On se souvient que Léon XIII, lui, affirmait « comme principe fondamental l’inviolabilité de la propriété privée ».[1] Pie XII, nous allons le voir, renverse la démarche. Dans l’encyclique Sertum laetitiae, abordant la question sociale, il déclare d’emblée que « son article fondamental réclame que les biens créés par Dieu pour tous les hommes parviennent à tous équitablement, la justice accompagnée de la charité dirigeant cette répartition » [2]. Il ne s’agit pas d’une distraction car, à l’occasion du cinquantenaire de Rerum novarum, Pie XII répétera[3] : « Nous avons Nous-même rappelé l’attention générale dans Notre encyclique Sertuim laetitiae (…) : point fondamental qui consiste, comme Nous disions, dans l’affirmation de l’imprescriptible exigence « que les biens créés par Dieu pour tous les hommes soient également à la disposition de tous, selon les principes de la justice et de la charité ». Et de développer ainsi sa pensée : « Tout homme, en tant qu’être vivant doué de raison, tient en fait de la nature le droit fondamental d’user des biens matériels de la terre, quoiqu’il soit laissé à la volonté humaine et aux formes juridiques des peuples de régler plus en détail l’actuation pratique de ce droit. Un tel droit individuel ne saurait en aucune manière être supprimé, pas même par d’autres droits certains et reconnus sur des biens matériels. Sans doute, l’ordre naturel venant de Dieu requiert aussi la propriété privée et la liberté du commerce réciproque des biens par échanges et donations, comme en outre la fonction régulatrice du pouvoir public sur l’une et l’autre de ces institutions. Tout cela, néanmoins, reste subordonné à la fin naturelle des biens matériels, et ne saurait se faire indépendant du droit premier et fondamental qui en concède l’usage à tous, mais plutôt doit servir à en rendre possible l’actuation, en conformité avec cette fin ».
La leçon est claire.
Premièrement, le droit à la propriété privée est « subordonné » à un « droit premier et fondamental » qui est le droit pour tous d’user des biens matériels. Le P. Calvez le confirme : cette hiérarchie sera désormais au cœur de l’enseignement de l’Église. Il est établi, sans ambigüité, que le droit de tout homme à user des biens de la terre est supérieur à tout autre droit, que ce soit celui de propriété ou celui de régulation par le pouvoir public.[4]
Deuxièmement, la propriété privée est un moyen d’assurer cet usage commun.[5]
Dans ces conditions, il faut diffuser la propriété privée : « La dignité de la personne humaine suppose (…) normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre ; à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous. Les règles juridiques positives qui règlent la propriété privée peuvent changer et en restreindre plus ou moins l’usage ; mais si elles veulent contribuer à la pacification de la communauté, elles devront empêcher que l’ouvrier, père ou futur père de famille, soit condamné à une dépendance et à une servitude économique, inconciliable avec ses droits de personne humaine.
Que cette servitude dérive de l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État, l’effet est le même. »[6]
Parmi les exigences de l’Église, insiste Pie XII, se range « la conservation et le perfectionnement d’un ordre social qui rende possible et assurée, si modeste qu’elle soit, une propriété privée à toutes les classes de la société (…) ».[7]
C’est pourquoi non seulement elle n’a jamais accepté les théories qui nient ce droit ou en rendent impossible l’accès « aussi bien sur les biens d’usage que sur les moyens de production » mais elle ne peut accepter non plus les systèmes qui reconnaissant le droit de propriété privée mais empêchent la construction d’un « ordre social véritable et sain »[8]. Si dans le premier cas, nous reconnaissons le « socialisme », par exemple, dans le second cas, Pie XII dénonce explicitement « capitalisme » qui « se fonde sur ces conceptions erronées et s’arroge un droit illimité sur la propriété en dehors de toute subordination au bien commun ». Pie XII ajoute : « l’Église l’a toujours réprouvé comme contraire au droit naturel ». Et il n’hésite pas à préciser les méfaits de ce capitalisme:
« Nous voyons de fait l’armée toujours grandissante des travailleurs se heurter souvent à ces accumulations exagérées de biens économiques qui, souvent sous le couvert de l’anonymat, réussissent à déserter leurs devoirs sociaux et mettent l’ouvrier à peu près hors d’état de se constituer une propriété effective.
Nous voyons la petite et moyenne propriété[9] s’effriter et s’affaiblir dans la vie sociale, réduite qu’elle est à une lutte défensive toujours plus dure et sans espoir de réussite.
Nous voyons, d’une part, les puissances financières dominer toute l’activité privée et publique, souvent même l’activité civique ; et, d’autre part, la foule innombrable de ceux qui, privés de toute sécurité de vie directe ou indirecte se désintéressent des véritables et hautes valeurs spirituelles, se ferment aux aspirations à une liberté digne de ce nom, se jettent tête baissée au service de n’importe quel parti politique, esclaves de quiconque leur promet de quelque manière le pain quotidien et la tranquillité . Et l’expérience a montré de quelle tyrannie l’humanité, dans de telles conditions, est capable même à notre époque. »
Si Pie XII insiste tant sur ces dangers qui pèsent sur la propriété privée c’est parce qu’il lui reconnaît, on l’a deviné, un rôle social important.
« L’espoir d’acquérir quelque bien en propriété personnelle » est un « stimulant naturel », un encouragement « à un travail intense, à l’épargne, à la sobriété ». Cet espoir permet à toutes les structures de la société qui l’encouragent de rendre la vie sociale féconde tout en garantissant « le rendement normal de l’économie nationale » et « le développement pacifique de la communauté humaine ».
Mais si la distribution de la propriété privée au lieu de favoriser cet épanouissement, le freine ou le met en péril, « l’État peut, dans l’intérêt commun, intervenir pour en régler l’usage, ou même, à défaut de toute autre solution équitable, décréter l’expropriation moyennant une juste indemnité. »[10]
C’est dire si le droit de propriété reste bien soumis au droit d’usage commun. C’est dire aussi si, « en défendant le principe de la propriété privée, l’Église poursuit un haut objectif tout à la fois moral et social. Ce n’est pas qu’elle prétende soutenir purement et simplement l’état actuel des choses, comme si elle y voyait l’expression de la volonté divine, ni protéger par principe le riche et le ploutocrate contre le pauvre et le prolétaire ; tant s’en faut ! (…) L’Église vise à faire en sorte que l’institution de la propriété privée soit ce qu’elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le vœu de la nature (…). »[11]