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ii. La communauté des biens

Beaucoup de chrétiens, pour défendre cette idée, se réfèrent à ces deux passages célèbres des Actes des Apôtres décrivant la vie des communautés primitives:

« Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun ; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun. »[1]

« La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun. Avec beaucoup de puissance, les apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus, et ils jouissaient tous d’une grande faveur. Aussi parmi eux nul n’était dans le besoin ; car tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres. On distribuait alors à chacun suivant ses besoins. »[2]

On sait que ces textes ont fait souche⁠[3] et ont inspiré aux religieux leur mode de vie. Ne parle-t-on pas de « vie apostolique » pour désigner précisément une manière de vivre à l’imitation de la première communauté chrétienne. On peut affirmer que les passages cités des Actes « ont été sans doute une référence au moins implicite voire homilétique[4] pour les fondateurs et fondatrices comme pour leurs disciples : ainsi Pachôme[5], Cassien[6], Basile[7], Benoît[8]. »⁠[9] Lorsque saint Augustin⁠[10] rédige la Règle qui servira de base à quantité d’Ordres et Congrégations, il cite les Actes⁠[11] de même que le P. J.-C. Colin lorsqu’il fonde les Pères maristes⁠[12]. S’ajoutent encore à ce tableau les réformateurs protestants pour qui le christianisme primitif sera le modèle parfait de l’Église. Méthodistes⁠[13] et anabaptistes⁠[14] fonderont en Europe et en Amérique du Nord des communautés selon la description des Actes.

L’exemple de la communauté primitive a tant frappé les esprits qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, les religieux s’en inspireront dans les communautés indigènes qu’ils organiseront en Amérique. Les plus célèbres de ces communautés sont les « réductions » que les Jésuites dirigèrent au Paraguay⁠[15] parmi le peuple des Guaranis⁠[16]. On vit dans cette « république communiste chrétienne », a-t-on dit⁠[17], « une image de la primitive église »[18].

Plus près de nous, en 1945, en France, Joseph Wilbois, directeur de l’Ecole d’Administration et d’Affaires, cherchant à insérer l’esprit franciscain⁠[19] de pauvreté, d’amour et de joie dans le travail des administrateurs, des techniciens et des exécutants, selon son propre vocabulaire, estime qu’il faudra qu’il passe du plan personnel au plan institutionnel et ce ne sera possible que dans la suppression du profit c’est-à-dire, la suppression du régime libéral et du régime capitaliste, comme en « Russie bolchevique »[20].


1. Ac 2, 44.
2. Ac 4, 32 et 34.
3. Justin Taylor cite, en exemples, la Didachè (1er siècle) (« Tu ne te détourneras pas de l’indigent, mais tu mettras toutes choses en commun avec ton frère et tu ne diras pas qu’elles te sont propres »), l’Epître de Barnabé (« Tu partageras en toutes choses avec ton prochain et tu ne diras pas qu’elles te sont propres »), Tertullien (150?-240?)(« Toutes choses sont en commun parmi nous à l’exception des femmes »), Lucien de Samostate (+ vers 190), Justin Martyr (100?-165?) (« Maintenant nous mettons en commun ce que nous avons, nous le partageons avec tout pauvre » ; « Ceux qui ont (du) bien viennent en aide à ceux qui sont dans le besoin, et nous nous prêtons toujours assistance les uns aux autres » ; « Ceux qui sont dans l’abondance, et qui le veulent, donnent chacun ce qu’ils ont décidé d’avance, et ce qui est recueilli est remis à celui qui préside, et il assiste les orphelins, les veuves, les malades, les indigents, les prisonniers, les hôtes étrangers, en un mot, il secourt tous ceux qui sont dans le besoin »). (Le modèle socio-économique de la première communauté chrétienne, in FERRY J., GILBERT M., HERR E., PERROT E., TAYLOR J. ,Bible et économie, Servir Dieu ou l’argent, Lessius, 2003, pp. 91-92). J. Taylor sm, est professeur à l’Ecole biblique de Jérusalem.
4. Qui a trait à l’éloquence religieuse.
5. Saint Pachôme, Pacôme ou Pakhôme (286?-346). Ce moine égyptien est le fondateur de la vie cénobitique. Il fonda monastères et couvents et eut une grande influence en Orient.(Mourre)
6. Jean Cassien (350?-432?). Ce moine fonda deux monastères et rédigea Des instituts des cénobites dont saint Benoît s’inspirera. Sa doctrine théologique a été critiquée. (Larousse)
7. Saint Basile le Grand (330?-379) fonda un monastère et exposa sa conception du cénobitisme dans ses Grandes Règles et Petites Règles. Il influença tout le monachisme oriental.(Mourre)
8. Saint Benoît de Nursie (480?-547?) Fondateur de plusieurs monastères et notamment de l’abbaye du Mont-Cassin. Sa Règle influença tout le monachisme occidental.(Mourre)
9. TAYLOR J., op. cit., pp. 92-93.
10. 354-430.
11. « Et voici mes prescriptions sur votre manière de vivre dans le monastère. Tout d’abord, pourquoi êtes-vous réunis sinon pour habiter ensemble dans l’unanimité (cf. Ps 133), ne faisant qu’un cœur et qu’une âme en Dieu. (…) Ne dites pas « ceci m’appartient » ; mais que, pour tous, tout soit en commun. Que votre supérieur distribue à chacun le vivre et le couvert non pas selon un principe d’égalité - ni vos forces ni vos santés ne sont égales - mais bien plutôt selon les besoins de chacun. Lisez en effet les Actes des Apôtres : pour eux tout était en commun, et l’on distribuait à chacun selon ses besoins » (Cité in TAYLOR J., op. cit., p. 93).
12. « Il disait assez souvent que la Société de Marie n’avait aucun autre modèle que l’Église naissante rassemblée autour de Marie et des apôtres. » (J. Taylor, op. cit., p. 93).
13. Fondé par les frères John (1703-1791) et Charles (1707-1788) Wesley en rupture avec l’Église anglicane dont ils étaient pasteurs.60 millions de membres et sympathisants en Angleterre et surtout en Amérique. Bien que le méthodisme estime que les bonnes œuvres ne méritent pas le salut, il pense cependant que le croyant sera finalement justifié grâce aux fruits de sa foi. Cette conception inspirera l’engagement syndicaliste des méthodistes en Angleterre où, selon certains, le parti travailliste doit plus à Wesley qu’à Marx. (LACOSTE et TAYLOR, op. cit., p. 94).
14. Ce nom signifie « qui baptise à nouveau ». Comme seule la foi sauve, le fidèle doit demander à être baptisé même s’il l’a été dans son enfance. Cette hérésie apparue au XVIe siècle eut une branche révolutionnaire violente inspirée par Nokolaus Storck (+1525) et Thomas Münzer (1489-1525) qui voulaient instaurer le Royaume de Dieu notamment par l’égalité de tous et la mise en commun des biens. Ce mouvement fut réprimé durement par les princes luthériens. L’anabaptisme subsista en Europe du Nord grâce à Melchior Hoffman (1500-1543). Deux disciples (melchiorites) violents Jan Matthijs (+1534) et Jan Beukels (de Leyde) (1509-1536) voulurent appliquer à Münster proclamée Nouvelle Jérusalem, les idées de Munzer et notamment la communauté des biens (mais aussi polygamie et destruction de tout le patrimoine culturel). L’aventure se termina aussi dans le sang. L’anabaptisme survécut tout de même sous une forme pacifiste : melchiorites, obbenites, mennonites, hutterites. Certains émigrèrent en 1633 en Amérique comme les Amish. Ils vivent en communautés fermées en marge de la société. Les plus vivantes, celles des mennonites (du nom du curé hollandais Menno Simons, 1496-1561) sont implantées en Amérique du Nord mais aussi en Allemagne, Suisse, Pays-Bas, France, Russie et Amérique latine. Ils sont entre 200.000 et 500.000 dans le monde. Certains adhèrent au Conseil œcuménique des Églises. (Rel).
15. La région appelée Paraguay, à l’époque, était beaucoup plus vaste que le territoire du Paraguay actuel.
16. Il y en eut aussi au Canada. On parle ailleurs de pueblos-hospitales comme au Mexique ou d’aldeas comme au Brésil. Les Franciscains furent souvent aussi à l’origine de tels villages.
17. LUGON Clovis, La république communiste chrétienne des Guaranis, 1610-1768, Editions ouvrières, 1949. Description renouvelée dans La république des Guaranis, Les Jésuites au pouvoir, Foi vivante, Editions ouvrières, 1970.
18. Titre du chapitre VII du livre d’HAUBERT Maxime, La vie quotidienne des Indiens et des Jésuites du Paraguay au temps des missions, Hachette, 1967, pp. 237-288. La lecture de ce livre permet d’apporter maintes nuances à la description souvent idyllique de C. Lugon.
19. J. Wilbois cite notamment ces deux règles : « Tous les frères s’appliqueront avec ardeur à un bon travail car il est écrit « fais toujours quelque bon travail pour que le diable te trouve occupé » (saint Jérôme) ; et encore « l’oisiveté est l’ennemie de l’âme » (saint Anselme). Les serviteurs de Dieu doivent donc toujours se livrer à la prière ou à quelque bonne occupation » (1re règle, chapitre VII., in Le travail dans la cité chrétienne, Ed. franciscaines, 1945, p. 10). « Les Frères à qui le Seigneur a donné la grâce de travailler, travailleront avec foi et dévotion ; mais de telle sorte que, une fois écartée l’oisiveté, ennemie de l’âme, ils ne laissent pas s’éteindre en eux l’esprit de sainte oraison et de dévotion qui doit passer avant toutes les choses temporelles. En retour de leur travail, ils peuvent recevoir ce qui est nécessaire au corps pour eux et pour leurs frères, à l’exclusion des deniers et de l’argent ; et cela humblement, comme il convient à des serviteurs de Dieu et à des adeptes de la très sainte pauvreté. » (2e règle, chapitre V, id., p. 9).
20. WILBOIS J., Le travail et la cité, in Le travail dans la cité chrétienne, op. cit., p. 46.. L’auteur conclut que les « amis de saint François » pourront changer les choses:
   « a) En n’accroissant pas les besoins des hommes, ce qui accroîtrait la durée du travail et l’esclavage qui en résulte :
   b) En répartissant les heures de labeur, de sorte que le perfectionnement des machines crée des loisirs pour tous et non du chômage pour plusieurs ;
   c) En faisant participer les ouvriers à la gestion au moins partielle de leur entreprise, ce qui situerait leur tâche dans un ensemble et la leur ferait mieux apprécier ;
   d) En organisant des loisirs accrus, non en vue de la simple récréation (elle n’est le tout du loisir que quand le loisir est court), mais en y apportant les soins familiaux aujourd’hui négligés, et, sous une forme élémentaire, une sorte de méditation ;
   e) En inculquant aux ouvriers, par une propagande directe, l’esprit de détachement, d’amour et de joie, qui soufflera plus librement sur un terrain ainsi renouvelé. »

⁢a. qu’en penser ?

Dans l’Ancien testament, le récit de la création invite tous les hommes à remplir et dominer la terre. Invitation réitérée après le déluge⁠[1]. Pratiquement il est nécessaire de répartir équitablement les biens donnés à tous. Les peuples auront leur territoire⁠[2], chaque tribu d’Israël aura le sien⁠[3], chaque famille aussi⁠[4]. On peut dire que l’idéal est atteint lorsque les habitants d’un pays vivent « en sécurité, chacun sous sa vigne et sous son figuier »[5]. S’il en était ainsi partout, « la destination universelle des biens se trouverait respectée grâce à une répartition équitable des biens sous forme de propriétés privées »[6]. Mais il est une condition qui jamais n’a été remplie : la fidélité à Dieu⁠[7]. Dès lors comme « les pauvres ne disparaîtront point de ce pays »[8], toute une série de mesure seront prévue pour secourir l’indigent et limiter l’usage de la propriété privée. Nous les avons énumérées précédemment.

Dans le Nouveau testament, Jésus reprendra la condamnation de l’accaparement et invitera à la générosité. Mais, donnant la priorité aux biens spirituels, il ne se reconnaîtra compétent pour régler le problème de la répartition des richesses⁠[9], l’important étant l’amour des frères et de Dieu⁠[10]. En bref, les « attitudes de justice et de charité qui correspondent au dessein de Dieu et à la vocation de l’homme (…) se réalisent concrètement dans l’usage des biens matériels. La destination universelle des biens de la terre n’est qu’un corollaire de la vocation des hommes à la charité universelle, mais c’est un corollaire inéluctable »[11]

Reste le problème posé par la description dans les Actes des Apôtres de la manière de vivre des premières communautés chrétiennes.

Pour certains commentateurs, il s’agit d’un « tableau idéalisé »[12]. Immédiatement après le passage sur la communauté des biens⁠[13], Luc raconte deux anecdotes intéressantes. Dans la première, Barnabé qui « possédait un champ (…) le vendit, apporta l’argent et le déposa aux pieds des apôtres »[14]. Dans la seconde, Ananie qui a aussi vendu sa propriété, en détourne une partie du prix et dépose le reste aux pieds des apôtres. Il s’entend alors réprimander par Pierre qui lui dit : « Ananie (…) pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur, que tu mentes à l’Esprit Saint et détournes une partie du prix du champ ? Quand tu avais ton, bien, n’étais-tu pas libre de le garder, et quand tu l’as vendu, ne pouvais-tu disposer du prix à ton gré ? Comment donc cette décision a-t-elle pu naître dans ton cœur ? Ce n’est pas à des hommes que tu as menti, mais à Dieu. »[15]

Il est clair, pour ces commentateurs, à travers ces deux histoires, que le chrétien n’était pas obligé de mettre ses biens en commun. Et si le cas de Barnabé est cité c’est précisément parce qu’il est exemplaire, exceptionnel. Si le texte introductif parle de « tous », c’est, dit un auteur, parce que « Luc veut aider ses lecteurs à reconnaître là un modèle et un idéal dont les communautés chrétiennes auront toujours à s’inspirer ».⁠[16] Le même ajoute trois éléments:

\1. La description de Luc semble s’inspirer du thème grec de l’amitié qui se définit par l’unanimité de cœur et la communauté des biens. Luc voudrait signifier par là que les chrétiens réalisent parfaitement un idéal qui leur est familier. La mise en commun n’est pas renonciation mais mise à disposition d’autrui de son bien.

\2. La mise en commun ne se fait pas pour se rendre pauvre mais pour qu’il n’y ait plus de pauvre (« Nul n’était dans le besoin ») selon la promesse du Deutéronome.

\3. La communauté des biens est l’expression et la conséquence d’une communauté plus profonde, d’une communion spirituelle (« un seul cœur », « une seule âme »).

Ces trois remarques ne sont pas contestées mais d’autres commentateurs pensent que les deux descriptions des Actes sont bien réalistes et non pas idéalisées⁠[17].

Le premier extrait (Ac 2, 44) décrirait une communauté de vie et de biens telle qu’elle fut pratiquée par Jésus⁠[18]. Cette interprétation semble confirmée par le verset suivant :  »Jour après jour, d’un seul cœur, ils fréquentaient assidûment le temple et rompaient le pain dans leurs maisons, prenant leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur » et par la lecture des variantes⁠[19]. Avant d’entrer dans cette communauté au sens le plus strict, les disciples vendaient toutes leurs possessions au bénéfice des pauvres et d’abord des membres de leur groupe.⁠[20]

Le deuxième extrait (Ac 4, 32) évoque une manière moins stricte de vivre la communauté. Ici, la communauté est spirituelle et psychologique (« un cœur et une âme ») et non physique. Cette « unanimité » fait écho à l’amitié aristotélicienne. Pour Taylor aussi, « l’intention de Luc est de montrer que la communauté de Jérusalem remplit les idéaux à la fois bibliques et hellénistiques »[21]. Et à l’instar des « amis » grecs⁠[22], les croyants mettent les biens dont ils restent propriétaires à la disposition de tous⁠[23] et alimentent une caisse commune gérée par les apôtres, appliquant le conseil deutéronomique de donner aux pauvres⁠[24].

Ces deux manières de vivre en communauté ont sans doute coexisté comme elles avaient d’ailleurs, dans d’autres contextes, été pratiquées.⁠[25]

Ont-elles été idéalisées ou sont-elles décrites avec réalisme ? Le débat reste ouvert.⁠[26] Quoi qu’il en soit, il est clair que la communauté de vie et de biens stricte ou partielle n’était pas une obligation⁠[27]. Par ailleurs, on sait que les premiers chrétiens s’attendaient à un retour rapide du Christ. L’imminence de l’événement a certainement favorisé les abandons de biens pour vivre déjà sur cette terre la vie des cieux. Paul « devra bien vite calmer l’attente fébrile de certains fidèles »[28] : « Quant aux temps et moments, vous n’avez pas besoin, frères, qu’on vous en écrive »[29]. Dans le commentaire de ce passage, la Bible de Jérusalem note que Paul reprend « les affirmations du Seigneur sur l’incertitude de la date de son Avènement dernier[30], _qu’il faut attendre en veillant[31]. (…) Le Jour du Seigneur viendra comme un voleur, il faut veiller, le temps est court. Bien qu’il se range d’abord par hypothèse parmi ceux qui verront ce jour[32], il en vient à envisager de mourir auparavant[33] et met en garde ceux qui le croient imminent[34]. Les vues sur la conversion des païens donnent même à penser que l’attente pourra être longue.⁠[35] » Progressivement, avec le temps, les chrétiens ont compris qu’il leur faudrait peut-être attendre encore longtemps comme le suggère Pierre : « …​ devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour. Le Seigneur ne retarde pas l’accomplissement de ce qu’il a promis, comme certains l’accusent de retard, mais il use de patience envers vous, voulant que personne ne périsse, mais que tous arrivent au repentir. Il viendra le Jouir du Seigneur, comme un voleur ; en ce Jour, les cieux se dissiperont avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée ».⁠[36]

On peut donc dire, et c’est cela qui est resté, que le partage des biens dans la foi a une signification eschatologique. Comme l’a très bien décrit le Concile à propos des religieux : « comme le peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente, mais est en quête de la cité future, l’état religieux, qui assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges terrestres, plus parfaitement aussi, manifeste aux yeux de tous les croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la Rédemption du Christ, annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du royaume des cieux. »[37]

Le bon sens incite à penser que l’on ne peut donc généraliser les modèles proposés par les Actes d’autant moins que la communauté de Jérusalem elle-même fut confrontée à des difficultés matérielles. Comment vivre, en effet, longtemps en consommant tout son captal et si personne ne vous fait profiter de son capital⁠[38] ? Paul dut organiser une collecte pour soutenir la communauté⁠[39] et Paul, nous l’avons vu, invitera les chrétiens à ne pas paresser mais « à travailler dans le calme et à manger le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné ».⁠[40]

De toute façon, comme l’écrit Alain Durand, « le sens de cette pratique économique n’est pas la mise en commun elle-même (ce qui est souvent le cas lorsque ces textes sont utilisés dans le cadre de la vie religieuse), ce n’est pas davantage l’abolition du droit de propriété (comme les premiers socialistes ont aimé le souligner), ce n’est pas non plus le renoncement aux biens de ce monde (comme cela se produit dans une perspective ascétique) : le sens de cette mise en commun est de faire en sorte que « nul ne soit dans le besoin » (Ac 4, 34), que chacun reçoive (…) « au fur et à mesure de ses besoins »[41](Ac 2, 44) ».⁠[42]

Il ressort de tout ce qui précède qu’on ne peut tirer argument de ces épisodes des Actes en faveur d’un « communisme chrétien » qui devrait être un mode de vie général. De même qu’on ne peut non plus étendre le « communisme évangélique » des amis de Jésus. Il s’agit d’ »un régime spécial de noviciat apostolique et de perfection religieuse, imposé par Jésus aux compagnons de sa vie et de son ministère, mais à eux seuls »[43]. Dès lors, l’exemple souvent cité et loué⁠[44] des « réductions »⁠[45] du Paraguay doit être lui aussi revu dans le cadre des circonstances particulières où il s’est développé.


1. « Dieu bénit Noé et ses fils et il leur dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre. Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comme de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture, je vous donne tout cela au même titre que la verdure des plantes » « (Gn 9, 1-3).
2. « Quand le Très-Haut donna aux nations leur héritage, quand il répartit les fils d’homme, il fixa les limites des peuples suivant le nombre des fils de Dieu (…) » (Dt 32, 8)
3. Dans Jos 13-19, on peut lire la longue description des territoires octroyés aux tribus. Elle se termine par ces mots : « Ayant achevé la répartition du pays selon ses frontières, les Israélites donnèrent à Josué, fils de Nun, un héritage au milieu d’eux ; sur l’ordre de Yahvé, ils lui donnèrent la ville qu’il avait demandée, Timnat-Sérah, dans la montagne d’Ephraïm ; il rebâtit la ville et s’y établit.
   Telles sont les parts d’héritage que le prêtre Eléazar, Josué fils de Nun et les chefs de famille répartirent par le sort entre les tribus d’Israël à Silo, en présence de Yahvé, à l’entrée de la Tente du Rendez-vous. Ainsi fut terminé le partage du pays. » (Jos 19, 49-51).
4. « La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes. Pour toute propriété foncière vous laisserez un droit de rachat sur le fonds. Si ton frère tombe dans la gêne et doit vendre son patrimoine, son plus propre parent viendra chez lui exercer ses droits familiaux sur ce que vend son frère. Celui qui n’a personne pour exercer ce droit pourra, lorsqu’il aura trouvé de quoi faire le rachat, calculer les années que devrait durer l’aliénation, restituer à l’acheteur le montant pour le temps encore à courir, et rentrer dans son patrimoine. S’il ne trouve pas de quoi opérer cette restitution, le fonds vendu restera à l’acquéreur jusqu’à l’année jubilaire. C’est au jubilé que celui-ci en sortira pour rentrer dans son propre patrimoine » (Lv 25, 23-28) ; Nabot répond au roi Achab qui veut acheter ou échanger sa vigne: « Yahvé me garde de te céder l’héritage de mes pères ! » (1 R 21, 3). Joëlle Ferry précise en rappelant que la terre est propriété de Dieu: « il ne s’agit pas de succéder à son prédécesseur en tant que possesseur d’un bien, mais de succéder à quelqu’un dans la garde et la gestion d’un bien qui appartient au groupe auquel la divinité l’a donné. L’usage, le « droit » met donc l’accent sur la continuité. La terre ne sort pas de la famille » (Y a-t-il une justice économique chez les prophètes ?, in Bible et économie, Servir Dieu ou l’argent, Ed. Lessius, 2003, p. 68).
5. Pendant tout le règne de Salomon, « les habitants de Juda et d’Israël, depuis Dan jusqu’à Bersabée, vécurent en sécurité, chacun sous sa vigne et sous son figuier ».(1 R 5, 5). Lorsque le prophète Michée décrit le règne futur de Yahvé, il déclare qu’alors, « chacun restera assis sous sa vigne et sous son figuier » (Mi 4, 4). Même promesse chez Zacharie : « Ce jour-là -oracle de Yahvé Sabaot- vous vous inviterez l’un l’autre sous la vigne et sous le figuier » (Zc 3, 10).
6. VANHOYE Albert sj, Destination universelle des biens de la terre selon la Bible, in Une terre pour tous les hommes, Colloque international Justice et Paix, 13-15 mai 1991, Centurion, 1992, p. 10. Le P. A. Vanhoye est secrétaire de la Commission pontificale biblique ; professeur d’exégèse du Nouveau Testament à l’Institut pontifical biblique à Rome.
7. « qu’il n’y ait donc pas de pauvre
   chez toi. Car Yahvé ne t’accordera sa bénédiction dans le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage pour le posséder, que si tu écoutes vraiment la voix de Yahvé ton Dieu, en gardant et pratiquant tous ces commandements que je te prescris aujourd’hui » (Dt 15, 4-5).
8. « Certes les pauvres ne disparaîtront pas de ce pays ; aussi je te donne ce commandement : Tu dois ouvrir ta main à ton frère, _ celui qui est humilié et pauvre dans ton pays » (Dt 15, 11).
9. « Qui m’a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages ? » (Lc 12, 14).
10. Cf. « Si quelqu’un, jouissant des biens de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? » (1 Jn 3, 17).
11. VANHOYE A., op. cit., p. 15.
12. Id., p. 14.
13. Ac 4, 32-35.
14. Ac 4, 37.
15. Ac 5, 3-4.
16. DUPONT Jacques osb, Les pauvres et la pauvreté dans les Évangiles et les Actes, in La pauvreté évangélique, Lire la Bible 27, Cerf, 1971, p. 43.
17. C’est l’opinion de J. Taylor (op. cit.) que nous suivons ici.
18. Cf. l’invitation de Jésus au « jeune homme riche » (Lc 18, 22) : « Tout ce que tu as, vends-le et distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi. »
19. Ainsi, au lieu de traduire « Tous les croyants mettaient tout en commun », J. Taylor propose : « Tous ceux qui croyaient étaient dans le même lieu » ou « Tous les croyants étaient (une) communauté » (op. cit., pp. 81-82). Il est normal, dans ce cas, qu’ils aient tout en commun.
20. On peut rapprocher ce type de communauté de celle des Esséniens, ce groupe de Juifs qui menaient une vie ascétique dont quelques historiens anciens ont décrit la vie : « Chez ces contempteurs de la richesse, règne un merveilleux esprit de partage et l’on ne saurait trouver parmi eux quelqu’un qui dépasse les autres par la fortune ; car il est de règle que ceux qui entrent dans la secte fassent abandon de leurs biens à l’Ordre, si bien que chez aucun d’eux on ne voit ni l’abjection de la misère ni l’infatuation de la richesse et que, les biens de chacun étant fondus dans la masse, il n’y a plus qu’une seule fortune pour tous, comme entre frères. Ils ne s’achètent entre eux ni ne se vendent rien, mais chacun donnant ce qu’il a à celui qui en a besoin, reçoit de ce dernier, en contrepartie, ce qui lui est nécessaire » (FLAVIUS JOSEPHE (37-100?), Guerre des Juifs, 2, 122, Les Belles Lettres, 1980, II, pp. 31-32, cité in TAYLOR J., op. cit., p. 83).
21. TAYLOR J., op. cit., pp. 86-87.
22. Platon en témoigne: « En premier lieu, aucun d’eux ne possédera en propre aucun bien, à moins d’absolue nécessité. En second lieu, pour ce qui est de l’habitation et du grenier à provisions, aucun n’aura rien de tel où ne puisse entrer quiconque le désire » ( République, Livre 3, 416d) ; et à propos de l’unité de l’État, Platon écrit : « tout État dans lequel le plus grand nombre d’individus énoncent sur la même chose sans discordance ces expressions « le mien » et « non le mien », cet État n’a-t-il pas une organisation politique excellente ? » (Id., Livre 5, 462c). De même, son disciple Jamblique (250?-330) déclare : « Le point de départ de la justice, c’est la communauté et l’égalité, le fait que tout le monde partage des émotions aussi étroitement que s’ils étaient un seul corps et une seule âme, et aussi le fait que « le mien » s’applique à la même chose que « le tien », comme Platon témoigne l’avoir appris des Pythagoriciens. (…) En effet, tous les biens étaient communs et identiques pour tous, et personne ne possédait rien en propre » (Vie de Pythagore, 167-169, Les Belles Lettres, 1996, pp. 93-94, cité in Taylor, op. cit., pp. 87-88).
23. Cf. après la délivrance de Pierre : « Il se rendit à la maison de Marie, mère de Jean, surnommé Marc, où une assemblée assez nombreuse s’était réunie et priait » (Ac 12, 12).
24. Dt 15, 4 et 15, 11.
25. Ainsi, à côté de la stricte communauté essénienne de Qumrân à laquelle nous avons fait allusion, ont existé d’autres communautés esséniennes qui suivaient une autre règle : « Le salaire de deux journées au moins pour chaque mois, tel est ce qu’ils verseront dans les mains de l’inspecteur et des juges. Ils affecteront une partie de ces sommes aux orphelins, et de l’autre ils soutiendront la main du pauvre et de l’indigent, et le vieillard qui se meurt, et l’homme qui est fugitif, et celui qui est emmené captif vers une nation étrangère, et la vierge qui n’a pas de proche parent, et la jeune femme que personne ne cherche (en mariage) » (Ecrit de Damas, cité in J. Taylor, op. cit., p. 89). Taylor évoque encore une troisième forme de communauté essénienne où chacun garde sa propriété mais cède son utilisation et son usufruit à la communauté : « Personne n’ose acquérir quelque chose en propriété privée absolue (…), ni une maison, ni un esclave, ni une terre, ni des troupeaux, et également des outils et des sources de richesse ; mais ils mettent toutes ces choses ensemble en commun et ils récoltent le profit commun de tous » (Témoignage de Philon rapporté par Eusèbe de Césarée (265?-339?), La préparation évangélique, 8, 11, 1-19, cité in TAYLOR, op. cit., p. 90).
26. L. Cerfaux écrit : « Mieux vaudrait sans doute rester sous le charme de cet essai du Royaume de Dieu sur terre. Mais saint Luc, en historien, a bien dû constater que tous les premiers chrétiens n’étaient pas des « saints ».. Au Royaume de Dieu, il ne faudrait que des anges et des saints…​ Ananie et Saphire, un couple intéressé, nous fait redescendre sur terre. Plus tard, nous apprendrons encore que de toutes petites passions entamaient l’idéalisme primitif ; Dieu d’ailleurs y trouvera son compte, puisque les légères malfaçons dans la distribution des richesses communes décidèrent les Douze à créer les diacres, une institution d’avenir.
   Et puisque nous sommes à voir les petits côtés des choses, continuons. La vie « pratique » devait prendre sa revanche. Pour avoir méprisé les richesses et les moyens de les acquérir, l’Église de Jérusalem connaîtra vite la pauvreté. Elle se fera mendiante. Noble mendiante d’ailleurs, mère qui s’est appauvrie pour enrichir ses enfants. Elle mendie la tête haute. Il est juste, dira saint Paul, que les églises qui ont reçu de Jérusalem les biens spirituels, -et la primitive Église n’aurait point tant donné si elle n’avait vécu d’une vie indifférente aux choses d’ici-bas,- partagent avec elle leurs biens matériels. La pauvreté de l’église de Jérusalem sera l’occasion, pour les chrétiens de la dispersion, de resserrer les liens qui les unissent à l’Église-mère. Et cette fois encore les petites vicissitudes humaines feront l’œuvre de Dieu. » (La communauté apostolique, Cerf, 1943, pp. 41-42).
27. C’est aussi l’avis d’Annie Jaubert : « Dans un milieu limité, la répartition des biens était chose relativement simple sous le contrôle des responsables. Les difficultés viendraient avec des groupements plus vastes. Mais un dépouillement total de ses biens ne paraît jamais avoir été obligatoire dans la communauté primitive. (…) L’essentiel était la fraternité vraie et la communion des cœurs. (…) Le centre de la vie communautaire était le repas où l’on rompait fraternellement le pain et où l’on répétait les gestes de Jésus ». (Les premiers chrétiens, Seuil, 1967, pp. 15-16.).
28. Rel.
29. 1 Th 5, 1.
30. « Quant à la date de ce jour, et à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils, personne que le Père seul. » (Mt 24, 36).
31. « Veillez donc, parce que vous ne savez pas quel jour va venir votre maître » (Mt 24, 42).
32. « Car lui-même, le seigneur, au signal donné par la voix de l’archange et la trompette de Dieu, descendra du ciel et les morts qui sont dans le Christ ressusciteront en premier lieu ; après quoi, nous les vivants, nous qui serons encore là, nous serons réunis et emportés sur des nuées pour rencontrer le seigneur dans les airs » (1 Th 4, 16-17).
33. « …si toutefois nous devons être trouvés vêtus, et non pas nus » (c’est-à-dire dévêtus par la mort) (2 Co 5, 3). « Je me sens pris dans cette alternative : d’une part, j’ai le désir de m’en aller et d’être avec le Christ, ce qui serait, et de beaucoup, bien préférable ; mais de l’autre, demeurer dans la chair est plus urgent pour votre bien » (Ph 1, 23-24).
34. « Nous vous le demandons, frères, à propos de la Venue de notre Seigneur Jésus Christ et de notre rassemblement auprès de lui, ne vous laissez pas trop vite mettre hors de sens ni alarmer par des manifestations de l’Esprit, des paroles ou des lettres données comme venant de nous, et qui vous feraient penser que le Jour du Seigneur est déjà là. Que personne ne vous abuse d’aucune manière. Auparavant doit venir l’apostasie et se révéler l’Homme impie, l’Etre perdu, l’Adversaire, celui qui s’élève au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu’à s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-même comme Dieu » (2 Th 2, 1-4).
35. « Car je ne veux pas, frères, vous laisser ignorer ce mystère, de peur que vous ne vous complaisiez en votre sagesse : une partie d’Israël s’est endurcie jusqu’à ce que soit entrée la totalité des païens et ainsi tout Israël sera sauvé (…) » (Rm 11, 25-26).
36. 2 P 3, 8-10.
37. LG 44, § 3.
38. La communauté réunie autour de Jésus a pu vivre grâce aux biens dont jouissaient quelques femmes : « Les Douze étaient avec lui, ainsi que quelques femmes qui avaient été guéries d’esprits mauvais et de maladies : Marie, appelée la Magdaléenne, de laquelle étaient sortis sept démons, Jeanne femme de Chouza, intendant d’Hérode, Suzanne et plusieurs autres, qui les assistaient de leurs biens. » (Lc 8, 2-3).
39. 1 Co 16, 1 ; 2 Co 8, 1-4 ; Ac 24, 17.
40. 2 Th 3, 12.
41. Traduction proposée par HAULOTTE E., Les premiers chrétiens : des utopistes, Les Actes des Apôtres, Cahiers Évangile, n° 7.
42. DURAND A. La cause des pauvres, Société, éthique et foi, Cerf, 1996, p. 67. C’est aussi l’avis de
   Jacques Dupont, O.S.B., moine de Saint-André, qui, à propos des Actes des Apôtres, écrit que selon « l’idéal proposé par Luc dans ses descriptions de la communauté primitive n’est ni de pauvreté, ni de détachement, mais plus simplement et plus profondément un idéal de charité fraternelle. Il se traduit, non en amour de la pauvreté, mais en amour des pauvres ; il pousse, non à se rendre pauvre, mais à veiller à ce que personne ne soit dans le besoin. » (DUPONT J., La pauvreté évangélique dans les Évangiles et dans les Actes, in La pauvreté évangélique, op. cit., p. 45).
43. Vacant, art. « Communisme ».
44. Ce fut le cas des philosophes des « Lumières » (d’Alembert, Montesquieu, Voltaire, Diderot), de quelques socialistes comme Proudhon ou Cunningham Graham, mais aujourd’hui encore d’un auteur chrétien comme Clovis Lugon déjà cité.
45. Du latin « reducti ». Les Indiens devaient être « reconduits » à la vie selon l’Évangile, à l’Église, à la vie civilisée.

⁢b. Les « réductions » du Paraguay.

En 1609, avec l’accord de Philippe III d’Espagne, le Père général Claudio Acquaviva⁠[1] autorisa les Jésuites à fonder des villages ou « réductions » dans la région du cours moyen et supérieur des fleuves Paranà et Paraguay sur le territoire des Indiens Guaranis. Par tradition, ces Indiens polygames se faisaient la guerre⁠[2] pour faire des prisonniers qu’ils mangeaient. Depuis la colonisation et malgré les interdits⁠[3], ils subissaient les razzias des esclavagistes. Il s’agissait donc à la fois de les évangéliser, de les fixer, de les empêcher de se faire la guerre et de les protéger des prédateurs. Les jésuites établirent progressivement 38 réductions groupant, à leur apogée, plus de 300.000 indiens. Ils y appliquèrent une théocratie communiste. d’une part l’autorité était exercée par les Pères, la base de la communauté était religieuse et tout était possédé en commun à l’instar de la première communauté de Jérusalem⁠[4] : « d’un bout à l’autre de son histoire, la république Guaranie vécut sous le régime de la propriété commune des terres. La propriété individuelle du sol ne se trouva jamais réalisée sur la moindre parcelle de son territoire. Acheter, louer ou léguer le plus modeste lopin de terre, utiliser le travail d’autrui à son profit personnel, transformer le sol en instrument de domination ou d’exploitation de l’homme par l’homme, autant d’opérations qui restèrent inconnue. Le lot viager qu’on tenta d’introduire rencontra l’indifférence totale des Guaranis, très satisfaits de leur régime de communauté intégrale. La plupart des Pères, qui n’avaient agi que sous la pression du roi et la menace de leurs adversaires, n’insistèrent du reste pas, comprenant trop bien que le développement des intérêts égoïstes amènerait la décadence religieuse et sociale de leurs communautés, bâties sur la solidarité. (…) Tous les bâtiments publics, les maisons d’habitation, les ateliers étaient construits aux frais de la communauté, restaient sa propriété inaliénable, étaient administrés par elle et fonctionnaient à son service, pour la satisfaction des besoins de toute la population. (…) Les moyens de transport, bateaux, canots, chars, étaient monopolisés par la communauté.

La communauté était poussée jusqu’au produit du travail dans l’artisanat comme dans l’agriculture. Les ateliers divers, fonderies, moulins, tanneries, les mines, etc., travaillaient pour la communauté et lui livraient leurs produits. En compensation, grains, fruits, coton, maté et toutes autres denrées étaient réparties selon les besoins (…) ». Dans cette communauté, on ne connaît pas le salaire mais « le revenu du travail (…) était touché sous forme de prestations les plus diverses comprenant en somme la couverture de tous les besoins: logement, avec maison particulière au moment du mariage, vêtements, nourriture pour les artisans, objets manufacturés pour les agriculteurs, instruction de enfants et placement, assurance-vieillesse, assurance-maladie et accident, entretien de la veuve et des orphelins, etc. »[5]

En contrepartie, toute la vie se déroule sous la tutelle cléricale. Non seulement l’instruction religieuse, les prières et les célébrations, mais aussi l’organisation des journées, les activités économiques, commerciales, sociales et privées sont sous le contrôle permanent des jésuites et de leurs agents : « la liberté des Indiens est ainsi canalisée rigoureusement »[6]. Un couvre-feu est imposé⁠[7] et s’il n’y a pas de peine de mort -ce sont des « enfants »- fouet et cachot maintiennent l’ordre⁠[8].

Dans cette ambiance disciplinée et religieuse vouée au travail obligatoire, les réductions prospérèrent jusqu’en 1750 où un traité politique et commercial entre l’Espagne et le Portugal annonce la fin de l’exception guaranie⁠[9]. En 1759, les Jésuites étaient expulsés des territoires portugais et, en 1767, l’Espagne faisait arrêter les Pères de la péninsule et des colonies. Guerres, massacres et déportations anéantirent l’oeuvre des Jésuites en quelques années.

Dès le début et jusqu’à aujourd’hui, les réductions furent l’objet de critiques et de louanges.

Nous l’avons vu, C. Lugon⁠[10], enthousiasmé par ces réalisations, affirme que « la République guaranie était en bonne voie pour réaliser au fur et à mesure de l’introduction de nouveaux progrès techniques et culturels « une forme supérieure de communisme ». » Pour lui, les Pères « avaient par surcroît anticipé l’application des principes fondamentaux des encycliques sociales » et leur système avait appliqué la destination universelle des biens « de façon cohérente ».⁠[11] L’auteur place aussi en exergue de son ouvrage un extrait de ce passage d’un discours de Pie XII au ministre du Paraguay, où le Saint-Père déclare que s’était écrite, dans ce pays, « une histoire où l’Église a laissé des chapitres d’une transcendance mondiale : Nous faisons allusion aussi aux très fameuses « Doctrinas guaranies », où, parmi d’innombrables difficultés, et gravitant plutôt sur le moral que sur le matériel, le labeur civilisateur de l’Évangile arriva à des réalisations sociales telles, que, éliminant les défauts inhérents à toutes les choses humaines, elles sont restées là pour l’admiration du monde, l’honneur de votre pays et la gloire de l’Ordre illustre qui les réalisa, non moins que pour celle de l’Église catholique, puisqu’elles surgirent de son sein maternel. L’expérience se chargea de montrer combien ce système était génial »[12].

Par contre, en présentation d’une réédition des bulles de Benoît XIV Immensa Pastorum et Ex quo Singulari, le traducteur et commentateur ne craint pas de les sous-titrer : « contre la Compagnie de Jésus pour l’affranchissement des Indiens du Paraguay et la condamnation des rites chinois ». Dans son introduction, il accuse les Jésuites d’avoir créé le « mythe » d’une « sorte de Paradis terrestre » dirigé, en fait, par des « trafiquants » « tyranniques » qui cherchaient l’enrichissement.⁠[13]

Dans sa bulle Immensa Pastorum du 20-12-1741, Benoît XIV⁠[14] dénonce les exactions dont sont victimes, au Brésil et dans les « pays voisins », de « malheureux Indiens, non seulement privés de la lumière de la foi, mais lavés même de l’eau sacrée de la régénération ». Benoît XIV rappelle qu’il a demandé au roi de Portugal Jean⁠[15] « pour que s’il se trouvait quelqu’un de ses sujets qui se conduisît à l’égard des Indiens autrement que l’exige la douceur de la charité chrétienne, ils le frappassent des peines les plus sévères d’après les édits royaux ». Benoît XIV invite les évêques à intervenir avec zèle, renouvelle et confirme les mesures prises par Paul III et Urbain VIII en faveur des Indiens et donne aux évêques l’ordre que chacun d’entre eux « après avoir fait transcrire, publier et afficher les édits concernant les Indiens résidant tant au Paraguay que dans les provinces du Brésil ou sur les rives du fleuve de La Plata et dans les autres régions ou pays des Indes occidentales et méridionales, leur prête l’aide d’une assistance efficace. qu’à tous et à chacun de vos ressortissants, tant séculier qu’ecclésiastique, de quelque état, sexe, état, condition et dignité qu’il soit, même digne d’une mention spéciale, ou appartenant à n’importe quel Ordre, Congrégation, Société, même à la Société de Jésus, à n’importe quelle Religion ou Institut, mendiant ou non mendiant, aux moines et réguliers, même des Ordres miltaires, ou aux Frères soldats de l’Hôpital de Saint-Jérôme de Jérusalem, - sous peine pour les contrevenants d’excommunication latae sententiae à encourir ipso facto, dont on ne pourra être absous que par nous ou par le Souverain Pontife alors régnant, sauf à l’article de la mort et après satisfaction, - il soit très strictement interdit de réduire désormais ces Indiens en esclavage, de les vendre, d’en acheter, de les échanger, de les donner, de les séparer de leurs femmes et de leurs enfants, de les dépouiller de leurs biens meubles et immeubles, de les enlever ou transporter, de les priver n’importe comment de leur liberté et de les retenir en servitude. »

On a noté, au passage, l’allusion au Paraguay et la mention « même à la Société de Jésus ». Le texte est général et n’apporte rien de plus par rapport aux actes antérieurs du Saint Siège que ces précisions nominales.

Peut-on considérer la réduction comme une forme d’esclavage ou Benoît XIV a-t-il prêté l’oreille aux accusations portées par les puissances politiques et commerciales et par certains clercs séculiers ? Il est difficile de le dire.

En tout cas, en 1758, Pombal arracha « à Benoît XIV vieilli et malade, la nomination d’un visiteur des maisons de la Compagnie au Portugal et dans ses colonies ». Il s’agit du cardinal Saldanha qui, outrepassant droits et profitant de la vacance du pouvoir papal rapporta que les jésuites étaient « coupables d’un commerce illicite et scandaleux ».⁠[16]

Sous le pontificat de Clément XIII⁠[17], les « cours bourboniennes », Espagne, France, Portugal et Parme se déchaînèrent contre les Jésuites : les Jésuites sont expulsés du Portugal en 1759 et le nonce est reconduit à la frontière ; en 1764, suite aux attaques du Parlement de Paris, Louis XV supprime la Société⁠[18] ; en 1767, Charles III habilement manipulé bannit les Jésuites et le duc de Parme, en 1768, les chasse. Très courageusement, mais en vain, Clément XIII publiera en 1765 la bulle Apostolicum pascendi où il fait l’éloge de l’ordre et, entre autres, de leurs missions. La bulle sera officiellement « supprimée et condamnée » en France, au Portugal et à Naples.

En 1769, Clément XIII meurt et lors du conclave qui doit désigner son successeur, les « cours » prennent l’initiative de faire savoir qu’elles ne reconnaîtront qu’un pape décidé à supprimer la congrégation. Tout au long du conclave, des cardinaux partisans en violent le secret. Le cardinal Ganganelli est sondé sur ses intentions s’il est élu pape. d’après certains témoignages il aurait alors laissé entendre qu’il donnerait satisfaction aux  »cours ». Toujours est-il qu’il est élu sous le nom de Clément XIV⁠[19] et que, d’emblée, il travaille à la réconciliation du Saint-Siège avec les cours, prêt à de multiples concessions pour rétablir la paix. Le 21 juillet 1773, le bref Dominus ac Redemptor dissout la Compagnie de Jésus⁠[20].

La gestion du Paraguay n’est évidemment pas la seule cause de la haine farouche dont les Jésuites feront les frais mais il est certain que leur gestion des missions était un obstacle au mercantilisme colonial des Portugais et des Espagnols⁠[21].

Ceci dit, on ne peut suivre les auteurs qui estiment que la république guaranie fut un modèle de société chrétienne. Dans les circonstances évoquées, elle protégea les Indiens de la guerre, de la pauvreté, de l’ignorance et de l’esclavage mais le modèle n’est certes pas transposable dans la mesure où ces sociétés furent gérées comme des couvents, dans une perspective cléricale et paternaliste, les Indiens étant encore considérés après 150 ans de civilisation comme de grands « enfants ». On ne peut non plus tirer argument du fait que les Guaranis furent opposés aux tentatives timides de privatisation que les Jésuite se crurent obligés de consentir suite à diverses pressions. Le communisme chez les Guaranis n’était pas un pur produit d’importation mais s’enracinait dans leurs anciennes traditions.

Il est, de toute façon, invraisemblable d’affirmer que les Jésuites avait appliqué, par avance, les « principes fondamentaux des encycliques sociales ».

S’il est bien une question sur laquelle la doctrine de l’Église s’est prononcée rapidement et n’a jamais varié, c’est bien celle de la propriété, comme nous allons le voir.


1. 1542-1615. Son généralat s’exerça de 1581 à 1615.
2. Guarani signifie  »guerrier ».
3. Citons PAUL III, bref Pastorale officium, 29-5-1537 et URBAIN VIII, Lettre Commissum nobis, 22-4-1639.
4. Les jésuites formèrent « le projet d’une république chrétienne qui ramenât dans cette barbarie les plus beaux jours du christianisme naissant ». (CHARLEVOIX Pierre-Fr.-Xavier sj, Histoire du Paraguay, 1747, 6 vol., t. I, p. 230, cité in LUGON C., op. cit., p. 26). C. Lugon le confirme : « Le seul point qui ressorte clairement des déclarations des premiers missionnaires, reprises par le P. Montoya, les Lettres édifiantes et Charlevoix, c’est que les missionnaires du Paraguay, à travers l’idéal de communauté transmis de siècle en siècle, avaient voulu se référer aux premières communautés chrétiennes quant à l’esprit de fraternité, tout en créant non plus simplement des associations d’entraide à base de détachement personnel, mais une société complète, outillée pour produire et répartir les biens, capable par son organisation de s’assurer la durée qui avait manqué aux premières communautés » (id., pp. 231-232). Le P. Antonio Ruiz de Montoya arriva d’Espagne en 1612 et fut le grand réalisateur de l’ »État des Jésuites ». Il fut supérieur général de la République guaranie de 1620 à 1637 (id., p. 27) Il est l’auteur, notamment, de Conquista espiritual del Paraguay et du Tesoro de la lengua guarani. Quant aux Lettres édifiantes et curieuses, c’est la revue internationale des missions de la Compagnie de Jésus, 32 vol. de 1703 à 1773.
5. LUGON C., op. cit., pp. 125-127 et 134-135.
6. HAUBERT M., op. cit., p. 246. Un exemple : les indiens « ne peuvent choisir le lieu de leur résidence, ni même se rendre dans une autre réduction sans un billet du curé. Quant aux relations entre les sexes, des barrières sont élevées ç chaque pas. Jusqu’au mariage, un garçon ne peut échanger un mot avec aucune fille qui ne soit pas sa sœur. Bien plus, les filles d’un premier mariage de la mère sont retirées dès leur puberté de la maison de leur beau-père et confiées à une grand-mère ou à une tante ; il en est de même si la mère vient à mourir. L’âge nuptial est fixé à dix-sept ans pour les garçons, et quinze pour les filles. (…) Les provinciaux ordonnent aux curés de veiller à ce que tous les adolescents ayant atteint l’âge réglementaire fondent un foyer ; au besoin, ils leur chercheront un parti dans une autre réduction. (…) Après le mariage, il suffit de parler à une femme qui ne soit pas de sa maison pour être fouetté d’importance. Sauf dans le cas de la famille individuelle, la séparation des sexes est absolue pour toutes les activités, par exemple pour les travaux communautaires. (…) Auprès de chaque fontaine, il y a un bon vieillard préposé par les jésuites à la surveillance des femmes. Où qu’elles se rendent, quoi qu’elles fassent, il y a toujours un zélateur qui veille à la pureté de leurs mœurs et qui rendra compte aux jésuites de toute infraction » (id., pp. 246-247).
7. « Dès que le couvre-feu a sonné, il n’est permis à aucun Indien de sortir de chez lui, et des zélateurs parcourent les rues toute la nuit pour veiller à ce qu’il n’y ait aucune atteinte au sixième commandement ; les rôdeurs reçoivent un châtiment exemplaire. La nuit est divisée en trois veilles, et la relève se fait au son des tambours » (Id., pp. 267-268).
8. Id., p. 223.
9. L’État guarani était, en soi, une contestation de la politique coloniale traditionnelle et de l’esclavagisme qui, malgré les efforts de l’Église et parfois de l’Espagne, continuait à être une source importante de revenus. N’oublions pas non plus, dans ces années 1750, le pouvoir acquis dans plusieurs cours européennes par des ennemis de l’Église : notamment le marquis de Pombal (1699-1782) ennemi des Jésuites et qui exerce au Portugal l’essentiel du pouvoir qui lui a été abandonné par Joseph Ier, roi de 1750 à 1777 ; ou encore le comte d’Aranda (1718-1798), président du Conseil de Castille de 1766 à 1773, sous le roi Charles III ouvert aux « philosophes ».
10. Cet abbé valaisan est surnommé « le curé rouge de Sion » (cf. www.unifr.ch), « papiste et stalinophile » (cf. www.geocities.com/~johngray/mond902.htm).
11. Op. cit., pp. 230 et 232.
12. Discours au Dr Julian Augusto Salvidar, 12-7-1949.
13. RECALDE I. de, Introduction aux bulles Immensa pastorum et Ex quo Singulari, Librairie moderne, 1925, pp. 5-10.
14. 1675-1758. Pape de 1740 à 1758.
15. Il s’agit de Jean V dit « le magnanime », 1689-1750, roi de 1706-1750.
16. Vacant, article « Clément XIII ».
17. Pape de 1758 à 1769.
18. Louis XV est le moins acharné des princes bourboniens mais non seulement il ne veut pas déplaire à l’Espagne mais subit la pression des Jansénistes qui n’ont pas oublié que les Jésuites ont travaillé à leur condamnation et de l’Église gallicane qui n’apprécie pas cette Compagnie qui échappe au contrôle de la hiérarchie locale.
19. 1705-1774. Pape de 1769-1774.
20. On sait que, finalement, seule Catherine II de Russie refusa d’obéir au pape. Dès 1801, Pie VII régularisa l’existence des restes de la Compagnie dans ce pays. Puis, promulgua solennellement, le 7 août 1814, la constitution Sollicitudo omnium Ecclesiarum qui annulait le bref Dominus ac Redemptor et rétablissait la Compagnie dans son état antérieur. (Vacant, article « Pie VII »).
21. Depuis sa fondation, l’ordre fut confronté à des difficultés à propos du Ratio studiorum (1599) et de la doctrine de la grâce et il s’engagea dans les grandes controverses avec les protestants, les jansénistes, les gallicans et les rationalistes, défendant la théologie classique et la suprématie de Pierre.