Le pape Pie XII s’est ému, semble-t-il, de la motion votée, en
Allemagne, en septembre 1949. Plusieurs
discours vont jeter la suspicion sur l’idée de participation et troubler
les catholiques qui la pratiquaient ou du moins avaient été séduits par
l’ouverture offerte par Pie XI dans Quadragesimo anno.
qu’en est-il exactement ?
Avant le rassemblement de Bochum, le 7 mai 1949, Pie XII, devant les
membres de l’Union internationale des Associations patronales
catholiques (UNIAPAC), après avoir rappelé que faire de l’étatisation
« la règle normale de l’organisation publique de l’économie serait
renverser l’ordre des choses », déclarait qu’ »on ne serait pas non plus
dans le vrai en voulant affirmer que toute entreprise particulière est
par sa nature une Société, de manière que les rapports entre
participants y soient déterminés par les règles de la justice
distributive, en sorte que tous indistinctement - propriétaires ou non
des moyens de production - auraient droit à leur part de la propriété ou
tout au moins des bénéfices de l’entreprise. Une telle conception part
de l’hypothèse que toute entreprise rentre par nature dans la sphère du
droit public.
Hypothèse inexacte : que l’entreprise soit constituée sous forme de
fondation ou d’association de tous les ouvriers comme copropriétaires,
ou bien qu’elle soit propriété privée, d’un individu qui signe avec tous
ses ouvriers un contrat de travail, dans un cas comme dans l’autre, elle
relève de l’ordre juridique privé de la vie économique.
Tout ce que Nous venons de dire s’applique à la nature juridique de
l’entreprise comme telle ; mais l’entreprise peut comporter encore toute
une catégorie d’autres rapports personnels entre participants, dont il
faut aussi tenir compte, même des rapports de commune responsabilité. Le
propriétaire des moyens de production, quel qu’il soit - propriétaire
particulier, association d’ouvriers, ou fondation - doit, toujours dans
les limites du droit public de l’économie rester maître de ses décisions
économiques. »
Ce texte ne contredit en rien la pensée de Pie XI. En effet, Pie XII,
comme son prédécesseur, défend la liberté d’entreprendre et s’insurge
contre l’idée de substituer un contrat de société au contrat de travail.
Il précise que la gestion de l’entreprise ne relève pas du droit public
mais du droit privé, que les rapports entre l’entrepreneur et l’ouvrier
se règlent selon la justice commutative et non selon la justice
distributive.
Le principe fondamental que Pie XII défend en adoptant cette position
est celui de la propriété privée très menacée après la seconde guerre
mondiale, que l’entreprise soit, il le répète, notons-le, propriété d’un
particulier, d’une association d’ouvriers ou d’une fondation. En effet,
explique un commentateur, « si l’entreprise rentrait par nature dans la
sphère du droit public, l’employeur cesserait de contracter librement,
et de disposer à son gré de sa propriété, de choisir la forme des justes
contrats que d’autres acceptent de signer avec lui. Force serait ainsi
de s’en remettre à une conception totalitaire du droit public. Celle-ci
niant le droit du propriétaire privé sur ses biens et le bénéfice qu’il
en retire, attribuerait par répartition sur un bien « commun » - en
justice donc, distributive - une partie de sa propriété ou seulement de
ses bénéfices aux salariés non-propriétaires . Mais on retire alors aux
contractants la liberté de s’engager et de déterminer eux-mêmes la forme
du contrat. Or, l’entreprise et les actes juridiques de son
propriétaires comme tel relèvent de l’ordre juridique privé de la loi
économique. Le nier revient à saper, purement et simplement, le droit de
propriété qui est attaché à la dignité de la personne
humaine. »
Néanmoins, comme son prédécesseur, Pie XII envisage la possibilité
« d’autres rapports personnels entre participants » et « même des
rapports de commune responsabilité ». Il citera même textuellement, dans
une autre circonstance, le fameux passage de Quadragesimo anno, en
déclarant que l’Église « considère d’un bon œil et même encourage tout
ce qui, dans les limites permises par les circonstances, vise à
encourager des éléments du contrat de société dans le contrat de travail
et améliore la condition générale du
travailleur. » Le droit du
propriétaire et la justice commutative étant respectés, le propriétaire
peut, dans le cadre des décisions économiques qui lui reviennent de
droit, associer ou non ses ouvriers, aux activités et aux
bénéfices, dans la mesure qu’il lui paraîtra convenable. Telle est
l’ouverture que l’on peut déduire, à cet endroit, de la pensée de Pie
XII.
Ajoutons que, pour Pie XII, dans le cadre de l’organisation
professionnelle de la société, telle qu’elle est proposée dans
Quadragesimo anno,
l’objectif est de « diffuser la propriété » et le moyen le plus
important d’y parvenir reste, aux yeux du Souverain Pontife, le juste
salaire. N’oublions pas, en effet, les
exigences de la justice sociale qui « demande que les ouvriers puissent
assurer leur propre subsistance et celle de leur famille par un salaire
proportionné ; qu’on les mette en mesure d’acquérir un modeste avoir,
afin de prévenir ainsi un paupérisme général qui est une vraie calamité ;
qu’on leur vienne en aide par un système d’assurances publiques ou
privées qui les protègent au temps de la vieillesse, de la maladie ou du
chômage. » Et
Pie XI replaçait ces exigences dans le cadre du bien commun en écrivant
que « l’organisme économique et social sera sainement constitué et
atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de
ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de
l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie
économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez
abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour
élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui pourvu qu’on
en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au
contraire singulièrement l’exercice ».
Ces « biens assez abondants » qui font partie du bien commun général, et
que Pie XII appellera « capital national », doivent être produits pour
être distribués, et tous y travaillent, patrons et ouvriers. En ce qui
concerne le patron, « il va de soi que son revenu est plus élevé que
celui de ses collaborateurs. Mais il s’ensuit que la prospérité
matérielle de tous les membres du peuple, qui est le but de l’économie
sociale, lui impose, à lui, plus qu’aux autres l’obligation de
contribuer par l’épargne à l’accroissement du capital national.
Comme il ne faut pas perdre de vue qu’il est souverainement avantageux
à une saine économie sociale que cet accroissement du capital provienne
de sources aussi nombreuses que possible, il est par conséquent
désirable que les ouvriers puissent aussi, du fruit de leur épargne
participer à la constitution du capital national. »
Dès lors, pour revenir au problème de la « participation » ou de la
« co-gestion », un commentateur dira que les ouvriers doivent, au nom de
la justice sociale, avoir suffisamment part au bien commun économique,
au capital national, « indépendamment de l’état du bien privé de
l’entreprise à laquelle ils appartiennent. (…) Si, au lieu de
prendre le bien commun (national et international) pour fin de la
justice sociale, on détourne celle-ci vers les profits de l’entreprise
et leur répartition, on « justifie » l’insécurité ouvrière, le chômage
quand une usine doit fermer, la misère quand une profession est en
crise, on justifie logiquement l’injustice. Mais on ne l’accepte point
en fait pour autant. Alors il ne reste plus qu’à se révolter et tout
casser aveuglément. »
Pie XII, en fait, envisage la participation au niveau de l’économie
nationale plus qu’au niveau de l’entreprise comme en témoigne ce
passage : « Dans le
domaine économique, il y a communauté d’intérêts et d’activités, entre
chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque,
travailler à le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de
despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprises et ouvriers ne
sont pas antagonistes inconciliables, ils sont coopérateurs dans une
œuvre commune.
Ils mangent, pour ainsi dire, à la même table, puisqu’ils vivent en fin
de compte, du bénéfice net et global de l’économie nationale.
Chacun touche son revenu, et sous ce rapport, leurs relations mutuelles
ne mettent aucunement les uns au service des autres.
Toucher son revenu est un apanage de la dignité personnelle de
quiconque, sous une forme ou sous une autre, comme patron ou comme
ouvrier, prête son concours productif au rendement de l’économie
nationale.
Dans le bilan de l’industrie privée, la somme des salaires peut figurer
à titre des frais de l’employeur. Mais dans l’économie nationale, il
n’est qu’une sorte de frais qui consistent dans les biens matériels
utilisés en vue de la production nationale et qu’il faut, par
conséquent, sans cesser suppléer. Il s’ensuit que, des deux côtés, on a
intérêt à voir les dépenses de la production nationale proportionnelles
à son rendement. Mais dès lors que l’intérêt est commun, pourquoi ne
pourrait-il pas se traduire dans une expression commune ? Pourquoi ne
serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de
responsabilité dans la constitution et le développement de l’économie
nationale ? »
Comment réaliser concrètement « cette communauté d’intérêt et de
responsabilité de l’économie nationale » ? Pie XII renvoie une fois
encore à l’organisation professionnelle
recommandée par Pie XI à qui rien ne « semblait plus propre à triompher
du libéralisme que l’établissement pour l’économie sociale, d’un statut
de droit public fond précisément sur la communauté de responsabilité
entre tous ceux qui prennent part à la production ». Tout l’enseignement
de Pie XII, en matière économique et sociale, restera fidèle à cette
vision globale.
C’est après Bochum, que Pie XII va employer le terme « co-gestion » pour
en condamner l’idée. Mais il est important de tenir compte du contexte
général de la pensée de Pie XII pour comprendre cette sévérité qui en
surprendra et en décevra plus d’un.
Le 3 juin 1950, au Congrès international des Etudes sociales, Pie XII se
réjouit d’abord que, dans les « vieux pays d’industrie », depuis « un
siècle ou même seulement un demi-siècle », se soit formée « une
politique sociale, marquée par une évolution progressive du droit du
travail et, corrélativement, par l’assujettissement du propriétaire
privé, disposant des moyens de production, à des obligations juridiques
en faveur de l’ouvrier ».
Mais, ajoute-t-il, « qui veut pousser plus avant la politique sociale
dans cette même direction, heurte contre une limite, c’est-à-dire, là où
surgit le danger que la classe ouvrière suive à son tour les errements
du capital, qui consistaient à soustraire, principalement dans les très
grandes entreprises, la disposition des moyens de production à la
responsabilité personnelle du propriétaire privé (individu ou société)
pour la transférer sous la responsabilité de formes anonymes
collectives.
Une mentalité socialiste s’accommoderait fort bien d’une telle
situation.
Celle-ci ne serait pourtant pas sans donner de l’inquiétude à qui sait
l’importance fondamentale du droit à la propriété privée pour favoriser
les initiatives et fixer les responsabilités en matière d’économie.
Pareil danger se présente également lorsqu’on exige que les salariés,
appartenant à une entreprise, aient le droit de cogestion économique,
notamment quand l’exercice de ce droit relève, en fait, directement ou
indirectement, d’organisations dirigées en dehors de l’entreprise.
Or, ni la nature du contrat de travail, ni la nature de l’entreprise ne
comportent nécessairement par elles-mêmes un droit de cette sorte.
Il est incontestable que le travailleur salarié et l’employeur sont
également sujets, non pas objets de l’économie d’un peuple. Il n’est pas
question de nier cette partie ; c’est un principe que la politique
sociale a déjà fait valoir et qu’une politique organisée sur le plan
professionnel ferait valoir plus efficacement encore. Mais il n’y a rien
dans les rapports de droit privé, tels que les règle le simple contrat
de salaire, qui soit en contradiction avec cette parité fondamentale. La
sagesse de Notre Prédécesseur Pie XI l’a clairement montré dans
l’Encyclique Qudragesimo anno et, conséquemment, il y nie la nécessité
intrinsèque d’ajuster le contrat de travail sur le contrat de société.
On ne méconnaît pas pour autant l’utilité de ce qui a été jusqu’ici
réalisé en ce sens, de diverses manières, au commun avantage des
ouvriers et des propriétaires ; mais en raison des principes et des
faits, le droit de co-gestion économique, que l’on réclame, est hors du
champ de ces possibles réalisations. »
On retrouve, dans ce texte, les principes qui ont guidé Pie XII comme
ses prédécesseurs ; la défense du droit de propriété privée, le refus de
substituer un contrat de société au contrat de travail et la
dénonciation du danger de l’anonymat irresponsable tant du côté des
employeurs que des salariés. Ce que craint particulièrement Pie XII dans
la co-gestion, c’est précisément que le pouvoir ouvrier soit exercé par
« des organisations dirigées en dehors de l’entreprise ». Un deuxième
élément explique la réaction de Pie XII : les Allemands avaient parlé
d’un droit naturel à la cogestion. A quoi le Souverain Pontife répond
que « ni la nature du contrat de travail, ni la nature de l’entreprise
ne comportent nécessairement par elles-mêmes un droit de cette sorte ».
Et il enchaîne immédiatement avec un dernier argument : la co-gestion ne
résout pas mais voile le problème le plus grave et le plus urgent, celui
du chômage : « L’inconvénient de ces problèmes, c’est qu’ils font perdre
de vue le plus important, le plus urgent problème qui pèse, comme un
cauchemar, précisément sur ces vieux pays d’industrie ; Nous voulons dire
l’imminente et permanente menace du chômage, le problème de la
réintégration et de la sécurité d’une productivité normale de celle qui,
par son origine comme par sa fin, est intimement liée à la dignité et à
l’aisance de la famille considérée comme unité morale, juridique et
économique ».
Un peu plus tard, Pie XII s’en prendra directement à ceux qui se
réclament de Pie XI pour justifier le système de cogestion : « Nous ne
pouvons non plus ignorer les altérations, avec lesquelles sont
dénaturées les paroles de haute sagesse de Notre glorieux Prédécesseur
Pie XI, en donnant le poids et l’importance d’un programme social de
l’Église, en notre époque, à une observation tout à fait accessoire au
sujet d’éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les
travailleurs, sujet du contrat, et l’autre partie contractante ; et en
revanche en passant plus ou moins sous silence la principale partie de
l’Encyclique Quadragesimo anno qui contient en réalité ce programme,
c’est-à-dire l’idée de l’ordre corporatif professionnel de toute
l’économie.
Ceux qui se disposent à traiter des problèmes relatifs à la réforme de
la structure de l’entreprise sans tenir compte que chaque entreprise est
par son but même étroitement liée à l’ensemble de l’économie nationale,
courent le risque de poser des prémisses erronées et fausses, au
détriment de tout l’ordre économique et social. » Pie XII reste donc
parfaitement fidèle à la pensée de Pie XI « à qui rien n’était plus
étranger qu’un encouragement quelconque à poursuivre le chemin qui
conduit vers les formes d’une responsabilité collective
anonyme. »
C’est bien l’économie nationale qui doit être réformée selon l’ordre
professionnel envisagé et avant tout. La possibilité de réforme
structurelle au niveau de l’entreprise - co-propriété, co-gestion- n’est
qu’accessoire. « Accessoire » traduit les nuances de Pie XI : « tempérer
quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des
éléments empruntés au contrat de société », Renverser l’ordre des
priorités risque de porter atteinte au droit de propriété : « Il faut
empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme
où tend à la jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au
terme de laquelle la terrible image de Léviathan deviendrait une
horrible réalité. C’est avec la dernière énergie que l’Église livrera
cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l’homme
et salut éternel des âmes. C’est ainsi que s’explique l’insistance de la
doctrine sociale catholique, notamment sur le droit de propriété privée.
C’est la raison profonde pour laquelle les papes des Encycliques
sociales et Nous-même avons refusé de déduire, soit directement soit
indirectement, de la nature du contrat de travail, le droit de
copropriété de l’ouvrier au capital, et, partant son droit de cogestion.
Il importait de nier ce droit, car derrière lui se présente un autre
grand problème. Le droit de l’individu et de la famille à la propriété
dérive immédiatement de la nature de la personne ; c’est un droit attaché
à la dignité de la personne humaine et comportant, certes, des
obligations sociales, mais ce droit n’est pas uniquement une fonction
sociale. »
Un commentateur affirme « les Papes ne disent pas que le régime du
salariat est le seul ni le plus parfait ; ils n’interdisent pas la
co-propriété, ni la co-gestion ».
Un autre, comme nous l’avons vu, précise que le patron, la justice
sociale étant sauve, peut accorder au sein de son entreprise une forme
ou l’autre de co-propriété ou de co-gestion.
Pour un troisième, Pie XII craignait surtout qu’on fasse du schéma
structurel de la co-gestion « une obligation stricte en le déclarant de
« droit naturel ». » A deux reprises, nous l’avons vu, Pie XII,
insiste sur le fait qu’on ne peut déduire un droit de co-gestion ou de
co-propriété, ni de la nature du contrat de travail, ni de la nature de
l’entreprise. Mais il
reconnaît, comme son prédécesseur, que l’on peut « tempérer le contrat
de travail par un contrat de société ».
A ce propos, un autre commentateur a
mis en lumière deux points de vue:
1° « Si, d’une part, on examine la nature d’un tel contrat de travail
et si, d’autre part, on étudie la nature même de l’entreprise, ni
celui-là et ni celle-ci n’ exigent, par eux-mêmes, un droit naturel à la
gestion économique chez les ouvriers. » (…)
2° « En passant du problème théorique à celui de l’exercice concret du
droit de gestion de l’entreprise par le travail, le Pape relève, comme
l’ont fait beaucoup d’hommes compétents, que l’exercice de ce droit ne
va pas sans inconvénients, spécialement si on donne aux syndicats la
faculté d’exercer à leur discrétion l’intervention dans les entreprises.
Les syndicats d’inspiration communiste, asservis aux intérêts de la
politique bolchevique, utiliseraient sans aucun doute le droit en
question pour créer les conditions prérévolutionnaires requises pour
l’avènement de la société paradisiaque sans classes. » (…)
L’auteur de ces lignes conclut : « Si donc nous nous limitons à l’examen
des principes abstraits du salariat et si nous considérons en fait
quelques inconvénients qu’on a relevés dans certaines expériences de
participation ouvrière dans la gestion des entreprises, il nous faut
dire que le droit à la gestion n’a pas pu se réaliser, qu’il « reste
-comme dirait le Pape- hors du champ des réalisations possibles ».
Cette affirmation du Pape, est liée à la réserve mentionnée et à
l’expérience contingente. Ainsi donc, Sa Sainteté n’entend pas arrêter
tout court l’évolution sociale de l’entreprise, la ligne tracée par
Quadragesimo anno où Pie XI désire que « le contrat de travail soit
quelque peu tempéré par le contrat de société …, ainsi les ouvriers
co-intéressés ou à la propriété ou à l’administration et coparticipants
en une certaine mesure aux bénéfices ». »
Et l’article se termine par ces remarques très importantes:
« Le contrat de salaire n’exige donc pas par lui-même le droit à la
cogestion du capital et du travail ; mais le Pape n’interdit pas au
travailleur, en donnant son travail, de demander en retour de participer
également dans une mesure fixée à la gestion de l’entreprise.
Le catholicisme social n’est pas statique, mais dynamique ; il ne nie
pas le principe d’une cogestion même intégrale, mais avec une gradation
et des méthodes qui répondent à la norme morale. »
Comme on le constate, plusieurs commentateurs, et non des moindres,
évitent d’accentuer le jugement à première vue fort négatif de Pie XII
et s’emploient à ne pas condamner les initiatives prises déjà à l’époque
dans le sens de la cogestion, notamment en Allemagne. Même si l’on pense
que la pensée exacte de Pie XII n’est pas aussi souple en réalité, il ne
faut pas oublier que l’enseignement social de l’Église, comme on vient
de le dire, est dynamique et qu’il est, pour une part, tributaire des
circonstances. Ainsi a-t-on vu, Pie XII, très inquiet de constater après
guerre, la forte attraction exercée, en Europe occidentale, par le
marxisme. Sans cette menace et étant saufs les vrais fondements du
droit, peut-être que le jugement eût été plus clairement nuancé.
Il est un fait aussi qu’il ne faut pas perdre de vue. La participation
de tous à l’économie nationale ne pouvait, comme nous l’avons vu, se
réaliser, pour Pie XII, que dans le cadre de l’organisation
professionnelle décrite dans Quadragesimo anno. C’est là, selon Pie
XII, que devait se développer la participation et non dans l’entreprise.
Hélas, comme Pie XII, un peu amer, en était conscient, « ce point de
l’Encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient
une concession aux courants politiques modernes, les autres, un retour
au Moyen Age.
Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés
inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la
réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications
pratiques.
Mais à présent ; cette partie de l’Encyclique semble malheureusement
nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse
échapper faute de les saisir à temps. »
Non seulement, cette organisation ne s’est pas réalisée mais, qui plus
est, la vie économique en se mondialisant a fait éclaté le cadre de
l’économie nationale à laquelle le saint Père tenait tant. L’Église va
donc devoir tenir compte, dans ses propositions, de ce nouveau paysage.
Toujours est-il qu’en Allemagne, les patrons et les ouvriers
catholiques, ensemble, ont été à l’origine de la mise en place d’un
système de cogestion qui a été l’un des éléments moteurs de ce que l’on
a appelé « le miracle allemand ». Ce système de
cogestion n’a pas entraîné les maux
redoutés. Nous y reviendrons dans la
dernière partie.
Qui plus est, au fil des ans, la cogestion s’est répandue en de nombreux
endroits suivant des modalités diverses et sans porter atteinte au droit
de propriété. Indépendamment des réserves
émises par Pie XII à l’égard d’un certain type de cogestion, il est
clair que pour ce pontife, l’entreprise doit être une vraie communauté
de personnes au travail. Dans un de ses derniers discours sur
l’entreprise, Pie XII constatait que
les petites et moyennes entreprises pouvaient plus aisément que les
grandes travailler à « l’insertion de la
personne humaine dans la société et l’économie ». Le problème essentiel
étant « de donner à chacun des membres du corps social la possibilité de
vivre pleinement en homme, de disposer des moyens de s’assurer, avec une
subsistance honnête, l’accès à la culture, de jouer un rôle proportionné
à ses capacités et à son dévouement dans le fonctionnement et
l’organisation de la société, de participer enfin aux décisions, dont
dépend son sort sur le plan politique, économique et social (…) ».
Loin du Pape donc l’idée d’une entreprise construite sur le modèle
militaire où un chef commande à des exécutants. L’entreprise pour Pie
XII est un lieu de participation
et de solidarité, un lieu où travaillent des personnes aux talents
divers mais attachées aux mêmes valeurs. Le chef d’entreprise ne doit
pas oublier que ce qu’il apprécie et recherche est aussi apprécié et
recherché par ses employés. Il n’y a pas de raison qu’il refuse aux
autres les biens qu’il apprécie. Ne disait-on pas que la justice tend à
l’égalité ?
« …si le propriétaire de l’entreprise trouve par là le moyen de
maintenir et de consolider sa position sociale, ne convient-il pas qu’il
s’efforce de faire bénéficier des mêmes avantages tous ceux qui
dépendent de lui et lui prêtent l’appui de leur travail ? N’ont-ils pas
eux aussi le droit d’occuper dans la société une situation stable, de
posséder les biens nécessaires pour eux-mêmes et leur famille, de les
mettre en valeur par leur initiative et d’en tirer un profit légitime ? »
Pie XII, bien sûr, comme ses prédécesseurs, pense que « la garantie de
ressources permanentes, susceptibles d’être accrues par le labeur
personnel » permet à tous ceux qui en profitent d’accéder à la
propriété, source d’autonomie et de stabilité. Mais il va plus loin et
insiste sur l’avantage d’intéresser (au sens le plus large du terme) les
travailleurs à la bonne marche de l’entreprise : « Il est certain que
l’ouvrier et l’employé, qui se savent directement intéressés à la bonne
marche d’une entreprise, parce qu’une part de leurs biens y est engagée
et y fructifie, se sentiront plus intimement obligés d’y contribuer par
leurs efforts et même leurs sacrifices. De la sorte, ils se sentiront
plus hommes, dépositaires d’une plus large part de responsabilité ; ils
se rendront compte que d’autres leur sont redevables, et s’emploieront
avec plus de cœur à leur besogne quotidienne, malgré son caractère
souvent dur et fastidieux. » Et il ne s’agit pas seulement de tenir
compte des avantages matériels de la collaboration ; c’est la personne
tout entière, intelligente et libre, qui est invitée à s’épanouir dans
le cadre de l’entreprise. Il ne s’agit pas seulement d’intéressement
financier mais d’une participation intégrale qui engage et respecte la
dignité de chaque personne : « la fonction économique et sociale, que
tout homme aspire à remplir, exige que le déploiement de l’activité de
chacun ne soit pas totalement soumis à la volonté d’autrui. Le chef
d’entreprise apprécie avant tout son pouvoir de décision autonome : il
prévoit, ordonne, dirige, en assumant les conséquences des mesures qu’il
prend. Ses dons naturels, sa formation théorique antérieure, sa
compétence technique, son expérience trouvent à s’employer dans la
fonction de direction et deviennent principe d’épanouissement de sa
personnalité et de joie créatrice. Mais, encore une fois, le chef
refusera-t-il à ses inférieurs ce qu’il apprécie tant lui-même ?
Réduira-t-il ses collaborateurs de tous les jours au rôle de simples
exécutants silencieux, qui ne peuvent faire valoir leur propre
expérience comme ils le souhaiteraient, et restent entièrement passifs à
l’égard de décisions qui commandent leur propre activité ? Une conception
humaine de l’entreprise doit sans doute sauvegarder pour le bien commun
l’autorité du chef ; mais elle ne peut s’accommoder d’une atteinte aussi
pénible à la valeur profonde des agents d’exécution. d’ailleurs, lorsque
s’imposeront des améliorations techniques ou des efforts concertés pour
augmenter la productivité, il faudra faire appel à l’indispensable
collaboration du personnel. Et puisque dans les petites et moyennes
entreprises le contact entre le patron et ses subordonnés est plus
direct, plus immédiat, il semble que là surtout l’exécutant doive être
informé et écouté ; que l’on tienne compte de ses désirs, de ses
suggestions, qu’on lui explique le motif d’un refus, que les problèmes
techniques et économiques, dont dépend le rendement de l’entreprise, lui
soient exposés et qu’il ait la possibilité de contribuer à leur
solution. Ainsi on évitera que se dresse entre la direction et les
subordonnés un mur de préjugés, d’incompréhensions, de critiques
injustifiées ; on préviendra par là tant de conflits, qui reposent sur
des malentendus ou l’ignorance des vraies situations. »
Voilà un texte important
car il nous montre que, dans le débat sur la cogestion, Pie XII
n’entendait pas fermer la porte à la participation des ouvriers et
employés à la gestion de l’entreprise mais sauvegarder le juste sens de
la propriété et de l’autorité tout en souhaitant que l’entreprise soit
une communauté réelle c’est-à-dire une communauté de personnes
solidaires et égales en dignité.
Ce texte, en même temps, nous ouvre sur l’avenir au moment où la vie
économie et sociale est en train de subir de grands bouleversements.
L’exigence de la participation est désormais bien implantée au cœur des
préoccupations de l’Église. Faut-il s’en étonner ? La participation
n’est-elle pas, dans une certaine mesure et sous certains aspects, une
conséquence du principe de subsidiarité qui doit imprégner tous les
aspects de la vie en société et donc aussi structurer la vie d’une
entreprise ?