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iii. Une constante doctrinale

Des origines à aujourd’hui, nous allons, en effet, retrouver les mêmes principes. Faut-il s’en étonner si on se souvient bien de ce que les Écritures nous disent des riches et des pauvres ? La richesse n’est pas en soi un mal. Elle n’est pas l’objet de la colère de Dieu, des prophètes, des apôtres qui s’en prennent aux riches dans la mesure où leurs richesses ferment leur cœur à la Parole de Dieu et à l’appel des pauvres.

Rappelons-nous les rudes avertissements lancés aux riches par Jacques: « Mais vous, vous méprisez le pauvre ! N’est-ce pas les riches qui vous oppriment ? N’est-ce pas eux qui vous traînent devant les tribunaux ? N’est-ce pas eux qui blasphèment le beau Nom qu’on a invoqué sur vous ? »[1] Ou encore : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous: elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenus aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »[2]

La leçon à tirer de ces deux extraits est simple. Dans le premier, on voit que les riches font « courir de grands risques à la communauté. Non pas tellement, d’ailleurs, par leur attitude sociale révoltante, que par leurs accointances avec le pouvoir (un peu comme en politique) ; car cela leur donne une aversion naturelle pour toute soumission, et particulièrement pour la soumission à la loi du Christ. Ne dit-elle pas, cette loi, que « celui qui voudra être le premier parmi vous se fera l’esclave de tous » (Mc 10, 44) ? Les riches préfèrent de beaucoup se servir des lois humaines, qui permettent aux plus forts et aux plus grands -donc aux riches- de se poser en chefs auprès des autres, et de « leur faire sentir leur pouvoir «  (Mc 10, 42). »[3] Dans le deuxième extrait, articulé sur des images empruntées à l’Ancien testament⁠[4], « la pensée de Jacques est (…) tout à fait similaire à celle du message de Jésus, tel que nous le présentent les évangiles synoptiques. La parabole du riche propriétaire terrien, rapportée par saint Luc (Lc 12, 16-21), est très significative à ce sujet. On y voit en effet un homme amasser des richesses, et croire ainsi s’assurer un avenir tranquille ; mais le jour où « son âme lui est redemandée », c’est comme s’il n’avait plus rien, malgré ses greniers pleins à craquer, car Dieu ne prend pas en considération de tels titres pour permettre l’entrée du Royaume. Devant Dieu, le fruit de la richesse se réduit à une totale pénurie ».⁠[5]

A travers ces textes, le riche est invité à rompre avec un style de vie dominé par l’avarice, la fraude, le luxe, le mépris des pauvres et, en positif, d’écouter le conseil que Paul demande à Timothée de leur transmettre : « Aux riches de ce monde, recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en des richesses précaires, mais en Dieu qui nous pourvoit largement de tout, afin que nous en jouissions. qu’ils fassent le bien, s’enrichissent de bonnes œuvres, donnent de bon cœur, sachent partager ; de cette manière, ils s’amassent pour l’avenir un solide capital, avec lequel ils pourront acquérir la vie véritable ».⁠[6]

On se s’étonnera donc pas de l’unanimité des Pères. Ils recommandent aux riches le détachement, l’aumône et parfois la dîme : « Que le riche fasse largesse au pauvre ; que le pauvre loue Dieu de lui avoir donné le suppléant de sa pénurie »[7] . C’est le vœu de Clément de Rome, de Clément d’Alexandrie⁠[8].

Face à une série d’hérésies communisantes⁠[9], les Pères vont développer leur réflexion. Saint Epiphane⁠[10] précise : « L’Église possède la chasteté et ne blâme pas la vie conjugale ; l’Église possède la pauvreté et ne s’élève pas contre ceux qui détiennent justement des richesses et qui ont hérité de leurs parents, aux fins de subvenir à soi-même et aux pauvres ». De même, saint Cyrille de Jérusalem : « Les richesses ne sont pas l’œuvre du démon, comme le pensent quelques-uns. Usez de l’argent avec honnêteté, et il ne sera pas mauvais. (…) Je dis cela pour les hérétiques qui condamnent toute possession et toute richesse, comme ils condamnent le corps. Je ne veux pas que vous soyez esclaves des richesses ; mais que vous ne voyiez point en elles un ennemi, lorsque vous les tenez de Dieu pour votre bien »[11]. Encore à propos des « apostoliques », saint Augustin dénonce leur erreur : « Superbement, ils s’intitulent apostoliques, parce qu’ils ne reçoivent dans leur société ni gens mariés ni propriétaires : en cela ils se rapprocheraient de moines et de clercs nombreux dans l’Église catholique ; mais ils deviennent hérétiques lorsqu’ils refusent tout espoir de salut à ceux qui retiennent les biens dont eux-mêmes se privent »[12]. L’évêque d’Hippone, confronté aux confiscations de biens dont sont victimes les donatistes⁠[13],va distinguer droit divin et droit humain:  »La terre est au Seigneur avec tout ce qu’elle contient : Dieu fit riches et pauvres d’un même limon, et une même glèbe les supporte. C’est selon le droit humain qu’un homme dit : « cette villa, cette maison, ce serviteur est à moi. » Ceci est de droit humain et de droit impérial ; et pourquoi ? Parce que Dieu distribua les droits humains au genre humain par les empereurs et les rois. »[14] Augustin laisse ainsi entendre que par le biais de l’autorité légale, la propriété privée remonte aussi à Dieu.

Même les Pères les plus acharnés à dénoncer l’avarice des riches et à confirmer la destination universelle des biens, reconnaissent la légitimité de la possession individuelle. L’exemple de saint Ambroise⁠[15] est particulièrement éclairant : « Parmi les opulentissimes, écrit-il, lequel ne s’efforce pas de bousculer le pauvre en dehors de son petit champ, et d’éliminer les sans-richesse des confins de sa terre ? (…) De quel riche une propriété voisine n’enflamme-t-elle pas la cupidité ? » Or, « c’est en commun et pour tous, riches et pauvres, que la terre fut créée : pourquoi donc, ô riches, vous arrogez-vous le monopole territorial ? La nature ne connaît point de riches ; elle n’engendre que des pauvres : nous ne naissons pas avec des vêtements, nous ne sommes point enfantés avec de l’or et de l’argent. » Dès lors, « ce n’est pas de ton bien que tu accordes à l’indigent, mais du sien que tu lui rends ; car c’est un bien commun, donné à l’usage de tous, que tu usurpes tout seul. La terre est à tous, non aux riches. »[16] « Il est injuste que ton semblable ne soit point aidé par son compagnon, surtout quand le Seigneur Dieu voulut que cette terre offrît à tous ses produits ; mais l’avarice a réparti les droits de possession. »[17] Cette dernière phrase paraît contredire ce qu’Augustin écrivait à propos de la propriété individuelle. En réalité, il n’en est rien malgré la radicalité des formules employées par Ambroise. Il veut rappeler, comme Augustin, que le principe de la destination universelle des biens précède et mesure le droit à la propriété privée. En effet, le même Ambroise déclare que « ce ne sont pas ceux qui ont des richesses, mais ceux qui ne savent pas en user, que frappe la sentence divine : Malheur à vous, les riches. »[18] Ailleurs, il dira : « ce ne sont pas les riches qui sont damnables, mais les richesses des pécheurs. »[19] Dieu en effet est la source des richesses que l’on reçoit: « De Dieu vous avez reçu ce que vous devez aux pauvres ; à Dieu appartiennent vos dons. »[20]

On retrouve le même mouvement - insistance sur le collectif et reconnaissance du privé- chez saint Basile⁠[21] et saint Jean Chrysostome⁠[22].

Basile emploie deux images pour souligner l’indécence des riches: « qu’est-ce donc qui est à toi ? d’où l’as-tu pris en l’apportant dans la vie ? Tel, au théâtre, un spectateur qui s’installe sur les gradins et qui écarte les arrivants, persuadé de son droit exclusif sur ce qui est disposé pour l’avantage de tous ; voilà l’image des riches : accapareurs du bien commun, ils se hâtent d’abord de se l’approprier. »[23] Et parlant des pâturages des brebis et des chevaux, il ose cette comparaison : « Ils se laissent chacun la place nécessaire ; mais, nous, ce qui est commun, nous le dissimulons dans notre sein, et nous possédons tout seuls ce qui revient à beaucoup. »[24] Ceci dit, Basile ne condamne pas la possession en soi mais conseille au propriétaire : « Ne pèse pas sur les prix en spéculant sur les besoins ; n’attends pas la disette pour ouvrir tes greniers (…). Allons, sache varier la distribution de ta richesse ; sois libéral et magnifique dans tes largesses aux indigents. (…) A mesure qu’on puise dans les réservoirs, ils coulent mieux ; si on les abandonne, ils se corrompent. De même les richesses : au repos, elles demeurent inutiles ; dans le mouvement et le transfert, elles fructifient pour le bien général. »[25]

Jean Chrysostome est sans doute le père qui a le plus insisté sur la communauté des biens. Comme les auteurs précités, il en parle en termes forts : « N’est-ce pas là un mal de posséder tout seul les biens du Maître, de jouir tout seul des biens communs ? La terre n’est-elle pas au Seigneur, avec tout ce qui la remplit, comme le dit un Psaume ? Si donc nos possessions appartiennent à notre commun Maître, ne sont-elles pas aussi à nos co-serviteurs. Tous biens de maîtres sont communs ; n’est-ce pas le régime des grandes maisons ? Tous y reçoivent par exemple une égale ration de blé ; elle sort des réserves dominicales, et la demeure du maître est pour tous. Communes également, les possessions impériales: les villes, les places, les promenades appartiennent à tous : nous y avons tous droit au même titre. »[26] Comme les autres, il reconnaît que « pas plus que la pauvreté, la richesse n’est mauvaise en soi ; elle ne le devient que par la conduite de ses possesseurs. »[27] Et il précise : « Si le riche ne convoite pas injustement, il n’est pas mauvais, pourvu que d’ailleurs il donne aux indigents ; mais s’il ne donne pas, il est mauvais et rapace ; »⁠[28] Il n’empêche que Jean Chrysostome marque sa préférence pour la propriété collective : « Ces glaçantes paroles, le tien et le mien, quelles causes de luttes et d’ennuis ? Supprimez-les : plus d’inimitiés ni de noises cherchées : ainsi la communauté des biens nous convient beaucoup mieux et répond mieux à la nature. »[29] En fonction de cette préférence, on peut, à cet endroit, formuler une hypothèse : la destination universelle des biens ne limite pas seulement le droit à l’appropriation mais elle doit être un idéal vers lequel il faut tendre autant que faire se peut. Nous verrons par la suite si nous pouvons l’affirmer. Toujours est-il, que les Pères considéreront la communauté évangélique telle qu’elle fut pratiquée par Jésus comme la manière de vivre le plus parfaitement l’appel du Christ, manière que refusa, en toute liberté mais dans la tristesse, le jeune homme riche⁠[30], manière d’anticiper le Royaume.⁠[31]

En tout cas, les Pères confirment la leçon de Paul au voleur : « qu’il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux ».⁠[32] Le travail est le moyen ordinaire d’entrer en possession des biens de la terre et cette possession est justifiée, d’une part, par la nécessité de la subsistance et du progrès, et, d’autre part par le partage. Indissociablement.⁠[33] La richesse ne se justifie que par le partage : « Dieu veut qu’on fasse profiter tout le monde de ses propres largesses. Ceux qui reçoivent rendront compte à Dieu (…). Celui qui donne, lui, est irréprochable, car il a rempli avec simplicité le ministère ».⁠[34]

Si, à cette condition, la propriété privée se justifie, elle doit, semble-t-il, s’inscrire, pense aussi le P. Gonzalez, dans une tension égalitaire : « L’égalité entre les hommes, fruit de la justice, ne peut ni être réduite au domaine des biens naturels, ni être obtenue en l’imposant par la force, mais elle doit être une tendance constante, fruit de l’esprit ».⁠[35]


1. Jc 2, 6-7.
2. Jc 5, 1-6.
3. RUSCHE Helga, L’épître de saint Jacques, Commentaire, Lumières bibliques, X. Mappus, 1967, pp. 38-39.
4. Ez 24, 3-14 ; Ml 3, 5 ; So 1, 8-13.
5. RUSCHE Helga, op. cit., p. 79.
6. 1 Tm 6, 17-19.
7. CLEMENT de Rome (Ier siècle), Epître aux Corinthiens, 38, 2.
8. IIe siècle.
9. Notamment la secte des « apostoliques ». Avant Augustin, Clément d’Alexandrie avait condamné ceux qui considéraient qu’il fallait renoncer à tous les biens terrestres pour être chrétien (Paed. II, 12, cité par GONZALEZ Carlos Ignacio, sj, Aspects patristiques, in Une terre pour tous les hommes, op. cit., p. 22). Les carpocratiens, par exemple, disciples de Carpocrate, philosophe platonicien et théologien gnostique du IIe s. « enseignait que tout doit être possédé en commun, y compris les femmes ».
10. IVe siècle, in Haereses ou Panarion (« Boîte à remèdes » contre 80 hérésies), LXI.
11. 313-386, in Catéchèses, VIII, 6.
12. 354-387, in Haereses, XL.
13. Cette répression fut menée par les empereurs Valentinien II (371-392) et Gratien (359-383). Les donatistes excluaient les pécheurs de l’Église et estimaient que la valeur des sacrements, et spécialement du baptême, dépendaient de la valeur morale du ministre. Avant Augustin, saint Optat évêque de Milève avait réfuté leurs théories (De schismate donatistarum, 366).
14. In Joa., VI, 25, cité in Vacant, article « communisme ».
15. 330?-397. Evêque de Milan.
16. Ces citations sont extraites de son commentaire sur l’épisode de la vigne de Nabot (De Nabuthe Jezraëlita), 1 R 21, 1-29.
17. Sermon VIII, 22, sur le Ps 119.
18. Commentaire sur l’Évangile de saint Luc, I, V, 69.
19. Sermon 14 sur Ps 37.
20. De Nabuthe Jezraëlita. Cité in Vacant, article « communisme ».
21. 330-379.
22. 344-407.
23. Homélie sur l’Évangile de Luc, (12, 18), n. 7. Vacant note que cette image a été empruntée sans doute à Chrysippe et reproduite par Cicéron, De finibus, III, 20.
24. Homélie pour un temps de famine et de sécheresse, 8.
25. Homélie sur l’Évangile de Luc, id., n.3 et n. 5.
26. Homélie XII, n. 4, sur 1 Tm.
27. Homélie XV, Au peuple d’Antioche, n. 3.
28. Homélie XII, op. cit..
29. Id., n. 4.
30. Mt 19, 16-22.
31. Saint Basile vécut un temps en cénobite : « Je lus l’Évangile et je remarquai qu’il n’y avait pas de moyen plus propre d’arriver à la perfection que de vendre son bien, d’en faire part à ceux de nos frères qui sont pauvres, de se dégager de tous les soins de cette vie, en sorte que l’âme ne se laisse troubler par aucune attache aux choses présentes ; et puis, je désirai trouver quelqu’un de mes frères auquel cette existence agréât, afin de traverser avec lui la mer profonde de la vie » (Lettre CCXXIII, n. 2). De même saint Antoine (250?-356) (cf. saint Athanase, Vie de saint Antoine), saint Jérôme (347?-419) (Lettre LXVI) et saint Augustin (Lettre CCXVI) vendirent tous leurs biens. Celui-ci consigna le principe dans sa Règle écrite pour un monastère de femmes : « Ne dites pas que rien vous appartienne en propre ; mais que tout soit commun entre vous ; et que votre préposée distribue à chacune de vous le vivre et le vêtement -non point à parts égales, parce que vos forces ne le sont point uniformément, mais bien plutôt à chacune selon ses besoins. Ainsi lisez-vous dans les Actes des apôtres que tout était commun entre eux et que chacun recevait à proportion de ses besoins » (Lettre CCXXI).
32. Ep 4, 28.
33. Cf. JERÔME saint (347-419), Commentaire sur Ep II, 4, 28.
34. HERMAS Pasteur (IIe s), Mandatum II, 4, cité par GONZALEZ Carlos Ignacio, op. cit., p. 28. Celui-ci fait remarquer que « de nombreux Pères considèrent la miséricorde et la libéralité comme des devoirs de justice, celle-ci étant la vertu qui cherche universellement le bien commun (st Ambroise de Milan, In Ps CXVIII exp. VIII). En effet, la loi naturelle nous oblige à penser à tous (Id. De officiis III, 4, 24-25) et à nous aider à nous soutenir mutuellement (Id., III, 3, 19). La preuve réside dans le fait que donner aux autres n’est pas le propre de l’animal, mais constitue une différence spécifique de l’homme, comme une claire manifestation de son humanité (Id., III, 3, 20). Ainsi, ceux qui agissent contre le sentiment naturel d’humanité et contre la justice, ceux qui abusent des biens de façon à « dépouiller, tourmenter, tuer ou exterminer » les autres, ne sont pas des hommes, « mais des bêtes féroces » (Lactance, Divinarum Instit. VI. De vero cultu, 10).
   De la même façon, par exemple, laisser pourrir les biens de la terre qui sont destinés à tout le monde, pour des raisons égoïstes (maintenir à un bas niveau la disponibilité de biens pour en augmenter les prix, etC.) est une grave injustice dont le coupable devra rendre compte devant le Juge suprême (St Basile, Hom. in divites, 4). Tout comme pèche gravement contre la justice celui qui, pouvant remédier à un mal, diffère coupablement le remède : « Il peut à juste titre être condamné comme homicide » (St Basile, Hom. tempore famis et siccitatis, 7).
   Mais nous ne pouvons pas non plus réduire la justice à la jouissance commune des biens économiques. Bien plus, cette vertu pousse à lutter pour que l’être humain jouisse de tous les biens nécessaires, comme la santé, la science, etc., et de tous ceux dont nous sommes « tous indigents » (St Grégoire de Nysse, De pauperibus amandis I). Les biens servent donc à remédier à tout type d’indigence humaine (St Grégoir le Grand, Hom. in Ez I, VII, 21). » (Id., pp. 30-31).
35. Op. cit, p. 31. Le P. Gonzalez se réfère ici à LACTANCE (250?-320?), Divinarum Instit. V. De iustitia, 15.

⁢a. Saint Thomas

Saint Thomas recueille l’héritage des Pères et notamment les condamnations des riches par saint Basile et saint Ambroise mais aussi la condamnation des « apostoliques » par saint Augustin. Il va, comme d’habitude, avec l’aide d’Aristote fonder et articuler philosophiquement ces diverses prises de position qui ne s’opposent qu’en apparence.⁠[1] « Les choses extérieures, explique saint Thomas⁠[2], peuvent être envisagées sous un double aspect. d’abord quant à leur nature[3], qui n’est pas soumise au pouvoir (potestas : capacité et puissance d’agir, maîtrise, autorité) de l’homme mais de Dieu seul, aux ordres de qui toutes choses obéissent ; puis quant à leur usage ; sous ce rapport l’homme a un domaine (dominium : propriété, droit de propriété) naturel sur ces choses, car par la raison et la volonté il peut se servir de ces biens extérieurs en vue de son utilité, comme étant faites pour lui. » Et donc, si, d’une part, le riche est blâmé dans l’Évangile, c’est parce qu’il se considère comme « le premier possesseur » des biens et qu’il oublie qu’il les a reçus de Dieu qui est leur « principe », qui a la maîtrise (dominium) sur leur nature. d’autre part, c’est Dieu qui a créé « les êtres imparfaits » pour « les plus parfaits »[4]et a « destiné certaines choses au soutien de la vie corporelle de l’homme ». On peut en conclure que l’homme a  »de ce chef la possession (dominium) naturelle de ces choses, en ce sens qu’il a le pouvoir (potestas) d’en faire usage. »[5]

La possession des biens naturels - »quant à leur usage »- est donc naturelle à l’homme mais un homme, un individu particulier, peut-il pour autant « posséder quelque chose en propre » ?⁠[6] Cette possession semble contraire au droit naturel selon ce décret de Gratien : « Jure naturae sunt oimnia communia omnibus »[7]

Saint Thomas va distinguer, au niveau des individus, le droit de gérer les biens et d’en « disposer » : « potestas procurandi, et dispensandi » (procurare : avoir soin de, cultiver, administrer ; dispensare : partager, distribuer, répartir, administrer), et le droit d’en user, d’en jouir, comme le précise un traducteur⁠[8]:

« Deux choses conviennent à l’homme à l’endroit des biens extérieurs. d’abord, le pouvoir de les gérer et d’en disposer ; et sous ce rapport il lui est permis de posséder des biens en propre. C’est même nécessaire à la vie humaine pour trois raisons : 1° Chacun donne des soins plus attentifs à la gestion de ce qui lui appartient en propre, qu’il n’en donnerait à un bien commun à tous ou à plusieurs ; en ce cas, en effet, chacun évite l’effort et laisse aux autres le soin de pourvoir à l’œuvre commune ; c’est ce qui arrive là où il y a un grand nombre de serviteurs. 2° Il y a plus d’ordre dans l’administration des biens quand le soin de chaque chose est confié à une personne, tandis que ce serait la confusion si tout le monde s’occupait indistinctement de tout. 3° La paix entre les hommes est mieux garantie si chacun est satisfait de ce qui lui appartient ; l’on constate, en effet, de fréquentes querelles entre ceux qui possèdent une chose en commun et dans l’indivis »[9] .

Ce qui convient encore à l’homme vis-à-vis des biens extérieurs c’est d’en jouir. Mais sous ce rapport l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit être tout disposé à en faire part aux nécessiteux. Aussi saint Paul écrit-il à Timothée : « Recommande à ceux qui sont riches dans le siècle présent d’être prompts à donner[10], de faire part de leurs biens[11] »_ ( 1 Tm 17, 18) ».⁠[12]

Cette idée bien affirmée chez les Pères de l’Église est aussi une exigence aristotélicienne : « Il appartient aux classes favorisées de la fortune, écrit le philosophe, si elles sont intelligentes et habiles, de veiller sur les pauvres et de leur procurer des moyens de travail. Il est bon d’imiter l’institution des tarentins : ceux-ci concèdent aux indigents la jouissance commune de leurs propriétés. Ils se concilient ainsi la bienveillance de la masse »[13]. Cette sagesse aurait épargné, au XIIIe siècle comme de nos jours, bien des haines, révoltes et des révolutions suscitées par la tyrannie, le gaspillage, l’arbitraire, le luxe et l’étalage des richesses des nantis !

Pour revenir au problème posé au départ (l’appropriation est-elle contraire au droit naturel ?), saint Thomas répond : « La communauté des biens est dite de droit naturel, non que le droit naturel prescrive que tout soit possédé en commun et que rien ne puisse être approprié, mais en ce sens que la division des possessions est étrangère aux prescriptions du droit naturel ; elle dépend plutôt des conventions humaines et relève par là du droit positif (…). Ainsi la propriété n’est pas contraire au droit naturel, elle s’y surajoute par voie de conclusion raisonnable »[14]. Il revient à l’homme de gérer les biens reçus en être raisonnable et libre ; en tant qu’image de Dieu, de les gérer comme Dieu les gère : au bénéfice de tous, en partageant. Et donc, « …​le riche n’est pas injuste lorsque s’emparant le premier de la possession d’une chose qui originairement était à tous, il en fait part aux autres. Il ne pèche qu’en refusant mal à propos[15] à autrui d’en jouir ».⁠[16]

Cette injustice objective amène saint Thomas à affirmer qu’en cas d’extrême nécessité, il est permis de prendre le bien d’autrui : « Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l’homme ; aussi bien leur division et leur appropriation -œuvre du droit humain- ne pourront empêcher de s’en servir pour subvenir aux nécessités de l’homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance, sont dus, de droit naturel, à l’alimentation des pauvres (…)⁠[17]. Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu’une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c’est à l’initiative d’un chacun qu’est laissé le soin de distribuer ses propres biens, de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec tout ce qui se présente -par exemple, lorsqu’un péril menace une personne et qu’on ne peut autrement la sauver-, alors quelqu’un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d’autrui, ouvertement ou en secret, peu importe. Il n’y a là à proprement parler ni vol ni rapine. »[18]

Est-ce à dire, par ailleurs, que la justice reste une affaire privée, laissée à la conscience du propriétaire ou de l’indigent ? Nous savons que la justice sociale a pour finalité de veiller à ce que le droit naturel soit respecté c’est-à-dire que les biens possédés en surabondance servent à l’alimentation des pauvres. Si la volonté des particuliers doit être sollicitée et c’est un des rôles de la religion, la loi doit aussi aider à la répartition des biens. Saint Thomas, tout en s’appuyant sur la sagesse antique va , à ce point de vue, rendre un hommage particulier à la loi du peuple d’Israël : « Saint Augustin cite cette définition du peuple par Cicéron : « C’est la multitude rassemblée par les liens de l’unité de droit et de la communauté d’intérêts ». Cela suppose essentiellement entre les citoyens des rapports réglés par de justes lois. Mais entre les citoyens il y a deux sortes de rapports : les uns sont fondés sur l’autorité publique, les autres sur la volonté individuelle des particuliers. Et comme nulle volonté ne peut s’exercer que dans les limites de son pouvoir, il faut réserver à l’autorité publique, qui a pouvoir sur les personnes, la connaissance des litiges entre particuliers et le châtiment des malfaiteurs. Au contraire, les particuliers ont pouvoir sur leurs biens ; ils peuvent donc, à cet égard, traiter librement entre eux, par exemple, vendre, faire donation, etc.. «  Saint Thomas remarque que « ces deux sortes de rapports ont été convenablement réglés par la loi. » Après avoir évoqué l’établissement des juges et de la procédure, il en vient au problème des biens et rappelle que « l’idéal, selon Aristote, est que les propriétés soient distinctes, mais que l’usage en soit particulièrement commun et partiellement distribué par la volonté des propriétaires. » Et il constate que la loi ancienne a répondu à cet idéal en appliquant trois principes:

« En premier lieu, les terres furent partagées entre les particuliers (Nb 33, 53s) : « J’ai mis cette terre en votre possession ; vous vous la partagerez au sort. » Mais comme, au témoignage d’Aristote l’inégalité des biens a conduit maints États à la ruine, la loi a préparé un triple remède à cet égard. Le premier consistait dans une répartition des terres exactement proportionnée au nombre de têtes : « Vous donnerez un héritage plus grand aux familles plus nombreuses, un héritage moindre aux moins nombreuses » (Nb 33, 54). Autre remède : les fonds n’étaient pas aliénables à perpétuité, mais revenaient au temps marqué à leur propriétaire, sans fusion des parts. Un troisième remède pour éviter ces accroissements, c’était la dévolution de l’héritage aux parents du défunt : au fils en premier lieu, puis à la fille, troisièmement aux frères, ensuite aux oncles paternels, enfin en dernier lieu, à la parenté (Nb 27, 8s). En outre, pour maintenir la répartition des patrimoines, la loi a établi que les filles héritières se marieraient dans leur tribu (Nb 36, 8).

En second lieu, la loi a établi dans une certaine mesure l’usage commun. Et tout d’abord, en ce qui concerne la gestion, le Deutéronome prescrit (22, 1-4) : « Si tu vois s’égarer le bœuf ou la brebis de ton frère, tu ne t’en détourneras pas, mais tu les ramèneras à ton frère. » On pourrait citer d’autres exemples. Puis, en ce qui concerne la jouissance : tous en effet, sans exception, étaient autorisés à entrer dans la vigne d’un ami et à y manger du raisin, sans toutefois en emporter. A propos des pauvres en particulier, on devait leur abandonner les gerbes oubliées ainsi que les grappes et les fruits restant (Lv 19, 9-10 ; Dt 24, 19-21). De même les produits de l’année sabbatique étaient mis en commun (Ex 23, 11 ; Lv 25, 4-7).

En troisième lieu, la loi a organisé une distribution effectuée par les propriétaires eux-mêmes : tantôt à titre purement gratuit (Dt 14, 28-29): « Tous les trois ans, tu mettras à part une autre dîme, et le lévite, l’étranger, l’orphelin et la veuve viendront s’en nourrir et s’en rassasier » ; tantôt contre un avantage équivalent, dans le cas d’une vente, d’une location, d’un prêt ou d’un dépôt ; de tous ces actes, les conditions sont précisées par la loi. d’où il ressort clairement, conclut saint Thomas, que la loi ancienne a convenablement réglé la vie sociale de ce peuple. »[19]

Cette loi ancienne à laquelle saint Thomas rend hommage, malgré qu’elle se perde et se sclérose en maints détails, n’a pas été, pour l’essentiel, abolie par la loi nouvelle : les œuvres de charité, « dans la mesure où elles sont nécessaires à la vertu, ressortissent aux préceptes moraux, déjà promulgués dans la loi ancienne ; par conséquent la loi nouvelle, à cet égard, ne devait rien dire de plus que l’ancienne en fait d’œuvres extérieures ».⁠[20]

Malgré que saint Thomas s’adresse à une société économique très différente de la nôtre⁠[21], certains principes peuvent être retenus et seront repris par les pontifes modernes dans l’élaboration de la doctrine sociale. Résumons-les.

Tous les hommes ont droit à l’existence et donc aux ressources nécessaires pour vivre d’une manière pleinement humaine, matériellement et spirituellement. La vie matérielle étant ordonnée à la vie spirituelle : intellectuelle, morale, religieuse.

Toute ressource matérielle est bonne dans la mesure où elle permet aux hommes d’atteindre leurs fins dans l’ordre sans priver d’autres hommes de ces moyens indispensables à la poursuite de leurs fins naturelles.

De droit naturel, tout doit être commun, accessible à tous, mais l’appropriation est nécessaire. Relevant du droit positif, elle est conforme au droit naturel pour autant que l’usage reste commun. A la droit naturel suite de saint Thomas, on dira que le principe de la destination universelle des biens est de « droit naturel absolu » ou « primaire » et que le droit à la propriété privée est de « droit naturel relatif » ou « secondaire ».⁠[22]

d’une part, n’oublions pas ce que saint Thomas disait : « la propriété n’est pas contraire au droit naturel, elle s’y surajoute par voie de conclusion raisonnable »[23]. L’institution de la propriété privée est reconnue bonne par la raison n’est donc pas devenue bonne par pure convention ou par l’effet strict d’un droit positif même si elle est aussi le fruit de conventions et d’un droit positif. Saint Thomas explique : « le droit (…) naturel, c’est ce qui par nature s’ajuste ou se proportionne à autrui. Mais cela peut arriver de deux manières : soit qu’on envisage la chose absolument et en soi (…) ; soit qu’on l’envisage, non plus absolument, ; mais relativement à ses conséquences (…) ». Pour la première manière, Thomas prend l’exemple de l’homme qui « s’adapte » à une femme pour avoir des enfants et pour, la seconde manière, l’exemple de la propriété privée. Et il ajoute : « ce que la raison dicte à l’homme lui est naturel au titre d’être raisonnable ».⁠[24]

d’autre part, l’usage d’un bien propre devient commun par « la providence d’un bon législateur » : « C’est l’idée de propriété, pénétrée de l’idée de société, comportant un service social. Il est normal que l’accomplissement de ce devoir social ne soit pas entièrement laissé à la seule bonne volonté des possédants. Il n’est pas davantage admissible que tous les besogneux soient autorisés à se servir, au gré de leurs besoins ou de leurs caprices, sur les biens des riches, ce serait la ruine de la propriété.

Ce sont deux excès à éviter. Le mieux sera que le service social de la propriété se trouve obtenu par le jeu souple et convergent des institutions et des mœurs, par les vertus des citoyens et les lois. Tout cela faisant que, dans un état bien organisé, toutes les forces sont utilisées dans le sens du véritable intérêt humain de la communauté ». Et C. Spicq ajoute à ce commentaire : « Toutes les formes de possession devraient être pénétrées de cette finalité. »[25]

Nous allons retrouver dans l’enseignement des papes, l’écho de toutes ces nuances.


1. Saint Thomas traite du problème de la propriété dans son étude des « péchés d’injustice », à propos du vol et de la rapine : IIa IIae, qu. 66, art. 1-9.
2. IIa IIae, qu. 66, art. 1.
3. « Avant occupation, cueillette, travail » (Vacant). Cf. : « …​à considérer ce champ absolument et en soi, il ne demande pas à appartenir à un individu plutôt qu’à un autre, tandis que, si on se place au point de vue de l’opportunité de sa culture ou de son paisible usage, il vaut mieux qu’il appartienne à l’un de préférence à l’autre, comme le remarque le philosophe » (IIa IIae, qu. 57, art. 3).
4. L’argument est d’Aristote, Politique, III, 6 et svts.
5. C. Spicq, op, commente : « Si l’animal se sert des choses extérieures, il n’en use pas à proprement parler, parce que n’ayant pas la raison, il ne se les ordonne pas, « propter se ». Chez l’homme qui a l’idée de fin et de moyen, il peut y avoir cette ordination et un véritable usus, cf. Ia IIae, qu. 16.
   Remarquons que Dieu seul a un dominium absolu, radical, qui s’étend à l’essence même des choses. Le dominium des créatures est toujours relatif, comme leur puissance même. Dire que la fin de la possession humaine est l’usus, c’est ranger cette possession dans l’ »utile », « omnia quae possidentur sub ratione utilis cadunt » IIa IIae, qu. 62, art. 5, sol. 1. On ne possède donc pas les richesses pour les posséder, pour les accumuler. Dieu seul a le droit à ce luxe, car seul il est le maître des natures, d’une façon stable. L’homme n’est maître que de leur usage ; il ne possède pas la chose, il a seulement le droit de s’en servir. On retrouve le mot d’Aristote : « Etre riche consiste plutôt à user qu’à posséder ; en effet, la richesse est l’exercice et l’usage de tels biens » (Rhétorique I, V, 1361a). » (In Somme théologique, Editions de la Revue des Jeunes, Desclée, 1947, p. 164).
6. IIa IIae, qu. 66, art. 2.
7. Decret. I, VIII, c. 1. Cité par C. Spicq, op. cit., p. 167. Gratien (XIIe s) est un moine bénédictin, canoniste, qui composa un recueil de décisions papales (Decretum Gratiani) qui influença le droit ecclésiastique et le Code de droit canonique jusqu’en 1917.(Mourre)
8. C. Spicq, op. cit., p. 97, note 1.
9. Ces arguments sont de nouveau empruntés à Aristote, Politique, II, 1 et 2. Cf. Jaccard (op. cit., p. 127) : « L’homme ne travaille bien la terre que lorsqu’il la possède ou qu’il est assuré de pouvoir au moins jouir, lui et ses descendants, du fruit de son labeur. C’est pourquoi la petite propriété romaine que défendait Virgile donnait un meilleur rendement que le grand domaine exploité par des esclaves. »
10. On pourrait traduire : « donner de bon cœur », volontiers et généreusement, libéralement (SPICQ C., op. cit., p. 173). Cf. « Celui qui fournit au laboureur la semence et le pain qui le nourrit vous fournira la semence à vous aussi, et en abondance, et il fera croître les fruits de votre justice. Enrichis de toutes manières, vous pourrez pratiquer toutes les générosités, lesquelles, par notre entremise, feront monter vers Dieu l’action de grâces. Car le service de cette offrande ne pourvoit pas seulement aux besoins des saints ; il est encore une source abondante de nombreuses actions de grâces envers Dieu » (2 Co 9, 10-12).
11. On pourrait traduire : « avoir le sens social » (C. Spicq, id.). Cf. « Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est l’égalité. Dans le cas présent, votre superflu pourvoit à leur dénuement, pour que leur superflu pourvoie aussi à votre dénuement. Ainsi se fera l’égalité, selon qu’il est écrit : Celui qui avait beaucoup recueilli n’eut rien de trop, et celui qui avait peu recueilli ne manqua de rien » (2 Co 8, 13-15).
12. A propos de l’aumône, saint Thomas avait déjà fait ce distinguo : _« Les biens temporels que l’homme a reçus de Dieu sont à lui quant à la propriété ; mais quant à leur usage, ils sont non pas à lui seul, mais également aux autres que son superflu peut aider à vivre. » (IIa IIae qu. 32, art. 5, sol. 2).
13. Politique, VII, 3, cité par SPICQ C., op. cit., p. 170.
14. IIa IIae, qu. 66, art., sol. 1.
15. « Indiscrete » : sans discernement, contrairement à la prudence (discretio) (cf. SPICQ C., op. cit., p. 99, note 1).
16. IIa IIae qu. 66, art. 2, sol. 2. Nous retrouverons cette idée quand saint Thomas étudiera l’avarice : « Partout où le bien consiste dans une mesure déterminée, l’excès ou le défaut constitue un mal. De plus, dans tout ce qui est relatif à une fin, le bien consiste dans une certaine mesure, déterminée par cette fin, comme par exemple, un remède par rapport à la guérison. Or, les biens extérieurs ont le caractère de moyens relatifs à une fin. Leur usage sera donc bon, s’il est proportionné, si l’homme recherche la richesse dans la mesure où elle est nécessaire à sa vie et à sa condition. Dépasser cette mesure, vouloir acquérir ou amasser plus que de raison, c’est pécher. Or, c’est le cas de l’avarice, qui se définit : un amour immodéré de posséder. Elle est donc évidemment un péché. » (IIa IIae qu. 118, art. 1).
17. A cet endroit, saint Thomas cite saint Ambroise qui, dans ses Décrets, interpelle le riche en ces termes : « C’est le pain des affamés que tu détiens ; c’est le vêtement de ceux qui sont nus que tu serres dans ta garde-robe ; ton argent, c’et le rachat et la délivrance des miséreux, et tu l’enfouis en terre ».
18. IIa IIae, qu. 66, art. 7. « Dans le vol, explique C. Spicq, on agit sans le consentement du propriétaire, dans la rapine contre son consentement » (op. cit., p. 176). Aristote caractérisait le vol « par le secret dont il s’entoure » et la rapine « par la violence qui s’y déploie » (qu. 66, art. 4,).
19. Ia IIae, qu. 105, art. 2.
20. Ia IIae, qu. 108, art. 2.
21. La propriété de la terre est le facteur déterminant de la richesse. Et les grandes propriétés sont majoritaires. Au XIe siècle, en Angleterre, quelques familles possèdent les deux tiers du sol. Sur le continent c’est l’Église qui a les plus vastes domaines: terres défrichées par les moines ou les serfs des évêchés, dons des princes et seigneurs en quête de pardon. Dès le IXe s, on peut estimer que les couvents, les évêchés et la papauté possèdent le tiers du sol européen ; la moitié en Allemagne et en France. Ainsi, au IXe s, l’abbaye de Saint-Germain des Prés possédait 1.727 domaines sur 150.000 hectares. 2.859 ménages les cultivaient : 8 seulement étaient libres, 851 étaient serfs et 2000 « demi-serfs » jouissant de quelques libertés mais attachés aussi à la terre et soumis à impôts et corvées. P. Jaccard explique que « Les charges des monastères étaient (…) très lourdes. Il fallait nourrir des centaines de moines et un nombre égal de domestiques, sans compter les hôtes de passage ; les redevances des vilains y suffisaient à peine. Aux jours de fête, des milliers d’indigents venaient quérir leur aumône : les provisions de seigle, d’orge et de porc salé s’épuisaient rapidement. Certains ordres entretiennent des hôpitaux. Quant aux évêques, le souci qu’ils prennent de tenir leur rang dans le monde des seigneurs coûte cher : il faut des quantités énormes de produits agricoles pour payer les tissus fins, les métaux précieux et les bijoux qui ornent les vêtements sacerdotaux, les reliquaires et les autels. Les papes, enfin, engagent des troupes et font vivre des courtisans nombreux : toute la chrétienté est appelée à payer ce faste en déposant aux pieds du pontife ce qu’on appelle le denier de saint Pierre. » Il faut dire qu’à de rares exceptions près, les charges ecclésiastiques sont souvent réservées aux cadets de famille nobles.(cf. JACCARD P., op. cit., pp. 132-134). Il faut ajouter toutefois à ce tableau, le fait que les grandes propriétés ecclésiastiques, seigneuriales ou communales , en ces temps de chrétienté, restent marquées souvent de certains droits d’usage hérités des temps bibliques mais aussi des habitudes communautaires héritées des traditions païennes. C’est ainsi que, pendant plusieurs siècles, « le mouvement d’individualisation de la propriété se heurte à la coutume qui veut qu’après la récolte ou pendant l’année de jachère, le sol redevienne d’un usage commun pour que les troupeaux de tous puissent y pâturer librement. » On parle à l’époque de « vaine pâture » et de « droit de parcours ». « La vaine pâture est le droit des habitants d’une même paroisse d’envoyer les moutons des uns sur la terre des autres _ certaines époques ; le droit de parcours s’applique aux habitants de plusieurs paroisses. » (LEFRANC G., op. cit., p. 155).
22. Cf. SPIEKER Manfred, La place du concept dans la doctrine sociale de l’Église, in Une terre pour tous les hommes, op. cit., p. 33. M. Spieker est professeur de sciences sociales chrétiennes à l’université d’Osnabrück (D) et vice-président de l’Université volante internationale pour l’enseignement social chrétien.
23. IIa IIae, qu. 66, art.2, sol. 1.
24. IIa IIae, qu. 57, art. 3.
25. C. Spicq, op. cit., pp. 310-311.

⁢b. La parenthèse franciscaine

En attendant, notons que les deux maîtres de l’école franciscaine, saint Bonaventure (1221-1274) et Jean Duns Scot (1266-1308) ont une position plus simple que celle de Thomas, position construite sur une pure conjecture. Pour eux, le droit de propriété privée est strictement positif et est la conséquence du péché puisqu’avant la faute, tout devait être commun⁠[1].

Dans leur recherche de la perfection évangélique et de la pauvreté absolue, ils vont se heurter à la conception défendue par la papauté. L’Église, en effet, à l’époque de Boniface VIII⁠[2], se considère, bien sûr, comme corps mystique mais aussi comme corps « politique propriétaire de grands biens ». Non seulement l’Église défendait son droit de propriété commune mais avait progressivement eu tendance à la considérer comme « une propriété suprême et illimitée (…) du pape sur tous les biens temporels de l’Église ».⁠[3] De plus, certains théologiens⁠[4] estimèrent que pour posséder « justement » il fallait en avoir été reconnu digne par Rome. Dans ces conditions, tout propriétaire hérétique, excommunié, infidèle, pouvait être dépossédé par l’Église.

Bonaventure⁠[5], lui, avait, d’une part, distingué la propriété collective de l’Église et le renoncement absolu à toute forme de propriété pratiqué par les frères mineurs. Et, d’autre part, il va défendre l’idée qu’utiliser les biens que d’autres possèdent ou concèdent est plus fidèle au modèle christique comme au modèle offert par le récit de la Création.

A partir de cette théologie, pratiquement tout l’ordre franciscain entrera en ébullition et contestera la position de la papauté. d’autant plus fortement qu’ils s’estiment soutenus par la bulle Exiit qui seminat dans laquelle le pape Nicolas III⁠[6], avait renouvelé l’approbation de la règle franciscaine et paru accréditer la pratique la plus stricte de la pauvreté. Confronté à cette agitation, le pape Jean XXII⁠[7] intervint à plusieurs reprises durant tout son pontificat sans parvenir tout de suite à apaiser le conflit. En 1323, le bulle Cum inter nonnullos condamne comme hérétique « l’opinion d’après laquelle le Christ et les apôtres n’avaient rien possédé soit en propre, soit en commun ». Il n’y avait pas de contradiction avec la bulle de Nicolas III, comme le prétendirent un certain nombre de franciscains. Nicolas III enseignait que le Christ et les apôtres « avaient pratiqué la pauvreté individuelle ou commune, et que leur conduite était l’idéal proposé aux âmes éprises de perfection » mais il distinguait bien « les œuvres de perfection et les actions de la masse humaine ». Jean XXII dénonçait l’erreur de les confondre, ce qui était le cas de quelques frères mineurs, et « condamnait seulement ceux qui refusent au Christ le droit de posséder », droit auquel le Christ avait renoncé. De plus, faisait remarquer Jean XXII, « tout en préconisant le renoncement au droit de propriété comme un moyen de perfection, Jésus ne s’était point interdit à lui-même la possibilité des acquêts ou des ventes ».⁠[8]

Devant les violences qui agitèrent les franciscains et le risque d’apostasie, Jean XXII publia en 1324 la constitution Quia quorumdam. Appuyée sur l’Évangile et l’enseignement des papes précédents, elle concluait : « Sera considéré comme hérétique quiconque soutiendra que Jésus-Christ et ses apôtres n’eurent sur les choses dont ils se servirent qu’un simple usage de fait ; on en pourrait induire, en effet, que cet usage fut illicite, ce qui serait une conclusion blasphématoire. »[9] Devant la résistance, cette fois, d’une minorité, Jean XXII revint sur le sujet, en 1329, dans la bulle Quia vir reprobus. Il y est affirmé que « le droit de propriété est (…) de droit divin, établi par Dieu en faveur de nos premiers parents. En tant que personne de la Sainte Trinité, le Christ est maître de tout, quoique, comme homme, il ait voulu vivre pauvre. Quant aux apôtres, le Sauveur leur défendit de rien demander quand il les envoya annoncer la bonne nouvelle. L’Évangile prouve cependant que, dans la suite, ils possédèrent des aliments ou en achetèrent. Lors de l’arrestation du Maître n’avaient-ils pas deux épées ? ».⁠[10]

L’affaire paraissait entendue mais elle rebondit cinquante ans plus tard avec Richard FitzRalph et John Wyclif dont nous avons eu déjà l’occasion de signaler l’hérésie.

A l’extrême opposé des théories franciscaines condamnées, Hobbes et Locke, nous l’avons vu, jettent les bases de la conception libérale de la propriété. Naît là l’idée d’un droit exclusif et illimité qui, plus tard, dans ses applications livrera les travailleurs « à des maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée »[11] et provoquera la réaction socialiste.


1. Cf Vacant, art. « Communisme ».
2. 1234?-1303, pape de 1295-1303. Par la bulle Unam sanctam, il proclame, en 1302, la juridiction du pape sur toutes les créatures.
3. Lacoste, art. « Propriété ».
4. Ce sont des théoriciens théocratiques comme Gilles de Rome (1247?-1316) (De ecclesisatica potestate), Henri de Crémone, Barthélemy (ou Tolomée) de Lucques (1236?-1327?) (De regimine principum). On peut citer aussi Jacques de Viterbe (?-1308) mais sa conception (De regimine christiano) semble plus nuancée.
5. In Apologia pauperum, vers 1269.
6. 1215?-1280, pape de 1277-1280.
7. 1245?-1334, pape de 1316-1334.
8. Vacant, art. « Jean XXII ».
9. Cité in Vacant, id..
10. Vacant, art. Jean XXII.
11. RN, 434 in Marmy.

⁢c. Léon XIII

On se souvient que d’emblée, dans Rerum Novarum, Léon XIII s’en prend aux solutions que les socialistes proposent pour résoudre les graves problèmes sociaux engendrés par les nouveaux rapports sociaux et économiques. C’est pourquoi l’encyclique s’ouvre sur un plaidoyer en faveur de la propriété privée que les socialistes veulent supprimer⁠[1]. Léon XIII répond que cette théorie « est souverainement injuste, en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’État, et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social ».⁠[2]

Le travailleur a droit au salaire et à sa libre disposition. En épargnant, il a le droit de chercher à acquérir un fonds propre, une propriété mobilière et immobilière, pour son entretien, pour répondre à ses besoins et échapper à la précarité de l’existence.⁠[3]

Ce droit de propriété est un droit naturel. Si, comme les animaux poussés par leurs instincts, l’homme a besoin des « choses extérieures » pour sa conservation et sa reproduction, il a « en plus », du fait qu’il est un être raisonnable, « le droit stable et perpétuel de les posséder, tant celles qui se consomment par l’usage que celles qui demeurent après nous avoir servi. » En effet, « l’homme embrasse par son intelligence une infinité d’objets ; aux choses présentes il ajoute et rattache les choses futures ; il est le maître de ses actions. Aussi, sous le gouvernement universel de la providence divine, est-il en quelque sorte à lui-même et sa loi et sa providence. C’est pourquoi il a le droit de choisir les choses qu’il estime les plus aptes à pourvoir non seulement au présent, mais encore au futur. Il doit donc avoir sous sa domination, non seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu’il voit appelée à être, par sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir. Les nécessités de l’homme ont pour ainsi dire de perpétuels retours : satisfaites aujourd’hui, elles renaissent demain avec de nouvelles exigences. Il a donc fallu, pour qu’il pût y faire droit en tout temps, que la nature mit à sa disposition un élément stable et permanent, capable de lui en fournir perpétuellement les moyens. Or, cette perpétuité de ressources ne pouvait être fournie que par la terre avec ses richesses inépuisables. »[4]

Non seulement, comme il a été dit plus haut, le travailleur salarié peut, par la rémunération de son travail, accéder à la propriété mais il faut encore ajouter que si le travail légitime « l’usage du sol » et la jouissance des « fruits des champs », il légitime aussi la possession en propre parce que, par exemple, « ce champ travaillé par la main du cultivateur a changé complètement d’aspect : il était sauvage, le voilà défriché ; d’infécond il est devenu fertile. Ce qui l’a rendu meilleur est inhérent au sol et se confond tellement avec lui, qu’il serait en grande partie impossible de l’en séparer. Or la justice tolérerait-elle qu’un étranger vînt alors s’attribuer et utiliser cette terre arrosée des sueurs de celui qui l’a cultivée ? De même que l’effet suit la cause, ainsi est-il juste que le fruit du travail soit au travailleur ». ⁠[5]

Ce qui est vrai au niveau de l’individu l’est davantage au niveau de la famille qu’il fonde. Dans la « société domestique », le droit de propriété « acquiert d’autant plus de force que la personne humaine y reçoit plus d’extension. La nature impose au père de famille le devoir sacré de nourrir et d’entretenir ses enfants » et « la nature lui inspire de se préoccuper de leur avenir et de leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre honnêtement dans les vicissitudes de la vie, contre les surprises de la mauvaise fortune. Or, il ne pourra leur créer ce patrimoine sans posséder des biens productifs qu’il puisse leur transmettre par voie d’héritage ».⁠[6]

Telle est, pour Léon XIII, « la coutume de tous les siècles »[7], confirmée par les lois civiles et la loi divine⁠[8].

Ce droit des individus et des familles ont une « priorité logique et une priorité réelle » par rapport aux droits de la société civile qui doit être pour les citoyens et leur famille « un soutien » et « une protection » dans l’exercice de leurs droits⁠[9] : « il importe donc que les lois favorisent l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires ».⁠[10] L’Église, en effet, n’entérine pas la situation à laquelle les hommes sont confrontés à l’époque mais milite clairement pour une diffusion aussi large que possible de la propriété. Ainsi, « la répartition des biens serait certainement plus équitable ». « Si l’on stimule l’industrieuse activité du peuple par la perspective d’une participation à la propriété du sol, l’on verra se combler peu à peu l’abîme qui sépare l’opulence de la misère et s’opérer le rapprochement des deux classes ».⁠[11]

A la fin de ce plaidoyer, Léon XIII n’hésite pas à affirmer « comme principe fondamental l’inviolabilité de la propriété privée ».⁠[12] La radicalité du propos interpelle. Est-ce à dire que Léon XIII a oublié le principe de la destination universelle des biens ? Non, mais il n’en parle que pour signaler qu’elle ne peut être invoquée comme argument contre la légitimité de la propriété privée : « qu’on n’oppose pas non plus le fait que Dieu a donné la terre au genre humain tout entier pour qu’il l’utilise et en jouisse. Si l’on dit que Dieu l’a donnée en commun aux hommes, cela signifie non pas qu’ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier. Il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples ? Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu’il n’est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs ».

On peut s’étonner de cette insistance alors que saint Thomas et surtout les Pères centraient leur réflexion d’abord sur la destination universelle des biens. Il importe ici de tenir compte de deux facteurs. d’une part, je le répète, Léon XIII répond aux socialistes qui veulent abolir la propriété privée. d’autre part, il s’attache, on l’a entendu, à défendre la propriété des biens nécessaires à l’individu et à sa famille pour leur subsistance stable et durable. Il prend ainsi la question de la propriété à la racine pourrait-on dire, dans la mesure aussi où le langage « socialiste », à l’époque, n’est pas toujours très clair quand il évoque l’abolition de la propriété privée. Le P. Bigo a montré⁠[13] qu’il y a dans les œuvres de Marx lui-même des formules où l’expression « propriété privée » semble désigner toute forme de propriété privée⁠[14] et d’autres qui précisent qu’il s’agit de la « propriété bourgeoise ». Le Manifeste du Parti communiste ne lève pas tout à fait l’ambigüité.

Dans le chapitre intitulé « Prolétaires et communistes »⁠[15], Marx et Engels écrivent: « Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise[16].

Or, la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise est la dernière et la plus parfaite expression du mode de production et d’appropriation fondé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres.

En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée.

On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnelle acquise, fruit du travail de l’individu, propriété que l’on déclare la base de toute liberté, de toute indépendance individuelle.

La propriété personnelle, fruit du travail et du mérite ! Veut-on parler de cette forme de propriété antérieure à la propriété bourgeoise qu’est la propriété du petit bourgeois, du petit paysan ? Nous n’avons que faire de l’abolir : le progrès de l’industrie l’a abolie et continue à l’abolir chaque jour.

Ou bien veut-on parler de la propriété bourgeoise moderne ?

Mais est-ce que le travail du prolétaire crée pour lui de la propriété ? Absolument pas. Il crée le capital, c’est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s’accroître qu’à la condition de produire davantage de travail salarié pour l’exploiter de nouveau. » On aura noté au passage que pour Marx et Engels, l’abolition de la « propriété personnelle » par le « progrès » n’est pas regrettable : « nous n’avons que faire de l’abolir ». Mais c’était une propriété de « petit bourgeois », de « petit paysan ». qu’en est-il de l’ouvrier et de ce qu’il peut acquérir ? « Ce que l’ouvrier s’approprie par son labeur, expliquent-ils, est tout juste suffisant pour reproduire simplement sa vie. Nous ne voulons absolument pas abolir cette appropriation personnelle des produits du travail, indispensable à la reproduction de la vie du lendemain, cette appropriation ne laissant aucun profit net conférant un pouvoir sur le travail d’autrui ». Le champ d’appropriation est ainsi réduit au maximum car il s’agit d’un droit attaché au travail d’une personne pour la « reproduction » de sa vie. Pas question d’envisager un droit familial, un droit à la constitution d’un patrimoine. La preuve en est fournie très clairement dans les mesures à prendre pour établir une société communiste : sont prévues, sans nuances, non seulement l’« expropriation de la propriété foncière » mais aussi l’« abolition de l’héritage ».

A la lumière de l’ensemble de l’économie politique de Marx qui condamne la propriété bourgeoise, c’est-à-dire le capital privé, la propriété privée des moyens de production⁠[17], le P. Bigo explique que dans cette idéologie, « on peut (…) laisser à l’individu son propre produit, à condition qu’il ne puisse le vendre qu’à la collectivité, unique intermédiaire, unique commerçant dans la société. On peut lui laisser aussi la possibilité de se procurer les biens nécessaires à son usage, à condition qu’il ne puisse les acheter qu’à la collectivité ».⁠[18]

Cette collectivisation qui peut être poussée jusqu’aux conditions de la vie quotidienne des individus et des familles dans le rêve de certains utopistes est condamnée par Léon XIII qui, pour autant ne peut être jugé complice de l’organisation bourgeoise et libérale de la société. Léon XIII défend le principe de la propriété privée au nom des droits de la personne mais il ne cautionne pas par le fait même n’importe quel usage de la propriété. Il faut bien distinguer, écrit-il, « entre la juste possession des richesses et leur usage légitime. La propriété privée (…) est pour l’homme de droit naturel. L’exercice de ce droit est chose non seulement permise, surtout à qui vit en société, mais encore absolument nécessaire. (…) Mais si l’on demande en quoi il faut faire consister l’usage des biens, l’Église répond sans hésitation - et ici Léon XIII cite saint Thomas⁠[19]-: « Sous ce rapport, l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. C’est pourquoi l’Apôtre[20] a dit : « Ordonne aux riches de ce siècle…​ de donner facilement, de communiquer leurs richesses ». » (…) Dès qu’on a accordé ce qu’il faut à la nécessité, à la bienséance, c’est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres. »

Dans ces conditions, il était indécent de reprocher à Léon XIII de prendre le parti des propriétaires contre les prolétaires : « Quiconque, ajoute Léon XIII, a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».⁠[21] La propriété, -la richesse matérielle ou immatérielle- impose des devoirs vis-à-vis des autres, elle a donc une fonction sociale qui découle précisément du fait que Dieu a donné la terre à tous les hommes. Dans la propriété privée, dira le P. Calvez, « tout n’est donc pas privé ».⁠[22]


1. « Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’État. » (RN, 435 in Marmy).
2. Id..
3. RN, 436 in Marmy : « Si donc, en réduisant ses dépenses, il est arrivé à faire quelques épargnes et si, pour s’en assurer la conservation, il les a, par exemple, réalisées dans un champ, ce champ n’est assurément que du salaire transformé. Le fonds acquis ainsi sera la propriété de l’ouvrier au même titre que la rémunération même de son travail » . Et, à propos du salaire, Léon XIII précise : « L’ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille, s’appliquera, s’il est sage, à être économe. Suivant le conseil que semble lui donner la nature elle-même, il visera, par de prudentes épargnes, à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine. » (Id., 479 in Marmy).
4. RN, 437 in Marmy.
5. RN, 440 in Marmy.
6. RN, 442 in Marmy.
7. RN, 440 in Marmy.
8. « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, tu ne désireras ni sa maison, ni son champ, ni son serviteur ou sa servante, ni son bœuf ou son âne : rien de ce qui est à ton prochain » (Dt 5, 21).
9. RN, 442 in Marmy.
10. RN, 479 in Marmy.
11. RN, 480 in Marmy.
12. RN, 479 in Marmy.
13. La doctrine sociale de l’Église, recherche et dialogue, PUF, 1966, pp. 252-257.
14. P. Bigo cite notamment, en exemples : « le droit de propriété est le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer à son gré, sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société. C’est le droit de l’égoïsme » (La question juive) ; « Le droit de la propriété privée, c’est le droit d’user et d’abuser, le droit de disposer arbitrairement des choses » (Critique de la philosophie de l’État de Hegel).
15. Union générale d’éditions, 10/18, 1966, pp. 36-47.
16. Dans l’édition anglaise de 1888, Engels précis dans une note : « Par bourgeoisie, nous entendons la classe des capitalistes modernes, propriétaires de moyen de production et exploitant le travail salarié ». (op. cit., p. 63).
17. Il s’agit de la propriété privée telle qu’elle a été forgée par le droit révolutionnaire et l’idéologie libérale : « une souveraineté de l’homme s’exerçant sur les choses en dehors de toute organisation et de toute direction de l’économie » (BIGO P., op. cit., p. 255).
18. Op. cit., p. 254.
19. IIa IIae, qu. 65, art. 2.
20. 1Tm 6, 18.
21. RN, 452-453 in Marmy.
22. L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 102.

⁢d. Paternalisme ? La réponse de Pie XI.

Pie XI note cette accusation injuste dans son encyclique Quadragesimo anno et s’emploie à défendre son illustre prédécesseur en rappelant le rôle social de la propriété et en prenant ses distances par rapport à « un concept païen de la propriété » : « ni Léon XIII ni les théologiens, dont l’Église inspire et contrôle l’enseignement, n’ont jamais nié ou contesté le double aspect, individuel et social, qui s’attache à la propriété, selon qu’elle sert l’intérêt particulier ou regarde le bien commun ; tous, au contraire, ont unanimement soutenu que c’est de la nature et donc du Créateur que les hommes ont reçu le droit de propriété privée, tout à la fois pour que chacun puisse pourvoir à sa subsistance et à celle des siens, et pour que, grâce à cette institution, les biens mis par le Créateur à la disposition de l’humanité remplissent effectivement leur destination : ce qui ne peut être réalisé que par le maintien d’un ordre certain et bien réglé.

Il est donc un double écueil contre lequel il importe de se garder soigneusement. De même, en effet, que nier ou atténuer à l’excès l’aspect social et public du droit de propriété, c’est verser dans l’individualisme ou le côtoyer, de même à contester ou à voiler son aspect individuel, on tomberait infailliblement dans le collectivisme ou, tout au moins, on risquerait d’en partager l’erreur. Perdre de vue ces considérations, c’est s’exposer à donner dans l’écueil du modernisme moral, juridique et social[1] (…). »⁠[2]

Et Pie XI de rappeler ce que disait Léon XIII : « le droit de propriété ne se confond pas avec son usage[3]. C’est, en effet, la justice qu’on appelle commutative qui prescrit le respect des divers domaines et interdit à quiconque d’agir de son propre droit, celui d’autrui ; par contre, l’obligation qu’ont les propriétaires de ne faire jamais qu’un honnête usage de leurs biens ne s’impose pas à eux au nom de cette justice, mais au nom des autres vertus ; elle constitue par conséquent un devoir « dont on ne peut exiger l’accomplissement par les voies de justice »[4]. C’est donc à tort que certains prétendent renfermer dans des limites identiques le droit de propriété et son légitime usage ; il est plus faux encore d’affirmer que le droit de propriété est périmé et disparaît par l’abus qu’on en fait ou parce qu’on laisse sans usage les choses possédées. »[5]

La distinction entre droit et usage acquise, peut-on déduire de ce qui précède que l’usage est laissé à la bonne volonté des propriétaires ?

Non. d’une part, Pie XI loue ceux qui « s’appliquent à mettre en lumière la nature des charges qui grèvent la propriété et à définir les limites que tracent, tant à ce droit même qu’à son exercice, les nécessités de la vie sociale (…)⁠[6]. La propriété ayant un aspect individuel et un aspect social, il faut tenir compte, à la fois, de l’« avantage personnel » et de « l’intérêt de la communauté ». C’est à ceux qui gouvernent la société qu’ »il appartient, quand la nécessité le réclame et que la loi naturelle ne le fait pas, de définir plus en détail cette obligation. L’autorité publique peut donc, s’inspirant des véritables nécessités du bien commun, déterminer, à la lumière de la loi naturelle et divine, l’usage que les propriétaires pourront ou ne pourront pas faire de leurs biens. » Léon XIII n’avait-il pas enseigné, à la suite de saint Thomas, que  »Dieu a voulu abandonner la délimitation des propriétés à l’industrie humaine et aux institutions des peuples »[7] ? Dès lors, conclut Pie XI, « pas plus (…) qu’aucune autre institution de la vie sociale, le régime de la propriété n’est absolument immuable, et l’histoire en témoigne. »[8]

Certes, « l’autorité publique n’a pas le droit de s’acquitter arbitrairement de cette fonction » ; par exemple, « par un excès de charges et d’impôts »[9]. « Toujours, en effet, doivent rester intacts le droit naturel de propriété et celui de léguer ses biens par voie d’hérédité ; ce sont là des droits que cette autorité ne peut abolir, car l’homme est antérieur à l’État ».⁠[10]

Mais, de son côté, l’homme n’est pas « autorisé à disposer au gré de son caprice de ses revenus disponibles, c’est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables à l’entretien d’une existence convenable et digne de son rang »[11]. S’il est riche, il lui est demandé en « un très grave précepte (…) de pratiquer l’aumône et d’exercer la bienfaisance et la magnificence ». Et « une manière remarquable et particulièrement appropriée aux besoins de notre temps » d’exercer cette « vertu de magnificence » dont parlait saint Thomas⁠[12], c’est de consacrer « les ressources plus larges dont (on) dispose à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur, pourvu toutefois que ce travail soit employé à produire des biens réellement utiles »[13]

Ainsi la propriété qui tire son origine « de l’occupation d’un bien sans maître[14] et du travail qui transforme une matière »[15] se met au service du travail. Cette idée permet à Pie XI de réintroduire la formule-clé de Léon XIII : « Il ne peut y avoir de capital sans travail ni de travail sans capital. »[16] Mais alors que Léon XIII utilisait cette formule, sur le plan social, pour réconcilier les deux classes antagonistes de la société de son temps et prôner la concorde, Pie XI l’utilise sur le plan économique pour montrer que, « hors le cas où quelqu’un appliquerait son effort à un objet qui lui appartient », la prospérité est le fruit de l’association du « travail de l’un » et du « capital de l’autre ».⁠[17] Et donc les riches ne peuvent réclamer que tout le capital s’accumule entre leurs mains et les travailleurs ne peuvent réclamer  »tout le produit et tout le revenu, déduction faite de ce qu’exigent l’amortissement et la reconstitution du capital ». d’un autre côté, en vertu du même principe, l’État ne peut s’attribuer, « socialiser », tous les moyens de production. Il est bien entendu que la terre doit servir « à la commune utilité de tous »[18] mais la « manière la plus sûre et bien ordonnée » pour « procurer cette utilité aux hommes » est la propriété privée. Et le partage des ressources doit respecter la justice sociale qui « ne tolère pas qu’une classe empêche l’autre de participer à ces avantages » mais qui veille à « attribuer à chacun ce qui lui revient ».⁠[19]

Tout cela n’interdit pas qu’il y ait des propriétés publiques et qu’il puisse y avoir un rapprochement entre les idées d’un « socialisme mitigé » et les réformes souhaitées par les chrétiens. En effet, « il y a certaines catégories de biens pour lesquels on peut soutenir avec raison qu’ils doivent être réservés à la collectivité, lorsqu’ils viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »[20]

Pie XI confirme donc l’analyse de Léon XIII en apportant toutefois des précisions susceptibles de confondre les « calomniateurs » qui prétendaient que l’Église avait pris le parti des riches.⁠[21] Il n’empêche que les deux papes entendent défendre, avant tout, la propriété privée et n’évoquent la destination universelle des biens qu’a posteriori pour rappeler à l’ordre les propriétaires ou les détenteurs de capitaux qui oublieraient leurs devoirs vis-à-vis des travailleurs.


1. Condamné « aussi formellement que le modernisme dogmatique » par Pie XI dans Ubi arcano (23-12-1922), ce modernisme se caractérise par l’indifférence vis-à-vis des enseignements de l’Église. (Cf. Ubi arcano, 957 in Marmy).
2. QA, 550-551 in Marmy.
3. Cf. RN, 452 in Marmy.
4. Citation de RN, 453 in Marmy. Léon XIII à propos du superflu dû aux pauvres, ajoutait: « C’est un devoir non pas de stricte justice, sauf les cas d’extrême nécessité, mais de charité chrétienne, un devoir, par conséquent, dont on ne peut poursuivre l’accomplissement par l’action de la loi ». Léon XIII s’en remettant plutôt à la loi de Jésus-Christ tenant « pour faite ou refusée à lui-même, l’aumône qu’on aura faite ou refusée aux pauvres ».
5. QA, 552 in Marmy.
6. A contrario, Pie XI dénoncent ceux « qui s’appliquent à réduire tellement le caractère individuel du droit de propriété qu’ils en arrivent pratiquement à le lui enlever » (id.). Formule qui décrit fort pertinemment le danger des restrictions marxistes ou marxisantes qui en condamnant la propriété privée des moyens de production mettent en péril le principe même de propriété.
7. QA, 553 in Marmy.
8. A cet endroit, Pie XI rappelle ce qu’il avait déjà déclaré le 16-5-1926 au comité de l’Action catholique italienne : « Combien de formes diverses la propriété a revêtues depuis la forme primitive que lui ont donnée les peuples sauvages et qui de nos jours encore s’observe en certaines régions, en passant par celles qui ont prévalu à l’époque patriarcale, par celles qu’ont connues les divers régimes tyranniques (au sens classique du terme), par les formes féodales, monarchiques, pour en venir enfin aux réalisations si variées de l’époque moderne ! »
9. Pie XI renvoie de nouveau à Léon XIII: « Il ne faut pas que la propriété privée soit épuisée par un excès de charges et d’impôts. Ce n’est pas des lois humaines, mais de la nature qu’émane le droit de propriété individuelle. L’autorité publique ne peut donc l’abolir. Elle peut seulement en tempérer l’usage et le concilier avec le bien commun. Elle agit donc contre la justice et l’humanité quand, sous le nom d’impôts, elle grève outre mesure les biens des particuliers. » (RN, 483 in Marmy).
10. QA, 554 in Marmy. C’est bien la pensée de Léon XIII qui ajoutait, comme Pie XI le rappelle aussi : « la société domestique a sur la société civile une priorité logique et une priorité réelle » (RN, 438 et 442 in Marmy).
11. QA, 555 in Marmy.
12. Cf. IIa IIae, qu. 134.
13. QA, 555 in Marmy.
14. « Il n’y a aucune injustice à occuper un bien vacant qui n’appartient à personne » (QA, 556 in Marmy).
15. « Le travail que l’homme exécute en son propre nom et par lequel il confère à un objet une forme nouvelle ou un accroissement de valeur est le seul qui lui donne un droit sur le produit » (Id.).
16. RN, 448 in Marmy, cité in QA, 556 in Marmy.
17. QA, 556 in Marmy. Quand Pie XI parle du régime de collaboration entre travail et capital, régime que Léon XIII a voulu « organiser selon la justice », il ajoute qu’ »il est donc évident qu’il n’est pas à condamner en lui-même. Et, de fait, ce n’est pas sa constitution qui est mauvaise ; mais il y a violation de l’ordre quand le capital n’engage les ouvriers ou la classe des prolétaires qu’en vue d’exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, sans tenir aucun compte ni de la dignité humaine des ouvriers, ni du caractère social de l’activité économique, ni même de la justice sociale et du bien commun ». (QA, 583 in Marmy).
18. RN, 438 in Marmy.
19. QA, 556-561 in Marmy.
20. QA, 594 in Marmy.
21. QA, 549 in Marmy.

⁢e. Pie XII

On se souvient que Léon XIII, lui, affirmait « comme principe fondamental l’inviolabilité de la propriété privée ».⁠[1] Pie XII, nous allons le voir, renverse la démarche. Dans l’encyclique Sertum laetitiae, abordant la question sociale, il déclare d’emblée que « son article fondamental réclame que les biens créés par Dieu pour tous les hommes parviennent à tous équitablement, la justice accompagnée de la charité dirigeant cette répartition »[2]. Il ne s’agit pas d’une distraction car, à l’occasion du cinquantenaire de Rerum novarum, Pie XII répétera⁠[3] : « Nous avons Nous-même rappelé l’attention générale dans Notre encyclique Sertuim laetitiae (…) : point fondamental qui consiste, comme Nous disions, dans l’affirmation de l’imprescriptible exigence « que les biens créés par Dieu pour tous les hommes soient également à la disposition de tous, selon les principes de la justice et de la charité ». Et de développer ainsi sa pensée : « Tout homme, en tant qu’être vivant doué de raison, tient en fait de la nature le droit fondamental d’user des biens matériels de la terre, quoiqu’il soit laissé à la volonté humaine et aux formes juridiques des peuples de régler plus en détail l’actuation pratique de ce droit. Un tel droit individuel ne saurait en aucune manière être supprimé, pas même par d’autres droits certains et reconnus sur des biens matériels. Sans doute, l’ordre naturel venant de Dieu requiert aussi la propriété privée et la liberté du commerce réciproque des biens par échanges et donations, comme en outre la fonction régulatrice du pouvoir public sur l’une et l’autre de ces institutions. Tout cela, néanmoins, reste subordonné à la fin naturelle des biens matériels, et ne saurait se faire indépendant du droit premier et fondamental qui en concède l’usage à tous, mais plutôt doit servir à en rendre possible l’actuation, en conformité avec cette fin ».

La leçon est claire.

Premièrement, le droit à la propriété privée est « subordonné » à un « droit premier et fondamental » qui est le droit pour tous d’user des biens matériels. Le P. Calvez le confirme : cette hiérarchie sera désormais au cœur de l’enseignement de l’Église. Il est établi, sans ambigüité, que le droit de tout homme à user des biens de la terre est supérieur à tout autre droit, que ce soit celui de propriété ou celui de régulation par le pouvoir public.⁠[4]

Deuxièmement, la propriété privée est un moyen d’assurer cet usage commun.⁠[5]

Dans ces conditions, il faut diffuser la propriété privée : « La dignité de la personne humaine suppose (…) normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre ; à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous. Les règles juridiques positives qui règlent la propriété privée peuvent changer et en restreindre plus ou moins l’usage ; mais si elles veulent contribuer à la pacification de la communauté, elles devront empêcher que l’ouvrier, père ou futur père de famille, soit condamné à une dépendance et à une servitude économique, inconciliable avec ses droits de personne humaine.

Que cette servitude dérive de l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État, l’effet est le même. »⁠[6]

Parmi les exigences de l’Église, insiste Pie XII, se range « la conservation et le perfectionnement d’un ordre social qui rende possible et assurée, si modeste qu’elle soit, une propriété privée à toutes les classes de la société (…) ».⁠[7]

C’est pourquoi non seulement elle n’a jamais accepté les théories qui nient ce droit ou en rendent impossible l’accès « aussi bien sur les biens d’usage que sur les moyens de production » mais elle ne peut accepter non plus les systèmes qui reconnaissant le droit de propriété privée mais empêchent la construction d’un « ordre social véritable et sain »[8]. Si dans le premier cas, nous reconnaissons le « socialisme », par exemple, dans le second cas, Pie XII dénonce explicitement « capitalisme » qui « se fonde sur ces conceptions erronées et s’arroge un droit illimité sur la propriété en dehors de toute subordination au bien commun ». Pie XII ajoute : « l’Église l’a toujours réprouvé comme contraire au droit naturel ». Et il n’hésite pas à préciser les méfaits de ce capitalisme:

« Nous voyons de fait l’armée toujours grandissante des travailleurs se heurter souvent à ces accumulations exagérées de biens économiques qui, souvent sous le couvert de l’anonymat, réussissent à déserter leurs devoirs sociaux et mettent l’ouvrier à peu près hors d’état de se constituer une propriété effective.

Nous voyons la petite et moyenne propriété[9] s’effriter et s’affaiblir dans la vie sociale, réduite qu’elle est à une lutte défensive toujours plus dure et sans espoir de réussite.

Nous voyons, d’une part, les puissances financières dominer toute l’activité privée et publique, souvent même l’activité civique ; et, d’autre part, la foule innombrable de ceux qui, privés de toute sécurité de vie directe ou indirecte se désintéressent des véritables et hautes valeurs spirituelles, se ferment aux aspirations à une liberté digne de ce nom, se jettent tête baissée au service de n’importe quel parti politique, esclaves de quiconque leur promet de quelque manière le pain quotidien et la tranquillité . Et l’expérience a montré de quelle tyrannie l’humanité, dans de telles conditions, est capable même à notre époque. »

Si Pie XII insiste tant sur ces dangers qui pèsent sur la propriété privée c’est parce qu’il lui reconnaît, on l’a deviné, un rôle social important.

« L’espoir d’acquérir quelque bien en propriété personnelle » est un « stimulant naturel », un encouragement « à un travail intense, à l’épargne, à la sobriété ». Cet espoir permet à toutes les structures de la société qui l’encouragent de rendre la vie sociale féconde tout en garantissant « le rendement normal de l’économie nationale » et « le développement pacifique de la communauté humaine ».

Mais si la distribution de la propriété privée au lieu de favoriser cet épanouissement, le freine ou le met en péril, « l’État peut, dans l’intérêt commun, intervenir pour en régler l’usage, ou même, à défaut de toute autre solution équitable, décréter l’expropriation moyennant une juste indemnité. »[10]

C’est dire si le droit de propriété reste bien soumis au droit d’usage commun. C’est dire aussi si, « en défendant le principe de la propriété privée, l’Église poursuit un haut objectif tout à la fois moral et social. Ce n’est pas qu’elle prétende soutenir purement et simplement l’état actuel des choses, comme si elle y voyait l’expression de la volonté divine, ni protéger par principe le riche et le ploutocrate contre le pauvre et le prolétaire ; tant s’en faut ! (…) L’Église vise à faire en sorte que l’institution de la propriété privée soit ce qu’elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le vœu de la nature (…). »[11]


1. RN, 479 in Marmy.
2. Encyclique Sertum laetitiae, adressée aux évêques des États-Unis, 1-11-1939. La suite de son développement est classique: « Dieu, qui pourvoit à tout de la façon la meilleure, a établi, en vue de faire pratiquer les vertus et d’éprouver les mérites, qu’il y aurait en même temps dans le monde des riches et des pauvres ; mais il ne veut pas que les uns possèdent les biens terrestres à l’excès et que d’autres soient dans une pauvreté extrême à tel point qu’ils manquent des choses nécessaires à la vie ». Les riches doivent « agir avec libéralité envers les miséreux » et « a fortiori doivent-ils leur donner ce que la justice exige ». Pour assurer l’emploi, le Saint Père en appelle non seulement à « la libéralité prévoyante des patrons » mais aussi à « la sagesse des gouvernements civils ».
3. Radiomessage La solennità, 1-6-1941, 660-661 in Marmy.
4. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme et la société, op. cit., p. 100.
5. Dans le paragraphe suivant, Pie XII dira encore : « le droit originaire à l’usage des biens matériels, parce qu’il est en intime connexion avec la dignité et les autres droits de la personne humaine, offre à celle-ci, sous les formes rappelées à l’instant, une base matérielle sûre, de souveraine importance pour s’élever à l’accomplissement de ses devoirs moraux. La protection de ce droit assurera la dignité personnelle de l’homme et lui donnera la facilité de s’appliquer à remplir, dans une juste liberté, cet ensemble de constantes obligations et décisions dont il est directement responsable envers le Créateur. C’est, en effet, à l’homme qu’appartient le devoir entièrement personnel de conserver et de porter à plus de perfection sa propre vie matérielle et spirituelle, pour atteindre la fin religieuse et morale que Dieu a assignée à tous les hommes et leur a donnée comme une norme suprême, les obligeant toujours et dans tous les cas, antérieurement à tous leurs autres devoirs. » (662 in Marmy).
6. Radiomessage de Noël au monde entier, 24-12-1942.
7. Id..
8. « L’Église (…) vise à faire en sorte que l’institution de la propriété privée soit ce qu’elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le vœu de la nature : un élément de l’ordre social, un présupposé nécessaire des initiatives humaines, un stimulant au travail au profit des fins temporelles et transcendantes de la vie, et par conséquent de la liberté et de la dignité de l’homme créé à l’image de Dieu qui, dès le principe, lui a assigné pour son utilité un domaine sur les créatures matérielles. » (Radiomessage au monde entier à l’occasion du Ve anniversaire du début de la présente guerre, 1-9-1944).
9. Cette remarque n’implique pas la condamnation de toute grande entreprise. Certes, « la petite et moyenne propriété agricole, artisanale, professionnelle, commerciale, industrielle, doit être garantie et favorisée ; les unions coopératives devront leur assurer les avantages de la grande exploitation. » Mais, « là où la grande exploitation continue de se montrer plus heureusement productive, elle doit offrir la possibilité de tempérer le contrat de travail par un contrat de société. » (Id..) Déjà Léon XIII souhaitait que le régime du salariat soit réglé « selon les normes de la justice ». Mais c’est Pie XI qui a estimé « plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société » Il cite, en exemple, le cas où « les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte » (QA, 565 in Marmy).
10. Id..
11. Radiomessage au monde entier à l’occasion du Ve anniversaire du début de la présente guerre, 1-9-1944

⁢f. Jean XXIII

La réalité socio-économique ne cesse d’évoluer et présente, dans la seconde moitié du XXe siècle, un visage nouveau.,

Jean XXIII note trois changements dans la société:

\1. « La brèche entre propriété des biens de production et responsabilités de direction dans les grands organismes économiques est allée s’élargissant », que les capitaux de ces entreprises soient d’origine privée ou publique.

\2. De plus en plus de citoyens, « du fait qu’ils appartiennent à des organismes d’assurances ou de sécurité sociale, en tirent argument pour considérer l’avenir avec sérénité ; sérénité qui s’appuyait autrefois sur la possession d’un patrimoine, fût-il modeste ».

\3. Aujourd’hui, « on aspire à conquérir une capacité professionnelle plus qu’à posséder des biens ; on a confiance en des ressources qui prennent leur origine dans le travail ou des droits fondés sur le travail, plus qu’en des revenus qui auraient leur source dans le capital, ou des droits fondés sur le capital ».⁠[1]

Cette situation appelle un jugement nuancé car elle peut inquiéter et rassurer à la fois. Ainsi, pour le premier point, Jean XXIII se rend compte que la dissociation entre propriété et responsabilité rend le contrôle politique difficile et peut mettre en péril le bien commun.

Par contre, les points 2 et 3 montrent qu’il y a aujourd’hui d’autres manières que la propriété pour accéder durablement aux biens de la terre. De plus, le point 3 « est en harmonie avec le caractère propre du travail, qui, procédant directement de la personne, doit passer avant l’abondance des biens extérieurs, qui, par leur nature, doivent avoir valeur d’instrument ».⁠[2]

Jean XXIII n’en dit pas plus, il reviendra aux successeurs de tenir compte de ces éléments nouveaux. Pour l’heure, ce qui intéresse le Saint Père, c’est de savoir si, avec ces changements, « le principe de droit naturel de la propriété privée, y compris celle des biens de production, n’aurait pas perdu sa force, ou ne serait pas de moindre importance ? »[3]

Jean XXIII répond sans ambigüité et réaffirme le droit de propriété des biens de production au nom de « la priorité ontologique et téléologique des individus sur la société » ; au nom du droit à « l’initiative personnelle et autonome en matière économique » qui suppose « la libre disposition des moyens indispensables à son affirmation » ; au nom de l’histoire et de l’expérience qui prouvent que sans ce droit qui est une « garantie » et un « stimulant », « les expressions fondamentales de la liberté sont comprimées ou étouffées », histoire et expérience qui révèlent aussi que des « mouvements sociaux et politiques » soucieux de « justice et liberté » et jadis opposés à la propriété privée des biens de production, ont acquis « une attitude substantiellement positive ».⁠[4]

Il réaffirme la nécessité de permettre aux travailleurs « d’épargner, et par suite de se constituer un patrimoine » surtout que les économies modernes « accroissent rapidement leur efficacité productive en de nombreux pays ». Et de diffuser « effectivement » la propriété privée parmi toutes les classes sociales », « la propriété privée de biens durables : une maison, une terre, un outillage artisanal, l’équipement d’une ferme familiale, quelques actions d’entreprises moyennes ou grandes ».⁠[5]

Il réaffirme enfin la fonction sociale de la propriété puisque, « dans les plans du Créateur (…), les biens de la terre sont avant tout destinés à la subsistance décente de tous les hommes (…) »⁠[6]. Même si, « de nos jours, l’État et les établissements publics ne cessent d’étendre le domaine de leur initiative (…) la fonction sociale de la propriété privée n’en est pas pour autant désuète » car « elle a sa racine dans la nature même du droit de propriété ». Forts de leurs biens, des individus et des groupes peuvent toujours, et mieux que les pouvoirs publics, porter remède à « une multitude de situations douloureuses, d’indigences lancinantes et délicates ».⁠[7] Cette fonction sociale, pour Jean XXIII, relève de la « charité »⁠[8]

La reconnaissance du droit de propriété privée et de sa fonction sociale n’empêche pas qu’il puisse y avoir, à certaines conditions, des propriétés publiques comme le disait déjà Pie XI que Jean XXIII cite textuellement : « l’État et les établissements publics détiennent eux aussi, en propriété légitime, des biens de production, et spécialement lorsque ceux-ci « en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains de personnes privées. » (QA)

Notre temps marque une tendance à l’expansion de la propriété publique: États et collectivités. Le fait s’explique par les attributions plus étendues que le bien commun confère aux pouvoirs publics. Cependant il convient, ici encore, de se conformer au principe de subsidiarité (…). Aussi bien l’État et les établissements de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évidemment exigées par des raisons de bien commun, nullement à seule fin de réduire pire encore, de supprimer la propriété privée.

Il convient de retenir que les initiatives d’ordre économique, qui appartiennent à L’État ou aux établissements publics, doivent être confiées à des personnes qui unissent à une compétence éprouvée, un sens aigu de leur responsabilité devant le pays. De plus, leur activité doit être l’objet d’un contrôle attentif et constant, ne serait-ce que pour éviter la formation, au sein de l’État, de noyaux de puissance économique au préjudice du bien de la communauté, qui est pourtant leur raison d’être. »[9]


1. MM, 105-107.
2. MM, 108.
3. Id..
4. MM, 109-111
5. MM, 112-115.
6. MM, 119.
7. MM, 120.
8. « Il Nous est agréable de rappeler ici comment l’Évangile reconnaît fondé le droit de propriété privée. Mais en même temps, le Divin Maître adresse fréquemment aux riches de pressants appels, afin qu’ils convertissent leurs biens temporels en bien spirituels, que le voleur ne prend pas, que la mite ou la rouille ne rongent pas, qui s’accumulent dans les greniers du Père céleste : « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs perforent et cambriolent. » (Mt 6, 19-20) Et le seigneur tiendra pour faite ou refusée à lui-même l’aumône faite ou refusée au pauvre : « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25, 40) ». (MM, 121)
9. MM, 116-118.

⁢g. Le Concile

La Constitution pastorale Gaudium et spes va reprendre tout l’enseignement précédent et en faire une synthèse doctrinale susceptible de guider les chrétiens dans l’avenir et face aux défis nouveaux du monde.

d’emblée, le Concile réaffirme le principe de la destination universelle des biens comme principe fondamental et directeur : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité. Quelles que soient les formes de la propriété, adaptées aux légitimes institutions des peuples, selon des circonstances diverses et changeantes, on doit toujours tenir compte de cette destination universelle des biens. »[1]

En conséquence, le droit de propriété est un droit conditionnel : « L’homme, dans l’usage qu’il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu’il possède légitimement comme n’appartenant qu’à lui, mais les regarder aussi comme communes : en ce sens qu’elles puissent profiter non seulement à lui, mais aussi aux autres. d’ailleurs tous les hommes ont le droit d’avoir une part suffisante de biens pour eux-mêmes et leur famille. C’est ce qu’ont pensé les Pères et les docteurs de l’Église qui enseignaient que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu. Quant à celui qui se trouve dans l’extrême nécessité, il a le droit de se procurer l’indispensable à partir des richesses d’autrui. Devant un si grand nombre d’affamés de par le monde, le Concile insiste auprès de tous et auprès des autorités pour qu’ils se souviennent de ce mot des Pères : « Donne à manger à celui qui meurt de faim car, si tu ne lui as pas donné à manger, tu l’as tué » ; et que, selon les possibilités de chacun, ils partagent et emploient vraiment leurs biens en procurant avant tout aux individus et aux peuples les moyens qui leur permettront de s’aider eux-mêmes et de se développer ».⁠[2]

Par ailleurs, la propriété privée n’est pas, comme l’avait déjà constaté Jean XXIII, l’unique moyen d’accéder aux biens de ce monde: « Fréquemment, dans des sociétés économiquement moins développées, la destination commune des biens est partiellement réalisée par des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. Certes, il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services. De même, dans les pays économiquement très développés, un réseau d’institutions sociales, d’assurance et de sécurité, peut réaliser en partie la destination commune des biens. Il importe de poursuivre le développement des services familiaux et sociaux, principalement de ceux qui contribuent à la culture et à l’éducation. Mais, dans l’aménagement de toutes ces institutions, il faut veiller à ce que le citoyen ne soit pas conduit à adopter vis-à-vis de la société une attitude de passivité, d’irresponsabilité ou de refus de service ».⁠[3]

C’est en vertu de cet élargissement, le Concile parlera désormais non plus simplement de la propriété mais, conjointement, de la propriété et des « autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs ». Et le plaidoyer qui suit en tient compte systématiquement:

\1. « La propriété et les autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs contribuent à l’expansion de la personne et lui donnent l’occasion d’exercer sa responsabilité dans la société et l’économie. Il est donc très important de favoriser l’accession des individus et des groupes à un certain pouvoir sur les biens extérieurs ».

\2. « La propriété privée ou un certain pouvoir sur les biens extérieurs assurent à chacun une zone indispensable d’autonomie personnelle et familiale ; il faut les regarder comme un prolongement de la liberté humaine. »

\3. « Enfin, en stimulant l’exercice de la responsabilité, ils constituent l’une des conditions des libertés civiles ».⁠[4]

Le texte ajoute encore que « les formes d’un tel pouvoir ou propriété sont aujourd’hui variées ; et leur diversité ne cesse de s’amplifier. Toutes cependant demeurent, à côté des fonds sociaux, des droits et des services garantis par la société, une source de sécurité non négligeable. Et ceci n’est pas vrai des seules propriétés matérielles, mais aussi des biens immatériels, comme les capacités professionnelles ».⁠[5]

Si la propriété est un moyen de permettre aux biens de la terre d’être accessibles à tous, la propriété publique comme l’expropriation ou encore l’intervention de l’autorité publique peuvent être légitimes: « La légitimité de la propriété privée ne fait pas obstacle à celle de divers modes de propriétés publiques, à condition que le transfert de biens au domaine public soit effectué par la seule autorité compétente selon les exigences du bien commun, dans les limites de celui-ci et au prix d’une indemnisation équitable. L’État a, par ailleurs, compétence pour empêcher qu’on abuse de la propriété privée contrairement au bien commun. »Il ne faut, en aucune circonstance, oublier que « de par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social, fondé dans la loi de commune destination des biens. »[6]

L’expropriation n’est pas seulement envisageable, aux conditions dites, pour transférer un bien privé au domaine public mais aussi pour redistribuer les biens lorsque, par exemple, l’autorité publique est confrontée au phénomène des « latifundia »⁠[7] : « Dans plusieurs régions économiquement moins développées, il existe des domaines ruraux étendus et même immenses, médiocrement cultivés ou mis en réserve à des fins de spéculation, alors que la majorité de la population est dépourvue de terres ou n’en détient qu’une quantité dérisoire et que, d’autre part, l’accroissement de la production agricole présente un caractère d’urgence évident. Souvent, ceux qui sont employés par des propriétaires de ces grands domaines, ou en cultivent des parcelles louées, ne reçoivent que des salaires ou des revenus indignes de l’homme ; ils ne disposent pas de logement décent et sont exploités par des intermédiaires. Dépourvus de toute sécurité, ils vivent dans une dépendance personnelle telle qu’elle leur interdit presque toute possibilité d’initiative et de responsabilité, toute promotion culturelle, toute participation à la vie sociale et politique. Des réformes s’imposent donc, visant, selon les cas, à accroître les revenus, à améliorer les conditions de travail et la sécurité de l’emploi, à favoriser l’initiative, et même à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d’hommes capables de les faire valoir. En l’occurrence, les ressources et les instruments indispensables doivent leur être assurés, en particulier les moyens d’éducation et la possibilité d’une juste organisation de type coopératif. Chaque fois que le bien commun exigera l’expropriation, l’indemnisation devra s’apprécier selon l’équité, compte tenu de toutes les circonstances. »[8]

On aura apprécié la clarté ordonnée de la présentation et l’élargissement du problème à d’autres formes du pouvoir que l’homme peut exercer sur les choses. On aura enfin remarqué aussi que les Pères conciliaires parlent du « caractère social » de la propriété et non plus simplement de sa fonction sociale comme chez Jean XXIII. Caractère social «  fondé dans la loi de commune destination des biens » qui est bien la règle guide traduisant l’idéal auquel tous les efforts humains doivent tendre comme anticipation du Royaume.⁠[9]


1. GS 69, § 1.
2. Id.
3. GS 69, § 2.
4. GS 71, § 1 et 2.
5. GS 71, § 3.
6. GS 71, § 4 et 5. Il serait dangereux d’oublier ce « caractère social » car « Là où le caractère social n’est pas respecté, la propriété peut devenir une occasion fréquente de convoitises et de graves désordres : prétexte est ainsi donné à ceux qui contestent le droit même de propriété ».
7. Ce mot latin désigne dans l’antiquité romaine les « grands domaines dont le développement, en éliminant progressivement la petite propriété, eut de graves conséquences économiques et sociales jusqu’à la chute de l’empire romain » Aujourd’hui, il se dit parfois « de grands domaines agricoles appartenant _ de riches propriétaires ». (R).
8. GS 71, § 6.
9. On l’a pressenti, le problème de l’appropriation des biens de la terre dans le cadre de la destination universelle des biens prend toute son ampleur lorsque l’on considère le monde dans son ensemble et non plus seulement la situation à l’intérieur d’un pays. Léon XIII se penchait sur le sort des ouvriers et des salariés ruraux dans la révolution industrielle occidentale. Pie XI constatait, sans s’y attarder, que cette révolution industrielle a touché aussi « les pays neufs et les antiques civilisations de l’Extrême-Orient » (QA, 562 in Marmy). Pie XII prenait la défense « des nations plus petites et plus faibles » (Radiomessage de Noël 1941). Jean XXIII, lui, s’est attardé aux relations entre pays inégalement développés pour solliciter l’aide des pays riches. (MM, 159-185 et, dans une moindre mesure, PT 118-122). Gaudium et spes, enfin, développera la pensée de Jean XXIII et montre que le principe de l’expropriation doit tenir une place importante dans les préoccupations des dirigeants de nombreux pays à travers le monde. C’est tout naturellement que Paul VI, consacrant, pour la première fois, toute une encyclique au développement des peuples, reprendra l’idée : « Le bien commun exige parfois l’expropriation si, du fait de leur étendue, de leur exploitation faible ou nulle, de la misère qui en résulte pour les populations, du dommage considérable porté aux intérêts du pays, certains domaines font obstacle à la prospérité collective. »(PP 24).

⁢h. Jean-Paul II

Aucune surprise dans les encycliques sociales de Jean-Paul II qui, dès Laborem exercens[1], confirme la doctrine de ses prédécesseurs sur la propriété privée:

\1. « Le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens ». Ce droit n’est donc pas « un droit absolu et intangible ».

\2. « La propriété s’acquiert avant tout par le travail et pour servir au travail »[2]. Les moyens de production ne font pas exception : « ils ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent non plus être possédés pour posséder ». Ce « capital », propriété privée, publique ou collective, est légitime s’il sert au travail et s’il rend « possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu’est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun ».

C’est en fonction de ce « premier principe »[3] qu’« on ne peut pas exclure non plus la socialisation[4], sous les conditions qui conviennent, de certains moyens de production ».

Cette doctrine « diverge radicalement d’avec le programme du collectivisme » mais aussi « du capitalisme, pratiqué par le libéralisme ». Elle rend « inacceptable la position du capitalisme « rigide », qui défend le droit exclusif de la propriété privée des moyens de production, comme un « dogme » intangible de la vie économique ». Le capital -l’ensemble des moyens de production- est le fruit du travail manuel et intellectuel passé et présent « effectué avec l’aide de cet ensemble de moyens de production ».

Cette ‘compénétration réciproque », ce « lien indissoluble » entre le travail et le capital⁠[5] doit guider la réforme du capitalisme « rigide ». Cette réforme est tronquée si on sépare ou oppose les deux termes, notamment, si, d’une part, on ne reconnaît pas « la position juste du travail et du travailleur dans le processus de production », c’est-à-dire, « la priorité du travail sur le capital »[6], ni si, d’autre part, on élimine la propriété privée des moyens de production. Cette élimination ne garantit pas la « socialisation » de la propriété privée. Il n’y a socialisation « que si la subjectivité de la société est assurée, c’est-à-dire si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. » Or que se passe-t-il lorsqu’on retire les moyens de production -le capital- des mains des propriétaires privés ? « Ils cessent d’être la propriété d’un certain groupe social, les propriétaires privés, pour devenir la propriété de la société organisée, passant ainsi sous l’administration et le contrôle direct d’un autre groupe de personnes qui, sans en avoir la propriété mais en vertu du pouvoir qu’elles exercent dans la société, disposent d’eux à l’échelle de l’économie nationale tout entière, ou à celle de l’économie locale.

Ce groupe dirigeant et responsable peut s’acquitter de ses tâches de façon satisfaisante du point de vue du primat du travail, mais il peut aussi s’en acquitter mal, et revendiquant en même temps pour lui-même le monopole de l’administration et de la disposition des moyens de production, et en ne s’arrêtant même pas devant l’offense faite aux droits fondamentaux de l’homme. »

Léon XIII disait : pas de travail sans capital, pas de capital sans travail, le travail étant toujours prioritaire.

Quelle solutions⁠[7] proposer alors pour associer le travail au capital ? « La copropriété des moyens de travail, la participation des travailleurs à la gestion et/ou aux profits des entreprises, ce que l’on nomme l’actionnariat ouvrier, etc. » pour « donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles : ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics ; ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »

Comment, en définitive, juger le système appelé « capitalisme » ? « La réponse, écrit Jean-Paul II, est évidemment complexe. Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’ »économie d’entreprise », ou d’ »économie de marché », ou simplement d’ »économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[8]

Il faut être très attentif à cette distinction pour ne pas reproduire les erreurs passées surtout dans le contexte de la chute du communisme qui pourrait nous laisser croire que le capitalisme est, de toute façon, la seule issue. « On sait que le capitalisme a sa signification historique bien définie en tant que système, et système économico-social qui s’oppose au socialisme ou communisme. Mais si l’on prend en compte l’analyse de la réalité fondamentale de tout le processus économique, et, avant tout, des structures de production - ce qu’est, justement le travail - il convient de reconnaître que l’erreur du capitalisme primitif peut se répéter partout où l’homme est en quelque sorte traité de la même façon que l’ensemble des moyens matériels de production, comme un instrument et non selon la vraie dignité de son travail, c’est-à-dire comme sujet et auteur, et par là même comme véritable but de tout le processus de production ».⁠[9]

A la fin de ce parcours à travers l’enseignement de l’Église, on voit qu’à partir de Pie XII⁠[10], l’insistance sur la destination universelle des biens se fait de plus en plus pressante⁠[11]. Cela n’enlève rien à la légitimité de la propriété privée - « droit fondamental pour l’autonomie et le développement de la personne »[12] et moyen de contribuer à la répartition des biens. Sans elle, la communauté des biens resterait une utopie. Mais l’accent est mis, comme chez les Pères, sur l’accès de tous à la propriété privée au nom de la solidarité (tous) et de la subsidiarité (privée)⁠[13]. d’où l’importance du salaire mais aussi des législations sur l’impôt et l’héritage pour assurer un meilleur accès aux biens. Cette vision s’oppose à l’ultra-libéralisme comme à la centralisation étatique qui trouvent tous deux leur origine dans la pensée de Hobbes lorsqu’il écrit : « …la propriété qu’a un sujet touchant ses terres consiste dans le droit d’interdire leur usage à tout autre sujet ; mais non dans le droit de l’interdire au souverain, qu’il s’agisse d’une assemblée ou d’un monarque ».⁠[14]

Nous avons vu aussi que, dans toutes les situations, la préoccupation première de l’Église est la défense de la dignité de la personne humaine et des conditions de son développement intégral puisque seul l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Par là, il l’emporte toujours sur les objets quels qu’ils soient et il l’emporte, pourrait-on dire, toujours plus, par son travail et par ses connaissances. Pour reprendre une expression de Teilhard de Chardin, on pourrait dire qu’on assiste de plus en plus à « la socialisation humaine »[15] du monde. En effet, s’il « fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité », « en notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles et matérielles ; en outre, il paraît évident que le travail d’un homme s’imbrique naturellement dans celui d’autres hommes. Plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[16] C’est pourquoi, « à notre époque, il existe une autre forme de propriété et elle a une importance qui n’est pas inférieure à celle de la terre : c’est la propriété de la connaissance, de la technique et du savoir. La richesse des pays industrialisés se fonde bien plus sur ce type de propriété que sur celui des ressources naturelles. »[17]

Dès lors, l’opposition propriété privée-propriété collective perd de son acuité dans la mesure où l’important est le développement de la personne plus que la forme de l’institution. Non seulement, la propriété privée peut être un obstacle à la promotion humaine et sociale⁠[18] alors que certaines formes de propriété collective peuvent la favoriser - le P. Calvez parle, à cet égard, de « socialisation participative »[19], mais encore, celui qui sait peut plus que celui qui a, de sorte que « avec la terre, la principale richesse de l’homme, c’est l’homme lui-même. »[20]

Par ailleurs, et nous étudierons évidemment cette très grave question, les déséquilibres économiques et sociaux du monde remettent en question les acquis des pays riches. Il faudra revoir la répartition des biens matériels et immatériels à l’échelle de la planète. Comme les riches propriétaires, au XIXe siècle, ont été invités, chez nous, à pratiquer la justice sociale et le partage, les pays développés aujourd’hui sont sommés, de même, de remettre en question les droits qu’ils croient acquis sur les biens qu’ils possèdent ou gèrent. A ce point de vue, la mondialisation, nous le verrons, peut offrir une chance d’heureuse redistribution.


1. LE 14.
2. Jean-Paul II rappelle, à cet endroit, l’importance du salaire : « En tout système, indépendamment des rapports fondamentaux qui existent entre le capital et le travail, le salaire, c’est-à-dire la rémunération du travail, demeure la voie par laquelle la très grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens qui sont destinés à l’usage commun, qu’il s’agisse des biens naturels ou des biens qui sont le fruit de la production. »
3. L’Instruction sur la liberté chrétienne et la libération parle du « principe supérieur de la destination universelle des biens » (87).
4. Dans l’encyclique Mater et magistra (59-68), Jean XXIII présente la « socialisation » comme « le fruit et l’expression d’une tendance naturelle » qui « apporte beaucoup d’avantages » et « permet d’obtenir la satisfaction de nombreux droits personnels ». Le mot troubla un certain nombre de catholiques plus attaché à la lettre qu’à l’esprit, dans la mesure où Pie XII avait toujours employé ce mot dans un sens négatif (Allocution du 11-3-1945, Discours du 7-5-1949 et du 14-9-1952). Mais alors que Pie XII désigne par ce mot la nationalisation, l’étatisation, la collectivisation, Jean XXIII, lui, désigne par là « une multiplication progressive des relations dans la vie commune » qui « comporte des formes diverses de vie et d’activités associées et l’instauration d’institutions juridiques ». Cette socialisation, précise-t-il, qui a des avantages et des dangers, « n’est pas le résultat de forces naturelles mues par un déterminisme » mais doit se réaliser par « les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses » à condition qu’ils « jouissent d’une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapport de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun ». La pensée de Jean XXIII était donc bien conforme à l’enseignement traditionnel de l’Église. En fait, les dictionnaires nous apprennent que le mot a bien les deux sens signalés : soit « le fait de mettre sous un régime communautaire collectif », soit « le fait de développer des relations sociales, de former en un groupe social, en société » (R). Par ailleurs, le français « socialisation » traduit diverses expressions latines du texte officiel : « socialum rationum incrementa (ou) progressus » (développement(s), progrès des relations sociales), « socialis vitae processus » (progrès de la vie sociale), et même « multiplicatis et cotidie progedientibus variis illarum consociationum formis » (multiplication et développement quotidien des diverses formes d’association). (Cf. MADIRAN J., Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de « Mater et magistra », Tiré à part d’Itinéraires, n° 59, 1961, pp. 1-18.
5. LE, 13.
6. LE, 15.
7. Nous en reparlerons dans le chapitre suivant.
8. CA 42.
9. LE 7. L’erreur du capitalisme et du libéralisme primitifs, précise Jean-Paul II, « peut encore se répéter en d’autres circonstances de temps et de lieu si, dans le raisonnement, on part des mêmes prémisses tant théoriques que pratiques » (Id. 13). Rappelons-nous la nature profonde de cette « erreur ». Nous avons évoqué précédemment le grand conflit qui a éclaté, au XIXe siècle, entre le monde du capital et le monde du travail. La recherche exagérée du profit a engendré pauvreté, insécurité, insalubrité, exploitation. Ce conflit réel s’est transformé en lutte de classes et s’est nourri d’une opposition idéologique et politique entre le libéralisme et le marxisme, opposition qui marque encore la société contemporaine.
   d’une part, l’idéologie libérale, au nom du capital, réclame le droit exclusif à la propriété privée des moyens de production. En face, l’idéologie marxiste, au nom du travail, utilise la lutte des classes comme moyen unique de rétablir la justice par la collectivisation, c’est-à-dire l’élimination de la propriété privée des moyens de production. Par diverses influences, y compris la pression révolutionnaire, elle tend au monopole du pouvoir dans chaque société et finalement à l’instauration du système communiste dans le monde entier.
   Si les uns ont opposé le capital au travail et les autres le travail au capital, c’est en fonction d’une erreur que l’on peut appeler l’« économisme », où l’on considère le travail exclusivement sous le rapport de sa finalité économique. Cet économisme est pratiquement un matérialisme puisqu’il accorde la primauté au matériel sur le spirituel et le personnel.
   L’erreur fut commise à une époque où des moyens nouveaux laissaient entrevoir la possibilité d’accroître considérablement les richesses matérielles. Cette manière d’agir a précédé et sans doute influencé, dès le XVIIIe siècle, la constitution des théories économiques et de cette philosophie matérialiste qui, en se développant, a donné naissance au matérialisme dialectique.
   On est ainsi passé d’une conception où la réalité spirituelle est réduite à un phénomène superflu à un système où l’homme n’est plus en quelque sorte que la résultante des rapports économiques et des rapports de production qui prédominent à une époque déterminée. (Cf. LE 13).
10. M. Schooyans parle d’un « déplacement d’accent » dans l’enseignement de l’Église. Alors que celle-ci, du temps de Léon XIII et face aux menaces socialistes (cf RN, 19), « partait du droit de propriété privée pour retrouver la destination universelle des biens, elle tend de plus en plus à mettre plutôt l’accent, comme le faisait saint Thomas (II-II, qu. 32, a 5 ad 2 ; qu. 66, a. 2) sur la destination universelle des biens, quitte à reprendre, à partir de là, le droit à la propriété privée. » Ce changement déjà perceptible chez Pie XI (QA, 58 ; 62 ; DR, 44s.) et Pie XII (Radiomessage, 1-6-1941), se précise lors du Concile (GS, 60 ; 65 ; DH, 6, 1) et dans l’enseignement de Paul VI (PP, 22) avant de prendre davantage d’ampleur encore dans les encycliques de Jean-Paul II (SRS, 22 ; 33 ; 39 ; 42 ; CA, 6 ; 10 ; 11 ; 30). (SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, op. cit., pp. 40-43).
   Le P. Chenu fait la même analyse. Parlant De Léon XIII, il écrit : « Ce qui pèse sans doute sur le vocabulaire du pape, c’est la revendication du droit de propriété privée. Léon XIII avait jadis achoppé là-dessus, et tout thomiste qu’il fût, il avait édulcoré la position de saint Thomas et des maîtres du Moyen Age, qui n’inscrivaient les appropriations qu’à l’intérieur et sous la règle première de la distribution universelle des biens produits ; il avait fait de la propriété privée une clef de voûte de la « doctrine sociale » de l’Église. Jean-Paul II, sans le dire, rétablit la vérité et la position de saint Thomas (LE, 14) au terme de quoi il conforte le personnalisme chrétien ». (in Le travail humain, op. cit., p. VIII).
11. Il est intéressant de constater que l’index analytique de l’Agenda social, à la rubrique « propriété privée », renvoie à « destination universelle des biens matériels ».
12. CA 30.
13. « L’Église n’affirme pas tant le droit de propriété - un droit intangible des propriétés qui existent aujourd’hui - que le droit de l’homme à la propriété ». (CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 110). J.-Y Calvez répète ailleurs cette idée et ajoute que : « La seule défense du droit de propriété, de la propriété existant en fait, n’est nullement favorable ipso facto à la diffusion de la propriété (à l’emprise de tous sur des biens, à leur liberté). L’Église tend ainsi aujourd’hui à parler moins de droit de propriété tout court et beaucoup plus de « droit à la propriété », ou de droit de propriété comme un droit de l’homme. Il est clair que si la propriété est un droit de l’homme, ce droit doit être satisfait pour tout homme - d’une manière ou d’une autre. Le libéralisme courant s’en soucie, lui, assez peu ». (L’Église devant le libéralisme économique, Desclée De Brouwer, 1994, pp. 83-84).
14. Léviathan, II, XXIV, op. cit., p. 264. Hannah Arendt a fait une excellente analyse de la pensée de Hobbes dans Origines du totalitarisme, IIe partie : L’impérialisme, Seuil, Points, 1982, pp. 28-50. Elle y montre le caractère bourgeois de la philosophie politique de Hobbes, soulignant que « l’accumulation indéfinie du pouvoir » est « indispensable à la protection indéfinie du capital ». Ainsi, l’idéologie progressiste libérale appelle l’impérialisme : « ce n’est pas l’illusion naïve d’une croissance illimitée de la propriété, mais bien la claire conscience que seule l’accumulation du pouvoir pouvait garantir la stabilité des prétendues lois économiques, qui ont rendu le progrès inéluctable ».
15. Le phénomène humain, Seuil, 1955, p. 340.
16. CA 31.
17. CA 32.
18. Jean-Paul II y revient encore dans Centesimus annus (43) : « On a relu, à la lumière des « choses nouvelles » d’aujourd’hui, le rapport entre la propriété individuelle, ou privée, et la destination universelle des biens. L’homme s’ épanouit par son intelligence et sa liberté, et, ce faisant, il prend comme objet et comme instrument les éléments du monde et il se les approprie. Le fondement du droit d’initiative et de propriété individuelle réside dans cette nature de son action. Par son travail, l’homme se dépense non seulement pour lui-même, mais aussi pour les autres et avec les autres : chacun collabore au travail et au bien d’autrui. L’homme travaille pour subvenir aux besoins de sa famille, de la communauté à laquelle il appartient, de la nation et, en définitive, de l’humanité entière (Laborem exercens, n. 10). En outre, il collabore au travail des autres personnes qui exercent leur activité dans la même entreprise, de même qu’au travail des fournisseurs et à la consommation des clients, dans une chaîne de solidarité qui s’étend progressivement. La propriété des moyens de production, tant dans le domaine industriel qu’agricole, est juste et légitime, si elle permet un travail utile ; au contraire, elle devient illégitime quand elle n’est pas valorisée ou quand elle sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement d’ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt de leur limitation, de l’exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de la solidarité dans le monde du travail. Ce type de propriété n’a aucune justification et constitue un abus devant Dieu et devant les hommes. »
19. Op. cit., p. 110.
20. CA 32. Sur la question de la propriété, on peut aussi consulter le CEC, 2408-2414.