A partir du XIXe siècle, mais très lentement, la nature va retrouver le statut dont elle jouissait encore deux ou trois siècles plus tôt. Le mouvement romantique n’y est pas étranger. On redécouvre la campagne, le Moyen Age et la religion populaire. On redécouvre aussi saint François d’Assise. Petit à petit, la création est réhabilitée, d’autant plus que la pensée de saint Thomas va être remise à l’honneur ainsi que sa vision hiérarchique mais non duale du monde. Le scoutisme, de son côté, invitera ses adeptes très nombreux à voir dans la nature l’œuvre de Dieu.[1]
Dès 1931, le philosophe russe orthodoxe[2] Nicolas Berdiaev[3] écrit : « le principe fondamental de l’éthique pourrait se formuler ainsi : -Agis de telle sorte que tu puisses affirmer en tout, partout et à l’égard de tout et de tous, la vie éternelle et immortelle, que tu puisses vaincre la mort. Il est vil d’oublier la disparition, ne fût-ce que d’un seul être vivant, de se réconcilier avec elle. La mort de la dernière et de la plus infime créature comporte quelque chose d’intolérable, et si elle n’est pas vaincue en ce qui la concerne, alors le monde n’a aucune justification et ne peut pas être accueilli. Tout et tous doivent ressusciter à la vie et à la vie éternelle. En d’autres termes, nous devons affirmer un principe ontologique non seulement à l’égard des animaux, des plantes et même des objets inanimés. L’homme doit toujours et en tout être le dispensateur de la vie, il doit irradier son énergie créatrice (…).
Le salut est la réunion de l’homme avec l’homme et avec le cosmos à travers la réunion avec Dieu. C’est pourquoi le salut individuel, ou celui des élus, est impensable. La tragédie, la crucifixion et la souffrance continueront dans le monde tant que l’illumination et la transfiguration de toute l’humanité et du cosmos ne se seront pas effectuées (…). L’homme est le centre suprême de la vie universelle qui, tombée par sa faute, doit, à travers lui, se relever ».[4]
En 1942, c’est un théologien qui, cette fois, déclare, dans le même ordre d’esprit : « A l’origine de l’humanité, la création tout entière, sortant des mains de Dieu, est sainte ; le Paradis terrestre, c’est la nature en état de grâce. La Maison de Dieu, c’est le Cosmos tout entier. Le Ciel est sa tente, son tabernacle ; la terre, l’ »escabeau de ses pieds ». Il y a toute une liturgie cosmique, celle des sources, des fleurs, des oiseaux (…).
Les créatures sont saintes, attendant de l’homme qu’il les conduise à leur fin. Mais cet ordre, l’homme a le pouvoir de le violer. qu’il se détourne de Dieu, qu’il se profane lui-même en cessant d’être une créature consacrée, il profane aussi le monde à quoi il impose un usage sacrilège (…). la création, elle, est innocente de ces fautes où « elle souffre violence ». Aussi se révolte-t-elle. Et l’expression de sa révolte, c’est la résistance qu’elle nous oppose quand nous la détournons ainsi de sa fin. Entre elle et nous, c’est une lutte qui s’établit et qui est la conséquence du péché (…).
Comment retrouver l’harmonie perdue, comment nous réconcilier avec les choses ? Tout dépend de la conversion du cœur. Les choses, elles, n’ont pas changé. Elles sont restées ce qu’elles étaient ; elles nous attendent, innocentes et fraternelles. C’est en nous qu’est le désordre. Si je veux retrouver la joie du Paradis et la familiarité avec les choses, il fut que je les rende à leur sens, que je les restitue à leur mission de servantes. Alors elles cesseront de me faire entendre leur muet reproche, elles recommenceront à chanter autour de moi. »[5]
En 1947, est publiée cette prière « cosmique » : « Depuis cet événement unique que constituent ensemble le Calvaire et l’Aurore pascale, Vous m’avez confié, Père très miséricordieux, à moi comme à tous mes frères, avec eux, dans le Christ Jésus et par votre Esprit, ces « clés de la mort et du séjour des morts », c’est-à-dire de ce monde qui vous a renié, vous, la Vie, par la faute de l’homme. Je puis dorénavant lier ou délier le monde, l’abandonner définitivement au vide, à la creuse illusion, au semblant d’être, à la mort, au néant, l’asservir à la plus inepte, à la plus inane (sic), à la plus nécrosante des rebellions - ou, collaborant au contraire avec vous, en vous faisant en moi place nette, sauver le monde avec vous, remettre chaque chose à sa place en réintégrant la mienne, rétablir l’osmose et la symbiose de la souveraineté céleste, restaurer dans le Christ toute la création. Pour que soit sanctifié votre Nom, qui est Yahweh, Je suis, il faut qu’en l’univers entier, de l’Orient jusqu’à l’Occident, toute créature vous offre la pure oblation d’une existence conforme à votre Loi ; il faut que votre règne arrive, qu’il se réalise a fine usque ad finem, avec l’omnipotence persuasive et pénétrante de la douceur, de l’innocence édénique ; il faut que vos décrets, votre très sage et vivifiante volonté soit faite sur la terre comme au ciel, et vous m’avez voulu co-médiateur entre l’une et l’autre. Préservez-moi donc, moi qui suis une sentinelle avancée du Royaume, de jamais trahir par ma torpeur ou ma lâcheté. »
Toutefois tout cet élan nouveau est freiné durant la première moitié du XXe siècle par les querelles autour des théories de l’évolution qui, dans certains cas, cherchaient à aligner l’homme sur l’animal[6]. En 1950, Pie XII clarifie la situation en, reconnaissant que « l’Église n’interdit pas que la doctrine de l’évolution, pour autant qu’elle recherche si le corps humain fut tiré d’une matière déjà existante et vivante -car la foi catholique nous oblige à maintenir l’immédiate création des âmes par Dieu- dans l’état actuel des sciences et de la théologie, soit l’objet de recherches et de discussions de la part des savants de l’un et l’autre parti, de telle façon que les raisons qui favorisent ou combattent l’une ou l’autre opinion soient examinées et jugées avec le sérieux nécessaire, modération et mesure (…). »[7] A partir de ce moment, s’est établie « une sorte de paix civile » entre la science et la théologie, « l’explication du « comment » était dévolue à la théorie de l’évolution, les énoncés sur le fait de la création revenaient en partage à la théologie ».[8] Aujourd’hui, fort heureusement, on a dépassé cette position intenable à la longue, pour des interpellations réciproques et constructives. Bref, les obstacles semblent levés pour réétudier en profondeur et en largeur la définition que Paul nous donne du Christ, « l’Image du Dieu invisible, premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances ; tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose et tout subsiste en lui ».[9]
Le Christ n’est pas seulement tête de l’Église mais aussi tête du cosmos même si, comme la structure du texte de Paul l’indique - « Et il est aussi la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église »[10]-, « la relation du Christ au cosmos diffère de celle qu’il a avec l’Église. Elle seule a intérieurement part à sa vie, sa mort et sa résurrection, aussi bien par le baptême et l’eucharistie que par une existence vécue dans la foi »[11]. Le cosmos n’est pas à l’image de Dieu même s’il porte en lui des « vestiges de Dieu »[12] reconnaissables par celui qui connaît la Révélation mais, comme le dit un théologien, « dans le Seigneur de l’Église domine aussi le Seigneur des puissances. Dans le Seigneur des puissances, le monde rencontre le Seigneur de l’Église »[13]. L’Incarnation a un écho cosmologique comme déjà on pouvait le pressentir dans Isaïe[14]:
« Cieux, épanchez-vous là-haut
et que les nuages déversent la justice,
que la terre s’ouvre et produise le salut,
qu’elle fasse germer en même temps la justice.
C’est moi, Yahvé, qui ai créé cela. »
On parlait, il y a un instant, des « vestiges de Dieu », eh bien, « tout sur la terre portant les traces de la présence de Dieu[15], la terre est aussi, dans la rencontre entre Dieu et l’homme, lieu de transformation ».[16] Non seulement l’Incarnation et la Rédemption permettent la « divinisation » de l’humanité mais elles touchent aussi la matière en supprimant tout d’abord l’opposition entre le temps et l’éternité. Et, tout en gardant bien à l’esprit la différence signalée entre Église et cosmos, on peut dire, par exemple, « que la destination de l’eau est de servir au mystère de l’Epiphanie et du Baptême, que celle du bois est de fleurir sur la croix, celle de la terre d’accueillir le corps du Seigneur pour le grand repos du sabbat et celle de la pierre de sceller le tombeau et d’être roulée devant les myrophores[17]. Oui de telles affirmations, tirées de la liturgie orientale, sont assez concrètes pour assumer la création visible dans l’économie du salut. Huile et vin seront parfaits en devenant les « éléments » médiateurs de la grâce pour l’homme re-né, le blé et le vin atteignent leur degré de perfection dans le repas eucharistique. Les actes élémentaires de la vie, eux aussi, -boire, manger, croître, parler, agir, se rencontrer- reçoivent tous par leur assomption dans la liturgie (anaphora[18]) leur véritable destination, à savoir devenir « les pierres de construction d’un temple spirituel »[19]. L’auteur de cette citation évoque la liturgie orientale qui est restée plus fidèlement sensible au « chant des créatures », il pense aussi à Teilhard de Chardin qui, un temps, scandalisa avec son Hymne de l’univers[20], célébrant « la messe sur le monde »[21], le « Christ dans la matière » et « la puissance spirituelle de la matière ». Le cardinal Ratzinger, le futur Benoît XVI, pour rappeler « la dimension cosmique du culte chrétien », ne craignit pas d’évoquer l’explication du célèbre Jésuite pour montrer que « le but du culte et le but de la création sont en gros les mêmes : divinisation, un monde de liberté et d’amour ». Et il ajoute : « Pierre Teilhard de Chardin, par exemple, prenant appui sur la conception moderne de l’évolution, a décrit le cosmos comme un processus d’ascension, fait d’unions successives . (…) S’appuyant sur les épîtres aux Ephésiens et aux Colossiens, Teilhard voit le Christ comme cette énergie qui s’épandrait vers la noosphère et qui finalement comprendrait tout dans sa « plénitude ». A partir de là, Teilhard propose une interprétation nouvelle et personnelle du culte chrétien : l’hostie transformée serait pour lui l’anticipation de la transformation de la matière et de sa déification dans la « plénitude » christologique. L’eucharistie donnerait en quelque sorte sa direction au mouvement cosmique ; elle anticiperait son but et en même temps hâterait son accomplissement ».[22]
Rien de bien révolutionnaire dans cette vision[23] puisque saint Irénée, au IIe siècle, écrivait : « Nous présentons dans les saintes offrandes toute la nature visible afin que celle-ci devienne eucharistie »[24]. Nous l’avions oublié[25].
Or le dessein est bien de « ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ »[26] et de nous donner des cieux nouveaux et une terre nouvelle.
d’autre part, « il y a une vision écologique profondément structurée dans la théologie orthodoxe et son éthique. Cette vue n’est nulle part plus marquée que dans les rites d’action de grâce orthodoxes » en lien avec « la compréhension biblique de la bénédiction (qui) est liée fondamentalement au don divin de la vie et de la prospérité (Gn 27, 25-30) ».Plutôt que de parler à propos du premier livre de la Genèse, de « propriété » ou de « gardiennage » de la terre, « l’orthodoxie a préféré le vocabulaire du don et de la bénédiction (…) ». Les rites du baptême et de l’Epiphanie, en particulier, célèbrent le renversement de la chute et de sa malédiction en proclamant la recréation du monde comme dans la grande prière arménienne pour l’Epiphanie dont voici un trop bref aperçu : « Aujourd’hui, les cieux sont joyeusement couverts de la rosée de la grâce, et le monde entier est irradié de lumière. (…) Aujourd’hui, les mers et les rassemblements d’eau sont étendus sous les pas du Seigneur. (…) Aujourd’hui, toutes les créatures sont revêtues de splendeur par la manifestation de Dieu. (…) Aujourd’hui les péchés et les transgressions de la race d’Adam sont effacés dans les eaux du Jourdain, et la face de la terre est renouvelée par l’apparition de Dieu. Aujourd’hui la porte close et verrouillée du jardin est ouverte à l’humanité. »
La « théologie orthodoxe, spécialement dans sa liturgie et ses rites de bénédiction, affirme que la nouvelle demeure de Dieu ne parvient à son achèvement que dans l’Église, dont l’arche de Noé était la figure. d’un point de vue orthodoxe, l’écologie et l’ecclésiologie sont virtuellement la même chose. C’est pourquoi nous devons mieux veiller sur notre Église et notre demeure. » (GUROIAN Vigen, op. cit., pp 157-171).
On sait aussi que le pape François s’est référé aux écrits du patriarche orthodoxe de Constantinople Bartholomée dans son encyclique Laudato si’ (LS 8-9).