etudes Sociales de Malines déclare qu’ »on peut soutenir qu’un droit de regard ou de contrôle sur la direction de l’entreprise, tout au moins, appartiendrait au personnel, afin que celui-ci pût vérifier si ses rémunérations, même forfaitaires, répondent aux normes de la justice.

Là où elles peuvent entrer dans les mœurs, de telles modalités sont souhaitables. »⁠[12]

L’année suivante, à Bochum⁠[13], les catholiques allemands, employeurs et syndicalistes, vont aller beaucoup plus loin et proclamer: « Les ouvriers et les patrons catholiques sont d’accord pour reconnaître que la participation[14] de tous les collaborateurs aux décisions concernant les questions sociales et économiques et les questions de personnel est un droit naturel conforme à l’ordre voulu par Dieu et qui a pour corollaire que tous prennent leur part de responsabilité. Nous demandons que ce droit soit reconnu légalement. Suivant l’exemple donné par des entreprises progressistes, il faut, dès maintenant, introduire pratiquement ce droit partout ».⁠[15]

Ce paragraphe va, nous allons le voir, être à l’origine de nombreuses prises de position et de discussions au sein du monde catholique.


1. Voici comment R. Kothen définit ces deux contrats : « Le contrat de salaire (ou contrat de travail) est conclu entre un patron et un ouvrier (ou des groupements de patrons et des groupements d’ouvriers) ; par ce contrat le patron s’engage à payer une somme fixe hebdomadairement aux membres de son personnel. Trop souvent, les clauses de tels contrats sont fixées sous le signe d’un antagonisme d’intérêts, le patron désirant fixer un taux de salaire minimum, tandis que l’ouvrier est désireux de toucher le salaire maximum.
   Tandis que dans le contrat de société, le patron et l’ouvrier sont « associés » dans une même société où les deux parties ont un intérêt commun à faire prospérer l’entreprise puisque tous deux partagent les bénéfices ». (Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1951, Labergerie, 1954, p. 88, note 3).
2. QA, 565 in Marmy. Dans un article écrit avant la publication de Rerum novarum mais publié en juillet 1891, La Tour du Pin faisait le procès du salariat, régime qui, selon lui, « se pratique dans l’atelier désorganisé, ne reposant que sur un contrat momentané entre employeurs et employés dotés d’intérêts antagonistes et animés de sentiments correspondants, l’employeur prétendant obtenir la plus grande somme de travail contre la moindre somme de salaire. » Pour remédier à cette situation, il faut « modifier les bases du contrat, en y substituant le principe d’association à celui d’antagonisme ». Pratiquement, il s’agit de faire participer les ouvriers aux bénéfices de l’entreprise sans participation aux pertes. (in Association catholique, juillet 1891, cité in Van GESTEL C., La doctrine sociale de l’Église, La pensée catholique, 1956, p. 259).
   Au début du XXe siècle, l’abbé Pottier prévoyait « le remplacement progressif du salariat par le régime de société : participation aux bénéfices, actionnariat ouvrier, coopératives de production et donc aussi de cogestion. » (Van GESTEL C. op. cit., p. 236, renvoie à ces œuvres de Mgr Pottier : De jure et justitia, Liège, 1900 et La morale catholique et les questions sociales d’aujourd’hui, Charleroi, 1920-1921).
3. RN, 448 in Marmy.
4. QA, 583 in Marmy.
5. « Nous Nous adressons tout particulièrement à vous, patrons et industriels chrétiens, dont la tâche est souvent si difficile parce que vous portez le lourd héritage d’un régime économique injuste, qui a exercé ses ravages durant plusieurs générations ; songez à vos responsabilités. Il est malheureusement trop vrai que les pratiques admises en certains milieux catholiques ont contribué à ébranler la confiance des travailleurs dans la religion de Jésus-Christ. On ne voulait pas comprendre que la charité chrétienne exige la reconnaissance de certains droits qui appartiennent à l’ouvrier et que l’Église lui a explicitement reconnus. Que faut-il penser des manœuvres de quelques patrons catholiques qui, en certains endroits, ont réussi à empêcher la lecture de Notre Encyclique Quadragesimo anno, dans leurs églises patronales ? Que dire de ces industriels catholiques qui n’ont cessé jusqu’à présent de se montrer hostiles à un mouvement ouvrier que Nous avons Nous-même recommandé ? N’est-il pas déplorable qu’on ait parfois abusé du droit de propriété, reconnu par l’Église, pour frustrer l’ouvrier du juste salaire et des droits sociaux qui lui reviennent ? » (Divini Redemptoris, 172 in Marmy).
6. QA, 565 in Marmy. Dès le XIXe siècle, des voix s’étaient élevées pour défendre l’idée selon laquelle l’entreprise était une société. René de la Tour du Pin (1831-1924) écrivait en 1891 que pour « apaiser » la « dispute » entre employés et employeurs « et favoriser en soi le rétablissement de la paix sociale, ce n’est pas au dehors de l’atelier qu’il faut chercher, mais dans son sein même qu’il faut modifier les bases du contrat, en y substituant le principe d’association à celui d’antagonisme. Le moyen pour cela (…) est la participation aux bénéfices. Mais encore ce moyen demande-t-il à être employé judicieusement (…) en considérant toute entreprise comme une sorte d’association du travail et du capital et faisant en conséquence à chaque associé, dans la répartition du produit, une part non pas arbitraire, mais proportionnelle à son apport. Ce n’est pas ce qui se pratique dans le régime actuel. Le capital prétend que tous les risques de l’entreprise étant pour lui, tout le profit doit lui en revenir intégralement après défalcation des salaires convenus » (De l’essence des droits et de l’organisation des intérêts économiques, in Association catholique, juillet 1891).
   Albert de Mun (1841-1914) revendique l’année suivante « la faculté pour l’ouvrier de participer aux bénéfices et même, par la coopération, à la propriété des entreprises auxquelles il concourt par son travail ». La législation devrait favoriser « la participation aux bénéfices, la constitution de sociétés de coopératives de production ». (Discours à Saint-Etienne, 18-12-1892).
   L’idée sera reprise lors de la Semaine sociale de Caen (1920) par le P. G. Desbuquois sj (1869-1959) qui constate que « se forme une revendication fondamentale du travail qui ne veut plus être simplement au service du capital et son instrument, qui demande au capital de l’adopter comme associé, qui entend ainsi participer à la souveraineté jusqu’ici réservée au capital. »
   (Témoignages apportés par P. Bigo in La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 394).
7. « Il serait injuste d’exiger d’eux des salaires exagérés, qu’ils ne sauraient supporter sans courir à la ruine et entraîner les travailleurs avec eux dans le désastre. Assurément, si par son indolence, sa négligence, ou parce qu’elle n’a pas un suffisant souci du progrès économique et technique, l’entreprise réalise de moindres profits, elle ne peut se prévaloir de cette circonstance comme d’une raison légitime pour réduire le salaire des ouvriers. Mais, si d’autre part, les ressources lui manquent pour allouer à ses employés une équitable rémunération, soit qu’elle succombe elle-même sous le fardeau de charges injustifiées, soit qu’elle doive écouler ses produits à des prix injustement déprimés, ceux qui la réduisent à cette extrémité se rendent coupables d’une criante iniquité, car c’est par leur faute que les ouvriers sont privés de la rémunération qui leur est due, lorsque, sous l’empire de la nécessité, ils acceptent des salaires inférieurs à ce qu’ils étaient en droit de réclamer. » Et le Pape d’inciter ouvriers et patrons à unir leurs efforts et leurs vues et d’inviter les pouvoirs publics à les assister d’une politique avisée. « Que si l’on ne réussit pas néanmoins à conjurer la crise, la question se posera de savoir s’il convient de maintenir l’entreprise ou s’il faut pourvoir de quelque autre manière à l’intérêt de la main-d’œuvre. En cette occurrence, certainement très grave, il est nécessaire surtout que règnent entre les dirigeants et les employés une étroite union et une chrétienne entente des cœurs, qui se traduisent en d’efficaces efforts. »
8. Non seulement il importe que travailleurs et employés puissent accéder à l’épargne mais il faut aussi « offrir à ceux qui peuvent et veulent travailler la possibilité d’employer leurs forces. Or, cette possibilité dépend, dans une large mesure, du taux des salaires, qui multiplie les occasions du travail tant qu’il reste contenu dans de raisonnables limites, et les réduit au contraire dès qu’il s’en écarte. Nul n’ignore, en effet, qu’un niveau ou trop bas ou exagérément élevé des salaires engendre également le chômage. » Il faut mettre en place « une politique des salaires qui offre au plus grand nombre possible de travailleurs le moyen de louer leurs services et de se procurer ainsi tous les éléments d’une honnête subsistance. »
9. QA, 568-571 in Marmy.
10. En France, Léon Harmel (1829-1915) avait entrepris de faire de son usine du Val-des-Bois « une sorte de communauté chrétienne où les ouvriers dirigent eux-mêmes un ensemble d’œuvres sociales : mutuelle scolaire, enseignement ménager, cité ouvrière…​ Il institue, en 1883, la participation des travailleurs à la direction et au maintien de la discipline dans l’entreprise. De plus, une caisse de famille, gérée par une commission ouvrière est chargée d’attribuer des subventions en argent ou en nature » (Universalis). L’exemple de L. Harmel inspira Alexandre Dubois (1896-1964) qui, dans ses aciéries de Bonpertuis, appliqua le principe d’une progression équivalente entre la rémunération et les dividendes. Il fonda l’Union des chefs d’entreprise pour l’association du Capital et du Travail.
   En 1917, une loi organisa une Société anonyme à participation ouvrière. Quelques petites et moyennes entreprises adoptèrent ce statut grâce auquel les ouvriers participaient aux bénéfices et à l’administration.
   En Allemagne, Mgr von Ketteler (1811-1877) avait préconisé la création, par les ouvriers eux-mêmes, d’associations de production : « Les associations de production ont pour caractéristiques : la participation des ouvriers à l’exploitation. L’ouvrier y est à la fois entrepreneur et ouvrier et a ainsi une double part aux produits de l’exploitation : son salaire et sa part dans les bénéfices proprement dits. Cela amène naturellement une amélioration dans la position des classes ouvrières » (cité par R. Kothen in La pensée et l’action sociales des catholiques, 1789-1944, Warny, 1945, pp. 189-190). En 1869, dans un rapport destiné aux évêques allemands pour préparer le concile Vatican I, il réclamait, entre autres mesures, la participation aux bénéfices.
   En 1919, la Constitution de Weimar imposa des conseils d’entreprise qui représentait les ouvriers auprès des patrons (LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV Les droits et devoirs individuels, II Travail propriété, Wesmael-Charlier, 1946, p. 357).
   En Belgique, dès 1920, Mgr A. Pottier, sur la base d’expériences existantes, se fait le champion de l’actionnariat ouvrier (Cf. La morale catholique et les questions sociales d’aujourd’hui, Charleroi, 1920-1921). Ici, comme en d’autres endroits, les entreprises qui s’y essayèrent et s’en trouvèrent bien mais l’opposition du patronat et du socialisme freina l’expansion de l’expérience.
   En Angleterre, dès 1913, 141 établissements de la grande industrie avaient établi l’actionnariat ouvrier (LECLERCQ J., op. cit., p. 361, note 1).
   d’une manière générale, c’est dans les pays anglo-saxons, que diverses formules de participation à la gestion et aux bénéfices furent appliquées très tôt. (Id., p. 356).
11. Eugène Schueller (1881-1954), fondateur de l’Oréal, préconise dans son livre La révolution de l’économie (Société d’éditions modernes parisiennes, 1941), le principe du triple salaire: le salaire d’activité, le salaire familial (en fonction du nombre d’enfants) et un salaire de productivité. Malheureusement, sur le plan politique, E. Schueller fut proche des milieux d’extrême-droite.
12. Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1950, Labergerie, 1952, p. 201, note 11. Le document précise et justifie cette prise de position : « Au travail, valeur humaine, revient dans l’entreprise, la primauté morale. La reconnaissance de cette valeur doit se graduer suivant la qualité de la prestation, depuis la direction intellectuelle de l’affaire et l’application de la compétence technique jusqu’aux tâches manuelles d’exécution.
   Le capital, valeur matérielle, n’est d’autre part offert par ses détenteurs qu’en échange de certains avantages, sans lesquels l’entreprise, faute d’être financée, n’existerait pas.
   L’association du travail et du capital est de nature à rétablir ainsi le sentiment de solidarité entre les divers facteurs de la production
   Parmi ces agents. Il y a lieu de faire une place spéciale à celui qui prend l’initiative de créer une entreprise, surtout s’il en assume les risques. Ce rôle confère à la personne physique ou collective qu’on peut appeler l’entrepreneur, un droit particulier à diriger la combinaison des facteurs de la production ainsi qu’à y bénéficier d’avantages pécuniaires. L’importance de l’entrepreneur et sa qualité de chef apparaissent surtout dans les entreprises, encore très nombreuses, qui demeurent à la taille de l’homme et où le capital anonyme n’est pas prépondérant. »
13. 73e Congrès des catholiques allemands, Bochum, du 31 août au 4 septembre 1949. Chaque soir, 60.000 personnes y participèrent et la messe pontificale du 4 septembre réunit près d’un demi-million de personnes. Le texte des résolutions adoptées à la fin des travaux des commissions a été publié dans la DC du 6-11-1949, col. 1446-1450. Dans ce document, les catholiques allemands souhaitent : une Europe unie pourvue d’une Constitution politique commune, un État fort dans ses limites, la justice et de la réconciliation après la dénazification, la justice aussi vis-à-vis des victimes du nazisme et de la guerre, la défense et la diffusion de la propriété, l’initiative privée, l’action prioritaire en faveur de la famille, la formation et la promotion de la femme dans la vie sociale et économique, la formation et la protection des jeunes travailleurs ainsi que la reconnaissance du droit des parents, la formation sociale des éducateurs et du clergé, la défense de la sécurité sociale dans le respect de l’autonomie des corps intermédiaires et de la solidarité, enfin l’aide de Dieu par la prière.
14. En allemand: Mitbestimmung, littéralement « détermination en commun » ou « co-décision » non seulement sur le plan social mais aussi sur le plan économique. C’est le terme cogestion qui s’imposera en français.
15. Il n’est pas inintéressant de lire le contexte dans lequel ce paragraphe s’inscrit. Il suit ces principes généraux:
   « L’homme occupe le centre de toute considération concernant le domaine de l’économie et de la production.
   Le droit économique en vigueur jusqu’à présent s’intéressait trop aux choses et pas assez à l’homme. Il faut lui substituer un droit relatif à l’exploitation, qui mette au premier plan l’homme avec ses droits et ses devoirs. »
   Après avoir réclamé la participation, le texte continue ainsi:
   « De même que l’intérêt général de toute l’entreprise est favorisé par le droit de décision commune, de même il est conforme à la nature de la société humaine que, par ailleurs, tous les hommes qui sont unis dans la même production, administrent eux-mêmes leurs intérêts communs et en prennent la responsabilité dans une organisation professionnelle fondée sur la communauté de production.
   Le développement de la responsabilité de la personne humaine exige l’instauration de la véritable propriété. La répartition actuelle de la propriété est contraire à la justice sociale et met en péril l’instauration de la propriété privée en général. Aux ouvriers aussi, il faut rendre accessible l’acquisition de la propriété, au moyen d’un juste salaire basé sur le rendement et sur la situation sociale. La petite et moyenne propriétés doivent être protégées. La puissance économique démesurée, constituant une menace pour le bien commun, réunie dans les mains de quelques-uns seulement, doit être dissoute. Nous repoussons une socialisation qui concentrerait toute la production économique entre les mains de l’État, ainsi qu’une législation fiscale qui équivaudrait à une spoliation. »

⁢d. Pie XII contre Pie XI ?

Le pape Pie XII s’est ému, semble-t-il, de la motion votée, en Allemagne⁠[1], en septembre 1949. Plusieurs discours vont jeter la suspicion sur l’idée de participation et troubler les catholiques qui la pratiquaient ou du moins avaient été séduits par l’ouverture offerte par Pie XI dans Quadragesimo anno.

qu’en est-il exactement ?

Avant le rassemblement de Bochum, le 7 mai 1949, Pie XII, devant les membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques (UNIAPAC), après avoir rappelé que faire de l’étatisation « la règle normale de l’organisation publique de l’économie serait renverser l’ordre des choses », déclarait qu’ »on ne serait pas non plus dans le vrai en voulant affirmer que toute entreprise particulière est par sa nature une Société, de manière que les rapports entre participants y soient déterminés par les règles de la justice distributive, en sorte que tous indistinctement - propriétaires ou non des moyens de production - auraient droit à leur part de la propriété ou tout au moins des bénéfices de l’entreprise. Une telle conception part de l’hypothèse que toute entreprise rentre par nature dans la sphère du droit public.

Hypothèse inexacte : que l’entreprise soit constituée sous forme de fondation ou d’association de tous les ouvriers comme copropriétaires, ou bien qu’elle soit propriété privée, d’un individu qui signe avec tous ses ouvriers un contrat de travail, dans un cas comme dans l’autre, elle relève de l’ordre juridique privé de la vie économique.

Tout ce que Nous venons de dire s’applique à la nature juridique de l’entreprise comme telle ; mais l’entreprise peut comporter encore toute une catégorie d’autres rapports personnels entre participants, dont il faut aussi tenir compte, même des rapports de commune responsabilité. Le propriétaire des moyens de production, quel qu’il soit - propriétaire particulier, association d’ouvriers, ou fondation - doit, toujours dans les limites du droit public de l’économie rester maître de ses décisions économiques. »[2]

Ce texte ne contredit en rien la pensée de Pie XI. En effet, Pie XII, comme son prédécesseur, défend la liberté d’entreprendre et s’insurge contre l’idée de substituer un contrat de société au contrat de travail. Il précise que la gestion de l’entreprise ne relève pas du droit public mais du droit privé, que les rapports entre l’entrepreneur et l’ouvrier se règlent selon la justice commutative et non selon la justice distributive.

Le principe fondamental que Pie XII défend en adoptant cette position est celui de la propriété privée très menacée après la seconde guerre mondiale, que l’entreprise soit, il le répète, notons-le, propriété d’un particulier, d’une association d’ouvriers ou d’une fondation. En effet, explique un commentateur, « si l’entreprise rentrait par nature dans la sphère du droit public, l’employeur cesserait de contracter librement, et de disposer à son gré de sa propriété, de choisir la forme des justes contrats que d’autres acceptent de signer avec lui. Force serait ainsi de s’en remettre à une conception totalitaire du droit public. Celle-ci niant le droit du propriétaire privé sur ses biens et le bénéfice qu’il en retire, attribuerait par répartition sur un bien « commun » - en justice donc, distributive - une partie de sa propriété ou seulement de ses bénéfices aux salariés non-propriétaires . Mais on retire alors aux contractants la liberté de s’engager et de déterminer eux-mêmes la forme du contrat. Or, l’entreprise et les actes juridiques de son propriétaires comme tel relèvent de l’ordre juridique privé de la loi économique. Le nier revient à saper, purement et simplement, le droit de propriété qui est attaché à la dignité de la personne humaine. »[3]

Néanmoins, comme son prédécesseur, Pie XII envisage la possibilité « d’autres rapports personnels entre participants » et « même des rapports de commune responsabilité ». Il citera même textuellement, dans une autre circonstance, le fameux passage de Quadragesimo anno, en déclarant que l’Église « considère d’un bon œil et même encourage tout ce qui, dans les limites permises par les circonstances, vise à encourager des éléments du contrat de société dans le contrat de travail et améliore la condition générale du travailleur. »[4] Le droit du propriétaire et la justice commutative étant respectés, le propriétaire peut, dans le cadre des décisions économiques qui lui reviennent de droit, associer ou non ses ouvriers, aux activités et aux bénéfices⁠[5], dans la mesure qu’il lui paraîtra convenable. Telle est l’ouverture que l’on peut déduire, à cet endroit, de la pensée de Pie XII.

Ajoutons que, pour Pie XII, dans le cadre de l’organisation professionnelle de la société, telle qu’elle est proposée dans Quadragesimo anno[6], l’objectif est de « diffuser la propriété » et le moyen le plus important d’y parvenir reste, aux yeux du Souverain Pontife, le juste salaire.⁠[7] N’oublions pas, en effet, les exigences de la justice sociale qui « demande que les ouvriers puissent assurer leur propre subsistance et celle de leur famille par un salaire proportionné ; qu’on les mette en mesure d’acquérir un modeste avoir, afin de prévenir ainsi un paupérisme général qui est une vraie calamité ; qu’on leur vienne en aide par un système d’assurances publiques ou privées qui les protègent au temps de la vieillesse, de la maladie ou du chômage. »[8] Et Pie XI replaçait ces exigences dans le cadre du bien commun en écrivant que « l’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice ».⁠[9]

Ces « biens assez abondants » qui font partie du bien commun général, et que Pie XII appellera « capital national », doivent être produits pour être distribués, et tous y travaillent, patrons et ouvriers. En ce qui concerne le patron, « il va de soi que son revenu est plus élevé que celui de ses collaborateurs. Mais il s’ensuit que la prospérité matérielle de tous les membres du peuple, qui est le but de l’économie sociale, lui impose, à lui, plus qu’aux autres l’obligation de contribuer par l’épargne à l’accroissement du capital national.

Comme il ne faut pas perdre de vue qu’il est souverainement avantageux à une saine économie sociale que cet accroissement du capital provienne de sources aussi nombreuses que possible, il est par conséquent désirable que les ouvriers puissent aussi, du fruit de leur épargne participer à la constitution du capital national. »[10]

Dès lors, pour revenir au problème de la « participation » ou de la « co-gestion », un commentateur dira que les ouvriers doivent, au nom de la justice sociale, avoir suffisamment part au bien commun économique, au capital national, « indépendamment de l’état du bien privé de l’entreprise à laquelle ils appartiennent. (…) Si, au lieu de prendre le bien commun (national et international) pour fin de la justice sociale, on détourne celle-ci vers les profits de l’entreprise et leur répartition, on « justifie » l’insécurité ouvrière, le chômage quand une usine doit fermer, la misère quand une profession est en crise, on justifie logiquement l’injustice. Mais on ne l’accepte point en fait pour autant. Alors il ne reste plus qu’à se révolter et tout casser aveuglément. »[11]

Pie XII, en fait, envisage la participation au niveau de l’économie nationale plus qu’au niveau de l’entreprise comme en témoigne ce passage⁠[12] : « Dans le domaine économique, il y a communauté d’intérêts et d’activités, entre chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque, travailler à le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprises et ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables, ils sont coopérateurs dans une œuvre commune.

Ils mangent, pour ainsi dire, à la même table, puisqu’ils vivent en fin de compte, du bénéfice net et global de l’économie nationale.

Chacun touche son revenu, et sous ce rapport, leurs relations mutuelles ne mettent aucunement les uns au service des autres.

Toucher son revenu est un apanage de la dignité personnelle de quiconque, sous une forme ou sous une autre, comme patron ou comme ouvrier, prête son concours productif au rendement de l’économie nationale.

Dans le bilan de l’industrie privée, la somme des salaires peut figurer à titre des frais de l’employeur. Mais dans l’économie nationale, il n’est qu’une sorte de frais qui consistent dans les biens matériels utilisés en vue de la production nationale et qu’il faut, par conséquent, sans cesser suppléer. Il s’ensuit que, des deux côtés, on a intérêt à voir les dépenses de la production nationale proportionnelles à son rendement. Mais dès lors que l’intérêt est commun, pourquoi ne pourrait-il pas se traduire dans une expression commune ? Pourquoi ne serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de l’économie nationale ? »

Comment réaliser concrètement « cette communauté d’intérêt et de responsabilité de l’économie nationale » ? Pie XII renvoie une fois encore à l’organisation professionnelle⁠[13] recommandée par Pie XI à qui rien ne « semblait plus propre à triompher du libéralisme que l’établissement pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fond précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production ». Tout l’enseignement de Pie XII, en matière économique et sociale, restera fidèle à cette vision globale.⁠[14]

C’est après Bochum, que Pie XII va employer le terme « co-gestion » pour en condamner l’idée. Mais il est important de tenir compte du contexte général de la pensée de Pie XII pour comprendre cette sévérité qui en surprendra et en décevra plus d’un.

Le 3 juin 1950, au Congrès international des Etudes sociales, Pie XII se réjouit d’abord que, dans les « vieux pays d’industrie », depuis « un siècle ou même seulement un demi-siècle », se soit formée « une politique sociale, marquée par une évolution progressive du droit du travail et, corrélativement, par l’assujettissement du propriétaire privé, disposant des moyens de production, à des obligations juridiques en faveur de l’ouvrier ».

Mais, ajoute-t-il, « qui veut pousser plus avant la politique sociale dans cette même direction, heurte contre une limite, c’est-à-dire, là où surgit le danger que la classe ouvrière suive à son tour les errements du capital, qui consistaient à soustraire, principalement dans les très grandes entreprises, la disposition des moyens de production à la responsabilité personnelle du propriétaire privé (individu ou société) pour la transférer sous la responsabilité de formes anonymes collectives.

Une mentalité socialiste s’accommoderait fort bien d’une telle situation.

Celle-ci ne serait pourtant pas sans donner de l’inquiétude à qui sait l’importance fondamentale du droit à la propriété privée pour favoriser les initiatives et fixer les responsabilités en matière d’économie.

Pareil danger se présente également lorsqu’on exige que les salariés, appartenant à une entreprise, aient le droit de cogestion économique, notamment quand l’exercice de ce droit relève, en fait, directement ou indirectement, d’organisations dirigées en dehors de l’entreprise.

Or, ni la nature du contrat de travail, ni la nature de l’entreprise ne comportent nécessairement par elles-mêmes un droit de cette sorte.

Il est incontestable que le travailleur salarié et l’employeur sont également sujets, non pas objets de l’économie d’un peuple. Il n’est pas question de nier cette partie ; c’est un principe que la politique sociale a déjà fait valoir et qu’une politique organisée sur le plan professionnel ferait valoir plus efficacement encore. Mais il n’y a rien dans les rapports de droit privé, tels que les règle le simple contrat de salaire, qui soit en contradiction avec cette parité fondamentale. La sagesse de Notre Prédécesseur Pie XI l’a clairement montré dans l’Encyclique Qudragesimo anno et, conséquemment, il y nie la nécessité intrinsèque d’ajuster le contrat de travail sur le contrat de société.

On ne méconnaît pas pour autant l’utilité de ce qui a été jusqu’ici réalisé en ce sens, de diverses manières, au commun avantage des ouvriers et des propriétaires ; mais en raison des principes et des faits, le droit de co-gestion économique, que l’on réclame, est hors du champ de ces possibles réalisations. »

On retrouve, dans ce texte, les principes qui ont guidé Pie XII comme ses prédécesseurs ; la défense du droit de propriété privée, le refus de substituer un contrat de société au contrat de travail et la dénonciation du danger de l’anonymat irresponsable tant du côté des employeurs que des salariés. Ce que craint particulièrement Pie XII dans la co-gestion, c’est précisément que le pouvoir ouvrier soit exercé par « des organisations dirigées en dehors de l’entreprise ». Un deuxième élément explique la réaction de Pie XII : les Allemands avaient parlé d’un droit naturel à la cogestion. A quoi le Souverain Pontife répond que « ni la nature du contrat de travail, ni la nature de l’entreprise ne comportent nécessairement par elles-mêmes un droit de cette sorte ». Et il enchaîne immédiatement avec un dernier argument : la co-gestion ne résout pas mais voile le problème le plus grave et le plus urgent, celui du chômage : « L’inconvénient de ces problèmes, c’est qu’ils font perdre de vue le plus important, le plus urgent problème qui pèse, comme un cauchemar, précisément sur ces vieux pays d’industrie ; Nous voulons dire l’imminente et permanente menace du chômage, le problème de la réintégration et de la sécurité d’une productivité normale de celle qui, par son origine comme par sa fin, est intimement liée à la dignité et à l’aisance de la famille considérée comme unité morale, juridique et économique ».⁠[15]

Un peu plus tard, Pie XII s’en prendra directement à ceux qui se réclament de Pie XI pour justifier le système de cogestion : « Nous ne pouvons non plus ignorer les altérations, avec lesquelles sont dénaturées les paroles de haute sagesse de Notre glorieux Prédécesseur Pie XI, en donnant le poids et l’importance d’un programme social de l’Église, en notre époque, à une observation tout à fait accessoire au sujet d’éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les travailleurs, sujet du contrat, et l’autre partie contractante ; et en revanche en passant plus ou moins sous silence la principale partie de l’Encyclique Quadragesimo anno qui contient en réalité ce programme, c’est-à-dire l’idée de l’ordre corporatif professionnel de toute l’économie.

Ceux qui se disposent à traiter des problèmes relatifs à la réforme de la structure de l’entreprise sans tenir compte que chaque entreprise est par son but même étroitement liée à l’ensemble de l’économie nationale, courent le risque de poser des prémisses erronées et fausses, au détriment de tout l’ordre économique et social. » Pie XII reste donc parfaitement fidèle à la pensée de Pie XI « à qui rien n’était plus étranger qu’un encouragement quelconque à poursuivre le chemin qui conduit vers les formes d’une responsabilité collective anonyme. »[16]

C’est bien l’économie nationale qui doit être réformée selon l’ordre professionnel envisagé et avant tout. La possibilité de réforme structurelle au niveau de l’entreprise - co-propriété, co-gestion- n’est qu’accessoire. « Accessoire » traduit les nuances de Pie XI : « tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société », Renverser l’ordre des priorités risque de porter atteinte au droit de propriété : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme où tend à la jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrible image de Léviathan deviendrait une horrible réalité. C’est avec la dernière énergie que l’Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l’homme et salut éternel des âmes. C’est ainsi que s’explique l’insistance de la doctrine sociale catholique, notamment sur le droit de propriété privée. C’est la raison profonde pour laquelle les papes des Encycliques sociales et Nous-même avons refusé de déduire, soit directement soit indirectement, de la nature du contrat de travail, le droit de copropriété de l’ouvrier au capital, et, partant son droit de cogestion. Il importait de nier ce droit, car derrière lui se présente un autre grand problème. Le droit de l’individu et de la famille à la propriété dérive immédiatement de la nature de la personne ; c’est un droit attaché à la dignité de la personne humaine et comportant, certes, des obligations sociales, mais ce droit n’est pas uniquement une fonction sociale. »[17]

Que conclure ?

Un commentateur affirme « les Papes ne disent pas que le régime du salariat est le seul ni le plus parfait ; ils n’interdisent pas la co-propriété, ni la co-gestion »[18].

Un autre, comme nous l’avons vu, précise que le patron, la justice sociale étant sauve, peut accorder au sein de son entreprise une forme ou l’autre de co-propriété ou de co-gestion⁠[19].

Pour un troisième, Pie XII craignait surtout qu’on fasse du schéma structurel de la co-gestion « une obligation stricte en le déclarant de « droit naturel ». »[20] A deux reprises, nous l’avons vu, Pie XII, insiste sur le fait qu’on ne peut déduire un droit de co-gestion ou de co-propriété, ni de la nature du contrat de travail, ni de la nature de l’entreprise⁠[21]. Mais il reconnaît, comme son prédécesseur, que l’on peut « tempérer le contrat de travail par un contrat de société ».⁠[22]

A ce propos, un autre commentateur⁠[23] a mis en lumière deux points de vue:

1° «  Si, d’une part, on examine la nature d’un tel contrat de travail et si, d’autre part, on étudie la nature même de l’entreprise, ni celui-là et ni celle-ci n’ exigent, par eux-mêmes, un droit naturel à la gestion économique chez les ouvriers. » (…)⁠[24]

« En passant du problème théorique à celui de l’exercice concret du droit de gestion de l’entreprise par le travail, le Pape relève, comme l’ont fait beaucoup d’hommes compétents, que l’exercice de ce droit ne va pas sans inconvénients, spécialement si on donne aux syndicats la faculté d’exercer à leur discrétion l’intervention dans les entreprises. Les syndicats d’inspiration communiste, asservis aux intérêts de la politique bolchevique, utiliseraient sans aucun doute le droit en question pour créer les conditions prérévolutionnaires requises pour l’avènement de la société paradisiaque sans classes. » (…) ⁠[25]

L’auteur de ces lignes conclut : « Si donc nous nous limitons à l’examen des principes abstraits du salariat et si nous considérons en fait quelques inconvénients qu’on a relevés dans certaines expériences de participation ouvrière dans la gestion des entreprises, il nous faut dire que le droit à la gestion n’a pas pu se réaliser, qu’il « reste -comme dirait le Pape- hors du champ des réalisations possibles ».

Cette affirmation du Pape, est liée à la réserve mentionnée et à l’expérience contingente. Ainsi donc, Sa Sainteté n’entend pas arrêter tout court l’évolution sociale de l’entreprise, la ligne tracée par Quadragesimo anno où Pie XI désire que « le contrat de travail soit quelque peu tempéré par le contrat de société …​, ainsi les ouvriers co-intéressés ou à la propriété ou à l’administration et coparticipants en une certaine mesure aux bénéfices ». »

Et l’article se termine par ces remarques très importantes:

« Le contrat de salaire n’exige donc pas par lui-même le droit à la cogestion du capital et du travail ; mais le Pape n’interdit pas au travailleur, en donnant son travail, de demander en retour de participer également dans une mesure fixée à la gestion de l’entreprise.

Le catholicisme social n’est pas statique, mais dynamique ; il ne nie pas le principe d’une cogestion même intégrale, mais avec une gradation et des méthodes qui répondent à la norme morale. »

Comme on le constate, plusieurs commentateurs, et non des moindres, évitent d’accentuer le jugement à première vue fort négatif de Pie XII et s’emploient à ne pas condamner les initiatives prises déjà à l’époque dans le sens de la cogestion, notamment en Allemagne. Même si l’on pense que la pensée exacte de Pie XII n’est pas aussi souple en réalité, il ne faut pas oublier que l’enseignement social de l’Église, comme on vient de le dire, est dynamique et qu’il est, pour une part, tributaire des circonstances. Ainsi a-t-on vu, Pie XII, très inquiet de constater après guerre, la forte attraction exercée, en Europe occidentale, par le marxisme. Sans cette menace et étant saufs les vrais fondements du droit, peut-être que le jugement eût été plus clairement nuancé.⁠[26]

Il est un fait aussi qu’il ne faut pas perdre de vue. La participation de tous à l’économie nationale ne pouvait, comme nous l’avons vu, se réaliser, pour Pie XII, que dans le cadre de l’organisation professionnelle décrite dans Quadragesimo anno. C’est là, selon Pie XII, que devait se développer la participation et non dans l’entreprise. Hélas, comme Pie XII, un peu amer, en était conscient, « ce point de l’Encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres, un retour au Moyen Age.

Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques.

Mais à présent ; cette partie de l’Encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps. »[27]

Non seulement, cette organisation ne s’est pas réalisée mais, qui plus est, la vie économique en se mondialisant a fait éclaté le cadre de l’économie nationale à laquelle le saint Père tenait tant. L’Église va donc devoir tenir compte, dans ses propositions, de ce nouveau paysage.

Toujours est-il qu’en Allemagne, les patrons et les ouvriers catholiques, ensemble, ont été à l’origine de la mise en place d’un système de cogestion qui a été l’un des éléments moteurs de ce que l’on a appelé « le miracle allemand ». Ce système de cogestion⁠[28] n’a pas entraîné les maux redoutés⁠[29]. Nous y reviendrons dans la dernière partie.

Qui plus est, au fil des ans, la cogestion s’est répandue en de nombreux endroits suivant des modalités diverses et sans porter atteinte au droit de propriété.⁠[30] Indépendamment des réserves émises par Pie XII à l’égard d’un certain type de cogestion, il est clair que pour ce pontife, l’entreprise doit être une vraie communauté de personnes au travail. Dans un de ses derniers discours sur l’entreprise⁠[31], Pie XII constatait que les petites et moyennes entreprises pouvaient plus aisément que les grandes⁠[32] travailler à « l’insertion de la personne humaine dans la société et l’économie ». Le problème essentiel étant « de donner à chacun des membres du corps social la possibilité de vivre pleinement en homme, de disposer des moyens de s’assurer, avec une subsistance honnête, l’accès à la culture, de jouer un rôle proportionné à ses capacités et à son dévouement dans le fonctionnement et l’organisation de la société, de participer enfin aux décisions, dont dépend son sort sur le plan politique, économique et social (…) ». Loin du Pape donc l’idée d’une entreprise construite sur le modèle militaire où un chef commande à des exécutants. L’entreprise pour Pie XII est un lieu de participation⁠[33] et de solidarité, un lieu où travaillent des personnes aux talents divers mais attachées aux mêmes valeurs. Le chef d’entreprise ne doit pas oublier que ce qu’il apprécie et recherche est aussi apprécié et recherché par ses employés. Il n’y a pas de raison qu’il refuse aux autres les biens qu’il apprécie. Ne disait-on pas que la justice tend à l’égalité ?

Pie XII poursuit:

« …si le propriétaire de l’entreprise trouve par là le moyen de maintenir et de consolider sa position sociale, ne convient-il pas qu’il s’efforce de faire bénéficier des mêmes avantages tous ceux qui dépendent de lui et lui prêtent l’appui de leur travail ? N’ont-ils pas eux aussi le droit d’occuper dans la société une situation stable, de posséder les biens nécessaires pour eux-mêmes et leur famille, de les mettre en valeur par leur initiative et d’en tirer un profit légitime ? » Pie XII, bien sûr, comme ses prédécesseurs, pense que « la garantie de ressources permanentes, susceptibles d’être accrues par le labeur personnel » permet à tous ceux qui en profitent d’accéder à la propriété, source d’autonomie et de stabilité. Mais il va plus loin et insiste sur l’avantage d’intéresser (au sens le plus large du terme) les travailleurs à la bonne marche de l’entreprise : « Il est certain que l’ouvrier et l’employé, qui se savent directement intéressés à la bonne marche d’une entreprise, parce qu’une part de leurs biens y est engagée et y fructifie, se sentiront plus intimement obligés d’y contribuer par leurs efforts et même leurs sacrifices. De la sorte, ils se sentiront plus hommes, dépositaires d’une plus large part de responsabilité ; ils se rendront compte que d’autres leur sont redevables, et s’emploieront avec plus de cœur à leur besogne quotidienne, malgré son caractère souvent dur et fastidieux. » Et il ne s’agit pas seulement de tenir compte des avantages matériels de la collaboration ; c’est la personne tout entière, intelligente et libre, qui est invitée à s’épanouir dans le cadre de l’entreprise. Il ne s’agit pas seulement d’intéressement financier mais d’une participation intégrale qui engage et respecte la dignité de chaque personne : « la fonction économique et sociale, que tout homme aspire à remplir, exige que le déploiement de l’activité de chacun ne soit pas totalement soumis à la volonté d’autrui. Le chef d’entreprise apprécie avant tout son pouvoir de décision autonome : il prévoit, ordonne, dirige, en assumant les conséquences des mesures qu’il prend. Ses dons naturels, sa formation théorique antérieure, sa compétence technique, son expérience trouvent à s’employer dans la fonction de direction et deviennent principe d’épanouissement de sa personnalité et de joie créatrice. Mais, encore une fois, le chef refusera-t-il à ses inférieurs ce qu’il apprécie tant lui-même ? Réduira-t-il ses collaborateurs de tous les jours au rôle de simples exécutants silencieux, qui ne peuvent faire valoir leur propre expérience comme ils le souhaiteraient, et restent entièrement passifs à l’égard de décisions qui commandent leur propre activité ? Une conception humaine de l’entreprise doit sans doute sauvegarder pour le bien commun l’autorité du chef ; mais elle ne peut s’accommoder d’une atteinte aussi pénible à la valeur profonde des agents d’exécution. d’ailleurs, lorsque s’imposeront des améliorations techniques ou des efforts concertés pour augmenter la productivité, il faudra faire appel à l’indispensable collaboration du personnel. Et puisque dans les petites et moyennes entreprises le contact entre le patron et ses subordonnés est plus direct, plus immédiat, il semble que là surtout l’exécutant doive être informé et écouté ; que l’on tienne compte de ses désirs, de ses suggestions, qu’on lui explique le motif d’un refus, que les problèmes techniques et économiques, dont dépend le rendement de l’entreprise, lui soient exposés et qu’il ait la possibilité de contribuer à leur solution. Ainsi on évitera que se dresse entre la direction et les subordonnés un mur de préjugés, d’incompréhensions, de critiques injustifiées ; on préviendra par là tant de conflits, qui reposent sur des malentendus ou l’ignorance des vraies situations. »

Voilà un texte important⁠[34] car il nous montre que, dans le débat sur la cogestion, Pie XII n’entendait pas fermer la porte à la participation des ouvriers et employés à la gestion de l’entreprise mais sauvegarder le juste sens de la propriété et de l’autorité tout en souhaitant que l’entreprise soit une communauté réelle c’est-à-dire une communauté de personnes solidaires et égales en dignité.

Ce texte, en même temps, nous ouvre sur l’avenir au moment où la vie économie et sociale est en train de subir de grands bouleversements. L’exigence de la participation est désormais bien implantée au cœur des préoccupations de l’Église. Faut-il s’en étonner ? La participation n’est-elle pas, dans une certaine mesure et sous certains aspects, une conséquence du principe de subsidiarité qui doit imprégner tous les aspects de la vie en société et donc aussi structurer la vie d’une entreprise ?


1. L’archevêque de Cologne, le cardinal Frings, qui participa au Congrès de Bochum écrit le 2-10-1949: « La résolution de Bochum concernant le droit des travailleurs à la cogestion a provoqué un certain étonnement. Elle révèle, en effet, une grande compréhension du problème social de la part des employeurs, puisque non seulement ils ont donné leur accord à cette résolution, mais, qui plus est, ils l’ont proposée eux-mêmes. Néanmoins, le problème est si complexe et, par ailleurs, la résolution est rédigée d’une manière si lapidaire et si générale, qu’elle a besoin de commentaires si l’on veut éviter des malentendus.
   A Bochum même j’ai déjà renvoyé à un écrit, rédigé par le P. Welty et paru sous mon nom chez Bachem, il y a quelques semaines ; il est intitulé : « Responsabilité et participation à la responsabilité dans l’économie » (…). Or, avant-hier, dans une conférence avec les principaux auteurs de la résolution, ces messieurs ont, eux aussi, déclaré à ma grande satisfaction que dans leur résolution ils n’avaient pas voulu dire autre chose que ce qui est dit dans l’écrit mentionné plus haut et auquel ils ont contribué eux-mêmes pour une part essentielle.
   Quand la résolution appelle la cogestion « un droit naturel conforme à l’ordre voulu par Dieu » elle entend par là une haute convenance naturelle à laquelle aucun principe ne permet plus de s’opposer dans l’état actuel de l’évolution. Quand on parle de droit de participation aux décisions en matière sociale et économique et dans les questions de personnel, cela ne veut pas dire que ce droit doive obtenir une ampleur égale dans ces trois domaines, ni à plus forte raison qu’il doive être illimité dans chacun de ces trois domaines. Il faut que la direction de l’entreprise puisse régler en toute liberté les affaires courantes, si l’on veut que l’entreprise soit à même de fonctionner et qu’ainsi elle soit productive pour les employés également. Dans les sociétés anonymes, par exemple, on pourrait accorder un droit de cogestion en matière économique en admettant des ouvriers parmi les commissaires aux comptes ; ailleurs, cette cogestion pourrait se réaliser en fournissant au personnel davantage de renseignements sur le rendement. Avant tout, il faut que le personnel ait son mot à dire quand la question se pose de fermer une entreprise, ce qui met en jeu le gagne-pain de centaines et de milliers d’ouvriers.
   L’introduction du droit de cogestion par voie légale ne saurait être pour aujourd’hui ou pour demain ; ce ne peut être que l’aboutissement d’une longue évolution, au cours de laquelle on aura expérimenté les modalités et les résultats de la cogestion dans les trois domaines indiqués plus haut, dans les diverses sortes d’entreprises : grandes, moyennes et petites, entreprises dirigées par le propriétaire lui-même ou Sociétés anonymes, et enfin en période de prospérité et en période de dépression économique. Les expériences sociales de Grande-Bretagne conseillent la prudence. La direction à suivre est clairement indiquée, les points d’insertion pour la cogestion existent en grand nombre, mais la route sera encore longue. » (Bulletin du diocèse de Spire : Der christliche Pilger).
2. Pie XII ajoute : « Mais il s’ensuit que la prospérité matérielle de tous les membres du peuple, qui est le but de l’économie sociale, lui impose, à lui, plus qu’aux autres l’obligation de contribuer par l’épargne à l’accroissement du capital national.
   Comme il ne faut pas d’autre part perdre de vue qu’il est souverainement avantageux à une saine économie sociale que cet accroissement du capital provienne de sources aussi nombreuses que possible, il est par conséquent désirable que les ouvriers puissent aussi, du fruit de leur épargne participer à la constitution du capital national. »
   d’après P. Bigo (op. cit., p. 396), Pie XII réagissait peut-être à une thèse défendue par un professeur de droit de l’Université de Nancy, dans un livre intitulé La théorie de l’institution, Sirey, 1930. Cette théorie avait inquiété les évêques canadiens.
3. CLEMENT Marcel, L’économie sociale selon Pie XII, Synthèse doctrinale, NEL, 1953, pp. 161-162.
4. Radiomessage aux travailleurs espagnols, 11-3-1951. Dans son Radiomessage au monde entier du 1er septembre 1944, Pie XII rappelait que « là où la grande exploitation continue à se monter heureusement productive, la possibilité doit être offerte de tempérer le contrat de travail par un contrat de société »
5. Cf. QA : « Il se trompent (…) ceux qui adoptent sans hésiter l’opinion si courante selon laquelle la valeur du travail et de la rémunération qui lui est due équivaudrait exactement à celle des fruits qu’il procure, et qui en concluent que l’ouvrier est autorisé à revendiquer pour soi la totalité du produit de son labeur » (566 in Marmy).
6.  »La lutte des classes doit être dépassée par l’instauration d’un ordre organique unissant patrons et ouvriers ». ( PIE XII, Radiomessage au Katholikentag de Vienne, 14-9-1952).
7. L’Église « insiste (…) sur la nécessité d’une distribution plus juste de la propriété, et dénonce ce qu’il y a de contraire à la nature dans une situation sociale où, en face d’un petit groupe de gens privilégiés et très fortunés, se trouve une énorme masse populaire appauvrie. Il y aura toujours des inégalités économiques. Mais tous ceux qui, d’une manière quelconque peuvent influer sur la marche de la société, doivent toujours tendre à réaliser une situation telle qu’elle permette à tous ceux qui font leur possible, non seulement de vivre, mais encore d’épargner.
   Les facteurs qui doivent contribuer à une plus grande diffusion de la propriété sont nombreux. Mais le principal sera toujours le juste salaire. (…) Le juste salaire et une meilleure distribution des biens naturels représentent les deux exigences les plus urgentes du programme social de l’Église. » (Id).
8. PIE XI, Divini Redemptoris, 19-3-1937, n° 51.
9. QA, 571 in Marmy.
10. PIE XII, Aux membres de l’UNIAPAC, 7-5-1949.
11. MADIRAN J., De la justice sociale, NEL, 1961, pp. 51-53. L’auteur précise encore : « La justice sociale doit être respectée même dans une entreprise qui ne réalise point de bénéfices (ce qui réclame une organisation professionnelle) et même dans une profession en difficulté (ce qui réclame une organisation interprofessionnelle) ; avec le développement des techniques de production et de transport, et sous l’effet simultané d’une certaine prise de conscience, on commence même à envisager aujourd’hui que la justice sociale doit être respectée même dans un pays en état de crise ou en situation de sous-équipement (ce qui réclame une organisation économique internationale) ». Ce dernier point sera traité plus loin.
12. Aux membres de l’UNIAPAC, 7-5-1949.
13. Une organisation professionnelle et interprofessionnelle qui, rappelons-le, selon le principe de subsidiarité, n’est pas imposée par l’État même si son concours et son arbitrage peuvent se révéler indispensables.
14. En témoignent d’autres textes:
   « La fin de l’organisme économique et social, à laquelle il faut se référer ici, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique, ont le moyen de procurer. Or s’il est vrai que, pour satisfaire cette obligation, le moyen le plus sûr et le plus naturel est d’accroître les biens disponibles par un sain développement de la production, encore faut-il, dans la poursuite de cet effort, garder le souci de répartir justement les fruits du labeur de tous. Si une telle distribution juste de biens n’était pas réalisée ou n’était qu’imparfaitement assurée, le vrai but de l’économie nationale ne serait pas atteint ; étant donné que, quelle que fût l’opulente abondance des biens disponibles, le peuple, n’étant pas appelé à y participer, ne serait pas riche, mais pauvre.
   Cette distribution de base se réalise ordinairement et normalement en vertu du dynamisme continuel du processus économique et social que Nous venons d’évoquer ; et c’est pour un grand nombre d’hommes l’origine du salaire comme rétribution de leur travail. Mais il ne faut pas perdre de vue que, sous l’angle de l’économie nationale, ce salaire correspond au revenu du travailleur. Chefs d’entreprise et ouvriers sont ici coopérateurs dans une œuvre commune, appelés à vivre ensemble du bénéfice net et global de l’économie, et sous ce rapport, leurs relations mutuelles ne mettent aucunement les uns au service des autres. (…) Il apparaît équitable, tout en respectant la diversité des fonctions et des responsabilités, que les parts de chacun soient conformes à leur commune dignité d’hommes, qu’elles permettent en particulier à un plus grand nombre d’accéder à l’indépendance et à la sécurité que donne la propriété privée et de participer avec leurs familles aux biens de l’esprit et de la culture auxquels sont ordonnés les biens de la terre. En, outre, si patrons et ouvriers ont un intérêt commun à la saine prospérité de l’économie nationale, pourquoi ne serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de cette économie ? » Une « saine distribution (…) ne saurait être abandonnée au libre jeu des forces économiques aveugles, mais doit être envisagée au niveau de l’économie nationale, car c’est là que se prend une claire vision de la fin à poursuivre, au service du bien commun temporel. » (Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 7-7-1952).
   « Les mots entreprise privée pourraient être compris d’une manière erronée, comme si ce genre d’entreprises, et particulièrement la petite industrie, étaient abandonnées dans leur organisation et dans leur activité à la discrétion du patron, uniquement soucieux du jeu de ses intérêts personnels. Mais vous avez explicitement affirmé vos intentions en mettant en relief que la production de l’entreprise privée et de la petite industrie doit être conçue par rapport à la collectivité nationale, envers laquelle elles ont des droits et des devoirs ». (Discours au Congrès italien de la petite industrie, 20-1-1956).
15. Discours au Congrès international des Etudes sociales, 3-6-1950.
16. A l’Union chrétienne des patrons d’Italie, 31 janvier 1952.
17. Radiomessage au Katholikentag de Vienne, 14-9-1952.
18. GUISSARD L., Catholicisme et progrès social, Encyclopédie Je sais-Je crois, Fayard, 1959, pp.79-80.
19. CLEMENT M., op. cit., p. 162. J.-P. Audoyer explique ainsi l’idée de Pie XII : « ce n’est pas parce qu’un droit à la codirection de l’entreprise ne peut être reconnu comme un droit naturel qu’il est interdit pour autant aux employeurs de réinventer certaines formes de participation allant éventuellement au delà des formes classiques ». ( Le nouveau management, Critiques et réponses chrétiennes, Presses du management, 1997, p. 175).
20. CALVEZ J.-Y., L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 60.
21. Discours du 3-6-1950 et du 14-9-1952.
22. Radiomesage du 1-9-1944.
23. R.P. A. Brucculeri sj, in Il Quotidiano, 7-6-1950, traduit in DC , 2-7-1950, col.. 839-840.
24. L’auteur explique : « En d’autres termes, les principes qui régissent l’établissement du contrat de salaire, indépendamment de toute clause particulière (c’est-à-dire le contrat de salaire dans l’abstrait), ne postulent pas la mention du droit des ouvriers à la gestion de l’entreprise. Même sans ce droit, le contrat de salaire est, sans plus, constitué dans son essence ». (Id.).
25. Le P. Brucculeri précise : « Ne le font-ils pas déjà dans les Commissions intérieures (comités d’entreprise) dans les quelles ils ont de leurs membres actifs ? ». (Id.).
26. Arrêtons-nous un instant aux réactions qui ont été enregistrées en Allemagne après le discours du 3 juin 1950 et qui ont été publiées dans la DC du 2-7-1950, col. 843-850.
   Matthias Foecher (Vice-président de l’Union des Syndicats allemands -DGB) : « C’est précisément la ferme intention du DGB d’arracher l’ouvrier à l’emprise de la masse et à la collectivisation et d’amener sa personnalité à un plein épanouissement. C’est particulièrement le cas dans notre revendication en faveur de la cogestion des ouvriers dans l’entreprise. Nous savons qu’à l’étranger sous le couvert de cette revendication, on poursuit çà et là des tendances collectivistes ; tandis que pour nous, en Allemagne, notre intention est tout à fait clairement anticollectiviste.
   Nous aussi, comme le pape, nous estimons que le contrat de salaire ne doit pas être nécessairement assimilé au contrat de société. (…) Le Conseil fédéral du DGB va prendre position en rapport avec l’allocution pontificale. » (Der Uerberlick, 15-6-1950).
   Le Dr von Brentano (président de la fraction de la CDU-CSU au Bundestag) a vu, dans la déclaration du Pape sur la cogestion, une confirmation de la politique de la CDU opposée « au glissement progressiste de la responsabilité économique vers des formes anonymes ». Tout a été fait, dans le projet de loi présenté par la fraction CDU, pour écarter les influences étrangères à l’entreprise.
   Le ministre fédéral Jacob Kaiser devant les organisations ouvrières chrétiennes-démocrates dénoncé aussi, avec le Pape, le danger du collectivisme, de toute concentration de puissance et précise que la déclaration du Pape ne condamne absolument pas le principe de la coopération économique des personnalités ouvrières.
   Le vice-chancelier Bluecher, à un meeting du parti libéral allemand (FDP) s’est opposé à une revendication du DGB d’introduire des fonctionnaires dans les Conseils d’administration et a déclaré que « le Pape, lui aussi, qui connaît très bien les excès du totalitarisme, s’est opposé à cette interprétation du droit naturel ; parce que dans la cogestion il s’agit du droit de l’ouvrier et non de la puissance d’une organisation ».
   d’autres, industriels, journalistes, représentants religieux catholiques ou protestants ont retenu la condamnation pure et simple de la cogestion ou l’heureux rappel du droit de propriété. Il n’empêche que les pourparlers sur la cogestion se sont poursuivis. Le rapporteur du ministre fédéral en charge du dossier a déclaré que « ces pourparlers ont été menés dans un tel fair-play que l’on peut espérer avec confiance un accord. Le Pape ne s’est nullement prononcé contre une pareille entente, mais il a, avant tout, rejeté une cogestion postulée par le droit naturel. Dans les pourparlers dans l’Allemagne occidentale, ce ne sont pas les questions idéologiques, mais les questions économiques qui sont au premier plan. »
   A ce point de vue, notons que, dans leur programme gouvernemental, en 1969, les socialistes allemands de la SPD ont réclamé la cogestion. (Cf. CALLENS C., Le messianisme socialiste, CLC, 1976, p. 12.). En Belgique, la FGTB a rejeté la cogestion parce qu’elle « conduit à l’intégration des travailleurs au capitalisme » (Du POB au PSB, Pac, 1974, p. 66). Il n’empêche que de nombreuses lois et propositions de loi concernant une forme ou l’autre de participation ont été l’œuvre de représentants de tous les partis y compris socialistes.
27. Aux membres de l’UNIAPAC, 7-5-1949.
28. Voici aujourd’hui comment le Ministère fédéral allemand des Affaires étrangères présente l’organisation sociale des entreprises et la cogestion : « Le concours apporté par les salariés à l’entreprise est l’une des bases du régime économique allemand. Amendée en 2001, la loi sur l’organisation sociale des entreprises régit la coopération entre les employeurs, le personnel, le comité d’entreprise, les syndicats et les associations du patronat. La participation du comité d’entreprise et, donc, du personnel aux décisions prises dans l’entreprise est l’objectif fondamental de la loi. Les points essentiels qui figurent dans le droit de cogestion sont le temps de travail et l’organisation du travail ainsi que l’organisation des postes de travail. Un important droit de regard prévoit que l’employeur doit entendre le comité d’entreprise avant tout licenciement. S’il omet de le faire, le licenciement est nul et non avenu. Parmi les tâches du comité d’entreprise figure son obligation de veiller à ce que les lois, décrets, prescriptions de prévention des accidents, conventions collectives conclues et accords d’entreprise en faveur des salariés soient bien respectés.
   La cogestion au sein de l’entreprise prévoit que le personnel puisse exercer une influence sur la gestion de l’entreprise par l’entremise de ses représentants au conseil de surveillance. Cette cogestion au sein du conseil de surveillance garantit la participation aux planifications et décisions importantes de l’entreprise. Ainsi le conseil de surveillance nomme-t-il, par exemple, les membres de la direction de l’entreprise. Les conseils de surveillance des entreprises assujetties à la cogestion sont constitués différemment en fonction de la forme juridique de l’entreprise, de ses effectifs et de son secteur économique. Ainsi la loi de 1976 sur la cogestion prévoit-elle que le conseil de surveillance comporte à parts égales des membres provenant de l’actionnariat et du personnel. La cogestion est basée sur la conviction que les règles démocratiques ne doivent pas se limiter au secteur de l’État, mais doivent être applicables dans tous les domaines de la société. » (http://www.tatsachen-ueber-deutschland.de/1413.99.html).
29. Il est intéressant, à cet égard, de lire l’extrait suivant d’un discours prononcé en 1961 par le ministre de l’Economie et futur chancelier d’Allemagne, Ludwig Erhard (1897-1977), considéré comme le père du « miracle allemand ». On y découvre que ce démocrate chrétien, considéré comme libéral, attaché à « dépasser le concept de la lutte des classes », très attaché à l’épargne, insiste sur l’importance de la participation: « Dans nos pays développés, il faut augmenter considérablement la participation à la propriété des moyens de production. Bien entendu, les industriels ne sont pas seuls responsables de l’accroissement des rendements, néanmoins, ils ont à cet égard un rôle déterminant. Tant que nous n’aurons pas fait prendre conscience aux travailleurs que leur sort et celui du pays dépendent du degré de participation à l’activité économique, tant que les ouvriers ne se sentiront pas concernés par l’accroissement de la productivité, ils ne pourront dépasser le concept de la « lutte des classes ».
   Il est facile de dire que l’ouvrier accepterait d’épargner si son revenu le lui permettait. Le véritable problème est de savoir comment parvenir à la formation d’une épargne valable - et cette question n’a pas de réponse dans l’absolu. Il faut que chaque citoyen sache qu’il ne lui suffit pas d’incriminer les « capitalistes » ou l’État, mais que c’est de lui-même que dépend, en dernière analyse, son propre niveau de vie.
   Il faut que l’ouvrier sache qu’il a non seulement le droit de revendiquer ou de contester l’action de l’État, mais encore celui de participer activement à l’élaboration de l’activité économique. Lorsque l’ouvrier saisira que son épargne constitue le meilleur moyen d’assurer son avenir, les antagonismes sociaux qui persistent encore dans une certaine mesure aujourd’hui, s’émousseront et nous parviendrons à une plus grande compréhension mutuelle.
   Il est satisfaisant de voir que les principes de l’« économie sociale de marché »«  ont permis d’établir une stabilité dans le domaine social qui a accru les progrès de la productivité et de la libération de l’homme. » (Discours à la Gesellshaft für Auswertige Politik, Vienne, 8-2-1961, in L. Erhard, Une politique de l’abondance, Laffont, 1962, pp. 388-389). La cogestion « à l’allemande » n’a pas débouché sur la socialisation telle que la redoutait Pie XII. Elle n’a pas non plus rebuté les investisseurs capitalistes. Le 17-11-2004, à Dortmund, Reiner Hoffmann, secrétaire général adjoint de la Confédération européenne des syndicats (CES) relevait, dans une conférence, deux faits éclairants: d’une part, la Chambre de Commerce américaine en Allemagne estime que « l’Allemagne est, en Europe, le pays qui concentre le plus d’investissements américains » ; et d’autre part, « le Boston Consulting Group souligne que l’Allemagne demeure toujours un pays européen attractif pour les investisseurs, et même le meilleur en ce qui concerne les holdings de management ». Toutefois, Reiner Hoffmann redoutait s’inquiétait que dans le cadre de l’Union européenne, les fusions ne soient l’occasion pour les employeurs et les organisations industrielles de remettre en cause cette cogestion. (Cf. http://www.etuc.org/a/261).
30. Il existe aujourd’hui dans de nombreux pays des formules diverses de participation, participation à la gestion et à la participation financière aux bénéfices ou au capital. La participation aux bénéfices peut être facultative, on parle alors plus volontiers d’« intéressement » ou obligatoire. La participation au capital est appelée souvent « actionnariat ouvrier ou salarié ». La participation financière peut être aussi un dispositif d’épargne. Il n’est pas possible de faire le tour de toutes les situations suivant les pays et ce n’est pas l’endroit de le faire (On peut avoir des précisions en se rendant sur le site http://www.senat.fr/lc/lc60/lc600.htlm). Disons simplement qu’on en rencontre des applications de l’idée aux États-Unis et dans 18 pays membres de l’Union européenne. Vu la diversité des systèmes, là où ils existent, la Confédération européenne des syndicats s’est penchée sur la possibilité de trouver, à défaut d’un système commun, une philosophie commune à propos notamment de la participation financière. La CES défend l’idée que « la participation financière - aux bénéfices et au capital - n’est qu’un élément complémentaire de la participation des travailleurs et qu’elle n’aura un effet que sous la condition qu’elle fasse partie d’un système global de la participation des travailleur, qui commence sur le lieu de travail et va jusqu’à la participation au niveau de l’entreprise ou du groupe d’entreprises ».(…) Elle « n’est que l’une des nombreuses mesures visant à favoriser la participation des travailleurs. Elle ne portera ses fruits que là où elle s’inscrira dans un système global de mesures encourageant la participation des travailleurs, où les travailleurs et leurs représentants seront informés et consultés, où ils auront la possibilité d’influencer les décisions au niveau de l’entreprise, d’envoyer des représentants aux conseils de surveillance ou d’administration. Autrement, si la participation des travailleurs se réduit à une participation financière qui, en plus, serait considérée exclusivement sous l’angle de la productivité, elle sera un échec ». En bref, la CES recommande à la Commission « Participation financière des travailleurs dans l’Union européenne » les points suivants:
   « 1. La participation, financière complète les autres formes de participation. Elle donne les meilleurs résultats quand elle s’intègre dans un réseau impliquant les travailleurs. Participation financière rime avec participation décisionnelle à tous les niveaux de l’entreprise.
   2. Les modalités de participation financière doivent être mises en place par la négociation.
   3. La participation financière doit s’opérer sur une base permanente plutôt que sous la forme d’une expérience ponctuelle.
   4. Les conventions collectives définiront le cadre de la participation financière.
   5. Des dispositions doivent couvrir les cas d’insolvabilité.
   6. Les fonds seront gérés conjointement par les travailleurs et la direction.
   7. La participation financière doit apporter un revenu d’appoint et ne constitue pas une alternative au salaire, ni une alternative à des systèmes publics de pensions non plus ou une alternative à des systèmes de pensions accordées par accord collectif. » (Http://www.etuc.org).
31. Discours aux représentants d’associations de petites et moyennes entreprises, 8-10-1956.
32. Pie XII justifie son appréciation en ces termes : « la multiplicité des entreprises de dimensions moyennes, dont le chef est en même temps propriétaire et parfois fondateur, assure une répartition très large de la propriété privée, qui est condition essentielle de stabilité pour la société ; en garantissant l’indépendance et la dignité des individus et des familles, elle ne leur confère pas toutefois une puissance économique exorbitante, qui dépasserait la portée de leurs vraies responsabilités. L’entrepreneur privé, le commerçant, l’agriculteur se soucient de faire fructifier leurs biens par leur travail ; ils voient sanctionner directement leur labeur, comme aussi les négligences ou les erreurs qu’ils commettent. Entre les biens matériels et leur possesseur s’établit ainsi une sorte de tension continuelle, celle de l’activité productive soumise à de puissants stimulants pour le plus grand bien de la communauté. »
33. J.-P. Audoyer distingue la participation institutionnelle et la participation organisationnelle. La première « désigne le pouvoir de négociation ou de codécision faisant l’objet d’accords entre la direction et les syndicats ou les représentants élus. Il s’agit d’une participation représentative ». La seconde, « au contraire, est une participation directe, sans médiation, elle concerne davantage le management de l’entreprise ». La cogestion relève de la participation institutionnelle que Pie XII, dans ses interventions a voulu limiter dans la mesure où, d’une part, « le bien-être des salariés ne peut être qu’une finalité seconde par rapport à la vocation première de l’entreprise qui est le service des clients » et, d’autre part, dans la mesure où le principe de l’unicité de direction doit être sauvegardé. Comme exemples de participation directe, l’auteur cite les cercles de qualité dont il voit la description dans le discours de Pie XII du 8-10-1956, et les groupes d’expression suggérés par Jean XXIII dans MM 94. (Le nouveau management, Critiques et réponses chrétiennes, Presses du management, 1997, pp. 86-88 et 90-91)
34. Toutes les citations qui précèdent sont extraites de ce Discours aux représentants d’associations de petites et moyennes entreprises du 8 octobre 1956. Le lecteur pourra confronter la pensée de Pie XII à ce qu’on appelle aujourd’hui « l’entreprise libérée » que nous présenterons dans la dernière partie.

⁢e. Jean XXIII

L’encyclique Mater et magistra, relève les nouveautés qui modifient la vie économique et sociale : énergie nucléaire, produits synthétiques, automation, conquête spatiale, progrès de la communication, développement des assurances sociales et de la sécurité sociale, responsabilisation des syndicats, accroissement de l’instruction et du bien-être, mobilité sociale. Tout cela concourt, dans les pays développés, à « l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques »[1] mais est source de déséquilibres entre secteurs, entre régions et entre pays.

Un autre phénomène retient toute l’attention du Pape : la socialisation. L’emploi du mot a, à l’époque, ému un certain nombre de catholiques qui se souvenait de l’injonction de Pie XII, neuf ans plus tôt : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme où tend à les jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrible image du Léviathan deviendrait une horrible réalité ».⁠[2] Par socialisation, Pie XII, en réalité, entend « étatisation » ou « nationalisation »⁠[3].Mais Pie XII emploie aussi le mot « socialisation » dans un sens proche de celui qui est perceptible dans Mater et magistra où Jean XXIII veut simplement, par ce terme, nommer le développement des rapports sociaux⁠[4], la « multiplication progressive des relations dans la vie commune ».⁠[5] Dans ce cadre relativement nouveau, pour garder les avantages⁠[6] de la socialisation et éviter ses désagréments⁠[7], Jean XXIII rappelle rapidement les grands principes qui doivent guider toute action en faveur de la justice sociale : le souci du bien commun, l’autonomie des corps intermédiaires, la juste rémunération du travail et l’atténuation des déséquilibres économiques et sociaux dans la répartition des richesses.

A ce propos, en se référant à Pie XI et Pie XII, Jean XXIII souligne que « la richesse économique d’un peuple ne résulte pas seulement de l’abondance globale des biens, mais aussi et plus encore de leur distribution effective suivant la justice, en vue d’assurer l’épanouissement des membres de la communauté : car telle est la véritable fin de l’économie nationale ». Une entreprise productive qui s’autofinance « doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu’elle emploie, surtout s’ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum. » Pour satisfaire à cette exigence de justice, une des manières « des plus désirables, consiste à faire en sorte que les travailleurs arrivent à participer à la propriété des entreprises, dans les formes et les mesures les plus convenables. »[8]

Dans l’entreprise, outre la répartition des richesses, sont en jeu des valeurs plus strictement humaines comme la dignité, la responsabilité, l’initiative. Ce n’est pas une simple force matérielle que l’on engage dans le travail mais une personne dans toute sa complexité et sa richesse.

Sans entrer dans le détail technique qui n’est pas d’ailleurs de son ressort, Jean XXIII va dessiner, dans les grandes lignes, les structures économiques les plus aptes à favoriser les valeurs personnelles⁠[9].

Jean XXIII évoque rapidement les entreprises artisanales, familiales ou coopératives dans la mesure où, par leur dimension et leur origine, elles sont naturellement « porteuses de valeurs humaines authentiques ». Elles doivent être protégées et favorisées. Quant à leurs acteurs, ils doivent jouir d’« une bonne formation technique et humaine » et être « organisés professionnellement » pour être capables de s’adapter aux exigences des consommateurs, aux progrès technologiques et aux conditions de production.⁠[10]

Mais c’est surtout aux moyennes et grandes entreprises que Jean XXIII va s’attarder en répétant après Pie XII la nécessité de la participation des travailleurs, d’abord à l’intérieur de l’entreprise

Restant sauves « l’autorité et l’efficacité nécessaires de l’unité de direction », il faut que les ouvriers « puissent faire entendre leur voix » et que l’entreprise devienne « une communauté de personnes » qui ne réduit pas « ses collaborateurs quotidiens au rang de simples exécuteurs silencieux, sans aucune possibilité de faire valoir leur expérience, entièrement passifs au regard des décisions qui dirigent leur activité. » Que les travailleurs puissent, au contraire, prendre « de plus grandes responsabilités », dans un climat « de respect, d’estime, de compréhension, de collaboration active et loyale, d’intérêt à l’œuvre commune ; que le travail soit conçu et vécu par tous les membres de l’entreprise, non seulement comme une source de revenus, mais aussi comme accomplissement d’un devoir et prestation d’un service ».⁠[11]

De plus, comme chaque organisme de production, quelle que soit sa dimension, est tributaire du contexte économique et de décisions prises à l’extérieur, les travailleurs doivent aussi pouvoir faire entendre leur voix, « à tous les échelons » auprès des pouvoirs publics et des institutions régionales, nationales et mondiales qui conditionnent la vie économique par le biais de leurs associations et syndicats.⁠[12]


1. MM 49.
2. Radiomessage au Katholikentag de Vienne, 14-9-1952. Le Pape ajoutait : « C’est avec la dernière énergie que l’Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes: dignité de l’homme et salut éternel des âmes. »
3. Dans son Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, le 11-3-1945, Pie XII parle de « ce que l’on appelle aujourd’hui nationalisation ou socialisation de l’entreprise » et il précise que « les associations chrétiennes n’admettent la socialisation qua dans les cas où elle s’avère indispensable au bien commun, c’est-à-dire comme l’unique moyen véritablement efficace de remédier à un abus ou d’éviter un gaspillage des forces productives du pays » De plus, « les associations chrétiennes reconnaissent que la socialisation implique dans tous les cas l’obligation d’une indemnité convenable (…) »..
   Dans le même esprit, dans son Allocution aux membres de l’Union internationale des associations patronales catholiques, UNIAPAC, le 7-5-1949, Pie XII dénonce « les récents essais de socialisation ».
   Nourri de l’enseignement de Pie XII, un commentateur aussi sûr que Bernard Häring associe également socialisation et nationalisation (La loi du Christ, Desclée et Cie, 1959, III, pp. 610-611. Le texte allemand original a été publié en 1954).
4. Jean XXIII n’est donc pas le premier à donner un sens acceptable à « socialisation ». Avant lui, outre Pie XII, Mgr Guerry, dans son célèbre ouvrage La doctrine sociale de l’Église, Bonne Presse, 1959, p. 22, écrit qu’à l’époque de Léon XIII, « on assistait à un développement rapide de la « socialisation » de la vie humaine, de l’interdépendance et de la solidarité des hommes entre eux, des professions et des peuples ». Et auparavant encore, c’est peut-être Teilhard de Chardin qui a présenté la socialisation comme « un fait constitué par l’ensemble des interdépendances économiques, sociales politiques, juridiques, culturelles des hommes et des nations. » ; cette socialisation qui est un élément fondamental de sa pensée, doit, pour lui, atteindre, dans son mouvement, la « communion des personnes dans l’amour ». (Cf. COFFY Robert, Teilhard de Chardin et le socialisme, Chronique sociale de France, 1966, pp. 7 et 12). De son côté, J. Madiran a montré que les neuf emplois, dans l’Encyclique, du mot « socialisation » traduisent non pas un éventuel latin « socialisatio » mais des périphrases qui toutes renvoient à l’idée de développement des relations sociales : « socialum rationum incrementa ou progressus » (§ 59, 61, 64, 65, 67: « progrès ou développement des relations sociales »), « socialis vitae processus » (§60: « progrès de la vie sociale »), « multiplicatis et cotidie progedientibus variis illarum consociationum formis » (§ 62: « multiplication et développement quotidien des diverses formes d’association »), « magis magisque increbrescentibus socialis vitae rationibus » ((§ 62: « les relations sociales se développant de plus en plus »). (MADIRAN J., Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de « Mater et Magistra », Tiré à part d’Itinéraires, 1961, pp. 16-17).
5. MM 59. La socialisation « comporte des formes diverses de vie et d’activités associées et l’instauration d’institutions juridiques. Ce fait s’alimente à la source de nombreux facteurs historiques, parmi lesquels il faut compter les progrès scientifiques et techniques, une plus grande efficacité productive, un niveau de vie plus élevé des habitants.
   La « socialisation » est à la fois cause et effet d’une intervention croissante des pouvoirs publics, même dans les domaines les plus délicats : soins médicaux, instruction et éducation des générations nouvelles, orientation professionnelle, méthodes de récupération et réadaptation des sujets diminués. Elle est aussi le fruit et l’expression d’une tendance naturelle, quasi incoercible, des humains: tendance à l’association en vue d’atteindre des objectifs qui dépassent les capacités et les moyens dont peuvent disposer les individus. Pareille disposition a donné vie, surtout en ces dernières décades, à toute une gamme de groupes, de mouvements, d’associations, d’institutions, à buts économiques, culturels, sociaux, sportifs, récréatifs, professionnels, politiques, aussi bien à l’intérieur des communautés politiques que sur le plan mondial ».
6. « Elle permet d’obtenir la satisfaction de nombreux droits personnels, en particulier ceux qu’on appelle économiques et sociaux. Par exemple, le droit aux moyens indispensables à un entretien, vraiment humain, aux soins médicaux, à une instruction de base plus élevée, à une formation professionnelle plus adéquate, au logement, au travail, à un repos convenable, à la récréation.. En outre, grâce à une organisation de plus en plus parfaite des moyens modernes de diffusion de la pensée (…) il est loisible à toute personne de participer aux vicissitudes humaines sur un rayon mondial. » (MM 61).
7. « La « socialisation » multiplie les méthodes d’organisation, et rend de plus en plus minutieuse la réglementation juridique des rapports humains, en tous domaines. Elle réduit en conséquence le rayon d’action libre des individus. Elle utilise des moyens, emploie des méthodes, crée des ambiances qui rendent difficile pour chacun une pensée indépendante des influences extérieures, une action d’initiative propre, l’exercice de sa responsabilité, l’affirmation et l’enrichissement de sa personne ». (MM 62).
8. MM 76, 77, 79.
9. Ce souci constant de l’Église a été bien exprimé par Pie XII : « Ce n’est (…) pas seulement un travailleur que l’on embauche et auquel on achète son travail ; c’est un homme, un membre de la société humaine qui vient collaborer au bien de cette société dans l’industrie en question. Certes, une entreprise, même moderne, n’est pas totalitaire ; elle n’accapare pas des initiatives qui, placées hors de son activité particulière, appartiennent personnellement aux travailleurs. En outre, une entreprise moderne ne se résout pas en un jeu de fonctions techniques coordonnées de façon anonyme. Elle unit par contrat des associés, dont les responsabilités sont différentes et hiérarchisées, mais auxquels le travail doit fournir le moyen d’accomplir toujours mieux leurs obligations morales, personnelles, familiales et sociales. Ils ont à se prêter loyalement un service mutuel, et si l’intérêt des employeurs est de traiter leurs employés en hommes, ils ne sauraient se contenter de considérations utilitaires ; la productivité n’est pas une fin en soi. Chaque homme au contraire représente une valeur transcendante et absolue, car l’auteur de la nature humaine lui a donné une âme immortelle. Bien plus Il s’est fait homme et s’identifie moralement à quiconque attend d’autrui le supplément d’être qui lui manque (…) ». ( Discours sur les relations humaines dans l’industrie, aux délégués de la Conférence internationale sur les relations humaines dans l’industrie, organisée par l’Agence européenne de productivité de l’Organisation européenne de coopération économique, Rome, 4 février 1956).
10. MM 88-92.
11. MM 93-97.
12. MM 98-104.

⁢f. Le Concile

Tout cet enseignement sur la participation, dans le cadre général de la socialisation décrite par Jean XXIII⁠[1], va être entériné et élargi dans la Constitution pastorale Gaudium et spes. On y insiste sur la nécessité de « stimuler chez tous la volonté de prendre part aux entreprises communes »[2]. Dans tous les secteurs, « le développement doit demeurer sous le contrôle de l’homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d’un petit nombre d’hommes ou de groupes jouissant d’une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique ou à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et au plan international l’ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation »[3]. Cette nécessité de la participation répond à un désir souvent manifesté : « les travailleurs, ouvriers et paysans, veulent non seulement gagner leur vie, mais développer leur personnalité par leur travail, mieux, participer à l’organisation de la vie économique, sociale, politique et culturelle »[4].

Et sur le plan du travail, le Concile rappellera que « dans les entreprises économiques, ce sont des personnes qui sont associées entre elles, c’est-à-dire des êtres libres et autonomes, créés à l’image de Dieu. Aussi, en prenant en considération les fonctions des uns et des autres, propriétaires, employeurs, cadres, ouvriers, et en sauvegardant la nécessaire unité de direction, il faut promouvoir, selon des modalités à déterminer au mieux, la participation active de tous à la gestion des entreprises[5]. Et comme, bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis. »

Le Concile note encore que grâce à la participation des travailleurs au sein d’associations représentatives, « jointe à un progrès de la formation économique et sociale, le sens des responsabilités grandira de plus en plus chez tous : ils seront ainsi amenés à se sentir associés, selon leurs moyens et leurs aptitudes personnels, à l’ensemble du développement économique et social ainsi qu’à la réalisation du bien commun universel. »[6]


1. Le phénomène de la socialisation avec ses avantages et ses inconvénients, sera repris dans GS 6, 23, 42, 54,63, 75. Le Concile parlera de la « saine socialisation » souhaitée par l’Église.
2. GS 31, § 3.
3. GS 65, § 1.
4. GS 9, § 2. La participation à la vie publique et politique sera développée dans GS 73 et 75.
5. Les rédacteurs notent que le terme latin « curatio » traduit par gestion, est emprunté à QA.
6. GS 68, § 1 et 2.