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Chapitre 3 : Le travailleur, la famille et l’entreprise

« …​ comme ils étaient du même métier, il demeura chez eux et y travailla. »[1]

Nous l’avons dit et redit, le travail nous permet de grandir dans notre humanité mais aussi de faire croître les communautés dans lesquelles nous sommes insérés. On peut certes rencontrer, surtout à l’heure actuelle, des individus qui prétendent ne travailler que pour leur propre bien mais, même dans ce cas, et sans qu’ils le veuillent, leur travail profite à la collectivité par ses productions et, de toute façon, par l’impôt.

Dans la plupart des cas, le travail permet à une famille de se constituer, de vivre et de prospérer. Sans le travail des adultes, comment l’enfant pourrait-il grandir et acquérir son autonomie ?


1. Ac 18, 3.

⁢i. Le travail de la femme…

Selon un préjugé tenace, on pense encore souvent que traditionnellement les tâches étaient réparties suivant les sexes. d’une manière un peu caricaturale, on a considéré que l’homme avait à conquérir le monde tandis que la femme restait à l’intérieur du foyer. En fait, cette image nous a été léguée par le XIXe siècle occidental. Or, à travers l’histoire, la réalité apparaît bien différente suivant les époques, les cultures et surtout le statut politique et social. Ainsi, « parmi les pauvres, la condition des femmes a peu changé à travers les siècles : une paysanne chinoise, une paysanne chrétienne, une paysanne de Rome ont d’abord vécu comme une paysanne »[1] . Par contre, les privilégiées connaîtront des fortunes diverses suivant les régimes⁠[2]. C’est dans la société bourgeoise du XIXe siècle que « les femmes perdent le pouvoir qu’elles avaient sous les régimes précédents (…). Elles sont traitées en inférieures, dans tous les domaines, on les relègue dans la vie familiale, et, en revanche, on prend l’habitude d’exalter leur faiblesse, leur grâce, leur inutilité, on leur suggère qu’elles sont à la fois précieuses et incapables ».⁠[3]

On comprend les réactions féministes face à cette situation mais sur le plan du travail, « c’est le développement de la société industrielle et la nécessité de pourvoir à une infinité de nouveaux emplois, les changements dramatiques provoqués par les guerres, enfin les besoins urgents de la production ou la pression de la concurrence qui ont changé la vie des femmes ».⁠[4]

Ajoutons à cela les progrès de la médecine⁠[5] et de la technologie⁠[6] qui ont libéré les femmes pour un travail salarié.

Cette évolution a placé nombre de femmes dans une situation parfois difficile pour elles et leur famille du fait que ce travail salarié s’ajoutait à leurs responsabilités domestiques. Tout naturellement, l’Église catholique s’est penchée sur ce problème, car l’absence des parents risquait de porter préjudice à l’éducation des enfants. L’Église n’est pas seule à avoir perçu les bouleversements qu’entraînait cette modification des rapports entre la famille et le travail. Un auteur aussi éloigné de la morale sociale chrétienne que Michel Clouscard, dans sa critique du capitalisme contemporain, relève que « naguère, le temps de travail et le temps de non-travail s’organisaient autour de la cellule familiale. Et celle-ci dans la communauté villageoise. Le temps de loisir, en tant que tel, n’existait pas : les temporalités de la famille et de la communauté l’impliquaient, le contenaient, l’organisaient. Tel était le rythme du vécu, à partir de la cellule familiale ». Aujourd’hui, par contre, le capitalisme « a désintégré la cellule familiale. C’est le lieu de l’emploi et non plus le lieu d’origine qui fixe la famille ». Aux temporalités paisibles et non-conflictuelles du passé a succédé « une arythmie macro-sociale » qui, pour l’auteur « semble être la cause essentielle de la pathologie sociale. Car elle objective le déplacement de population et le productivisme. Deux énormes traumatismes qui s’actualisent, s’expriment tout d’abord dans les conflits familiaux. La pathologie de la famille est avant tout le reflet du rythme fou imposé par les cadences du néo-capitalisme. (…) Le nouveau rythme social ne dispose plus de l’unité organique famille/village, d’une temporalité apaisante, de longue durée, lente, équilibrée. A la place : deux systèmes spatio-temporels : le temps de travail et le temps de loisir. Et entre les deux, ce monstrueux cancer spatio-temporel : le temps de transport. (…) La famille -la réunion familiale- est devenue l’une des raisons essentielles de l’excroissance du tiers-temps (le temps de transport). La famille éclatée, pour se retrouver, dépense temps et argent en de longs et multiples voyages. »[7] Certains considéreront peut-être cette description comme caricaturale. d’autres, par contre, la jugeront incomplète et ajouteront que l’absence des parents pose aussi le problème de la garde des enfants qui accroît le temps de transport vers les grands-parents, une crèche ou une gardienne. Quoi qu’il en soit, les enfants ont moins de contacts avec leurs parents et ceux-ci doivent déployer des trésors d’inventivité pour être davantage auprès d’eux à moins qu’ils n’organisent leur vie professionnelle en fonction de la vie familiale et non l’inverse.

En tout cas, vu l’importance fondamentale que l’Église a toujours accordé à la famille,⁠[8] les Souverains Pontifes n’ont pas manqué, depuis Léon XIII, d’attirer l’attention des fidèles et des « hommes de bonne volonté » sur la nécessité de ne pas sacrifier l’essentiel à l’impératif économique. Si, pour Léon XIII, la nature destine la femme « plutôt aux ouvrages domestiques », ouvrages, ajoute-t-il, « qui sauvegardent admirablement l’honneur de son sexe et répondent mieux, par nature, à ce que demandent la bonne éducation des enfants et la prospérité de la famille », il ne condamne pas pour autant le travail à l’extérieur de la famille, d’autant moins qu’à l’époque, ce travail était souvent nécessaire à la simple survie. La préférence de Léon XIII révèle sa volonté de préserver la femme des « dangers » que court « l’honneur de son sexe » dans un milieu de rudes travailleurs. Ensuite, les adverbes, « plutôt » et « mieux » indiquent la meilleure convenance en fonction de la « nature » de la femme et c’est précisément en fonction de cette nature féminine que Léon XIII demande aux patrons de donner aux femmes un travail adapté à leur sexe : « il est (…) défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe. (…) Ce que peut réaliser un homme valide et dans la force de l’âge ne peut être équitablement demandé à une femme ou à un enfant. (…) Il est des travaux moins adaptés à la femme (…) ».⁠[9]

Nous avons ici l’idée que les successeurs défendront continuellement: l’intérêt de la famille ne peut être sacrifié au travail.

En 1919, Benoît XV dira :  »L’évolution qui a amené l’état de choses actuel a pu conférer à la femme des charges et des droits qu’on ne lui reconnaissait pas jadis. Mais nul changement dans l’opinion des hommes, aucun état de choses nouveau ni le cours des événements ne sauraient jamais arracher la femme consciente de sa mission à cette sphère naturelle qu’est pour elle la famille. C’est elle qui est la reine du foyer domestique ; même quand elle s’en trouve éloignée, c’est à ce foyer que doivent se concentrer non seulement l’affection de son cœur de mère, mais encore tous ses soucis de sage maîtresse de maison ; de même qu’un souverain qui se trouve hors de son royaume, loin de négliger le bien de ses sujets, le met toujours au premier rang de ses pensées et de ses préoccupations.

On a raison de dire que les transformations de l’ordre social ont élargi le champ de l’activité féminine ; l’apostolat au milieu du monde s’est ajouté pour la femme à l’action plus intime et plus restreinte réservée jusqu’ici au foyer domestique. Mais cet apostolat extérieur, il faut qu’elle l’exerce de manière à bien montrer que la femme, au dehors aussi bien que chez elle, se souvient qu’elle doit, même de nos jours, consacrer le meilleur de ses soins à sa famille. »⁠[10]

Pie XI semble plus restrictif lorsqu’il reprend dans Casti connubii[11] l’enseignement que Léon XIII a rappelé dans Arcanum divinae sapientiae et le développe en ces termes : l’homme est « prince de la famille et chef de la femme » qui obéit « non point à la façon d’une servante, mais comme une associée »[12]. Ils sont égaux en dignité en tant que personnes humaines et, par le fait même, à ce niveau, ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Mais « dans les autres choses, une certaine inégalité et une certaine mesure sont nécessaires, celles qu’exigent le bien et les obligations de la société domestique et l’unité et la stabilité de l’ordre »[13]. Cela dit, Pie XI évoque, pour la condamner, « l’émancipation de la femme ». Il s’en prend à ceux qui veulent que cette émancipation soit « sociale, économique, physiologique : physiologique, car ils veulent que les femmes soient à leur gré affranchies des charges conjugales et maternelles de l’épouse (ce qui n’est pas émancipation, mais crime détestable (…) ; économique, par où ils veulent que la femme, même à l’insu de son mari, et contre sa volonté, puisse librement avoir ses affaires, les gérer, les administrer, sans se soucier autrement de ses enfants, de son mari et de toute sa famille ; sociale enfin, en tant qu’ils enlèvent à la femme les soins domestiques, ceux des enfants et ceux de la famille, pour que, ceux-là négligés, elle puisse se livrer à son tempérament naturel et qu’elle se consacre aux affaires et aux fonctions de la vie publique aussi ». Il ne s’agit, aux yeux du Saint Père que d’une fausse émancipation, d’une fausse liberté : « c’est bien plutôt, continue-t-il, une corruption de l’esprit de la femme et de la dignité maternelle, un bouleversement aussi de toute la famille, par où le mari est privé de sa femme, les enfants de leur mère, la maison et la famille tout entière d’une gardienne toujours vigilante. » La femme elle-même en pâtit : « car si la femme descend de ce siège vraiment royal où elle a été élevée par l’Évangile dans l’intérieur des murs domestiques, elle sera bien vite réduite à l’ancienne servitude (sinon en apparence, du moins en réalité) et elle deviendra -ce qu’elle était chez les païens- un pur instrument de son mari. » Pour éviter cette dégradation, il est souhaitable que les pouvoirs publics veillent à la sauvegarde de « l’ordre essentiel de la société domestique »[14].

A lire attentivement ce texte, on se rend compte que Pie XI, comme ses prédécesseurs et comme ses successeurs, nous allons le voir, redoute non pas que la femme travaille à l’extérieur du foyer mais qu’elle ne se soucie plus de lui, qu’elle le néglige. C’est bien une émancipation totale qu’il condamne.⁠[15]

Il n’est certainement pas question d’enfermer la femme dans sa maison mais de préserver prioritairement la vie familiale.

Sans surprise, Pie XII dira que « la femme fait le foyer », qu’elle est « maîtresse de maison »[16], « le soleil de la famille »[17], « cœur de la famille », « reine » de la maison⁠[18]. A l’objection : « la structure sociale du monde moderne pousse un grand nombre de femmes, même mariées, à sortir du foyer et à entrer dans le champ du travail et de la vie publique » Pie XII répond: « Nous ne l’ignorons pas, mais qu’un pareil état de choses constitue un idéal social pour la femme mariée, voilà qui est fort douteux. Cependant, il faut tenir compte de ce fait. La Providence, toujours vigilante dans le gouvernement de l’humanité, a mis dans l’esprit de la famille chrétienne des forces supérieures qui sont à même de tempérer et de vaincre la dureté de cet état social et de parer aux dangers qu’il cache indubitablement.

Avez-vous déjà considéré le sacrifice de la mère qui doit pour des motifs particuliers, en plus de ses obligations domestiques, s’ingénier à subvenir par un travail quotidien à l’entretien de la famille ? Lorsque le sentiment religieux et la confiance en Dieu constituent le fondement de la vie familiale, cette mère conserve, bien plus, elle nourrit et développe en ses enfants, par ses soucis et ses fatigues, le respect, l’amour et la reconnaissance qu’ils lui doivent. Si votre foyer doit passer par là, ayez avant tout une pleine confiance en Dieu et, dans les heures et les jours où vous avez le loisir de vous donner entièrement aux vôtres, efforcez-vous, avec un redoublement d’amour, de répandre dans le cœur de votre mari et de vos enfants de lumineux rayons de soleil qui affermissent, alimentent, et fécondent, pour les temps de séparation corporelle, l’union spirituelle du foyer. »[19] Et très conscient des réalités et des difficultés rencontrées par la femme au travail extérieur, il ajoute, dans un autre discours : « L’industrie, avec ses prodigieux développements, a amené une transformation sans précédents dans l’histoire de la civilisation humaine. Elle s’est approprié une partie considérable des travaux domestiques qui, naturellement, revenaient à la femme et, vice versa, elle a obligé les femmes à sortir en très grand nombre du foyer domestique pour aller travailler dans les ateliers, dans les administrations, dans les bureaux. Beaucoup déplorent un tel changement ; mais c’est un fait accompli auquel il est présentement impossible de renoncer. » Dans cette situation, le devoir de la femme est de se consacrer à la famille « avec une ardeur redoublée ». Mais, l’accumulation des tâches, le Saint Père le sait et le dit, est particulièrement éprouvante : « beaucoup ne résistent pas et se brisent ». C’est pourquoi l’Église milite « en faveur d’un salaire qui suffise à l’entretien de l’ouvrier et de sa famille » notamment pour tenter, si possible, « de ramener l’épouse et la mère à sa vocation propre au sein du foyer domestique. » En attendant, à propos du salaire de la femme, il réclame justice : « pour la même prestation de travail, à égalité de rendement, l’ouvrière a droit au même salaire que l’ouvrier. Combien serait injuste et contraire au bien commun l’exploitation, sans égard pour le travail fourni par l’ouvrière, seulement parce qu’on peut avoir ce travail à un prix moindre, au préjudice non pas uniquement de la travailleuse, mais encore du travailleur qui se trouve aussi exposé au danger du chômage ! »[20]

Pie XII ira plus loin encore⁠[21] et pour la défense de la famille qui doit, bien sûr, rester la valeur première, il va demander aux femmes de s’engager socialement et politiquement. Dans une présentation qui nous fait penser à Mulieris dignitatem, puisque « toute femme est destinée à être mère : mère dans le sens physique du mot, ou dans un sens plus spirituel et plus élevé, mais non moins réel » et qu’elle « ne peut voir ni comprendre à fond les problèmes de la vie humaine sinon sous l’aspect de la famille »[22], il lance aux femmes et aux jeunes : « la vie publique a besoin de vous » dans un monde où précisément la mission de la mère et la famille sont menacées⁠[23]. Il ne s’agit pas pour autant d’écarter les femmes et les jeunes filles de la vie sociale et politique ? Non ! « Toute femme (…) sans exception a le devoir, vous entendez bien, le strict devoir de conscience, de ne pas rester absente, de se mettre à l’action (dans les formes et selon la manière qui conviennent à la condition de chacune) pour résister aux courants qui menacent le foyer, pour combattre les doctrines qui en sapent le fondement, pour préparer, organiser et effectuer sa restauration. » Il faut s’engager et pas seulement par le vote, selon ses caractères et aptitudes propres. Pourquoi cette mobilisation ? Pour changer « les conditions qui la contraignent à rester hors de chez elle ». Pie XII compte particulièrement sur les célibataires⁠[24] pour se consacrer « plus directement et plus entièrement » à ce combat dont l’objectif est double : « la préparation et la formation de la femme à la vie sociale et politique ; le développement et l’actuation de cette vie sociale et politique dans la vie privée et publique. »

En 1952⁠[25], de nouveau, il constatera « l’entrée inévitable de la femme dans toutes les carrières et dans tous les domaines de la vie publique » et reviendra sur la nécessité de sauvegarder « un juste équilibre entre liberté et responsabilité, entre droit individuel et devoirs à l’égard d’autrui, entre égalité et subordination ». Il y a cinquante ans, précise-t-il, la tache de l’Union des femmes catholiques allemandes était d’« introduire la femme catholique dans les carrières et fonctions publiques où l’appelaient les circonstances et auxquelles elle ne pouvait plus se refuser ; aujourd’hui, le devoir primordial consiste peut-être à protéger la femme et à consolider sa situation pour qu’elle ne perde pas, dans les nouvelles circonstances, sa dignité de personne comme femme et comme chrétienne ».

Deux ans avant sa mort, quatre ans avant l’ouverture du Concile, Pie XII reprendra sa vision de la femme et de son rapport au travail dans un style dont nous retrouverons la marque dans Gaudium et Spes et dans l’enseignement de Jean-Paul II. A propos du fondement de la dignité de la femme, il dira : « C’est exactement le même que pour l’homme, l’un et l’autre enfants de Dieu, rachetés par le Christ, avec un identique destin surnaturel. Comment peut-on donc parler de personnalité incomplète de la femme, de réduction de sa valeur, d’infériorité morale, et faire dériver tout cela de la doctrine catholique ?

Il existe un second et identique fondement à la dignité de l’un et l’autre sexe : en effet, la Providence divine a assigné aussi bien à la femme qu’à l’homme un destin terrestre commun, le destin auquel tend toute l’histoire humaine et auquel fait allusion le précepte du Créateur donné en même temps aux deux premiers parents : « Croissez et multipliez-vous et peuplez la terre et soumettez-la à votre pouvoir (Gn 1, 28). En vertu de ce destin temporel commun, aucune activité humaine ne se trouve par elle-même interdite à la femme, dont les horizons s’étendent ainsi aux domaines de la science, de la politique, du travail, des arts, du sport ; mais toutefois de façon subordonnée aux fonctions primaires qui lui sont fixées par la nature elle-même. En effet, le Créateur en tirant admirablement l’harmonie de la multiplicité, a voulu, tout en établissant un destin commun pour tous les hommes, répartir entre les deux sexes des tâches différentes et complémentaires, comme des voies diverses qui convergent vers un but unique. » Et Pie XII rappelle les différences physiques et psychiques chez l’homme et la femme. « Egalité donc absolue dans les valeurs personnelles et fondamentales, mais fonctions diverses, complémentaires et admirablement équivalentes, d’où résultent les droits et devoirs différents de l’un et de l’autre. » Il ajoute : « Il n’est pas douteux que la fonction primordiale, la sublime mission de la femme, soit la maternité (…) ». Et si celle-ci vient à manquer, « la perfection de la femme (…) peut être également obtenue (…), grâce aux œuvres multiformes de bien, mais surtout par le respect volontaire d’une vocation supérieure, dont la dignité se mesure aux élévations divines de la virginité, de la charité et de l’apostolat chrétien ». A propos du travail, Pie XII dira que « la conformation physique et morale de la femme exige une sage discrimination aussi bien dans la quantité que dans la qualité. La conception de la femme aux chantiers, aux mines, aux travaux lourds, telle qu’elle est exaltée et pratiquée dans certains pays, qui voudraient s’inspirer du progrès, est loin d’être une conquête moderne ; elle est au contraire un triste retour vers des époques que la civilisation chrétienne avait ensevelies depuis longtemps. La femme est bien une force considérable dans l’économie d’une nation, mais à la condition que ce soit dans l’exercice des hautes fonctions qui lui sont propres ; elle n’est certainement pas une force « industrielle », comme on a l’habitude de dire, égale à l’homme, dont on peut réclamer un plus grand emploi d’énergie physique. La sollicitude empressée qu’un homme bien né manifeste à l’égard de la femme en toute circonstance, devrait être également observée par les lois et les institutions d’une nation civilisée. »[26]

L’engagement de la femme dans la vie publique devient un « signe des temps »[27] ? C’est la raison pour laquelle, le pape Jean XXIII va, à plusieurs reprises, aborder le sujet pour rappeler, sans grande nouveauté, l’enseignement de ses prédécesseurs.

Jean XXIII nous invite à « regarder la réalité des faits, qui montre combien le mouvement vers les centres d’occupation et de travail est plus vaste de jour en jour, en même temps que grandit l’aspiration de la femme à une activité susceptible de la rendre économiquement indispensable et de la mettre à l’abri du besoin »[28]. « Il n’y a pas lieu, dira-t-il encore, de nous arrêter à considérer si cet état de choses correspond au véritable idéal de la femme, et encore moins de nous laisser aller à des lamentations et à des récriminations. »[29]

Toutefois, « à la lumière des enseignements chrétiens », le Pape fera trois remarques:

\1. « La profession de la femme ne peut faire abstraction des caractéristiques essentielles que le Créateur a données à son être. Il est certain que les conditions de vie tendent à l’introduire pratiquement dans la parité quasi absolue de l’homme ; cependant, si la parité de droits justement proclamée doit être reconnue en tout ce qui concerne la personne et la dignité humaines, cela n’implique en aucune façon une parité de fonctions. Le Créateur a doté la femme de qualités, de dispositions et de penchants naturels qui lui sont propres, ou qu’elle ne possède pas au même degré que l’homme ; cela veut dire que des tâches particulières lui ont aussi été assignées. En ne tenant pas compte comme il faut de cette diversité des fonctions respectives de l’homme et de la femme, ainsi que de leur caractère complémentaire nécessaire, on agirait contre la nature et on finirait par avilir la femme et lui enlever le vrai fondement de sa dignité. »[30]

\2. « La fin à laquelle le Créateur a voulu ordonner tout l’être de la femme, c’est la maternité[31]. Cette vocation maternelle lui est tellement propre et connaturelle qu’elle est opérante même lorsque fait défaut la génération corporelle. Si l’on doit, donc, offrir à la femme une aide convenable dans le choix de son travail, dans la préparation et dans le perfectionnement de ses aptitudes particulières, il faut que l’exercice de sa profession soit pour elle un moyen de développer toujours davantage son âme maternelle. Quelle précieuse contribution elle pourrait apporter à la société si elle était à même d’employer plus convenablement ses précieuses énergies, spécialement dans le domaine éducatif, charitable, religieux et apostolique, et de transformer ainsi sa profession en maternité spirituelle multiforme ! Le monde d’aujourd’hui a besoin lui aussi de sensibilité maternelle, pour prévenir et dissiper cette atmosphère de violence, de grossièreté dans laquelle parfois les hommes se débattent. »

\3. « Il faut enfin ne jamais perdre de vue les exigences particulières de la famille. Elle est le centre principal des activités de la femme et sa présence y est indispensable. Malheureusement, les nécessités économiques la contraignent souvent à travailler en dehors de chez elle. Il n’est personne qui ne voie combien cette dispersion d’énergies, cette absence prolongée de la maison empêchent la femme de remplir convenablement ses devoirs d’épouse et de mère. Il en résulte un relâchement des liens familiaux, et la maison cesse d‘être le nid accueillant, chaud, reposant, où chacun refait ses forces à la chaleur de l’affection[32]. C’est précisément pour ramener l’épouse et la mère à sa fonction au foyer que dans l’encyclique Mater et magistra[33], nous avons, nous aussi, comme nos prédécesseurs, exprimé notre sollicitude en faveur d’un salaire suffisant pour faire vivre le travailleur et sa famille. »

En conclusion, il faudrait que les structures sociales permettent « de réaliser un ordre et un équilibre plus conformes à la dignité humaine et chrétienne de la femme. »

Tout en insistant toujours sur l’importance fondamentale de la famille et sur le rôle que la femme y joue, Paul VI va envisager le travail extérieur avec moins de réticences sans doute que ses prédécesseurs.

L’Église prend acte du passage de la société agricole à la société industrielle et des transformations socio-culturelles que cette situation a engendrées notamment dans la vie de la femme : « l’égalité et l’émancipation croissante de la femme par rapport à l’homme ; une nouvelle conception et une nouvelle interprétation de ses rôles d’épouse, de mère, de fille, de sœur ; son accession toujours plus large au travail professionnel, avec des spécialités toujours plus poussées ; sa tendance accentuée à préférer travailler en dehors de chez elle, ce qui ne va pas sans dommages pour les rapports conjugaux et surtout pour l’éducation des enfants, précocement émancipés de l’autorité des parents, et spécialement de la mère. » Malgré ces dommages, le Pape estime que « tout ne doit pas être considéré comme négatif dans ce nouvel état de choses. Dans ce contexte, peut-être pourra-t-il même être plus facile pour la femme d’aujourd’hui et de demain de déployer en plénitude toutes ses énergies. Les expériences erronées de ces dernières années pourront elles-mêmes être utiles si dans la société s’affirment les sains principes de la conscience universelle, pour parvenir à un nouvel équilibre dans la vie familiale et sociale. »

Quels sont ces principes ? « d’abord la différence de fonctions et de nature de la femme par rapport à l’homme, d’où découle l’originalité de son être, de sa psychologie, de sa vocation humaine et chrétienne ; sa dignité ne doit pas être avilie, comme il arrive trop souvent, qu’il s’agisse des mœurs, du travail, de la promiscuité sans discrimination, de la publicité ou du spectacle ; et nous ajouterons : la primauté qui revient à la femme sur tout le domaine humain où se posent plus directement les problèmes de la vie, de la souffrance, de l’assistance, surtout dans la maternité. »

Et Paul VI de formuler trois voeux:

« qu’il soit rendu réellement possible à la femme d’exercer les mêmes fonctions professionnelles, sociales et politiques que l’homme, selon ses capacités personnelles ;[34]

Que, loin d’être méconnues, soient honorées et protégées les prérogatives propres de la femme dans la vie conjugale, familiale éducative et sociale ;

Que soit rappelée et défendue la dignité de sa personne et de son état de célibataire, d’épouse ou de veuve, et que soit donnée à la femme l’assistance qui convient, spécialement lorsque le mari est absent, impotent, en prison, c’est-à-dire lorsqu’il n’est pas en mesure de remplir sa fonction dans la famille. »[35]

La réflexion de Paul VI s’articule à partir de la nécessité de respecter en même temps l’égalité et la spécificité de la femme.

Rappelant l’égalité de dignité de l’homme et de la femme, Paul VI va condamner toute discrimination y compris dans le choix des fonctions. Il se prononce contre la prostitution, cet « esclavage moderne »[36] mais aussi contre « l’exploitation légale de la femme » et demande aux responsables de « faire évoluer des situations familiales et sociales qui conditionnent encore la femme en la tenant dans un état d’infériorité ». Mieux encore, il déclare à un groupe de femmes : il faut « vaincre l’hostilité, ou pour le moins l’indifférence que l’on a envers votre travail ».⁠[37] Et il ajoutera : « Nous sommes pleinement persuadés que la participation des femmes aux différents niveaux de la vie sociale doit être non seulement reconnue, mais aussi développée et surtout vivement appréciée. Sans doute y a-t-il encore beaucoup de chemin à parcourir dans ce sens. »[38]

Mais, en même temps, il dénonce la « fausse égalité qui nierait les distinctions établies par le Créateur lui-même et qui serait en contradiction avec le rôle spécifique, combien capital, de la femme au cœur du foyer aussi bien qu’au sein de la société. L’évolution des législations doit au contraire aller dans le sens de la protection de sa vocation propre en même temps que de la reconnaissance de son indépendance en tant que personne, de l’égalité de se droits à participer à la vie culturelle, économique, sociale et politique ».⁠[39] Le danger est grand et c’est pourquoi le Saint Père insistera, à plusieurs reprises, sur la sauvegarde de la féminité. A des juristes italiens, il dira : « la véritable émancipation féminine ne consiste pas en une égalité formelle et matérialiste avec l’autre sexe, amis dans la reconnaissance de ce que la personnalité féminine a d’essentiellement spécifique, la vocation de la femme à être mère »[40] Et aux femmes elles-mêmes, après le concile : « avec le IIe Concile du Vatican, nous pensons que les femmes doivent « jouer leur rôle selon leurs aptitudes propres » (GS 60). Et la femme ne doit pas renoncer à son caractère propre. En effet, si elle est « à l’image et à la ressemblance de Dieu », tout comme l’homme et en pleine égalité avec lui, elle l’est d’une façon particulière qui la différencie de l’homme tout autant d’ailleurs que l’homme se différencie de la femme, pour ce qui est non pas de la dignité de leur nature, mais de la diversité de leurs fonctions. »[41] Homme et femme ne doivent pas rivaliser mais se compléter.⁠[42]


1. BARDECHE M., Histoire des femmes, Tome 2, Stock, 1968, p. 422.
2. L’histoire a retenu, à toutes les époques, les noms de femmes qui ont joué un rôle public de premier plan. Lacoste évoque même le rôle d’abbesses qui ont eu juridiction sur le clergé ou ont gouverné des monastères masculins proches adjacents à leur abbaye.
3. BARDECHE M., op. cit.., p. 426.
4. Id..
5. Lacoste qui privilégie cette cause, cite la victoire sur la mortalité des nourrissons et des femmes en couches, la contraception efficace, l’accroissement de la longévité.
6. On songe à toutes ces machines qui ont soulagé considérablement les tâches ménagères qui étaient traditionnellement laissées aux femmes.
7. Le capitalisme de la séduction, Editions sociales, 1981, pp. 102-104.
8. Cf. LEON XIII, Arcanum divinae sapientiae, 10-2-1880. Le Pape y rappelle le caractère sacré du mariage dont une des deux missions n’est « plus seulement de pourvoir à la propagation du genre humain, mais d’engendrer les enfants de l’Église, les concitoyens des saints et les serviteurs de Dieu (…), afin qu’un peuple fût procréé et élevé pour le culte et la religion du vrai Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ (…) ».
9. RN, in Marmy, 450 et 477.
10. Aux femmes italiennes, 21-10-1919.
11. 31-12-1930.
12. In Marmy, 304.
13. In Marmy, 331.
14. In Marmy, 330-331.
15. Reste la manière dont la relation homme-femme est présentée par Léon XIII et Pie XI. Léon XIII relève, dans Arcanum divinae sapientiae tous les éléments positifs de la vision biblique et leur caractère révolutionnaire pour l’époque et même pour aujourd’hui en certains milieux ou contrées. Il rappelle comment l’Évangile revisite la vision de la Genèse obscurcie par le péché des hommes et comment il condamne définitivement toute conception qui ferait de la femme la propriété de l’homme, son objet de plaisir ou d’humiliation. La femme n’est pas une esclave à la merci de l’homme mais une compagne digne, chair de sa chair, os de ses os (Gn 2, 23), dans un amour réciproque constant et fidèle, l’assistance mutuelle, la mise en commun de tous les biens, etc.. Léon XIII reprend aussi la description de la nature de l’amour que l’homme doit à sa femme : « Epoux, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église et s’est livré lui-même pour elle afin de la sanctifier…​ » (Ep 5, 25-32). Il n’empêche que le passage précédent de l’épître aux Ephésiens (5, 23-24) repris par Léon XIII et Pie XI, résonne désagréablement aux oreilles modernes : « L’homme est le prince de la famille et le chef de la femme (…) elle doit être soumise à son mari et lui obéir (…) le mari est le chef de la femme comme le Christ est le chef de l’Église. Mais de même que l’Église est soumise au Christ, ainsi les femmes doivent être soumises à leurs maris en toutes choses. » Si l’on ne retient que ce passage (5, 23-24), on trahit le texte et la pensée exprimée est scandaleuse. Si l’on sépare les deux parties et leur commentaire, comme le font Léon XIII et Pie XI, on ne dissipe pas entièrement le malaise. A la suite du concile Vatican II (cf. notamment GS 12, 48-49) Jean-Paul II nous offrira, dans la lettre apostolique Mulieris dignitatem (MD)(15-8-1988), une exégèse globale en partant du point de vue de la femme et en insistant sur « l’unité des deux ». Il n’est plus possible de parler de domination de l’homme sur la femme: « Dépasser ce mauvais héritage, écrit-il, est, de génération en génération, un devoir pour tout être humain, homme ou femme. En effet, dans tous les cas où l’homme est responsable de ce qui offense la dignité personnelle et la vocation de la femme, il agit contre sa propre dignité personnelle et contre sa vocation » ( MD 10). Il n’est plus possible de parler de soumission unilatérale mais d’une soumission réciproque dans la crainte du Christ comme Paul l’avait pourtant bien indiqué en tête du passage trop souvent incriminé de la Lettre aux Ephésiens (5, 21) (MD 24). Il n’y a plus matière à parler d’une infériorité ou d’une faiblesse de la femme. Au contraire, tout au long du texte nourri d’une connaissance profonde des Écritures, sont soulignées la force et la grâce inégalable de la femme (cf., entre autres, MD 18). S’il existe une « entière égalité par rapport aux dons de l’esprit Saint » (MD 22) et si « les ressources personnelles de la féminité ne sont (…) pas moindres que celles de la masculinité, (…) elles sont seulement différentes » (MD10). La féminité se caractérise précisément par la maternité physique, psychologique et spirituelle. L’existence d’une nature féminine est, on le sait, contestée par nombre de féministes qui, à la suite de Simone de Beauvoir (Le deuxième sexe), considèrent qu’ »on ne naît pas femme mais on le devient ». Pour Jean-Paul II, « l’analyse scientifique confirme pleinement le fait que la constitution physique même de la femme et son organisme comportent en eux la disposition naturelle à la maternité, à la conception, à la gestation et à l’accouchement de l’enfant, par suite de l’union nuptiale avec l’homme. Cela correspond en même temps à la structure psycho-physique de la femme. Ce que disent à ce sujet les différentes branches de la science est important et utile, à condition toutefois de ne pas s’en tenir à une interprétation exclusivement bio-physiologique de la femme et de la maternité. Une image ainsi « réduite » irait dans le sens de la conception matérialiste de l’homme et du monde. Dans ce cas, on perdrait malheureusement ce qui est réellement essentiel : la maternité, en tant que fait et phénomène humain, s’explique pleinement à partir de la vérité sur la personne/ la maternité est liée à la structure personnelle de l’être féminin et à la dimension personnelle du don : « J’ai acquis un homme de par le Seigneur (Gn 4, 1). Le Créateur fait aux parents le don de l’enfant. Pour la femme, ce fait se relie d’une manière spéciale à « un don désintéressé de soi ». Les paroles de Marie à l’Annonciation : « qu’il m’advienne selon ta parole ! » ( Lc 1, 38) signifient la disponibilité de la femme au don de soi et à l’accueil de la vie nouvelle ». ( MD 18). Au vu de tout cela, on comprend « la juste opposition de la femme face à ce qu’expriment les paroles bibliques « lui dominera sur toi » » mais « la femme ne peut - au nom de sa libération de la « domination » de l’homme - tendre à s’approprier les caractéristiques masculines, au détriment de sa propre « originalité » féminine » (MD 10).
16. A de nouveaux époux, 25-2-1942. Il ajoute : « Dieu a donné à la femme plus qu’à l’homme, avec le sens de la grâce et de la beauté, le don de rendre aimables et familières les choses les plus simples, et cela précisément parce que, créée semblable à l’homme pour former avec lui une famille, elle est faite pour répandre le charme et la douceur au foyer de son mari et y assurer une vie à deux féconde et florissante ».
17. A de nouveaux époux, 11-3-1942. Cf. Si 26, 16-21: « La grâce d’une femme fait la joie de son mari, et son intelligence répand la vigueur en ses os. C’est un don de Dieu qu’une femme silencieuse, et rien n’est comparable à une femme bien élevée. C’est une grâce au-dessus de toute grâce qu’une femme pudique, et aucun trésor ne vaut une femme chaste. Le soleil se lève dans les hauteurs du Seigneur : ainsi la beauté d’une femme brille dans sa maison bien ornée ».
18. A des ouvrières catholiques, 5-8-1945.
19. A de nouveaux époux, 11-3-1942.
20. A des ouvrières catholiques, 15-8-1945. Il le répétera solennellement encore dans la grande allocution Questa grande (Aux dirigeantes féminines de l’Action catholique italienne, 21-10-1945) : « à travail égal et à prestation égale, la femme a droit à la même rétribution que l’homme ».
21. Allocution Questa grande, 21-10-1945.
22. « L’homme et la femme sont entièrement égaux dans leur dignité personnelle d’enfants de Dieu ; entièrement égaux également en ce qui regarde la fin suprême de la vie humaine, qui est l’union à Dieu dans la béatitude céleste. (…) Mais l’homme et la femme ne peuvent conserver et perfectionner la dignité où ils sont égaux qu’en respectant et en actualisant les qualités particulières que la nature a imparties à l’un et à l’autre : qualités physiques, spirituelles, indestructibles dont il n’est pas possible de bouleverser l’ordre sans que la nature vienne d’elle-même sans cesse le rétablir. »
23. Pie XII déplore « l’abandon de la maison où elle était reine, l’assujettissement de la femme au même fardeau et au même rythme du travail ». Elle a oublié sa vraie dignité et son caractère propre pour servir des objectifs de puissance que ce soit dans le monde communiste ou dans le monde capitaliste. Mais il faut « remettre en honneur dans toute la mesure du possible la mission de la femme et de la mère au foyer ». Les conséquences de l’« abandon » du foyer sont perceptibles : misère, dépenses inutiles, famille disloquée, mauvais exemple pour les filles qui fuiront aussi le travail domestique et peut-être même la maison.
24. « Il ne s’agit pas en effet, pour vous d’entrer en masse dans la carrière politique, dans les assemblées publiques. Et vous devrez, du moins la plupart d’entre vous, donner le meilleur de votre temps et de votre cœur au soin de la maison et de la famille. Nous ne perdons pas de vue que l’édification d’un foyer où tous se sentent à l’aise et heureux, l’éducation des enfants sont, en réalité, une contribution de première valeur au bien commun, un service appréciable dans l’intérêt du peuple entier. »
25. A la fédération des femmes catholiques allemandes, 17-7-1952.
26. Radiomessage au Centre féminin italien, 14-10-1956.
27. PT, n° 42.
28. Au Centre italien féminin, 7-12-1960. Jean XXIII ajoute : « l’indépendance économique de la femme apporte des avantages » avant d’en signaler les inconvénients.
29. Au Congrès sur « La femme et la profession », 6-9-1961.
30. Aux jeunesses catholiques féminines, Jean XXIII dira : « La saine raison et la foi nous enseignent (…) l’éminente dignité de la personne humaine et nous montrent que c’est à son service que le travail doit finalement aboutir. (…) En ce qui concerne le travail de la femme (…), l’Église, dans sa longue tradition, se montre soucieuse de défendre à la fois la dignité de celle qui s’en acquitte et le caractère particulier de celui-ci. Elle estime que la femme comme personne jouit d’une dignité égale à celle de l’homme, mais est chargée par Dieu et par la nature de tâches différentes, qui viennent parfaire et compléter la mission complémentaire (…). »(23-4-1960).
31. qu’est-ce qui doit caractériser le travail féminin, se demande Jean XXIII dans un autre discours ? « Il faut affirmer, répond-il, sans hésiter que la tâche de la femme étant orientée, de près ou de loin, vers la maternité, tout ce qui est œuvre d’amour, de don, d’accueil, tout ce qui est disponibilité aux autres, service désintéressé d’autrui, tout cela trouve une place naturelle dans la vocation féminine. Ainsi l’a voulu la Providence et c’est un devoir capital de veiller soigneusement à ce qu’un travail inadapté à la nature féminine ne vienne pas altérer par son action déformante la personnalité des jeunes travailleuses. (…) On peut même penser qu’une tâche bien adaptée ne contribuera pas peu à épanouir la vie surnaturelle des jeunes chrétiennes et permettra de plus à certaines d’entre elles d’entendre l’appel du Seigneur à une vocation religieuse, qui se situe au sommet de leur nature et par laquelle elles participent activement à la maternité spirituelle de l’Église. » (Id.).
32. Ailleurs il détaillera les problèmes qui surgissent en ce qui concerne la mission fondamentale de la femme, « qui est de former de nouvelles créatures ». Des problèmes dans la vie de famille, dans le soin et l’éducation des petits, le repos diminué et troublé, les difficultés dans la sanctification des fêtes et l’accomplissement des devoirs religieux. La femme, confrontée à des « tâches plus vastes », à des responsabilités différentes et inattendues, est menacée dans sa vie physique, psychique et spirituelle. L’homme aussi pâtit de cette situation nouvelle : « On sait que le travail, comme il est naturel, fatigue et qu’il peut amoindrir la personnalité ; parfois aussi, il humilie et mortifie. En rentrant à la maison, après de longues heures d’absence, avec parfois les dissipations que l’on peut imaginer, l’homme trouvera-t-il un refuge, la restauration de ses énergies, une compensation à l’aridité et à l’ambiance mécanique qui l’entourent ? » (Au Centre italien féminin, 7-12-1960).
33. « …​que soit accordée aux travailleurs une rémunération qui leur permette avec un niveau de vie vraiment humain, de faire face avec dignité à leurs responsabilités familiales. » (N° 72).
34. Evoquant les diverses vocations de la femme, au Centre italien féminin, le 30 mai 1965, Paul VI déclare: « l’Église, comme si elle canonisait ces vocations, doucement, fortement, les situe au foyer, à l’école, au bureau, dans les campagnes, et même dans la vie publique. Elle sait que dans la communauté des fidèles, la première à comprendre sa parole évangélique, à accueillir l’offre de ses dons surnaturels, c’est la femme, la femme pieuse, sensible, constante, généreuse et souvent héroïque. »
35. Au Congrès des juristes catholiques italiens, 7-12-1974.
36. A la Fédération abolitionniste internationale, 9-5-1966.
37. Au Comité pour la défense de la femme, 22-11-1971.
38. Au Centre italien féminin, 6-12-1976.
39. Octogesima adveniens, 14-5-1971.
40. 9-12-1972.
41. Au Centre italien féminin, 6-12-1976.
42. Au nom de Paul VI, le Secrétaire d’État avait précédemment écrit au président des Semaines sociales (17-6-1972) : « Au moment où l’on tend heureusement à mettre en valeur les responsabilités communes de l’homme et de la femme, dans les divers secteurs de la vie familiale, professionnelle, sociale, politique, il importe d’autant plus de bien situer ce qui constitue leur différence mutuelle et profonde. Il serait irritant de vouloir en faire une théorie à partir du pur dimorphisme sexuel ; mais il y a sans doute beaucoup de lumière à espérer d’une recherche qui montrerait comment l’être corporel de chacun manifeste deux manières très originales de réaliser l’être humain dans le monde, selon le dessein primordial du Créateur : « Il les créa homme et femme » (Gn 1, 27). Certes, la culture intervient toujours pour donner son expression et sa signification à cette différence naturelle. Mais, à considérer par trop cette différence comme un simple produit de l’histoire, on méconnaîtrait la réalité. Histoire et nature sont intimement mêlées. »

⁢ii. Le travail de la femme et de l’homme…

Le concile Vatican II, dans le même esprit, déclarera : « Les femmes travaillent à présent dans presque tous les secteurs d’activité ; il convient cependant qu’elles puissent pleinement jouer leur rôle selon leurs aptitudes propres. »⁠[1] Mais, le plus intéressant, et peut-être le plus neuf, est qu’il fera remarquer qu’ « il importe (…) d’adapter tout le processus du travail productif aux besoins de la personne et aux modalités de son existence, en particulier de la vie du foyer (surtout en ce qui concerne les mères de famille), en tenant toujours compte du sexe et de l’âge. (…) Que tous jouissent par ailleurs d’un temps de repos et de loisir suffisant qui leur permette aussi d’entretenir une vie familiale, culturelle, sociale et religieuse. »[2] Même si le texte insiste sur le rôle de la mère de famille, il implique aussi, même si c’est à un degré moindre, le père de famille dont le rôle important, aux côtés de la mère, a été rappelé explicitement, un peu plus haut dans le texte, à propos de l’éducation des enfants : « la présence agissante du père importe grandement à leur formation ; mais il faut aussi permettre à la mère, dont les enfants, surtout les plus jeunes, ont tant besoin, de prendre soin de son foyer sans toutefois négliger la légitime promotion sociale de la femme. »⁠[3]

A la suite du Synode de 1980, consacré à la famille, Jean-Paul II réclamera plus de présence paternelle dans la famille : « Là surtout où les conditions sociales et culturelles poussent facilement le père à se désintéresser d’une certaine façon de sa famille, ou du moins à être moins au travail d’éducation, il faut faire en sorte que l’on retrouve dans la société la conviction que la place et le rôle du père dans et pour la famille sont d’une importance unique et irremplaçable. Comme le montre l’expérience, l’absence du père provoque des déséquilibres psychologiques et moraux ainsi que des difficultés notables dans les relations familiales (…)⁠[4]

En manifestant et en revivant sur terre la paternité même de Dieu, l’homme est appelé à garantir le développement de tous les membres de la famille. Pour accomplir cette tâche, il lui faudra, fait remarquer notamment Jean-Paul II, (…) un travail qui ne désagrège jamais la famille mais la renforce dans son union et sa stabilité (…) ».⁠[5] « Il est nécessaire, est-il écrit dans Laborem exercens, d’organiser et d’adapter tout le processus du travail de manière à respecter les exigences de la personne et ses formes de vie, et avant tout de sa vie de famille, en tenant compte de l’âge et du sexe de chacun. »[6]

Si la présence du père est précieuse au sein de la famille, il est logique que son travail ne nuise pas non plus à l’exercice de ses responsabilités paternelles. En définitive, si la femme en fonction de sa maternité a un rôle particulier, c’est le couple et non la femme seule qui doit tenir compte de la priorité familiale. Si, comme ses prédécesseurs, il rappelle que « Dieu donne la dignité personnelle d’une manière égale à l’homme et à la femme, en les enrichissant des droits inaliénables et des responsabilités propres à la personne humaine »[7], il conclut clairement qu’« il n’y a pas de doute que l’égalité de dignité et de responsabilité entre l’homme et la femme justifie pleinement l’accession de la femme aux fonctions publiques »[8].

Ceci dit, nous retrouvons les réserves habituelles : l’égalité « signifie pour la femme, non pas le renoncement à sa féminité ni l’imitation du caractère masculin, mais la plénitude de la véritable humanité féminine telle qu’elle doit s’exprimer dans sa manière d’agir, que ce soit en famille ou hors d’elle, sans oublier par ailleurs la variété des coutumes et des cultures dans ce domaine. »[9] Qui dit féminité, dit maternité⁠[10]. Et donc, « la vraie promotion de la femme exige que soit clairement reconnue la valeur de son rôle maternel et familial face à toutes les autres fonctions publiques et à toutes les autres professions.[11] Il est du reste nécessaire que ces fonctions et ces professions soient étroitement liées entre elles si l’on veut que l’évolution sociale et culturelle soit vraiment et pleinement humaine. »[12] Il faut mettre en lumière « le lien fondamental qui existe entre le travail et la famille, et donc la signification originale et irremplaçable du travail à la maison et de l’éducation des enfants. » Comme nous l’avons vu, cette remarque concerne aussi les pères mais, il faut « dépasser la mentalité selon laquelle l’honneur de la femme vient davantage du travail à l’extérieur que de l’activité familiale ». Pour en arriver là, un changement culturel et social est indispensable. d’une part, il faut que « les hommes estiment et aiment vraiment la femme en tout respect de sa dignité personnelle » et d’autre part, « que la société crée et développe des conditions adaptées pour le travail à la maison. » La société y a intérêt. Car toute carence, déficience ou faiblesse familiale sur le plan de l’éducation, de la sociabilisation doit être compensée, tant bien que mal, par la société, l’école diverses institutions spécialisées. Et tout cela a un coût humain et matériel.⁠[13]

Pour éviter le grave discrédit dont souffrent les tâches familiales, il est donc nécessaire que « le travail de la femme à la maison soit reconnu et honoré par tous dans sa valeur irremplaçable. Cela revêt une importance particulière en ce qui concerne l’œuvre d’éducation ; en effet la racine même d’une discrimination éventuelle entre les divers travaux et les diverses professions est éliminée s’il apparaît clairement que tous, dans tout domaine, s’engagent avec des droits identiques et un sens identique de la responsabilité. Et ainsi l’image de Dieu dans l’homme et dans la femme resplendira davantage.

Si le droit d’accéder aux diverses fonctions publiques doit être reconnu aux femmes comme il l’est aux hommes, la société doit pourtant se structurer d’une manière telle que les épouses et les mères ne soient pas obligées concrètement à travailler hors du foyer et que, même si elles se consacrent totalement à leurs familles, celles-ci puissent vivre et se développer de façon convenable. »⁠[14]

Concrètement, dans Laborem exercens, Jean-Paul II, un peu plus tôt, avait déjà réclamé « la revalorisation sociale des fonctions maternelles » et une « juste rémunération du travail de l’adulte chargé de famille (…) suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et pour en assurer l’avenir. » Il proposait soit le salaire familial, « salaire unique donné au chef de famille pour son travail et qui est suffisant pour les besoins de sa famille sans que son épouse soit obligée de prendre un travail rétribué hors de son foyer » ; soit « d’autres mesures sociales telles que les allocations familiales ou les allocations de la mère au foyer, allocations qui doivent correspondre aux besoins effectifs, c’est-à-dire au nombre de personnes à charge durant tout le temps où elles ne sont pas capables d’assumer dignement la responsabilité de leur propre vie ».⁠[15]

De tout ce long parcours, retenons si le travail permet à la famille d’être et de se développer, il est précisément mesuré par cette finalité. Qui plus est, « la famille est à la fois une communauté rendue possible par le travail et la première école interne de travail pour tout homme. »[16] De même que la famille est le premier lieu d’apprentissage de la vie sociale, et du bien commun, le premier lieu d’acquisition de connaissances et de découverte de la confiance mutuelle⁠[17], elle est aussi un facteur économique important.


1. GS 60 §3. En 1993, Mgr Albert Rouet, président de la Commission sociale de l’épiscopat, en France, écrivait que la vie sociale est menacée aujourd’hui par une économie laissée à ses seules lois et que dans un équilibre de vie retrouvé, « le travail des femmes sera vraiment respecté en leur laissant la liberté effective d’éduquer leurs enfants et de reprendre du travail ». Il ajoutait : « Est-ce respecter leur dignité de leur permettre de travailler « comme des hommes » ? N’ont-elles donc rien de spécifique à apporter à la vie sociale ?
   Une politique familiale suppose que la puissance publique établisse un style de vie sociale qui donne aux familles les moyens de s’épanouir normalement. » (Face au chômage, changer le travail, Centurion, 1993, p. 210). En 1982, le Conseil permanent de l’épiscopat français proposait, entre autres, ces mesures pour lutter contre le chômage: « -Alors que certains ménages bénéficient du cumul de salaires plus que suffisants, le renoncement total ou partiel à l’un d’entre eux, celui de l’homme ou celui de la femme, faciliterait le partage du travail. (…) -Il semble que l’on n’ait pas encore suffisamment exploré la possibilité d’emplois à temps partiel, au moins à certaines époques de la vie d’une famille. » (Id., p. 236).
2. GS 67 §3.
3. GS 52 §1.
4. Il ajoute à cet endroit : « il en est de même, en sens inverse, pour la présence oppressive du père, spécialement là où existe encore le phénomène que l’on a appelé le « machisme », c’est-à-dire la supériorité abusive des prérogatives masculines qui humilient la femme et empêchent le développement de saines relations familiales ».
5. Exhortation apostolique, Familiaris consortio, 22 novembre 1981, 25. « Le travail de la femme, disait une juriste et mère de famille nombreuse, a au moins eu un mérite incontestable : c’est d’avoir fait la démonstration magistrale de l’ahurissante carence paternelle au sein de la famille. Il a fallu que la femme se mette à quitter la maison pour que l’on s’aperçoive que, elle partie, il n’y restait plus personne !
   Il est acquis et accepté par tout le monde que l’homme, qu’il soit célibataire, marié ou père de famille doit obligatoirement offrir le meilleur de sa forme et de son temps et de ses capacités à son travail professionnel et l’absence du père aussi inéluctable qu’une institution n’est pas une des moindres difficultés à la survivance de la famille » (S. Boonen-Moreau, La famille, dernier refuge ou premier rivage ? Savoir et Agir, 1978, p. 12).
6. LE 19. « Les exigences de l’entreprise qui interdisent une vie familiale normale représentent (…) une charge importante pour la société, spécialement dans l’avenir. Nombre de ménages se séparent parce que leurs fragilités deviennent ingérables par les époux à cause de la surcharge de travail d’au moins un des deux. Une femme qui veut faire carrière occulte sa situation familiale, obligée par la rigueur du « système » à se comporter comme si elle n’avait pas de famille, pour ne pas être pénalisée dans son embauche. Il y a là non pas un mécanisme correcteur d’un machisme injuste, mais une captation de la situation de la femme dans un machisme devenu intégral, et couvrant les deux sexes. » (DHERSE J.-L., in DHERSE J.L. et MINGUET Dom Hugues, L’éthique ou le chaos ?, Presses de la Renaissance, 1998, pp. 326-327). Jean-Loup Dherse a été dirigeant d’entreprises, vice-président de la banque mondiale et président de l’Observatoire de la finance à Genève. H. Minguet, bénédictin, ancien conseil juridique à la Fiduciaire de France, fondateur et directeur du Centre Entreprises de Ganagobie.
7. FC, 22.
8. Jean-Paul II a bien observé que « dans le domaine plus spécifiquement familial une tradition sociale et culturelle répandue a voulu réserver à la femme le seul rôle d’épouse et de mère, sans lui ouvrir d’une manière adéquate l’accès aux fonctions publiques, considérées généralement comme réservées à l’homme ». (Id.)
9. La biologie peut ajouter que « seule l’expression « différence naturelle » a un sens car il est absurde de dire que les gènes différents qui codent pour la couleur blonde ou brune des cheveux sont inégaux ! Or passer d’une différence génétique à une inégalité génétique dite naturelle implique que l’on soit en mesure d’évaluer la qualité et l’aspect quantitatif de tous les gènes ; ce qui est impossible ». Autrement dit, différence ne signifie pas inégalité pas plus qu’égalité ne signifie identité. (SKRZYPCZAK J.-Fr., L’inné et l’acquis, Chronique sociale, 1981, p. 189).
10. « La maternité (…) est un élément constitutif de la vie intérieure de tant d’homme. Elle est une clé de voûte de la culture humaine. (…) Une grande réalité humaine, une réalité splendide, fondamentale, portant dès le début le nom même du créateur. » C’est « la vocation de la femme », « vocation à la fois éternelle et actuelle ». Il faut « rendre honneur à la maternité, et à la foi en l’homme que celle-ci implique. » (JEAN-PAUL II, Audience générale, 10-1-1979).
11. Cf. LE 19: « La vraie promotion de la femme exige que le travail soit structuré de manière qu’elle ne soit pas obligée de payer sa promotion par l’abandon de sa propre spécificité et au détriment de sa famille dans laquelle elle a, en tant que mère, un rôle irremplaçable. »
12. Que les femmes « puissent remplir pleinement leurs tâches selon le caractère qui leur est propre, sans discrimination et sans exclusion des emplois dont elles sont capables, mais aussi sans manquer au respect de leurs aspirations familiales et du rôle spécifique qui leur revient, à côté de l’homme, dans la formation du bien commun de la société. » (LE 19).
13. « Les changements structurels de la société en jeu dans ce débat affectent toutes les entités composant la société: pression sur l’État-providence, puisque les services rendus par la famille ont diminué ou disparu et que les parents absents, tant par suroccupation que par départ définitif du foyer, doivent être remplacés par des fonctionnaires avec leurs procédures, aidés par des bénévoles œuvrant dans des associations. Malgré le dévouement des personnes en cause, il y a apparition d’orphelins de mentalité, qui s’engagent alors souvent dans la violence et dans la drogue. » (DHERSE J.L. et MINGUET, op. cit., p. 324).
14. FC, 23. Le travail de la mère souvent imposé par des impératifs économiques. L’arrivée des enfants appauvrit la famille. La femme doit aller travailler et ne fait plus d’enfants alors qu’elle en souhaiterait encore ;. (Cf. LECAILLON J.-D., La famille, source de prospérité, Regnier, 1995, p.36). Jean-Didier Lecaillon est professeur de sciences économiques à l’Université de Paris-Val de Marne.
15. LE 19. J.-D. Lecaillon fait cette petite remarque : « L’instauration d’un système d’allocations familiales est fondée sur la reconnaissance d’un lien étroit entre la famille et l’entreprise qui seul peut justifier le principe énoncé dès 1891 dans Rerum novarum par le pape Léon XIII selon lequel « le salaire des travailleurs doit leur permettre d’assurer leur subsistance et celle de leur famille ». La volonté de moduler la rémunération selon la taille de la famille nécessitait seulement, pour éviter l’effet pervers de l’embauche préférentielle de célibataires, la création de caisses de compensation entre entreprises ; le lien entre travail et prestation familiale est clairement établi mais l’emploi du terme « salaire familial » est plus évocateur qu’« allocation familiale ». » (Op. cit., p. 45).
16. LE, 10.
17. Cf. DHERSE J.L. et MINGUET Dom Hugues op. cit., pp. 318-323.

⁢iii. La famille et le travail

Entre la famille et le travail, il y a interaction.

Première école de travail, la famille est, bien sûr, un lieu d’ éducation, de culture et de mémoire mais elle développe la capacité d’initiative, le sens de la responsabilité et de l’effort, la la perception de l’autre et son respect, la solidarité, la discipline et l’autonomie.⁠[1]

La vie de la famille est marquée par la situation de l’entreprise où les parents travaillent. Celle-ci impose un certain nombre de contraintes à son personnel mais, en retour, elle doit se préoccuper de son personnel, des conditions d’existence et de développement des familles. Si la famille vit bien grâce à l’entreprise, celle-ci profitera de la bonne ambiance créée.⁠[2]

Par ailleurs, sur un plan strictement économique, les entreprises dépendent des marchés, des personnes et donc des familles qui consomment ce que produisent les entreprises. On peut aller jusqu’à dire, crûment, que l’enfant est une valeur créée par les parents puisqu’il est un « futur producteur de biens et de « services » économiques »[3], un consommateur ou futur consommateur⁠[4] et que « les caisses de retraite et leurs créanciers s’enrichissent grâce à l’activité parentale ».[5]

Contrairement à ce que l’on croit et à ce qu’on entend, depuis la théorie de Malthus, la famille est source de prospérité économique. Certes, celle-ci est relative et toujours à rechercher mais, affirme l’économiste, elle « est impossible contre la famille. Le développement économique passe par la formation de capital humain ; celui-ci se constitue d’abord au sein de cette communauté de personnes qu’est la famille. La vie économique doit être organisée autour de la personne et en particulier elle ne peut ignorer l’existence de la réalité familiale. Enfin une économie prospère implique une vision dynamique, d’où l’importance de raisonner sur plusieurs générations »[6]

Avec le célèbre démographe Alfred Sauvy⁠[7] on peut affirmer qu’« on ne connaît pas d’exemple de pays ayant assuré son développement économique dans la stagnation démographique »[8]. La pression démographique incite à la création de nouvelles richesses. La présence d’enfants favorable à l’épargne et aux placements à long terme. Tandis qu’une faible fécondité entraînant le vieillissement de la population active, amène moins de flexibilité, moins de mobilité et rend les innovations plus difficiles, l’influence des personnes âgées allant croissant dans les prises de décision.⁠[9]

En somme, « l’existence de la famille apparaît essentielle au développement économique, ne serait-ce que par la quantité de richesses qu’elle produit ».⁠[10]

Dans le chapitre consacré au développement des peuples, nous reviendrons plus longuement sur cette idée radicalement opposée aux thèses habituelles.


1. . LECAILLON J.-D, op.cit., p. 43.
2. « Il est de plus en plus clair que l’entreprise peut avoir intérêt (…) à faciliter la flexibilité du temps de travail pour accommoder la vie de la famille chez l’homme comme chez la femme. Il ne s’agit pas seulement d’accommodements marginaux, mais de l’apparition d’un état d’esprit nouveau, notamment parmi les plus jeunes. C’est une raison d’espérer dans le caractère transitoire, historiquement, des excès constatés aujourd’hui dans nombre d’entreprises, qui suppriment des emplois, d’un côté et surchargent de travail ceux qui n’ont pas fait l’objet de « charrettes ». » (DHERSE J.L. et MINGUET Dom Hugues, op. cit., p. 327. Les auteurs s’appuient sur une étude du Minnesota Center for Corporate Responsability, The Work and Family Dilemna, in Executive Citizen).
3. Id., p.46.
4. La publicité en apporte une triste preuve : « Le ciblage de la publicité sur les couches les plus jeunes de la population a encouragé une description stéréotypée de la jeunesse modelée dans les agences de publicité, qui n’ont pas d’autres buts que de chercher des clients et de les satisfaire, contrat par contrat, et qui ne sont pas mandatées pour promouvoir une image de la famille qui soit celle qui a les conséquences les plus positives sur la société dans son ensemble ». (DHERSE J.L. et MINGUET Dom Hugues, op. cit., p. 326).
5. Id., p. 47.
6. Id., pp. 116-117.
7. Co-auteur avec G.-Fr Dumont, Jean Legrand et Pierre Chaunu de La France ridée, Hachette, 1986. A. Sauvy (1898-1990), sociologue et démographe, fut directeur des Etudes démographiques (1945-1962).
8. LECAILLON J.-D., op. cit., p. 65.
9. Id., p. 70.
10. Id., p. 42.

⁢iv. Le travailleur et l’entreprise

[1]


1. On trouvera une anthologie des textes pontificaux essentiels consacrés à l’entreprise in Les Églises face à l’entreprise, Cent ans de pensée sociale, Réflexions et documents réunis pour l’UNIAPAC par Ph. Laurent sj et Emmanuel Jahan, Centurion, 1991.

⁢a. Droit d’entreprendre

Si l’on reconnaît à l’homme, aux conditions précisées précédemment, un droit de propriété y compris des biens de production, il va de soi qu’il a, en conséquence et en principe, le droit de les utiliser, de les consommer, de les vendre, de les donner ou de les faire fructifier.⁠[1]

Le droit d’entreprendre est une expression de la liberté de l’homme créé à l’image d’un Dieu créateur, entreprenant. Et, comme nous l’avons vu, aujourd’hui, les socialistes cherchent à stimuler l’esprit d’entreprise, bien conscients de l’importance vitale de l’initiative privée, pour la vie économique et sociale.


1. Cf. NAUDET Jean-Yves, Dominez la terre, Pour une économie au service de la personne, Fleurus, 1989, p. 60. J.-Y. Naudet, économiste, est maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille.

⁢b. qu’est-ce qu’une entreprise ?

[1]

A l’origine, l’entreprise est une affaire personnelle identifiable: l’entrepreneur « travaille la plupart du temps avec ses capitaux propres ou du moins se constitue responsable sur toute sa fortune à l’égard de ses commanditaires. Ses erreurs ou ses malchances sont sanctionnées par des procédures de faillite impitoyables. A côté de ceux qui surnagent et fondent les grandes dynasties bourgeoises ; beaucoup sont engloutis ».⁠[2] Sur cette base personnelle, familiale ou commanditée, les relations sont personnelles entre maître et compagnons, marchand et client, bailleur de fonds et commandité et même entre le travailleur et les choses.

Puis, assez vite, au cours de la première moitié du XIXe siècle, apparaît l’entreprise caractéristique du capitalisme : la société de capitaux dans laquelle « les personnes ne se trouvaient responsables que pour la part de capital apportée par elles. »[3] C’est la société anonyme où des gestionnaires travaillent avec des capitaux provenant de sources diverses. Tout y est impersonnel : « les choses n’ont plus d’âme, elles ne sont que le support d’une valeur vénale. Anonymes, les relations de la direction et du personnel, les relations commerciales entre les marchands et les clients, surtout entre les actionnaires et l’entreprise. L’actionnaire ne peut avoir d’autre image de l’entreprise que celle d’un titre dont il détache un coupon et dont il escompte une plus-value. (…) Il n’y a plus en présence que des chiffres et des signatures, il n’y a plus de visage ni aux personnes ni aux choses. »[4] Sous ce « règne des marchandises et de l’anonymat »[5], où propriété et responsabilité se dissocient⁠[6], les travailleurs ne font pas partie, au sens strict, de l’entreprise, dans la mesure où ils ne lui sont liés que par un contrat précisant la salaire qui sera accordé en échange du travail fourni.

Léon XIII prend acte de cette situation et ne parle pas d’entreprise mais des droits et devoirs « qui règlent les relations des riches et des prolétaires, des capitalistes et des travailleurs. »[7]

A partir des revendications chrétiennes et socialistes, petit à petit, un « droit du travail » est venu mesuré le droit commercial et l’on va se demander, dans le courant du XXe siècle, si l’entreprise, « société de capitaux », n’est pas aussi une société de personnes.


1. L’entreprise agricole sera surtout étudiée dans le volume consacré au développement des peuples.
2. BIGO P., La doctrine sociale de l’Église, 1966, p. 124.
3. CALVEZ Jean-Yves, L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 57.
4. BIGO P., op. cit., p. 125.
5. Id..
6. Pire : « Dans les grandes sociétés, quand les actions sont distribuées entre un très grand nombre de porteurs ou de titulaires, les assemblées d’actionnaires qui détiennent théoriquement tout le pouvoir législatif et constitutionnel sont désertes, et il suffit d’un petit nombre d’actions pour y exercer la souveraineté attachée à la propriété. Il en résulte que les gestionnaires de ces grandes sociétés, bien que tenant théoriquement leur pouvoir de la propriété, prennent leurs décisions et désignent leurs successeurs sans en référer jamais à la propriété, sinon d’une manière purement formelle. (…) Une dissociation s’est opérée entre la propriété et la responsabilité, qui vide la propriété de son contenu essentiel, dès lors que l’on conçoit la propriété comme liée par essence à une responsabilité. » (P. Bigo, op. cit., p. 259).
7. RN 433 in Marmy. « Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l’ouvrier en esclave ; il est juste qu’ils respectent en lui la dignité de l’homme, relevée encore par celle du chrétien. (…) Ce qui est honteux et inhumain, c’est d’user de l’homme comme d’un vil instrument de lucre, de ne l’estimer qu’en proportion de la vigueur de ses bras. -Le christianisme, en outre, prescrit qu’il soit tenu compte des intérêts spirituels de l’ouvrier et du bien de son âme. Aux patrons il revient de veiller à ce que l’ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété ; qu’il ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne vienne affaiblir en lui l’esprit de famille, ni les habitudes d’économie. Il est encore défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe.
   Mais, parmi les devoirs principaux du patron, il faut mettre au premier rang celui de donner à chacun le salaire qui convient. (…) Enfin, les riches doivent s’interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l’épargne du pauvre, d’autant plus que celui-ci est moins apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré parce que plus modique ». (RN, 450 in Marmy).

⁢c. Pie XI et la participation

Certains même contesteront le système salarial où le contrat de louage du travail est le seul lien existant entre le capital et le travailleur. Face à cette revendication, Pie XI dénoncera « la profonde erreur de ceux qui déclarent essentiellement injuste le contrat de louage de travail et prétendent qu’il faut lui substituer un contrat de société[1] ; ce disant, ils font, en effet, gravement injure à Notre Prédécesseur, car l’Encyclique Rerum novarum non seulement admet la légitimité du salariat, mais s’attache longuement à le régler selon les normes de la justice ».⁠[2] Pie XI confirme l’enseignement de Léon XIII à propos de ce « régime dans lequel les hommes contribuent d’ordinaire à l’activité économique, les uns par les capitaux, les autres par le travail, comme il le définissait dans une heureuse formule : « Il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital »[3].

Ce régime, Léon XIII consacre tous ses efforts à l’organiser selon la justice ; il est donc évident qu’il n’est pas à condamner en lui-même. Et, de fait, ce n’est pas sa constitution qui est mauvaise ; mais il y a violation de l’ordre quand le capital n’engage les ouvriers ou la classe des prolétaires qu’en vue d’exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, sans tenir compte ni de la dignité humaine des ouvriers, ni du caractère social de l’activité économique, ni même de la justice sociale et du bien commun.«⁠[4]

Très logiquement donc, Pie XI rappelle à l’ordre les patrons chrétiens qui manquent à leurs devoirs envers les ouvriers⁠[5] mais, en même temps, ce Pontife inaugure un nouveau champ de réflexion en ajoutant qu’il est « cependant plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société ». Et il remarque que « c’est ce que l’on a déjà commencé à faire sous des formes variées, non sans profit sensible pour les travailleurs et pour les possesseurs du capital. Ainsi les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte. »[6]

Ceci dit, Pie XI va revenir sur le juste salaire et mettre en évidence trois mesures à prendre en considération dans la détermination de son taux : le salaire doit permettre à l’ouvrier « de pourvoir à sa subsistance et à celle des siens », tenir compte « des besoins de l’entreprise et de ceux qui l’assument »[7], s’inspirer enfin « des nécessités de l’économie générale »[8]. Pour obtenir une « harmonieuse proportion », Pie XI souhaite encore « un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires, et, ce qui s’y rattache étroitement, un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des diverses branches de l’activité économiques ».⁠[9]

Ce rappel est important pour comprendre le débat qui va suivre et se focaliser sur le souhait émis par la Saint Père à propos « des éléments empruntés au contrat de société » qui devraient « tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail ». En exemple, il évoquait ces ouvriers et employés qui « ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte ». Ces expériences qui ont été, le fait est important, initiées par les employeurs eux-mêmes⁠[10] et qui ont trouvé, en 1931, un écho dans l’enseignement de l’Église, vont recevoir de plus en plus d’écho après la guerre, dans la reconstruction des économies⁠[11].

Ainsi, le 28 septembre 1948, l’Union Internationale d’Etudes Sociales de Malines déclare qu’ »on peut soutenir qu’un droit de regard ou de contrôle sur la direction de l’entreprise, tout au moins, appartiendrait au personnel, afin que celui-ci pût vérifier si ses rémunérations, même forfaitaires, répondent aux normes de la justice.

Là où elles peuvent entrer dans les mœurs, de telles modalités sont souhaitables. »⁠[12]

L’année suivante, à Bochum⁠[13], les catholiques allemands, employeurs et syndicalistes, vont aller beaucoup plus loin et proclamer: « Les ouvriers et les patrons catholiques sont d’accord pour reconnaître que la participation[14] de tous les collaborateurs aux décisions concernant les questions sociales et économiques et les questions de personnel est un droit naturel conforme à l’ordre voulu par Dieu et qui a pour corollaire que tous prennent leur part de responsabilité. Nous demandons que ce droit soit reconnu légalement. Suivant l’exemple donné par des entreprises progressistes, il faut, dès maintenant, introduire pratiquement ce droit partout ».⁠[15]

Ce paragraphe va, nous allons le voir, être à l’origine de nombreuses prises de position et de discussions au sein du monde catholique.


1. Voici comment R. Kothen définit ces deux contrats : « Le contrat de salaire (ou contrat de travail) est conclu entre un patron et un ouvrier (ou des groupements de patrons et des groupements d’ouvriers) ; par ce contrat le patron s’engage à payer une somme fixe hebdomadairement aux membres de son personnel. Trop souvent, les clauses de tels contrats sont fixées sous le signe d’un antagonisme d’intérêts, le patron désirant fixer un taux de salaire minimum, tandis que l’ouvrier est désireux de toucher le salaire maximum.
   Tandis que dans le contrat de société, le patron et l’ouvrier sont « associés » dans une même société où les deux parties ont un intérêt commun à faire prospérer l’entreprise puisque tous deux partagent les bénéfices ». (Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1951, Labergerie, 1954, p. 88, note 3).
2. QA, 565 in Marmy. Dans un article écrit avant la publication de Rerum novarum mais publié en juillet 1891, La Tour du Pin faisait le procès du salariat, régime qui, selon lui, « se pratique dans l’atelier désorganisé, ne reposant que sur un contrat momentané entre employeurs et employés dotés d’intérêts antagonistes et animés de sentiments correspondants, l’employeur prétendant obtenir la plus grande somme de travail contre la moindre somme de salaire. » Pour remédier à cette situation, il faut « modifier les bases du contrat, en y substituant le principe d’association à celui d’antagonisme ». Pratiquement, il s’agit de faire participer les ouvriers aux bénéfices de l’entreprise sans participation aux pertes. (in Association catholique, juillet 1891, cité in Van GESTEL C., La doctrine sociale de l’Église, La pensée catholique, 1956, p. 259).
   Au début du XXe siècle, l’abbé Pottier prévoyait « le remplacement progressif du salariat par le régime de société : participation aux bénéfices, actionnariat ouvrier, coopératives de production et donc aussi de cogestion. » (Van GESTEL C. op. cit., p. 236, renvoie à ces œuvres de Mgr Pottier : De jure et justitia, Liège, 1900 et La morale catholique et les questions sociales d’aujourd’hui, Charleroi, 1920-1921).
3. RN, 448 in Marmy.
4. QA, 583 in Marmy.
5. « Nous Nous adressons tout particulièrement à vous, patrons et industriels chrétiens, dont la tâche est souvent si difficile parce que vous portez le lourd héritage d’un régime économique injuste, qui a exercé ses ravages durant plusieurs générations ; songez à vos responsabilités. Il est malheureusement trop vrai que les pratiques admises en certains milieux catholiques ont contribué à ébranler la confiance des travailleurs dans la religion de Jésus-Christ. On ne voulait pas comprendre que la charité chrétienne exige la reconnaissance de certains droits qui appartiennent à l’ouvrier et que l’Église lui a explicitement reconnus. Que faut-il penser des manœuvres de quelques patrons catholiques qui, en certains endroits, ont réussi à empêcher la lecture de Notre Encyclique Quadragesimo anno, dans leurs églises patronales ? Que dire de ces industriels catholiques qui n’ont cessé jusqu’à présent de se montrer hostiles à un mouvement ouvrier que Nous avons Nous-même recommandé ? N’est-il pas déplorable qu’on ait parfois abusé du droit de propriété, reconnu par l’Église, pour frustrer l’ouvrier du juste salaire et des droits sociaux qui lui reviennent ? » (Divini Redemptoris, 172 in Marmy).
6. QA, 565 in Marmy. Dès le XIXe siècle, des voix s’étaient élevées pour défendre l’idée selon laquelle l’entreprise était une société. René de la Tour du Pin (1831-1924) écrivait en 1891 que pour « apaiser » la « dispute » entre employés et employeurs « et favoriser en soi le rétablissement de la paix sociale, ce n’est pas au dehors de l’atelier qu’il faut chercher, mais dans son sein même qu’il faut modifier les bases du contrat, en y substituant le principe d’association à celui d’antagonisme. Le moyen pour cela (…) est la participation aux bénéfices. Mais encore ce moyen demande-t-il à être employé judicieusement (…) en considérant toute entreprise comme une sorte d’association du travail et du capital et faisant en conséquence à chaque associé, dans la répartition du produit, une part non pas arbitraire, mais proportionnelle à son apport. Ce n’est pas ce qui se pratique dans le régime actuel. Le capital prétend que tous les risques de l’entreprise étant pour lui, tout le profit doit lui en revenir intégralement après défalcation des salaires convenus » (De l’essence des droits et de l’organisation des intérêts économiques, in Association catholique, juillet 1891).
   Albert de Mun (1841-1914) revendique l’année suivante « la faculté pour l’ouvrier de participer aux bénéfices et même, par la coopération, à la propriété des entreprises auxquelles il concourt par son travail ». La législation devrait favoriser « la participation aux bénéfices, la constitution de sociétés de coopératives de production ». (Discours à Saint-Etienne, 18-12-1892).
   L’idée sera reprise lors de la Semaine sociale de Caen (1920) par le P. G. Desbuquois sj (1869-1959) qui constate que « se forme une revendication fondamentale du travail qui ne veut plus être simplement au service du capital et son instrument, qui demande au capital de l’adopter comme associé, qui entend ainsi participer à la souveraineté jusqu’ici réservée au capital. »
   (Témoignages apportés par P. Bigo in La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 394).
7. « Il serait injuste d’exiger d’eux des salaires exagérés, qu’ils ne sauraient supporter sans courir à la ruine et entraîner les travailleurs avec eux dans le désastre. Assurément, si par son indolence, sa négligence, ou parce qu’elle n’a pas un suffisant souci du progrès économique et technique, l’entreprise réalise de moindres profits, elle ne peut se prévaloir de cette circonstance comme d’une raison légitime pour réduire le salaire des ouvriers. Mais, si d’autre part, les ressources lui manquent pour allouer à ses employés une équitable rémunération, soit qu’elle succombe elle-même sous le fardeau de charges injustifiées, soit qu’elle doive écouler ses produits à des prix injustement déprimés, ceux qui la réduisent à cette extrémité se rendent coupables d’une criante iniquité, car c’est par leur faute que les ouvriers sont privés de la rémunération qui leur est due, lorsque, sous l’empire de la nécessité, ils acceptent des salaires inférieurs à ce qu’ils étaient en droit de réclamer. » Et le Pape d’inciter ouvriers et patrons à unir leurs efforts et leurs vues et d’inviter les pouvoirs publics à les assister d’une politique avisée. « Que si l’on ne réussit pas néanmoins à conjurer la crise, la question se posera de savoir s’il convient de maintenir l’entreprise ou s’il faut pourvoir de quelque autre manière à l’intérêt de la main-d’œuvre. En cette occurrence, certainement très grave, il est nécessaire surtout que règnent entre les dirigeants et les employés une étroite union et une chrétienne entente des cœurs, qui se traduisent en d’efficaces efforts. »
8. Non seulement il importe que travailleurs et employés puissent accéder à l’épargne mais il faut aussi « offrir à ceux qui peuvent et veulent travailler la possibilité d’employer leurs forces. Or, cette possibilité dépend, dans une large mesure, du taux des salaires, qui multiplie les occasions du travail tant qu’il reste contenu dans de raisonnables limites, et les réduit au contraire dès qu’il s’en écarte. Nul n’ignore, en effet, qu’un niveau ou trop bas ou exagérément élevé des salaires engendre également le chômage. » Il faut mettre en place « une politique des salaires qui offre au plus grand nombre possible de travailleurs le moyen de louer leurs services et de se procurer ainsi tous les éléments d’une honnête subsistance. »
9. QA, 568-571 in Marmy.
10. En France, Léon Harmel (1829-1915) avait entrepris de faire de son usine du Val-des-Bois « une sorte de communauté chrétienne où les ouvriers dirigent eux-mêmes un ensemble d’œuvres sociales : mutuelle scolaire, enseignement ménager, cité ouvrière…​ Il institue, en 1883, la participation des travailleurs à la direction et au maintien de la discipline dans l’entreprise. De plus, une caisse de famille, gérée par une commission ouvrière est chargée d’attribuer des subventions en argent ou en nature » (Universalis). L’exemple de L. Harmel inspira Alexandre Dubois (1896-1964) qui, dans ses aciéries de Bonpertuis, appliqua le principe d’une progression équivalente entre la rémunération et les dividendes. Il fonda l’Union des chefs d’entreprise pour l’association du Capital et du Travail.
   En 1917, une loi organisa une Société anonyme à participation ouvrière. Quelques petites et moyennes entreprises adoptèrent ce statut grâce auquel les ouvriers participaient aux bénéfices et à l’administration.
   En Allemagne, Mgr von Ketteler (1811-1877) avait préconisé la création, par les ouvriers eux-mêmes, d’associations de production : « Les associations de production ont pour caractéristiques : la participation des ouvriers à l’exploitation. L’ouvrier y est à la fois entrepreneur et ouvrier et a ainsi une double part aux produits de l’exploitation : son salaire et sa part dans les bénéfices proprement dits. Cela amène naturellement une amélioration dans la position des classes ouvrières » (cité par R. Kothen in La pensée et l’action sociales des catholiques, 1789-1944, Warny, 1945, pp. 189-190). En 1869, dans un rapport destiné aux évêques allemands pour préparer le concile Vatican I, il réclamait, entre autres mesures, la participation aux bénéfices.
   En 1919, la Constitution de Weimar imposa des conseils d’entreprise qui représentait les ouvriers auprès des patrons (LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV Les droits et devoirs individuels, II Travail propriété, Wesmael-Charlier, 1946, p. 357).
   En Belgique, dès 1920, Mgr A. Pottier, sur la base d’expériences existantes, se fait le champion de l’actionnariat ouvrier (Cf. La morale catholique et les questions sociales d’aujourd’hui, Charleroi, 1920-1921). Ici, comme en d’autres endroits, les entreprises qui s’y essayèrent et s’en trouvèrent bien mais l’opposition du patronat et du socialisme freina l’expansion de l’expérience.
   En Angleterre, dès 1913, 141 établissements de la grande industrie avaient établi l’actionnariat ouvrier (LECLERCQ J., op. cit., p. 361, note 1).
   d’une manière générale, c’est dans les pays anglo-saxons, que diverses formules de participation à la gestion et aux bénéfices furent appliquées très tôt. (Id., p. 356).
11. Eugène Schueller (1881-1954), fondateur de l’Oréal, préconise dans son livre La révolution de l’économie (Société d’éditions modernes parisiennes, 1941), le principe du triple salaire: le salaire d’activité, le salaire familial (en fonction du nombre d’enfants) et un salaire de productivité. Malheureusement, sur le plan politique, E. Schueller fut proche des milieux d’extrême-droite.
12. Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1950, Labergerie, 1952, p. 201, note 11. Le document précise et justifie cette prise de position : « Au travail, valeur humaine, revient dans l’entreprise, la primauté morale. La reconnaissance de cette valeur doit se graduer suivant la qualité de la prestation, depuis la direction intellectuelle de l’affaire et l’application de la compétence technique jusqu’aux tâches manuelles d’exécution.
   Le capital, valeur matérielle, n’est d’autre part offert par ses détenteurs qu’en échange de certains avantages, sans lesquels l’entreprise, faute d’être financée, n’existerait pas.
   L’association du travail et du capital est de nature à rétablir ainsi le sentiment de solidarité entre les divers facteurs de la production
   Parmi ces agents. Il y a lieu de faire une place spéciale à celui qui prend l’initiative de créer une entreprise, surtout s’il en assume les risques. Ce rôle confère à la personne physique ou collective qu’on peut appeler l’entrepreneur, un droit particulier à diriger la combinaison des facteurs de la production ainsi qu’à y bénéficier d’avantages pécuniaires. L’importance de l’entrepreneur et sa qualité de chef apparaissent surtout dans les entreprises, encore très nombreuses, qui demeurent à la taille de l’homme et où le capital anonyme n’est pas prépondérant. »
13. 73e Congrès des catholiques allemands, Bochum, du 31 août au 4 septembre 1949. Chaque soir, 60.000 personnes y participèrent et la messe pontificale du 4 septembre réunit près d’un demi-million de personnes. Le texte des résolutions adoptées à la fin des travaux des commissions a été publié dans la DC du 6-11-1949, col. 1446-1450. Dans ce document, les catholiques allemands souhaitent : une Europe unie pourvue d’une Constitution politique commune, un État fort dans ses limites, la justice et de la réconciliation après la dénazification, la justice aussi vis-à-vis des victimes du nazisme et de la guerre, la défense et la diffusion de la propriété, l’initiative privée, l’action prioritaire en faveur de la famille, la formation et la promotion de la femme dans la vie sociale et économique, la formation et la protection des jeunes travailleurs ainsi que la reconnaissance du droit des parents, la formation sociale des éducateurs et du clergé, la défense de la sécurité sociale dans le respect de l’autonomie des corps intermédiaires et de la solidarité, enfin l’aide de Dieu par la prière.
14. En allemand: Mitbestimmung, littéralement « détermination en commun » ou « co-décision » non seulement sur le plan social mais aussi sur le plan économique. C’est le terme cogestion qui s’imposera en français.
15. Il n’est pas inintéressant de lire le contexte dans lequel ce paragraphe s’inscrit. Il suit ces principes généraux:
   « L’homme occupe le centre de toute considération concernant le domaine de l’économie et de la production.
   Le droit économique en vigueur jusqu’à présent s’intéressait trop aux choses et pas assez à l’homme. Il faut lui substituer un droit relatif à l’exploitation, qui mette au premier plan l’homme avec ses droits et ses devoirs. »
   Après avoir réclamé la participation, le texte continue ainsi:
   « De même que l’intérêt général de toute l’entreprise est favorisé par le droit de décision commune, de même il est conforme à la nature de la société humaine que, par ailleurs, tous les hommes qui sont unis dans la même production, administrent eux-mêmes leurs intérêts communs et en prennent la responsabilité dans une organisation professionnelle fondée sur la communauté de production.
   Le développement de la responsabilité de la personne humaine exige l’instauration de la véritable propriété. La répartition actuelle de la propriété est contraire à la justice sociale et met en péril l’instauration de la propriété privée en général. Aux ouvriers aussi, il faut rendre accessible l’acquisition de la propriété, au moyen d’un juste salaire basé sur le rendement et sur la situation sociale. La petite et moyenne propriétés doivent être protégées. La puissance économique démesurée, constituant une menace pour le bien commun, réunie dans les mains de quelques-uns seulement, doit être dissoute. Nous repoussons une socialisation qui concentrerait toute la production économique entre les mains de l’État, ainsi qu’une législation fiscale qui équivaudrait à une spoliation. »

⁢d. Pie XII contre Pie XI ?

Le pape Pie XII s’est ému, semble-t-il, de la motion votée, en Allemagne⁠[1], en septembre 1949. Plusieurs discours vont jeter la suspicion sur l’idée de participation et troubler les catholiques qui la pratiquaient ou du moins avaient été séduits par l’ouverture offerte par Pie XI dans Quadragesimo anno.

qu’en est-il exactement ?

Avant le rassemblement de Bochum, le 7 mai 1949, Pie XII, devant les membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques (UNIAPAC), après avoir rappelé que faire de l’étatisation « la règle normale de l’organisation publique de l’économie serait renverser l’ordre des choses », déclarait qu’ »on ne serait pas non plus dans le vrai en voulant affirmer que toute entreprise particulière est par sa nature une Société, de manière que les rapports entre participants y soient déterminés par les règles de la justice distributive, en sorte que tous indistinctement - propriétaires ou non des moyens de production - auraient droit à leur part de la propriété ou tout au moins des bénéfices de l’entreprise. Une telle conception part de l’hypothèse que toute entreprise rentre par nature dans la sphère du droit public.

Hypothèse inexacte : que l’entreprise soit constituée sous forme de fondation ou d’association de tous les ouvriers comme copropriétaires, ou bien qu’elle soit propriété privée, d’un individu qui signe avec tous ses ouvriers un contrat de travail, dans un cas comme dans l’autre, elle relève de l’ordre juridique privé de la vie économique.

Tout ce que Nous venons de dire s’applique à la nature juridique de l’entreprise comme telle ; mais l’entreprise peut comporter encore toute une catégorie d’autres rapports personnels entre participants, dont il faut aussi tenir compte, même des rapports de commune responsabilité. Le propriétaire des moyens de production, quel qu’il soit - propriétaire particulier, association d’ouvriers, ou fondation - doit, toujours dans les limites du droit public de l’économie rester maître de ses décisions économiques. »[2]

Ce texte ne contredit en rien la pensée de Pie XI. En effet, Pie XII, comme son prédécesseur, défend la liberté d’entreprendre et s’insurge contre l’idée de substituer un contrat de société au contrat de travail. Il précise que la gestion de l’entreprise ne relève pas du droit public mais du droit privé, que les rapports entre l’entrepreneur et l’ouvrier se règlent selon la justice commutative et non selon la justice distributive.

Le principe fondamental que Pie XII défend en adoptant cette position est celui de la propriété privée très menacée après la seconde guerre mondiale, que l’entreprise soit, il le répète, notons-le, propriété d’un particulier, d’une association d’ouvriers ou d’une fondation. En effet, explique un commentateur, « si l’entreprise rentrait par nature dans la sphère du droit public, l’employeur cesserait de contracter librement, et de disposer à son gré de sa propriété, de choisir la forme des justes contrats que d’autres acceptent de signer avec lui. Force serait ainsi de s’en remettre à une conception totalitaire du droit public. Celle-ci niant le droit du propriétaire privé sur ses biens et le bénéfice qu’il en retire, attribuerait par répartition sur un bien « commun » - en justice donc, distributive - une partie de sa propriété ou seulement de ses bénéfices aux salariés non-propriétaires . Mais on retire alors aux contractants la liberté de s’engager et de déterminer eux-mêmes la forme du contrat. Or, l’entreprise et les actes juridiques de son propriétaires comme tel relèvent de l’ordre juridique privé de la loi économique. Le nier revient à saper, purement et simplement, le droit de propriété qui est attaché à la dignité de la personne humaine. »[3]

Néanmoins, comme son prédécesseur, Pie XII envisage la possibilité « d’autres rapports personnels entre participants » et « même des rapports de commune responsabilité ». Il citera même textuellement, dans une autre circonstance, le fameux passage de Quadragesimo anno, en déclarant que l’Église « considère d’un bon œil et même encourage tout ce qui, dans les limites permises par les circonstances, vise à encourager des éléments du contrat de société dans le contrat de travail et améliore la condition générale du travailleur. »[4] Le droit du propriétaire et la justice commutative étant respectés, le propriétaire peut, dans le cadre des décisions économiques qui lui reviennent de droit, associer ou non ses ouvriers, aux activités et aux bénéfices⁠[5], dans la mesure qu’il lui paraîtra convenable. Telle est l’ouverture que l’on peut déduire, à cet endroit, de la pensée de Pie XII.

Ajoutons que, pour Pie XII, dans le cadre de l’organisation professionnelle de la société, telle qu’elle est proposée dans Quadragesimo anno[6], l’objectif est de « diffuser la propriété » et le moyen le plus important d’y parvenir reste, aux yeux du Souverain Pontife, le juste salaire.⁠[7] N’oublions pas, en effet, les exigences de la justice sociale qui « demande que les ouvriers puissent assurer leur propre subsistance et celle de leur famille par un salaire proportionné ; qu’on les mette en mesure d’acquérir un modeste avoir, afin de prévenir ainsi un paupérisme général qui est une vraie calamité ; qu’on leur vienne en aide par un système d’assurances publiques ou privées qui les protègent au temps de la vieillesse, de la maladie ou du chômage. »[8] Et Pie XI replaçait ces exigences dans le cadre du bien commun en écrivant que « l’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice ».⁠[9]

Ces « biens assez abondants » qui font partie du bien commun général, et que Pie XII appellera « capital national », doivent être produits pour être distribués, et tous y travaillent, patrons et ouvriers. En ce qui concerne le patron, « il va de soi que son revenu est plus élevé que celui de ses collaborateurs. Mais il s’ensuit que la prospérité matérielle de tous les membres du peuple, qui est le but de l’économie sociale, lui impose, à lui, plus qu’aux autres l’obligation de contribuer par l’épargne à l’accroissement du capital national.

Comme il ne faut pas perdre de vue qu’il est souverainement avantageux à une saine économie sociale que cet accroissement du capital provienne de sources aussi nombreuses que possible, il est par conséquent désirable que les ouvriers puissent aussi, du fruit de leur épargne participer à la constitution du capital national. »[10]

Dès lors, pour revenir au problème de la « participation » ou de la « co-gestion », un commentateur dira que les ouvriers doivent, au nom de la justice sociale, avoir suffisamment part au bien commun économique, au capital national, « indépendamment de l’état du bien privé de l’entreprise à laquelle ils appartiennent. (…) Si, au lieu de prendre le bien commun (national et international) pour fin de la justice sociale, on détourne celle-ci vers les profits de l’entreprise et leur répartition, on « justifie » l’insécurité ouvrière, le chômage quand une usine doit fermer, la misère quand une profession est en crise, on justifie logiquement l’injustice. Mais on ne l’accepte point en fait pour autant. Alors il ne reste plus qu’à se révolter et tout casser aveuglément. »[11]

Pie XII, en fait, envisage la participation au niveau de l’économie nationale plus qu’au niveau de l’entreprise comme en témoigne ce passage⁠[12] : « Dans le domaine économique, il y a communauté d’intérêts et d’activités, entre chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque, travailler à le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprises et ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables, ils sont coopérateurs dans une œuvre commune.

Ils mangent, pour ainsi dire, à la même table, puisqu’ils vivent en fin de compte, du bénéfice net et global de l’économie nationale.

Chacun touche son revenu, et sous ce rapport, leurs relations mutuelles ne mettent aucunement les uns au service des autres.

Toucher son revenu est un apanage de la dignité personnelle de quiconque, sous une forme ou sous une autre, comme patron ou comme ouvrier, prête son concours productif au rendement de l’économie nationale.

Dans le bilan de l’industrie privée, la somme des salaires peut figurer à titre des frais de l’employeur. Mais dans l’économie nationale, il n’est qu’une sorte de frais qui consistent dans les biens matériels utilisés en vue de la production nationale et qu’il faut, par conséquent, sans cesser suppléer. Il s’ensuit que, des deux côtés, on a intérêt à voir les dépenses de la production nationale proportionnelles à son rendement. Mais dès lors que l’intérêt est commun, pourquoi ne pourrait-il pas se traduire dans une expression commune ? Pourquoi ne serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de l’économie nationale ? »

Comment réaliser concrètement « cette communauté d’intérêt et de responsabilité de l’économie nationale » ? Pie XII renvoie une fois encore à l’organisation professionnelle⁠[13] recommandée par Pie XI à qui rien ne « semblait plus propre à triompher du libéralisme que l’établissement pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fond précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production ». Tout l’enseignement de Pie XII, en matière économique et sociale, restera fidèle à cette vision globale.⁠[14]

C’est après Bochum, que Pie XII va employer le terme « co-gestion » pour en condamner l’idée. Mais il est important de tenir compte du contexte général de la pensée de Pie XII pour comprendre cette sévérité qui en surprendra et en décevra plus d’un.

Le 3 juin 1950, au Congrès international des Etudes sociales, Pie XII se réjouit d’abord que, dans les « vieux pays d’industrie », depuis « un siècle ou même seulement un demi-siècle », se soit formée « une politique sociale, marquée par une évolution progressive du droit du travail et, corrélativement, par l’assujettissement du propriétaire privé, disposant des moyens de production, à des obligations juridiques en faveur de l’ouvrier ».

Mais, ajoute-t-il, « qui veut pousser plus avant la politique sociale dans cette même direction, heurte contre une limite, c’est-à-dire, là où surgit le danger que la classe ouvrière suive à son tour les errements du capital, qui consistaient à soustraire, principalement dans les très grandes entreprises, la disposition des moyens de production à la responsabilité personnelle du propriétaire privé (individu ou société) pour la transférer sous la responsabilité de formes anonymes collectives.

Une mentalité socialiste s’accommoderait fort bien d’une telle situation.

Celle-ci ne serait pourtant pas sans donner de l’inquiétude à qui sait l’importance fondamentale du droit à la propriété privée pour favoriser les initiatives et fixer les responsabilités en matière d’économie.

Pareil danger se présente également lorsqu’on exige que les salariés, appartenant à une entreprise, aient le droit de cogestion économique, notamment quand l’exercice de ce droit relève, en fait, directement ou indirectement, d’organisations dirigées en dehors de l’entreprise.

Or, ni la nature du contrat de travail, ni la nature de l’entreprise ne comportent nécessairement par elles-mêmes un droit de cette sorte.

Il est incontestable que le travailleur salarié et l’employeur sont également sujets, non pas objets de l’économie d’un peuple. Il n’est pas question de nier cette partie ; c’est un principe que la politique sociale a déjà fait valoir et qu’une politique organisée sur le plan professionnel ferait valoir plus efficacement encore. Mais il n’y a rien dans les rapports de droit privé, tels que les règle le simple contrat de salaire, qui soit en contradiction avec cette parité fondamentale. La sagesse de Notre Prédécesseur Pie XI l’a clairement montré dans l’Encyclique Qudragesimo anno et, conséquemment, il y nie la nécessité intrinsèque d’ajuster le contrat de travail sur le contrat de société.

On ne méconnaît pas pour autant l’utilité de ce qui a été jusqu’ici réalisé en ce sens, de diverses manières, au commun avantage des ouvriers et des propriétaires ; mais en raison des principes et des faits, le droit de co-gestion économique, que l’on réclame, est hors du champ de ces possibles réalisations. »

On retrouve, dans ce texte, les principes qui ont guidé Pie XII comme ses prédécesseurs ; la défense du droit de propriété privée, le refus de substituer un contrat de société au contrat de travail et la dénonciation du danger de l’anonymat irresponsable tant du côté des employeurs que des salariés. Ce que craint particulièrement Pie XII dans la co-gestion, c’est précisément que le pouvoir ouvrier soit exercé par « des organisations dirigées en dehors de l’entreprise ». Un deuxième élément explique la réaction de Pie XII : les Allemands avaient parlé d’un droit naturel à la cogestion. A quoi le Souverain Pontife répond que « ni la nature du contrat de travail, ni la nature de l’entreprise ne comportent nécessairement par elles-mêmes un droit de cette sorte ». Et il enchaîne immédiatement avec un dernier argument : la co-gestion ne résout pas mais voile le problème le plus grave et le plus urgent, celui du chômage : « L’inconvénient de ces problèmes, c’est qu’ils font perdre de vue le plus important, le plus urgent problème qui pèse, comme un cauchemar, précisément sur ces vieux pays d’industrie ; Nous voulons dire l’imminente et permanente menace du chômage, le problème de la réintégration et de la sécurité d’une productivité normale de celle qui, par son origine comme par sa fin, est intimement liée à la dignité et à l’aisance de la famille considérée comme unité morale, juridique et économique ».⁠[15]

Un peu plus tard, Pie XII s’en prendra directement à ceux qui se réclament de Pie XI pour justifier le système de cogestion : « Nous ne pouvons non plus ignorer les altérations, avec lesquelles sont dénaturées les paroles de haute sagesse de Notre glorieux Prédécesseur Pie XI, en donnant le poids et l’importance d’un programme social de l’Église, en notre époque, à une observation tout à fait accessoire au sujet d’éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les travailleurs, sujet du contrat, et l’autre partie contractante ; et en revanche en passant plus ou moins sous silence la principale partie de l’Encyclique Quadragesimo anno qui contient en réalité ce programme, c’est-à-dire l’idée de l’ordre corporatif professionnel de toute l’économie.

Ceux qui se disposent à traiter des problèmes relatifs à la réforme de la structure de l’entreprise sans tenir compte que chaque entreprise est par son but même étroitement liée à l’ensemble de l’économie nationale, courent le risque de poser des prémisses erronées et fausses, au détriment de tout l’ordre économique et social. » Pie XII reste donc parfaitement fidèle à la pensée de Pie XI « à qui rien n’était plus étranger qu’un encouragement quelconque à poursuivre le chemin qui conduit vers les formes d’une responsabilité collective anonyme. »[16]

C’est bien l’économie nationale qui doit être réformée selon l’ordre professionnel envisagé et avant tout. La possibilité de réforme structurelle au niveau de l’entreprise - co-propriété, co-gestion- n’est qu’accessoire. « Accessoire » traduit les nuances de Pie XI : « tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société », Renverser l’ordre des priorités risque de porter atteinte au droit de propriété : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme où tend à la jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrible image de Léviathan deviendrait une horrible réalité. C’est avec la dernière énergie que l’Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l’homme et salut éternel des âmes. C’est ainsi que s’explique l’insistance de la doctrine sociale catholique, notamment sur le droit de propriété privée. C’est la raison profonde pour laquelle les papes des Encycliques sociales et Nous-même avons refusé de déduire, soit directement soit indirectement, de la nature du contrat de travail, le droit de copropriété de l’ouvrier au capital, et, partant son droit de cogestion. Il importait de nier ce droit, car derrière lui se présente un autre grand problème. Le droit de l’individu et de la famille à la propriété dérive immédiatement de la nature de la personne ; c’est un droit attaché à la dignité de la personne humaine et comportant, certes, des obligations sociales, mais ce droit n’est pas uniquement une fonction sociale. »[17]

Que conclure ?

Un commentateur affirme « les Papes ne disent pas que le régime du salariat est le seul ni le plus parfait ; ils n’interdisent pas la co-propriété, ni la co-gestion »[18].

Un autre, comme nous l’avons vu, précise que le patron, la justice sociale étant sauve, peut accorder au sein de son entreprise une forme ou l’autre de co-propriété ou de co-gestion⁠[19].

Pour un troisième, Pie XII craignait surtout qu’on fasse du schéma structurel de la co-gestion « une obligation stricte en le déclarant de « droit naturel ». »[20] A deux reprises, nous l’avons vu, Pie XII, insiste sur le fait qu’on ne peut déduire un droit de co-gestion ou de co-propriété, ni de la nature du contrat de travail, ni de la nature de l’entreprise⁠[21]. Mais il reconnaît, comme son prédécesseur, que l’on peut « tempérer le contrat de travail par un contrat de société ».⁠[22]

A ce propos, un autre commentateur⁠[23] a mis en lumière deux points de vue:

1° «  Si, d’une part, on examine la nature d’un tel contrat de travail et si, d’autre part, on étudie la nature même de l’entreprise, ni celui-là et ni celle-ci n’ exigent, par eux-mêmes, un droit naturel à la gestion économique chez les ouvriers. » (…)⁠[24]

« En passant du problème théorique à celui de l’exercice concret du droit de gestion de l’entreprise par le travail, le Pape relève, comme l’ont fait beaucoup d’hommes compétents, que l’exercice de ce droit ne va pas sans inconvénients, spécialement si on donne aux syndicats la faculté d’exercer à leur discrétion l’intervention dans les entreprises. Les syndicats d’inspiration communiste, asservis aux intérêts de la politique bolchevique, utiliseraient sans aucun doute le droit en question pour créer les conditions prérévolutionnaires requises pour l’avènement de la société paradisiaque sans classes. » (…) ⁠[25]

L’auteur de ces lignes conclut : « Si donc nous nous limitons à l’examen des principes abstraits du salariat et si nous considérons en fait quelques inconvénients qu’on a relevés dans certaines expériences de participation ouvrière dans la gestion des entreprises, il nous faut dire que le droit à la gestion n’a pas pu se réaliser, qu’il « reste -comme dirait le Pape- hors du champ des réalisations possibles ».

Cette affirmation du Pape, est liée à la réserve mentionnée et à l’expérience contingente. Ainsi donc, Sa Sainteté n’entend pas arrêter tout court l’évolution sociale de l’entreprise, la ligne tracée par Quadragesimo anno où Pie XI désire que « le contrat de travail soit quelque peu tempéré par le contrat de société …​, ainsi les ouvriers co-intéressés ou à la propriété ou à l’administration et coparticipants en une certaine mesure aux bénéfices ». »

Et l’article se termine par ces remarques très importantes:

« Le contrat de salaire n’exige donc pas par lui-même le droit à la cogestion du capital et du travail ; mais le Pape n’interdit pas au travailleur, en donnant son travail, de demander en retour de participer également dans une mesure fixée à la gestion de l’entreprise.

Le catholicisme social n’est pas statique, mais dynamique ; il ne nie pas le principe d’une cogestion même intégrale, mais avec une gradation et des méthodes qui répondent à la norme morale. »

Comme on le constate, plusieurs commentateurs, et non des moindres, évitent d’accentuer le jugement à première vue fort négatif de Pie XII et s’emploient à ne pas condamner les initiatives prises déjà à l’époque dans le sens de la cogestion, notamment en Allemagne. Même si l’on pense que la pensée exacte de Pie XII n’est pas aussi souple en réalité, il ne faut pas oublier que l’enseignement social de l’Église, comme on vient de le dire, est dynamique et qu’il est, pour une part, tributaire des circonstances. Ainsi a-t-on vu, Pie XII, très inquiet de constater après guerre, la forte attraction exercée, en Europe occidentale, par le marxisme. Sans cette menace et étant saufs les vrais fondements du droit, peut-être que le jugement eût été plus clairement nuancé.⁠[26]

Il est un fait aussi qu’il ne faut pas perdre de vue. La participation de tous à l’économie nationale ne pouvait, comme nous l’avons vu, se réaliser, pour Pie XII, que dans le cadre de l’organisation professionnelle décrite dans Quadragesimo anno. C’est là, selon Pie XII, que devait se développer la participation et non dans l’entreprise. Hélas, comme Pie XII, un peu amer, en était conscient, « ce point de l’Encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres, un retour au Moyen Age.

Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques.

Mais à présent ; cette partie de l’Encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps. »[27]

Non seulement, cette organisation ne s’est pas réalisée mais, qui plus est, la vie économique en se mondialisant a fait éclaté le cadre de l’économie nationale à laquelle le saint Père tenait tant. L’Église va donc devoir tenir compte, dans ses propositions, de ce nouveau paysage.

Toujours est-il qu’en Allemagne, les patrons et les ouvriers catholiques, ensemble, ont été à l’origine de la mise en place d’un système de cogestion qui a été l’un des éléments moteurs de ce que l’on a appelé « le miracle allemand ». Ce système de cogestion⁠[28] n’a pas entraîné les maux redoutés⁠[29]. Nous y reviendrons dans la dernière partie.

Qui plus est, au fil des ans, la cogestion s’est répandue en de nombreux endroits suivant des modalités diverses et sans porter atteinte au droit de propriété.⁠[30] Indépendamment des réserves émises par Pie XII à l’égard d’un certain type de cogestion, il est clair que pour ce pontife, l’entreprise doit être une vraie communauté de personnes au travail. Dans un de ses derniers discours sur l’entreprise⁠[31], Pie XII constatait que les petites et moyennes entreprises pouvaient plus aisément que les grandes⁠[32] travailler à « l’insertion de la personne humaine dans la société et l’économie ». Le problème essentiel étant « de donner à chacun des membres du corps social la possibilité de vivre pleinement en homme, de disposer des moyens de s’assurer, avec une subsistance honnête, l’accès à la culture, de jouer un rôle proportionné à ses capacités et à son dévouement dans le fonctionnement et l’organisation de la société, de participer enfin aux décisions, dont dépend son sort sur le plan politique, économique et social (…) ». Loin du Pape donc l’idée d’une entreprise construite sur le modèle militaire où un chef commande à des exécutants. L’entreprise pour Pie XII est un lieu de participation⁠[33] et de solidarité, un lieu où travaillent des personnes aux talents divers mais attachées aux mêmes valeurs. Le chef d’entreprise ne doit pas oublier que ce qu’il apprécie et recherche est aussi apprécié et recherché par ses employés. Il n’y a pas de raison qu’il refuse aux autres les biens qu’il apprécie. Ne disait-on pas que la justice tend à l’égalité ?

Pie XII poursuit:

« …si le propriétaire de l’entreprise trouve par là le moyen de maintenir et de consolider sa position sociale, ne convient-il pas qu’il s’efforce de faire bénéficier des mêmes avantages tous ceux qui dépendent de lui et lui prêtent l’appui de leur travail ? N’ont-ils pas eux aussi le droit d’occuper dans la société une situation stable, de posséder les biens nécessaires pour eux-mêmes et leur famille, de les mettre en valeur par leur initiative et d’en tirer un profit légitime ? » Pie XII, bien sûr, comme ses prédécesseurs, pense que « la garantie de ressources permanentes, susceptibles d’être accrues par le labeur personnel » permet à tous ceux qui en profitent d’accéder à la propriété, source d’autonomie et de stabilité. Mais il va plus loin et insiste sur l’avantage d’intéresser (au sens le plus large du terme) les travailleurs à la bonne marche de l’entreprise : « Il est certain que l’ouvrier et l’employé, qui se savent directement intéressés à la bonne marche d’une entreprise, parce qu’une part de leurs biens y est engagée et y fructifie, se sentiront plus intimement obligés d’y contribuer par leurs efforts et même leurs sacrifices. De la sorte, ils se sentiront plus hommes, dépositaires d’une plus large part de responsabilité ; ils se rendront compte que d’autres leur sont redevables, et s’emploieront avec plus de cœur à leur besogne quotidienne, malgré son caractère souvent dur et fastidieux. » Et il ne s’agit pas seulement de tenir compte des avantages matériels de la collaboration ; c’est la personne tout entière, intelligente et libre, qui est invitée à s’épanouir dans le cadre de l’entreprise. Il ne s’agit pas seulement d’intéressement financier mais d’une participation intégrale qui engage et respecte la dignité de chaque personne : « la fonction économique et sociale, que tout homme aspire à remplir, exige que le déploiement de l’activité de chacun ne soit pas totalement soumis à la volonté d’autrui. Le chef d’entreprise apprécie avant tout son pouvoir de décision autonome : il prévoit, ordonne, dirige, en assumant les conséquences des mesures qu’il prend. Ses dons naturels, sa formation théorique antérieure, sa compétence technique, son expérience trouvent à s’employer dans la fonction de direction et deviennent principe d’épanouissement de sa personnalité et de joie créatrice. Mais, encore une fois, le chef refusera-t-il à ses inférieurs ce qu’il apprécie tant lui-même ? Réduira-t-il ses collaborateurs de tous les jours au rôle de simples exécutants silencieux, qui ne peuvent faire valoir leur propre expérience comme ils le souhaiteraient, et restent entièrement passifs à l’égard de décisions qui commandent leur propre activité ? Une conception humaine de l’entreprise doit sans doute sauvegarder pour le bien commun l’autorité du chef ; mais elle ne peut s’accommoder d’une atteinte aussi pénible à la valeur profonde des agents d’exécution. d’ailleurs, lorsque s’imposeront des améliorations techniques ou des efforts concertés pour augmenter la productivité, il faudra faire appel à l’indispensable collaboration du personnel. Et puisque dans les petites et moyennes entreprises le contact entre le patron et ses subordonnés est plus direct, plus immédiat, il semble que là surtout l’exécutant doive être informé et écouté ; que l’on tienne compte de ses désirs, de ses suggestions, qu’on lui explique le motif d’un refus, que les problèmes techniques et économiques, dont dépend le rendement de l’entreprise, lui soient exposés et qu’il ait la possibilité de contribuer à leur solution. Ainsi on évitera que se dresse entre la direction et les subordonnés un mur de préjugés, d’incompréhensions, de critiques injustifiées ; on préviendra par là tant de conflits, qui reposent sur des malentendus ou l’ignorance des vraies situations. »

Voilà un texte important⁠[34] car il nous montre que, dans le débat sur la cogestion, Pie XII n’entendait pas fermer la porte à la participation des ouvriers et employés à la gestion de l’entreprise mais sauvegarder le juste sens de la propriété et de l’autorité tout en souhaitant que l’entreprise soit une communauté réelle c’est-à-dire une communauté de personnes solidaires et égales en dignité.

Ce texte, en même temps, nous ouvre sur l’avenir au moment où la vie économie et sociale est en train de subir de grands bouleversements. L’exigence de la participation est désormais bien implantée au cœur des préoccupations de l’Église. Faut-il s’en étonner ? La participation n’est-elle pas, dans une certaine mesure et sous certains aspects, une conséquence du principe de subsidiarité qui doit imprégner tous les aspects de la vie en société et donc aussi structurer la vie d’une entreprise ?


1. L’archevêque de Cologne, le cardinal Frings, qui participa au Congrès de Bochum écrit le 2-10-1949: « La résolution de Bochum concernant le droit des travailleurs à la cogestion a provoqué un certain étonnement. Elle révèle, en effet, une grande compréhension du problème social de la part des employeurs, puisque non seulement ils ont donné leur accord à cette résolution, mais, qui plus est, ils l’ont proposée eux-mêmes. Néanmoins, le problème est si complexe et, par ailleurs, la résolution est rédigée d’une manière si lapidaire et si générale, qu’elle a besoin de commentaires si l’on veut éviter des malentendus.
   A Bochum même j’ai déjà renvoyé à un écrit, rédigé par le P. Welty et paru sous mon nom chez Bachem, il y a quelques semaines ; il est intitulé : « Responsabilité et participation à la responsabilité dans l’économie » (…). Or, avant-hier, dans une conférence avec les principaux auteurs de la résolution, ces messieurs ont, eux aussi, déclaré à ma grande satisfaction que dans leur résolution ils n’avaient pas voulu dire autre chose que ce qui est dit dans l’écrit mentionné plus haut et auquel ils ont contribué eux-mêmes pour une part essentielle.
   Quand la résolution appelle la cogestion « un droit naturel conforme à l’ordre voulu par Dieu » elle entend par là une haute convenance naturelle à laquelle aucun principe ne permet plus de s’opposer dans l’état actuel de l’évolution. Quand on parle de droit de participation aux décisions en matière sociale et économique et dans les questions de personnel, cela ne veut pas dire que ce droit doive obtenir une ampleur égale dans ces trois domaines, ni à plus forte raison qu’il doive être illimité dans chacun de ces trois domaines. Il faut que la direction de l’entreprise puisse régler en toute liberté les affaires courantes, si l’on veut que l’entreprise soit à même de fonctionner et qu’ainsi elle soit productive pour les employés également. Dans les sociétés anonymes, par exemple, on pourrait accorder un droit de cogestion en matière économique en admettant des ouvriers parmi les commissaires aux comptes ; ailleurs, cette cogestion pourrait se réaliser en fournissant au personnel davantage de renseignements sur le rendement. Avant tout, il faut que le personnel ait son mot à dire quand la question se pose de fermer une entreprise, ce qui met en jeu le gagne-pain de centaines et de milliers d’ouvriers.
   L’introduction du droit de cogestion par voie légale ne saurait être pour aujourd’hui ou pour demain ; ce ne peut être que l’aboutissement d’une longue évolution, au cours de laquelle on aura expérimenté les modalités et les résultats de la cogestion dans les trois domaines indiqués plus haut, dans les diverses sortes d’entreprises : grandes, moyennes et petites, entreprises dirigées par le propriétaire lui-même ou Sociétés anonymes, et enfin en période de prospérité et en période de dépression économique. Les expériences sociales de Grande-Bretagne conseillent la prudence. La direction à suivre est clairement indiquée, les points d’insertion pour la cogestion existent en grand nombre, mais la route sera encore longue. » (Bulletin du diocèse de Spire : Der christliche Pilger).
2. Pie XII ajoute : « Mais il s’ensuit que la prospérité matérielle de tous les membres du peuple, qui est le but de l’économie sociale, lui impose, à lui, plus qu’aux autres l’obligation de contribuer par l’épargne à l’accroissement du capital national.
   Comme il ne faut pas d’autre part perdre de vue qu’il est souverainement avantageux à une saine économie sociale que cet accroissement du capital provienne de sources aussi nombreuses que possible, il est par conséquent désirable que les ouvriers puissent aussi, du fruit de leur épargne participer à la constitution du capital national. »
   d’après P. Bigo (op. cit., p. 396), Pie XII réagissait peut-être à une thèse défendue par un professeur de droit de l’Université de Nancy, dans un livre intitulé La théorie de l’institution, Sirey, 1930. Cette théorie avait inquiété les évêques canadiens.
3. CLEMENT Marcel, L’économie sociale selon Pie XII, Synthèse doctrinale, NEL, 1953, pp. 161-162.
4. Radiomessage aux travailleurs espagnols, 11-3-1951. Dans son Radiomessage au monde entier du 1er septembre 1944, Pie XII rappelait que « là où la grande exploitation continue à se monter heureusement productive, la possibilité doit être offerte de tempérer le contrat de travail par un contrat de société »
5. Cf. QA : « Il se trompent (…) ceux qui adoptent sans hésiter l’opinion si courante selon laquelle la valeur du travail et de la rémunération qui lui est due équivaudrait exactement à celle des fruits qu’il procure, et qui en concluent que l’ouvrier est autorisé à revendiquer pour soi la totalité du produit de son labeur » (566 in Marmy).
6.  »La lutte des classes doit être dépassée par l’instauration d’un ordre organique unissant patrons et ouvriers ». ( PIE XII, Radiomessage au Katholikentag de Vienne, 14-9-1952).
7. L’Église « insiste (…) sur la nécessité d’une distribution plus juste de la propriété, et dénonce ce qu’il y a de contraire à la nature dans une situation sociale où, en face d’un petit groupe de gens privilégiés et très fortunés, se trouve une énorme masse populaire appauvrie. Il y aura toujours des inégalités économiques. Mais tous ceux qui, d’une manière quelconque peuvent influer sur la marche de la société, doivent toujours tendre à réaliser une situation telle qu’elle permette à tous ceux qui font leur possible, non seulement de vivre, mais encore d’épargner.
   Les facteurs qui doivent contribuer à une plus grande diffusion de la propriété sont nombreux. Mais le principal sera toujours le juste salaire. (…) Le juste salaire et une meilleure distribution des biens naturels représentent les deux exigences les plus urgentes du programme social de l’Église. » (Id).
8. PIE XI, Divini Redemptoris, 19-3-1937, n° 51.
9. QA, 571 in Marmy.
10. PIE XII, Aux membres de l’UNIAPAC, 7-5-1949.
11. MADIRAN J., De la justice sociale, NEL, 1961, pp. 51-53. L’auteur précise encore : « La justice sociale doit être respectée même dans une entreprise qui ne réalise point de bénéfices (ce qui réclame une organisation professionnelle) et même dans une profession en difficulté (ce qui réclame une organisation interprofessionnelle) ; avec le développement des techniques de production et de transport, et sous l’effet simultané d’une certaine prise de conscience, on commence même à envisager aujourd’hui que la justice sociale doit être respectée même dans un pays en état de crise ou en situation de sous-équipement (ce qui réclame une organisation économique internationale) ». Ce dernier point sera traité plus loin.
12. Aux membres de l’UNIAPAC, 7-5-1949.
13. Une organisation professionnelle et interprofessionnelle qui, rappelons-le, selon le principe de subsidiarité, n’est pas imposée par l’État même si son concours et son arbitrage peuvent se révéler indispensables.
14. En témoignent d’autres textes:
   « La fin de l’organisme économique et social, à laquelle il faut se référer ici, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique, ont le moyen de procurer. Or s’il est vrai que, pour satisfaire cette obligation, le moyen le plus sûr et le plus naturel est d’accroître les biens disponibles par un sain développement de la production, encore faut-il, dans la poursuite de cet effort, garder le souci de répartir justement les fruits du labeur de tous. Si une telle distribution juste de biens n’était pas réalisée ou n’était qu’imparfaitement assurée, le vrai but de l’économie nationale ne serait pas atteint ; étant donné que, quelle que fût l’opulente abondance des biens disponibles, le peuple, n’étant pas appelé à y participer, ne serait pas riche, mais pauvre.
   Cette distribution de base se réalise ordinairement et normalement en vertu du dynamisme continuel du processus économique et social que Nous venons d’évoquer ; et c’est pour un grand nombre d’hommes l’origine du salaire comme rétribution de leur travail. Mais il ne faut pas perdre de vue que, sous l’angle de l’économie nationale, ce salaire correspond au revenu du travailleur. Chefs d’entreprise et ouvriers sont ici coopérateurs dans une œuvre commune, appelés à vivre ensemble du bénéfice net et global de l’économie, et sous ce rapport, leurs relations mutuelles ne mettent aucunement les uns au service des autres. (…) Il apparaît équitable, tout en respectant la diversité des fonctions et des responsabilités, que les parts de chacun soient conformes à leur commune dignité d’hommes, qu’elles permettent en particulier à un plus grand nombre d’accéder à l’indépendance et à la sécurité que donne la propriété privée et de participer avec leurs familles aux biens de l’esprit et de la culture auxquels sont ordonnés les biens de la terre. En, outre, si patrons et ouvriers ont un intérêt commun à la saine prospérité de l’économie nationale, pourquoi ne serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de cette économie ? » Une « saine distribution (…) ne saurait être abandonnée au libre jeu des forces économiques aveugles, mais doit être envisagée au niveau de l’économie nationale, car c’est là que se prend une claire vision de la fin à poursuivre, au service du bien commun temporel. » (Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 7-7-1952).
   « Les mots entreprise privée pourraient être compris d’une manière erronée, comme si ce genre d’entreprises, et particulièrement la petite industrie, étaient abandonnées dans leur organisation et dans leur activité à la discrétion du patron, uniquement soucieux du jeu de ses intérêts personnels. Mais vous avez explicitement affirmé vos intentions en mettant en relief que la production de l’entreprise privée et de la petite industrie doit être conçue par rapport à la collectivité nationale, envers laquelle elles ont des droits et des devoirs ». (Discours au Congrès italien de la petite industrie, 20-1-1956).
15. Discours au Congrès international des Etudes sociales, 3-6-1950.
16. A l’Union chrétienne des patrons d’Italie, 31 janvier 1952.
17. Radiomessage au Katholikentag de Vienne, 14-9-1952.
18. GUISSARD L., Catholicisme et progrès social, Encyclopédie Je sais-Je crois, Fayard, 1959, pp.79-80.
19. CLEMENT M., op. cit., p. 162. J.-P. Audoyer explique ainsi l’idée de Pie XII : « ce n’est pas parce qu’un droit à la codirection de l’entreprise ne peut être reconnu comme un droit naturel qu’il est interdit pour autant aux employeurs de réinventer certaines formes de participation allant éventuellement au delà des formes classiques ». ( Le nouveau management, Critiques et réponses chrétiennes, Presses du management, 1997, p. 175).
20. CALVEZ J.-Y., L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 60.
21. Discours du 3-6-1950 et du 14-9-1952.
22. Radiomesage du 1-9-1944.
23. R.P. A. Brucculeri sj, in Il Quotidiano, 7-6-1950, traduit in DC , 2-7-1950, col.. 839-840.
24. L’auteur explique : « En d’autres termes, les principes qui régissent l’établissement du contrat de salaire, indépendamment de toute clause particulière (c’est-à-dire le contrat de salaire dans l’abstrait), ne postulent pas la mention du droit des ouvriers à la gestion de l’entreprise. Même sans ce droit, le contrat de salaire est, sans plus, constitué dans son essence ». (Id.).
25. Le P. Brucculeri précise : « Ne le font-ils pas déjà dans les Commissions intérieures (comités d’entreprise) dans les quelles ils ont de leurs membres actifs ? ». (Id.).
26. Arrêtons-nous un instant aux réactions qui ont été enregistrées en Allemagne après le discours du 3 juin 1950 et qui ont été publiées dans la DC du 2-7-1950, col. 843-850.
   Matthias Foecher (Vice-président de l’Union des Syndicats allemands -DGB) : « C’est précisément la ferme intention du DGB d’arracher l’ouvrier à l’emprise de la masse et à la collectivisation et d’amener sa personnalité à un plein épanouissement. C’est particulièrement le cas dans notre revendication en faveur de la cogestion des ouvriers dans l’entreprise. Nous savons qu’à l’étranger sous le couvert de cette revendication, on poursuit çà et là des tendances collectivistes ; tandis que pour nous, en Allemagne, notre intention est tout à fait clairement anticollectiviste.
   Nous aussi, comme le pape, nous estimons que le contrat de salaire ne doit pas être nécessairement assimilé au contrat de société. (…) Le Conseil fédéral du DGB va prendre position en rapport avec l’allocution pontificale. » (Der Uerberlick, 15-6-1950).
   Le Dr von Brentano (président de la fraction de la CDU-CSU au Bundestag) a vu, dans la déclaration du Pape sur la cogestion, une confirmation de la politique de la CDU opposée « au glissement progressiste de la responsabilité économique vers des formes anonymes ». Tout a été fait, dans le projet de loi présenté par la fraction CDU, pour écarter les influences étrangères à l’entreprise.
   Le ministre fédéral Jacob Kaiser devant les organisations ouvrières chrétiennes-démocrates dénoncé aussi, avec le Pape, le danger du collectivisme, de toute concentration de puissance et précise que la déclaration du Pape ne condamne absolument pas le principe de la coopération économique des personnalités ouvrières.
   Le vice-chancelier Bluecher, à un meeting du parti libéral allemand (FDP) s’est opposé à une revendication du DGB d’introduire des fonctionnaires dans les Conseils d’administration et a déclaré que « le Pape, lui aussi, qui connaît très bien les excès du totalitarisme, s’est opposé à cette interprétation du droit naturel ; parce que dans la cogestion il s’agit du droit de l’ouvrier et non de la puissance d’une organisation ».
   d’autres, industriels, journalistes, représentants religieux catholiques ou protestants ont retenu la condamnation pure et simple de la cogestion ou l’heureux rappel du droit de propriété. Il n’empêche que les pourparlers sur la cogestion se sont poursuivis. Le rapporteur du ministre fédéral en charge du dossier a déclaré que « ces pourparlers ont été menés dans un tel fair-play que l’on peut espérer avec confiance un accord. Le Pape ne s’est nullement prononcé contre une pareille entente, mais il a, avant tout, rejeté une cogestion postulée par le droit naturel. Dans les pourparlers dans l’Allemagne occidentale, ce ne sont pas les questions idéologiques, mais les questions économiques qui sont au premier plan. »
   A ce point de vue, notons que, dans leur programme gouvernemental, en 1969, les socialistes allemands de la SPD ont réclamé la cogestion. (Cf. CALLENS C., Le messianisme socialiste, CLC, 1976, p. 12.). En Belgique, la FGTB a rejeté la cogestion parce qu’elle « conduit à l’intégration des travailleurs au capitalisme » (Du POB au PSB, Pac, 1974, p. 66). Il n’empêche que de nombreuses lois et propositions de loi concernant une forme ou l’autre de participation ont été l’œuvre de représentants de tous les partis y compris socialistes.
27. Aux membres de l’UNIAPAC, 7-5-1949.
28. Voici aujourd’hui comment le Ministère fédéral allemand des Affaires étrangères présente l’organisation sociale des entreprises et la cogestion : « Le concours apporté par les salariés à l’entreprise est l’une des bases du régime économique allemand. Amendée en 2001, la loi sur l’organisation sociale des entreprises régit la coopération entre les employeurs, le personnel, le comité d’entreprise, les syndicats et les associations du patronat. La participation du comité d’entreprise et, donc, du personnel aux décisions prises dans l’entreprise est l’objectif fondamental de la loi. Les points essentiels qui figurent dans le droit de cogestion sont le temps de travail et l’organisation du travail ainsi que l’organisation des postes de travail. Un important droit de regard prévoit que l’employeur doit entendre le comité d’entreprise avant tout licenciement. S’il omet de le faire, le licenciement est nul et non avenu. Parmi les tâches du comité d’entreprise figure son obligation de veiller à ce que les lois, décrets, prescriptions de prévention des accidents, conventions collectives conclues et accords d’entreprise en faveur des salariés soient bien respectés.
   La cogestion au sein de l’entreprise prévoit que le personnel puisse exercer une influence sur la gestion de l’entreprise par l’entremise de ses représentants au conseil de surveillance. Cette cogestion au sein du conseil de surveillance garantit la participation aux planifications et décisions importantes de l’entreprise. Ainsi le conseil de surveillance nomme-t-il, par exemple, les membres de la direction de l’entreprise. Les conseils de surveillance des entreprises assujetties à la cogestion sont constitués différemment en fonction de la forme juridique de l’entreprise, de ses effectifs et de son secteur économique. Ainsi la loi de 1976 sur la cogestion prévoit-elle que le conseil de surveillance comporte à parts égales des membres provenant de l’actionnariat et du personnel. La cogestion est basée sur la conviction que les règles démocratiques ne doivent pas se limiter au secteur de l’État, mais doivent être applicables dans tous les domaines de la société. » (http://www.tatsachen-ueber-deutschland.de/1413.99.html).
29. Il est intéressant, à cet égard, de lire l’extrait suivant d’un discours prononcé en 1961 par le ministre de l’Economie et futur chancelier d’Allemagne, Ludwig Erhard (1897-1977), considéré comme le père du « miracle allemand ». On y découvre que ce démocrate chrétien, considéré comme libéral, attaché à « dépasser le concept de la lutte des classes », très attaché à l’épargne, insiste sur l’importance de la participation: « Dans nos pays développés, il faut augmenter considérablement la participation à la propriété des moyens de production. Bien entendu, les industriels ne sont pas seuls responsables de l’accroissement des rendements, néanmoins, ils ont à cet égard un rôle déterminant. Tant que nous n’aurons pas fait prendre conscience aux travailleurs que leur sort et celui du pays dépendent du degré de participation à l’activité économique, tant que les ouvriers ne se sentiront pas concernés par l’accroissement de la productivité, ils ne pourront dépasser le concept de la « lutte des classes ».
   Il est facile de dire que l’ouvrier accepterait d’épargner si son revenu le lui permettait. Le véritable problème est de savoir comment parvenir à la formation d’une épargne valable - et cette question n’a pas de réponse dans l’absolu. Il faut que chaque citoyen sache qu’il ne lui suffit pas d’incriminer les « capitalistes » ou l’État, mais que c’est de lui-même que dépend, en dernière analyse, son propre niveau de vie.
   Il faut que l’ouvrier sache qu’il a non seulement le droit de revendiquer ou de contester l’action de l’État, mais encore celui de participer activement à l’élaboration de l’activité économique. Lorsque l’ouvrier saisira que son épargne constitue le meilleur moyen d’assurer son avenir, les antagonismes sociaux qui persistent encore dans une certaine mesure aujourd’hui, s’émousseront et nous parviendrons à une plus grande compréhension mutuelle.
   Il est satisfaisant de voir que les principes de l’« économie sociale de marché »«  ont permis d’établir une stabilité dans le domaine social qui a accru les progrès de la productivité et de la libération de l’homme. » (Discours à la Gesellshaft für Auswertige Politik, Vienne, 8-2-1961, in L. Erhard, Une politique de l’abondance, Laffont, 1962, pp. 388-389). La cogestion « à l’allemande » n’a pas débouché sur la socialisation telle que la redoutait Pie XII. Elle n’a pas non plus rebuté les investisseurs capitalistes. Le 17-11-2004, à Dortmund, Reiner Hoffmann, secrétaire général adjoint de la Confédération européenne des syndicats (CES) relevait, dans une conférence, deux faits éclairants: d’une part, la Chambre de Commerce américaine en Allemagne estime que « l’Allemagne est, en Europe, le pays qui concentre le plus d’investissements américains » ; et d’autre part, « le Boston Consulting Group souligne que l’Allemagne demeure toujours un pays européen attractif pour les investisseurs, et même le meilleur en ce qui concerne les holdings de management ». Toutefois, Reiner Hoffmann redoutait s’inquiétait que dans le cadre de l’Union européenne, les fusions ne soient l’occasion pour les employeurs et les organisations industrielles de remettre en cause cette cogestion. (Cf. http://www.etuc.org/a/261).
30. Il existe aujourd’hui dans de nombreux pays des formules diverses de participation, participation à la gestion et à la participation financière aux bénéfices ou au capital. La participation aux bénéfices peut être facultative, on parle alors plus volontiers d’« intéressement » ou obligatoire. La participation au capital est appelée souvent « actionnariat ouvrier ou salarié ». La participation financière peut être aussi un dispositif d’épargne. Il n’est pas possible de faire le tour de toutes les situations suivant les pays et ce n’est pas l’endroit de le faire (On peut avoir des précisions en se rendant sur le site http://www.senat.fr/lc/lc60/lc600.htlm). Disons simplement qu’on en rencontre des applications de l’idée aux États-Unis et dans 18 pays membres de l’Union européenne. Vu la diversité des systèmes, là où ils existent, la Confédération européenne des syndicats s’est penchée sur la possibilité de trouver, à défaut d’un système commun, une philosophie commune à propos notamment de la participation financière. La CES défend l’idée que « la participation financière - aux bénéfices et au capital - n’est qu’un élément complémentaire de la participation des travailleurs et qu’elle n’aura un effet que sous la condition qu’elle fasse partie d’un système global de la participation des travailleur, qui commence sur le lieu de travail et va jusqu’à la participation au niveau de l’entreprise ou du groupe d’entreprises ».(…) Elle « n’est que l’une des nombreuses mesures visant à favoriser la participation des travailleurs. Elle ne portera ses fruits que là où elle s’inscrira dans un système global de mesures encourageant la participation des travailleurs, où les travailleurs et leurs représentants seront informés et consultés, où ils auront la possibilité d’influencer les décisions au niveau de l’entreprise, d’envoyer des représentants aux conseils de surveillance ou d’administration. Autrement, si la participation des travailleurs se réduit à une participation financière qui, en plus, serait considérée exclusivement sous l’angle de la productivité, elle sera un échec ». En bref, la CES recommande à la Commission « Participation financière des travailleurs dans l’Union européenne » les points suivants:
   « 1. La participation, financière complète les autres formes de participation. Elle donne les meilleurs résultats quand elle s’intègre dans un réseau impliquant les travailleurs. Participation financière rime avec participation décisionnelle à tous les niveaux de l’entreprise.
   2. Les modalités de participation financière doivent être mises en place par la négociation.
   3. La participation financière doit s’opérer sur une base permanente plutôt que sous la forme d’une expérience ponctuelle.
   4. Les conventions collectives définiront le cadre de la participation financière.
   5. Des dispositions doivent couvrir les cas d’insolvabilité.
   6. Les fonds seront gérés conjointement par les travailleurs et la direction.
   7. La participation financière doit apporter un revenu d’appoint et ne constitue pas une alternative au salaire, ni une alternative à des systèmes publics de pensions non plus ou une alternative à des systèmes de pensions accordées par accord collectif. » (Http://www.etuc.org).
31. Discours aux représentants d’associations de petites et moyennes entreprises, 8-10-1956.
32. Pie XII justifie son appréciation en ces termes : « la multiplicité des entreprises de dimensions moyennes, dont le chef est en même temps propriétaire et parfois fondateur, assure une répartition très large de la propriété privée, qui est condition essentielle de stabilité pour la société ; en garantissant l’indépendance et la dignité des individus et des familles, elle ne leur confère pas toutefois une puissance économique exorbitante, qui dépasserait la portée de leurs vraies responsabilités. L’entrepreneur privé, le commerçant, l’agriculteur se soucient de faire fructifier leurs biens par leur travail ; ils voient sanctionner directement leur labeur, comme aussi les négligences ou les erreurs qu’ils commettent. Entre les biens matériels et leur possesseur s’établit ainsi une sorte de tension continuelle, celle de l’activité productive soumise à de puissants stimulants pour le plus grand bien de la communauté. »
33. J.-P. Audoyer distingue la participation institutionnelle et la participation organisationnelle. La première « désigne le pouvoir de négociation ou de codécision faisant l’objet d’accords entre la direction et les syndicats ou les représentants élus. Il s’agit d’une participation représentative ». La seconde, « au contraire, est une participation directe, sans médiation, elle concerne davantage le management de l’entreprise ». La cogestion relève de la participation institutionnelle que Pie XII, dans ses interventions a voulu limiter dans la mesure où, d’une part, « le bien-être des salariés ne peut être qu’une finalité seconde par rapport à la vocation première de l’entreprise qui est le service des clients » et, d’autre part, dans la mesure où le principe de l’unicité de direction doit être sauvegardé. Comme exemples de participation directe, l’auteur cite les cercles de qualité dont il voit la description dans le discours de Pie XII du 8-10-1956, et les groupes d’expression suggérés par Jean XXIII dans MM 94. (Le nouveau management, Critiques et réponses chrétiennes, Presses du management, 1997, pp. 86-88 et 90-91)
34. Toutes les citations qui précèdent sont extraites de ce Discours aux représentants d’associations de petites et moyennes entreprises du 8 octobre 1956. Le lecteur pourra confronter la pensée de Pie XII à ce qu’on appelle aujourd’hui « l’entreprise libérée » que nous présenterons dans la dernière partie.

⁢e. Jean XXIII

L’encyclique Mater et magistra, relève les nouveautés qui modifient la vie économique et sociale : énergie nucléaire, produits synthétiques, automation, conquête spatiale, progrès de la communication, développement des assurances sociales et de la sécurité sociale, responsabilisation des syndicats, accroissement de l’instruction et du bien-être, mobilité sociale. Tout cela concourt, dans les pays développés, à « l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques »[1] mais est source de déséquilibres entre secteurs, entre régions et entre pays.

Un autre phénomène retient toute l’attention du Pape : la socialisation. L’emploi du mot a, à l’époque, ému un certain nombre de catholiques qui se souvenait de l’injonction de Pie XII, neuf ans plus tôt : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme où tend à les jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrible image du Léviathan deviendrait une horrible réalité ».⁠[2] Par socialisation, Pie XII, en réalité, entend « étatisation » ou « nationalisation »⁠[3].Mais Pie XII emploie aussi le mot « socialisation » dans un sens proche de celui qui est perceptible dans Mater et magistra où Jean XXIII veut simplement, par ce terme, nommer le développement des rapports sociaux⁠[4], la « multiplication progressive des relations dans la vie commune ».⁠[5] Dans ce cadre relativement nouveau, pour garder les avantages⁠[6] de la socialisation et éviter ses désagréments⁠[7], Jean XXIII rappelle rapidement les grands principes qui doivent guider toute action en faveur de la justice sociale : le souci du bien commun, l’autonomie des corps intermédiaires, la juste rémunération du travail et l’atténuation des déséquilibres économiques et sociaux dans la répartition des richesses.

A ce propos, en se référant à Pie XI et Pie XII, Jean XXIII souligne que « la richesse économique d’un peuple ne résulte pas seulement de l’abondance globale des biens, mais aussi et plus encore de leur distribution effective suivant la justice, en vue d’assurer l’épanouissement des membres de la communauté : car telle est la véritable fin de l’économie nationale ». Une entreprise productive qui s’autofinance « doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu’elle emploie, surtout s’ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum. » Pour satisfaire à cette exigence de justice, une des manières « des plus désirables, consiste à faire en sorte que les travailleurs arrivent à participer à la propriété des entreprises, dans les formes et les mesures les plus convenables. »[8]

Dans l’entreprise, outre la répartition des richesses, sont en jeu des valeurs plus strictement humaines comme la dignité, la responsabilité, l’initiative. Ce n’est pas une simple force matérielle que l’on engage dans le travail mais une personne dans toute sa complexité et sa richesse.

Sans entrer dans le détail technique qui n’est pas d’ailleurs de son ressort, Jean XXIII va dessiner, dans les grandes lignes, les structures économiques les plus aptes à favoriser les valeurs personnelles⁠[9].

Jean XXIII évoque rapidement les entreprises artisanales, familiales ou coopératives dans la mesure où, par leur dimension et leur origine, elles sont naturellement « porteuses de valeurs humaines authentiques ». Elles doivent être protégées et favorisées. Quant à leurs acteurs, ils doivent jouir d’« une bonne formation technique et humaine » et être « organisés professionnellement » pour être capables de s’adapter aux exigences des consommateurs, aux progrès technologiques et aux conditions de production.⁠[10]

Mais c’est surtout aux moyennes et grandes entreprises que Jean XXIII va s’attarder en répétant après Pie XII la nécessité de la participation des travailleurs, d’abord à l’intérieur de l’entreprise

Restant sauves « l’autorité et l’efficacité nécessaires de l’unité de direction », il faut que les ouvriers « puissent faire entendre leur voix » et que l’entreprise devienne « une communauté de personnes » qui ne réduit pas « ses collaborateurs quotidiens au rang de simples exécuteurs silencieux, sans aucune possibilité de faire valoir leur expérience, entièrement passifs au regard des décisions qui dirigent leur activité. » Que les travailleurs puissent, au contraire, prendre « de plus grandes responsabilités », dans un climat « de respect, d’estime, de compréhension, de collaboration active et loyale, d’intérêt à l’œuvre commune ; que le travail soit conçu et vécu par tous les membres de l’entreprise, non seulement comme une source de revenus, mais aussi comme accomplissement d’un devoir et prestation d’un service ».⁠[11]

De plus, comme chaque organisme de production, quelle que soit sa dimension, est tributaire du contexte économique et de décisions prises à l’extérieur, les travailleurs doivent aussi pouvoir faire entendre leur voix, « à tous les échelons » auprès des pouvoirs publics et des institutions régionales, nationales et mondiales qui conditionnent la vie économique par le biais de leurs associations et syndicats.⁠[12]


1. MM 49.
2. Radiomessage au Katholikentag de Vienne, 14-9-1952. Le Pape ajoutait : « C’est avec la dernière énergie que l’Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes: dignité de l’homme et salut éternel des âmes. »
3. Dans son Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, le 11-3-1945, Pie XII parle de « ce que l’on appelle aujourd’hui nationalisation ou socialisation de l’entreprise » et il précise que « les associations chrétiennes n’admettent la socialisation qua dans les cas où elle s’avère indispensable au bien commun, c’est-à-dire comme l’unique moyen véritablement efficace de remédier à un abus ou d’éviter un gaspillage des forces productives du pays » De plus, « les associations chrétiennes reconnaissent que la socialisation implique dans tous les cas l’obligation d’une indemnité convenable (…) »..
   Dans le même esprit, dans son Allocution aux membres de l’Union internationale des associations patronales catholiques, UNIAPAC, le 7-5-1949, Pie XII dénonce « les récents essais de socialisation ».
   Nourri de l’enseignement de Pie XII, un commentateur aussi sûr que Bernard Häring associe également socialisation et nationalisation (La loi du Christ, Desclée et Cie, 1959, III, pp. 610-611. Le texte allemand original a été publié en 1954).
4. Jean XXIII n’est donc pas le premier à donner un sens acceptable à « socialisation ». Avant lui, outre Pie XII, Mgr Guerry, dans son célèbre ouvrage La doctrine sociale de l’Église, Bonne Presse, 1959, p. 22, écrit qu’à l’époque de Léon XIII, « on assistait à un développement rapide de la « socialisation » de la vie humaine, de l’interdépendance et de la solidarité des hommes entre eux, des professions et des peuples ». Et auparavant encore, c’est peut-être Teilhard de Chardin qui a présenté la socialisation comme « un fait constitué par l’ensemble des interdépendances économiques, sociales politiques, juridiques, culturelles des hommes et des nations. » ; cette socialisation qui est un élément fondamental de sa pensée, doit, pour lui, atteindre, dans son mouvement, la « communion des personnes dans l’amour ». (Cf. COFFY Robert, Teilhard de Chardin et le socialisme, Chronique sociale de France, 1966, pp. 7 et 12). De son côté, J. Madiran a montré que les neuf emplois, dans l’Encyclique, du mot « socialisation » traduisent non pas un éventuel latin « socialisatio » mais des périphrases qui toutes renvoient à l’idée de développement des relations sociales : « socialum rationum incrementa ou progressus » (§ 59, 61, 64, 65, 67: « progrès ou développement des relations sociales »), « socialis vitae processus » (§60: « progrès de la vie sociale »), « multiplicatis et cotidie progedientibus variis illarum consociationum formis » (§ 62: « multiplication et développement quotidien des diverses formes d’association »), « magis magisque increbrescentibus socialis vitae rationibus » ((§ 62: « les relations sociales se développant de plus en plus »). (MADIRAN J., Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de « Mater et Magistra », Tiré à part d’Itinéraires, 1961, pp. 16-17).
5. MM 59. La socialisation « comporte des formes diverses de vie et d’activités associées et l’instauration d’institutions juridiques. Ce fait s’alimente à la source de nombreux facteurs historiques, parmi lesquels il faut compter les progrès scientifiques et techniques, une plus grande efficacité productive, un niveau de vie plus élevé des habitants.
   La « socialisation » est à la fois cause et effet d’une intervention croissante des pouvoirs publics, même dans les domaines les plus délicats : soins médicaux, instruction et éducation des générations nouvelles, orientation professionnelle, méthodes de récupération et réadaptation des sujets diminués. Elle est aussi le fruit et l’expression d’une tendance naturelle, quasi incoercible, des humains: tendance à l’association en vue d’atteindre des objectifs qui dépassent les capacités et les moyens dont peuvent disposer les individus. Pareille disposition a donné vie, surtout en ces dernières décades, à toute une gamme de groupes, de mouvements, d’associations, d’institutions, à buts économiques, culturels, sociaux, sportifs, récréatifs, professionnels, politiques, aussi bien à l’intérieur des communautés politiques que sur le plan mondial ».
6. « Elle permet d’obtenir la satisfaction de nombreux droits personnels, en particulier ceux qu’on appelle économiques et sociaux. Par exemple, le droit aux moyens indispensables à un entretien, vraiment humain, aux soins médicaux, à une instruction de base plus élevée, à une formation professionnelle plus adéquate, au logement, au travail, à un repos convenable, à la récréation.. En outre, grâce à une organisation de plus en plus parfaite des moyens modernes de diffusion de la pensée (…) il est loisible à toute personne de participer aux vicissitudes humaines sur un rayon mondial. » (MM 61).
7. « La « socialisation » multiplie les méthodes d’organisation, et rend de plus en plus minutieuse la réglementation juridique des rapports humains, en tous domaines. Elle réduit en conséquence le rayon d’action libre des individus. Elle utilise des moyens, emploie des méthodes, crée des ambiances qui rendent difficile pour chacun une pensée indépendante des influences extérieures, une action d’initiative propre, l’exercice de sa responsabilité, l’affirmation et l’enrichissement de sa personne ». (MM 62).
8. MM 76, 77, 79.
9. Ce souci constant de l’Église a été bien exprimé par Pie XII : « Ce n’est (…) pas seulement un travailleur que l’on embauche et auquel on achète son travail ; c’est un homme, un membre de la société humaine qui vient collaborer au bien de cette société dans l’industrie en question. Certes, une entreprise, même moderne, n’est pas totalitaire ; elle n’accapare pas des initiatives qui, placées hors de son activité particulière, appartiennent personnellement aux travailleurs. En outre, une entreprise moderne ne se résout pas en un jeu de fonctions techniques coordonnées de façon anonyme. Elle unit par contrat des associés, dont les responsabilités sont différentes et hiérarchisées, mais auxquels le travail doit fournir le moyen d’accomplir toujours mieux leurs obligations morales, personnelles, familiales et sociales. Ils ont à se prêter loyalement un service mutuel, et si l’intérêt des employeurs est de traiter leurs employés en hommes, ils ne sauraient se contenter de considérations utilitaires ; la productivité n’est pas une fin en soi. Chaque homme au contraire représente une valeur transcendante et absolue, car l’auteur de la nature humaine lui a donné une âme immortelle. Bien plus Il s’est fait homme et s’identifie moralement à quiconque attend d’autrui le supplément d’être qui lui manque (…) ». ( Discours sur les relations humaines dans l’industrie, aux délégués de la Conférence internationale sur les relations humaines dans l’industrie, organisée par l’Agence européenne de productivité de l’Organisation européenne de coopération économique, Rome, 4 février 1956).
10. MM 88-92.
11. MM 93-97.
12. MM 98-104.

⁢f. Le Concile

Tout cet enseignement sur la participation, dans le cadre général de la socialisation décrite par Jean XXIII⁠[1], va être entériné et élargi dans la Constitution pastorale Gaudium et spes. On y insiste sur la nécessité de « stimuler chez tous la volonté de prendre part aux entreprises communes »[2]. Dans tous les secteurs, « le développement doit demeurer sous le contrôle de l’homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d’un petit nombre d’hommes ou de groupes jouissant d’une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique ou à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et au plan international l’ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation »[3]. Cette nécessité de la participation répond à un désir souvent manifesté : « les travailleurs, ouvriers et paysans, veulent non seulement gagner leur vie, mais développer leur personnalité par leur travail, mieux, participer à l’organisation de la vie économique, sociale, politique et culturelle »[4].

Et sur le plan du travail, le Concile rappellera que « dans les entreprises économiques, ce sont des personnes qui sont associées entre elles, c’est-à-dire des êtres libres et autonomes, créés à l’image de Dieu. Aussi, en prenant en considération les fonctions des uns et des autres, propriétaires, employeurs, cadres, ouvriers, et en sauvegardant la nécessaire unité de direction, il faut promouvoir, selon des modalités à déterminer au mieux, la participation active de tous à la gestion des entreprises[5]. Et comme, bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis. »

Le Concile note encore que grâce à la participation des travailleurs au sein d’associations représentatives, « jointe à un progrès de la formation économique et sociale, le sens des responsabilités grandira de plus en plus chez tous : ils seront ainsi amenés à se sentir associés, selon leurs moyens et leurs aptitudes personnels, à l’ensemble du développement économique et social ainsi qu’à la réalisation du bien commun universel. »[6]


1. Le phénomène de la socialisation avec ses avantages et ses inconvénients, sera repris dans GS 6, 23, 42, 54,63, 75. Le Concile parlera de la « saine socialisation » souhaitée par l’Église.
2. GS 31, § 3.
3. GS 65, § 1.
4. GS 9, § 2. La participation à la vie publique et politique sera développée dans GS 73 et 75.
5. Les rédacteurs notent que le terme latin « curatio » traduit par gestion, est emprunté à QA.
6. GS 68, § 1 et 2.

⁢v. L’importance du facteur humain

Nous l’avons déjà vu, au XIXe siècle, dans la société anonyme, société de choses, on a estompé la responsabilité des personnes.

Par contre, la montée du thème de la participation dans l’enseignement de l’Église nous montre, une fois de plus, que c’est la personne qui est au centre des préoccupations de l’Église, quel que soit le contexte particulier où la vie humaine se développe. Comme l’a écrit Jean XXIII, « la justice doit être observée non seulement dans la répartition des richesses, mais aussi au regard des entreprises où se développent les processus de production. Il est inscrit, en effet, dans la nature des hommes qu’ils aient la possibilité d’engager leur responsabilité et de se perfectionner eux-mêmes, là où ils exercent leur activité productrice.

C’est pourquoi si les structures, le fonctionnement, les ambiances d’un système économique sont de nature à compromettre la dignité humaine de ceux qui s’y emploient, d’émousser systématiquement leur sens des responsabilités, de faire obstacle à l’expression de leur initiative personnelle, pareil système économique est injuste, même si, par hypothèse, les richesses qu’il produit atteignent un niveau élevé, et sont réparties suivant les règles de la justice et de l’équité. »[1]

Dans le même esprit, l’enseignement de l’Église va souligner les responsabilités personnelles de l’entrepreneur surtout à une époque et dans des structures où employés et employeurs étaient directement face à face..

Au XIXe siècle, le rôle du patron est capital dans la gestion humaine de l’entreprise et c’est pourquoi Léon XIII va longuement énumérer les devoirs qui orientent sa volonté. L’un des premiers est évidemment, comme nous l’avons vu, de verser le juste salaire. A cette occasion, le Souverain Pontife développera longuement, avec saint Thomas, l’enseignement traditionnel de l’Église sur le bon usage des richesses, inspiré par l’amitié et plus encore par l’amour fraternel.

C’est cet amour fraternel qui incitera le patron, par ailleurs, à créer le climat moral de l’entreprise:

« Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l’ouvrier en esclave ; il est juste qu’ils respectent en lui la dignité de l’homme, relevée encore par celle du chrétien. (…)

Ce qui est honteux et inhumain, c’est d’user de l’homme comme d’un vil instrument de lucre, de ne l’estimer qu’en proportion de la vigueur de ses bras. (…)

Aux patrons il revient de veiller à ce que l’ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété ; qu’il ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne vienne affaiblir en lui l’esprit de famille ni les habitudes d’économie. Il est encore défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe. (…)

Enfin, les riches doivent s’interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l’épargne du pauvre, d’autant plus que celui-ci est moins apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré parce que plus modique. »[2]

Pie XI, on le sait, s’attardera au rôle de l’État et des organisations professionnelle qui seront les gardiens et les artisans de la justice et juguleront les volontés de puissance mais il ne néglige pas pour autant le facteur humain qui est finalement déterminant. Ainsi interpelle-t-il les patrons catholiques qui ont empêché la lecture de Qudragesimo anno, en leur rappelant que « la charité chrétienne exige la reconnaissance de certains droits qui appartiennent à l’ouvrier »[3]

Dans cette encyclique, il écrivait que les hommes doivent « tenir compte non seulement de leur avantage personnel, mais de l’intérêt de la communauté », toute propriété étant individuelle et sociale⁠[4] : « L’homme n’est pas non plus autorisé à disposer au gré de son caprice de ses revenus disponibles, c’est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables à l’entretien d’une existence convenable et digne de son rang. Bien au contraire, un très grave précepte enjoint aux riches de pratiquer l’aumône et d’exercer la bienfaisance et la magnificence (…). »⁠[5]

Après la seconde guerre mondiale, indépendamment des progrès réalisés au niveau des lois et des réglementations touchant au travail, le patron continue à avoir une influence capitale sur le climat de l’entreprise. C’est pourquoi, à plusieurs reprises, Pie XII décrira le patron idéal, « les qualités du véritable chef ». Il doit avoir « avec les qualités intellectuelles les plus variées, un caractère fort et souple et, surtout, un sens moral ouvert et généreux. On attend aussi spécialement du chef d’entreprise un intense désir de vrai progrès social ». Parfois « un attachement exagéré aux avantages économiques trouble plus ou moins largement la prise de conscience du déséquilibre et de l’injustice de certaines conditions de vie ». C’est du patron « que dépend, en premier lieu, l’esprit qui anime ses employés. Si l’on note chez lui le souci de placer l’intérêt de tous au-dessus de l’avantage individuel, il lui sera bien plus facile d’entretenir cette disposition des subordonnés. Ceux-ci comprendront sans peine que le chef, auquel ils se soumettent, n’entend pas réaliser des gains injustes à leurs frais, ni profiter au maximum de leur travail, mais que, au contraire, en leur fournissant des moyens pour leur entretien et celui de leurs familles, il leur donne également la possibilité de perfectionner leurs capacités, de faire une œuvre utile et bienfaisante, de contribuer autant qu’il leur est permis au service de la société et à son élévation économique et morale. Alors, au lieu d’un sentiment déprimant de désillusion, au lieu d’attitudes de revendication, s’établira une atmosphère d’entrain, de spontanéité, de contribution volontaire à l’amélioration d’une communauté de travail, devenue intéressante, compréhensive, constructive. Quand une fabrique, un atelier a créé un tel esprit, le travail reprend toute sa signification, toute sa noblesse ; il devient plus humain, il se rapproche davantage de Dieu. »[6]

Très soucieux des relations humaines dans l’entreprise, il rappellera encore que le contrat de travail engage les employeurs envers les employés « car ils demandent à ceux-ci le meilleur de leur temps et de leurs forces. Ce n’est donc pas seulement un travailleur que l’on embauche et auquel on achète son travail ; c’est un homme, un membre de la société humaine qui vient collaborer au bien de cette même société dans l’industrie en question ». Et « si l’intérêt des employeurs est de traiter leurs employés en hommes, ils ne sauraient se contenter de considérations utilitaires : la productivité n’st pas une fin en soi. Chaque homme au contraire représente une valeur transcendante et absolue (…) »⁠[7]

En définitive, le patron a quatre responsabilités.

Une responsabilité vis-à-vis de l’entreprise qui doit bien fonctionner. Une responsabilité vis-à-vis de l’ensemble de la communauté car « …​une entreprise ne saurait être menée indépendamment des conditions générales de l’économie et son chef assume de ce fait des responsabilités plus larges et non moins importantes, au service du bien commun de la nation » ; de ses décisions « peuvent dépendre la vitalité économique et la paix sociale du pays ». Une responsabilité vis-à-vis des employés, de leurs « conditions de travail matérielles et morales » ; le bon climat dépend de « la fréquence et (des) qualités humaines des relations du patron » qui « multiplier les contacts loyaux » avec tous ses collaborateurs. Enfin, une responsabilité devant Dieu, celle « de donner aux membres de son entreprise des conditions de vie et de travail qui rendent possibles à tous l’attachement au christianisme et la libre pratique de leurs devoirs religieux. »[8]

Plus précisément encore et vis-à-vis des travailleurs, « une plus grande sensibilité sociale est (…) réclamée de la part des catégories directement responsables, dans le but d’améliorer les anciennes formules de rétribution et de faire participer de plus en plus, à la vie, aux responsabilités et aux fruits proportionnels de l’entreprise, les travailleurs, qui doivent s’exposer à des risques si sérieux sur le champ du travail, comme malheureusement, on en a fréquemment la preuve douloureuse. »[9]


1. MM 84-85.
2. RN, in Marmy 450-457.
3. DR, in Marmy 172.
4. QA, in Marmy 553.
5. QA, in Marmy 555.
6. Discours au premier congrès italien de la petite entreprise, 20-1-1956.
7. Discours sur les relations humaines dans l’industrie, 4-2-1956.
8. Au nom du Saint-Père, Lettre de Mgr Dell’Acqua, substitut à la secrétairerie d’État pour les Assises nationales du Centre français du patronat chrétien, 8-3-1956.
9. Au nom du Saint-Père, Lettre de Mgr Dell’Acqua, à l’occasion de la Semaine sociale des catholiques d’Italie, 22-9-1956.

⁢a. Jean XXIII et le Concile

Nous l’avons vu, Jean XXIII et le Concile se sont attachés à promouvoir la participation et on ne trouve plus d’adresse directe aux patrons mais simplement l’affirmation renouvelée du droit de propriété qu’il faut diffuser largement mais qui a, par nature, une fonction sociale.

Si l’on parle désormais davantage de participation, si Jean XXIII et le Concile insistent « plus sur la liberté de l’ouvrier que sur celle du propriétaire »[1], c’est non seulement parce que l’expression et la croissance de la personne réclament la participation mais aussi pour une raison historique.

Pie XII jugeait « tout à fait accessoire » l’ouverture que Pie XI offrait à une forme ou l’autre de contrat de société. Jean XXIII, au contraire, donne beaucoup d’importance à cette idée⁠[2].

On peut considérer que l’essentiel a été dit à propos du rôle personnel de l’employeur alors qu’il fallait poursuivre la réflexion sur l’engagement des travailleurs au sein de l’entreprise, réflexion que Pie XII avait abordée mais qui devait être clarifiée et précisée dans un contexte qui avait évolué.

On peut aussi peut-être tenir compte d’un autre facteur. De plus en plus, les décisions économiques concernant la production, la consommation, les prix, les salaires, les investissements, les importations, etc., ne dépendent plus simplement d’une personne ou d’un petit groupe bien identifiable mais « d’une pluralité de centres qui interfèrent d’une manière très diverse dans la décision »[3]. Toutefois, l’entreprise est le seul centre qui, dans la production, « porte la responsabilité financière de ses décisions, parce qu’elle est le seul qui soit soumis aux risques de faillite ou de liquidation (…). Il n’y a pas de procédure de faillite, ni pour un organisme professionnel, ni pour un syndicat » même s’ils peuvent encourir des sanctions pénales pour des délits civils.⁠[4]

Mais que signifie exactement l’expression « l’entreprise porte la responsabilité financière de ses décisions » ? N’est-ce pas simplement la « patron » ? Si l’on répond positivement à cette question, on prolonge et accentue le vieux conflit entre le capital et le travail. Or tout l’enseignement de l’Église et finalement le bon sens nous indiquent que la solidarité entre le capital et le travail doit se substituer à la dichotomie trop habituelle⁠[5]. Solidarité et donc responsabilité commune. La participation des travailleurs à la propriété de leur entreprise, souhaitée par Jean XXIII⁠[6], participation qui exprime la solidarité, entraîne une commune responsabilité. Certes, avons-nous vu, il faut « sauvegarder l’autorité et l’efficacité nécessaires de l’unité de direction »[7] mais, aux yeux de Jean XXII, la responsabilisation de tous est un droit et un devoir⁠[8] : il faut trouver « les structures d’un système économique qui répondent le mieux à la dignité de l’homme et soient le plus aptes à développer en lui le sens des responsabilités. »[9]

Cette solidarité au sein de l’entreprise et en dehors est d’autant plus nécessaire que les centres de décisions se diversifient. Il apparaît plus que jamais important que l’entreprise parle d’une seule voix pour mieux résister aux centres de décision éloignés et puisse s’y faire entendre.

Il va sans dire que la philosophie du « patron » doit s’adapter à cette exigence. Et ce n’est pas pure utopie puisque nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer non seulement la rencontre de Bochum où patrons et ouvriers parlaient d’une même voix pour réclamer la cogestion mais aussi quelques expériences au sein d’entreprises d’avant-garde pourrait-on dire où sans verser dans la démagogie, le cadre ou le directeur ont conscience et volonté de s’inscrire dans une vraie communauté de personnes.⁠[10] Entreprises privées, publiques ou collectives ?

Jusqu’à présent, nous avons vu que l’enseignement de l’Église était très attaché, aux conditions dites, à la propriété privée et donc à l’entreprise privée, expressions de la liberté d’initiative.

Est-ce à dire que cet enseignement exclut tout autre forme d’entreprise ?

Léon XIII, nous le savons, réagit dans Rerum novarum contre le danger du socialisme. C’est dans ce contexte historique qu’il prend la défense de la propriété privée : la « conversion de la propriété privée en propriété collective, préconisée par le socialisme, n’aurait d’autre effet que de rendre la situation des ouvriers plus précaire, en leur retirant la libre disposition de leur salaire et en leur enlevant, par le fait même, tout espoir et toute possibilité d’agrandir leur patrimoine et d’améliorer leur situation »[11]. Le désir du Saint-Père est que, par son salaire, l’ouvrier puisse, à son tour, accéder à la propriété mobilière et immobilière. Dès lors, «  la théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu’on veut secourir, contraire au droit naturel des individus, comme dénaturant les fonctions de l’État et troublant la tranquillité publique »[12]. Il s’agit bien de « la théorie socialiste de la propriété », théorie dans laquelle « le talent et l’esprit d’initiative personnels étant privés de leurs stimulants, la richesse par une conséquence nécessaire, serait tarie dans sa source même » ; théorie fondée sur un « asservissement tyrannique et odieux des citoyens » et imprégné d’égalitarisme : « le mythe tant caressé de l’égalité ne serait pas autre chose, en fait, qu’un nivellement absolu de tous les hommes dans une commune misère et dans une commune médiocrité. »[13]

La menace du collectivisme et de l’étatisme va aussi pousser Pie XI à défendre la propriété privée. Dans la mesure où l’État «  se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités », Pie XI établit fermement le principe de subsidiarité⁠[14] mais il reconnaît qu’« il y a certaines catégories de biens pour lesquels on peut soutenir avec raison qu’ils doivent être réservés à la collectivité, lorsqu’ils viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »[15] Pie XI, en effet, s’est rendu compte que, dans les sociétés libérales, de grandes puissances économiques et financières constituaient elles aussi une menace pour la liberté des individus et l’initiative privée⁠[16]. Ce passage de Quadragesimo anno sera repris par les Pontifes suivants.

Pie XII qui a, en de très nombreuses occasions, rencontré des groupes d’hommes au travail, tout en maintenant la doctrine traditionnelle sur la propriété privée, évoquera la possibilité de différentes formes de propriété.

Sur un plan théorique tout d’abord, il rappellera que le devoir de travailler et « le droit correspondant au travail sont imposés et accordés à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartiennent avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris. »[17] Priorité donc à l’initiative privée et subsidiarité de l’État.

Toutefois, « les associations catholiques acceptent la socialisation[18] seulement dans le cas où elle apparaît réellement une requête du bien commun, c’est-à-dire comme l’unique moyen vraiment efficace pour remédier à un abus et éviter un gaspillage des forces productrices du pays, pour assurer l’ordonnance organique de ces mêmes forces, pour les diriger à l’avantage des intérêts économiques de la nation. »Il est bien entendu que « la socialisation implique dans tous les cas l’obligation d’une indemnité convenable, c’est-à-dire calculée d’après ce que les circonstances concrètes suggèrent comme juste et équitable pour les intéressés. »[19]

Au lendemain de la guerre, Pie XII prend acte du fait que « pour le moment, la faveur va de préférence à l’étatisation ou à la nationalisation des entreprises.

Il n’est pas douteux que l’Église aussi - dans certaines limites - admet l’étatisation et juge que « l’on peut légitimement réserver aux pouvoirs publics certaines catégories de biens, ceux-là qui présentent une telle puissance qu’on ne saurait, sans mettre en péril le bien commun, les abandonner aux mains des particuliers (QA).

Mais faire de cette étatisation comme la règle normale de l’organisation publique de l’économie serait renverser l’ordre des choses. La mission du droit public est, en effet, de servir le droit privé, non de l’absorber. L’économie - pas plus d’ailleurs qu’aucune autre branche de l’activité humaine - n’est de sa nature une institution d’État ; elle est, à l’inverse, le produit vivant de la libre initiative des individus et de leurs groupements constitués. »

Dans son projet d’économie sociale, Pie XII propose d’autres formules et, nous l’avons vu dans sa défense des droits du propriétaire, il envisage « que l’entreprise soit constituée sous forme de fondation ou d’association de tous les ouvriers comme copropriétaires, ou bien qu’elle soit propriété privée, d’un individu qui signe avec tous ses ouvriers un contrat de travail ». Et il répète : « Le propriétaire des moyens de production, quel qu’il soit - propriétaire particulier, association d’ouvriers, ou fondation »[20].

Dans sa Lettre à Mr Charles Flory, président des Semaines sociales de France à Strasbourg, le 10 juillet 1946, au lieu de l’ »égoïsme collectif » et de l’ »étatisme omnipotent », le pape préconise « un esprit communautaire de bon aloi ». La nationalisation « même quand elle est licite », précise Pie XII, risque d’« accentuer » « le caractère mécanique de la vie et du travail en commun » et rend « fort sujet à caution » « le profit qu’elle apporte au bénéfice d’une vraie communauté ». En lieu et place, Pie XII recommande « l’institution d’associations ou unités coopératives »[21] plus avantageuses sur le plan humain et « en même temps au meilleur rendement des entreprises », tout en souhaitant, comme ses prédécesseurs, « la forme corporative de la vie sociale ». Pie XII fera l’éloge des coopératives en déclarant que leurs principes « sont ceux-là même de la doctrine sociale chrétienne » et qu’ « elles maintiennent en éveil leur sens du bien commun, de leurs responsabilités sociales, et démontrent par leur activité les bénéfices de la collaboration intelligente et son pouvoir stimulant. » ⁠[22]

Soucieux aussi de diffuser la propriété privée, Jean XXIII « n’exclut évidemment pas que l’État et les établissements publics détiennent, eux aussi, en propriété légitime, des biens de production, et spécialement lorsque ceux-ci « en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »(QA)

Notre temps marque une tendance à l’expansion de la propriété publique: État et collectivités. Le fait s’explique par les attributions plus étendues que le bien commun confère aux pouvoirs publics. Cependant il convient, ici encore, de se conformer au principe de subsidiarité (…). Aussi bien l’État et les Etablissements de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évidemment exigées par des raisons de bien commun, nullement à seule fin de réduire, pire encore, de supprimer la propriété privée.

Il convient de retenir que les initiatives d’ordre économique, qui appartiennent à l’État ou aux établissements publics, doivent être confiées à des personnes qui unissent à une compétence éprouvée, un sens aigu de leur responsabilité devant le pays. De plus, leur activité doit être objet d’un contrôle attentif et constant, ne serait-ce que pour éviter la formation, aus ein de l’État, de noyaux de puissance économique au préjudice du bien de la communauté, qui est pourtant leur raison d’être. »[23]

Vatican II synthétisera l’essentiel de ce qui a été dit jusqu’à présent: « la légitimité de la propriété privée ne fait toutefois pas obstacle à celle de divers modes de propriétés publiques, à condition que le transfert des biens au domaine public soit effectué par la seule autorité compétente, selon les exigences du bien commun, dans les limites de celui-ci et au prix d’une indemnisation équitable. L’État a, par ailleurs, compétence pour empêcher qu’on abuse de la propriété privée contrairement au bien commun »[24]

Fort de cette doctrine dont la source remonte à l’Évangile⁠[25] et aux rudes interpellations lancées aux riches par les Pères de l’Église, Paul VI écrira que « le bien commun exige parfois l’expropriation si, du fait de leur étendue, de leur exploitation faible ou nulle, de la misère qui en résulte pour les populations, du dommage considérable porté aux intérêts du pays, certains domaines font obstacle à la prospérité collective. »[26]

Au moment du Concile, le P. Bigo a tenté de rassembler d’une manière cohérente toute la réflexion accumulée par les souverains Pontifes depuis Léon XIII⁠[27].

Dans l’enseignement de l’Église, l’entreprise est une société de personnes, « les unes travaillant, les autres apportant les instruments de production ». Cette communauté est volontaire, elle se construit sur un contrat librement consenti entre le travail - sa représentation syndicale - et le capital. Il y a nécessairement tension entre les deux parties mais la « conciliation reste indispensable ». Le contrat fonde l’autorité dans l’entreprise selon le droit privé.

L’entreprise est une communauté de production dont le produit commun est réparti selon la justice commutative : « chacun y reçoit selon son apport ».⁠[28]

L’entreprise est une communauté de travail qui rend un service à la société⁠[29]. Elle doit donc en respecter la loi: « à côté des éléments contractuels essentiels, il y a donc dans l’entreprise des éléments institutionnels non moins essentiels, qui échappent par nature à la volonté des parties et s’imposent aux conventions ». Comme éléments institutionnels, on citera d’abord « l’attribution à chaque salarié d’un salaire prioritaire et de sa part du produit commun », mais aussi l’information et la consultation nécessaires à la participation et à la responsabilisation des salariés. Sont contractuelles « les formes et les modes de cette participation aux bénéfices, à la gestion et à la propriété ». Il est bien entendu que « les conventions collectives de branches de production et la loi pourront consacrer, dans certains cas, les expériences qui se seront avérées concluantes, dans une industrie ou même dans toute l’industrie ».


1. BIGO P., La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 398.
2. Jean XXIII par contre insiste moins sur les corporations telles qu’elles étaient évoquées notamment par Léon XIII et Pie XI mais aussi par Pie XII, organisations professionnelles qui pouvaient être mixtes et donc associer patrons et travailleurs. Il les suppose mais ne s’y attarde pas autant que ses prédécesseurs.
3. BIGO P. op. cit., pp. 383-384.
4. Id., p. 384.
5. « Il faut renouer les liens naturels qui attachent l’ouvrier à son œuvre, et qui l’associent à l’entreprise - si l’on veut mettre fin au conflit paralysant né de la dissociation de la propriété et du travail » (BIGO P., op. cit., p. 392). Et Pie XII ne craignait pas d’affirmer : « Erroné et funeste en ses conséquences est le préjugé, malheureusement trop répandu, qui voit en elle (la production industrielle) une opposition irréductible d’intérêts divergents. L’opposition n’est qu’apparente. Dans le domaine économique, il y a communauté d’activité et d’intérêts entre chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque, travailler _ le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprises et ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables. » (Discours à l’UNIAPAC, 7-5-1949). Plus nettement encore, Pie XII écrivait, à la fin de la guerre : « Il est temps de laisser là les phrases creuses et de songer, avec l’encyclique Quadragesimo anno, à une nouvelle organisation des forces productives du peuple. C’est-à-dire qu’au-dessus de la distinction entre employeurs et employés, les hommes doivent savoir discerner et reconnaître cette plus haute unité qui unit entre eux tous ceux qui collaborent à la production, Nous voulons dire leur entente et leur solidarité dans le devoir de pourvoir qu’ils ont ensemble et de manière durable, au bien commun et aux besoins de la communauté tout entière. Que cette solidarité s’étende à toutes les branches de la production, qu’elle devienne le fondement d’un ordre économique meilleur, d’une saine et juste autonomie, qu’elle ménage aux classes laborieuses, par des voies légitimes, l’accès à leur part de responsabilité dans la gestion de l’économie nationale ! De cette manière, grâce à cette harmonieuse coordination et coopération, à cette union plus intime du travail et des autres facteurs de la vie économique, le travailleur arrivera à tirer de son activité un gain assuré et suffisant à sa subsistance et à celle de sa famille, une véritable satisfaction pour son cœur et un puissant stimulant pour son perfectionnement. » (Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945).
6. « On ne gagnera son concours dans le travail qu’en l’(l’ouvrier) associant progressivement à la propriété même de son outil et de son œuvre » (BIGO P., op. cit., p. 393).
7. MM 94.
8. Cf. MM 84-85 et BIGO P., op. cit., p. 399.
9. MM 86.
10. Très concrètement, un cadre précise l’enjeu : « La recherche de l’égalitarisme, que généreusement certains confondent avec la lutte contre l’injustice, ne peut en rien s’identifier avec celle-ci et (…) apparaît contraire à la réalité profonde du monde, qui est de diversité, de démesure et de particularisme. Pire, elle prend le risque de stéréotyper les individus dans leurs aptitudes et leurs comportements. Que de frustrations et d’injustices peuvent en découler ! (…) « Les cibles à détruire sont claires : l’excès des inégalités d’abord, parce qu’il engendre les privilèges et la « supériorité », ensuite ses corollaires, l’envie et la méfiance qui entretiennent, par des formes sans cesse renouvelées, au fur et à mesure que sont contraintes de disparaître celles devenues trop criardes, une distance globale entre les hommes.
   Au niveau de l’avoir (…), les écarts de salaire, plus de revenu, encore plus de patrimoine, sont excessifs et déclenchent des phénomènes cumulatifs. Si des écarts peuvent se justifier par la différence des responsabilités et des apports dans la vie économique et sociale, ils ne doivent pas entraîner, ce qui hélas le cas aujourd’hui, un modèle dominant de niveau de vie auquel la majorité n’a pas accès, cause profonde de frustration, d’envie, de révolte.
   Lees excès du pouvoir et du savoir s’incarnent dans l’autoritarisme et l’arrogance. Dans beaucoup d’entreprises, il y a ceux qui pensent et ceux qui exécutent, ceux qui écoutent et ceux que l’on écoute. Ce sont les mêmes qui savent, qui pensent, que l’on écoute, les autres n’ont plus la latitude, les moyens de relever la tête. Souvent les procédures participatives mises en place reviennent en fait à déplacer quelque peu la frontière entre les deux catégories sans changement fondamental dans le principe dichotomique. L’homme écrasé, dominé, au fond de lui-même ulcéré de cette absence de considération, de reconnaissance, de mise en valeur de ce qu’il peut être, n’a d’autre issue souvent que de se replier sur lui-même, ou de s’oublier dans le vice, l’alcool, le jeu (la société l’y encourage même : loto, tiercé…​), ou de se raccrocher à des slogans simplificateurs correspondant au niveau intellectuel qu’il a pris l’habitude de mobiliser, promettant réhabilitation et vengeance et ouvrant, par la voie du militantisme, l’accès à l’initiative.
   Tout ce qui permettra de diminuer la « distance » entre les hommes, tout ce qui favorisera la possibilité pour chacun d’être écouté, accepté comme un autre spécifique et différent, s’attaquera à l’injustice. Comme dans la vie politique, il est, dans la vie de l’entreprise, de multiples manières, souvent aussi discrètes qu’efficaces, de participer à ce combat (…),. »(75-76) (FLINOIS Jean-Luc, Qui ose aujourd’hui parler de justice ? L’expérience d’un cadre, in Communio, III, 2, mars 1978, pp. 73, 75-76. J.-L. Flinois fut directeur commercial des marchandises à la SNCF).
   Et un dirigeant confirme en présentant ce qu’il appelle les « trois grands commandements de la justice »:
   « Premièrement, il n’est jamais permis de rien « lâcher » de son pouvoir, même s’il est considérable ; mais il est recommandé de consentir à le partager, d’accepter des contre-pouvoirs, ou pire encore de les susciter, d’organiser à soi-même la contradiction, en un mot de dépenser toute l’énergie et toute l’activité possibles, pour que les « sujets », même s’ils n’en ont spontanément aucune envie, s’affranchissent de leur sujétion pour devenir responsables. Il ne faut pas croire en effet que partager son pouvoir soit chose facile. C’est une tâche qui exige la patience, mais aussi l’autorité et la ruse, car le despotisme dans l’entreprise tient bien plus, dans la plupart des cas, à l’inertie qu’à la volonté de puissance du dirigeant ». (…) « Qui ne peut rien ne comprend rien (…) et l’accomplissement de la justice suppose le partage de la connaissance qui suppose le partage du pouvoir. (…)
   Deuxièmement, au moment des grands choix, et même des petits, il ne faut rien oublier, aucun chiffre, aucun raisonnement, mais surtout aucune des personnes en cause » et notamment il faut tenir compte des mérites et des dons individuels.  »Cette attention permanente que l’on doit porter aux personnes, à travers les masques fonctionnels que leur impose la société, suppose que la tunique du technocrate n’ait pas collé à votre peau, en d’autres termes, que vous ayez pris soin, dans votre attitude quotidienne, votre vocabulaire, vos distractions et vos relations, de rester semblable aux autres hommes : détails extérieurs - dira-t-on - mais qui ne sont pas innocents, car rien n’est plus aisé, le conformisme de caste et le snobisme aidant, de se constituer un personnage qui se substitue à votre âme et vous empêche à tout jamais de rejoindre votre prochain. (…)
   Enfin, il faut accepter l’idée que les choses peuvent changer et que les dirigeants d’aujourd’hui n’ont pas seuls vocation à les faire changer ». (FAUROUX Roger, « Une justice qui vient de Lui seul », Le témoignage d’un dirigeant, in Communio, III, 2, mars 1978 pp. 80-83. R. Fauroux fut Président-Directeur Général de Saint-Gobain Industries).
11. RN, in Marmy 436.
12. RN, in Marmy 445.
13. RN, in Marmy 444.
14. QA, in Marmy 572.
15. QA, in Marmy 594.
16. Pie XII dira que la « démocratisation de l’économie (..) n’est pas moins menacée par le monopole ou encore par le despotisme économique d’une coalition anonyme de capitaux privés que par l’hégémonie des masses organisées et disposées à user de leur force au préjudice de la justice et du droit d’autrui. » (Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945).
17. Radio-message, La Solennità, 1-6-1941.
18. Le mot « socialisation » est ici synonyme de « nationalisation ». Un peu plus haut, dans le même discours, Pie XII lui-même évoque « ce qu’on appelle aujourd’hui nationalisation ou socialisation de l’entreprise ». De même, Pie XII ne fait aucune distinction entre nationalisation (cf. 10-7-1946) et étatisation (cf. 7-5-1949). P. Bigo approuve en faisant remarquer que « cette distinction n’a pas de contenu et qu’elle entretient l’illusion que l’on pourrait nationaliser une entreprise sans s’exposer aux inconvénients et aux risques d’une mainmise de l’État, hypothèse qui ne tient ni devant la réflexion, ni devant l’observation. » Même la décentralisation à la yougoslave (cf. infra) « ne permet pas par elle-même d’échapper à l’emprise de l’État sur toute l’existence sociale. » « La nationalisation est une étatisation, et elle en a tous les inconvénients. Elle ne peut être opérée que si la gestion privée a de plus grands inconvénients encore. » (Op. cit., p. 427). Notons aussi en passant que « la nationalisation ne supprime pas la dualité impliquée dans l’entreprise, et ne rend pas nécessairement plus aisée la conciliation entre le point de vue de l’œuvre et le point de vue de l’ouvrier. » (Id., p. 403). En effet, la nationalisation ne confère pas la propriété aux ouvriers mais, comme le mot l’indique, à la nation.
19. Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945.
20. Allocution à l’UNIAPAC, 7-5-49.
21. Le texte original dit « unités corporatives » mais il s’agit sans aucun doute d’une erreur typographique. En effet, l’année suivante (18-7-1947), dans sa lettre au même président des Semaines sociales de France, Charles Flory, Pie XII écrit : « La question qui (…) se posait en relation immédiate avec l’objet de la Semaine sociale de Strasbourg, était de savoir si la nationalisation offrait un moyen approprié de procurer à la nation l’union et l’esprit de communauté. Nous nous trouvions en présence de ce problème : développer le plus puissamment qu’il se pourrait les « unités » ou « sociétés coopératives », car c’est d’elles qu’il s’agissait, comme le contexte le faisait clairement voir. »
22. Allocution aux délégués des coopératives italiennes, 10-5-1956. Dans le même esprit, Pie XII se réjouira de l’extension d’un réseau de Caisses mutuelles (cf. Discours aux Mutuelles des cultivateurs directs d’Italie, 16-5-1957), saluera les dirigeants de sociétés d’habitations à bon marché, « qui ne sont pas des organisations de l’Assistance publique » (Discours du 21-11-1953).
23. MM, 116-118.
24. GS 71, § 4. A propos des latifundia, le Concile prévoit qu’on peut même faire des réformes visant « à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d’hommes capables de les faire valoir » (Id., § 6).
25. Cf. 1 Jn 3, 17: « Si quelqu’un, jouissant des richesses du monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? »
26. PP 24. Paul VI continue : « En l’affirmant avec netteté, le Concile a rappelé aussi non moins clairement que le revenu disponible n’est pas abandonné au libre caprice des hommes et que les spéculations égoïstes doivent être bannies. On ne saurait dès lors admettre que des citoyens pourvus de revenus abondants, provenant des ressources et de l’activité nationales, en transfèrent une part considérable à l’étranger pour leur seul avantage personnel, sans souci du tort évident qu’ils font par là subir à leur patrie. »
27. BIGO P., op. cit., pp. 400-412.
28. Dans « une communauté de vie, (…) chacun recevrait comme membre une part égale » (BIGO P., p. 401).
29. Cette notion de service est importante car c’est lui qui motive l’emploi. Le licenciement ne peut se justifier que dans la mesure où le service n’est plus assuré. Il doit s’accompagner bien sûr d’un souci de reclassement et de recyclage. L’autorité est elle-même mesurée par le service à rendre.

⁢b. Une actualisation par Jean-Paul II

Nous avons déjà eu l’occasion d’étudier la conception que Jean-Paul II se fait du travail et nous savons que son souci est « de souligner et mettre en relief le primat de l’homme dans le processus de production, le primat de l’homme par rapport aux choses. »[1] On peut donc tenter de synthétiser sa pensée à partir des droits et devoirs et donc des responsabilités des différents acteurs.


1. LE 12.

⁢c. Responsabilité de l’employeur

Le pouvoir et la responsabilité de l’employeur vis-à-vis des travailleurs constituent aujourd’hui un problème complexe. En effet, il faut tenir compter, dans le monde contemporain de la présence de deux types d’employeurs : l’employeur direct et l’employeur indirect.

Par ces expressions, Jean-Paul II désigne, d’une part, « la personne ou l’institution avec lesquelles le travailleur conclut directement le contrat de travail selon des conditions déterminées (…) ».⁠[1] Et, d’autre part, « les personnes, les institutions de divers types, comme aussi les conventions collectives de travail et les principes de comportement, qui, établis par ces personnes et institutions, déterminent tout le système socio-économique ou qui en découlent.  »⁠[2]

Ce concept peut être appliqué, avant tout, à l’État puisque c’est lui « qui doit mener une juste politique du travail ».⁠[3] Mais, aujourd’hui, comme les relations économiques s’internationalisent, des « dépendances réciproques » complexes influencent les États et finalement les travailleurs.

Même si la responsabilité de cet employeur -État, organisations internationales- est, bien sûr, indirecte, elle n’en est pas moins réelle notamment, nous l’avons vu, vis-à-vis de l’emploi. Bien d’autres tâches incombent à cet employeur. Nous y reviendrons plus tard.⁠[4] Rappelons ici l’essentiel : quel que soit le niveau de pouvoir ; que ce soit celui d’un ministère, d’une société multinationale ou transnationale, d’une structure politique internationale, « la prise en considération des droits objectifs du travailleur quel qu’en soit le type (…) doit constituer le critère adéquat et fondamental de la formation de toute l’économie, aussi bien à l’échelle de chaque société ou de chaque État qu’à celui de l’ensemble de la politique économique mondiale ainsi que des systèmes et des rapports internationaux qui en dérivent. »[5] Comme les valeurs subjectives l’emportent sur les valeurs objectives, le travail ne peut subir le poids des systèmes économiques et toute l’économie doit s’ordonner aux droits objectifs des travailleurs quelle que soit la situation dans laquelle elle se trouve⁠[6].

L’employeur direct occupe une place difficile dans la mesure où il est, d’une part, tributaire de ce que fait et décide l’employeur indirect et plus directement responsable du travailleur.

C’est pourquoi, comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II a fait l’éloge des dirigeants d’entreprises pour leur esprit d’initiative au service du bien commun : « le degré de bien-être dont jouit aujourd’hui la société serait impensable sans la figure dynamique du chef d’entreprise qui a pour fonction d’organiser le travail humain et les moyens de production de manière à produire les biens et les services ».⁠[7]

Le chef d’entreprise n’est pas qu’un homme audacieux, compétent, efficace. Il est un homme à la conscience formée et solide qui doit éviter des tentations dangereuses : « la soif insatiable de gain, le profit facile et immoral, le gaspillage, la tentation du pouvoir et du plaisir, les ambitions démesurées, l’égoïsme effréné, le manque d’honnêteté dans les affaires et les injustices à l’égard des ouvriers. »[8]

Le chef d’entreprise est un héritier, il a « reçu l’ »héritage » d’un double patrimoine » : les ressources naturelles et les fruits du travail de ceux qui l’ont précédé⁠[9]. Ce double patrimoine est le patrimoine de tous et le chef d’entreprise en est responsable comme l’intendant de cet homme riche dont parle l’Évangile⁠[10]. L’« homme riche » c’est le Seigneur mais aussi, ajoute Jean-Paul II, les hommes « qui sont appelés à participer au patrimoine » que Dieu a confié au chef d’entreprise. C’est à eux aussi qu’il faut rendre compte. « Pensez, dit Jean-Paul II aux chefs d’entreprise, que tous ces biens, le poste de travail de tant d’hommes et de femmes, sont l’avenir de beaucoup de familles, sont les talents que vous avez à faire fructifier pour le bien de la communauté. »[11]

Si l’on constate historiquement une antinomie entre le capital et le travail, elle n’est pas naturelle ni inéluctable. Cette antinomie est « factice et illogique » et a souvent été « exaspérée artificiellement par une lutte des classes programmée »[12]. Capital et travail vivent associés indissolublement Le capital, les ressources du capital, le patrimoine évoqué, les moyens de production « ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés pour posséder, parce que l’unique titre légitime à leur possession est qu’ils servent au travail et qu’en conséquence, en servant au travail, ils rendent possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu’est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun. »[13]

Ceci rappelé, Jean-Paul II n’hésite pas à interpeller les « patrons »: « En ce sens, vous devez contribuer à ce que se multiplient les investissements productifs et les postes de travail, à ce que soient promues les formes adéquates de participation des travailleurs à la gestion et aux revenus de l’entreprise, et à ce que s’ouvrent des voies d’accès de tous à la propriété, comme base d’une société juste et solidaire ».⁠[14]

Le chef d’entreprise doit être solidaire. Il est, dans une mesure que nous allons préciser, solidaire avec le travailleurs et il doit être solidaire avec les autres chefs d’entreprise et avec « les autres secteurs de la communauté ».⁠[15] Jean-Paul II dira que le travail possède en lui-même « une force qui peut donner vie à une communauté : la solidarité. » Une triple solidarité : « La solidarité du travail qui se développe spontanément entre ceux qui partagent le même type d’activité ou de profession, pour embrasser, avec les intérêts des individus et des groupes, le bien commun de toute la société. La solidarité avec le travail, c’est-à-dire avec chaque homme qui travaille - en dépassant tout égoïsme de classe ou les intérêts politiques unilatéraux - prend en charge le drame du chômeur ou de celui qui est dans une situation difficile de travail. Finalement, la solidarité dans le travail : une solidarité sans frontières, parce qu’elle est fondée sur la nature du travail humain, c’est-à-dire sur la priorité de la personne humaine sur toute chose.

Une telle solidarité, ouverte, dynamique, universelle par nature, ne sera jamais négative ; une « solidarité contre », mais positive et constructive, « une solidarité pour », pour le travail, pour la justice, pour la paix, pour le bien-être et pour la vérité dans la vie sociale ».⁠[16]

Le chef d’entreprise est un pacificateur. Entre employeur indirect et travailleurs, plongé parfois dans une crise économique, il sera nécessairement confronté à des difficultés, à des conflits justifiés ou suscités. Aucun modèle d’entreprise n’élimine de soi les oppositions, ni le modèle familial où le patron est comme un père qui parle ne vertu de son âge et de son expérience, ni le modèle militaire, ni le modèle féodal où le patron, tel le suzerain vis-vis de ses vassaux, assure protection et aide aux salariés qui lui doivent fidélité, ni le modèle monacal de l’ancienne manufacture. Ces modèles sont aujourd’hui dépassés dans la mesure où l’ouvrier qui est souverain par le suffrage universel reste soumis dans des entreprises de ce type. Il est hasardeux de promouvoir d’une part la démocratie politique et de refuser toute démocratie économique⁠[17].

Le modèle social chrétien participatif est susceptible de réduire les risques de tension mais non de les supprimer car les intérêts conjugués ne coïncideront jamais. Toutefois, la solidarité interne organisée permettra au chef d’entreprise d’aborder les problèmes dans un esprit de paix. Il sait, en effet, que « …​ce n’est pas par les antagonismes ou la violence que les difficultés peuvent se résoudre ! ». Il n’aura pas à se demander : « Pourquoi ne pas rechercher des solutions entre les parties ? Pourquoi rejeter le dialogue patient et sincère ? Pourquoi ne pas recourir à la bonne volonté de l’écoute, au respect mutuel, à l’effort de recherche loyale et persévérante, en acceptant les accords, même partiels, mais toujours porteurs de nouvelles espérances ? »[18] Préparé par l’habitude de travailler ensemble, dans la transparence et le respect, le dialogue se nouera plus facilement aux heures de crise.

Le chef d’entreprise chrétien, est un collaborateur de Dieu. Au cœur des pires difficultés, il n’est jamais seul : « s’il y avait quelqu’un qui a perdu tout espoir dans l’édification de cette société plus juste que tous nous désirons, disons-lui avec force et amour que le système pour la solution des problèmes difficiles qui affectent l’homme existe certainement : c’est la rencontre avec Dieu, le Créateur qui continue de travailler par sa Providence dans la grande entreprise du monde et à laquelle il a voulu vous associer vous aussi comme ses collaborateurs.

Ainsi, pour dures que soient les difficultés, pour stériles que paraissent vos efforts, allez toujours de l’avant, en acceptant les défis des temps et, plus que la confiance mise ne votre capacité et en vos forces, rappelez-vous la consigne du Seigneur : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné de surcroît. » (Mt 6, 33)

Si vous savez, au milieu des difficultés, vous engager de façon magnanime pour le bien de tous par l’exercice de votre profession, si vous aimez concrètement Dieu et vos frères dans la gestion de vos entreprises, vous expérimenterez certainement l’amour de Dieu à votre égard, lui qui - comme l’écrit saint Paul - « fournira et multipliera votre semence et fera croître les fruits de votre justice » (2 Co 9, 10). Dieu accueille l’engagement et le récompense par de nouvelles bénédictions, avec des fruits qui deviendront visibles non seulement au ciel, mais aussi sur votre terre. »[19]

On se rend bien compte que le portrait de l’entrepreneur dessiné, notamment par Jean-Paul II s’éloigne du modèle autoritaire classique décidément obsolète⁠[20] comme il s’éloigne aussi du modèle proposé par F. W. Taylor. Selon ce promoteur de l’organisation scientifique du travail,⁠[21] c’est désormais l’ingénieur qui doit être le maître de l’entreprise. Puisqu’il connaît la meilleure manière de produire, « tous les participants à l’organisation - patrons et ouvriers - ne peuvent qu’être d’accord avec cette unique bonne façon de faire les choses ».⁠[22]

Certes, ce type de gestion est à l’origine de l’expansion industrielle moderne mais la « bureaucratie et la rationalité » qu’il a entraînées, ont incontestablement aliéné le travailleur, le rendant « étranger à son travail, à son entreprise, à lui-même ».⁠[23]

En accord avec le bon sens, l’Église sait que « diriger une organisation tient beaucoup plus du gouvernement des hommes que de l’administration des choses ».⁠[24] Les théoriciens et les gestionnaires s’en sont rendu compte après que le taylorisme ait révélé ses effets pervers. On a alors estimé qu’il fallait ajouter au leadership technique un leadership humain. On insista dès lors sur les « relations humaines » et plus particulièrement sur les aspirations et les motivations de l’homme au travail⁠[25], en oubliant l’organisation et en simplifiant la réalité psychologique⁠[26]. Dans cette perspective, le leader est encore dans une perspective utilitariste, soucieux de l’intérêt général alors que l’Église défend l’idée d’une autorité (pas seulement d’un pouvoir) au service du bien commun qui inclut certes l’intérêt général mais « vise la dignité de chacun indépendamment du résultat ».⁠[27]


1. LE 16.
2. LE 17.
3. Id..
4. Le rôle de l’État sera étudié dans le chapitre suivant et celui des organisations internationales plus loin.
5. LE 17.
6. Jean-Paul II va plus loin : « Dans les temps difficiles et durs pour tous - comme le sont les périodes de crise économique - on ne peut abandonner à leur sort les ouvriers surtout ceux qui - comme les pauvres et les immigrés - n’ont que leurs bras pour subsister. Il convient de toujours rappeler un principe important de la doctrine sociale chrétienne : « La hiérarchie des valeurs, le sens profond du travail exigent que le capital soit au service du travail et non le travail au service du capital » (LE 23) ». (Discours au monde du travail, Barcelone, 7-11-1982, in DC 5-12-1982, n° 1841, p. 1122).
7. Discours aux chefs d’entreprise de Milan, 22-5-1983, in DC 1983, n° 1855, p. 659. Cf. aussi CDSE 343-345.
8. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, 11-4-1987, in DC 24-5-1987, n° 1940, p. 530.
9. Id., p. 529.
10. « Il était un homme riche qui avait un intendant, et celui-ci lui fut dénoncé comme dilapidant ses biens. Il le fit appeler et lui dit : « qu’est-ce que j’entends dire de toi ? Rends compte de ta gestion, car tu ne peux plus gérér mes biens désormais. » » (Lc 16, 1-2).
11. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, id..
12. Discours au monde du travail, Barcelone, op. cit., p. 1121.
13. LE 14.
14. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, op. cit.. Aujourd’hui encore, l’idée de « cogestion » semble faire difficulté. J.-Y. Naudet qui cite (in Dominez la terre, Fleurus, 1989, pp. 63-64) de larges extraits du discours de Jean-Paul II aux dirigeants d’entreprises argentins, ne reprend pas la formule « participation des travailleurs à la gestion et aux revenus de l’entreprise » mais précise seulement que « pour que l’entreprise soit réellement un lieu de coopération, les salariés doivent être associés au mieux à la marche de l’entreprise, par l’information mais aussi par la plus grande autonomie possible dans l’action. Notons en passant qu’il y a d’ailleurs là un principe élémentaire de bonne gestion et que les entreprises purement hiérarchisées, sans autonomie ni participation des salariés, sont loin d’être les plus efficaces ». Ce commentaire est très juste mais reste en deçà de ce que Jean-Paul II a développé dans Laborem exercens à propos de la « participation des travailleurs à la gestion et aux revenus de l’entreprise ». Nous allons le voir.
15. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, op. cit., p. 530.
16. Discours au monde du travail, Barcelone, op. cit., p. 1122.
17. Léon XIII parlait favorablement de « démocratie sociale », régime de gouvernement favorable au peuple et qu’il distinguait de la démocratie politique, régime de gouvernement par le peuple (Graves de communi, 1901). On peut appeler démocratie sociale ou démocratie économique, un système participatif : « Comme la démocratie politique permet à tous les citoyens de participer de quelque façon à la direction du pays, ainsi la démocratie sociale assurera, à tous ceux qui participent à la production, une certaine participation à la direction de la vie économique » (Van GESTEL, op. cit., p. 257).
18. Discours au monde du travail, Barcelone, op. cit., p. 1122.
19. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, op. cit., p. 530.
20. « L’autoritarisme qui trahit une faiblesse, le goût du secret là où l’on doute de la qualité de ce que l’on cache, font persister les méthodes de commandement militaire les plus anciennes, les procédés pédagogiques les plus surannés, dans le monde de la production où on les a fait entrer, il y a un siècle, faute alors d’en connaître d’autres. » (Fr. Bloch-Lainé, in Préface du livre de WOOT Ph. de, Pour une doctrine de l’entreprise, Seuil, 1968, pp. 22-23). François Bloch-Lainé (1912-2002) fut, en France, un haut fonctionnaire qui réforma la Régie Renault, le Crédit lyonnais et l’État, fut Directeur du Trésor et de la Caisse des Dépôts et consignations.
21. Frederick Winslow Taylor (1856-1915) établit que « pour une opération donnée, un procédé type, un outil type et un « temps normal » pourront être imposés aux ouvriers, chacun d’eux devant accomplir le minimum de gestes dans le minimum de temps » (Mourre). Mgr J.-B. Montini, à la demande de Pie XII, dénonça cette conception en écrivant que « le processus de production, en s’insérant en une succession de phases toujours identiques, menace de faire perdre au travail tout souffle d’humanité pour se réduire à un simple mouvement mécanique ». ( Lettre au Président des Semaines sociales d’Italie, 21-9-1952).
22. AUDOYER J.-P., Le nouveau management, Critiques et réponses chrétiennes, Les presses du management, 1997, p. 38. J-P. Audoyer exerça des responsabilités d’encadrement dans de grands groupes industriels avant de devenir associé du cabinet IDES-Consultants et président-fondateur de l’AREC, association pour la promotion d’une nouvelle éthique d’entreprise.
23. WOOT Philippe de, Pour une doctrine de l’entreprise, Seuil, 1968, p. 115. Pour l’auteur, la « bureaucratie » se caractérise par « l’impersonnalité (des règles, des procédures, des nominations) ; le caractère d’experts et de spécialistes des agents de l’organisation ; l’existence d’un système hiérarchique contraignant, impliquant subordination et contrôle. » (p. 114). Qui plus est, « l’aliénation fait dégénérer la bureaucratie en « bureaucratisation ». » Celle-ci « tend alors à diminuer la flexibilité de l’entreprise et sa capacité d’adaptation à l’évolution extérieure ». (pp. 115-116). Ph. de Woot fut professeur associé à l’Université de Louvain, directeur des recherches au Centre de perfectionnement dans la direction des entreprises, lauréat de la Fondation Bekaert en 1968.
24. AUDOYER J.-P., op. cit., p. 66. L’auteur cite d’autres théories « organicistes » comme celles de Ph. Selznick ou de Joan Woodward pour qui « il faut adapter les hommes aux structures » et que « les structures s’adaptent mécaniquement à l’environnement évoluant selon le marché, la technologie ou les valeurs de la société ». (Id., p. 41)
25. Diverses théories ont vu le jour dès les années 1930, notamment celles de A. H. Maslow, Herzberg, D. Mac Gregor.
26. Cf. WOOT Ph. de, op. cit., p. 124.
27. Cf. J.-P. Audoyer, op. cit., pp. 98-103.

⁢d. Responsabilité des travailleurs

Loin donc de l’idée du Pape de porter atteinte à la liberté de propriété et d’entreprendre et aux responsabilité propres du chef d’entreprise dont l’autorité est affirmée, certes, mais, ici comme ailleurs, comme service d’une communauté particulière et de la grande communauté nationale et humaine.

Sa mission est de faire fructifier un héritage « pour le bien de tous et avec la collaboration de tous »[1]. Les fonctions sont différentes mais l’entreprise est une communauté où tous « coopèrent à une œuvre commune »[2].

L’entreprise n’est pas l’expression légitime de la liberté, de la créativité, de l’initiative d’un homme, le propriétaire ou son représentant mais de tous, patrons, dirigeants, employés, ouvriers⁠[3] : « ce sont des personnes qui sont associées entre elles, disait le Concile, c’est-à-dire des êtres libres et autonomes, créés à l’image de Dieu ».⁠[4]

Jean-Paul II va accentuer davantage cet aspect. En effet, aujourd’hui, « devient toujours plus évident et déterminant le rôle du travail humain maîtrisé et créatif et, comme part essentielle de ce travail, celui de la capacité d’initiative et d’entreprise. »⁠[5] Désormais, « avec la terre, la principale ressource de l’homme, c’est l’homme lui-même. (…) C’est son travail maîtrisé, dans une collaboration solidaire, qui permet la création de communautés de travail (…).L’économie moderne de l’entreprise comporte des aspects positifs dont la source est la liberté de la personne (…), dans ce secteur, comme en tout autre, le droit à la liberté existe, de même que le devoir d’en faire un usage responsable. (…) Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres. »[6] Autrement dit, dans une formule simple et riche de sens , « plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres. »[7]

La responsabilité personnelle, au plein sens du terme, pas seulement donc la responsabilité professionnelle, doit pouvoir s’exprimer et s’exercer dans l’entreprise et à tous les niveaux : « l’entreprise est appelée à réaliser (…) une fonction sociale -qui est profondément éthique- : celle de contribuer au perfectionnement de l’homme, de chaque homme, sans aucune discrimination ; en créant les conditions permettant un travail où les capacités personnelles puissent se développer de pair avec une production efficace et raisonnable des biens et des services, et qui rende l’ouvrier conscient de travailler réellement dans un domaine qui lui est propre. »[8]

Il est de la responsabilité du chef d’entreprise de favoriser l’exercice de la responsabilité de ses collaborateurs. L’entreprise, dans « une organisation solidaire », doit donc devenir une « communauté de travail », une  »communauté de vie », un lieu « où l’homme vive avec ses semblables et ait des relations avec eux ; et où le développement personnel soit non seulement autorisé mais favorisé. »Il ne faut pas se contenter « de ce que « les choses marchent », soient efficaces, productives et efficientes » mais plutôt « que les fruits de l’entreprise aboutissent à un profit pour tous par l’intermédiaire de la promotion humaine globale (…). »⁠[9]

De là, le souhait réitéré par Jean-Paul II de voir, dans la mesure du possible, les travailleurs participer à la gestion de l’entreprise.⁠[10] Rappelons-nous aussi que « comme, bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis. »[11]

Vu l’évolution de l’entreprise et le contexte socio-économique dans lequel elle s’inscrit, les syndicats sont appelés à se rénover, à « s’orienter vers l’assomption de plus grandes responsabilités, non seulement dans le cadre des mécanismes traditionnels de la redistribution, mais aussi à l’égard de la production de la richesse et de la création de conditions sociales, politiques et culturelles qui permettent à tous ceux qui peuvent et désirent travailler d’exercer leur droit au travail, dans le plein respect de leur dignité de travailleurs. »[12]

La propriété, si elle est un bien, n’est pas réservée à quelques hommes. On l’a vu à de nombreuses reprises, elle doit être diffusée et il faut en faciliter l’accès au plus grand nombre possible. Ce qui a été dit du droit à la propriété privée, « subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens »[13] est valable aussi pour la propriété des moyens de production, que cette propriété soit privée, publique ou collective⁠[14].

Traditionnellement, le moyen privilégié d’y accéder est le salaire, produit de la justice commutative. Traditionnellement, la propriété promise, au bout de l’épargne, est celle d’une maison, d’un bout de terrain, d’un atelier artisanal ou d’une entreprise agricole familiale. Progressivement, d’autres revenus du travail ont été envisagés et d’autres formes de propriété. Jean-Paul II confirme ce mouvement en rappelant que « la loi fondamentale de toute activité économique est le service de l’homme, de tous les hommes et de tout l’homme, dans sa pleine intégrité matérielle, intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse. Par conséquent, les profits n’ont pas comme unique objectif le développement du capital. Ils sont aussi destinés au sens social, à l’amélioration du salaire, aux services sociaux, à la qualification technique, à la recherche et à la promotion culturelle, par le biais de la justice distributive. »[15]

Jean-Paul II reprend à ses prédécesseurs les « propositions concernant la copropriété des moyens de travail, la participation des travailleurs à la gestion et/ou aux profits des entreprises, ce que l’on nomme l’actionnariat ouvrier, etc. » Et il ajoute : « quelles que soient les applications concrètes qu’on puisse faire de ces diverses propositions, il demeure évident que la reconnaissance de la position juste du travail et du travailleur dans le processus de production exige des adaptations variées même dans le domaine du droit de propriété des moyens de production. »[16]

L’accès aux biens se fait donc par le biais de la justice commutative mais il peut être, en plus, favorisé par la justice distributive à partir du profit de l’entreprise⁠[17]. En même temps, les travailleurs peuvent être invités à une forme ou l’autre de co-propriété des moyens de production. Jean-Paul II réaffirme ainsi une idée chère aux catholiques sociaux du XIXe siècle.⁠[18] Il veut opposer « une société du travail libre, de l’entreprise et de la participation », au système qui veut « assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des instruments de production et de la terre sur la liberté et la dignité du travail de l’homme » et, en même temps, au « système socialiste, qui se trouve être en fait un capitalisme d’État ».⁠[19]

Et si le profit est un « indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise », il « n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise. Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l’efficacité économique de l’entreprise. En effet, le but de l’entreprise n’est pas uniquement la production du profit, mais l’existence même de l’entreprise comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière. Le profit est donc un régulateur dans la vie de l’établissement mais il n’est pas le seul ; il faut y ajouter la prise en compte d’autres facteurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l’entreprise. »[20]

Il est clair que l’enseignement de l’Église tend à assurer prioritairement la promotion globale de la personne. Cette promotion globale de la personne-ci doit être la fin de toute entreprise qu’elle soit privée, publique, collective. La croissance personnelle dans la solidarité l’emporte dans tous les cas de figures. Nous avons vu que, tout en défendant le droit à la propriété pour tous, jamais l’Église n’a considéré que la propriété privée était le seul mode d’accès aux biens de ce monde.

L’entreprise « socialisée »

A travers l’histoire, Les différents textes ecclésiaux consacrés à l’entreprise ont estimé que, dans certains domaines et à certaines conditions, l’entreprise pouvait être une entreprise publique. Pie XI parlait de biens qui « doivent être réservés à la collectivité »[21], Pie XII de nationalisation ou socialisation de l’entreprise (…) dans les cas où elle s’avère indispensable au bien commun ».⁠[22]

Jean-Paul II va reprendre ce terme de « socialisation » mais d’une manière positive cette fois en notant que « le simple fait de retirer ces moyens de production (le capital) des mains de leurs propriétaires privés ne suffit pas à les socialiser de manière satisfaisante ».⁠[23] On, va se rendre compte que « socialiser », au plein sens du terme, ce n’est pas transférer un pouvoir à la société mais plutôt instituer, comme il l’a décrit plus haut, une véritable participation à la propriété du capital. Ce n’est pas parce qu’une propriété est entrée dans un système collectiviste que l’entreprise est, par le fait même, socialisée. Pour lui, la véritable socialisation n’est réalisée que « si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. Une des voies pour parvenir à cet objectif pourrait être d’associer le travail, dans la mesure du possible, à la propriété du capital, et de donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles : ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics ; ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »[24]

A quoi le Saint-Père pense-t-il concrètement lorsqu’il évoque ces « corps intermédiaires autonomes », ces « communautés vivantes » où, comme dit Jean-Paul II, « la subjectivité de la société est assurée » ?

Certainement, mais pas exclusivement sans doute, Jean-Paul II songe à l’entreprise coopérative.

Ce n’est pas nouveau dans l’enseignement de l’Église. Vers 1860, Mgr Ketteler et, après la 1re guerre mondiale, Mgr Pottier propagèrent l’idée de coopératives de production.⁠[25] Pie XII souhaitait des « sociétés coopératives ».

Jean-Paul II va développer l’idée, lors de la visite d’une coopérative italienne⁠[26], et souligner que la coopérative, qu’elle soit coopérative de travail et de production, coopérative de consommation ou coopérative de producteurs, échappe aussi bien à la « compétition excessive » et sans pitié qu’ »aux modèles collectivistes qui étouffent l’initiative des particuliers et avilit les raisons de la collaboration ». Elle est bien, confirme le Pape, un de ces organismes appelés corps intermédiaires dans l’encyclique Laborem exercens, qui naissent d’une application du principe de subsidiarité « selon lequel le pouvoir public ne doit pas se substituer à l’initiative des citoyens, qu’elle soit individuelle ou associative, dans le domaine économique, social et culturel »

La coopération « constitue un des sujets fondamentaux de l’enseignement social de l’Église ». Si, à l’origine, la coopérative a été un moyen d’autodéfense économique et de promotion d’intérêts communs, conçu pour résister aux effets négatifs de la société industrielle, elle apparaît de plus en plus, dans le contexte moderne, comme une manière efficace et bénéfique d’« associer, autant que possible, le travail à la propriété et au capital », d’« exprimer la double dimension personnelle et sociale de l’être humain », d’être un moyen, « en même temps, de « socialisation » et de personnalisation », de faire « la synthèse entre la tutelle des droits du particulier et la promotion du bien commun ».

Cette synthèse « ne se situe pas seulement sur le plan économique mais aussi sur celui plus vaste des biens culturels, sociaux et moraux »

Sur le plan économique, la coopérative permet « le développement d’une économie locale qui cherche à mieux répondre aux exigences de la communauté ». C’est pourquoi, dans de nombreux pays, « les coopératives agricoles se proposent comme de véritables instruments de transformation sociale », ou de reconstruction. Elles permettent « une amélioration plus rapide des conditions de vie des communautés locales ».

Sur le plan moral, elles accentuent « le sens de la solidarité dans le respect de l’autonomie nécessaire du particulier qui doit croître vers une pleine maturité ». Elles mettent en valeur le rôle de chaque membre et développent en même temps le sens de la communion. Elles invitent, par là, à la découverte d’un bien commun plus grand que la somme des biens matériels et individuels.

En somme, « cette forme d’organisation économique et sociale, si elle est bien gérée, peut constituer une expérience stimulante de participation et également un instrument efficace pour réaliser un niveau plus élevé de justice ». Si elle est bien gérée, c’est-à-dire si le critère quantitatif reste intégré au critère qualitatif. Il faut, en effet, éviter « le danger que les critères pour mesurer le succès des coopératives soient séparés des résultats du marché, soient donc traités exclusivement pour les avantages matériels que celles-ci offrent aux membres. (…) La personne est la véritable mesure de toute initiative favorisant une marche de croissance et de progrès ». Autrement dit encore, « la valeur fondamentale que les coopératives encouragent : c’est la valeur d’une vie humaine meilleure, parce que ouverte à la perception plus profonde du sens véritable de tout engagement humain qui est le sens de la communion ».

La coopérative est donc un bon exemple de la socialisation chère à l’Église. Il est sûr que « la propriété coopérative n’est pas adaptée à toute production - elle a des limites, tout particulièrement, quand il est besoin de recourir au marché financier pour tel ou tel développement nécessaire-, elle n’en est pas moins adaptée à nombre d’activités, surtout de service de la personne à la personne, qui requièrent peu de capital : or celles-ci se développeront beaucoup demain. Elle sera sans doute mieux adaptée à l’avenir qu’elle ne l’a été hier, en tout cas récemment. »[27]

Elle est, en tout cas, un des moyens d’instaurer plus de démocratie économique, plus de participation et de solidarité, parmi d’autres.⁠[28]

En effet, le pape Benoît XVI, bien conscient, comme Paul VI l’avait déjà souligné, que la question sociale est devenue mondiale⁠[29], et qu’on ne pourra sortir des crises économiques et financières qui agitent notre monde et instaurer la justice qu’en ayant le souci du don et de la gratuité⁠[30], écrit qu’« à côté de l’entreprise privée tournée vers le profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que les organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux puissent s’implanter et se développer. » Il ne s’agit pas simplement d’accepter et de reconnaître divers types d’entreprises qui se juxtaposeraient. Le pape espère que cette juxtaposition soit féconde et modifie la philosophie économique traditionnelle : il pense plus exactement que « C’est de leur confrontation réciproque sur le marché qu’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de l’économie. […] Il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »[31]

Benoît XVI réaffirme qu’« avant d’avoir une signification professionnelle, l’entreprenariat a une signification humaine. » Et c’est au nom de cette « signification humaine » chère à ses prédécesseurs qu’il justifie l’« hybridation » qui ne peut être que bénéfique : « Il est inscrit dans tout travail, vu comme « actus personae », c’est pourquoi il est bon qu’à tout travailleur soit offerte la possibilité d’apporter sa contribution propre de sorte que lui-même « sache travailler à son compte ». Ce n’est pas sans raison que Paul VI enseignait que « tout travailleur est un créateur ». C’est justement pour répondre aux exigences et à la dignité de celui qui travaille, ainsi qu’aux besoins de la société, que divers types d’entreprises existent, bien au-delà de la seule distinction entre « privé et « public ». Chacune requiert et exprime une capacité d’entreprise singulière. Dans le but de créer une économie qui, dans un proche avenir, sache se mettre au service du bien commun national et mondial, il est opportun de tenir compte de cette signification élargie de l’entreprenariat. Cette conception plus large favorise l’échange et la formation réciproque entre les diverses typologies d’entreprenariat, avec un transfert de compétences du monde du non-profit à celui du profit et vice-versa, du domaine public à celui de la société civile, de celui des économies avancées à celui des pays en voie de développement. »[32]

L’entreprise autogérée ?

Il est difficile de définir l’entreprise autogérée. On l’associe souvent à la coopérative ou à l’actionnariat ouvrier⁠[33]. Mais l’autogestion, au sens strict, a eu ses heures de gloire dans les années 70, suite notamment à la publicité faite autour de l’organisation économique Yougoslave. Elle avait pourtant des antécédents dans la littérature⁠[34] et dans les faits⁠[35]. Mais c’est la Yougoslavie qui fit rêver certains socialistes occidentaux entre 1970 et 1980. Ils furent divisés sur le sujet⁠[36]. Certains estimaient que « l’autogestion ne peut être retenue que pour les entreprises qui seraient socialisées, car en régime capitaliste seul le contrôle ouvrier est concevable »[37] d’autres reconnaissaient même, à la suite d’un certain nombre d’observateurs⁠[38], « le déclin de l’autogestion yougoslave »[39] et voulaient renforcer et élargir le mouvement coopératif à l’instar de la Suède⁠[40].

Il n’empêche, que l’espace d’une décennie, l’autogestion apparut comme un idéal à atteindre.

En Yougoslavie, c’est à partir de 1950 que fut décidée l’organisation autogestionnaire⁠[41]. Dans l’esprit des dirigeants, il s’agissait de se différencier du modèle soviétique mais aussi d’échapper à la faillite du système collectiviste qui avait été imposé jusque là. Le maréchal Tito voulait « donner plus de souplesse et de dynamisme aux entreprises en les libérant du poids étouffant de la bureaucratie. De là notamment, la réhabilitation du « profit » : par la participation aux bénéfices et aux risques, les travailleurs et les cadres ont des motifs d’efficacité. »[42]

Comment fonctionnait cette autogestion ? « Dans chaque entreprise, les travailleurs élisent un Conseil ouvrier (au moins quinze membres), lequel désigne à son tour un Comité de cinq administrateurs ou plus, dont un directeur. Ce dernier est proposé, après avoir passé un concours public, par une commission où siègent les représentants de l’entreprise et de la commune où elle est située. Quand l’affaire est importante, les « services technologiques » et le Syndicat interviennent également. Ainsi dirigé et encadré, le Conseil autogestionnaire détermine la production, les investissements et les prix dans le cadre de la planification de l’État. »[43]

En Belgique, les socialistes définirent ainsi l’autogestion : « Dans une entreprise industrielle ou agricole, la gestion est réalisée, soit par le personnel entier, cadres et travailleurs, soit par un comité élu par les travailleurs et parmi eux ».⁠[44] Et lors du Congrès doctrinal du PSB, en 1974, la stratégie envisagée pour l’entreprise reconnaissait que « les fonctions d’initiative économique et d’apport de capitaux supportant réellement les risques d’entreprise appellent une rétribution. Mais, ajoutait le document préparatoire, elles doivent prendre en compte un certain nombre de nécessités sociales et qualitatives (…) ». Outre « se conformer aux orientations de la politique économique générale » et « être l’expression d’une volonté de prendre un risque économique, en faisant progresser le processus de production de biens et de services utiles à la collectivité », ces « fonctions » doivent « admettre le contrôle interne exercé par les travailleurs unis au sein de leur organisation syndicale. La démocratisation au sein de l’entreprise se fera dans une perspective d’autogestion.

Le choix des objectifs de la politique économique à tous les niveaux depuis l’entreprise jusqu’à la nation, doit faire l’objet d’un consensus global indiquant la participation des travailleurs de toutes catégories et des consommateurs.

Le contrôle ouvrier devra s’exercer à tous les niveaux de la structure de l’entreprise. Libre de déterminer les conditions dans lesquelles il travaillera, le travailleur devra progressivement conquérir les pouvoirs de décision. Il devra s’insérer plus concrètement et plus entièrement dans un monde économique dont il aura acquis la propriété sociale. Les différentes compétences seront au service de tous et de nouveaux rapports sociaux pourront s’instaurer entre les hommes. »[45]

En France, l’autogestion fut présentée comme « le projet révolutionnaire de notre temps. »[46] « Nous désignons, disaient ses partisans, (…) par l’autogestion le socialisme réalisé, c’est-à-dire une société caractérisée par la disparition de la propriété du pouvoir comme celle du pouvoir de la propriété, l’abolition du salariat, la fin de l’économie marchande ».⁠[47] Comme chez les socialistes belges, est envisagée une période de transition, par l’extension du contrôle ouvrier : « En étendant les avantages les plus significatifs obtenus par les luttes des travailleurs, le gouvernement de Gauche créera un climat favorable à la dynamique du contrôle », y compris « l’extension des droits et des moyens d’action des syndicats. (…) Le contrôle concernera ce qui est le plus directement ressenti par les travailleurs dans leur activité quotidienne. Dans ces domaines, l’assemblée des travailleurs sera souveraine. »[48] Au bout du processus, « dans ces entreprises « autogérées », le conseil d’administration serait élu majoritairement par les travailleurs ; l’élection directe aux emplois de direction pourrait être envisagée. Sans doute ces mesures seraient-elles insuffisantes pour transformer du jour au lendemain la gestion de la production en une administration collective.

Pour résoudre les problèmes délicats du partage des compétences des entreprises comme des autres collectivités décentralisées, la solution serait de faire correspondre à chaque niveau de collectivité un type de pouvoir. »[49]

En Pologne, le syndicat Solidarnosc, fut reconnu, en 1980, comme « syndicat indépendant et autogéré ». Dès 1981, par le biais de ce syndicat, les travailleurs vont constituer des conseils dans les entreprises qui procéderont à « l’élection des directeurs parmi les spécialistes soumis à un concours organisé par le conseil. » Et lors du premier congrès du syndicat, le programme adopté stipulera : « Nous voulons une véritable socialisation du système de gestion et de l’économie ». L’objectif est l’établissement d’une « République autogérée » : « Nous exigeons une réforme autogestionnaire et démocratique à tous les niveaux de la gestion, un nouvel ordre socio-économique, qui va allier le plan, l’autogestion et le marché.(…) La réforme doit socialiser la planification. Le plan central doit refléter les aspirations de la société et être accepté par elle. » Pour Z.M. Kowalewski, dirigeant de Solidarnosc, militant de la IVe Internationale, la révolution Solidarnosc a été d’abord « écrasée » par l’état de guerre proclamé dans la nuit du 12 au 13 décembre 1981, puis « trahie » par les dirigeants du syndicat Solidarnosc tel qu’il s’est reconstruit par la suite et qui restaurèrent le capitalisme.⁠[50]

Que penser de l’expérience yougoslave et des projets concoctés en Belgique, en France et en Pologne ?

A première vue, il semble y avoir une certaine parenté avec le système coopératiste que l’Église a toujours apprécié. La ressemblance peut être d’autant plus troublante que le « catholicisme social (…), dans les Balkans, s’était toujours référé aux traditions coopératives.[51]

Pendant l’entre-deux-guerres, le Parti populaire catholique de Slovénie[52] développa avec succès des programmes d’éducation populaire et organisa des coopératives volontaires de vente et de crédit pour les paysans. »[53]

De son côté, l’Église, aujourd’hui, utilise parfois, et dans un sens positif, le mot « autogestion » ! Ainsi, écrivent les évêques africains, « s’il est vrai que l’État doit jouer son rôle, il ne peut cependant s’arroger tous les droits et priver les individus et les groupes intermédiaires de leur autonomie et de la responsabilité d’autogestion de leurs biens. »[54] Et Jean-Paul II⁠[55] a souligné l’importance « d’un libre processus d’auto-organisation de la société, avec la mise au point d’instruments efficaces de solidarité, aptes à soutenir une croissance économique plus respectueuse des valeurs de la personne. » Et de saluer « la fondation de coopératives de production, de consommation et de crédit, la promotion de l’instruction populaire et de la formation professionnelle, l’expérimentation de diverses formes de participation à la vie de l’entreprise et, en général, de la société. » S’arrêtant à l’expression « auto-organisation », le Compendium confirme que « nous pouvons trouver des témoignages significatifs et des exemples d’auto-organisation dans de nombreuses initiatives, au niveau d’entreprises et au niveau social, caractérisées par des formes de participation, de coopération et d’autogestion, qui révèlent la fusion d’énergies solidaires. »[56]

Est-ce à dire que L’Église cautionnerait l’autogestion yougoslave, ou les projets d’autogestion nés en Belgique, en France, en Pologne, sous l’égide des partis socialistes ?

Est-ce à dire qu’elle cautionnerait la « dernière utopie », comme on l’a appelée⁠[57], et qui survit aujourd’hui parmi des groupes marginaux: communistes-anarchistes, anarchistes, libertaires, et notamment parmi ceux qu’on appelle altermondialistes et que nous retrouverons plus loin ?

Notons tout d’abord deux faits : d’une part, en Belgique, en France et en Pologne, nous n’avons eu affaire qu’avec des projets qui n’ont pas connu de lendemain ; d’autre part, en Yougoslavie, l’autogestion fut sans cesse confrontée à des difficultés malgré les incessantes réformes du système « comme si tout un peuple n’était qu’un cobaye et un riche pays le laboratoire pour des mauvais apprentis de chimie sociale »[58] . On a souligné à la fois les faiblesses du système -concurrence féroce, chômage, constitution d’une classe dirigeante privilégiée, indifférence au monde agricole⁠[59]- et ses aspects positifs - « meilleur équilibre de l’offre et la demande ; assainissement de la balance des payements ; amélioration de la productivité ; meilleure utilisation des investissements »[60]. Cette situation a poussé certains observateurs à considérer que le système yougoslave était plus proche du libéralisme archaïque, que du socialisme⁠[61]. En fait, l’autogestion yougoslave fut un système hybride et finalement peu autogestionnaire étant donné l’importance du centralisme étatique. Il y a contradiction entre la volonté de laisser libre jeu à l’offre et à la demande et la bureaucratie socialiste, entre l’autogestion et le socialisme : « Plus un régime (communiste) accorde de décentralisation économique et administrative, plus il sera nécessaire d’affirmer la centralisation politique afin de freiner le recul du pouvoir qu’a le parti de contrôler l’économie/ mais si l’on resserre les rênes pour contrecarrer la tendance à la désorganisation et à l’anarchie, on étouffe dans l’œuf tout effort réel en direction du pluralisme économique et social. (…) En théorie, le parti est l’avant-garde, le moteur, l’inspirateur du progrès social. En fait, il n’a utilisé les mécanismes complexes de l’autogestion et de la centralisation que comme une façade masquant le caractère intact de la concentration monopolistique du pouvoir suprême entre les mains des chefs placés au sommet de la hiérarchie du Parti. »[62] Cette analyse est confirmée par l’ancien n° 1 soviétique, Nikita Khrouchtchev qui après avoir visité une usine autogérée yougoslave, écrivit : « Il me semblait évident que le gouvernement, en dernier lieu, décidait bel et bien des programmes de production et exerçait ensuite un strict contrôle sur leur mise en application ».⁠[63]

On peut conclure qu’il n’y a pas eu, en Yougoslavie, de véritable entreprise autogérée.

Le projet d’autogestion en Pologne, est né avec l’intention de rendre aux travailleurs le ,pouvoir dans leurs entreprises mais on ne peut le juger puisqu’il ne s’est pas réalisé. Pas plus que ne se sont réalisés les projets belge et français. On peut toutefois faire remarquer dans ces deux cas, que se manifeste une volonté de prise de pouvoir collectif dans le cadre d’une socialisation de la société sous la direction et le contrôle des organisations socialistes. Les propositions et réalisations sociales chrétiennes sont différentes dans la mesure où elles cherchent un partage du pouvoir selon le principe de subsidiarité et donc dans le respect de toutes les « autorités » particulières qui doivent s’exprimer dans une entreprise considérée comme une communauté de travail ou de vie. Le philosophe chrétien Gustave Thibon a simplement et parfaitement résumé l’autogestion « chrétienne » en témoignant : « Je connais telle moyenne entreprise où l’autogestion existe en fait, dans ce sens où règne de haut en bas un esprit de confiance et d’équipe, où les avis et les suggestions des plus humbles sont pris en considération et où chacun assume sa part d’initiative et de responsabilité ».⁠[64]

L’autogestion conforme à la doctrine sociale chrétienne s’exprime dans les coopératives, les différentes formes d’actionnariat ouvrier, de participation, de cogestion, qui respectent l’initiative des personnes et des groupes, l’autorité telle qu’elle a été précédemment définie, comme compétence et service et dont tout travailleur détient une parcelle liée à ses fonctions, la responsabilité donc et l’organisation subsidiaire qui précisément laisse s’exprimer le pouvoir là où il se trouve, dans le souci du bien commun.

Ajoutons encore que l’autogestion conforme à la doctrine sociale chrétienne est plus accessible dans une petite ou moyenne entreprise. Les tendances actuelles à la décentralisation de la production pourraient être favorables à l’expansion des formes participatives.⁠[65]

Ces propositions chrétiennes sont-elles réalistes ?

qu’en pensent en particulier les patrons ?

Rappelons-nous que les différentes formes de participation évoquées ont été toutes initiées par des patrons avant que l’Église ne reprenne l’idée et en précise les contours. Mais, en dehors de ces pionniers, les avis sont, c’est le moins qu’on puisse dire, très partagés.

Un certain nombre de patrons d’Europe et d’Amérique latine ont réagi ,en 1991, à la publication d’une anthologie de textes du Magistère sur l’entreprise⁠[66]. Leurs réactions sont intéressantes car il s’agit d’hommes qui sont liés à l’UNIAPAC, l’Union internationale chrétienne des dirigeants d’entreprise. Deux caractéristiques ressortent de leurs témoignages: « d’une part, c’est l’ensemble de l’enseignement social, pris dans sa globalité et pas seulement sur l’entreprise, ses références à l’Évangile et ses orientations fondamentales, qui ont surtout marqué et stimulé. Les réactions sur des points précis sont moins fréquentes. d’ailleurs, les textes eux-mêmes paraissent quelquefois moins bien connus qu’on ne le laisse entendre.

d’autre part, on souhaite largement que le rôle du chef d’entreprise, ses responsabilités, les problèmes complexes qu’il doit résoudre, soient mieux perçus et compris. On demande aussi que l’Église s’exprime dans un langage plus approprié à l’entreprise, qu’elle se prononce avec plus de vigueur sur les choix économiques ». A ce dernier point de vue, les auteurs de la synthèse posent une question pertinente : « L’Église doit-elle s’avancer avec plus d’audace sur le terrain économique ? » Ils répondent très justement, avec les papes, qu’« experte en humanité, elle n’a pas pour mission d’apporter des solutions techniques (…) ».⁠[67] Toujours est-il que ces témoignages restent au niveau des généralités, centrés sur le rôle du chef d’entreprises et qu’ils n’abordent pas sérieusement le problème de la participation des travailleurs.

qu’en pensent les syndicalistes et les travailleurs ?

En général, les syndicats qui en sont restés au schéma ancien de la dialectique patron-travailleur, n’apprécient guère l’idée d’une entreprise-communauté dans la mesure même où elle n’offre plus guère de terrain propice à la confrontation et oblige les syndicats à revoir leur philosophie⁠[68]. Mais il y a aussi un frein du côté des travailleurs qui souvent aussi trouvent plus confortable d’être des exécutants que des participants surtout si la participation implique des responsabilités et des risques. La participation doit être le fruit d’une culture d’entreprise adéquate qui demande, d’une part, nous allons y revenir, confiance et maturité et, d’autre part, un cadre légal adéquat.⁠[69]

qu’en pensent les économistes ?

Finalement, c’est du côté des économistes que nous allons trouver les plus chauds partisans du concept de participation.

Ainsi, au terme d’une analyse très rigoureuse à partir, non des principes éthiques chrétiens - même s’il les connaît⁠[70] - mais des théories en présence et de la réalité complexe de l’entreprise, Ph. de Woot écrit : « La participation véritable est nécessaire à la fonction de créativité. » Ce n’est que par la créativité que, dans un monde où la concurrence se mondialise, l’entreprise peut survivre et progresser. Et « il n’y aura pas de participation véritable sans réforme de l’entreprise.

La réforme comporte deux aspects complémentaires.

d’une part, la participation fonctionnelle à la créativité ; elle suppose une transformation profonde de l’organisation et des modes de gestion ainsi qu’un engagement plus actif des participants. »[71] La participation fonctionnelle ou « imposée » vise à diminuer ou supprimer les aliénations professionnelles et sociales en augmentant deux libertés : « une certaine autodétermination et une certaine liberté de s’exprimer dans et par son travail ». Ces deux libertés permettent de satisfaire un certain nombre de besoins mis en évidence par les psychologues et les sociologues, besoins « dont les plus importants sont le besoin de compétence, le développement de la conscience de soi et des autres, le besoin d’être estimé, celui d’être reconnu ». La satisfaction de ces besoins fait croître la maturité des travailleurs.⁠[72]

« d’autre part, la participation politique au contrôle du pouvoir »[73], préférée dans la plupart des cas à l’exercice du pouvoir dans la cogestion, doit établir un climat de confiance.⁠[74]

« Une réforme qui négligerait l’un de ces aspects serait inefficace ou nuisible à l’entreprise : sans participation politique, la participation fonctionnelle serait freinée par les travailleurs et ce frein empêcherait l’entreprise d’accroître sa créativité ; sans participation fonctionnelle, le contrôle du pouvoir tournerait à la lutte politique et diminuerait le dynamisme de l’entreprise.

Une réforme qui réaliserait simultanément la participation à la vie de l’entreprise et la participation au contrôle de son pouvoir augmenterait la créativité de celle-ci.

Le réalisme commande de rappeler en terminant qu’une telle évolution, par ses liens avec le phénomène du pouvoir, revêt un caractère politique. Les formes et le rythme qu’elle adoptera dépendront finalement de la stratégie et du pouvoir des groupes en présence.

Si l’inertie idéologique actuelle continue, on risque évidemment de voir se prolonger le « face à face hostile » qui a tant contribué à figer la situation. Il n’y a pas de raison de penser que la confiance s’établira sans une volonté et un effort délibéré des groupes en présence. L’initiative pourrait venir des dirigeants d’entreprise puisqu’ils ont le pouvoir de faire évoluer les structures. Mais que l’impulsion vienne du monde patronal ou du monde ouvrier, il est important de considérer qu’un accroissement de participation - fonctionnelle ou politique - est une condition essentielle du dynamisme des entreprises européennes. Il ne s’agit pas d’une recommandation d’ordre moral mais de simple réalisme. Si l’on veut augmenter la créativité et la puissance concurrentielle des entreprises, il est indispensable d’en faire évoluer les structures de direction, d’organisation et de contrôle. Avant d’être un problème éthique, l’évolution de l’entreprise est une condition de survie. »[75] Encore faut-il, comme il a été souligné, que l’on puisse compter sur la maturité de tous les acteurs et créer un climat de confiance. Maturité⁠[76] pour l’exercice de la liberté : avoir conscience, disait Jean-Paul II de travailler « à son compte »[77] ; confiance par la participation au pouvoir ou par son contrôle, pour l’exercice de la liberté.⁠[78]

Publié en 1968, le livre de Ph. de Woot rend compte d’innombrables recherches effectuées pour tenter d’établir le meilleur mode de fonctionnement possible de l’entreprise. Il s’appuie sur une critique de l’organisation bureaucratique et du mouvement des relations humaines pour dégager des « formes nouvelles d’organisation » et développer longuement, comme nous l’avons vu, la notion de participation.

Trente ans plus tard, J.-P. Audoyer, dans une perspective résolument chrétienne, confirme le jugement porté par Ph. de Woot sur l’organisation bureaucratique et le mouvement des relations humaines : « Les modèles d’inspiration fonctionnaliste qu’ils soient à « productivité orientée » (…​) comme le taylorisme (…) ou à « personnel orienté » (…) comme l’école des Relations Humaines sont pour l’Église des modèles réducteurs dans le sens où leur préoccupation se situe exclusivement sur le terrain de l’efficacité (intérêt général) en évacuant la dimension du bien commun. Ce qui ne garantit pas pour autant l’efficacité (…) ».⁠[79]

Après cela, l’auteur dresse le bilan des « nouvelles formes d’organisation » apparues à partir des années 1970⁠[80], et constate que « dans certaines conditions, leur rencontre avec la doctrine sociale de l’Église est possible parce qu’(elles n’excluent) pas la recherche du bien commun contrairement aux modèles précédents .» On retrouve dans ces formes d’organisation que l’auteur appelle « Ecoles du 3e type », des thèmes qui nous sont familiers, comme celui de la participation, mais les mots peuvent recouvrir des réalités différentes et, en fait, dans ces entreprises de 3e type, « les préoccupations restent souvent dominées par le seul souci de l’efficacité, ce qui conduit inéluctablement à l’idéologie de l’entreprise »[81] manifestée, par exemple, dans la « business ethics »⁠[82], le « projet d’entreprise »⁠[83], la « culture d’entreprise »⁠[84] ou, plus simplement, le « team building »⁠[85] tellement à la mode au début du XXIe siècle.

Pour que les mots « autonomie », « participation », « initiative » aient leur plein sens, pour que les entreprises du « 3e type » ne soient pas des leurres, il importe de les jauger, demande J.-P. Audoyer⁠[86], à l’aune des principes fondamentaux et liés, de subsidiarité, de solidarité et de bien commun.

La subsidiarité va s’exprimer dans la « délégation » : on passe « d’un management directif où le chef donne des ordres à un management délégataire dans lequel on donne l’autonomie aux acteurs, à tous les acteurs, c’est-à-dire des pouvoirs en vue de l’efficacité de chacun ».⁠[87]

Le principe de subsidiarité modifie le rôle du patron qui ne se situe plus « exclusivement sur le registre du pouvoir mais sur celui de l’autorité ».⁠[88] La vraie autorité est celle qui se met au service des autres pour les faire grandir, pour leur permettre d’être libres, responsables et compétents. Ainsi, donner de l’autonomie à un travailleur, c’est « lui permettre de faire comme il veut ce qu’il doit ».⁠[89] Le chef est plus un « coach » qu’un « leader »⁠[90] car la délégation doit se faire précisément dans l’esprit de la subsidiarité qui « n’est pas un principe absolu de non-intervention, mais d’intervention modulée en fonction de la situation réelle des personnes »[91] étant établi que « les échelons supérieurs ne sont suppléants des échelons inférieurs que lorsque ces derniers sont défaillants. »[92]

La subsidiarité et donc la liberté, l’autonomie, l’initiative, n’ont pas de sens sans la solidarité. Solidarité de tous les échelons de l’entreprise, on vient de le voir dans le nouveau rôle que le patron doit jouer.⁠[93]

Enfin, c’est par la subsidiarité et la solidarité que l’entreprise peut dépasser l’intérêt général et s’ouvrir au bien commun c’est-à-dire devenir une communauté de personnes au service d’une communauté plus vaste⁠[94]


1. Id., p. 529.
2. Id., p. 530.
3. Ici encore apparaît une différence importante entre le libéralisme et la doctrine de l’Église : «  le libéralisme courant défend la liberté d’initiative économique, liberté d’entreprendre, mais sans un très grand souci de mettre chacun en condition d’exercer une telle liberté, alors que ceci ne va nullement de soi pour le plus grand nombre des hommes. L’Église lutte, elle, en vue de l’initiative pour tous…​ «  (CALVEZ J.-Y., L’Église devant le libéralisme économique, Desclée de Brouwer, 1993, p. 84).
4. GS 68.
5. CA 32. Jean-Paul II renvoie à SRS 15 où il affirme le droit à l’initiative économique face aux systèmes socialisés. Mais ce qu’il dit vaut aussi pour les systèmes capitalistes qui peuvent aussi bafouer ce droit qui est un droit pour toute personne dans le monde du travail : « Il faut remarquer que, dans le monde d’aujourd’hui, parmi d’autres droits, le droit à l’initiative économique est souvent étouffé. Il s’agit pourtant d’un droit important, non seulement pour les individus mais aussi pour le bien commun. L’expérience nous montre que la négation de ce droit ou sa limitation au non d’une prétendue « égalité » de tous dans la société réduit, quand elle ne le détruit pas en fait, l’esprit d’initiative, c’est-à-dire la personnalité créative du citoyen. Ce qu’il en ressort, ce n’est pas une véritable égalité mais un « nivellement par le bas ». A la place de l’initiative créatrice prévalent la passivité, la dépendance et la soumission à l’appareil bureaucratique, lequel, comme unique organe d’« organisation » et de « décision » - sinon même de « possession » - de la totalité des biens et des moyens de production, met tout le monde dans une position de sujétion quasi absolue, semblable à la dépendance traditionnelle de l’ouvrier-prolétaire par rapport au capitalisme. Cela engendre un sentiments de frustration ou de désespoir, et cela prédispose à se désintéresser de la vie nationale, poussant beaucoup de personnes à l’émigration et favorisant aussi une sorte d’émigration « psychologique ». »
6. CA 32.
7. CA 31.
8. Discours au monde du travail, Barcelone, op. cit., pp. 1121-1122.
9. Id..
10. LE 14. Cf. infra.
11. GS 68, § 1.
12. CDSE 308-309.
13. LE 14.
14. Jean-Paul II rappelle qu’ « en considération du travail humain et de l’accès commun aux biens destinés à l’homme, on ne peut pas exclure non plus la socialisation, sous les conditions qui conviennent, de certains moyens de production » (LE 14).
15. Discours aux dirigeants d’entreprises d’Argentine, op. cit., p. 530.
16. LE 14.
17. Parlant de l’autofinancement des entreprises qui entraîne souvent « une capacité de production rapidement et considérablement accrue », Jean XXIII estime qu’« en ce cas, (…) l’entreprise doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu’elle emploie, surtout s’ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum ».(MM 77). Le Document du Comité de préparation des journées jubilaires du monde du travail, va encore plus loin. Evoquant Mt 20, 1-16, les auteurs rappellent que : « La parabole du propriétaire qui, tout au long de la journée, embauche des ouvriers pour sa vigne, en remettant un salaire identique à ceux de la première heure et à ceux de la dernière heure (…) ne se soucie certes pas des règles syndicales ni ne veut fournir des indications sur le problème du salaire ; elle insiste plutôt sur une logique différente que le Christ est venu apporter, celle du Royaume de Dieu, qui peut modeler toute la vie et les choix des hommes. » Mais, ajoutent immédiatement les auteurs, « Ce n’est pas par hasard que le Christ se réfère à un événement tout à fait vraisemblable, pris dans le monde du travail, pour expliquer une manière nouvelle de voir les choses qui conduit à aller au-delà de la justice distributive. Aujourd’hui comme à l’époque de jésus, le monde du travail est traversé par des contradictions et des contrastes, des jalousies et des envies, des conflits et des injustices. Par cette parabole, Jésus révèle la générosité et la bonté du Père, qui se traduisent dans un projet précis qui fait du partage, de la solidarité et de la gratuité les principes inspirateurs d’une nouvelle civilisation de l’amour.
   Même si le Royaume de Dieu ne sera pas réalisé définitivement dans notre histoire, de toutes façons celle-ci sera marquée par sa présence, commencée par le Christ, soutenue et développée par l’Esprit. » (DC, 21-5-2000, n° 2226, p. 468).
18. L’idée suivant laquelle, l’octroi du juste salaire ne satisfait pas entièrement à la justice, que le contrat de travail doit se compléter d’un contrat de société, est ancienne. Van Gestel en trouve un premier témoignage dans l’œuvre de saint Bernardin de Sienne qui, au cœur du Moyen-Age, réclamait déjà la participation aux bénéfices. Pour le XIXe siècle, voici quelques-uns des exemples qu’il cite (op. cit., pp. 258-260):
   En 1891, quelques semaines avant Rerum novarum, l’Union de Fribourg déclarait : « Le salaire indispensable à l’entretien de la classe ouvrière dans sa condition normale, eu égard au temps et au lieu, constitue l’élément primordial de ce que tout accord de travail doit procurer en stricte justice.
   Ce salaire répond-il suffisamment aux exigences de la justice sociale (qui règle en vue du bien commun les rapports entre les diverses classes de la société ou entre les individus et le corps social) ? Il faut en douter. La classe ouvrière a droit de trouver dans un certain complément au salaire indispensable un moyen d’améliorer sa condition, notamment d’arriver à la propriété.
   Le complément au salaire indispensable ne saurait avoir partout même forme et même mesure. Il est constitué par une participation à la prospérité de l’industrie. L’équité demande que la participation de l’ouvrier à la prospérité de l’industrie qui l’emploie, lui soit corrélative. » L’Union de Fribourg réunit autour de Mgr Mermillod, M. Python , M. Decutins (Suisse), le prince de Loewenstein, le comte de Blome (Allemagne), le comte Kuefstein, le théologien Lehmkuhl (Autriche), le marquis de la Tour du Pin, Louis Milcent, le comte Albert de Mun, le P. De pascal, Henri Lorin (France), le comte Medolago, le professeur Toniolo (Italie), le duc d’Ursel et Georges Helleputte (Belgique).
   Dans les conclusions du congrès de la Ligue démocratique belge (25-26-9-1892), on peut lire : « Attendu que le travail est un facteur indispensable dans l’industrie, dont il porte, pour une large part, les risques et les périls, il est équitable d’accorder au travailleur, en surplus d’un juste salaire, une part dans les bénéfices de l’entreprise. (…) La meilleure application du système est celle qui permet à l’ouvrier de devenir un jour copropriétaire de l’entreprise. »(Rapport du congrès, Louvain, 1892, p. 22). La ligue démocratique belge fédéra tous les groupements ouvriers du pays sous l’impulsion de Georges Helleputte (1852-1925) et d’Arthur Verhaegen (1847-1917).
   En 1892 également, A. de Mun revendique « la faculté pour l’ouvrier de participer aux bénéfices et même, par la coopération, à la propriété des entreprises auxquelles il concourt par son travail ». Il précise que ces idées « ne sont autre chose que l’application des principes posés dans l’encyclique sur la condition des ouvriers ».
   Notons, au passage, qu’un socialiste qui refuse la lutte des classes peut être séduit par cette vision.
   En 1846, Victor Hennequin (1816-1854) qui fut influencé par Fourier, écrit : « Accorder aux ouvriers le droit de participer aux bénéfices de l’œuvre à laquelle ils concourent, c’est non seulement faire acte de justice, mais c’est aussi relever leur dignité et provoquer entre eux et les maîtres des sentiments de bienveillance réciproque. Ainsi se préparait cette nouvelle évolution qui doit faire passer le travailleur de l’état de simple manœuvre salarié à la condition de membre sociétaire, comme l’indiquent les lois naturelles et le progrès économique » (in Démocratie pacifique, 15-7-1846. Hennequin, « socialiste utopiste » est l’auteur d’un ouvrage inachevé : Religion, tome 1, E. Dentu, 1854).
   Avant la seconde guerre mondiale, H. De Man écrivait : « Ce qui manque presque totalement à l’ouvrier, c’est une base concrète, à partir de laquelle il pourrait sentir qu’en faisant son travail il accomplit un devoir envers la communauté. La production pour le profit a détruit chez lui ce mobile de production presque autant que chez le capitaliste ; ce dont on se soucie jour après jour, c’est de gagner de l’argent. La conclusion est claire : pour que s’éveille un nouveau sens communautaire, il faut d’abord une communauté nouvelle. Pas d’esprit de corps dans l’entreprise sans communauté d’entreprise ; pas de communauté d’entreprise sans communauté de volonté et d’intérêt ; pas de communauté de volonté, sans droit de co-détermination ; pas de communauté d’intérêt sans droit de co-disposition. » (La joie au travail, Paris, 1930, pp. 183-184, cité in Van GESTEL, op. cit., p. 264).
19. CA 35.
20. Id..
21. QA, 594 in Marmy.
22. Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, le 11-3-1945.
23. LE 14.
24. Id.. Jean-Paul II dira aussi que l’important est, bien sûr la rémunération due au travailleur « mais aussi qu’on prenne en considération, dans le processus même de production, la possibilité pour lui d’avoir conscience que, même s’il travaille dans une propriété collective, il travaille en même temps « à son compte ». » (LE 15).
25. Van GESTEL, op. cit., p. 258.
26. Rencontre avec les agriculteurs à la coopérative P.A.F (Producteurs agricoles de Faenza), 10-5-1986, in OR, 27-5-1986, pp. 10-11. Ce fut l’occasion, pour le Saint-Père, de rappeler l’histoire ancienne des coopératives dans la région de la Romagne. C’est entre 1890 et 1900 qu’apparurent les Caisses rurales et artisanales pour le « progrès des communautés locales », la « défense des épargnes des familles », le « soutien aux activités d’entreprises, surtout les petites et moyennes ».
27. J.-Y. Calvez, Les silences de la doctrine sociale catholique, Editions de l’Atelier, 1999, p. 82.
28. Dans le Document du Comité de préparation des journées jubilaires, « la propriété de l’entreprise sous forme de coopérative » est de nouveau citée. (DC, 21-5-2000, n° 2226, p. 454).
29. Cf. PP 3 et CV 13.
30. Nous y reviendrons en abordant la question du développement des peuples.
31. CV 38.
32. CV 41.
33. En Belgique, l’actionnariat ouvrier existe. Pour prendre un exemple récent, on peut citer le cas de Belgacom qui est entré à la Bourse et a permis à ses salariés de devenir actionnaires. Toutefois, ces salariés actionnaires ne contrôlent pas l’entreprise dans la mesure où la majorité des parts leur échappent. Par contre, en Espagne, à partir des années 80, se sont constituées des Sociedades laborales où la majorité des actions sont détenues par les travailleurs à l’instar de ce qui se fait aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, en Finlande et dans les sociétés coopératives. Le phénomène des Sociedades laborales (SAL) s’est répandu dans de petites entreprises en difficulté. Dans la mesure où le capital privé rechignait à investir, vu la situation, pour sauver les emplois, les travailleurs ont décidé de reprendre ces entreprises: ils « ont injecté dans le capital social leur prime de licenciement ou leurs allocations de chômage « activées » et capitalisées. » Les SAL ont été aidées par les pouvoirs publics qui leur ont facilité l’accès au crédit avant de leur donner un cadre légal.
   Comment fonctionnent les SAL ?
   « -Le capital est détenu majoritairement par les travailleurs employés sous contrat à durée indéterminée. Ils doivent disposer obligatoirement de 51% des parts.
   -Personne, hormis les pouvoirs publics ou une asbl ne peut détenir plus du tiers des parts.
   -Les SAL ne peuvent employer plus de 15% (entreprises de plus de 25 travailleurs) ou 25% (entreprises de moins de 25 travailleurs) de personnel « non associé » (…).
   -25% des bénéfices sont versés dans un fond de réserve de l’entreprise ; le reste des bénéfices est redistribué aux actionnaires.
   -Lors de son départ (volontaire, à la retraite ou en cas de décès), le travailleur associé (ou son héritier) doit revendre ses parts au prix d’achat (seulement indexé) à un travailleur de la SAL qui n’a pas encore d’actions ou à un travailleur temporaire ou à défaut à la SAL elle-même.
   -L’assemblée générale au minimum annuelle des actionnaires désigne le conseil d’administration qui désigne le directeur. Les décisions sont prises à la majorité. Le principe n’est pas d’un homme une voix, mais « une action, une voix ». Le poids des actionnaires est donc proportionnel à leurs parts. »
   Les SAL ont remporté un grand succès : 17.000 entreprises (105.000 personnes) en 2004. Elles créent de l’emploi, se diversifient, se regroupent en fédérations régionales regroupées elles-mêmes dans une fédération nationale qui leur apporte juridique. Les SAL sont aussi aidées politiquement et techniquement par les syndicats.
   La question s’est posée de savoir si ce modèle était transposable en Belgique et dans le reste de l’Europe. Cette question est l’objet du programme mis en œuvre en partenariat avec la CONFESAL (Confédération espagnole des SAL) et la FEAS (Fédération européenne d’actionnariat salarié). Ce projet a débuté avec l’organisation d’une Conférence au Parlement fédéral belge le 21-3-2003.
   Il est intéressant de constater qu’en Belgique, les SAL ont suscité l’intérêt de tous les partis et de l’industrie à l’instar de ce qui s’est passé en Espagne où les SAL ont été soutenues tant par le gouvernement Gonzalez (socialiste) que par le gouvernement Aznar (centre-droit).
   Pour obtenir davantage de renseignements, les textes officiels, des témoignages, on peut visiter les sites www.sociedades-laborales.netou www.actionnariat.salarie.be.
   On trouvera aussi sur ces sites de la documentation sur une pratique américaine, plus précisément en Ohio où l’Ohio Employee Ownership Center, attaché depuis 1987 à la Kent State University, accompagne le transfert d’entreprises aux salariés (buyouts), que ce soit dans les cas de successions ou dans les cas de reprises d’entreprises en difficultés.
34. Beaucoup citent Proudhon et son coopératisme ou évoquent cette citation de Jaurès : « En démontrant que les ouvriers peuvent s’organiser eux-mêmes, se discipliner eux-mêmes, elle accoutume les esprits à l’idée d’un affranchissement général des salariés et d’une organisation nouvelle » (Cité sur membres.lycos.fr/pac).
35. On évoque les soviets de Kronstadt, Petrograd, Yartchouk, en 1917, détruits par les bolcheviks.
36. A propos du Congrès doctrinal du PSB, en 1974, Guy Spitaels, alors sénateur socialiste, écrivait : « Il y a eu des divergences qu’il ne faut pas cacher, par exemple sur le problème de l’autogestion » (In Le peuple, 21-11-1974). En France, on constata une opposition, à ce point de vue, entre le PSU de Michel Rocard, d’une part et le PS et le PCF, d’autre part : « L’apport fondamental du PSU à la pensée socialiste française, c’est l’établissement d’un schéma précis d’une France autogestionnaire. Le Programme commun signé par le PS et le PCF, présente, en effet, aux yeux de M. Rocard, de trop grands dangers de « dégénérescence bureaucratique ». »(In Le Peuple, 14-11-1974). Michel Rocard avait publié une brochure intitulée L’Autogestion, collection Eglantine.
37. E. Glinne, in Le Peuple, 20 novembre 1974.
38. Cf. J.-Fr. Revel, in L’Express, 12-18 janvier 1976, pp. 33-34.
39. Roger Ramackers, in Le Peuple, 8-11-1974.
40. La Suède a fait rêver également. Mais la Suède est un cas particulier et inexportable dans la mesure où l’histoire et la géographie ont développé une vie associative très forte et un sens aigu de l’intérêt général au sein d’une économie mixte (capitaliste et socialiste). (Cf. HUNTFORD Roland, Le nouveau totalitarisme, Le « paradis » suédois, Fayard, 1975 ; ARNAULT J., Une société mixte, Seghers, 1971 ; De FARAMOND G., La Suède et la qualité de la vie, Le Centurion, 1975).
41. Par la Loi sur la gestion des entreprises et des associations économiques supérieures par les collectivités de travail, 27-6-1950.
42. VAUTE Paul, Tito et la Yougoslavie socialiste, Réalités belges, 1980, p. 65.
43. Id., pp. 65-66.
44. Du POB au PSB, PAC, 1974, p. 282.
45. Du POB au PSB, PAC, 1974, p. 104.
46. Le CERES par lui-même, un Dessein socialiste pour la France, Ed. Christian Bourgois, 1978, p. 134. Le CERES, Centre d’études, de recherches et d’éducation socialistes, a été fondé en 1966, notamment par J.-P. Chevènement. Celui-ci et M. Rocard étaient considérés comme les deux grands penseurs du Parti socialiste (Le Quotidien, 26-10-1981).
47. Id., p. 137.
48. CHARZAT M., CHEVENEMENT J.-P. et TOUTAIN G., Le CERES, un Combat pour le socialisme, 2e édition, 1977, Calmann-Lévy, p. 186.
49. Id., p. 188.
50. MALEWSKI Jan, Solidarnosc, Révolution écrasée ; in Nowy Robotnik, n° 18, 15-8-2005, disponible sur www.lcr-rouge.org et www.sap-pos.org.
51. P. Vaute (op. cit., p. 66) explique qu’ « appliquée à l’entreprise ou à la commune, l’autogestion fait retour à la zadruga, cette coopérative familiale patriarcale typique des peuples balkaniques. La commune auto-administrée se fonde sur le « droit usuel et moral humaniste séculaire », proclame un officiel yougoslave (STOJKOVIC Andrija, L’humanisme et l’autogestion, in Le socialisme dans la théorie et la pratique yougoslaves, Recueil de conférences, 3, Beograd, 1971, pp. 75-107). Et de citer les anciennes communes paysannes russes ou les communautés auto-administrées en Suisse. Tito y songeait-il déjà, quand il déclarait en 1946 (…) : « Nous ne collectiviserons jamais. Nos agriculteurs ont un système coopératif » ? (SULZBERGER C.L., Dans le tourbillon de l’histoire, Mémoires, Paris 1971, p. 534). »
52. Dirigé par le P. Anton Korosec (1872-1940) qui « fut sans doute l’un des plus grands politiciens du siècle » (VAUTE P., op. cit., p. 67). Il fut l’artisan de l’union des territoires slovènes, croates et serbes de l’Empire austro-hongrois en un État fédéral. Il fut aussi président du Conseil national de ces peuples. Il s’opposa à la dictature monarchique et centralisatrice du roi Alexandre Ier. Après l’assassinat du roi, en 1934, il fut membre du cabinet qui réalisa l’accord avec le parti paysan croate très attaché à son autonomie.(Larousse et Mourre).
53. VAUTE P., op. cit., pp. 66-67.
54. Lettre pastorale du Symposium des Conférences épiscopales d’Afrique et de Madagascar (SCEAM), in DC, 20-1-2002, n° 2262, p. 78.
55. CA 16.
56. Conseil pontifical « Justice et Paix », Compendium de la Doctrine sociale de l’Église (CDSE), Libreria editrice vaticana, 2005, n° 293.
57. Cf. Calenda, 13-11-2000 sur calenda.revues.org.
58. DRACHKOVITCH Milorad M., Lettre ouverte à MM. Paul-Henry Spaak et Max Buset, Bruges, 1952, p. 4, cité in VAUTE P., op. cit., p. 74.
59. Cf. VAUTE P., op. cit., pp. 73-78.
60. FEJTÖ François, Histoire des démocraties populaires, 2, Après Staline, Seuil, 1969, p. 240.
61. Fr. Fejtö cite des analyses où l’on dénonce « l’inspiration manchesterienne » ou « une férocité paléocapitaliste inconnue ailleurs ». (Op. cit., pp. 231 et 240).
62. LENDVAI Paul, L’Europe des Balkans après Staline, Entre nationalisme et communisme, Fayard, 1972, pp. 66 et 144, cité in VAUTE P., op. cit., pp. 70-71. P. Lendvai, autrichien né en 1929 à Budapest, est un analyste politique reconnu internationalement. Il a participé au Forum économique mondial à Davos et Salzbourg et est titulaire de nombreux prix et distinctions.
63. Souvenirs, Ed. E. Grankshaw, 1971, pp. 365-366, cité in VAUTE P., op. cit., p. 70.
64. In Itinéraires, septembre-octobre 1981, p. 118, cité in Le socialisme « à la française », Action familiale et scolaire, sd, p. 25.
65. « La décentralisation de la production, qui assigne aux petites entreprises de multiples tâches, précédemment concentrées dans les grandes unités de production, renforce les petites et moyennes entreprises et leur imprime un nouvel élan. A côté de l’artisanat traditionnel, on voit ainsi émerger de nouvelles entreprises caractérisées par de petites unités de production dans les secteurs modernes ou dans des activités décentralisées par rapport aux grandes entreprises. De nombreuses activités qui, hier, exigeaient un travail salarié sont réalisées aujourd’hui sous de nouvelles formes qui favorisent le travail indépendant et se caractérisent par un élément plus important de risque et de responsabilité.
   Le travail dans les petites et moyennes entreprises, le travail artisanal et le travail indépendant peuvent constituer une occasion de rendre la vie de travail plus humaine, à la fois grâce à la possibilité d’établir des relations interpersonnelles positives dans des communautés de petites dimensions et aux opportunités offertes par un plus grand esprit d’initiative et d’entreprise (…). » (CDSE 315).
   « Un exemple très important et significatif (de coopération) est donné par l’activité en rapport avec les coopératives, les petites et moyennes entreprises, les entreprises artisanales et les exploitations agricoles à dimension familiale. La doctrine sociale a souligné la contribution qu’elles offrent à la mise en valeur du travail, à la croissance du sens de responsabilité personnelle et sociale, à la vie démocratique, aux valeurs humaines utiles au progrès du marché et de la société. » (CDSE 339).
66. Les Églises face à l’entreprise, Cent ans de pensée sociale, réflexions et documents réunis pour l’UNIAPAC par LAURENT Philippe sj et JAHAN Emmanuel, Centurion, pp. 234-261.
67. Id., p. 233.
68. J.-P. Audoyer signale qu’en France, « les syndicalistes (CGT et CGT-FO) (…) dénoncèrent toujours la participation directe comme une forme de collaboration de classe et sa mise en œuvre dans les années 80, comme le triomphe de nouvelles stratégies patronales manipulatoires (…) ». (Op. cit., p. 88).
69. Lors de la Conférence organisée au Parlement fédéral, le 21-3-2003 sur les Sociedades laborales, un participant cita «  l’exemple des années 1970 dans l’industrie textile du Tournaisis où l’on proposait aux travailleurs le rachat de leur entreprise en faillite pour 1 franc symbolique tandis que leurs indemnités étaient transformées en actions. Les travailleurs ont renoncé à leurs droits pour maintenir un équilibre précaire et artificiel. » (Cf. www.actionnariat-salarie.be).
70. Dans sa bibliographie très spécialisée, Ph. de Woot cite MM et PT.
71. Op. cit., p. 215. Notons que l’auteur met d’abord en évidence ce qu’il appelle « la participation ou intégration objective » qui se diffuse avec les progrès de l’automation. Elle se fait au niveau de la formation professionnelle réclamée par une technologie de plus en plus spécialisée ; au niveau des salaires déterminé pour chaque travailleur par la situation économique de l’entreprise ; au niveau de la sécurité de l’emploi réclamée par les syndicats et souhaitée par les directions qui doivent assurer la formation de leur main-d’œuvre qui doit s’adapter aux progrès de l’automation ; au niveau du travail lui-même, enfin, dans la mesure où « l’automation détruit l’émiettement du travail et reconstitue, au niveau de l’équipe, ou de l’ensemble de l’entreprise, une vision synthétique des opérations. »(Op. cit., pp. 208-209).
72. Cette participation fonctionnelle découle de plusieurs facteurs:
   « -l’assouplissement des structures d’organisation ; la diffusion des responsabilités par une délégation poussée des pouvoirs ; l’élargissement et la rotation des rôles (…) en vue d’en augmenter l’intérêt et la variété ;
   -le style de commandement centré sur l’homme et sur le groupe autant que sur la tâche ; parmi les méthodes permettant de se centrer sur l’homme, on peut citer notamment l’interview, l’appréciation du mérite, les plans de carrière…​ ;
   -le travail de groupe, la décision de groupe, les structures de groupe chaque fois que la tâche les rend possibles ;
   -une information très poussée des membres de l’entreprise et l’établissement de systèmes de communications multilatérales et aussi libres que possible ;
   -l’adoption et la généralisation des outils de gestion modernes ; ceux-ci permettent d’augmenter la compétence des individus, de diffuser les responsabilités et d’établir les relations d’autorité sur des bases objectives ;
   -la formation continue des cadres et du personnel ; celle-ci ne concerne pas seulement les problèmes fonctionnels mais les problèmes humains, le travail des groupes et leur conduite. » (Op. cit., p. 210).
73. Id., p. 216.
74. Pour que les travailleurs s’identifient à l’entreprise, « intériorisent » sa fonction, fassent leurs ses objectifs, liberté et contrôle doivent se conjuguer : « Pour les psychologues, il est nécessaire que l’organisation permette à l’individu de définir ses buts immédiats et de choisir les moyens adéquats pour les atteindre ; qu’elle lui permette de relier ses buts à ceux de l’entreprise, d’évaluer son efficacité dans ce cadre élargi et de manifester librement son dynamisme.
   De plus, les psychologues suggèrent qu’une véritable « intériorisation » par l’individu des buts de l’organisation elle-même, suppose une participation aux décisions et une participation aux résultats. (…) Les recherches en sociologie vont dans le même sens. » (Id., pp. 212-213).
75. Op. cit., pp. 215-216. L’auteur ajoute et nous y reviendrons, que la créativité est tributaire aussi de la concertation : de l’organisation professionnelle, du dialogue social et d’une politique industrielle. ( Id., pp. 217-241).
76. Voici comment Ph. de Woot décrit la maturité du travailleur: « l’individu arrivé à maturité est capable de se consacrer à la tâche pour elle-même. Il se réalise à travers l’œuvre à accomplir. Celle-ci devient une fin poursuivie pour elle-même et non pour satisfaire un besoin particulier de l’individu comme la sécurité, le prestige ou la puissance.
   Dans cette optique, l’individu mûr perçoit la réalité comme elle est ; il accepte les autres et lui-même pour ce qu’ils sont ; il est capable de s’adapter à l’évolution des situations ; il parvient à s’identifier à l’œuvre et, par là, il supprime la divergence entre l’organisation et l’individu. » (Op. cit., pp. 127-128).
77. LE 15. Les travailleurs doivent s’efforcer « d’obtenir le plein respect de leur dignité et une participation plus large à la vie de l’entreprise, de manière que, tout en travaillant avec d’autres et sous la direction d’autres personnes, ils puissent en un sens travailler « à leur compte », en exerçant leur intelligence et leur liberté. » (CA 43).
78. Beaucoup de chercheurs « soulignent l’attitude ambigüe de l’individu à l’égard de la participation. d’une part, il aspire à diminuer les aliénations dont il souffre ; d’autre part, il adopte un comportement réservé, sinon hostile, à l’égard de la participation.
   Celle-ci en effet implique un effort, un dynamisme, des risques qui n’existent pas dans un système bureaucratique rigide. La participation ne va pas de soi ; elle ne se fera pas sans contrepartie substantielle ». (WOOT Ph. de, op. cit., p. 213).
79. AUDOYER J.-P., op. cit., p. 113. On trouvera un résumé du livre de J.-P. Audoyer sur biblio.domuni.org: PRADINES Ph., Management, La subisdiarité, Organisation de l’entreprise et enseignement de l’Église, sur. https://www.domuni.eu/media/kit_upload/PDF/fr/resources/Subsidiarite-Pradines.pdf
80. Il y eut des précurseurs, nous l’avons vu. J.-P. Audoyer cite Hyacinthe Dubreuil (1883-1971). Ce serrurier, Compagnon du devoir, militant de la CGT (1900), fut secrétaire général du syndicat des ouvriers mécaniciens de la Seine (1914). Il partit travailler chez Ford, à Détroit et, de cette expérience, il tira une critique du taylorisme et proposa de réorganiser le travail par la création d’unités décentralisées, la participation aux bénéfices, la désignation par chaque groupe autonome de son chef, etc.. Il développera ses idées dans de nombreux livres dont les premiers sont restés célèbres : Standards, Grasset, 1929 ; Nouveaux Standards, Grasset, 1931 ; La chevalerie du travail, chez Grasset également.
81. Id., p. 114.
82. La « business ethics », très en vogue à partir des années 1990, aux États-Unis d’abord, « renvoie davantage à l’efficacité qu’au bien agir » et apparaît surtout comme un alibi en détournant le sens du mot « éthique » pour garantir plus d’efficacité par le biais de la motivation et de l’adhésion du personnel. « L’éthique d’entreprise se présente la plupart du temps sous l’aspect d’un code de bonne conduite ou d’une charte. Mais, contrairement à la réalité, ces textes n’ont jamais pour vocation explicite de « mobiliser » le personnel, de se protéger des agissements non conformes des salariés oui d’améliorer l’image de l’entreprise. Ils veulent aussi suggérer aux salariés des comportements moraux. Ils cherchent à discipliner leurs instincts et leurs passions.
   Derrière les codes et autres chartes, nous voyons donc resurgir les morales de l’obligation d’autrefois (…) ». (Id., pp. 108-109).
   Comme l’écrivait un caricaturiste ; « L’éthique a une place importante dans notre entreprise…​ Elle nous a d’ailleurs permis de gagner 4% de parts de marché ! ».
83. « Le concept de projet implique (…) qu’il soit d’abord l’œuvre de l’entreprise pour devenir projet d’entreprise. (…) Les déceptions remarquées ici et là après la mise en place d’un projet d’entreprise résultent pour l’essentiel de cette erreur initiale.
   La démarche « projet d’entreprise » doit se concevoir comme un acte d’intercompréhension, un acte de communication, compris et conçu dans le sens de « rendre humain » ; ceci exclut (…) l’action stratégique (c’est-à-dire orientée vers le succès) et la négociation (comme compromis entre intérêts particuliers). (…)
   Si mis en œuvre, il devient un « agir communicationnel » destiné à faire participer l’ensemble des membres de la communauté-entreprise à la définition du bien commun, il est alors en tout point compatible avec les principes de la morale sociale chrétienne ». (AUDOYER J.-P., op. cit., pp. 105-106 et 108).
84. Ce qui est visé ici ce n’est pas la « saine culture d’entreprise » souhaitée par Jean-Paul II et qui, pour lui est liée à une « culture de l’initiative », à une « culture du travail » et à une « culture de la solidarité » (Discours aux représentants du monde des entreprises, Agrigente, 9-5-1993, OR 1-6-1993, p. 4). Ce qui est visé, c’est la « culture d’entreprise » telle qu’elle a été conçu par William G. Ouchi, à partir du modèle japonais, dans son livre Théorie Z, InterEditions, 1981. La culture d’entreprise, selon Ouchi, est « un levier supplémentaire pour l’action. L’entreprise est amenée à proposer un système de croyances et de valeurs, une morale de l’action propre à entraîner l’adhésion des salariés. Travailler dans une entreprise implique alors l’adhésion à tout un système de valeurs, à une philosophie (…) ». Dans la pensée de l’Église, « l’unité est (…) davantage à réaliser dans le respect des différences que dans la recherche d’un unanimisme réducteur. » (AUDOYER J.-P., op. cit., pp. 186-187).
85. Ensemble d’activités visant au renforcement ou à l’amélioration de l’esprit d’équipe. Des sociétés spécialisées proposent des événements que les entreprises rendent plus ou moins obligatoires : navigation d’entreprise, parcours-aventure, fitness, improvisation théâtrale, cuisine, musique, etc..
86. Op. cit., pp. 117-178.
87. Id., pp. 138-139.
88. « Il n’est plus ni le meilleur exécutant ni le meilleur expert. il est celui qui clarifie les objectifs à atteindre, les priorités à respecter, les interdictions à ne pas transgresser, les erreurs à ne pas répéter. Il est le gardien des finalités, celui qui négocie les compromis entre progrès technique et rentabilité, qualité de vie des salariés et respect des délais, entre le souhaitable et le possible, entre la pression d’objectifs descendant du haut et celle des moyens demandés par la base ». Il est « un communicateur, un négociateur, un pédagogue, un anticipateur ». (Id., p. 135). « Le rôle du chef sera désormais d’éduquer, au terme de la mission, le collaborateur. Il analysera avec lui ses résultats, il valorisera ses réussites, corrigera ses erreurs en apportant des éléments tirés de sa propre expérience. Cet accompagnement sera d’autant plus pertinent que le chef aura délégué de préférence ce qu’il sait bien faire lui-même et ce qu’il aime faire, car ce sont les domaines où il saura le mieux conseiller et contrôler. Le chef déterminera la durée et le champ d’autonomie en fonction de la sécurité psychologique du subordonné et de sa compétence professionnelle. C’est la prudence du chef qui en fixera les limites et celles-ci ne sont jamais définitives mais doivent évoluer en fonction du développement de la personnalité du collaborateur. Le passage de la directivité à la délégation oblige donc à une évaluation régulière du subordonné. Le rôle du chef délégant apparaît ainsi comme essentiellement éducatif et il le restera tout au long du passage au management délégataire, se faisant tantôt plus directif, tantôt plus persuasif. Toutefois il ne devra jamais être laxiste en pratiquant le contrôle et faible e’n sanctionnant les manquements le cas échéant. » (Id., p. 143). Jean-Paul II disait à des entrepreneurs : la « vocation à l’initiative se révèle être (…) un appel au service. Placée dans le cadre d’une dynamique d’amour, elle aide celui qui a le don de l’interdépendance et la responsabilité d’un rôle de guide, à comprendre qu’il doit prendre en charge ses frères. » (Discours aux représentants du monde des entreprises, Agrigente, 9-5-1993, OR 1-6-1993, p. 4).
89. Id., p. 141.
90. Dans le sens habituel du mot « leader » car nous verrons, dans la dernière partie, qu’un bon leader est un coach !
91. Id., p. 153.
92. Id., p. 133.
93. La solidarité ne se limite pas aux relations patron-employé ; rappelons la solidarité de tous les acteurs d’une entreprise en difficulté pour sauver l’emploi, par exemple, la solidarité professionnelle, la solidarité syndicale traditionnellement dans la revendication mais aussi et surtout parce que le syndicat peut et devrait, de plus en plus, aider les travailleurs « à participer d’une façon pleinement humaine à la vie de l’entreprise » (CA 15).
94. Cf. Paul VI : « toute activité particulière doit se replacer dans cette société élargie et prend, par là même, la dimension du bien commun ». (OA 24).

⁢e. Responsabilité des consommateurs

On a trop souvent oublié, dans la vie économique, un troisième acteur: le consommateur. Son rôle peut être très important aujourd’hui : « les consommateurs, qui disposent très souvent de vastes marges de pouvoir d’achat, bien au-delà du seuil de subsistance, peuvent beaucoup influer sur la réalité économique par leurs libres choix entre consommation et épargne. (…) Aujourd’hui plus que par le passé, il est possible d’évaluer les options disponibles non seulement sur la base du rendement prévu ou de leur degré de risque, mais aussi en exprimant un jugement de valeur sur les projets d’investissement que ces ressources iront financer (…). »⁠[1] Les consommateurs ont « la possibilité d’orienter, grâce à une plus grande circulation des informations, grâce à une plus grande circulation des informations, le comportement des producteurs, à travers la décision - individuelle ou collective[2] - de préférer les produits de certaines entreprises à d’autres, en tenant compte non seulement des prix et de la qualité des produits, mais aussi de l’existence de conditions de travail correctes dans les entreprises, ainsi que du degré de protection assuré au milieu naturel environnant. »[3]

Il reviendra à Jean-Paul de soutenir l’idée et de dénoncer « les excès de la société de consommation »[4] qui se sont manifestés à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Mais Jean-Paul II reprendra et adaptera aux nouveautés du temps des principes simples mais fondamentaux que l’Église ne cesse de rappeler depuis Léon XIII dans sa morale sociale.

Le but de l’économie est de répondre à des besoins. L’homme, avons-nous dit, est né pauvre, démuni, il a besoin pour croître d’un certain nombre de biens divers. Mais comme sa vocation ultime est surnaturelle, les biens surnaturels doivent l’emporter et il doit user des choses du monde autant qu’elles lui sont nécessaires mais pas davantage suivant l’heureux principe et fondement de saint Ignace. L’économie, au service de l’homme et de son développement doit tenir compte de cette hiérarchie, de cette éthique qui doit guider chacun d’entre nous qu’il soit entrepreneur ou client.

Cette philosophie est bien présente dans Rerum novarum : « Nul ne saurait avoir une intelligence vraie de la vie mortelle, ni l’estimer à sa juste valeur, s’il ne s’élève jusqu’à la considération de cette autre vie qui est immortelle. Celle-ci supprimée, toute espèce et toute vraie notion de bien disparaît. »[5] « La vraie dignité de l’homme et son excellence résident dans ses mœurs, c’est-à-dire dans sa vertu ; la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches ; seuls la vertu et les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront la récompense de l’éternelle béatitude ».⁠[6] C’est pourquoi la vie du travailleur-consommateur est présentée, par Léon XIII, sans opulence : « L’ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille, s’appliquera, s’il est sage, à être économe. Suivant le conseil que semble lui donner la nature elle-même, il visera, par de prudentes épargnes, à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine. »[7] On remarquera l’appel à la sagesse, à l’économie, et les adjectifs « petit » et « modeste ». Dans la poursuite des biens essentiels à la vie chrétienne, sobriété, tempérance, modération, détachement, etc., nous permettent de nous attacher à ce qui en vaut vraiment la peine et ne pas nous laisser détourner de notre véritable vocation.⁠[8]

« La loi naturelle, dira Pie XI, c’est-à-dire la volonté divine manifestée par elle, exige que les ressources de la nature soient mises au service des besoins humains d’une manière parfaitement ordonnée (…) »[9] Quand il parle de rétablir l’ordre dans la vie économique, il vise « cet ordre qui place en Dieu le terme premier et suprême de toute activité créée, et n’apprécie les biens de ce monde que comme de simples moyens dont il faut user dans la mesure où ils conduisent à cette fin. » Le Créateur « a placé l’homme sur la terre pour qu’il la travaille et la fasse servir à toutes ses nécessités. Il n’est donc pas interdit à ceux qui produisent d’accroître honnêtement leurs biens ; il est équitable, au contraire, que quiconque rend service à la société et l’enrichit profite, lui aussi, selon sa condition, de l’accroissement des biens communs, pourvu que, dans l’acquisition de la fortune, il respecte la loi de Dieu et les droits du prochain, et que, dans l’usage qu’il en fait, il obéisse aux règles de la foi et de la raison. Si tout le monde, partout et toujours, se conformait à ces règles de conduite, non seulement la production et l’acquisition des biens de ce monde, mais encore leur consommation, aujourd’hui souvent si désordonnée, seraient bientôt ramenées dans les limites de l’équité et d’une juste répartition ; à l’égoïsme sans frein, qui est la honte et le grand péché de notre siècle, la réalité des faits opposerait cette règle à la fois très douce et très forte de la modération chrétienne, qui ordonne à l’homme de chercher avant tout le règne de Dieu et de sa justice, dans la certitude que les biens temporels eux-mêmes lui seront donnés par surcroît en vertu d’une promesse formelle de la libéralité divine. »[10]

Une des erreurs du libéralisme, du socialisme, de toutes les doctrines qui nient Dieu ou le relèguent au fond des consciences, est de ne retenir que les buts matériels : « La déchristianisation de la vie sociale et économique et sa conséquence, l’apostasie des masses laborieuses, résultent des affections désordonnées de l’âme, triste suite du péché originel qui, ayant détruit l’harmonieux équilibre des facultés, dispose les hommes à l’entraînement facile des passions mauvaises et les incite violemment à mettre les biens périssables de ce monde au-dessus des biens durables de l’ordre surnaturel. De là cette soif insatiable des richesses et des biens temporels qui, de tout temps sans doute, a poussé l’homme à violer la loi de Dieu et à fouler aux pieds les droits du prochain, mais qui, dans le régime économique moderne, expose la fragilité humaine à tomber beaucoup plus fréquemment. »[11]

Loin de ces égarements, dans une perspective chrétienne mais aussi de sagesse humaine, « …​il importe à l’intérêt commun que les travailleurs et employés puissent, une fois couvertes les dépenses indispensables, mettre en réserve une partie de leurs salaires afin de se constituer ainsi une modeste fortune. »[12] Les biens produits « doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice. »[13]

A de nombreuses reprises, Pie XII développera cette « philosophie » : la production doit répondre aux besoins de l’homme mais des besoins ordonnés. Si « la fin de l’organisme économique et social, à laquelle il faut ici se référer, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique ont le moyen de procurer », on doit, en même temps, dénoncer « l’accroissement intolérable des dépenses superflues et déraisonnables » parce qu’elles « contrastent durement avec la misère du plus grand nombre ». Il faut tendre « à une plus juste distribution de la richesse »[14], éviter la « consommation sans frein, cancer de l’économie sociale d’aujourd’hui », et faire « passer le nécessaire avant ce qui est seulement utile et agréable »[15]

De plus, « Celui qui veut porter secours aux besoins des individus et des peuples, ne peut attendre le salut d’un système impersonnel d’hommes et de choses, même fortement développé sous l’aspect technique. Tout plan ou programme doit s’inspirer du principe que l’homme comme sujet, gardien et promoteur des valeurs humaines est au-dessus des choses et au-dessus des applications du progrès technique et qu’il faut avant tout préserver d’une « dépersonnalisation » malsaines les formes fondamentales de l’ordre social (…) et les utiliser pour créer et développer les relations humaines. Quand les forces sociales seront ordonnées à ce but, non seulement elles s’acquitteront de leur fonction naturelle, mais elles apporteront une contribution importante au soulagement des nécessités présentes parce que la mission leur appartient de promouvoir la pleine solidarité réciproque des hommes et des peuples. » En effet, « la fin de l’économie publique », c’est d’« assurer la satisfaction permanente des besoins en biens et services matériels, ordonnés à leur tour à l’élévation du niveau moral, culturel et religieux. »[16]

Certains prétendent que « l’économie (…) a ses lois et (que) l’homme doit tenir compte uniquement de celles-ci dans l’exercice de ses activités économiques, sans d’autres limites que celles imposées par le calcul utilitaire. Mais si la construction fictive de l’homo oeconomicus peut être possible dans un domaine abstrait, elle ne l’est plus quand on descend sur le terrain pratique ; et les douloureuses expériences de ces dernières décades ont démontré avec éloquence combien il était dangereux, même dans le domaine économique, de subordonner l’honnête à l’utile, et combien il était illusoire de croire que la satisfaction des impératifs économiques suffit à apaiser et à remplacer les exigences de l’esprit, qui réclame sa supériorité sur la matière. (…)

Avant tout, il faut que l’économie soit organisée de manière à répondre toujours mieux à son but final, qui est de satisfaire les besoins de l’homme ; c’est-à-dire (…) « qu’elle doit mettre de manière stable à la portée de tous les membres de la société les conditions matérielles réclamées pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle »[17]. En effet, dans une société bien ordonnée doit se trouver, comme l’affirme justement le Docteur angélique[18], corporalium bonorum sufficientia, quorum usus est necessarius ad actum virtutis. »[19]

L’idée des Souverains Pontifes n’est donc pas de prêcher en faveur d’une économie de disette confinée dans la satisfaction des besoins les plus élémentaires et les plus immédiats mais de préserver, dans toute expansion économique, les valeurs humaines les plus hautes.

Le concile Vatican II est bien conscient que « le progrès dans les modes de production et dans l’organisation des échanges de biens et de services a fait de l’économie un instrument apte à mieux satisfaire les besoins accrus de la famille humaine ».⁠[20] Un peu plus loin, le texte présentera la production comme réponse aux « aspirations plus vastes du genre humain » : « Aujourd’hui plus que jamais, pour faire face à l’accroissement de la population et pour répondre aux aspirations plus vastes du genre humain, on s’efforce à bon droit d’élever le niveau de la production agricole et industrielle, ainsi que le volume des services offerts. C’est pourquoi il faut encourager le progrès technique, l’esprit d’innovation, la création et l’extension d’entreprises, l’adaptation des méthodes, les efforts soutenus de tous ceux qui participent à la production, en un mot tout ce qui peut contribuer à cet essor. »[21]

Les besoins changent et s’accroissent au fil de l’histoire humaine et Gaudium et spes semble même indiquer un saut qualitatif en ne parlant plus seulement de besoins mais d’aspirations. Serait-ce de simples synonymes, interchangeables ?

Paul VI définit ainsi les « aspirations des hommes » : « Etre affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable ; participer davantage aux responsabilités, hors de toute oppression, à l’abri de situations qui offensent leur dignité d’hommes, être plus instruits ; en un mot, faire, connaître, et avoir plus, pour être plus : telle est l’aspiration des hommes d’aujourd’hui, alors qu’un grand nombre d’entre eux sont condamnés à vivre dans des conditions qui rendent illusoire ce désir légitime. »[22]

Commentant ce paragraphe, J.-Y Calvez fait remarquer que l’ »aspiration » dans le texte de Paul VI comporte d’abord des besoins élémentaires, puis des « requêtes qui ont trait à la dignité ». Pour lui, cette formulation indique « une continuité des uns aux autres »[23] et la nécessité de prêter attention à toutes les dimensions de la personne. C’est d’ailleurs, pour cette raison, que nous avons vu l’Église réclamer, après le juste salaire, la participation toujours plus large des travailleurs à la vie de l’entreprise. La production des biens ne se fait pas n’importe comment. Il ne suffit pas de satisfaire, même parfaitement, les besoins, encore faut-il que les moyens soient adaptés à la fin. Si la production est pour les hommes, elle se fait par les hommes⁠[24] : le but de la vie économique « c’est de mettre d’une façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle. (…) La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté. (…) La vraie et saine liberté ne peut être que la liberté d’hommes qui, se sentant solidairement liés en vue du but objectif de l’économie sociale, sont en droit d’exiger que l’ordre social de l’économie loin de porter la moindre atteinte à leur liberté dans le choix des moyens adaptés à ce but, la garantisse et la protège. Ceci vaut également pour tout genre de travail, indépendant ou dépendant, car, en regard de la fin de l’économie sociale, tout membre producteur est sujet et non pas objet de l’économie sociale. »[25]

La vie économique est donc ordonnée aux besoins intégraux des hommes qu’elle sert ou qu’elle emploie respectueusement, comme elle est aussi, rappelons-le, ordonnée à la nature qu’elle utilise et transforme respectueusement. « Le but fondamental de la production n’est pas la seule multiplication des biens produits, ni le profit, ni la puissance ; c’est le service de l’homme : de l’homme tout entier, selon la hiérarchie de ses besoins matériels comme des exigences de sa vie intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse ; de tout homme (…), de tout groupe d’hommes, sans distinction de race ou de continent. »[26].

Pie XII distinguait les besoins « élémentaires », « primordiaux », « réels »[27], « normaux » des « exigences excitées artificiellement »[28], « telles que le désir antichrétien et immodéré du plaisir ». Comme besoins à satisfaire « d’urgence », Pie XII citait: « les aliments, le vêtement, l’habitation, l’éducation des enfants, la saine restauration de l’âme et du corps. »[29] La liste n’est pas exhaustive car, à tel stade de la croissance humaine, tel besoin qui n’était pas primordial ou urgent peut le devenir. Comme l’écrit justement le P. Calvez, « dès que l’homme a échappé aux contraintes les plus immédiates, il est à même de mettre un certain ordre dans la satisfaction de ses besoins. »[30] Ils n’ont pas tous la même importance ni la même urgence pour tous à tout moment. Il n’empêche que certains besoins sont si élémentaires, primordiaux, réels, normaux, qu’on les a considéré comme des droits qui constituent « la règle suprême de la vie économique ».⁠[31]

Un des grands dangers actuels, c’est l’« économisme »⁠[32] que le Concile a analysé en constatant qu’à côté des progrès précieux de la vie économique et sociale, « ...les sujets d’inquiétude ne manquent pas. Beaucoup d’hommes, surtout dans les régions du monde économiquement développées, apparaissent comme dominés par l’économique : presque toute leur existence personnelle et sociale est imbue d’un certain « économisme », et cela aussi bien dans les pays favorables à l’économie collectiviste que dans les autres. A un moment où le développement de l’économie, orienté et coordonné d’une manière rationnelle et humaine, permettrait d’atténuer les inégalités sociales, il conduit trop souvent à leur aggravation et même, ici ou là, à une régression de la condition sociale des faibles et au mépris des pauvres. Alors que des foules immenses manquent encore du strict nécessaire, certains, même dans les régions moins développées, vivent dans l’opulence ou gaspillent sans compter. Le luxe côtoie la misère. Tandis qu’un petit nombre d’hommes disposent d’un très ample pouvoir de décision, beaucoup sont privés de presque toute possibilité d’initiative personnelle et de responsabilité ; souvent même, ils sont placés dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne humaine. »[33]

Jean-Paul II dénoncera à nouveau cet « économisme » dans Laborem exercens parce qu’il « comporte, directement ou indirectement, la conviction du primat et de la supériorité de ce qui est matériel, tandis qu’il place, directement ou indirectement, ce qui est spirituel et personnel (l’agir de l’homme, les valeurs morales et similaires) dans une position subordonnée par rapport à la réalité matérielle. »[34]

Dans Centesimus annus[35], le saint Père reviendra sur les liens entre économisme et consommation. « Dans les étapes antérieures du développement, explique Jean-Paul II, l’homme a toujours vécu sous l’emprise de la nécessité. Ses besoins étaient réduits, définis en quelque sorte par les seules structures objectives de sa constitution physique, et l’activité économique était conçue pour les satisfaire ». A l’heure actuelle, « le problème n’est pas seulement de lui offrir une quantité suffisante de biens, mais de répondre à une demande de qualité : qualité des marchandises à produire et à consommer ; qualité des services dont on doit disposer ; qualité du milieu et de la vie en général ». En principe, cette « demande d’une existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche en soi est légitime ». Mais ces besoins nouveaux et les méthodes nouvelles nécessaires pour les satisfaire doivent aussi s’inspirer « d’une image intégrale de l’homme qui respecte toutes les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles. » Autrement dit, « il n’est pas mauvais de vouloir vivre mieux, mais ce qui est mauvais, c’est le style de vie qui prétend être meilleur quand il est orienté vers l’avoir et non vers l’être, et quand on veut avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l’existence avec une jouissance qui est à elle-même sa propre fin.«  Les pays riches ressentent « souvent une sorte d’égarement existentiel, une incapacité à vivre et à profiter justement du sens de la vie, même dans l’abondance des biens matériels, une aliénation et une perte de la propre humanité chez de nombreuses personnes, qui se sentent réduites au rôle d’engrenages dans le mécanisme de la production et de la consommation et ne trouvent pas le moyen d’affirmer leur propre dignité d’hommes, faits à l’image et à la ressemblance de Dieu. »[36]

Voilà le danger de « la société de consommation ». Danger manifeste dans la consommation de la drogue, de la pornographie⁠[37] et, dit Jean-Paul II, « d’autres formes de consommation, exploitant la fragilité des faibles, cherchent à remplir le vide spirituel qui s’est produit. » Comment dès lors éviter les pièges de la consommation et les égarements de la production, comment éviter l’irruption d’un certain matérialisme dans la vie quotidienne ?

Le système économique n’est pas capable par lui-même de faire le tri entre les vrais besoins et les besoins aliénants : Il ne possède pas « dans on propre cadre des critères qui permettent de distinguer correctement les formes nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité ». Les causes des dérèglements de la vie économique et sociale ne sont pas tant à chercher « dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services. »[38] Il est donc nécessaire et urgent, à la lumière d’une juste conception de l’homme, d’éduquer les consommateurs « à un usage responsable de leur pouvoir de choisir », de former, chez les producteurs et surtout chez les professionnels des moyens de communication sociale, « un sens aigu de leurs responsabilités » et de prévoir l’intervention des pouvoirs publics⁠[39]. « Il est donc nécessaire de s’employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement[40] soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune ». Un mode de vie, ne l’oublions pas, qui soit aussi mesuré par la nécessité de respecter le milieu naturel et le milieu humain: la ville, la famille, le mariage et la vie.⁠[41]

Hélas, aujourd’hui, la publicité s’avère souvent l’adversaire le plus redoutable du mode de vie sage et chrétien. Elle est indispensable et présente bien des avantages sur le plan économique⁠[42] mais elle est source aussi de nombreux préjudices.

Souvent, « ...la publicité est utilisée moins pour informer que pour persuader et pour motiver les gens - convaincre les personnes d’agir d’une certaine manière ; d’acheter certains produits ou de recourir à certains services, de patronner certaines institutions, et d’autres attitudes semblables. C’est en ce domaine que des abus spécifiques peuvent se vérifier. La pratique d’une publicité de choc centrée sur la « marque » commerciale soulève de nombreux problèmes. Souvent il n’y a que quelques différences négligeables entre des produits de genre similaire, vendus par des entreprises commerciales concurrentes. La publicité tente alors de pousser les personnes à se décider sur la base de motivations irrationnelles (« fidélité à un label » ou à une « griffe », prestige du statut social, mode, « sex appeal », etc.) au lieu de présenter les différences qui concernent le prix et la qualité des produits comme des bases de choix rationnel. La publicité peut aussi être, et elle l’est souvent, un instrument au service du « phénomène de la société de consommation » (…). Parfois les publicitaires affirment qu’un des devoirs de leur profession consiste en la « création » de besoins pour des produits et des services - c’est-à-dire de faire en sorte que les personnes ressentent et se laissent guider par un vif désir d’articles ou de services dont ils n’ont pas besoin » et qui peuvent entraîner des habitudes de consommation et des styles de vie illégitimes et malsains à tous points de vue. « Il s’agit là d’un abus grave ainsi que d’un affront à la dignité humaine et au bien commun quand cela se produit dans des sociétés opulentes. Toutefois l’abus est encore plus grave si ces attitudes de consommation et ces options sont diffusées par les medias et par la publicité dans des pays en voie de développement où ils exacerbent les crises socio-économiques et portent atteinte aux pauvres. (…) De même, la tâche des pays qui tentent de mettre sur pied des économies de marché au service des besoins et des intérêts des personnes, après des décennies de systèmes centralisés sous un strict contrôle de l’État, est rendue plus ardue par la publicité qui favorise des attitudes de consommation et des choix qui offensent la dignité humaine et le bien commun. La problème est particulièrement aigu lorsque, comme cela arrive souvent, la dignité et le bien-être des membres les plus pauvres et les plus faibles de la société sont en jeu. » En conclusion, l’Église invite « les professionnels de la publicité, ainsi que tous ceux qui sont engagés dans le processus de commissionnement et de diffusion publicitaires, à en éliminer tous les aspects socialement nuisibles et à adopter des règles éthiques fermes en ce qui concerne la véracité, la dignité humaine et les responsabilités sociales. »[43]

La réforme économique et sociale esquissée dans ses principes réclame l’engagement de tous les acteurs, entrepreneurs, travailleurs, consommateurs et que l’État, nous allons le voir dans le volume suivant, retrouve sa véritable vocation et exerce sans compromissions ses responsabilités. Mais, une fois de plus, cet engagement ne peut naître que d’une conversion personnelle de chacun. On n’est pas spontanément solidaire et tempérant et même si, on a pu constater que la raison et même parfois l’intérêt pouvaient conduire à des réformes intéressantes, la construction d’un nouvel ordre économique et social réclame que la conscience s’ouvre à un appel plus profond. Pour éviter l’anarchie ou la contrainte et que l’acte économique devienne à son tour témoignage ou du moins qu’il permette à chacun de croître et de s’épanouir à l’image de Dieu.


1. CDSE 358.
2. Pensons aux associations de consommateurs.
3. CDSE 359.
4. CA 36.
5. RN, 451 in Marmy.
6. RN, 456 in Marmy.
7. RN, 479 in Marmy.
8. A ce propos, Pie XII rappelant Léon XIII, expliquera que la pratique de la vie chrétienne « contribue par elle-même à la prospérité extérieure (…) parce qu’elle conduit à ces vertus qui préservent l’homme d’une estime excessive des choses de ce monde et qui donnent spécialement à ceux qui jouissent des biens de la fortune, la fermeté dans ce qui a été à juste titre appelé l’« aurea mediocritas » : l’inestimable modération. De la sorte, la juste mesure, la véritable harmonie et l’authentique stabilité favorisent le progrès de la société humaine, progrès conforme à la nature et par conséquent accepté par Dieu. » (Allocution à des ouvriers italiens, 14-5-1953).
9. QA, 556 in Marmy.
10. QA, 607 in Marmy. Cf. Mt 6, 25-34: « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? Qui d’entre vous d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas en disant : qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? De quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain: demain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. »
11. QA, 603 in Marmy.
12. QA, 570 in Marmy.
13. QA, 571 in Marmy.
14. Lettre à M. Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 7-7-1952.
15. Allocution aux Dirigeants de Sociétés d’Habitations à bon marché, 21-11-1953.
16. Radiomessage au monde, 24-12-1952.
17. PIE XII, Discours aux membres du Congrès des échanges internationaux, 7-3-1948.
18. De Regimine Principium, I, c 15.
19. Au nom de Pie XII, Lettre de Mgr Dell’Acqua, substitut à la Secrétairerie d’État à l’occasion de la Semaine sociale des catholiques d’Italie, 22-9-1956.
20. GS 63.
21. GS 64.
22. PP 6.
23. L’économie, l’homme, la société, Desclée De brouwer, 1989, p. 77.
24. PIE XII, Lettre à M. Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 18-7-1947.
25. Pie XII, Discours aux membres du Congrès des Echanges internationaux, 7-3-1948.
26. GS 64.
27. Allocution aux Membres du Bureau international du travail, 25 mars 1949.
28. Allocution à des ouvriers italiens, 14-5-1953.
29. Discours aux Associations catholiques des travailleurs italiens, 29-6-1948.
30. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 80. Il explique que l’homme est « un être-de-besoin fondamentalement tourné vers la nature, il ne l’est cependant pas que par des instincts. Même prenant racine dans des instincts, ses besoins sont vite au-delà. En d’autres termes encore, il y a, chez l’homme, conscience de son orientation vers la nature. Conscient du besoin. Il en résulte qu’entre le besoin et sa satisfaction, l’homme intervient par une activité propre, intelligente, un travail (…). Mais il en résulte d’abord que l’homme est capable de comprendre ses besoins mêmes, de les organiser, de les hiérarchiser.
   Il y est même obligé. C’est en effet le propre du besoin de l’homme de n’être pas limité, comme l’est l’appétit instinctif de l’animal. Le besoin de l’homme est universel et s’adresse en un certain sens à la totalité de la nature. L’homme doit donc ordonner ses besoins. »
31. Id., p. 82. Cf PC 12.
32. Sans utiliser le mot, c’est ce processus que Pie XII décrit en faisant remarquer que « plus exclusivement et incessamment se renforce la tendance à la consommation, d’autant plus l’économie cesse d’avoir pour objet l’homme réel et normal, l’homme qui ordonne et mesure les exigences de la vie terrestre à sa fin ultime et à la loi de Dieu. » (Allocution à des ouvriers italiens, 14-5-1953).
33. GS 63 § 3.
34. LE 13.
35. CA 36.
36. JEAN-PAUL II, Discours à l’Audience générale, 1-5-1991, in OR 7-5-1991, p. 4.
37. Rien de puritain dans ce constat qui est très en deçà de la dénonciation d’un Michel Clouscard (Le capitalisme de la séduction, Editions sociales, 1981) ou d’un Jean Baudrillard (La société de consommation, Idées/Gallimard, 1970), sociologues « marxiens », pourrait-on dire. Le premier décrit sans complaisance notre culture de la « frivolité », s’ingéniant à montrer que « l’objet produit à son tour un usage » (p. 18) et que l’acquisition de certains objets motivée au départ par une volonté contestatrice aboutit à un asservissement. Ainsi en est-il notamment pour la drogue et la sexualité. « Le drogué, écrit-il, est l’essence même de la société de consommation. Alors que son image idéologique prétend le contraire. La drogue est le fétiche par excellence de la consommation » (p. 89). Par ailleurs, «  l’idéologie de la consommation fait de la sexualité une consommation parmi d’autres. La psyché se paupérise, se banalise à l’extrême. Après avoir écarté l’imaginaire de l’attente, l’idéologie dévalorise l’acte sexuel en le réduisant à un acte d’usage, à la consommation (du plaisir) » (p. 113). Pour J. Baudrillard, le corps est devenu « le plus bel objet de consommation » (p. 199). Objet désormais de toutes les sollicitudes, le corps est « réapproprié » mais il « ne l’est pas selon les finalités autonomes du sujet, mais selon un principe normatif de jouissance et de rentabilité hédoniste, selon une contrainte d’instrumentalité directement indexée sur le code et les normes d’une société de production et de consommation dirigée » (p. 204).
   Pour ce qui est des autres consommations aliénantes, Clouscard cite le rock, la mode vestimentaire, la moto, la chaîne hi-fi, la guitare électrique, le nikon, et ces lieux de consommation aliénante que sont la « boîte », la bande, le club de vacances ; Baudrillard dénonce le pop, le fun-system, le pop, la mode « néo », le computer, le gadget, le kitsch, l’obsession de la forme, de la minceur, le culte médical, la publicité, etc.. On pourrait, hélas, aujourd’hui, encore allonger la liste et évoquer, par exemple, les jeux video.
38. CA 39. Plus radicalement, Benoît XVI écrira que « l’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain. » De plus, « l’amour de Dieu nous appelle à sortir de ce qui est limité et non définitif ; il nous donne le courage d’agir et de persévérer dans la recherche du bien de tous, même s’il bne se réalise pas immédiatement, même si ce que nous-mêmes, les autorités politiques, ainsi que les acteurs économiques réussissons à faire est toujours inférieur à ce à quoi nous aspirons. » (CV 78).
39. Nous reviendrons sur ce dernier point dans la partie suivante.
40. « Le choix d’investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu’en un autre, est toujours un choix moral et culturel. Une fois réunies certaines conditions nécessaires dans les domaines de l’économie et de la stabilité politique, la décision d’investir, c’est-à-dire d’offrir à un peuple l’occasion de mettre en valeur son travail, est conditionnée également par une attitude de sympathie et par la confiance en la Providence qui révèlent la qualité humaine de celui qui prend la décision. » (CA 36).
41. Cf. CA 37 et 38.
42. Nous laissons ici de côté son impact positif ou négatif sur les plans politique, culturel, moral et religieux. Pour une étude plus complète: Conseil pontifical pour les Communications sociales, Ethique et publicité, in DC 16-3-1997, n° 2156, pp. 252-259.
43. Ethique et publicité, op.cit., pp. 254-255. On pourrait évidemment développer longuement les aspects idéologiques ou immoraux de la publicité. Contentons-nous ici d’ajouter cette remarque d’H. Declève : « Si ce genre d’information était simplement un des moyens de relancer le jeu de l’échange, il n’y aurait qu’à s’en louer. Et c’est à quoi les associations de consommateurs s’efforcent de la ramener tant bien que mal. Toutefois le caractère propre de la publicité est la réalisation d’un travers de notre époque que Nietzsche annonçait et qu’il critiquait en le reconnaissant dans le théâtre de Wagner : en notre siècle tout, sans restriction, est devenu ou tend à devenir « spectacle ». Ce que la publicité a de purement théâtral, avec la passivité ludique qu’elle induit chez ceux qu’elles transforme en purs spectateurs, - son grand art consistant à le leur faire oublier - voilà ce qui la rend complice des tendances les moins justifiables à maximiser le profit et à hypnotiser l’homme sur des besoins qui lui masquent le véritable plaisir, la joie de vivre en communion avec autrui. » (Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, Facultés Saint-Louis, 1985, pp. 251-252). Plus radicalement, M. Richard avait écrit, dans une étude assez complète et accessible, que « ce discours sur l’homme est un discours contre l’homme, un homme réduit à ses pulsions, à ses fantasmes comme à ses besoins. L’effet le plus évident de la publicité consiste à « coller » ainsi en permanence à un corps et à un psychisme artificialisés où le désir perd de sa transcendance et le besoin de sa réalité. Si bien que la publicité contribue et participe de cette chute de la transcendance de l’humain en l’homme. » (Besoins et désirs en société de consommation, Chronique sociale, 1980, p. 110).

⁢f. Conclusion.

[1]

Les mots clés de la pensée de l’Église en ce qui concerne l’entreprise étaient connus d’avance. Les principes d’autorité et de liberté, de subsidiarité et de solidarité, de bien commun, sont des principes valables partout et toujours. Ce serait une grave erreur de les confiner dans l’ordre politique comme si le respect et la croissance de la personne humaine dans ses dimensions individuelles et sociales devaient être laissés à la porte des entreprises.

Tout découle de là. Quelles que soient les solutions pratiques choisies, il est indispensable qu’elles s’articulent autour de ces principes qui doivent être mis en œuvre d’une manière ou d’une autre.⁠[2]

La liberté de la personne a le droit de s’exprimer dans le domaine économique comme dans les autres formes de l’activité humaine mais cette liberté s’accompagne aussi du devoir d’en faire un usage responsable, conforme à la dignité humaine au service du bien commun de la société « grâce à la production de biens et de services utiles ».⁠[3]

Ainsi, l’initiative en matière économique travaille à la prospérité et au progrès des familles et de la communauté.

L’entreprise a aussi une fonction sociale profondément éthique : elle contribue au perfectionnement de tout homme, sans discrimination,

-si elle permet un travail où les capacités personnelles puissent se développer de pair avec une production efficace et raisonnable des biens et des services,

-et si elle rend l’ouvrier conscient de travailler réellement dans un domaine qui lui est propre.

Elle mobilise de nombreuses vertus : l’application, l’ardeur au travail, la ténacité, la prudence face aux risques raisonnables à prendre, la confiance méritée et la fidélité dans les rapports interpersonnels, l’énergie dans l’exécution de décisions difficiles et douloureuses mais nécessaires pour le travail commun de l’entreprise et pour faire face aux éventuels renversements de situation, la confiance en Dieu, le sens de la justice, du sacrifice, de la magnanimité surtout dans les périodes difficiles où l’ouvrier, surtout le pauvre et l’immigré, ne peut être abandonné à son sort.⁠[4] L’entreprise ne s’identifie pas seulement avec les détenteurs du capital. Elle doit certes tenir compte des lois économiques mais elle est fondamentalement une communauté de vie où le développement personnel doit être favorisé de même que les relations humaines. Ce sont des êtres libres et autonomes créés à l’image de Dieu qui s’associent dans une unité de travail. Il faut donc promouvoir, le mieux possible, la participation active de tous à la gestion de l’entreprise, tout en prenant en considération les fonctions des uns et des autres (propriétaires, employeurs, cadres et ouvriers) et en sauvegardant la nécessaire unité de direction⁠[5]. Cette entreprise « communautaire » ou solidaire doit créer entre tous ses membres une interdépendance véritable et efficace, un climat de respect mutuel, d’aide et de soutien réciproques, les conditions nécessaires de justice et d’équité, grâce auxquelles tous peuvent se sentir respectés dans leur dignité et valorisés dans leurs différentes capacités professionnelles respectives. Dans cet esprit, doit être condamné tout fonctionnalisme qui ne juge le travail, la production et les relations entre les êtres que du seul point de vue de l’efficacité et de la compétition économique.

La structure d’une entreprise ne peut manquer d’être soumise, au besoin, à révision, afin qu’elle puisse servir au vrai bien des personnes en faveur desquelles s’exerce son activité.

Comme on le voit, le domaine de l’économie parce qu’elle est par l’homme et pour l’homme, n’échappe pas au regard de la morale : « Le rapport entre morale et économie est nécessaire et intrinsèque : activité économique et comportement moral sont intimement liés l’un à l’autre. La distinction nécessaire entre morale et économie ne comporte pas une séparation entre les deux domaines mais, au contraire, une réciprocité importante. »[6]

Ainsi se trouve confirmée l’intuition des meilleurs experts:

« Les moralistes et les experts en management sont forcément associés. Il se peut que le zèle des uns risque de faire faire aux autres des faux pas. Mais l’exclusion des uns expose les autres à trébucher beaucoup plus gravement. Cela n’est pas nouveau. La première révolution industrielle aurait sans doute mieux réussi su elle avait eu plus d’égards pour les sciences de l’homme. La seconde, que nous vivons, ne peut en tout cas s’en passer. La créativité dépend du bonheur des agents de la production, et ce bonheur dépend lui-même pour beaucoup, des satisfactions données à leur sens de la justice. »

En un mot : « La morale sociale est indivisible et, dès lors qu’on tend à une pensée cohérente, à une philosophie complète, on ne peut négliger, par précaution, aucune de ses parties. »⁠[7]


1. Pour une bonne synthèse sur l’entreprise, on peut lire LE TOURNEAU Ph., La vision chrétienne de l’entreprise, in Exigences chrétiennes et droit de l’entreprise, Actes du VIIe Colloque national des Juristes catholiques, 13-14 décembre 1986,Téqui, 1987, pp. 61-83.
2. Nous étudierons, dans la dernière partie, l’exemple de l’« entreprise libérée ».
3. CDSE 338.
4. L’oppression sociale n’est pas la seule cause de la souffrance au travail, de l’allergie au travail. Le problème n’est pas non plus la monotonie. Les problèmes naissent de l’absence de liberté. Que le travail puisse être librement choisi, qu’il concilie justice et liberté, qu’il s’associe au loisir, qu’il soit utile (pensons à la dépression du pensionné), qu’il réconcilie les acteurs, ouvriers et patrons, qu’il s’exerce dans la loyauté et non sur de simples promesses, avec une bonne volonté effective et non sur des intentions, dans la justice et charité et non par l’aumône. La revalorisation du travail et du travailleur est donc fondamentale. L’intérêt matériel ne doit pas être seul en jeu : le travail doit recéler aussi son intérêt intellectuel, affectif, social. Que le travailleur se sente associé à l’effort commun, qu’il se sente participant à l’entreprise. Voilà comment on pourrait résumer toute l’anthropologie de base.
5. Le rôle de la direction est, bien sûr, déterminant. Si l’enseignement de l’Église se construit à partir de l’anthropologie, il est possible que, dans la fidélité scrupuleuse et désintéressée à la parole de Dieu, un dirigeant en arrive à envisager l’organisation subsidiaire de l’entreprise et trouve toutes les ressources nécessaires à la résolution des inévitables conflits. En témoigne l’expérience d’Alain Setton, in Bible et management, Desclée de Brouwer, 2003. Dans ce livre et notamment pp. 73-104, l’auteur décrit « les sept fonctions psycho-spirituelles du manager », conjuguant injonctions bibliques et découvertes psychologiques. Il arrive à la conclusion que le management instauré sur ces bases, sera participatif. Et ce « management participatif, mis en œuvre et pleinement vécu à la lumière des sept fonctions, témoigne d’une véritable foi en l’homme, et donc en Dieu. Il permet, au-delà de ses revers et de ses tâtonnements, de faire infuser dans les consciences un esprit de responsabilité, de remise en cause, d’innovation, de dialogue, de respect de l’autre. Il offre aux gens la possibilité de se rencontrer, de se découvrir, de contacter en eux-mêmes et chez l’autre leur part d’« essentiel ». A l’instar de « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33), on constate que la mise en œuvre des sept fonctions apporte « de surcroît » une contribution décisive à la prospérité de l’entreprise » (p 104). De même, psychologie et Bible apportent un éclairage constructif sur la gestion des conflits comme sur l’exercice de l’autorité, à condition d’accepter un travail sur soi et une profonde conversion. Nous verrons dans la dernière partie la proposition d’Alexandre Dianine-Havard pour un « leadership vertueux ».
6. CDSE 331.
7. BLOCH-LAINE Fr., in WOOT Ph. de, op. cit., pp. 25-26.