La pensée de l’Église, fidèle au vieux texte de la Genèse et aux plus anciennes interprétations présente une vision cohérente, à la fois audacieuse et réaliste. Audacieuse car face aux égoïsmes récurrents, elle n’hésite pas à rappeler l’exigence de la solidarité et de la communauté des biens ; réaliste car elle respecte la liberté individuelle et la nécessaire subsidiarité, refusant la solution extrême et coercitive des collectivismes ; cohérente car elle crée une tension morale et politique qui met les pouvoirs privés sur le chemin du partage et de la juste répartition des biens.
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iv. Et la raison ?
- 1: a. Proudhon
- 2: b. Xavier Dijon
a. Proudhon
Par le fait même, elle dissout la contradiction à laquelle furent confrontés de nombreux et généreux penseurs modernes. Pour Proudhon[1], par exemple, « la propriété, en fait et en droit, est essentiellement contradictoire, et c’est par cette raison même qu’elle est quelque chose. En effet : la propriété est le droit d’occupation, et en même temps le droit d’exclusion.
La propriété est le prix du travail ; et la négation du travail.
La propriété est le produit spontané de la société, et la dissolution de la société.
La propriété est une institution de justice ; et la propriété c’est le vol. »[2]
Cette dernière expression a fait florès mais on a oublié que la position de Proudhon est bien plus nuancée que celle de Marx[3]. Elle se perd malheureusement dans une omniprésente rhétorique romantique et s’édifie sur une philosophie peu rigoureuse. Il n’empêche que, clairement, Proudhon rejette à la fois le modèle capitaliste et le modèle communiste[4]. Déjà en 1840, Proudhon conclut son étude sur la propriété en écrivant : « La communauté cherche l’égalité et la loi ; la propriété, née de l’autonomie de la raison et du sentiment du mérite personnel, veut sur toutes choses l’indépendance et la proportionnalité.
Mais la communauté, prenant l’uniformité pour la loi, et le nivellement pour l’égalité, devient tyrannique et injuste ; la propriété, par son despotisme et ses envahissements, se montre bientôt oppressive et insociable.
Ce que veulent la communauté et la propriété est bon ; ce qu’elles produisent l’une et l’autre est mauvais. Et pourquoi ? parce que toutes deux sont exclusives, et méconnaissent, chacune de son côté, deux éléments de la société. La communauté repousse l’indépendance et la proportionnalité ; la propriété ne satisfait pas à l’égalité et à la loi. »[5]
Pour bien comprendre sa position, il faut tenir compte du contexte historique et du sens donné par l’auteur au mot propriété. Proudhon, seul théoricien « socialiste » issu du peuple, conscient des bouleversements apportés par la Révolution en matière de propriété, s’en prend à « la reconnaissance législative d’un droit absolu de disposition, accordé à tout propriétaire »[6]. Quand il écrit que « la propriété est impossible »[7], -ce qui paraît une aberration puisque la propriété existe de tout temps- il veut dénoncer « l’inaptitude de la propriété » -dans le sens donné- « à réaliser le principe de justice qu’on veut lui attribuer comme fondement »[8]. Au concept de « propriété » né de la Révolution[9], il opposera l’idée de « possession ». Dans l’histoire, il y a eu plus de possesseurs que de propriétaires : « Le très petit nombre est arrivé à la propriété. Puis quand la classe propriétaire s’est multipliée, tout aussitôt la propriété, accablée d’impôts et de servitudes (…) s’est trouvée en dessous de l’ancienne possession (…). Nous voyons une foule de propriétaires, grands et petits, fatigués et déçus, faire argent de leur patrimoine et se réfugier, qui dans le trafic, qui dans les emplois publics, qui dans le salariat. La Révolution aurait pu simplement bien réglementer la possession, « le sens commun n’indiquait rien de plus ; les masses n’eussent pas demandé davantage. Il n’en a rien été cependant ; la déclaration de 1789, en même temps qu’elle a aboli le vieux régime féodal, a affirmé la propriété ; et la vente des biens nationaux a été faite en exécution »[10]. A l’opposé du propriétaire fort de son « droit absolu », le possesseur est surtout conscient de ses devoirs, de sa responsabilité vis-à-vis de la terre et vis-à-vis de sa famille. Le possesseur ne vend pas son bien, ne le partage pas, il en use en « bon père de famille »: « L’hérédité s’en suit, non point comme une prérogative , mais plutôt comme une obligation de plus imposée au possesseur. On comprend que le partage du sol étant fait surtout en vue des familles, ce n’est pas parce que le droit du détenteur est absolu qu’il transmet la possession ; c’est au contraire parce que ce droit est restreint que le possession est héréditaire »[11]. Ce passage peut nous rappeler comment l’héritage était présenté dans l’Ancien testament : « Le mot héritage (nahâtâ) ne désigne pas une chose, un objet que l’on possède, mais représente plutôt une relation du possesseur à la terre. (…) On ne peut d’ailleurs pas parler de succession au sens strict, mais plutôt de continuation familiale. Les héritiers continuent et prolongent tous les pères de la lignée, la bayit (Mi 2, 2), comme en une ligne vivante, unique et jamais interrompue. Cela explique que les biens familiaux par lesquels la famille se rattache à la terre doivent être gradés intacts d’une génération à l’autre. Dans ce cadre, il ne s’agit pas de succéder à son prédécesseur en tant que possesseur d’un bien, mais de succéder à quelqu’un dans la garde et la gestion d’un bien qui appartient au groupe auquel la divinité l’a donné. L’usage, le « droit » met donc l’accent sur la continuité. La terre ne sort pas de la famille. »[12] C’est peut-être à cause de cette proximité, que le sociologue Georges Sorel[13] n’hésite pas à rapprocher, sur ce point, Proudhon et Frédéric Le Play[14] dont nous avons déjà eu l’occasion de parler.
Il est vrai que, dans sa tentative, de résoudre les contradictions signalées à propos de la propriété, Proudhon, de temps à autre, car sa pensée est un peu fluctuante, se rapproche de la position sociale chrétienne qui marie le principe de la destination universelle des biens et l’espace de liberté offert par la propriété individuelle. Toutefois, la solution de Proudhon, le mutuellisme[15] et le fédéralisme[16], fait davantage penser à l’autogestion dont nous parlerons dans le chapitre suivant. L’idée de Proudhon étant finalement de rendre à la propriété sa force libératrice: « Pour revenir à la pensée fondamentale de ce livre[17] (…) la propriété, en s’entourant des garanties qui la rendent à la fois plus égale et plus inébranlable, sert elle-même de garantie à la liberté et de lest à l’État. La propriété consolidée, moralisée, entourée d’institutions protectrices, ou pour mieux dire, libératrices, l’État se trouve élevé au plus haut degré de puissance en même temps que le gouvernail reste aux mains des citoyens ».[18]
En définitive, au delà de la nostalgie de la propriété agricole familiale qui oriente toute la conception proudhonienne, au delà donc de cette vision sociologique et historique, la justification ultime ce la propriété est politique et non philosophique : « La justification de la propriété, que nous avons vainement demandée à ses origines, nous la trouvons dans ses fins : elle est essentiellement politique (…). C’est pour rompre le faisceau de la souveraineté collective, si exorbitant, si redoutable, que l’on a érigé contre lui le domaine de la propriété, véritable insigne de la souveraineté du citoyen ».[19]
Résolument partisan de la décentralisation et d’une république constituée par un contrat de fédération[20] « dont l’essence est de réserver toujours plus aux citoyens qu’à l’État, aux autorités municipales et provinciales qu’à l’autorité centrale »[21], Proudhon doit supposer, comme chez Rousseau, la « bonté » -communauté de cœur et de principes- du citoyen, de chaque citoyen. Et donc, l’« anarchie »[22] de Proudhon, ses constructions mutuelles et fédératives, paraissent finalement des constructions très aléatoires. Le mariage heureux de la liberté, de la solidarité, de la participation, de l’autorité et de l’égalité, semble suspendu à la seule (bonne ?) volonté et, dans sa conception, au seul désir de l’auteur emporté par une vision trop optimiste de l’humanité et une confiance dans le progrès ou plutôt l’avènement d’une « ère fédérative et sociale », égalitaire, solidaire et pacifique. Comment ne pas en être convaincu lorsqu’à la fin de sa vie, en 1865, dans le bilan de ses études et observations, on écrit: « Immanence et réalité de la justice dans l’humanité ; tel est le grand enseignement (…). La morale, expression de la liberté et de la dignité humaine existe par elle-même (…). La justice est en vous, tout à la fois réalité et pensée souveraine, (…) (d’où) le rôle (…) qu’elle joue comme principe, mobile et fin de la civilisation, le caractère exclusivement justicier du nouvel ordre moral ».[23]
Marx qui a fait en 1845 l’éloge de « qu’est-ce que la propriété ? » (1840), va, dès 1846[24] s’attaquer à celui qu’il appellera « le petit bourgeois ». Il aura beau jeu de se moquer de Proudhon en écrivant que « l’égalité est l’intention primitive, la tendance mystique, le but providentiel que le génie social a constamment devant les yeux, en tournoyant dans le cercle des contradictions économiques. Aussi la Providence est-elle la locomotive qui fait mieux marcher tout le bagage économique de M. Proudhon que sa raison pure et évaporée. »[25]
b. Xavier Dijon
Au contraire de Proudhon, X. Dijon va s’efforcer de fonder le droit de propriété sur son essence et lui donner ainsi l’assise naturelle qui manque à la pensée de son illustre prédécesseur, menacée d’incohérence et d’irréalisme.
On peut avoir l’impression que le rapport de l’homme et de la nature relève simplement des pouvoirs et des conventions, bref, du droit positif qui doit faire face à la force de celui qui prend et à la force déployée par d’autres pour rétablir un équilibre. X. Dijon, lui, s’efforce de fonder objectivement le droit « sur les conditions nécessaires de la reconnaissance d’autrui »[1]. Refusant la thèse de Marx pour qui l’appropriation privée est le fruit de la violence et celle de Kelsen qui la considère comme le fruit d’un choix contingent, il rappelle la position de saint Thomas. La propriété privée ne relève pas du droit naturel au sens strict puisque « rien ne permet de dire a priori que tel champ doit appartenir à un quelconque individu »[2] mais du droit naturel « secondaire » ou droit des gens, en raison des avantages politiques et économiques procurés par cette institution[3]. En outre, la propriété privée ne contredit pas la destination universelle des biens puisqu’elle « ne concerne que la maîtrise du bien, car le propriétaire ne peut en épuiser comme « propre » le bienfait qu’il procure : les biens appartenant à tous, il devra les partager avec les nécessiteux ».
Certes, la position de Thomas est inspirée par une vision théologique: le propriétaire doit être généreux à l’image du Dieu créateur qui a donné à tous les hommes l’ensemble des biens créés[4]. Mais est-il possible, hors du cadre théologique, d’établir cette « correspondance entre les choses de ce monde et les sujets qui s’en assurent la maîtrise (particulière) en vue d’un bienfait (universel) » ?[5]
La réponse du juriste est positive car il y a un objet qui est donné en propre au sujet, à tous les sujets : le corps qui va servir de paradigme pour toutes les autres choses appropriables[6]. Le corps est bien le corps d’un sujet précis, unique, mais cette singularité s’inscrit dans un fait universel puisqu’il en est de même pour chaque corps humain. Le corps de chaque homme est plus qu’une chose pure et simple, plus qu’une « chose » de la nature puisque cette « chose » est humanisée, personnalisée, signifiante. En tant que matière informée par l’esprit, le corps porte en lui le symbole de l’union de l’appropriation privée et de la destination universelle : en effet, « chaque corps livre à autrui l’objectivité d’un sujet »[7]. Tel est le fondement naturel du droit de propriété.
On objectera que l’ »appropriation » du corps, phénomène naturel, n’a rien à voir avec l’appropriation positive des biens de la nature et que, dans ces conditions, on se demande comment le lien corps-sujet pourrait servir de critère pour évaluer la légitimité du lien sujet-biens. Mais, justement, c’est parce que l’appropriation corporelle est naturelle, non positive, qu’elle peut juger les autres appropriations. qu’elle Encore faut-il établir un lien entre la corporéité propre et l’appropriation légitime des autres choses de la nature. Pour être légitimes, les autres appropriations devront obéir « à cette singularité et à cette universalité que leur montre l’essence corporelle de la propriété »[8], la nature étant déjà appropriée, en tous et en chacun, par le corps.
S’appuyant sur la logique aristotélicienne, X. Dijon explique que les besoins du corps - la condition corporelle de l’homme (cause formelle)- trouvent leur possibilité d’assouvissement dans la nature (cause matérielle) et grâce au travail (cause efficiente), ils seront satisfaits (cause finale).
La cause formelle dit l’essence même du droit de propriété et nous révèle qu’il s’enracine dans « une affection de soi »[9]. L’appropriation des biens prolonge l’affection que le sujet a de soi. Et c’est l’affection qui par le don justifie la transmission des biens après la mort qui, soit dit en passant, confirme le caractère indéterminé originaire des biens.
Et cette idée d’affection nous permet aussi de justifier la notion de « patrimoine commun » qui, même en dehors de toute inspiration biblique, est de plus en plus présente aujourd’hui à cause de l’interdépendance grandissante entre les hommes, interdépendance qui réactualise la tradition scolastique et son souci d’ordre politique et de rentabilité économique. L’insistance sur le patrimoine commun, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, rappelle quelle est la finalité naturelle du droit de propriété. Le droit de propriété se fonde sur un intérêt commun à tous les hommes et, d’une certaine manière, tous les biens constituent le patrimoine de tous les hommes. L’affection de soi qui, au delà de la mort, est transmise aux proches, s’élargit en affection de l’humanité pour elle-même, pour sa descendance et son avenir.
Entre l’individu, sa famille et l’humanité, il y a un indispensable relais à ne pas oublier : l’échelon politique[10] qui « se présente comme l’indispensable corps qui permet aux humains d’exprimer dans le concret de l’espace et du temps l’affection que l’humanité se porte à elle-même »[11]. Il s’agit bien d’un relais car la protection du droit de propriété nécessaire à la paix politique intérieure reste ordonné à l’universel et veille en même temps à la destination universelle des biens à l’intérieur de la communauté. Par ailleurs, la communauté politique elle-même « ne se présente pas aux autres entités politiques sans ses biens »[12] mais sans se désintéresser pour autant du développement des autres peuples ni du patrimoine commun de l’humanité.
Pour l’Église, comme pour le philosophe, sans condamner l’appropriation personnelle, s’impose de plus en plus l’idée d’un commun héritage auquel tous doivent avoir accès. Si X. Dijon affirme la destination universelle des biens à partir d’une analyse anthropologique, H. Declève[13], de son côté, confirme cette cause finale en méditant sur les choses et en montrant que « l’essence des choses est d’être ouvertes à l’ingéniosité orientée vers un sens ; elles sont ainsi d’authentiques « re »sources, des possibilités toujours renouvelées de faire sens (…) ». C’est l’idée que les Anciens suggéraient en parlant de la nature comme d’un livre[14]. Tous les éléments vivants et matériels par leurs relations et rapports constituent un « texte » dont la lecture s’offre « à une multiplicité de points de vue » : « La nature de toute chose matérielle interdit d’en limiter arbitrairement la destination, l’ouverture au sens, la participation à l’idée ». L’auteur en conclut qu’ »une relation de l’homme au monde telle qu’elle limiterait au profit d’un seul ou de quelques-uns les possibilités offertes par les choses est simplement injuste ». Par ailleurs, les relations entre les choses, comme les relations entre les hommes[15], suggèrent que l’échange est antérieur au besoin, à la production et à la propriété : « Si l’homme est capable de répondre à son besoin par la production d’un bien, c’est qu’il se sait d’avance capable aussi de retarder la satisfaction et de l’obtenir de multiples choses selon de multiples manières ». Il semble y avoir, en effet, « tant du côté de la nature que de l’homme, la priorité d’une générosité, d’un certain luxe par rapport au besoin ». Dès lors, « l’échange est la manifestation par la présence de l’homme de corrélations et de références entre les choses mêmes en vertu de leur essence à elles. »[16] Cette « nature » des choses doit changer notre conception de la propriété : « le pouvoir de disposer d’un bien selon sa nature implique le devoir corrélatif de laisser toujours se manifester le caractère originel de re-source inhérent à ce bien. Nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui sont nus, assurer un foyer à la veuve et à l’orphelin - ne peuvent pas devenir de simples clichés à résonance plus ou moins biblique. Ce sont des formulations de ce qu’est pas essence la présence de l’homme aux choses : elles définissent l’excellence de l’humain qu’est la justice. La propriété apparaît alors comme une responsabilité à l’égard des choses, plus encore comme un service assurant le rayonnement de leur essence. » Même si la chose, dans le temps et l’espace, s’individualise, il est « peu de biens absolument impartageables, sinon pour des durées et en des espaces restreints. Une maison, par exemple, comporte au moins, pour son propriétaire, le devoir d’hospitalité, et une voiture celui d’accueillir l’auto-stoppeur… honnête ». L’auteur insiste : « La détention directe ou indirecte d’une certaine quantité de biens rend débiteur et non créancier à l’égard de la communauté dont la loi civile conserve invariablement la propriété. La mesure de cette quantité pose des problèmes tactiques dont la solution pourrait éventuellement se clarifier à partir du critère suivant : est juste un régime de propriété selon lequel tous les membres de la société ont non seulement un pouvoir d’achat mais une possibilité réelle d’investir, selon le niveau de croissance économique atteint, par le groupe en question. Ainsi serait assurée, semble-t-il, la promotion de l’égalité conformément à la nature du monde matériel. » Pour H. Declève, ni le socialisme, ni le libéralisme, ne parviennent à mettre « la propriété au service du sens dans le respect de choses. (…) Il faut d’une part que les propriétaires usent de leur droit pour faire apparaître le sens des choses pour la liberté en dialogue ; il faut d’autre part que la propriété soit promotion de l’égalité, c’est-à-dire que tous les membres de la communauté aient effectivement accès à l’exercice du droit civil, « palladium de la propriété » (…). »[17]