Des origines à aujourd’hui, nous allons, en effet, retrouver les mêmes principes. Faut-il s’en étonner si on se souvient bien de ce que les Écritures nous disent des riches et des pauvres ? La richesse n’est pas en soi un mal. Elle n’est pas l’objet de la colère de Dieu, des prophètes, des apôtres qui s’en prennent aux riches dans la mesure où leurs richesses ferment leur cœur à la Parole de Dieu et à l’appel des pauvres.
Rappelons-nous les rudes avertissements lancés aux riches par Jacques: « Mais vous, vous méprisez le pauvre ! N’est-ce pas les riches qui vous oppriment ? N’est-ce pas eux qui vous traînent devant les tribunaux ? N’est-ce pas eux qui blasphèment le beau Nom qu’on a invoqué sur vous ? »[1] Ou encore : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous: elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenus aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »[2]
La leçon à tirer de ces deux extraits est simple. Dans le premier, on voit que les riches font « courir de grands risques à la communauté. Non pas tellement, d’ailleurs, par leur attitude sociale révoltante, que par leurs accointances avec le pouvoir (un peu comme en politique) ; car cela leur donne une aversion naturelle pour toute soumission, et particulièrement pour la soumission à la loi du Christ. Ne dit-elle pas, cette loi, que « celui qui voudra être le premier parmi vous se fera l’esclave de tous » (Mc 10, 44) ? Les riches préfèrent de beaucoup se servir des lois humaines, qui permettent aux plus forts et aux plus grands -donc aux riches- de se poser en chefs auprès des autres, et de « leur faire sentir leur pouvoir « (Mc 10, 42). »[3] Dans le deuxième extrait, articulé sur des images empruntées à l’Ancien testament[4], « la pensée de Jacques est (…) tout à fait similaire à celle du message de Jésus, tel que nous le présentent les évangiles synoptiques. La parabole du riche propriétaire terrien, rapportée par saint Luc (Lc 12, 16-21), est très significative à ce sujet. On y voit en effet un homme amasser des richesses, et croire ainsi s’assurer un avenir tranquille ; mais le jour où « son âme lui est redemandée », c’est comme s’il n’avait plus rien, malgré ses greniers pleins à craquer, car Dieu ne prend pas en considération de tels titres pour permettre l’entrée du Royaume. Devant Dieu, le fruit de la richesse se réduit à une totale pénurie ».[5]
A travers ces textes, le riche est invité à rompre avec un style de vie dominé par l’avarice, la fraude, le luxe, le mépris des pauvres et, en positif, d’écouter le conseil que Paul demande à Timothée de leur transmettre : « Aux riches de ce monde, recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en des richesses précaires, mais en Dieu qui nous pourvoit largement de tout, afin que nous en jouissions. qu’ils fassent le bien, s’enrichissent de bonnes œuvres, donnent de bon cœur, sachent partager ; de cette manière, ils s’amassent pour l’avenir un solide capital, avec lequel ils pourront acquérir la vie véritable ».[6]
On se s’étonnera donc pas de l’unanimité des Pères. Ils recommandent aux riches le détachement, l’aumône et parfois la dîme : « Que le riche fasse largesse au pauvre ; que le pauvre loue Dieu de lui avoir donné le suppléant de sa pénurie »[7] . C’est le vœu de Clément de Rome, de Clément d’Alexandrie[8].
Face à une série d’hérésies communisantes[9], les Pères vont développer leur réflexion. Saint Epiphane[10] précise : « L’Église possède la chasteté et ne blâme pas la vie conjugale ; l’Église possède la pauvreté et ne s’élève pas contre ceux qui détiennent justement des richesses et qui ont hérité de leurs parents, aux fins de subvenir à soi-même et aux pauvres ». De même, saint Cyrille de Jérusalem : « Les richesses ne sont pas l’œuvre du démon, comme le pensent quelques-uns. Usez de l’argent avec honnêteté, et il ne sera pas mauvais. (…) Je dis cela pour les hérétiques qui condamnent toute possession et toute richesse, comme ils condamnent le corps. Je ne veux pas que vous soyez esclaves des richesses ; mais que vous ne voyiez point en elles un ennemi, lorsque vous les tenez de Dieu pour votre bien »[11]. Encore à propos des « apostoliques », saint Augustin dénonce leur erreur : « Superbement, ils s’intitulent apostoliques, parce qu’ils ne reçoivent dans leur société ni gens mariés ni propriétaires : en cela ils se rapprocheraient de moines et de clercs nombreux dans l’Église catholique ; mais ils deviennent hérétiques lorsqu’ils refusent tout espoir de salut à ceux qui retiennent les biens dont eux-mêmes se privent »[12]. L’évêque d’Hippone, confronté aux confiscations de biens dont sont victimes les donatistes[13],va distinguer droit divin et droit humain: »La terre est au Seigneur avec tout ce qu’elle contient : Dieu fit riches et pauvres d’un même limon, et une même glèbe les supporte. C’est selon le droit humain qu’un homme dit : « cette villa, cette maison, ce serviteur est à moi. » Ceci est de droit humain et de droit impérial ; et pourquoi ? Parce que Dieu distribua les droits humains au genre humain par les empereurs et les rois. »[14] Augustin laisse ainsi entendre que par le biais de l’autorité légale, la propriété privée remonte aussi à Dieu.
Même les Pères les plus acharnés à dénoncer l’avarice des riches et à confirmer la destination universelle des biens, reconnaissent la légitimité de la possession individuelle. L’exemple de saint Ambroise[15] est particulièrement éclairant : « Parmi les opulentissimes, écrit-il, lequel ne s’efforce pas de bousculer le pauvre en dehors de son petit champ, et d’éliminer les sans-richesse des confins de sa terre ? (…) De quel riche une propriété voisine n’enflamme-t-elle pas la cupidité ? » Or, « c’est en commun et pour tous, riches et pauvres, que la terre fut créée : pourquoi donc, ô riches, vous arrogez-vous le monopole territorial ? La nature ne connaît point de riches ; elle n’engendre que des pauvres : nous ne naissons pas avec des vêtements, nous ne sommes point enfantés avec de l’or et de l’argent. » Dès lors, « ce n’est pas de ton bien que tu accordes à l’indigent, mais du sien que tu lui rends ; car c’est un bien commun, donné à l’usage de tous, que tu usurpes tout seul. La terre est à tous, non aux riches. »[16] « Il est injuste que ton semblable ne soit point aidé par son compagnon, surtout quand le Seigneur Dieu voulut que cette terre offrît à tous ses produits ; mais l’avarice a réparti les droits de possession. »[17] Cette dernière phrase paraît contredire ce qu’Augustin écrivait à propos de la propriété individuelle. En réalité, il n’en est rien malgré la radicalité des formules employées par Ambroise. Il veut rappeler, comme Augustin, que le principe de la destination universelle des biens précède et mesure le droit à la propriété privée. En effet, le même Ambroise déclare que « ce ne sont pas ceux qui ont des richesses, mais ceux qui ne savent pas en user, que frappe la sentence divine : Malheur à vous, les riches. »[18] Ailleurs, il dira : « ce ne sont pas les riches qui sont damnables, mais les richesses des pécheurs. »[19] Dieu en effet est la source des richesses que l’on reçoit: « De Dieu vous avez reçu ce que vous devez aux pauvres ; à Dieu appartiennent vos dons. »[20]
On retrouve le même mouvement - insistance sur le collectif et reconnaissance du privé- chez saint Basile[21] et saint Jean Chrysostome[22].
Basile emploie deux images pour souligner l’indécence des riches: « qu’est-ce donc qui est à toi ? d’où l’as-tu pris en l’apportant dans la vie ? Tel, au théâtre, un spectateur qui s’installe sur les gradins et qui écarte les arrivants, persuadé de son droit exclusif sur ce qui est disposé pour l’avantage de tous ; voilà l’image des riches : accapareurs du bien commun, ils se hâtent d’abord de se l’approprier. »[23] Et parlant des pâturages des brebis et des chevaux, il ose cette comparaison : « Ils se laissent chacun la place nécessaire ; mais, nous, ce qui est commun, nous le dissimulons dans notre sein, et nous possédons tout seuls ce qui revient à beaucoup. »[24] Ceci dit, Basile ne condamne pas la possession en soi mais conseille au propriétaire : « Ne pèse pas sur les prix en spéculant sur les besoins ; n’attends pas la disette pour ouvrir tes greniers (…). Allons, sache varier la distribution de ta richesse ; sois libéral et magnifique dans tes largesses aux indigents. (…) A mesure qu’on puise dans les réservoirs, ils coulent mieux ; si on les abandonne, ils se corrompent. De même les richesses : au repos, elles demeurent inutiles ; dans le mouvement et le transfert, elles fructifient pour le bien général. »[25]
Jean Chrysostome est sans doute le père qui a le plus insisté sur la communauté des biens. Comme les auteurs précités, il en parle en termes forts : « N’est-ce pas là un mal de posséder tout seul les biens du Maître, de jouir tout seul des biens communs ? La terre n’est-elle pas au Seigneur, avec tout ce qui la remplit, comme le dit un Psaume ? Si donc nos possessions appartiennent à notre commun Maître, ne sont-elles pas aussi à nos co-serviteurs. Tous biens de maîtres sont communs ; n’est-ce pas le régime des grandes maisons ? Tous y reçoivent par exemple une égale ration de blé ; elle sort des réserves dominicales, et la demeure du maître est pour tous. Communes également, les possessions impériales: les villes, les places, les promenades appartiennent à tous : nous y avons tous droit au même titre. »[26] Comme les autres, il reconnaît que « pas plus que la pauvreté, la richesse n’est mauvaise en soi ; elle ne le devient que par la conduite de ses possesseurs. »[27] Et il précise : « Si le riche ne convoite pas injustement, il n’est pas mauvais, pourvu que d’ailleurs il donne aux indigents ; mais s’il ne donne pas, il est mauvais et rapace ; »[28] Il n’empêche que Jean Chrysostome marque sa préférence pour la propriété collective : « Ces glaçantes paroles, le tien et le mien, quelles causes de luttes et d’ennuis ? Supprimez-les : plus d’inimitiés ni de noises cherchées : ainsi la communauté des biens nous convient beaucoup mieux et répond mieux à la nature. »[29] En fonction de cette préférence, on peut, à cet endroit, formuler une hypothèse : la destination universelle des biens ne limite pas seulement le droit à l’appropriation mais elle doit être un idéal vers lequel il faut tendre autant que faire se peut. Nous verrons par la suite si nous pouvons l’affirmer. Toujours est-il, que les Pères considéreront la communauté évangélique telle qu’elle fut pratiquée par Jésus comme la manière de vivre le plus parfaitement l’appel du Christ, manière que refusa, en toute liberté mais dans la tristesse, le jeune homme riche[30], manière d’anticiper le Royaume.[31]
En tout cas, les Pères confirment la leçon de Paul au voleur : « qu’il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux ».[32] Le travail est le moyen ordinaire d’entrer en possession des biens de la terre et cette possession est justifiée, d’une part, par la nécessité de la subsistance et du progrès, et, d’autre part par le partage. Indissociablement.[33] La richesse ne se justifie que par le partage : « Dieu veut qu’on fasse profiter tout le monde de ses propres largesses. Ceux qui reçoivent rendront compte à Dieu (…). Celui qui donne, lui, est irréprochable, car il a rempli avec simplicité le ministère ».[34]
Si, à cette condition, la propriété privée se justifie, elle doit, semble-t-il, s’inscrire, pense aussi le P. Gonzalez, dans une tension égalitaire : « L’égalité entre les hommes, fruit de la justice, ne peut ni être réduite au domaine des biens naturels, ni être obtenue en l’imposant par la force, mais elle doit être une tendance constante, fruit de l’esprit ».[35]
De la même façon, par exemple, laisser pourrir les biens de la terre qui sont destinés à tout le monde, pour des raisons égoïstes (maintenir à un bas niveau la disponibilité de biens pour en augmenter les prix, etC.) est une grave injustice dont le coupable devra rendre compte devant le Juge suprême (St Basile, Hom. in divites, 4). Tout comme pèche gravement contre la justice celui qui, pouvant remédier à un mal, diffère coupablement le remède : « Il peut à juste titre être condamné comme homicide » (St Basile, Hom. tempore famis et siccitatis, 7).
Mais nous ne pouvons pas non plus réduire la justice à la jouissance commune des biens économiques. Bien plus, cette vertu pousse à lutter pour que l’être humain jouisse de tous les biens nécessaires, comme la santé, la science, etc., et de tous ceux dont nous sommes « tous indigents » (St Grégoire de Nysse, De pauperibus amandis I). Les biens servent donc à remédier à tout type d’indigence humaine (St Grégoir le Grand, Hom. in Ez I, VII, 21). » (Id., pp. 30-31).