« …régir le monde en sainteté et justice… »[1]
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Chapitre 2 : Le travailleur, la propriété et le capitalisme
- 1: i. Le problème de l’appropriation
- 2: ii. La communauté des biens
- 3: iii. Une constante doctrinale
- 3.1: a. Saint Thomas
- 3.2: b. La parenthèse franciscaine
- 3.3: c. Léon XIII
- 3.4: d. Paternalisme ? La réponse de Pie XI.
- 3.5: e. Pie XII
- 3.6: f. Jean XXIII
- 3.7: g. Le Concile
- 3.8: h. Jean-Paul II
- 4: iv. Et la raison ?
- 4.1: a. Proudhon
- 4.2: b. Xavier Dijon
- 5: v. Retour au premier capital
i. Le problème de l’appropriation
Le cosmos est un « bien collectif »[1] dans toutes ses parties : la terre avec ses richesses minérales, végétales, animales, l’air que nous respirons et l’espace que nous parcourons, l’eau douce et la mer avec tous les biens qu’elle contient.
S’adressant à des agriculteurs, le Pape souhaite leur rappelle leur devoir de solidarité avec tous les peuples de la terre « afin que tous, sans exception, puissent jouir des fruits de « la Terre mère » et vivre une vie digne d’enfants de Dieu »[2].
A des savants engagés dans l’exploration de l’espace, il dira: « maintenant que l’espace est visité par l’homme et ses machines, la question est inévitable : à qui l’espace appartient-il ? Je n’hésite pas à répondre que l’espace appartient à l’humanité tout entière, qu’il est pour le bénéfice de tous. (…) L’espace ne doit pas être employé au bénéfice exclusif d’une nation ou d’un groupe social ».[3]
Au IIIe Forum mondial de l’eau, le représentant du Saint-Siège déclarera que « la gestion de l’eau et des systèmes sanitaires doit répondre aux besoins de tous, et plus particulièrement des populations pauvres. (…) La terre et tout ce qu’elle contient sont à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples. Ce principe de l’utilisation universelle des biens de la création confirme que les pays ainsi que les populations d’aujourd’hui et de demain ont un droit d’accès minimum aux biens nécessaires à leur développement. L’eau fait partie de ces biens communs à toute l’humanité. (…) Cette eau, destinée à l’utilisation de tous, ne peut être ni épuisée ni détruite par une minorité de personnes ayant le pouvoir. »[4]
Tel est l’enseignement le plus constant de l’Église[5] et on ne s’étonnera pas de lire, sous la plume d’un commentateur, cette conclusion : « Laisser place à l’avenir, ou transmettre ce que nous avons reçu, ou conserver le « capital naturel », (…) ne se peut en réalité que si nous renonçons à nous approprier la terre (…). Il faudrait dire de la terre ce qu’on a dit du corps et de la vie corporelle : que l’homme n’en a pas la propriété mais l’usufruit (…), qu’il ne saurait donc en disposer de manière absolue ».[6] Non seulement la terre est œuvre de Dieu mais elle est confiée à tous les hommes, tous enfants de Dieu. Ceux-ci, pour vivre, ont besoins d’elle comme ils ont besoin aussi des uns et des autres. Tributaires du bien qui leur a été remis et solidaires les uns des autres.
Et pourtant, nous savons que l’Église depuis les origines aussi et en fidèle interprète des Écritures a admis la propriété privée.
« Tout comme la terre, dit Jean-Paul II, est pour le bénéfice de tous, et que la propriété privée doit être distribuée de telle sorte que tout être humain reçoive sa propre part des biens de la terre, de la même manière l’occupation de l’espace par des satellites et d’autres instruments doit être réglementée par de justes accords et des pactes internationaux qui permettront à la famille humaine tout entière d’en jouir et d’en user ».[7]
L’eau est un bien commun mais « les décisions et la gestion de l’eau doivent se faire au plus près des citoyens. Bien que s’agissant d’un problème global, les décisions relatives à la question de l’eau ne peuvent être prises qu’au niveau local »[8].
La Commission pontificale Justice et Paix a fait remarquer, à propos du droit de la mer, que « ce sont les pays pauvres qui revendiquent avec force la reconnaissance d’un droit de propriété « souverain et inconditionnel » (pour chaque nation) et se méfient de l’idée de « patrimoine commun de l’humanité » - d’autant plus que ce principe a été souvent revendiqué pour justifier l’expansion coloniale ».[9]
N’y a-t-il pas contradiction à parler de biens collectifs et en même temps d’accepter une forme ou l’autre d’appropriation ?
Ne serait-il pas plus logique, au nom de la destination universelle des biens et de la solidarité de s’en tenir au principe d’une communauté des biens, d’une propriété et d’une gestion communes ?
ii. La communauté des biens
Beaucoup de chrétiens, pour défendre cette idée, se réfèrent à ces deux passages célèbres des Actes des Apôtres décrivant la vie des communautés primitives:
« Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun ; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun. »[1]
« La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun. Avec beaucoup de puissance, les apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus, et ils jouissaient tous d’une grande faveur. Aussi parmi eux nul n’était dans le besoin ; car tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres. On distribuait alors à chacun suivant ses besoins. »[2]
On sait que ces textes ont fait souche[3] et ont inspiré aux religieux leur mode de vie. Ne parle-t-on pas de « vie apostolique » pour désigner précisément une manière de vivre à l’imitation de la première communauté chrétienne. On peut affirmer que les passages cités des Actes « ont été sans doute une référence au moins implicite voire homilétique[4] pour les fondateurs et fondatrices comme pour leurs disciples : ainsi Pachôme[5], Cassien[6], Basile[7], Benoît[8]. »[9] Lorsque saint Augustin[10] rédige la Règle qui servira de base à quantité d’Ordres et Congrégations, il cite les Actes[11] de même que le P. J.-C. Colin lorsqu’il fonde les Pères maristes[12]. S’ajoutent encore à ce tableau les réformateurs protestants pour qui le christianisme primitif sera le modèle parfait de l’Église. Méthodistes[13] et anabaptistes[14] fonderont en Europe et en Amérique du Nord des communautés selon la description des Actes.
L’exemple de la communauté primitive a tant frappé les esprits qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, les religieux s’en inspireront dans les communautés indigènes qu’ils organiseront en Amérique. Les plus célèbres de ces communautés sont les « réductions » que les Jésuites dirigèrent au Paraguay[15] parmi le peuple des Guaranis[16]. On vit dans cette « république communiste chrétienne », a-t-on dit[17], « une image de la primitive église »[18].
Plus près de nous, en 1945, en France, Joseph Wilbois, directeur de l’Ecole d’Administration et d’Affaires, cherchant à insérer l’esprit franciscain[19] de pauvreté, d’amour et de joie dans le travail des administrateurs, des techniciens et des exécutants, selon son propre vocabulaire, estime qu’il faudra qu’il passe du plan personnel au plan institutionnel et ce ne sera possible que dans la suppression du profit c’est-à-dire, la suppression du régime libéral et du régime capitaliste, comme en « Russie bolchevique »[20].
« a) En n’accroissant pas les besoins des hommes, ce qui accroîtrait la durée du travail et l’esclavage qui en résulte :
b) En répartissant les heures de labeur, de sorte que le perfectionnement des machines crée des loisirs pour tous et non du chômage pour plusieurs ;
c) En faisant participer les ouvriers à la gestion au moins partielle de leur entreprise, ce qui situerait leur tâche dans un ensemble et la leur ferait mieux apprécier ;
d) En organisant des loisirs accrus, non en vue de la simple récréation (elle n’est le tout du loisir que quand le loisir est court), mais en y apportant les soins familiaux aujourd’hui négligés, et, sous une forme élémentaire, une sorte de méditation ;
e) En inculquant aux ouvriers, par une propagande directe, l’esprit de détachement, d’amour et de joie, qui soufflera plus librement sur un terrain ainsi renouvelé. »
a. qu’en penser ?
Dans l’Ancien testament, le récit de la création invite tous les hommes à remplir et dominer la terre. Invitation réitérée après le déluge[1]. Pratiquement il est nécessaire de répartir équitablement les biens donnés à tous. Les peuples auront leur territoire[2], chaque tribu d’Israël aura le sien[3], chaque famille aussi[4]. On peut dire que l’idéal est atteint lorsque les habitants d’un pays vivent « en sécurité, chacun sous sa vigne et sous son figuier »[5]. S’il en était ainsi partout, « la destination universelle des biens se trouverait respectée grâce à une répartition équitable des biens sous forme de propriétés privées »[6]. Mais il est une condition qui jamais n’a été remplie : la fidélité à Dieu[7]. Dès lors comme « les pauvres ne disparaîtront point de ce pays »[8], toute une série de mesure seront prévue pour secourir l’indigent et limiter l’usage de la propriété privée. Nous les avons énumérées précédemment.
Dans le Nouveau testament, Jésus reprendra la condamnation de l’accaparement et invitera à la générosité. Mais, donnant la priorité aux biens spirituels, il ne se reconnaîtra compétent pour régler le problème de la répartition des richesses[9], l’important étant l’amour des frères et de Dieu[10]. En bref, les « attitudes de justice et de charité qui correspondent au dessein de Dieu et à la vocation de l’homme (…) se réalisent concrètement dans l’usage des biens matériels. La destination universelle des biens de la terre n’est qu’un corollaire de la vocation des hommes à la charité universelle, mais c’est un corollaire inéluctable »[11]
Reste le problème posé par la description dans les Actes des Apôtres de la manière de vivre des premières communautés chrétiennes.
Pour certains commentateurs, il s’agit d’un « tableau idéalisé »[12]. Immédiatement après le passage sur la communauté des biens[13], Luc raconte deux anecdotes intéressantes. Dans la première, Barnabé qui « possédait un champ (…) le vendit, apporta l’argent et le déposa aux pieds des apôtres »[14]. Dans la seconde, Ananie qui a aussi vendu sa propriété, en détourne une partie du prix et dépose le reste aux pieds des apôtres. Il s’entend alors réprimander par Pierre qui lui dit : « Ananie (…) pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur, que tu mentes à l’Esprit Saint et détournes une partie du prix du champ ? Quand tu avais ton, bien, n’étais-tu pas libre de le garder, et quand tu l’as vendu, ne pouvais-tu disposer du prix à ton gré ? Comment donc cette décision a-t-elle pu naître dans ton cœur ? Ce n’est pas à des hommes que tu as menti, mais à Dieu. »[15]
Il est clair, pour ces commentateurs, à travers ces deux histoires, que le chrétien n’était pas obligé de mettre ses biens en commun. Et si le cas de Barnabé est cité c’est précisément parce qu’il est exemplaire, exceptionnel. Si le texte introductif parle de « tous », c’est, dit un auteur, parce que « Luc veut aider ses lecteurs à reconnaître là un modèle et un idéal dont les communautés chrétiennes auront toujours à s’inspirer ».[16] Le même ajoute trois éléments:
\1. La description de Luc semble s’inspirer du thème grec de l’amitié qui se définit par l’unanimité de cœur et la communauté des biens. Luc voudrait signifier par là que les chrétiens réalisent parfaitement un idéal qui leur est familier. La mise en commun n’est pas renonciation mais mise à disposition d’autrui de son bien.
\2. La mise en commun ne se fait pas pour se rendre pauvre mais pour qu’il n’y ait plus de pauvre (« Nul n’était dans le besoin ») selon la promesse du Deutéronome.
\3. La communauté des biens est l’expression et la conséquence d’une communauté plus profonde, d’une communion spirituelle (« un seul cœur », « une seule âme »).
Ces trois remarques ne sont pas contestées mais d’autres commentateurs pensent que les deux descriptions des Actes sont bien réalistes et non pas idéalisées[17].
Le premier extrait (Ac 2, 44) décrirait une communauté de vie et de biens telle qu’elle fut pratiquée par Jésus[18]. Cette interprétation semble confirmée par le verset suivant : »Jour après jour, d’un seul cœur, ils fréquentaient assidûment le temple et rompaient le pain dans leurs maisons, prenant leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur » et par la lecture des variantes[19]. Avant d’entrer dans cette communauté au sens le plus strict, les disciples vendaient toutes leurs possessions au bénéfice des pauvres et d’abord des membres de leur groupe.[20]
Le deuxième extrait (Ac 4, 32) évoque une manière moins stricte de vivre la communauté. Ici, la communauté est spirituelle et psychologique (« un cœur et une âme ») et non physique. Cette « unanimité » fait écho à l’amitié aristotélicienne. Pour Taylor aussi, « l’intention de Luc est de montrer que la communauté de Jérusalem remplit les idéaux à la fois bibliques et hellénistiques »[21]. Et à l’instar des « amis » grecs[22], les croyants mettent les biens dont ils restent propriétaires à la disposition de tous[23] et alimentent une caisse commune gérée par les apôtres, appliquant le conseil deutéronomique de donner aux pauvres[24].
Ces deux manières de vivre en communauté ont sans doute coexisté comme elles avaient d’ailleurs, dans d’autres contextes, été pratiquées.[25]
Ont-elles été idéalisées ou sont-elles décrites avec réalisme ? Le débat reste ouvert.[26] Quoi qu’il en soit, il est clair que la communauté de vie et de biens stricte ou partielle n’était pas une obligation[27]. Par ailleurs, on sait que les premiers chrétiens s’attendaient à un retour rapide du Christ. L’imminence de l’événement a certainement favorisé les abandons de biens pour vivre déjà sur cette terre la vie des cieux. Paul « devra bien vite calmer l’attente fébrile de certains fidèles »[28] : « Quant aux temps et moments, vous n’avez pas besoin, frères, qu’on vous en écrive »[29]. Dans le commentaire de ce passage, la Bible de Jérusalem note que Paul reprend « les affirmations du Seigneur sur l’incertitude de la date de son Avènement dernier[30], _qu’il faut attendre en veillant[31]. (…) Le Jour du Seigneur viendra comme un voleur, il faut veiller, le temps est court. Bien qu’il se range d’abord par hypothèse parmi ceux qui verront ce jour[32], il en vient à envisager de mourir auparavant[33] et met en garde ceux qui le croient imminent[34]. Les vues sur la conversion des païens donnent même à penser que l’attente pourra être longue.[35] » Progressivement, avec le temps, les chrétiens ont compris qu’il leur faudrait peut-être attendre encore longtemps comme le suggère Pierre : « … devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour. Le Seigneur ne retarde pas l’accomplissement de ce qu’il a promis, comme certains l’accusent de retard, mais il use de patience envers vous, voulant que personne ne périsse, mais que tous arrivent au repentir. Il viendra le Jouir du Seigneur, comme un voleur ; en ce Jour, les cieux se dissiperont avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée ».[36]
On peut donc dire, et c’est cela qui est resté, que le partage des biens dans la foi a une signification eschatologique. Comme l’a très bien décrit le Concile à propos des religieux : « comme le peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente, mais est en quête de la cité future, l’état religieux, qui assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges terrestres, plus parfaitement aussi, manifeste aux yeux de tous les croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la Rédemption du Christ, annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du royaume des cieux. »[37]
Le bon sens incite à penser que l’on ne peut donc généraliser les modèles proposés par les Actes d’autant moins que la communauté de Jérusalem elle-même fut confrontée à des difficultés matérielles. Comment vivre, en effet, longtemps en consommant tout son captal et si personne ne vous fait profiter de son capital[38] ? Paul dut organiser une collecte pour soutenir la communauté[39] et Paul, nous l’avons vu, invitera les chrétiens à ne pas paresser mais « à travailler dans le calme et à manger le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné ».[40]
De toute façon, comme l’écrit Alain Durand, « le sens de cette pratique économique n’est pas la mise en commun elle-même (ce qui est souvent le cas lorsque ces textes sont utilisés dans le cadre de la vie religieuse), ce n’est pas davantage l’abolition du droit de propriété (comme les premiers socialistes ont aimé le souligner), ce n’est pas non plus le renoncement aux biens de ce monde (comme cela se produit dans une perspective ascétique) : le sens de cette mise en commun est de faire en sorte que « nul ne soit dans le besoin » (Ac 4, 34), que chacun reçoive (…) « au fur et à mesure de ses besoins »[41](Ac 2, 44) ».[42]
Il ressort de tout ce qui précède qu’on ne peut tirer argument de ces épisodes des Actes en faveur d’un « communisme chrétien » qui devrait être un mode de vie général. De même qu’on ne peut non plus étendre le « communisme évangélique » des amis de Jésus. Il s’agit d’ »un régime spécial de noviciat apostolique et de perfection religieuse, imposé par Jésus aux compagnons de sa vie et de son ministère, mais à eux seuls »[43]. Dès lors, l’exemple souvent cité et loué[44] des « réductions »[45] du Paraguay doit être lui aussi revu dans le cadre des circonstances particulières où il s’est développé.
Telles sont les parts d’héritage que le prêtre Eléazar, Josué fils de Nun et les chefs de famille répartirent par le sort entre les tribus d’Israël à Silo, en présence de Yahvé, à l’entrée de la Tente du Rendez-vous. Ainsi fut terminé le partage du pays. » (Jos 19, 49-51).
chez toi. Car Yahvé ne t’accordera sa bénédiction dans le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage pour le posséder, que si tu écoutes vraiment la voix de Yahvé ton Dieu, en gardant et pratiquant tous ces commandements que je te prescris aujourd’hui » (Dt 15, 4-5).
Et puisque nous sommes à voir les petits côtés des choses, continuons. La vie « pratique » devait prendre sa revanche. Pour avoir méprisé les richesses et les moyens de les acquérir, l’Église de Jérusalem connaîtra vite la pauvreté. Elle se fera mendiante. Noble mendiante d’ailleurs, mère qui s’est appauvrie pour enrichir ses enfants. Elle mendie la tête haute. Il est juste, dira saint Paul, que les églises qui ont reçu de Jérusalem les biens spirituels, -et la primitive Église n’aurait point tant donné si elle n’avait vécu d’une vie indifférente aux choses d’ici-bas,- partagent avec elle leurs biens matériels. La pauvreté de l’église de Jérusalem sera l’occasion, pour les chrétiens de la dispersion, de resserrer les liens qui les unissent à l’Église-mère. Et cette fois encore les petites vicissitudes humaines feront l’œuvre de Dieu. » (La communauté apostolique, Cerf, 1943, pp. 41-42).
Jacques Dupont, O.S.B., moine de Saint-André, qui, à propos des Actes des Apôtres, écrit que selon « l’idéal proposé par Luc dans ses descriptions de la communauté primitive n’est ni de pauvreté, ni de détachement, mais plus simplement et plus profondément un idéal de charité fraternelle. Il se traduit, non en amour de la pauvreté, mais en amour des pauvres ; il pousse, non à se rendre pauvre, mais à veiller à ce que personne ne soit dans le besoin. » (DUPONT J., La pauvreté évangélique dans les Évangiles et dans les Actes, in La pauvreté évangélique, op. cit., p. 45).
b. Les « réductions » du Paraguay.
En 1609, avec l’accord de Philippe III d’Espagne, le Père général Claudio Acquaviva[1] autorisa les Jésuites à fonder des villages ou « réductions » dans la région du cours moyen et supérieur des fleuves Paranà et Paraguay sur le territoire des Indiens Guaranis. Par tradition, ces Indiens polygames se faisaient la guerre[2] pour faire des prisonniers qu’ils mangeaient. Depuis la colonisation et malgré les interdits[3], ils subissaient les razzias des esclavagistes. Il s’agissait donc à la fois de les évangéliser, de les fixer, de les empêcher de se faire la guerre et de les protéger des prédateurs. Les jésuites établirent progressivement 38 réductions groupant, à leur apogée, plus de 300.000 indiens. Ils y appliquèrent une théocratie communiste. d’une part l’autorité était exercée par les Pères, la base de la communauté était religieuse et tout était possédé en commun à l’instar de la première communauté de Jérusalem[4] : « d’un bout à l’autre de son histoire, la république Guaranie vécut sous le régime de la propriété commune des terres. La propriété individuelle du sol ne se trouva jamais réalisée sur la moindre parcelle de son territoire. Acheter, louer ou léguer le plus modeste lopin de terre, utiliser le travail d’autrui à son profit personnel, transformer le sol en instrument de domination ou d’exploitation de l’homme par l’homme, autant d’opérations qui restèrent inconnue. Le lot viager qu’on tenta d’introduire rencontra l’indifférence totale des Guaranis, très satisfaits de leur régime de communauté intégrale. La plupart des Pères, qui n’avaient agi que sous la pression du roi et la menace de leurs adversaires, n’insistèrent du reste pas, comprenant trop bien que le développement des intérêts égoïstes amènerait la décadence religieuse et sociale de leurs communautés, bâties sur la solidarité. (…) Tous les bâtiments publics, les maisons d’habitation, les ateliers étaient construits aux frais de la communauté, restaient sa propriété inaliénable, étaient administrés par elle et fonctionnaient à son service, pour la satisfaction des besoins de toute la population. (…) Les moyens de transport, bateaux, canots, chars, étaient monopolisés par la communauté.
La communauté était poussée jusqu’au produit du travail dans l’artisanat comme dans l’agriculture. Les ateliers divers, fonderies, moulins, tanneries, les mines, etc., travaillaient pour la communauté et lui livraient leurs produits. En compensation, grains, fruits, coton, maté et toutes autres denrées étaient réparties selon les besoins (…) ». Dans cette communauté, on ne connaît pas le salaire mais « le revenu du travail (…) était touché sous forme de prestations les plus diverses comprenant en somme la couverture de tous les besoins: logement, avec maison particulière au moment du mariage, vêtements, nourriture pour les artisans, objets manufacturés pour les agriculteurs, instruction de enfants et placement, assurance-vieillesse, assurance-maladie et accident, entretien de la veuve et des orphelins, etc. »[5]
En contrepartie, toute la vie se déroule sous la tutelle cléricale. Non seulement l’instruction religieuse, les prières et les célébrations, mais aussi l’organisation des journées, les activités économiques, commerciales, sociales et privées sont sous le contrôle permanent des jésuites et de leurs agents : « la liberté des Indiens est ainsi canalisée rigoureusement »[6]. Un couvre-feu est imposé[7] et s’il n’y a pas de peine de mort -ce sont des « enfants »- fouet et cachot maintiennent l’ordre[8].
Dans cette ambiance disciplinée et religieuse vouée au travail obligatoire, les réductions prospérèrent jusqu’en 1750 où un traité politique et commercial entre l’Espagne et le Portugal annonce la fin de l’exception guaranie[9]. En 1759, les Jésuites étaient expulsés des territoires portugais et, en 1767, l’Espagne faisait arrêter les Pères de la péninsule et des colonies. Guerres, massacres et déportations anéantirent l’oeuvre des Jésuites en quelques années.
Dès le début et jusqu’à aujourd’hui, les réductions furent l’objet de critiques et de louanges.
Nous l’avons vu, C. Lugon[10], enthousiasmé par ces réalisations, affirme que « la République guaranie était en bonne voie pour réaliser au fur et à mesure de l’introduction de nouveaux progrès techniques et culturels « une forme supérieure de communisme ». » Pour lui, les Pères « avaient par surcroît anticipé l’application des principes fondamentaux des encycliques sociales » et leur système avait appliqué la destination universelle des biens « de façon cohérente ».[11] L’auteur place aussi en exergue de son ouvrage un extrait de ce passage d’un discours de Pie XII au ministre du Paraguay, où le Saint-Père déclare que s’était écrite, dans ce pays, « une histoire où l’Église a laissé des chapitres d’une transcendance mondiale : Nous faisons allusion aussi aux très fameuses « Doctrinas guaranies », où, parmi d’innombrables difficultés, et gravitant plutôt sur le moral que sur le matériel, le labeur civilisateur de l’Évangile arriva à des réalisations sociales telles, que, éliminant les défauts inhérents à toutes les choses humaines, elles sont restées là pour l’admiration du monde, l’honneur de votre pays et la gloire de l’Ordre illustre qui les réalisa, non moins que pour celle de l’Église catholique, puisqu’elles surgirent de son sein maternel. L’expérience se chargea de montrer combien ce système était génial »[12].
Par contre, en présentation d’une réédition des bulles de Benoît XIV Immensa Pastorum et Ex quo Singulari, le traducteur et commentateur ne craint pas de les sous-titrer : « contre la Compagnie de Jésus pour l’affranchissement des Indiens du Paraguay et la condamnation des rites chinois ». Dans son introduction, il accuse les Jésuites d’avoir créé le « mythe » d’une « sorte de Paradis terrestre » dirigé, en fait, par des « trafiquants » « tyranniques » qui cherchaient l’enrichissement.[13]
Dans sa bulle Immensa Pastorum du 20-12-1741, Benoît XIV[14] dénonce les exactions dont sont victimes, au Brésil et dans les « pays voisins », de « malheureux Indiens, non seulement privés de la lumière de la foi, mais lavés même de l’eau sacrée de la régénération ». Benoît XIV rappelle qu’il a demandé au roi de Portugal Jean[15] « pour que s’il se trouvait quelqu’un de ses sujets qui se conduisît à l’égard des Indiens autrement que l’exige la douceur de la charité chrétienne, ils le frappassent des peines les plus sévères d’après les édits royaux ». Benoît XIV invite les évêques à intervenir avec zèle, renouvelle et confirme les mesures prises par Paul III et Urbain VIII en faveur des Indiens et donne aux évêques l’ordre que chacun d’entre eux « après avoir fait transcrire, publier et afficher les édits concernant les Indiens résidant tant au Paraguay que dans les provinces du Brésil ou sur les rives du fleuve de La Plata et dans les autres régions ou pays des Indes occidentales et méridionales, leur prête l’aide d’une assistance efficace. qu’à tous et à chacun de vos ressortissants, tant séculier qu’ecclésiastique, de quelque état, sexe, état, condition et dignité qu’il soit, même digne d’une mention spéciale, ou appartenant à n’importe quel Ordre, Congrégation, Société, même à la Société de Jésus, à n’importe quelle Religion ou Institut, mendiant ou non mendiant, aux moines et réguliers, même des Ordres miltaires, ou aux Frères soldats de l’Hôpital de Saint-Jérôme de Jérusalem, - sous peine pour les contrevenants d’excommunication latae sententiae à encourir ipso facto, dont on ne pourra être absous que par nous ou par le Souverain Pontife alors régnant, sauf à l’article de la mort et après satisfaction, - il soit très strictement interdit de réduire désormais ces Indiens en esclavage, de les vendre, d’en acheter, de les échanger, de les donner, de les séparer de leurs femmes et de leurs enfants, de les dépouiller de leurs biens meubles et immeubles, de les enlever ou transporter, de les priver n’importe comment de leur liberté et de les retenir en servitude. »
On a noté, au passage, l’allusion au Paraguay et la mention « même à la Société de Jésus ». Le texte est général et n’apporte rien de plus par rapport aux actes antérieurs du Saint Siège que ces précisions nominales.
Peut-on considérer la réduction comme une forme d’esclavage ou Benoît XIV a-t-il prêté l’oreille aux accusations portées par les puissances politiques et commerciales et par certains clercs séculiers ? Il est difficile de le dire.
En tout cas, en 1758, Pombal arracha « à Benoît XIV vieilli et malade, la nomination d’un visiteur des maisons de la Compagnie au Portugal et dans ses colonies ». Il s’agit du cardinal Saldanha qui, outrepassant droits et profitant de la vacance du pouvoir papal rapporta que les jésuites étaient « coupables d’un commerce illicite et scandaleux ».[16]
Sous le pontificat de Clément XIII[17], les « cours bourboniennes », Espagne, France, Portugal et Parme se déchaînèrent contre les Jésuites : les Jésuites sont expulsés du Portugal en 1759 et le nonce est reconduit à la frontière ; en 1764, suite aux attaques du Parlement de Paris, Louis XV supprime la Société[18] ; en 1767, Charles III habilement manipulé bannit les Jésuites et le duc de Parme, en 1768, les chasse. Très courageusement, mais en vain, Clément XIII publiera en 1765 la bulle Apostolicum pascendi où il fait l’éloge de l’ordre et, entre autres, de leurs missions. La bulle sera officiellement « supprimée et condamnée » en France, au Portugal et à Naples.
En 1769, Clément XIII meurt et lors du conclave qui doit désigner son successeur, les « cours » prennent l’initiative de faire savoir qu’elles ne reconnaîtront qu’un pape décidé à supprimer la congrégation. Tout au long du conclave, des cardinaux partisans en violent le secret. Le cardinal Ganganelli est sondé sur ses intentions s’il est élu pape. d’après certains témoignages il aurait alors laissé entendre qu’il donnerait satisfaction aux »cours ». Toujours est-il qu’il est élu sous le nom de Clément XIV[19] et que, d’emblée, il travaille à la réconciliation du Saint-Siège avec les cours, prêt à de multiples concessions pour rétablir la paix. Le 21 juillet 1773, le bref Dominus ac Redemptor dissout la Compagnie de Jésus[20].
La gestion du Paraguay n’est évidemment pas la seule cause de la haine farouche dont les Jésuites feront les frais mais il est certain que leur gestion des missions était un obstacle au mercantilisme colonial des Portugais et des Espagnols[21].
Ceci dit, on ne peut suivre les auteurs qui estiment que la république guaranie fut un modèle de société chrétienne. Dans les circonstances évoquées, elle protégea les Indiens de la guerre, de la pauvreté, de l’ignorance et de l’esclavage mais le modèle n’est certes pas transposable dans la mesure où ces sociétés furent gérées comme des couvents, dans une perspective cléricale et paternaliste, les Indiens étant encore considérés après 150 ans de civilisation comme de grands « enfants ». On ne peut non plus tirer argument du fait que les Guaranis furent opposés aux tentatives timides de privatisation que les Jésuite se crurent obligés de consentir suite à diverses pressions. Le communisme chez les Guaranis n’était pas un pur produit d’importation mais s’enracinait dans leurs anciennes traditions.
Il est, de toute façon, invraisemblable d’affirmer que les Jésuites avait appliqué, par avance, les « principes fondamentaux des encycliques sociales ».
S’il est bien une question sur laquelle la doctrine de l’Église s’est prononcée rapidement et n’a jamais varié, c’est bien celle de la propriété, comme nous allons le voir.
iii. Une constante doctrinale
Des origines à aujourd’hui, nous allons, en effet, retrouver les mêmes principes. Faut-il s’en étonner si on se souvient bien de ce que les Écritures nous disent des riches et des pauvres ? La richesse n’est pas en soi un mal. Elle n’est pas l’objet de la colère de Dieu, des prophètes, des apôtres qui s’en prennent aux riches dans la mesure où leurs richesses ferment leur cœur à la Parole de Dieu et à l’appel des pauvres.
Rappelons-nous les rudes avertissements lancés aux riches par Jacques: « Mais vous, vous méprisez le pauvre ! N’est-ce pas les riches qui vous oppriment ? N’est-ce pas eux qui vous traînent devant les tribunaux ? N’est-ce pas eux qui blasphèment le beau Nom qu’on a invoqué sur vous ? »[1] Ou encore : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous: elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenus aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »[2]
La leçon à tirer de ces deux extraits est simple. Dans le premier, on voit que les riches font « courir de grands risques à la communauté. Non pas tellement, d’ailleurs, par leur attitude sociale révoltante, que par leurs accointances avec le pouvoir (un peu comme en politique) ; car cela leur donne une aversion naturelle pour toute soumission, et particulièrement pour la soumission à la loi du Christ. Ne dit-elle pas, cette loi, que « celui qui voudra être le premier parmi vous se fera l’esclave de tous » (Mc 10, 44) ? Les riches préfèrent de beaucoup se servir des lois humaines, qui permettent aux plus forts et aux plus grands -donc aux riches- de se poser en chefs auprès des autres, et de « leur faire sentir leur pouvoir « (Mc 10, 42). »[3] Dans le deuxième extrait, articulé sur des images empruntées à l’Ancien testament[4], « la pensée de Jacques est (…) tout à fait similaire à celle du message de Jésus, tel que nous le présentent les évangiles synoptiques. La parabole du riche propriétaire terrien, rapportée par saint Luc (Lc 12, 16-21), est très significative à ce sujet. On y voit en effet un homme amasser des richesses, et croire ainsi s’assurer un avenir tranquille ; mais le jour où « son âme lui est redemandée », c’est comme s’il n’avait plus rien, malgré ses greniers pleins à craquer, car Dieu ne prend pas en considération de tels titres pour permettre l’entrée du Royaume. Devant Dieu, le fruit de la richesse se réduit à une totale pénurie ».[5]
A travers ces textes, le riche est invité à rompre avec un style de vie dominé par l’avarice, la fraude, le luxe, le mépris des pauvres et, en positif, d’écouter le conseil que Paul demande à Timothée de leur transmettre : « Aux riches de ce monde, recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en des richesses précaires, mais en Dieu qui nous pourvoit largement de tout, afin que nous en jouissions. qu’ils fassent le bien, s’enrichissent de bonnes œuvres, donnent de bon cœur, sachent partager ; de cette manière, ils s’amassent pour l’avenir un solide capital, avec lequel ils pourront acquérir la vie véritable ».[6]
On se s’étonnera donc pas de l’unanimité des Pères. Ils recommandent aux riches le détachement, l’aumône et parfois la dîme : « Que le riche fasse largesse au pauvre ; que le pauvre loue Dieu de lui avoir donné le suppléant de sa pénurie »[7] . C’est le vœu de Clément de Rome, de Clément d’Alexandrie[8].
Face à une série d’hérésies communisantes[9], les Pères vont développer leur réflexion. Saint Epiphane[10] précise : « L’Église possède la chasteté et ne blâme pas la vie conjugale ; l’Église possède la pauvreté et ne s’élève pas contre ceux qui détiennent justement des richesses et qui ont hérité de leurs parents, aux fins de subvenir à soi-même et aux pauvres ». De même, saint Cyrille de Jérusalem : « Les richesses ne sont pas l’œuvre du démon, comme le pensent quelques-uns. Usez de l’argent avec honnêteté, et il ne sera pas mauvais. (…) Je dis cela pour les hérétiques qui condamnent toute possession et toute richesse, comme ils condamnent le corps. Je ne veux pas que vous soyez esclaves des richesses ; mais que vous ne voyiez point en elles un ennemi, lorsque vous les tenez de Dieu pour votre bien »[11]. Encore à propos des « apostoliques », saint Augustin dénonce leur erreur : « Superbement, ils s’intitulent apostoliques, parce qu’ils ne reçoivent dans leur société ni gens mariés ni propriétaires : en cela ils se rapprocheraient de moines et de clercs nombreux dans l’Église catholique ; mais ils deviennent hérétiques lorsqu’ils refusent tout espoir de salut à ceux qui retiennent les biens dont eux-mêmes se privent »[12]. L’évêque d’Hippone, confronté aux confiscations de biens dont sont victimes les donatistes[13],va distinguer droit divin et droit humain: »La terre est au Seigneur avec tout ce qu’elle contient : Dieu fit riches et pauvres d’un même limon, et une même glèbe les supporte. C’est selon le droit humain qu’un homme dit : « cette villa, cette maison, ce serviteur est à moi. » Ceci est de droit humain et de droit impérial ; et pourquoi ? Parce que Dieu distribua les droits humains au genre humain par les empereurs et les rois. »[14] Augustin laisse ainsi entendre que par le biais de l’autorité légale, la propriété privée remonte aussi à Dieu.
Même les Pères les plus acharnés à dénoncer l’avarice des riches et à confirmer la destination universelle des biens, reconnaissent la légitimité de la possession individuelle. L’exemple de saint Ambroise[15] est particulièrement éclairant : « Parmi les opulentissimes, écrit-il, lequel ne s’efforce pas de bousculer le pauvre en dehors de son petit champ, et d’éliminer les sans-richesse des confins de sa terre ? (…) De quel riche une propriété voisine n’enflamme-t-elle pas la cupidité ? » Or, « c’est en commun et pour tous, riches et pauvres, que la terre fut créée : pourquoi donc, ô riches, vous arrogez-vous le monopole territorial ? La nature ne connaît point de riches ; elle n’engendre que des pauvres : nous ne naissons pas avec des vêtements, nous ne sommes point enfantés avec de l’or et de l’argent. » Dès lors, « ce n’est pas de ton bien que tu accordes à l’indigent, mais du sien que tu lui rends ; car c’est un bien commun, donné à l’usage de tous, que tu usurpes tout seul. La terre est à tous, non aux riches. »[16] « Il est injuste que ton semblable ne soit point aidé par son compagnon, surtout quand le Seigneur Dieu voulut que cette terre offrît à tous ses produits ; mais l’avarice a réparti les droits de possession. »[17] Cette dernière phrase paraît contredire ce qu’Augustin écrivait à propos de la propriété individuelle. En réalité, il n’en est rien malgré la radicalité des formules employées par Ambroise. Il veut rappeler, comme Augustin, que le principe de la destination universelle des biens précède et mesure le droit à la propriété privée. En effet, le même Ambroise déclare que « ce ne sont pas ceux qui ont des richesses, mais ceux qui ne savent pas en user, que frappe la sentence divine : Malheur à vous, les riches. »[18] Ailleurs, il dira : « ce ne sont pas les riches qui sont damnables, mais les richesses des pécheurs. »[19] Dieu en effet est la source des richesses que l’on reçoit: « De Dieu vous avez reçu ce que vous devez aux pauvres ; à Dieu appartiennent vos dons. »[20]
On retrouve le même mouvement - insistance sur le collectif et reconnaissance du privé- chez saint Basile[21] et saint Jean Chrysostome[22].
Basile emploie deux images pour souligner l’indécence des riches: « qu’est-ce donc qui est à toi ? d’où l’as-tu pris en l’apportant dans la vie ? Tel, au théâtre, un spectateur qui s’installe sur les gradins et qui écarte les arrivants, persuadé de son droit exclusif sur ce qui est disposé pour l’avantage de tous ; voilà l’image des riches : accapareurs du bien commun, ils se hâtent d’abord de se l’approprier. »[23] Et parlant des pâturages des brebis et des chevaux, il ose cette comparaison : « Ils se laissent chacun la place nécessaire ; mais, nous, ce qui est commun, nous le dissimulons dans notre sein, et nous possédons tout seuls ce qui revient à beaucoup. »[24] Ceci dit, Basile ne condamne pas la possession en soi mais conseille au propriétaire : « Ne pèse pas sur les prix en spéculant sur les besoins ; n’attends pas la disette pour ouvrir tes greniers (…). Allons, sache varier la distribution de ta richesse ; sois libéral et magnifique dans tes largesses aux indigents. (…) A mesure qu’on puise dans les réservoirs, ils coulent mieux ; si on les abandonne, ils se corrompent. De même les richesses : au repos, elles demeurent inutiles ; dans le mouvement et le transfert, elles fructifient pour le bien général. »[25]
Jean Chrysostome est sans doute le père qui a le plus insisté sur la communauté des biens. Comme les auteurs précités, il en parle en termes forts : « N’est-ce pas là un mal de posséder tout seul les biens du Maître, de jouir tout seul des biens communs ? La terre n’est-elle pas au Seigneur, avec tout ce qui la remplit, comme le dit un Psaume ? Si donc nos possessions appartiennent à notre commun Maître, ne sont-elles pas aussi à nos co-serviteurs. Tous biens de maîtres sont communs ; n’est-ce pas le régime des grandes maisons ? Tous y reçoivent par exemple une égale ration de blé ; elle sort des réserves dominicales, et la demeure du maître est pour tous. Communes également, les possessions impériales: les villes, les places, les promenades appartiennent à tous : nous y avons tous droit au même titre. »[26] Comme les autres, il reconnaît que « pas plus que la pauvreté, la richesse n’est mauvaise en soi ; elle ne le devient que par la conduite de ses possesseurs. »[27] Et il précise : « Si le riche ne convoite pas injustement, il n’est pas mauvais, pourvu que d’ailleurs il donne aux indigents ; mais s’il ne donne pas, il est mauvais et rapace ; »[28] Il n’empêche que Jean Chrysostome marque sa préférence pour la propriété collective : « Ces glaçantes paroles, le tien et le mien, quelles causes de luttes et d’ennuis ? Supprimez-les : plus d’inimitiés ni de noises cherchées : ainsi la communauté des biens nous convient beaucoup mieux et répond mieux à la nature. »[29] En fonction de cette préférence, on peut, à cet endroit, formuler une hypothèse : la destination universelle des biens ne limite pas seulement le droit à l’appropriation mais elle doit être un idéal vers lequel il faut tendre autant que faire se peut. Nous verrons par la suite si nous pouvons l’affirmer. Toujours est-il, que les Pères considéreront la communauté évangélique telle qu’elle fut pratiquée par Jésus comme la manière de vivre le plus parfaitement l’appel du Christ, manière que refusa, en toute liberté mais dans la tristesse, le jeune homme riche[30], manière d’anticiper le Royaume.[31]
En tout cas, les Pères confirment la leçon de Paul au voleur : « qu’il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux ».[32] Le travail est le moyen ordinaire d’entrer en possession des biens de la terre et cette possession est justifiée, d’une part, par la nécessité de la subsistance et du progrès, et, d’autre part par le partage. Indissociablement.[33] La richesse ne se justifie que par le partage : « Dieu veut qu’on fasse profiter tout le monde de ses propres largesses. Ceux qui reçoivent rendront compte à Dieu (…). Celui qui donne, lui, est irréprochable, car il a rempli avec simplicité le ministère ».[34]
Si, à cette condition, la propriété privée se justifie, elle doit, semble-t-il, s’inscrire, pense aussi le P. Gonzalez, dans une tension égalitaire : « L’égalité entre les hommes, fruit de la justice, ne peut ni être réduite au domaine des biens naturels, ni être obtenue en l’imposant par la force, mais elle doit être une tendance constante, fruit de l’esprit ».[35]
De la même façon, par exemple, laisser pourrir les biens de la terre qui sont destinés à tout le monde, pour des raisons égoïstes (maintenir à un bas niveau la disponibilité de biens pour en augmenter les prix, etC.) est une grave injustice dont le coupable devra rendre compte devant le Juge suprême (St Basile, Hom. in divites, 4). Tout comme pèche gravement contre la justice celui qui, pouvant remédier à un mal, diffère coupablement le remède : « Il peut à juste titre être condamné comme homicide » (St Basile, Hom. tempore famis et siccitatis, 7).
Mais nous ne pouvons pas non plus réduire la justice à la jouissance commune des biens économiques. Bien plus, cette vertu pousse à lutter pour que l’être humain jouisse de tous les biens nécessaires, comme la santé, la science, etc., et de tous ceux dont nous sommes « tous indigents » (St Grégoire de Nysse, De pauperibus amandis I). Les biens servent donc à remédier à tout type d’indigence humaine (St Grégoir le Grand, Hom. in Ez I, VII, 21). » (Id., pp. 30-31).
a. Saint Thomas
Saint Thomas recueille l’héritage des Pères et notamment les condamnations des riches par saint Basile et saint Ambroise mais aussi la condamnation des « apostoliques » par saint Augustin. Il va, comme d’habitude, avec l’aide d’Aristote fonder et articuler philosophiquement ces diverses prises de position qui ne s’opposent qu’en apparence.[1] « Les choses extérieures, explique saint Thomas[2], peuvent être envisagées sous un double aspect. d’abord quant à leur nature[3], qui n’est pas soumise au pouvoir (potestas : capacité et puissance d’agir, maîtrise, autorité) de l’homme mais de Dieu seul, aux ordres de qui toutes choses obéissent ; puis quant à leur usage ; sous ce rapport l’homme a un domaine (dominium : propriété, droit de propriété) naturel sur ces choses, car par la raison et la volonté il peut se servir de ces biens extérieurs en vue de son utilité, comme étant faites pour lui. » Et donc, si, d’une part, le riche est blâmé dans l’Évangile, c’est parce qu’il se considère comme « le premier possesseur » des biens et qu’il oublie qu’il les a reçus de Dieu qui est leur « principe », qui a la maîtrise (dominium) sur leur nature. d’autre part, c’est Dieu qui a créé « les êtres imparfaits » pour « les plus parfaits »[4]et a « destiné certaines choses au soutien de la vie corporelle de l’homme ». On peut en conclure que l’homme a »de ce chef la possession (dominium) naturelle de ces choses, en ce sens qu’il a le pouvoir (potestas) d’en faire usage. »[5]
La possession des biens naturels - »quant à leur usage »- est donc naturelle à l’homme mais un homme, un individu particulier, peut-il pour autant « posséder quelque chose en propre » ?[6] Cette possession semble contraire au droit naturel selon ce décret de Gratien : « Jure naturae sunt oimnia communia omnibus »[7]
Saint Thomas va distinguer, au niveau des individus, le droit de gérer les biens et d’en « disposer » : « potestas procurandi, et dispensandi » (procurare : avoir soin de, cultiver, administrer ; dispensare : partager, distribuer, répartir, administrer), et le droit d’en user, d’en jouir, comme le précise un traducteur[8]:
« Deux choses conviennent à l’homme à l’endroit des biens extérieurs. d’abord, le pouvoir de les gérer et d’en disposer ; et sous ce rapport il lui est permis de posséder des biens en propre. C’est même nécessaire à la vie humaine pour trois raisons : 1° Chacun donne des soins plus attentifs à la gestion de ce qui lui appartient en propre, qu’il n’en donnerait à un bien commun à tous ou à plusieurs ; en ce cas, en effet, chacun évite l’effort et laisse aux autres le soin de pourvoir à l’œuvre commune ; c’est ce qui arrive là où il y a un grand nombre de serviteurs. 2° Il y a plus d’ordre dans l’administration des biens quand le soin de chaque chose est confié à une personne, tandis que ce serait la confusion si tout le monde s’occupait indistinctement de tout. 3° La paix entre les hommes est mieux garantie si chacun est satisfait de ce qui lui appartient ; l’on constate, en effet, de fréquentes querelles entre ceux qui possèdent une chose en commun et dans l’indivis »[9] .
Ce qui convient encore à l’homme vis-à-vis des biens extérieurs c’est d’en jouir. Mais sous ce rapport l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit être tout disposé à en faire part aux nécessiteux. Aussi saint Paul écrit-il à Timothée : « Recommande à ceux qui sont riches dans le siècle présent d’être prompts à donner[10], de faire part de leurs biens[11] »_ ( 1 Tm 17, 18) ».[12]
Cette idée bien affirmée chez les Pères de l’Église est aussi une exigence aristotélicienne : « Il appartient aux classes favorisées de la fortune, écrit le philosophe, si elles sont intelligentes et habiles, de veiller sur les pauvres et de leur procurer des moyens de travail. Il est bon d’imiter l’institution des tarentins : ceux-ci concèdent aux indigents la jouissance commune de leurs propriétés. Ils se concilient ainsi la bienveillance de la masse »[13]. Cette sagesse aurait épargné, au XIIIe siècle comme de nos jours, bien des haines, révoltes et des révolutions suscitées par la tyrannie, le gaspillage, l’arbitraire, le luxe et l’étalage des richesses des nantis !
Pour revenir au problème posé au départ (l’appropriation est-elle contraire au droit naturel ?), saint Thomas répond : « La communauté des biens est dite de droit naturel, non que le droit naturel prescrive que tout soit possédé en commun et que rien ne puisse être approprié, mais en ce sens que la division des possessions est étrangère aux prescriptions du droit naturel ; elle dépend plutôt des conventions humaines et relève par là du droit positif (…). Ainsi la propriété n’est pas contraire au droit naturel, elle s’y surajoute par voie de conclusion raisonnable »[14]. Il revient à l’homme de gérer les biens reçus en être raisonnable et libre ; en tant qu’image de Dieu, de les gérer comme Dieu les gère : au bénéfice de tous, en partageant. Et donc, « …le riche n’est pas injuste lorsque s’emparant le premier de la possession d’une chose qui originairement était à tous, il en fait part aux autres. Il ne pèche qu’en refusant mal à propos[15] à autrui d’en jouir ».[16]
Cette injustice objective amène saint Thomas à affirmer qu’en cas d’extrême nécessité, il est permis de prendre le bien d’autrui : « Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l’homme ; aussi bien leur division et leur appropriation -œuvre du droit humain- ne pourront empêcher de s’en servir pour subvenir aux nécessités de l’homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance, sont dus, de droit naturel, à l’alimentation des pauvres (…)[17]. Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu’une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c’est à l’initiative d’un chacun qu’est laissé le soin de distribuer ses propres biens, de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec tout ce qui se présente -par exemple, lorsqu’un péril menace une personne et qu’on ne peut autrement la sauver-, alors quelqu’un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d’autrui, ouvertement ou en secret, peu importe. Il n’y a là à proprement parler ni vol ni rapine. »[18]
Est-ce à dire, par ailleurs, que la justice reste une affaire privée, laissée à la conscience du propriétaire ou de l’indigent ? Nous savons que la justice sociale a pour finalité de veiller à ce que le droit naturel soit respecté c’est-à-dire que les biens possédés en surabondance servent à l’alimentation des pauvres. Si la volonté des particuliers doit être sollicitée et c’est un des rôles de la religion, la loi doit aussi aider à la répartition des biens. Saint Thomas, tout en s’appuyant sur la sagesse antique va , à ce point de vue, rendre un hommage particulier à la loi du peuple d’Israël : « Saint Augustin cite cette définition du peuple par Cicéron : « C’est la multitude rassemblée par les liens de l’unité de droit et de la communauté d’intérêts ». Cela suppose essentiellement entre les citoyens des rapports réglés par de justes lois. Mais entre les citoyens il y a deux sortes de rapports : les uns sont fondés sur l’autorité publique, les autres sur la volonté individuelle des particuliers. Et comme nulle volonté ne peut s’exercer que dans les limites de son pouvoir, il faut réserver à l’autorité publique, qui a pouvoir sur les personnes, la connaissance des litiges entre particuliers et le châtiment des malfaiteurs. Au contraire, les particuliers ont pouvoir sur leurs biens ; ils peuvent donc, à cet égard, traiter librement entre eux, par exemple, vendre, faire donation, etc.. « Saint Thomas remarque que « ces deux sortes de rapports ont été convenablement réglés par la loi. » Après avoir évoqué l’établissement des juges et de la procédure, il en vient au problème des biens et rappelle que « l’idéal, selon Aristote, est que les propriétés soient distinctes, mais que l’usage en soit particulièrement commun et partiellement distribué par la volonté des propriétaires. » Et il constate que la loi ancienne a répondu à cet idéal en appliquant trois principes:
« En premier lieu, les terres furent partagées entre les particuliers (Nb 33, 53s) : « J’ai mis cette terre en votre possession ; vous vous la partagerez au sort. » Mais comme, au témoignage d’Aristote l’inégalité des biens a conduit maints États à la ruine, la loi a préparé un triple remède à cet égard. Le premier consistait dans une répartition des terres exactement proportionnée au nombre de têtes : « Vous donnerez un héritage plus grand aux familles plus nombreuses, un héritage moindre aux moins nombreuses » (Nb 33, 54). Autre remède : les fonds n’étaient pas aliénables à perpétuité, mais revenaient au temps marqué à leur propriétaire, sans fusion des parts. Un troisième remède pour éviter ces accroissements, c’était la dévolution de l’héritage aux parents du défunt : au fils en premier lieu, puis à la fille, troisièmement aux frères, ensuite aux oncles paternels, enfin en dernier lieu, à la parenté (Nb 27, 8s). En outre, pour maintenir la répartition des patrimoines, la loi a établi que les filles héritières se marieraient dans leur tribu (Nb 36, 8).
En second lieu, la loi a établi dans une certaine mesure l’usage commun. Et tout d’abord, en ce qui concerne la gestion, le Deutéronome prescrit (22, 1-4) : « Si tu vois s’égarer le bœuf ou la brebis de ton frère, tu ne t’en détourneras pas, mais tu les ramèneras à ton frère. » On pourrait citer d’autres exemples. Puis, en ce qui concerne la jouissance : tous en effet, sans exception, étaient autorisés à entrer dans la vigne d’un ami et à y manger du raisin, sans toutefois en emporter. A propos des pauvres en particulier, on devait leur abandonner les gerbes oubliées ainsi que les grappes et les fruits restant (Lv 19, 9-10 ; Dt 24, 19-21). De même les produits de l’année sabbatique étaient mis en commun (Ex 23, 11 ; Lv 25, 4-7).
En troisième lieu, la loi a organisé une distribution effectuée par les propriétaires eux-mêmes : tantôt à titre purement gratuit (Dt 14, 28-29): « Tous les trois ans, tu mettras à part une autre dîme, et le lévite, l’étranger, l’orphelin et la veuve viendront s’en nourrir et s’en rassasier » ; tantôt contre un avantage équivalent, dans le cas d’une vente, d’une location, d’un prêt ou d’un dépôt ; de tous ces actes, les conditions sont précisées par la loi. d’où il ressort clairement, conclut saint Thomas, que la loi ancienne a convenablement réglé la vie sociale de ce peuple. »[19]
Cette loi ancienne à laquelle saint Thomas rend hommage, malgré qu’elle se perde et se sclérose en maints détails, n’a pas été, pour l’essentiel, abolie par la loi nouvelle : les œuvres de charité, « dans la mesure où elles sont nécessaires à la vertu, ressortissent aux préceptes moraux, déjà promulgués dans la loi ancienne ; par conséquent la loi nouvelle, à cet égard, ne devait rien dire de plus que l’ancienne en fait d’œuvres extérieures ».[20]
Malgré que saint Thomas s’adresse à une société économique très différente de la nôtre[21], certains principes peuvent être retenus et seront repris par les pontifes modernes dans l’élaboration de la doctrine sociale. Résumons-les.
Tous les hommes ont droit à l’existence et donc aux ressources nécessaires pour vivre d’une manière pleinement humaine, matériellement et spirituellement. La vie matérielle étant ordonnée à la vie spirituelle : intellectuelle, morale, religieuse.
Toute ressource matérielle est bonne dans la mesure où elle permet aux hommes d’atteindre leurs fins dans l’ordre sans priver d’autres hommes de ces moyens indispensables à la poursuite de leurs fins naturelles.
De droit naturel, tout doit être commun, accessible à tous, mais l’appropriation est nécessaire. Relevant du droit positif, elle est conforme au droit naturel pour autant que l’usage reste commun. A la droit naturel suite de saint Thomas, on dira que le principe de la destination universelle des biens est de « droit naturel absolu » ou « primaire » et que le droit à la propriété privée est de « droit naturel relatif » ou « secondaire ».[22]
d’une part, n’oublions pas ce que saint Thomas disait : « la propriété n’est pas contraire au droit naturel, elle s’y surajoute par voie de conclusion raisonnable »[23]. L’institution de la propriété privée est reconnue bonne par la raison n’est donc pas devenue bonne par pure convention ou par l’effet strict d’un droit positif même si elle est aussi le fruit de conventions et d’un droit positif. Saint Thomas explique : « le droit (…) naturel, c’est ce qui par nature s’ajuste ou se proportionne à autrui. Mais cela peut arriver de deux manières : soit qu’on envisage la chose absolument et en soi (…) ; soit qu’on l’envisage, non plus absolument, ; mais relativement à ses conséquences (…) ». Pour la première manière, Thomas prend l’exemple de l’homme qui « s’adapte » à une femme pour avoir des enfants et pour, la seconde manière, l’exemple de la propriété privée. Et il ajoute : « ce que la raison dicte à l’homme lui est naturel au titre d’être raisonnable ».[24]
d’autre part, l’usage d’un bien propre devient commun par « la providence d’un bon législateur » : « C’est l’idée de propriété, pénétrée de l’idée de société, comportant un service social. Il est normal que l’accomplissement de ce devoir social ne soit pas entièrement laissé à la seule bonne volonté des possédants. Il n’est pas davantage admissible que tous les besogneux soient autorisés à se servir, au gré de leurs besoins ou de leurs caprices, sur les biens des riches, ce serait la ruine de la propriété.
Ce sont deux excès à éviter. Le mieux sera que le service social de la propriété se trouve obtenu par le jeu souple et convergent des institutions et des mœurs, par les vertus des citoyens et les lois. Tout cela faisant que, dans un état bien organisé, toutes les forces sont utilisées dans le sens du véritable intérêt humain de la communauté ». Et C. Spicq ajoute à ce commentaire : « Toutes les formes de possession devraient être pénétrées de cette finalité. »[25]
Nous allons retrouver dans l’enseignement des papes, l’écho de toutes ces nuances.
Remarquons que Dieu seul a un dominium absolu, radical, qui s’étend à l’essence même des choses. Le dominium des créatures est toujours relatif, comme leur puissance même. Dire que la fin de la possession humaine est l’usus, c’est ranger cette possession dans l’ »utile », « omnia quae possidentur sub ratione utilis cadunt » IIa IIae, qu. 62, art. 5, sol. 1. On ne possède donc pas les richesses pour les posséder, pour les accumuler. Dieu seul a le droit à ce luxe, car seul il est le maître des natures, d’une façon stable. L’homme n’est maître que de leur usage ; il ne possède pas la chose, il a seulement le droit de s’en servir. On retrouve le mot d’Aristote : « Etre riche consiste plutôt à user qu’à posséder ; en effet, la richesse est l’exercice et l’usage de tels biens » (Rhétorique I, V, 1361a). » (In Somme théologique, Editions de la Revue des Jeunes, Desclée, 1947, p. 164).
b. La parenthèse franciscaine
En attendant, notons que les deux maîtres de l’école franciscaine, saint Bonaventure (1221-1274) et Jean Duns Scot (1266-1308) ont une position plus simple que celle de Thomas, position construite sur une pure conjecture. Pour eux, le droit de propriété privée est strictement positif et est la conséquence du péché puisqu’avant la faute, tout devait être commun[1].
Dans leur recherche de la perfection évangélique et de la pauvreté absolue, ils vont se heurter à la conception défendue par la papauté. L’Église, en effet, à l’époque de Boniface VIII[2], se considère, bien sûr, comme corps mystique mais aussi comme corps « politique propriétaire de grands biens ». Non seulement l’Église défendait son droit de propriété commune mais avait progressivement eu tendance à la considérer comme « une propriété suprême et illimitée (…) du pape sur tous les biens temporels de l’Église ».[3] De plus, certains théologiens[4] estimèrent que pour posséder « justement » il fallait en avoir été reconnu digne par Rome. Dans ces conditions, tout propriétaire hérétique, excommunié, infidèle, pouvait être dépossédé par l’Église.
Bonaventure[5], lui, avait, d’une part, distingué la propriété collective de l’Église et le renoncement absolu à toute forme de propriété pratiqué par les frères mineurs. Et, d’autre part, il va défendre l’idée qu’utiliser les biens que d’autres possèdent ou concèdent est plus fidèle au modèle christique comme au modèle offert par le récit de la Création.
A partir de cette théologie, pratiquement tout l’ordre franciscain entrera en ébullition et contestera la position de la papauté. d’autant plus fortement qu’ils s’estiment soutenus par la bulle Exiit qui seminat dans laquelle le pape Nicolas III[6], avait renouvelé l’approbation de la règle franciscaine et paru accréditer la pratique la plus stricte de la pauvreté. Confronté à cette agitation, le pape Jean XXII[7] intervint à plusieurs reprises durant tout son pontificat sans parvenir tout de suite à apaiser le conflit. En 1323, le bulle Cum inter nonnullos condamne comme hérétique « l’opinion d’après laquelle le Christ et les apôtres n’avaient rien possédé soit en propre, soit en commun ». Il n’y avait pas de contradiction avec la bulle de Nicolas III, comme le prétendirent un certain nombre de franciscains. Nicolas III enseignait que le Christ et les apôtres « avaient pratiqué la pauvreté individuelle ou commune, et que leur conduite était l’idéal proposé aux âmes éprises de perfection » mais il distinguait bien « les œuvres de perfection et les actions de la masse humaine ». Jean XXII dénonçait l’erreur de les confondre, ce qui était le cas de quelques frères mineurs, et « condamnait seulement ceux qui refusent au Christ le droit de posséder », droit auquel le Christ avait renoncé. De plus, faisait remarquer Jean XXII, « tout en préconisant le renoncement au droit de propriété comme un moyen de perfection, Jésus ne s’était point interdit à lui-même la possibilité des acquêts ou des ventes ».[8]
Devant les violences qui agitèrent les franciscains et le risque d’apostasie, Jean XXII publia en 1324 la constitution Quia quorumdam. Appuyée sur l’Évangile et l’enseignement des papes précédents, elle concluait : « Sera considéré comme hérétique quiconque soutiendra que Jésus-Christ et ses apôtres n’eurent sur les choses dont ils se servirent qu’un simple usage de fait ; on en pourrait induire, en effet, que cet usage fut illicite, ce qui serait une conclusion blasphématoire. »[9] Devant la résistance, cette fois, d’une minorité, Jean XXII revint sur le sujet, en 1329, dans la bulle Quia vir reprobus. Il y est affirmé que « le droit de propriété est (…) de droit divin, établi par Dieu en faveur de nos premiers parents. En tant que personne de la Sainte Trinité, le Christ est maître de tout, quoique, comme homme, il ait voulu vivre pauvre. Quant aux apôtres, le Sauveur leur défendit de rien demander quand il les envoya annoncer la bonne nouvelle. L’Évangile prouve cependant que, dans la suite, ils possédèrent des aliments ou en achetèrent. Lors de l’arrestation du Maître n’avaient-ils pas deux épées ? ».[10]
L’affaire paraissait entendue mais elle rebondit cinquante ans plus tard avec Richard FitzRalph et John Wyclif dont nous avons eu déjà l’occasion de signaler l’hérésie.
A l’extrême opposé des théories franciscaines condamnées, Hobbes et Locke, nous l’avons vu, jettent les bases de la conception libérale de la propriété. Naît là l’idée d’un droit exclusif et illimité qui, plus tard, dans ses applications livrera les travailleurs « à des maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée »[11] et provoquera la réaction socialiste.
c. Léon XIII
On se souvient que d’emblée, dans Rerum Novarum, Léon XIII s’en prend aux solutions que les socialistes proposent pour résoudre les graves problèmes sociaux engendrés par les nouveaux rapports sociaux et économiques. C’est pourquoi l’encyclique s’ouvre sur un plaidoyer en faveur de la propriété privée que les socialistes veulent supprimer[1]. Léon XIII répond que cette théorie « est souverainement injuste, en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’État, et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social ».[2]
Le travailleur a droit au salaire et à sa libre disposition. En épargnant, il a le droit de chercher à acquérir un fonds propre, une propriété mobilière et immobilière, pour son entretien, pour répondre à ses besoins et échapper à la précarité de l’existence.[3]
Ce droit de propriété est un droit naturel. Si, comme les animaux poussés par leurs instincts, l’homme a besoin des « choses extérieures » pour sa conservation et sa reproduction, il a « en plus », du fait qu’il est un être raisonnable, « le droit stable et perpétuel de les posséder, tant celles qui se consomment par l’usage que celles qui demeurent après nous avoir servi. » En effet, « l’homme embrasse par son intelligence une infinité d’objets ; aux choses présentes il ajoute et rattache les choses futures ; il est le maître de ses actions. Aussi, sous le gouvernement universel de la providence divine, est-il en quelque sorte à lui-même et sa loi et sa providence. C’est pourquoi il a le droit de choisir les choses qu’il estime les plus aptes à pourvoir non seulement au présent, mais encore au futur. Il doit donc avoir sous sa domination, non seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu’il voit appelée à être, par sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir. Les nécessités de l’homme ont pour ainsi dire de perpétuels retours : satisfaites aujourd’hui, elles renaissent demain avec de nouvelles exigences. Il a donc fallu, pour qu’il pût y faire droit en tout temps, que la nature mit à sa disposition un élément stable et permanent, capable de lui en fournir perpétuellement les moyens. Or, cette perpétuité de ressources ne pouvait être fournie que par la terre avec ses richesses inépuisables. »[4]
Non seulement, comme il a été dit plus haut, le travailleur salarié peut, par la rémunération de son travail, accéder à la propriété mais il faut encore ajouter que si le travail légitime « l’usage du sol » et la jouissance des « fruits des champs », il légitime aussi la possession en propre parce que, par exemple, « ce champ travaillé par la main du cultivateur a changé complètement d’aspect : il était sauvage, le voilà défriché ; d’infécond il est devenu fertile. Ce qui l’a rendu meilleur est inhérent au sol et se confond tellement avec lui, qu’il serait en grande partie impossible de l’en séparer. Or la justice tolérerait-elle qu’un étranger vînt alors s’attribuer et utiliser cette terre arrosée des sueurs de celui qui l’a cultivée ? De même que l’effet suit la cause, ainsi est-il juste que le fruit du travail soit au travailleur ». [5]
Ce qui est vrai au niveau de l’individu l’est davantage au niveau de la famille qu’il fonde. Dans la « société domestique », le droit de propriété « acquiert d’autant plus de force que la personne humaine y reçoit plus d’extension. La nature impose au père de famille le devoir sacré de nourrir et d’entretenir ses enfants » et « la nature lui inspire de se préoccuper de leur avenir et de leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre honnêtement dans les vicissitudes de la vie, contre les surprises de la mauvaise fortune. Or, il ne pourra leur créer ce patrimoine sans posséder des biens productifs qu’il puisse leur transmettre par voie d’héritage ».[6]
Telle est, pour Léon XIII, « la coutume de tous les siècles »[7], confirmée par les lois civiles et la loi divine[8].
Ce droit des individus et des familles ont une « priorité logique et une priorité réelle » par rapport aux droits de la société civile qui doit être pour les citoyens et leur famille « un soutien » et « une protection » dans l’exercice de leurs droits[9] : « il importe donc que les lois favorisent l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires ».[10] L’Église, en effet, n’entérine pas la situation à laquelle les hommes sont confrontés à l’époque mais milite clairement pour une diffusion aussi large que possible de la propriété. Ainsi, « la répartition des biens serait certainement plus équitable ». « Si l’on stimule l’industrieuse activité du peuple par la perspective d’une participation à la propriété du sol, l’on verra se combler peu à peu l’abîme qui sépare l’opulence de la misère et s’opérer le rapprochement des deux classes ».[11]
A la fin de ce plaidoyer, Léon XIII n’hésite pas à affirmer « comme principe fondamental l’inviolabilité de la propriété privée ».[12] La radicalité du propos interpelle. Est-ce à dire que Léon XIII a oublié le principe de la destination universelle des biens ? Non, mais il n’en parle que pour signaler qu’elle ne peut être invoquée comme argument contre la légitimité de la propriété privée : « qu’on n’oppose pas non plus le fait que Dieu a donné la terre au genre humain tout entier pour qu’il l’utilise et en jouisse. Si l’on dit que Dieu l’a donnée en commun aux hommes, cela signifie non pas qu’ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier. Il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples ? Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu’il n’est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs ».
On peut s’étonner de cette insistance alors que saint Thomas et surtout les Pères centraient leur réflexion d’abord sur la destination universelle des biens. Il importe ici de tenir compte de deux facteurs. d’une part, je le répète, Léon XIII répond aux socialistes qui veulent abolir la propriété privée. d’autre part, il s’attache, on l’a entendu, à défendre la propriété des biens nécessaires à l’individu et à sa famille pour leur subsistance stable et durable. Il prend ainsi la question de la propriété à la racine pourrait-on dire, dans la mesure aussi où le langage « socialiste », à l’époque, n’est pas toujours très clair quand il évoque l’abolition de la propriété privée. Le P. Bigo a montré[13] qu’il y a dans les œuvres de Marx lui-même des formules où l’expression « propriété privée » semble désigner toute forme de propriété privée[14] et d’autres qui précisent qu’il s’agit de la « propriété bourgeoise ». Le Manifeste du Parti communiste ne lève pas tout à fait l’ambigüité.
Dans le chapitre intitulé « Prolétaires et communistes »[15], Marx et Engels écrivent: « Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise[16].
Or, la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise est la dernière et la plus parfaite expression du mode de production et d’appropriation fondé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres.
En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée.
On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnelle acquise, fruit du travail de l’individu, propriété que l’on déclare la base de toute liberté, de toute indépendance individuelle.
La propriété personnelle, fruit du travail et du mérite ! Veut-on parler de cette forme de propriété antérieure à la propriété bourgeoise qu’est la propriété du petit bourgeois, du petit paysan ? Nous n’avons que faire de l’abolir : le progrès de l’industrie l’a abolie et continue à l’abolir chaque jour.
Ou bien veut-on parler de la propriété bourgeoise moderne ?
Mais est-ce que le travail du prolétaire crée pour lui de la propriété ? Absolument pas. Il crée le capital, c’est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s’accroître qu’à la condition de produire davantage de travail salarié pour l’exploiter de nouveau. » On aura noté au passage que pour Marx et Engels, l’abolition de la « propriété personnelle » par le « progrès » n’est pas regrettable : « nous n’avons que faire de l’abolir ». Mais c’était une propriété de « petit bourgeois », de « petit paysan ». qu’en est-il de l’ouvrier et de ce qu’il peut acquérir ? « Ce que l’ouvrier s’approprie par son labeur, expliquent-ils, est tout juste suffisant pour reproduire simplement sa vie. Nous ne voulons absolument pas abolir cette appropriation personnelle des produits du travail, indispensable à la reproduction de la vie du lendemain, cette appropriation ne laissant aucun profit net conférant un pouvoir sur le travail d’autrui ». Le champ d’appropriation est ainsi réduit au maximum car il s’agit d’un droit attaché au travail d’une personne pour la « reproduction » de sa vie. Pas question d’envisager un droit familial, un droit à la constitution d’un patrimoine. La preuve en est fournie très clairement dans les mesures à prendre pour établir une société communiste : sont prévues, sans nuances, non seulement l’« expropriation de la propriété foncière » mais aussi l’« abolition de l’héritage ».
A la lumière de l’ensemble de l’économie politique de Marx qui condamne la propriété bourgeoise, c’est-à-dire le capital privé, la propriété privée des moyens de production[17], le P. Bigo explique que dans cette idéologie, « on peut (…) laisser à l’individu son propre produit, à condition qu’il ne puisse le vendre qu’à la collectivité, unique intermédiaire, unique commerçant dans la société. On peut lui laisser aussi la possibilité de se procurer les biens nécessaires à son usage, à condition qu’il ne puisse les acheter qu’à la collectivité ».[18]
Cette collectivisation qui peut être poussée jusqu’aux conditions de la vie quotidienne des individus et des familles dans le rêve de certains utopistes est condamnée par Léon XIII qui, pour autant ne peut être jugé complice de l’organisation bourgeoise et libérale de la société. Léon XIII défend le principe de la propriété privée au nom des droits de la personne mais il ne cautionne pas par le fait même n’importe quel usage de la propriété. Il faut bien distinguer, écrit-il, « entre la juste possession des richesses et leur usage légitime. La propriété privée (…) est pour l’homme de droit naturel. L’exercice de ce droit est chose non seulement permise, surtout à qui vit en société, mais encore absolument nécessaire. (…) Mais si l’on demande en quoi il faut faire consister l’usage des biens, l’Église répond sans hésitation - et ici Léon XIII cite saint Thomas[19]-: « Sous ce rapport, l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. C’est pourquoi l’Apôtre[20] a dit : « Ordonne aux riches de ce siècle… de donner facilement, de communiquer leurs richesses ». » (…) Dès qu’on a accordé ce qu’il faut à la nécessité, à la bienséance, c’est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres. »
Dans ces conditions, il était indécent de reprocher à Léon XIII de prendre le parti des propriétaires contre les prolétaires : « Quiconque, ajoute Léon XIII, a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».[21] La propriété, -la richesse matérielle ou immatérielle- impose des devoirs vis-à-vis des autres, elle a donc une fonction sociale qui découle précisément du fait que Dieu a donné la terre à tous les hommes. Dans la propriété privée, dira le P. Calvez, « tout n’est donc pas privé ».[22]
d. Paternalisme ? La réponse de Pie XI.
Pie XI note cette accusation injuste dans son encyclique Quadragesimo anno et s’emploie à défendre son illustre prédécesseur en rappelant le rôle social de la propriété et en prenant ses distances par rapport à « un concept païen de la propriété » : « ni Léon XIII ni les théologiens, dont l’Église inspire et contrôle l’enseignement, n’ont jamais nié ou contesté le double aspect, individuel et social, qui s’attache à la propriété, selon qu’elle sert l’intérêt particulier ou regarde le bien commun ; tous, au contraire, ont unanimement soutenu que c’est de la nature et donc du Créateur que les hommes ont reçu le droit de propriété privée, tout à la fois pour que chacun puisse pourvoir à sa subsistance et à celle des siens, et pour que, grâce à cette institution, les biens mis par le Créateur à la disposition de l’humanité remplissent effectivement leur destination : ce qui ne peut être réalisé que par le maintien d’un ordre certain et bien réglé.
Il est donc un double écueil contre lequel il importe de se garder soigneusement. De même, en effet, que nier ou atténuer à l’excès l’aspect social et public du droit de propriété, c’est verser dans l’individualisme ou le côtoyer, de même à contester ou à voiler son aspect individuel, on tomberait infailliblement dans le collectivisme ou, tout au moins, on risquerait d’en partager l’erreur. Perdre de vue ces considérations, c’est s’exposer à donner dans l’écueil du modernisme moral, juridique et social[1] (…). »[2]
Et Pie XI de rappeler ce que disait Léon XIII : « le droit de propriété ne se confond pas avec son usage[3]. C’est, en effet, la justice qu’on appelle commutative qui prescrit le respect des divers domaines et interdit à quiconque d’agir de son propre droit, celui d’autrui ; par contre, l’obligation qu’ont les propriétaires de ne faire jamais qu’un honnête usage de leurs biens ne s’impose pas à eux au nom de cette justice, mais au nom des autres vertus ; elle constitue par conséquent un devoir « dont on ne peut exiger l’accomplissement par les voies de justice »[4]. C’est donc à tort que certains prétendent renfermer dans des limites identiques le droit de propriété et son légitime usage ; il est plus faux encore d’affirmer que le droit de propriété est périmé et disparaît par l’abus qu’on en fait ou parce qu’on laisse sans usage les choses possédées. »[5]
La distinction entre droit et usage acquise, peut-on déduire de ce qui précède que l’usage est laissé à la bonne volonté des propriétaires ?
Non. d’une part, Pie XI loue ceux qui « s’appliquent à mettre en lumière la nature des charges qui grèvent la propriété et à définir les limites que tracent, tant à ce droit même qu’à son exercice, les nécessités de la vie sociale (…)[6]. La propriété ayant un aspect individuel et un aspect social, il faut tenir compte, à la fois, de l’« avantage personnel » et de « l’intérêt de la communauté ». C’est à ceux qui gouvernent la société qu’ »il appartient, quand la nécessité le réclame et que la loi naturelle ne le fait pas, de définir plus en détail cette obligation. L’autorité publique peut donc, s’inspirant des véritables nécessités du bien commun, déterminer, à la lumière de la loi naturelle et divine, l’usage que les propriétaires pourront ou ne pourront pas faire de leurs biens. » Léon XIII n’avait-il pas enseigné, à la suite de saint Thomas, que »Dieu a voulu abandonner la délimitation des propriétés à l’industrie humaine et aux institutions des peuples »[7] ? Dès lors, conclut Pie XI, « pas plus (…) qu’aucune autre institution de la vie sociale, le régime de la propriété n’est absolument immuable, et l’histoire en témoigne. »[8]
Certes, « l’autorité publique n’a pas le droit de s’acquitter arbitrairement de cette fonction » ; par exemple, « par un excès de charges et d’impôts »[9]. « Toujours, en effet, doivent rester intacts le droit naturel de propriété et celui de léguer ses biens par voie d’hérédité ; ce sont là des droits que cette autorité ne peut abolir, car l’homme est antérieur à l’État ».[10]
Mais, de son côté, l’homme n’est pas « autorisé à disposer au gré de son caprice de ses revenus disponibles, c’est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables à l’entretien d’une existence convenable et digne de son rang »[11]. S’il est riche, il lui est demandé en « un très grave précepte (…) de pratiquer l’aumône et d’exercer la bienfaisance et la magnificence ». Et « une manière remarquable et particulièrement appropriée aux besoins de notre temps » d’exercer cette « vertu de magnificence » dont parlait saint Thomas[12], c’est de consacrer « les ressources plus larges dont (on) dispose à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur, pourvu toutefois que ce travail soit employé à produire des biens réellement utiles »[13]
Ainsi la propriété qui tire son origine « de l’occupation d’un bien sans maître[14] et du travail qui transforme une matière »[15] se met au service du travail. Cette idée permet à Pie XI de réintroduire la formule-clé de Léon XIII : « Il ne peut y avoir de capital sans travail ni de travail sans capital. »[16] Mais alors que Léon XIII utilisait cette formule, sur le plan social, pour réconcilier les deux classes antagonistes de la société de son temps et prôner la concorde, Pie XI l’utilise sur le plan économique pour montrer que, « hors le cas où quelqu’un appliquerait son effort à un objet qui lui appartient », la prospérité est le fruit de l’association du « travail de l’un » et du « capital de l’autre ».[17] Et donc les riches ne peuvent réclamer que tout le capital s’accumule entre leurs mains et les travailleurs ne peuvent réclamer »tout le produit et tout le revenu, déduction faite de ce qu’exigent l’amortissement et la reconstitution du capital ». d’un autre côté, en vertu du même principe, l’État ne peut s’attribuer, « socialiser », tous les moyens de production. Il est bien entendu que la terre doit servir « à la commune utilité de tous »[18] mais la « manière la plus sûre et bien ordonnée » pour « procurer cette utilité aux hommes » est la propriété privée. Et le partage des ressources doit respecter la justice sociale qui « ne tolère pas qu’une classe empêche l’autre de participer à ces avantages » mais qui veille à « attribuer à chacun ce qui lui revient ».[19]
Tout cela n’interdit pas qu’il y ait des propriétés publiques et qu’il puisse y avoir un rapprochement entre les idées d’un « socialisme mitigé » et les réformes souhaitées par les chrétiens. En effet, « il y a certaines catégories de biens pour lesquels on peut soutenir avec raison qu’ils doivent être réservés à la collectivité, lorsqu’ils viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »[20]
Pie XI confirme donc l’analyse de Léon XIII en apportant toutefois des précisions susceptibles de confondre les « calomniateurs » qui prétendaient que l’Église avait pris le parti des riches.[21] Il n’empêche que les deux papes entendent défendre, avant tout, la propriété privée et n’évoquent la destination universelle des biens qu’a posteriori pour rappeler à l’ordre les propriétaires ou les détenteurs de capitaux qui oublieraient leurs devoirs vis-à-vis des travailleurs.
e. Pie XII
On se souvient que Léon XIII, lui, affirmait « comme principe fondamental l’inviolabilité de la propriété privée ».[1] Pie XII, nous allons le voir, renverse la démarche. Dans l’encyclique Sertum laetitiae, abordant la question sociale, il déclare d’emblée que « son article fondamental réclame que les biens créés par Dieu pour tous les hommes parviennent à tous équitablement, la justice accompagnée de la charité dirigeant cette répartition » [2]. Il ne s’agit pas d’une distraction car, à l’occasion du cinquantenaire de Rerum novarum, Pie XII répétera[3] : « Nous avons Nous-même rappelé l’attention générale dans Notre encyclique Sertuim laetitiae (…) : point fondamental qui consiste, comme Nous disions, dans l’affirmation de l’imprescriptible exigence « que les biens créés par Dieu pour tous les hommes soient également à la disposition de tous, selon les principes de la justice et de la charité ». Et de développer ainsi sa pensée : « Tout homme, en tant qu’être vivant doué de raison, tient en fait de la nature le droit fondamental d’user des biens matériels de la terre, quoiqu’il soit laissé à la volonté humaine et aux formes juridiques des peuples de régler plus en détail l’actuation pratique de ce droit. Un tel droit individuel ne saurait en aucune manière être supprimé, pas même par d’autres droits certains et reconnus sur des biens matériels. Sans doute, l’ordre naturel venant de Dieu requiert aussi la propriété privée et la liberté du commerce réciproque des biens par échanges et donations, comme en outre la fonction régulatrice du pouvoir public sur l’une et l’autre de ces institutions. Tout cela, néanmoins, reste subordonné à la fin naturelle des biens matériels, et ne saurait se faire indépendant du droit premier et fondamental qui en concède l’usage à tous, mais plutôt doit servir à en rendre possible l’actuation, en conformité avec cette fin ».
La leçon est claire.
Premièrement, le droit à la propriété privée est « subordonné » à un « droit premier et fondamental » qui est le droit pour tous d’user des biens matériels. Le P. Calvez le confirme : cette hiérarchie sera désormais au cœur de l’enseignement de l’Église. Il est établi, sans ambigüité, que le droit de tout homme à user des biens de la terre est supérieur à tout autre droit, que ce soit celui de propriété ou celui de régulation par le pouvoir public.[4]
Deuxièmement, la propriété privée est un moyen d’assurer cet usage commun.[5]
Dans ces conditions, il faut diffuser la propriété privée : « La dignité de la personne humaine suppose (…) normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre ; à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous. Les règles juridiques positives qui règlent la propriété privée peuvent changer et en restreindre plus ou moins l’usage ; mais si elles veulent contribuer à la pacification de la communauté, elles devront empêcher que l’ouvrier, père ou futur père de famille, soit condamné à une dépendance et à une servitude économique, inconciliable avec ses droits de personne humaine.
Que cette servitude dérive de l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État, l’effet est le même. »[6]
Parmi les exigences de l’Église, insiste Pie XII, se range « la conservation et le perfectionnement d’un ordre social qui rende possible et assurée, si modeste qu’elle soit, une propriété privée à toutes les classes de la société (…) ».[7]
C’est pourquoi non seulement elle n’a jamais accepté les théories qui nient ce droit ou en rendent impossible l’accès « aussi bien sur les biens d’usage que sur les moyens de production » mais elle ne peut accepter non plus les systèmes qui reconnaissant le droit de propriété privée mais empêchent la construction d’un « ordre social véritable et sain »[8]. Si dans le premier cas, nous reconnaissons le « socialisme », par exemple, dans le second cas, Pie XII dénonce explicitement « capitalisme » qui « se fonde sur ces conceptions erronées et s’arroge un droit illimité sur la propriété en dehors de toute subordination au bien commun ». Pie XII ajoute : « l’Église l’a toujours réprouvé comme contraire au droit naturel ». Et il n’hésite pas à préciser les méfaits de ce capitalisme:
« Nous voyons de fait l’armée toujours grandissante des travailleurs se heurter souvent à ces accumulations exagérées de biens économiques qui, souvent sous le couvert de l’anonymat, réussissent à déserter leurs devoirs sociaux et mettent l’ouvrier à peu près hors d’état de se constituer une propriété effective.
Nous voyons la petite et moyenne propriété[9] s’effriter et s’affaiblir dans la vie sociale, réduite qu’elle est à une lutte défensive toujours plus dure et sans espoir de réussite.
Nous voyons, d’une part, les puissances financières dominer toute l’activité privée et publique, souvent même l’activité civique ; et, d’autre part, la foule innombrable de ceux qui, privés de toute sécurité de vie directe ou indirecte se désintéressent des véritables et hautes valeurs spirituelles, se ferment aux aspirations à une liberté digne de ce nom, se jettent tête baissée au service de n’importe quel parti politique, esclaves de quiconque leur promet de quelque manière le pain quotidien et la tranquillité . Et l’expérience a montré de quelle tyrannie l’humanité, dans de telles conditions, est capable même à notre époque. »
Si Pie XII insiste tant sur ces dangers qui pèsent sur la propriété privée c’est parce qu’il lui reconnaît, on l’a deviné, un rôle social important.
« L’espoir d’acquérir quelque bien en propriété personnelle » est un « stimulant naturel », un encouragement « à un travail intense, à l’épargne, à la sobriété ». Cet espoir permet à toutes les structures de la société qui l’encouragent de rendre la vie sociale féconde tout en garantissant « le rendement normal de l’économie nationale » et « le développement pacifique de la communauté humaine ».
Mais si la distribution de la propriété privée au lieu de favoriser cet épanouissement, le freine ou le met en péril, « l’État peut, dans l’intérêt commun, intervenir pour en régler l’usage, ou même, à défaut de toute autre solution équitable, décréter l’expropriation moyennant une juste indemnité. »[10]
C’est dire si le droit de propriété reste bien soumis au droit d’usage commun. C’est dire aussi si, « en défendant le principe de la propriété privée, l’Église poursuit un haut objectif tout à la fois moral et social. Ce n’est pas qu’elle prétende soutenir purement et simplement l’état actuel des choses, comme si elle y voyait l’expression de la volonté divine, ni protéger par principe le riche et le ploutocrate contre le pauvre et le prolétaire ; tant s’en faut ! (…) L’Église vise à faire en sorte que l’institution de la propriété privée soit ce qu’elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le vœu de la nature (…). »[11]
f. Jean XXIII
La réalité socio-économique ne cesse d’évoluer et présente, dans la seconde moitié du XXe siècle, un visage nouveau.,
Jean XXIII note trois changements dans la société:
\1. « La brèche entre propriété des biens de production et responsabilités de direction dans les grands organismes économiques est allée s’élargissant », que les capitaux de ces entreprises soient d’origine privée ou publique.
\2. De plus en plus de citoyens, « du fait qu’ils appartiennent à des organismes d’assurances ou de sécurité sociale, en tirent argument pour considérer l’avenir avec sérénité ; sérénité qui s’appuyait autrefois sur la possession d’un patrimoine, fût-il modeste ».
\3. Aujourd’hui, « on aspire à conquérir une capacité professionnelle plus qu’à posséder des biens ; on a confiance en des ressources qui prennent leur origine dans le travail ou des droits fondés sur le travail, plus qu’en des revenus qui auraient leur source dans le capital, ou des droits fondés sur le capital ».[1]
Cette situation appelle un jugement nuancé car elle peut inquiéter et rassurer à la fois. Ainsi, pour le premier point, Jean XXIII se rend compte que la dissociation entre propriété et responsabilité rend le contrôle politique difficile et peut mettre en péril le bien commun.
Par contre, les points 2 et 3 montrent qu’il y a aujourd’hui d’autres manières que la propriété pour accéder durablement aux biens de la terre. De plus, le point 3 « est en harmonie avec le caractère propre du travail, qui, procédant directement de la personne, doit passer avant l’abondance des biens extérieurs, qui, par leur nature, doivent avoir valeur d’instrument ».[2]
Jean XXIII n’en dit pas plus, il reviendra aux successeurs de tenir compte de ces éléments nouveaux. Pour l’heure, ce qui intéresse le Saint Père, c’est de savoir si, avec ces changements, « le principe de droit naturel de la propriété privée, y compris celle des biens de production, n’aurait pas perdu sa force, ou ne serait pas de moindre importance ? »[3]
Jean XXIII répond sans ambigüité et réaffirme le droit de propriété des biens de production au nom de « la priorité ontologique et téléologique des individus sur la société » ; au nom du droit à « l’initiative personnelle et autonome en matière économique » qui suppose « la libre disposition des moyens indispensables à son affirmation » ; au nom de l’histoire et de l’expérience qui prouvent que sans ce droit qui est une « garantie » et un « stimulant », « les expressions fondamentales de la liberté sont comprimées ou étouffées », histoire et expérience qui révèlent aussi que des « mouvements sociaux et politiques » soucieux de « justice et liberté » et jadis opposés à la propriété privée des biens de production, ont acquis « une attitude substantiellement positive ».[4]
Il réaffirme la nécessité de permettre aux travailleurs « d’épargner, et par suite de se constituer un patrimoine » surtout que les économies modernes « accroissent rapidement leur efficacité productive en de nombreux pays ». Et de diffuser « effectivement » la propriété privée parmi toutes les classes sociales », « la propriété privée de biens durables : une maison, une terre, un outillage artisanal, l’équipement d’une ferme familiale, quelques actions d’entreprises moyennes ou grandes ».[5]
Il réaffirme enfin la fonction sociale de la propriété puisque, « dans les plans du Créateur (…), les biens de la terre sont avant tout destinés à la subsistance décente de tous les hommes (…) »[6]. Même si, « de nos jours, l’État et les établissements publics ne cessent d’étendre le domaine de leur initiative (…) la fonction sociale de la propriété privée n’en est pas pour autant désuète » car « elle a sa racine dans la nature même du droit de propriété ». Forts de leurs biens, des individus et des groupes peuvent toujours, et mieux que les pouvoirs publics, porter remède à « une multitude de situations douloureuses, d’indigences lancinantes et délicates ».[7] Cette fonction sociale, pour Jean XXIII, relève de la « charité »[8]
La reconnaissance du droit de propriété privée et de sa fonction sociale n’empêche pas qu’il puisse y avoir, à certaines conditions, des propriétés publiques comme le disait déjà Pie XI que Jean XXIII cite textuellement : « l’État et les établissements publics détiennent eux aussi, en propriété légitime, des biens de production, et spécialement lorsque ceux-ci « en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains de personnes privées. » (QA)
Notre temps marque une tendance à l’expansion de la propriété publique: États et collectivités. Le fait s’explique par les attributions plus étendues que le bien commun confère aux pouvoirs publics. Cependant il convient, ici encore, de se conformer au principe de subsidiarité (…). Aussi bien l’État et les établissements de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évidemment exigées par des raisons de bien commun, nullement à seule fin de réduire pire encore, de supprimer la propriété privée.
Il convient de retenir que les initiatives d’ordre économique, qui appartiennent à L’État ou aux établissements publics, doivent être confiées à des personnes qui unissent à une compétence éprouvée, un sens aigu de leur responsabilité devant le pays. De plus, leur activité doit être l’objet d’un contrôle attentif et constant, ne serait-ce que pour éviter la formation, au sein de l’État, de noyaux de puissance économique au préjudice du bien de la communauté, qui est pourtant leur raison d’être. »[9]
g. Le Concile
La Constitution pastorale Gaudium et spes va reprendre tout l’enseignement précédent et en faire une synthèse doctrinale susceptible de guider les chrétiens dans l’avenir et face aux défis nouveaux du monde.
d’emblée, le Concile réaffirme le principe de la destination universelle des biens comme principe fondamental et directeur : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité. Quelles que soient les formes de la propriété, adaptées aux légitimes institutions des peuples, selon des circonstances diverses et changeantes, on doit toujours tenir compte de cette destination universelle des biens. »[1]
En conséquence, le droit de propriété est un droit conditionnel : « L’homme, dans l’usage qu’il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu’il possède légitimement comme n’appartenant qu’à lui, mais les regarder aussi comme communes : en ce sens qu’elles puissent profiter non seulement à lui, mais aussi aux autres. d’ailleurs tous les hommes ont le droit d’avoir une part suffisante de biens pour eux-mêmes et leur famille. C’est ce qu’ont pensé les Pères et les docteurs de l’Église qui enseignaient que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu. Quant à celui qui se trouve dans l’extrême nécessité, il a le droit de se procurer l’indispensable à partir des richesses d’autrui. Devant un si grand nombre d’affamés de par le monde, le Concile insiste auprès de tous et auprès des autorités pour qu’ils se souviennent de ce mot des Pères : « Donne à manger à celui qui meurt de faim car, si tu ne lui as pas donné à manger, tu l’as tué » ; et que, selon les possibilités de chacun, ils partagent et emploient vraiment leurs biens en procurant avant tout aux individus et aux peuples les moyens qui leur permettront de s’aider eux-mêmes et de se développer ».[2]
Par ailleurs, la propriété privée n’est pas, comme l’avait déjà constaté Jean XXIII, l’unique moyen d’accéder aux biens de ce monde: « Fréquemment, dans des sociétés économiquement moins développées, la destination commune des biens est partiellement réalisée par des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. Certes, il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services. De même, dans les pays économiquement très développés, un réseau d’institutions sociales, d’assurance et de sécurité, peut réaliser en partie la destination commune des biens. Il importe de poursuivre le développement des services familiaux et sociaux, principalement de ceux qui contribuent à la culture et à l’éducation. Mais, dans l’aménagement de toutes ces institutions, il faut veiller à ce que le citoyen ne soit pas conduit à adopter vis-à-vis de la société une attitude de passivité, d’irresponsabilité ou de refus de service ».[3]
C’est en vertu de cet élargissement, le Concile parlera désormais non plus simplement de la propriété mais, conjointement, de la propriété et des « autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs ». Et le plaidoyer qui suit en tient compte systématiquement:
\1. « La propriété et les autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs contribuent à l’expansion de la personne et lui donnent l’occasion d’exercer sa responsabilité dans la société et l’économie. Il est donc très important de favoriser l’accession des individus et des groupes à un certain pouvoir sur les biens extérieurs ».
\2. « La propriété privée ou un certain pouvoir sur les biens extérieurs assurent à chacun une zone indispensable d’autonomie personnelle et familiale ; il faut les regarder comme un prolongement de la liberté humaine. »
\3. « Enfin, en stimulant l’exercice de la responsabilité, ils constituent l’une des conditions des libertés civiles ».[4]
Le texte ajoute encore que « les formes d’un tel pouvoir ou propriété sont aujourd’hui variées ; et leur diversité ne cesse de s’amplifier. Toutes cependant demeurent, à côté des fonds sociaux, des droits et des services garantis par la société, une source de sécurité non négligeable. Et ceci n’est pas vrai des seules propriétés matérielles, mais aussi des biens immatériels, comme les capacités professionnelles ».[5]
Si la propriété est un moyen de permettre aux biens de la terre d’être accessibles à tous, la propriété publique comme l’expropriation ou encore l’intervention de l’autorité publique peuvent être légitimes: « La légitimité de la propriété privée ne fait pas obstacle à celle de divers modes de propriétés publiques, à condition que le transfert de biens au domaine public soit effectué par la seule autorité compétente selon les exigences du bien commun, dans les limites de celui-ci et au prix d’une indemnisation équitable. L’État a, par ailleurs, compétence pour empêcher qu’on abuse de la propriété privée contrairement au bien commun. »Il ne faut, en aucune circonstance, oublier que « de par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social, fondé dans la loi de commune destination des biens. »[6]
L’expropriation n’est pas seulement envisageable, aux conditions dites, pour transférer un bien privé au domaine public mais aussi pour redistribuer les biens lorsque, par exemple, l’autorité publique est confrontée au phénomène des « latifundia »[7] : « Dans plusieurs régions économiquement moins développées, il existe des domaines ruraux étendus et même immenses, médiocrement cultivés ou mis en réserve à des fins de spéculation, alors que la majorité de la population est dépourvue de terres ou n’en détient qu’une quantité dérisoire et que, d’autre part, l’accroissement de la production agricole présente un caractère d’urgence évident. Souvent, ceux qui sont employés par des propriétaires de ces grands domaines, ou en cultivent des parcelles louées, ne reçoivent que des salaires ou des revenus indignes de l’homme ; ils ne disposent pas de logement décent et sont exploités par des intermédiaires. Dépourvus de toute sécurité, ils vivent dans une dépendance personnelle telle qu’elle leur interdit presque toute possibilité d’initiative et de responsabilité, toute promotion culturelle, toute participation à la vie sociale et politique. Des réformes s’imposent donc, visant, selon les cas, à accroître les revenus, à améliorer les conditions de travail et la sécurité de l’emploi, à favoriser l’initiative, et même à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d’hommes capables de les faire valoir. En l’occurrence, les ressources et les instruments indispensables doivent leur être assurés, en particulier les moyens d’éducation et la possibilité d’une juste organisation de type coopératif. Chaque fois que le bien commun exigera l’expropriation, l’indemnisation devra s’apprécier selon l’équité, compte tenu de toutes les circonstances. »[8]
On aura apprécié la clarté ordonnée de la présentation et l’élargissement du problème à d’autres formes du pouvoir que l’homme peut exercer sur les choses. On aura enfin remarqué aussi que les Pères conciliaires parlent du « caractère social » de la propriété et non plus simplement de sa fonction sociale comme chez Jean XXIII. Caractère social « fondé dans la loi de commune destination des biens » qui est bien la règle guide traduisant l’idéal auquel tous les efforts humains doivent tendre comme anticipation du Royaume.[9]
h. Jean-Paul II
Aucune surprise dans les encycliques sociales de Jean-Paul II qui, dès Laborem exercens[1], confirme la doctrine de ses prédécesseurs sur la propriété privée:
\1. « Le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens ». Ce droit n’est donc pas « un droit absolu et intangible ».
\2. « La propriété s’acquiert avant tout par le travail et pour servir au travail »[2]. Les moyens de production ne font pas exception : « ils ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent non plus être possédés pour posséder ». Ce « capital », propriété privée, publique ou collective, est légitime s’il sert au travail et s’il rend « possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu’est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun ».
C’est en fonction de ce « premier principe »[3] qu’« on ne peut pas exclure non plus la socialisation[4], sous les conditions qui conviennent, de certains moyens de production ».
Cette doctrine « diverge radicalement d’avec le programme du collectivisme » mais aussi « du capitalisme, pratiqué par le libéralisme ». Elle rend « inacceptable la position du capitalisme « rigide », qui défend le droit exclusif de la propriété privée des moyens de production, comme un « dogme » intangible de la vie économique ». Le capital -l’ensemble des moyens de production- est le fruit du travail manuel et intellectuel passé et présent « effectué avec l’aide de cet ensemble de moyens de production ».
Cette ‘compénétration réciproque », ce « lien indissoluble » entre le travail et le capital[5] doit guider la réforme du capitalisme « rigide ». Cette réforme est tronquée si on sépare ou oppose les deux termes, notamment, si, d’une part, on ne reconnaît pas « la position juste du travail et du travailleur dans le processus de production », c’est-à-dire, « la priorité du travail sur le capital »[6], ni si, d’autre part, on élimine la propriété privée des moyens de production. Cette élimination ne garantit pas la « socialisation » de la propriété privée. Il n’y a socialisation « que si la subjectivité de la société est assurée, c’est-à-dire si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. » Or que se passe-t-il lorsqu’on retire les moyens de production -le capital- des mains des propriétaires privés ? « Ils cessent d’être la propriété d’un certain groupe social, les propriétaires privés, pour devenir la propriété de la société organisée, passant ainsi sous l’administration et le contrôle direct d’un autre groupe de personnes qui, sans en avoir la propriété mais en vertu du pouvoir qu’elles exercent dans la société, disposent d’eux à l’échelle de l’économie nationale tout entière, ou à celle de l’économie locale.
Ce groupe dirigeant et responsable peut s’acquitter de ses tâches de façon satisfaisante du point de vue du primat du travail, mais il peut aussi s’en acquitter mal, et revendiquant en même temps pour lui-même le monopole de l’administration et de la disposition des moyens de production, et en ne s’arrêtant même pas devant l’offense faite aux droits fondamentaux de l’homme. »
Léon XIII disait : pas de travail sans capital, pas de capital sans travail, le travail étant toujours prioritaire.
Quelle solutions[7] proposer alors pour associer le travail au capital ? « La copropriété des moyens de travail, la participation des travailleurs à la gestion et/ou aux profits des entreprises, ce que l’on nomme l’actionnariat ouvrier, etc. » pour « donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles : ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics ; ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »
Comment, en définitive, juger le système appelé « capitalisme » ? « La réponse, écrit Jean-Paul II, est évidemment complexe. Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’ »économie d’entreprise », ou d’ »économie de marché », ou simplement d’ »économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[8]
Il faut être très attentif à cette distinction pour ne pas reproduire les erreurs passées surtout dans le contexte de la chute du communisme qui pourrait nous laisser croire que le capitalisme est, de toute façon, la seule issue. « On sait que le capitalisme a sa signification historique bien définie en tant que système, et système économico-social qui s’oppose au socialisme ou communisme. Mais si l’on prend en compte l’analyse de la réalité fondamentale de tout le processus économique, et, avant tout, des structures de production - ce qu’est, justement le travail - il convient de reconnaître que l’erreur du capitalisme primitif peut se répéter partout où l’homme est en quelque sorte traité de la même façon que l’ensemble des moyens matériels de production, comme un instrument et non selon la vraie dignité de son travail, c’est-à-dire comme sujet et auteur, et par là même comme véritable but de tout le processus de production ».[9]
A la fin de ce parcours à travers l’enseignement de l’Église, on voit qu’à partir de Pie XII[10], l’insistance sur la destination universelle des biens se fait de plus en plus pressante[11]. Cela n’enlève rien à la légitimité de la propriété privée - « droit fondamental pour l’autonomie et le développement de la personne »[12] et moyen de contribuer à la répartition des biens. Sans elle, la communauté des biens resterait une utopie. Mais l’accent est mis, comme chez les Pères, sur l’accès de tous à la propriété privée au nom de la solidarité (tous) et de la subsidiarité (privée)[13]. d’où l’importance du salaire mais aussi des législations sur l’impôt et l’héritage pour assurer un meilleur accès aux biens. Cette vision s’oppose à l’ultra-libéralisme comme à la centralisation étatique qui trouvent tous deux leur origine dans la pensée de Hobbes lorsqu’il écrit : « …la propriété qu’a un sujet touchant ses terres consiste dans le droit d’interdire leur usage à tout autre sujet ; mais non dans le droit de l’interdire au souverain, qu’il s’agisse d’une assemblée ou d’un monarque ».[14]
Nous avons vu aussi que, dans toutes les situations, la préoccupation première de l’Église est la défense de la dignité de la personne humaine et des conditions de son développement intégral puisque seul l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Par là, il l’emporte toujours sur les objets quels qu’ils soient et il l’emporte, pourrait-on dire, toujours plus, par son travail et par ses connaissances. Pour reprendre une expression de Teilhard de Chardin, on pourrait dire qu’on assiste de plus en plus à « la socialisation humaine »[15] du monde. En effet, s’il « fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité », « en notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles et matérielles ; en outre, il paraît évident que le travail d’un homme s’imbrique naturellement dans celui d’autres hommes. Plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[16] C’est pourquoi, « à notre époque, il existe une autre forme de propriété et elle a une importance qui n’est pas inférieure à celle de la terre : c’est la propriété de la connaissance, de la technique et du savoir. La richesse des pays industrialisés se fonde bien plus sur ce type de propriété que sur celui des ressources naturelles. »[17]
Dès lors, l’opposition propriété privée-propriété collective perd de son acuité dans la mesure où l’important est le développement de la personne plus que la forme de l’institution. Non seulement, la propriété privée peut être un obstacle à la promotion humaine et sociale[18] alors que certaines formes de propriété collective peuvent la favoriser - le P. Calvez parle, à cet égard, de « socialisation participative »[19], mais encore, celui qui sait peut plus que celui qui a, de sorte que « avec la terre, la principale richesse de l’homme, c’est l’homme lui-même. »[20]
Par ailleurs, et nous étudierons évidemment cette très grave question, les déséquilibres économiques et sociaux du monde remettent en question les acquis des pays riches. Il faudra revoir la répartition des biens matériels et immatériels à l’échelle de la planète. Comme les riches propriétaires, au XIXe siècle, ont été invités, chez nous, à pratiquer la justice sociale et le partage, les pays développés aujourd’hui sont sommés, de même, de remettre en question les droits qu’ils croient acquis sur les biens qu’ils possèdent ou gèrent. A ce point de vue, la mondialisation, nous le verrons, peut offrir une chance d’heureuse redistribution.
d’une part, l’idéologie libérale, au nom du capital, réclame le droit exclusif à la propriété privée des moyens de production. En face, l’idéologie marxiste, au nom du travail, utilise la lutte des classes comme moyen unique de rétablir la justice par la collectivisation, c’est-à-dire l’élimination de la propriété privée des moyens de production. Par diverses influences, y compris la pression révolutionnaire, elle tend au monopole du pouvoir dans chaque société et finalement à l’instauration du système communiste dans le monde entier.
Si les uns ont opposé le capital au travail et les autres le travail au capital, c’est en fonction d’une erreur que l’on peut appeler l’« économisme », où l’on considère le travail exclusivement sous le rapport de sa finalité économique. Cet économisme est pratiquement un matérialisme puisqu’il accorde la primauté au matériel sur le spirituel et le personnel.
L’erreur fut commise à une époque où des moyens nouveaux laissaient entrevoir la possibilité d’accroître considérablement les richesses matérielles. Cette manière d’agir a précédé et sans doute influencé, dès le XVIIIe siècle, la constitution des théories économiques et de cette philosophie matérialiste qui, en se développant, a donné naissance au matérialisme dialectique.
On est ainsi passé d’une conception où la réalité spirituelle est réduite à un phénomène superflu à un système où l’homme n’est plus en quelque sorte que la résultante des rapports économiques et des rapports de production qui prédominent à une époque déterminée. (Cf. LE 13).
Le P. Chenu fait la même analyse. Parlant De Léon XIII, il écrit : « Ce qui pèse sans doute sur le vocabulaire du pape, c’est la revendication du droit de propriété privée. Léon XIII avait jadis achoppé là-dessus, et tout thomiste qu’il fût, il avait édulcoré la position de saint Thomas et des maîtres du Moyen Age, qui n’inscrivaient les appropriations qu’à l’intérieur et sous la règle première de la distribution universelle des biens produits ; il avait fait de la propriété privée une clef de voûte de la « doctrine sociale » de l’Église. Jean-Paul II, sans le dire, rétablit la vérité et la position de saint Thomas (LE, 14) au terme de quoi il conforte le personnalisme chrétien ». (in Le travail humain, op. cit., p. VIII).
iv. Et la raison ?
La pensée de l’Église, fidèle au vieux texte de la Genèse et aux plus anciennes interprétations présente une vision cohérente, à la fois audacieuse et réaliste. Audacieuse car face aux égoïsmes récurrents, elle n’hésite pas à rappeler l’exigence de la solidarité et de la communauté des biens ; réaliste car elle respecte la liberté individuelle et la nécessaire subsidiarité, refusant la solution extrême et coercitive des collectivismes ; cohérente car elle crée une tension morale et politique qui met les pouvoirs privés sur le chemin du partage et de la juste répartition des biens.
a. Proudhon
Par le fait même, elle dissout la contradiction à laquelle furent confrontés de nombreux et généreux penseurs modernes. Pour Proudhon[1], par exemple, « la propriété, en fait et en droit, est essentiellement contradictoire, et c’est par cette raison même qu’elle est quelque chose. En effet : la propriété est le droit d’occupation, et en même temps le droit d’exclusion.
La propriété est le prix du travail ; et la négation du travail.
La propriété est le produit spontané de la société, et la dissolution de la société.
La propriété est une institution de justice ; et la propriété c’est le vol. »[2]
Cette dernière expression a fait florès mais on a oublié que la position de Proudhon est bien plus nuancée que celle de Marx[3]. Elle se perd malheureusement dans une omniprésente rhétorique romantique et s’édifie sur une philosophie peu rigoureuse. Il n’empêche que, clairement, Proudhon rejette à la fois le modèle capitaliste et le modèle communiste[4]. Déjà en 1840, Proudhon conclut son étude sur la propriété en écrivant : « La communauté cherche l’égalité et la loi ; la propriété, née de l’autonomie de la raison et du sentiment du mérite personnel, veut sur toutes choses l’indépendance et la proportionnalité.
Mais la communauté, prenant l’uniformité pour la loi, et le nivellement pour l’égalité, devient tyrannique et injuste ; la propriété, par son despotisme et ses envahissements, se montre bientôt oppressive et insociable.
Ce que veulent la communauté et la propriété est bon ; ce qu’elles produisent l’une et l’autre est mauvais. Et pourquoi ? parce que toutes deux sont exclusives, et méconnaissent, chacune de son côté, deux éléments de la société. La communauté repousse l’indépendance et la proportionnalité ; la propriété ne satisfait pas à l’égalité et à la loi. »[5]
Pour bien comprendre sa position, il faut tenir compte du contexte historique et du sens donné par l’auteur au mot propriété. Proudhon, seul théoricien « socialiste » issu du peuple, conscient des bouleversements apportés par la Révolution en matière de propriété, s’en prend à « la reconnaissance législative d’un droit absolu de disposition, accordé à tout propriétaire »[6]. Quand il écrit que « la propriété est impossible »[7], -ce qui paraît une aberration puisque la propriété existe de tout temps- il veut dénoncer « l’inaptitude de la propriété » -dans le sens donné- « à réaliser le principe de justice qu’on veut lui attribuer comme fondement »[8]. Au concept de « propriété » né de la Révolution[9], il opposera l’idée de « possession ». Dans l’histoire, il y a eu plus de possesseurs que de propriétaires : « Le très petit nombre est arrivé à la propriété. Puis quand la classe propriétaire s’est multipliée, tout aussitôt la propriété, accablée d’impôts et de servitudes (…) s’est trouvée en dessous de l’ancienne possession (…). Nous voyons une foule de propriétaires, grands et petits, fatigués et déçus, faire argent de leur patrimoine et se réfugier, qui dans le trafic, qui dans les emplois publics, qui dans le salariat. La Révolution aurait pu simplement bien réglementer la possession, « le sens commun n’indiquait rien de plus ; les masses n’eussent pas demandé davantage. Il n’en a rien été cependant ; la déclaration de 1789, en même temps qu’elle a aboli le vieux régime féodal, a affirmé la propriété ; et la vente des biens nationaux a été faite en exécution »[10]. A l’opposé du propriétaire fort de son « droit absolu », le possesseur est surtout conscient de ses devoirs, de sa responsabilité vis-à-vis de la terre et vis-à-vis de sa famille. Le possesseur ne vend pas son bien, ne le partage pas, il en use en « bon père de famille »: « L’hérédité s’en suit, non point comme une prérogative , mais plutôt comme une obligation de plus imposée au possesseur. On comprend que le partage du sol étant fait surtout en vue des familles, ce n’est pas parce que le droit du détenteur est absolu qu’il transmet la possession ; c’est au contraire parce que ce droit est restreint que le possession est héréditaire »[11]. Ce passage peut nous rappeler comment l’héritage était présenté dans l’Ancien testament : « Le mot héritage (nahâtâ) ne désigne pas une chose, un objet que l’on possède, mais représente plutôt une relation du possesseur à la terre. (…) On ne peut d’ailleurs pas parler de succession au sens strict, mais plutôt de continuation familiale. Les héritiers continuent et prolongent tous les pères de la lignée, la bayit (Mi 2, 2), comme en une ligne vivante, unique et jamais interrompue. Cela explique que les biens familiaux par lesquels la famille se rattache à la terre doivent être gradés intacts d’une génération à l’autre. Dans ce cadre, il ne s’agit pas de succéder à son prédécesseur en tant que possesseur d’un bien, mais de succéder à quelqu’un dans la garde et la gestion d’un bien qui appartient au groupe auquel la divinité l’a donné. L’usage, le « droit » met donc l’accent sur la continuité. La terre ne sort pas de la famille. »[12] C’est peut-être à cause de cette proximité, que le sociologue Georges Sorel[13] n’hésite pas à rapprocher, sur ce point, Proudhon et Frédéric Le Play[14] dont nous avons déjà eu l’occasion de parler.
Il est vrai que, dans sa tentative, de résoudre les contradictions signalées à propos de la propriété, Proudhon, de temps à autre, car sa pensée est un peu fluctuante, se rapproche de la position sociale chrétienne qui marie le principe de la destination universelle des biens et l’espace de liberté offert par la propriété individuelle. Toutefois, la solution de Proudhon, le mutuellisme[15] et le fédéralisme[16], fait davantage penser à l’autogestion dont nous parlerons dans le chapitre suivant. L’idée de Proudhon étant finalement de rendre à la propriété sa force libératrice: « Pour revenir à la pensée fondamentale de ce livre[17] (…) la propriété, en s’entourant des garanties qui la rendent à la fois plus égale et plus inébranlable, sert elle-même de garantie à la liberté et de lest à l’État. La propriété consolidée, moralisée, entourée d’institutions protectrices, ou pour mieux dire, libératrices, l’État se trouve élevé au plus haut degré de puissance en même temps que le gouvernail reste aux mains des citoyens ».[18]
En définitive, au delà de la nostalgie de la propriété agricole familiale qui oriente toute la conception proudhonienne, au delà donc de cette vision sociologique et historique, la justification ultime ce la propriété est politique et non philosophique : « La justification de la propriété, que nous avons vainement demandée à ses origines, nous la trouvons dans ses fins : elle est essentiellement politique (…). C’est pour rompre le faisceau de la souveraineté collective, si exorbitant, si redoutable, que l’on a érigé contre lui le domaine de la propriété, véritable insigne de la souveraineté du citoyen ».[19]
Résolument partisan de la décentralisation et d’une république constituée par un contrat de fédération[20] « dont l’essence est de réserver toujours plus aux citoyens qu’à l’État, aux autorités municipales et provinciales qu’à l’autorité centrale »[21], Proudhon doit supposer, comme chez Rousseau, la « bonté » -communauté de cœur et de principes- du citoyen, de chaque citoyen. Et donc, l’« anarchie »[22] de Proudhon, ses constructions mutuelles et fédératives, paraissent finalement des constructions très aléatoires. Le mariage heureux de la liberté, de la solidarité, de la participation, de l’autorité et de l’égalité, semble suspendu à la seule (bonne ?) volonté et, dans sa conception, au seul désir de l’auteur emporté par une vision trop optimiste de l’humanité et une confiance dans le progrès ou plutôt l’avènement d’une « ère fédérative et sociale », égalitaire, solidaire et pacifique. Comment ne pas en être convaincu lorsqu’à la fin de sa vie, en 1865, dans le bilan de ses études et observations, on écrit: « Immanence et réalité de la justice dans l’humanité ; tel est le grand enseignement (…). La morale, expression de la liberté et de la dignité humaine existe par elle-même (…). La justice est en vous, tout à la fois réalité et pensée souveraine, (…) (d’où) le rôle (…) qu’elle joue comme principe, mobile et fin de la civilisation, le caractère exclusivement justicier du nouvel ordre moral ».[23]
Marx qui a fait en 1845 l’éloge de « qu’est-ce que la propriété ? » (1840), va, dès 1846[24] s’attaquer à celui qu’il appellera « le petit bourgeois ». Il aura beau jeu de se moquer de Proudhon en écrivant que « l’égalité est l’intention primitive, la tendance mystique, le but providentiel que le génie social a constamment devant les yeux, en tournoyant dans le cercle des contradictions économiques. Aussi la Providence est-elle la locomotive qui fait mieux marcher tout le bagage économique de M. Proudhon que sa raison pure et évaporée. »[25]
b. Xavier Dijon
Au contraire de Proudhon, X. Dijon va s’efforcer de fonder le droit de propriété sur son essence et lui donner ainsi l’assise naturelle qui manque à la pensée de son illustre prédécesseur, menacée d’incohérence et d’irréalisme.
On peut avoir l’impression que le rapport de l’homme et de la nature relève simplement des pouvoirs et des conventions, bref, du droit positif qui doit faire face à la force de celui qui prend et à la force déployée par d’autres pour rétablir un équilibre. X. Dijon, lui, s’efforce de fonder objectivement le droit « sur les conditions nécessaires de la reconnaissance d’autrui »[1]. Refusant la thèse de Marx pour qui l’appropriation privée est le fruit de la violence et celle de Kelsen qui la considère comme le fruit d’un choix contingent, il rappelle la position de saint Thomas. La propriété privée ne relève pas du droit naturel au sens strict puisque « rien ne permet de dire a priori que tel champ doit appartenir à un quelconque individu »[2] mais du droit naturel « secondaire » ou droit des gens, en raison des avantages politiques et économiques procurés par cette institution[3]. En outre, la propriété privée ne contredit pas la destination universelle des biens puisqu’elle « ne concerne que la maîtrise du bien, car le propriétaire ne peut en épuiser comme « propre » le bienfait qu’il procure : les biens appartenant à tous, il devra les partager avec les nécessiteux ».
Certes, la position de Thomas est inspirée par une vision théologique: le propriétaire doit être généreux à l’image du Dieu créateur qui a donné à tous les hommes l’ensemble des biens créés[4]. Mais est-il possible, hors du cadre théologique, d’établir cette « correspondance entre les choses de ce monde et les sujets qui s’en assurent la maîtrise (particulière) en vue d’un bienfait (universel) » ?[5]
La réponse du juriste est positive car il y a un objet qui est donné en propre au sujet, à tous les sujets : le corps qui va servir de paradigme pour toutes les autres choses appropriables[6]. Le corps est bien le corps d’un sujet précis, unique, mais cette singularité s’inscrit dans un fait universel puisqu’il en est de même pour chaque corps humain. Le corps de chaque homme est plus qu’une chose pure et simple, plus qu’une « chose » de la nature puisque cette « chose » est humanisée, personnalisée, signifiante. En tant que matière informée par l’esprit, le corps porte en lui le symbole de l’union de l’appropriation privée et de la destination universelle : en effet, « chaque corps livre à autrui l’objectivité d’un sujet »[7]. Tel est le fondement naturel du droit de propriété.
On objectera que l’ »appropriation » du corps, phénomène naturel, n’a rien à voir avec l’appropriation positive des biens de la nature et que, dans ces conditions, on se demande comment le lien corps-sujet pourrait servir de critère pour évaluer la légitimité du lien sujet-biens. Mais, justement, c’est parce que l’appropriation corporelle est naturelle, non positive, qu’elle peut juger les autres appropriations. qu’elle Encore faut-il établir un lien entre la corporéité propre et l’appropriation légitime des autres choses de la nature. Pour être légitimes, les autres appropriations devront obéir « à cette singularité et à cette universalité que leur montre l’essence corporelle de la propriété »[8], la nature étant déjà appropriée, en tous et en chacun, par le corps.
S’appuyant sur la logique aristotélicienne, X. Dijon explique que les besoins du corps - la condition corporelle de l’homme (cause formelle)- trouvent leur possibilité d’assouvissement dans la nature (cause matérielle) et grâce au travail (cause efficiente), ils seront satisfaits (cause finale).
La cause formelle dit l’essence même du droit de propriété et nous révèle qu’il s’enracine dans « une affection de soi »[9]. L’appropriation des biens prolonge l’affection que le sujet a de soi. Et c’est l’affection qui par le don justifie la transmission des biens après la mort qui, soit dit en passant, confirme le caractère indéterminé originaire des biens.
Et cette idée d’affection nous permet aussi de justifier la notion de « patrimoine commun » qui, même en dehors de toute inspiration biblique, est de plus en plus présente aujourd’hui à cause de l’interdépendance grandissante entre les hommes, interdépendance qui réactualise la tradition scolastique et son souci d’ordre politique et de rentabilité économique. L’insistance sur le patrimoine commun, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, rappelle quelle est la finalité naturelle du droit de propriété. Le droit de propriété se fonde sur un intérêt commun à tous les hommes et, d’une certaine manière, tous les biens constituent le patrimoine de tous les hommes. L’affection de soi qui, au delà de la mort, est transmise aux proches, s’élargit en affection de l’humanité pour elle-même, pour sa descendance et son avenir.
Entre l’individu, sa famille et l’humanité, il y a un indispensable relais à ne pas oublier : l’échelon politique[10] qui « se présente comme l’indispensable corps qui permet aux humains d’exprimer dans le concret de l’espace et du temps l’affection que l’humanité se porte à elle-même »[11]. Il s’agit bien d’un relais car la protection du droit de propriété nécessaire à la paix politique intérieure reste ordonné à l’universel et veille en même temps à la destination universelle des biens à l’intérieur de la communauté. Par ailleurs, la communauté politique elle-même « ne se présente pas aux autres entités politiques sans ses biens »[12] mais sans se désintéresser pour autant du développement des autres peuples ni du patrimoine commun de l’humanité.
Pour l’Église, comme pour le philosophe, sans condamner l’appropriation personnelle, s’impose de plus en plus l’idée d’un commun héritage auquel tous doivent avoir accès. Si X. Dijon affirme la destination universelle des biens à partir d’une analyse anthropologique, H. Declève[13], de son côté, confirme cette cause finale en méditant sur les choses et en montrant que « l’essence des choses est d’être ouvertes à l’ingéniosité orientée vers un sens ; elles sont ainsi d’authentiques « re »sources, des possibilités toujours renouvelées de faire sens (…) ». C’est l’idée que les Anciens suggéraient en parlant de la nature comme d’un livre[14]. Tous les éléments vivants et matériels par leurs relations et rapports constituent un « texte » dont la lecture s’offre « à une multiplicité de points de vue » : « La nature de toute chose matérielle interdit d’en limiter arbitrairement la destination, l’ouverture au sens, la participation à l’idée ». L’auteur en conclut qu’ »une relation de l’homme au monde telle qu’elle limiterait au profit d’un seul ou de quelques-uns les possibilités offertes par les choses est simplement injuste ». Par ailleurs, les relations entre les choses, comme les relations entre les hommes[15], suggèrent que l’échange est antérieur au besoin, à la production et à la propriété : « Si l’homme est capable de répondre à son besoin par la production d’un bien, c’est qu’il se sait d’avance capable aussi de retarder la satisfaction et de l’obtenir de multiples choses selon de multiples manières ». Il semble y avoir, en effet, « tant du côté de la nature que de l’homme, la priorité d’une générosité, d’un certain luxe par rapport au besoin ». Dès lors, « l’échange est la manifestation par la présence de l’homme de corrélations et de références entre les choses mêmes en vertu de leur essence à elles. »[16] Cette « nature » des choses doit changer notre conception de la propriété : « le pouvoir de disposer d’un bien selon sa nature implique le devoir corrélatif de laisser toujours se manifester le caractère originel de re-source inhérent à ce bien. Nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui sont nus, assurer un foyer à la veuve et à l’orphelin - ne peuvent pas devenir de simples clichés à résonance plus ou moins biblique. Ce sont des formulations de ce qu’est pas essence la présence de l’homme aux choses : elles définissent l’excellence de l’humain qu’est la justice. La propriété apparaît alors comme une responsabilité à l’égard des choses, plus encore comme un service assurant le rayonnement de leur essence. » Même si la chose, dans le temps et l’espace, s’individualise, il est « peu de biens absolument impartageables, sinon pour des durées et en des espaces restreints. Une maison, par exemple, comporte au moins, pour son propriétaire, le devoir d’hospitalité, et une voiture celui d’accueillir l’auto-stoppeur… honnête ». L’auteur insiste : « La détention directe ou indirecte d’une certaine quantité de biens rend débiteur et non créancier à l’égard de la communauté dont la loi civile conserve invariablement la propriété. La mesure de cette quantité pose des problèmes tactiques dont la solution pourrait éventuellement se clarifier à partir du critère suivant : est juste un régime de propriété selon lequel tous les membres de la société ont non seulement un pouvoir d’achat mais une possibilité réelle d’investir, selon le niveau de croissance économique atteint, par le groupe en question. Ainsi serait assurée, semble-t-il, la promotion de l’égalité conformément à la nature du monde matériel. » Pour H. Declève, ni le socialisme, ni le libéralisme, ne parviennent à mettre « la propriété au service du sens dans le respect de choses. (…) Il faut d’une part que les propriétaires usent de leur droit pour faire apparaître le sens des choses pour la liberté en dialogue ; il faut d’autre part que la propriété soit promotion de l’égalité, c’est-à-dire que tous les membres de la communauté aient effectivement accès à l’exercice du droit civil, « palladium de la propriété » (…). »[17]
v. Retour au premier capital
Il est clair, à travers les auteurs survolés, que le problème de la propriété s’inscrit dans une tension du particulier vers l’universel.
Nous avons assisté, en conformité d’ailleurs avec les plus anciens interprètes de la Genèse, dans les théories et dans les faits, à un « élargissement des horizons ». Est de plus en plus présente l’idée qu’ »un ensemble de biens (…) doivent rester tels non seulement pour la génération présente mais encore pour les générations futures ».
Des biens appropriés sont protégés que ce soient des espèces animales, végétales, des sites, des œuvres déclarées « patrimoine de l’humanité » et leurs « propriétaires » « en apparaissent moins comme les maîtres que comme les dépositaires chargés d’en conserver la substance pour le bien de l’humanité présente et future ».[1]
d’autres biens ne sont pas appropriés et sont déclarés inappropriables comme l’Antarctique, les fonds marins, les astres.
Nous avons entendu l’Église insister pour que tous les peuples puissent jouir des biens de la terre et nous devrons consacrer un très important chapitre au développement solidaire et à tous les enjeux de la mondialisation de l’économie. Nous avons entendu l’Église attirer l’attention des autorités internationales[2] sur le « droit à l’eau », bien vital, social, économique et environnemental.[3]
Ce droit doit être reconnu à tous les niveaux[4], comme le droit à la nourriture, mais aussi être mis en application.
L’Église sera-t-elle entendue ? Et ses propositions sur l’espace et la mer seront-elles prises en considération ?
Dans un discours à l’Académie pontificale des sciences[5], Jean-Paul II, après avoir dit son admiration pour les extraordinaires progrès réalisés tant au niveau de la connaissance de l’univers qu’au niveau de la technologie spatiale, pose la question qui nous intéresse ici : « à qui l’espace appartient-il ? » et n’hésite pas à répondre que « l’espace appartient à l’humanité tout entière, qu’il est pour le bénéfice de tous ». Cette prise de position, Jean-Paul II la justifie en se rapportant à ce que l’Église enseigne à propos de la terre et de son appropriation : « Tout comme la terre est pour le bénéfice de tous, et que la propriété privée doit être distribuée de telle sorte que tout être humain reçoive sa part des biens de la terre, de la même manière l’occupation de l’espace par des satellites et d’autres instruments doit être réglementée par de justes accords et des pactes internationaux qui permettront à la famille humaine tout entière d’en jouir et d’en user. Comme les biens de la terre ne sont pas destinés uniquement à l’usage privé mais doivent aussi être employés au bien du prochain, ainsi l’espace ne doit pas être employé au bénéfice exclusif d’une nation ou d’un groupe social. »[6] Jean-Paul II montre combien la technologie spatiale peut servir dans la propagation de la culture et contre l’analphabétisme d’une part et d’autre part dans la lutte contre la faim et les catastrophes écologiques : « l’harmonie entre l’homme et la nature doit être restaurée », écrit-il.
Le problème de l’espace marin est plus complexe car si la conquête de l’espace céleste est toute récente et encore relativement préservée de mauvaises pratiques, la mer est depuis longtemps soumise à diverses habitudes et traditions juridiques.[7]
Grosso modo, les peuples ont depuis longtemps établi leur souveraineté sur les eaux côtières, leurs eaux territoriales dont la distance est établie suivant des conventions diverses. Au del_,on a considéré la haute mer comme « res nullius »[8], estimant « que les océans constituaient une réserve inépuisable, un environnement indégradable, une immensité sur laquelle la circulation, la pêche et la recherche n’appelaient que des réglementation mineures ».
Toutefois, dans la deuxième moitié du XXe siècle, la situation a beaucoup évolué. Les richesses de l’espace marin sont de plus en plus convoitées devenues par les pays développés comme par les pays en voie de développement. Dans cette concurrence qui peut être source de conflits, les pays déjà nantis sont les plus favorisés et les pays qui n’ont pas d’accès à la mer sont exclus.
Très heureusement, l’Assemblé générale des Nations Unies[9] a déclaré la haute mer « patrimoine commun de l’humanité ». Mais, dans la pratique, la souveraineté nationale des pays côtiers s’est étendue sur une zone de 200 milles marins, ce qui arrange et les pays développés et les pays pauvres qui se mettent ainsi à l’abri en attendant les moyens d’exploitation. Pour le reste de la haute mer, sont préservés le fond des mers et le sous-sol marin ; la « colonne d’eau » reste libre ce qui continue à avantager les pays qui disposent d’une technologie avancée. La notion de « patrimoine commun » est donc battue en brèche d’autant plus que manquent les autorités à même de la rendre vivante et efficace.
La difficulté, une fois encore, est d’arriver à marier patrimoine commun et appropriation particulière sans sacrifier l’une à l’autre. La réflexion chrétienne, en la matière, permet de réconcilier les deux termes grâce précisément à la notion de destination universelle des biens car « la mise en œuvre concrète de ce principe s’opère à travers les voies complémentaires que sont l’appropriation particulière et la possession commune » selon des modalités variables en fonction des situations. Ainsi, alors que, pour les biens terrestres, les riches avaient tendance à défendre à outrance la propriété privée, en ce qui concerne la mer, « ce sont les pays pauvres qui revendiquent avec force la reconnaissance d’un droit de propriété « souverain et inconditionnel » (pour chaque nation) et se méfient de l’idée de « patrimoine commun de l’humanité » - d’autant plus que ce principe a souvent été revendiqué pour justifier l’expansion coloniale ». Devant cette requête légitime, il est important de rappeler que qu’il faut examiner si le régime existant d’appropriation permet encore à tous les hommes d’accéder à ces biens ou les en empêche en concentrant, de surcroît la propriété en quelques mains privées ou publiques. De même, l’insistance sur le patrimoine commun peut aussi conduire à la mise en place d’une lourde technocratie internationale. En d’autres termes, la nécessité de considérer la mer comme patrimoine commun n’exclut pas l’appropriation particulière et « le ‘principe’ de contigüité géographique est utile, mais non absolu ». L’éthique, ici le principe fondamental de la destination universelle des biens, « commande aussi bien la gestion des parts laissées à la juridiction des États particuliers que celle du domaine confié à l’humanité comme un tout, ainsi que l’équilibre et l’interprétation éventuelle des deux ».