En 1609, avec l’accord de Philippe III d’Espagne, le Père général
Claudio Acquaviva autorisa les Jésuites à fonder des villages ou « réductions » dans
la région du cours moyen et supérieur des fleuves Paranà et Paraguay sur
le territoire des Indiens Guaranis. Par tradition, ces Indiens polygames
se faisaient la guerre pour faire
des prisonniers qu’ils mangeaient. Depuis la colonisation et malgré les
interdits, ils subissaient
les razzias des esclavagistes. Il s’agissait donc à la fois de les
évangéliser, de les fixer, de les empêcher de se faire la guerre et de
les protéger des prédateurs. Les jésuites établirent progressivement 38
réductions groupant, à leur apogée, plus de 300.000 indiens. Ils y
appliquèrent une théocratie communiste. d’une part l’autorité était
exercée par les Pères, la base de la communauté était religieuse et tout
était possédé en commun à l’instar de la première communauté de
Jérusalem : « d’un bout
à l’autre de son histoire, la république Guaranie vécut sous le régime
de la propriété commune des terres. La propriété individuelle du sol ne
se trouva jamais réalisée sur la moindre parcelle de son territoire.
Acheter, louer ou léguer le plus modeste lopin de terre, utiliser le
travail d’autrui à son profit personnel, transformer le sol en
instrument de domination ou d’exploitation de l’homme par l’homme,
autant d’opérations qui restèrent inconnue. Le lot viager qu’on tenta
d’introduire rencontra l’indifférence totale des Guaranis, très
satisfaits de leur régime de communauté intégrale. La plupart des Pères,
qui n’avaient agi que sous la pression du roi et la menace de leurs
adversaires, n’insistèrent du reste pas, comprenant trop bien que le
développement des intérêts égoïstes amènerait la décadence religieuse et
sociale de leurs communautés, bâties sur la solidarité. (…) Tous les
bâtiments publics, les maisons d’habitation, les ateliers étaient
construits aux frais de la communauté, restaient sa propriété
inaliénable, étaient administrés par elle et fonctionnaient à son
service, pour la satisfaction des besoins de toute la population. (…)
Les moyens de transport, bateaux, canots, chars, étaient monopolisés
par la communauté.
La communauté était poussée jusqu’au produit du travail dans
l’artisanat comme dans l’agriculture. Les ateliers divers, fonderies,
moulins, tanneries, les mines, etc., travaillaient pour la communauté et
lui livraient leurs produits. En compensation, grains, fruits, coton,
maté et toutes autres denrées étaient réparties selon les besoins
(…) ». Dans cette communauté, on ne connaît pas le salaire mais « le
revenu du travail (…) était touché sous forme de prestations les
plus diverses comprenant en somme la couverture de tous les besoins:
logement, avec maison particulière au moment du mariage, vêtements,
nourriture pour les artisans, objets manufacturés pour les agriculteurs,
instruction de enfants et placement, assurance-vieillesse,
assurance-maladie et accident, entretien de la veuve et des orphelins,
etc. »
En contrepartie, toute la vie se déroule sous la tutelle cléricale. Non
seulement l’instruction religieuse, les prières et les célébrations,
mais aussi l’organisation des journées, les activités économiques,
commerciales, sociales et privées sont sous le contrôle permanent des
jésuites et de leurs agents : « la liberté des Indiens est ainsi
canalisée rigoureusement ». Un couvre-feu est
imposé et s’il n’y a pas de peine de mort -ce sont des
« enfants »- fouet et cachot maintiennent l’ordre.
Dans cette ambiance disciplinée et religieuse vouée au travail
obligatoire, les réductions prospérèrent jusqu’en 1750 où un traité
politique et commercial entre l’Espagne et le Portugal annonce la fin de
l’exception guaranie. En 1759, les Jésuites étaient expulsés des
territoires portugais et, en 1767, l’Espagne faisait arrêter les Pères
de la péninsule et des colonies. Guerres, massacres et déportations
anéantirent l’oeuvre des Jésuites en quelques années.
Dès le début et jusqu’à aujourd’hui, les réductions furent l’objet de
critiques et de louanges.
Nous l’avons vu, C. Lugon, enthousiasmé par ces
réalisations, affirme que « la République guaranie était en bonne voie
pour réaliser au fur et à mesure de l’introduction de nouveaux progrès
techniques et culturels « une forme supérieure de communisme ». » Pour
lui, les Pères « avaient par surcroît anticipé l’application des
principes fondamentaux des encycliques sociales » et leur système avait
appliqué la destination universelle des biens « de façon
cohérente ». L’auteur place aussi
en exergue de son ouvrage un extrait de ce passage d’un discours de Pie
XII au ministre du Paraguay, où le Saint-Père déclare que s’était
écrite, dans ce pays, « une histoire où l’Église a laissé des chapitres
d’une transcendance mondiale : Nous faisons allusion aussi aux très
fameuses « Doctrinas guaranies », où, parmi d’innombrables difficultés, et
gravitant plutôt sur le moral que sur le matériel, le labeur
civilisateur de l’Évangile arriva à des réalisations sociales telles,
que, éliminant les défauts inhérents à toutes les choses humaines, elles
sont restées là pour l’admiration du monde, l’honneur de votre pays et
la gloire de l’Ordre illustre qui les réalisa, non moins que pour celle
de l’Église catholique, puisqu’elles surgirent de son sein maternel.
L’expérience se chargea de montrer combien ce système était
génial ».
Par contre, en présentation d’une réédition des bulles de Benoît XIV
Immensa Pastorum et Ex quo Singulari, le traducteur et commentateur
ne craint pas de les sous-titrer : « contre la Compagnie de Jésus pour
l’affranchissement des Indiens du Paraguay et la condamnation des rites
chinois ». Dans son introduction, il accuse les Jésuites d’avoir créé le
« mythe » d’une « sorte de Paradis terrestre » dirigé, en fait, par des
« trafiquants » « tyranniques » qui cherchaient
l’enrichissement.
Dans sa bulle Immensa Pastorum du 20-12-1741, Benoît
XIV dénonce les exactions dont
sont victimes, au Brésil et dans les « pays voisins », de « malheureux
Indiens, non seulement privés de la lumière de la foi, mais lavés même
de l’eau sacrée de la régénération ». Benoît XIV rappelle qu’il a
demandé au roi de Portugal Jean « pour que s’il se trouvait
quelqu’un de ses sujets qui se conduisît à l’égard des Indiens autrement
que l’exige la douceur de la charité chrétienne, ils le frappassent des
peines les plus sévères d’après les édits royaux ». Benoît XIV invite
les évêques à intervenir avec zèle, renouvelle et confirme les mesures
prises par Paul III et Urbain VIII en faveur des Indiens et donne aux
évêques l’ordre que chacun d’entre eux « après avoir fait transcrire,
publier et afficher les édits concernant les Indiens résidant tant au
Paraguay que dans les provinces du Brésil ou sur les rives du fleuve de
La Plata et dans les autres régions ou pays des Indes occidentales et
méridionales, leur prête l’aide d’une assistance efficace. qu’à tous et
à chacun de vos ressortissants, tant séculier qu’ecclésiastique, de
quelque état, sexe, état, condition et dignité qu’il soit, même digne
d’une mention spéciale, ou appartenant à n’importe quel Ordre,
Congrégation, Société, même à la Société de Jésus, à n’importe quelle
Religion ou Institut, mendiant ou non mendiant, aux moines et réguliers,
même des Ordres miltaires, ou aux Frères soldats de l’Hôpital de
Saint-Jérôme de Jérusalem, - sous peine pour les contrevenants
d’excommunication latae sententiae à encourir ipso facto, dont on ne
pourra être absous que par nous ou par le Souverain Pontife alors
régnant, sauf à l’article de la mort et après satisfaction, - il soit
très strictement interdit de réduire désormais ces Indiens en esclavage,
de les vendre, d’en acheter, de les échanger, de les donner, de les
séparer de leurs femmes et de leurs enfants, de les dépouiller de leurs
biens meubles et immeubles, de les enlever ou transporter, de les priver
n’importe comment de leur liberté et de les retenir en servitude. »
On a noté, au passage, l’allusion au Paraguay et la mention « même à la
Société de Jésus ». Le texte est général et n’apporte rien de plus par
rapport aux actes antérieurs du Saint Siège que ces précisions
nominales.
Peut-on considérer la réduction comme une forme d’esclavage ou Benoît
XIV a-t-il prêté l’oreille aux accusations portées par les puissances
politiques et commerciales et par certains clercs séculiers ? Il est
difficile de le dire.
En tout cas, en 1758, Pombal arracha « à Benoît XIV vieilli et malade,
la nomination d’un visiteur des maisons de la Compagnie au Portugal et
dans ses colonies ». Il s’agit du cardinal Saldanha qui, outrepassant
droits et profitant de la vacance du pouvoir papal rapporta que les
jésuites étaient « coupables d’un commerce illicite et
scandaleux ».
Sous le pontificat de Clément XIII, les
« cours bourboniennes », Espagne, France, Portugal et Parme se
déchaînèrent contre les Jésuites : les Jésuites sont expulsés du Portugal
en 1759 et le nonce est reconduit à la frontière ; en 1764, suite aux
attaques du Parlement de Paris, Louis XV supprime la
Société ;
en 1767, Charles III habilement manipulé bannit les Jésuites et le duc
de Parme, en 1768, les chasse. Très courageusement, mais en vain,
Clément XIII publiera en 1765 la bulle Apostolicum pascendi où il fait
l’éloge de l’ordre et, entre autres, de leurs missions. La bulle sera
officiellement « supprimée et condamnée » en France, au Portugal et à
Naples.
En 1769, Clément XIII meurt et lors du conclave qui doit désigner son
successeur, les « cours » prennent l’initiative de faire savoir qu’elles
ne reconnaîtront qu’un pape décidé à supprimer la congrégation. Tout au
long du conclave, des cardinaux partisans en violent le secret. Le
cardinal Ganganelli est sondé sur ses intentions s’il est élu pape.
d’après certains témoignages il aurait alors laissé entendre qu’il
donnerait satisfaction aux »cours ». Toujours est-il qu’il est élu sous
le nom de Clément XIV et que,
d’emblée, il travaille à la réconciliation du Saint-Siège avec les
cours, prêt à de multiples concessions pour rétablir la paix. Le 21
juillet 1773, le bref Dominus ac Redemptor dissout la Compagnie de
Jésus.
La gestion du Paraguay n’est évidemment pas la seule cause de la haine
farouche dont les Jésuites feront les frais mais il est certain que leur
gestion des missions était un obstacle au mercantilisme colonial des
Portugais et des Espagnols.
Ceci dit, on ne peut suivre les auteurs qui estiment que la république
guaranie fut un modèle de société chrétienne. Dans les circonstances
évoquées, elle protégea les Indiens de la guerre, de la pauvreté, de
l’ignorance et de l’esclavage mais le modèle n’est certes pas
transposable dans la mesure où ces sociétés furent gérées comme des
couvents, dans une perspective cléricale et paternaliste, les Indiens
étant encore considérés après 150 ans de civilisation comme de grands
« enfants ». On ne peut non plus tirer argument du fait que les Guaranis
furent opposés aux tentatives timides de privatisation que les Jésuite
se crurent obligés de consentir suite à diverses pressions. Le
communisme chez les Guaranis n’était pas un pur produit d’importation
mais s’enracinait dans leurs anciennes traditions.
Il est, de toute façon, invraisemblable d’affirmer que les Jésuites
avait appliqué, par avance, les « principes fondamentaux des encycliques
sociales ».
S’il est bien une question sur laquelle la doctrine de l’Église s’est
prononcée rapidement et n’a jamais varié, c’est bien celle de la
propriété, comme nous allons le voir.