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ii. Le premier capital

Si nous reprenons le récit de la Genèse, le premier capital est notre terre, la nature, les plantes, les animaux, l’eau, l’air, le sous-sol, le ciel, les étoiles. Cette terre est le fruit du travail de Dieu et est donnée à l’homme : «  tout ce qui, dans l’ensemble de l’œuvre de production économique, provient de l’homme, aussi bien le travail que l’ensemble des moyens de production et la technique qui leur est liée (c’est-à-dire la capacité de mettre en œuvre ces moyens dans le travail), suppose ces richesses et ces ressources du monde visible que l’homme trouve, mais qu’il ne crée pas. (…) Tout lui est principalement donné par la « nature », autrement dit, en définitive, par le Créateur. »[1]

La terre est un don de Dieu à tous les hommes. Le concile dira: « L’homme créé à l’image de Dieu, a (…) reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et en justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre ».⁠[2] Jean-Paul II reprendra tel quel ce texte pour asseoir l’idée que le travail est bien participation à l’œuvre de Dieu⁠[3]. Mais, dans l’encyclique Centesimus Annus, il ira plus loin et consacrera un paragraphe à l’ »écologie », introduisant du fait même, dans l’enseignement officiel de l’Église, une nouvelle rubrique.

Il faut dire que ce thème de l’écologie est bien contemporain.

L’écologie, au sens scientifique du terme, étudie les relations des espèces vivantes avec leur milieu. Elle considère que l’ensemble des êtres vivants constitue une écosphère où s’imbriquent toute une série d’écosystèmes qui ont leur valeur propre mais sont aussi interdépendants. Au cours du XXe siècle, on s’est rendu compte que l’action de l’homme pouvait mettre gravement en péril les écosystèmes et conduire l’humanité à des catastrophes⁠[4].

Cette situation inquiétante et même très inquiétante a provoqué, à partir des années septante, l’émergence de théories « philosophiques » et politiques souvent outrancières et que nous avons déjà eu l’occasion de dénoncer sous l’étiquette de l’ »écologie profonde » ou de l’ »écologisme ».⁠[5] Ce courant de pensée conteste le « Croissez et multipliez » de la Genèse[6] et tend « à reconnaître à la nature des droits similaires à ceux de l’homme, et donc à banaliser celui-ci au titre d’un produit de la nature parmi les autres ne bénéficiant d’aucun surcroît de dignité. »[7] On en trouve l’écho dans la Déclaration universelle des droits de l’animal[8]. Plusieurs auteurs⁠[9] ont contesté cette vision en en montrant le danger et en faisant remarquer qu’il ne peut y avoir de droit sans devoir correspondant, donc que les animaux, par exemple, ne peuvent avoir de droits. Ce qui n’empêche que nous ayons des obligations à leur égard, obligations qui « résultent au fond du devoir d’humanité de l’homme. Maltraiter un animal, le faire souffrir inutilement, c’est avoir un comportement barbare ? Ce n’est pas violer un droit de l’animal, mais c’est violer sa propre humanité : violer un devoir de l’humanité, violer le devoir d’être homme. »[10] Plutôt que de droits des animaux, on peut invoquer une « éthique de la compassion », selon l’expression d’un évêque⁠[11] ou, plus largement, comme nous le verrons plus loin, « une charité cosmique ».⁠[12] Il n’empêche que certains auteurs chrétiens bien intentionnés et bien informés continuent à parler des droits des animaux et des plantes mais en précisant que ces droits « existent au moins par ceci que toutes les créatures ont une valeur propre qui doit être traitée selon sa mesure. Mais les droits de toute créature dépendent de sa nature, et les droits des animaux ne sont pas ceux des humains ». L’auteur de ces lignes reconnaît que « les désigner du nom de droit peut amener à une confusion dangereuse (…). »⁠[13]

Finalement la position philosophique la plus sage, la plus défendable rationnellement, ne serait ni dans le biocentrisme des écologistes profonds⁠[14] qui « réduit l’homme à être l’instrument de conservation des équilibres naturels »[15], ni dans l’anthropocentrisme conquérant et suicidaire de l’homme moderne⁠[16]. Elle consisterait à maintenir fermement « une différence qualitative radicale entre l’homme et la nature ». Mais, « conscient d’être le produit le plus évolué de la nature, l’homme mettrait cette supériorité au service d’une reconnaissance de tout ce qui n’est pas lui mais sans quoi il n’aurait jamais été. Il y a dès lors lieu de plaider pour que l’homme ne nie jamais sa liberté et sa supériorité dans le règne animal, tout en interprétant cette supériorité comme un devoir d’humilité ».⁠[17]

On se rend compte, à travers ce rapide survol, que non seulement le problème soulevé est grave parce que l’homme aujourd’hui, s’il n’y prend garde, peut détruire cette terre sans laquelle il ne peut vivre mais aussi parce qu’il met en jeu un certain nombre de valeurs fondamentales et notamment le statut et la place de l’homme dans l’univers.⁠[18]


1. LE 12.
2. GS 34, § 1.
3. LE 25.
4. Ce n’est pas le lieu ici d’analyser les différentes menaces qui pèsent sur le monde. Il est certain que certaines sont bien identifiées alors que d’autres sont exagérées. On peut lire à ce propos : LEDOUX Isabelle, Les « grandes peurs » écologistes : Mythes et réalité, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, pp. 51-62. L’auteur, née en 1957 et docteur en sciences physiques, a le mérite, au terme de son analyse, de montrer combien il est difficile de mettre en œuvre des politiques adéquates pour pallier les menaces : « Tel est sans doute le problème principal, devant lequel les sciences de la nature demeurent impuissantes. Quand elles auraient parfaitement démêlé l’écheveau gigantesque des effets et des causes, quand elles auraient parfaitement identifié les dangers, leur gravité, leur évolution, et proposé des solutions adéquates -ou supposées telles- pour les conjurer, elles ne sauraient, à elles seules, apporter de réponse aux problèmes des sociétés humaines qui manquent parfois de la volonté ou des moyens de gérer à long terme l’avenir de la planète. Des impératifs de survie économique -et même individuelle- immédiate font des préoccupations écologiques du monde développé un luxe sans doute nécessaire, mais inaccessible parce que trop coûteux. (…)
   La double complexité des phénomènes naturels et des problèmes humains aurait de quoi décourager ; après tout, si les mécanismes sont mal connus, le diagnostic incertain et les prévisions illusoires, si, d’autre part, les solutions proposées ne sont pas acceptées par les instances politiques, à quoi bon s’inquiéter de l’avenir ? « Après moi, le déluge », la tentation est forte de laisser nos descendants résoudre le problème. Le plus grave tient à ce que, lorsque les perturbations apportées par l’homme au climat ou au patrimoine génétique des espèces vivantes auront commencé à produire leurs effets, il sera sans doute bien trop tard pour espérer renverser la tendance à court terme ; mais d’autre part, les preuves actuelles sont trop minces pour que les pouvoirs publics acceptent d’investir dans ce type de prévention encore hasardeuse. » Mais « dans le doute, il faut agir au plus vite. Ces dangers qui planent sur le XXIe siècle nous rappellent en tout cas fort opportunément notre responsabilité vis-à-vis de la nature, la nécessité d’en exploiter les ressources tout en respectant ses capacités de régénération (…) ».
5. James Lovelock, Arne Naess, William Aiken, Michel Serres, P. Singer, Tom Regan, etc.. L’expression deep ecology que l’on traduit par écologie profonde ou radicale, est due au philosophe norvégien Arne Naess qui distingue l’écologie « superficielle », préoccupée par la lutte contre la pollution ou l’épuisement des ressources naturelles, et l’écologie radicale attachée à des intérêts plus fondamentaux et qui propose une « écosophie » ou « philosophie de l’harmonie et de l’équilibre écologique » ( NAESS Arne, The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement, A Summary., in Inquiry, 16, 1973 1, p. 99.)
   Plusieurs auteurs font remarquer que la deep ecology « n’est pas une pensée vraiment nouvelle : comme elle, le vieux fonds de la philosophie indienne (que l’on retrouve aussi bien dans l’hindouisme que dans le bouddhisme) se refuse à placer (à la différence du judéo-christianisme et plus largement de toute la philosophie occidentale) la césure essentielle entre l’homme et la nature pour la déplacer entre le vivant et le reste ou bien même pour refuser toute césure au sein de l’être. » (HUREAUX Roland, Terre des hommes, in Communio XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, p. 12).
   On peut aussi y voir une résurgence des cultes païens de la Terre-Mère.
   J. Arnould, de son côté, y retrouve des traces gnostiques ( Gnose et écologie, in Communio, XXIV, 2, n° 142, mars-avril 1999, pp. 57-71). J. Arnould, dominicain, né en 1961, est ingénieur agronome, docteur en histoire des sciences et en théologie.
6. La croissance démographique comme la croissance économique mettent, selon les partisans de l’écologisme, les équilibres naturels en péril.
7. DEPRE Olivier., Philosophie morale, Academia Bruylant, 1999, p. 141.
8. Proclamée le 15-10-1978 à l’Unesco par la Ligue internationale des droits de l’animal. Il y est stipulé notamment que « tous les animaux naissent égaux devant la vie et ont les mêmes droits à l’existence » (art. 1) ; que « tout animal a droit au respect » et que « l’homme, en tant qu’espèce animale, ne peut exterminer les autres animaux (…) ; il a le devoir de mettre ses connaissances au service des animaux » (art. 2). Comme le fait remarquer O. Depré (op. cit., p. 151), cette déclaration s’inspire de la philosophie des droits de l’homme tout en dénonçant sa conception anthropocentrique.
9. Outre O. Depré, on peut citer aussi FERRY L., Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Grasset, 1992, malgré qu’il range injustement H. Jonas (Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Cerf, 1990) parmi les « écologistes profonds » alors que l’auteur allemand parle de la nature non pas « en termes de sujets de droit, mais en termes d’objet éthique » (DEPRE O., op. cit., p. 143).
10. DEPRE O., op. cit., p. 159.
11. Mgr Bertrand Blanchet, évêque de Rimouski (Canada), in Pour un monde écologique, solidaire, pacifique et démocratique, 26-4-2002, disponible sur www.csq.qc.net/eav/mgrBlanchet.pdf. La compassion envers les animaux était déjà évoquée par saint Thomas d’Aquin : « Il est vraisemblable que si l’on éprouve un tel sentiment de pitié à l’égard des animaux, on s’en trouve favorablement disposé à le ressentir envers les hommes » (I IIae, qu. 102, art. 6).
12. BASTAIRE H. et J., Le salut de la création, Essai d’écologie chrétienne, Cerf, 1996, pp. 69-70.
13. CALDECOTT Stratford, Des droits pour les animaux, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, p. 125. « C’est peut-être pourquoi, continue-t-il, Jean-Paul II se garde d’employer ce mot. Et pourtant, le pape nous donne en même temps l’enseignement le plus ferme quant à l’importance morale des animaux. Par exemple, s’inspirant du Psaume 148, il écrit : « Le respect de la vie et de la dignité de la personne humaine s’étend au reste de la création qui est appelée à se joindre à l’homme dans la louange de Dieu » (id., pp. 125-126).
14. On pourrait même parler de panthéisme ou de religion de la nature.
15. BOULNOIS Olivier, La nature est pour l’homme et l’homme pour Dieu, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, p. 7.
16. Cet anthropocentrisme est bien décrit par le pape François dans son encyclique Laudato si’ (LS).
17. DEPRE O., op. cit., p. 165. O. Depré aboutit à cette conclusion après avoir médité sur la responsabilité rétrospective et la responsabilité prospective de l’homme à partir de l’œuvre citée de Jonas et de différentes œuvres de P. Ricoeur (notamment Soi-même comme un autre, Seuil 1990 ; La responsabilité et la fragilité de la vie. Ethique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas, in Le messager européen, 5, 1991, pp. , entgre autres203-218 ; Le juste, Esprit, 1995).
18. « L’homme doit garder dans le monde sa place modeste de Simien qui a momentanément réussi » écrit Raymond Ruyer (La Gnose de Princeton, Fayard-Pluriel, 1977, p. 33).L’anthropocentrisme et l’humanisme cèdent la place à une philosophie cosmocentrique qui sera volontiers théocentrique dans la mesure où il n’y a plus de différence fondamentale entre le cosmos et la « Conscience cosmique », entre le cosmos et Dieu défini comme « la Pensée dont le monde est le cerveau » (Ruyer cité par ARNOULD J., Gnose et écologie, op. cit., p. 61). Ruyer lui-même définit ainsi la gnose : « La Gnose est la connaissance de la réalité suprasensible, invisiblement visible dans un éternel mystère. Le Suprasensible constitue au cœur et au-delà du monde sensible, l’énergie motrice de toute forme d’existence. (…) La Gnose nous révèle ce que nous sommes, ce que nous sommes devenus, le lieu d’où nous venons et celui dans lequel nous sommes tombés, le but vers lequel nous nous hâtons ». (La Gnose de Princeton, op. cit., p. 27).

⁢a. L’écologie et la Bible

[1]

Vu son importance vitale, la question ne pouvait donc échapper à la réflexion de l’Église d’autant moins que des auteurs ont accusé le livre de la Genèse d’avoir suscité et justifié le pillage de l’univers en soulignant l’ordre divin de soumettre et dominer la terre.⁠[2]

Le premier de ces accusateurs est sans doute Lynn White junior qui dès 1966 dénoncera le christianisme qui, selon lui, « porte une lourde part de responsabilité » dans la destruction de la nature, développant une « mentalité d’exploitation » des « richesses naturelles dans une espèce d’indifférence à la sensibilité de la nature » alors que le paganisme, voyant des dieux partout, avait freiné le pillage de la nature. Le paganisme vaincu, l’Occident s’est lancé dans une course au progrès, justifié par « une téléologie judéo-chrétienne hors de laquelle elle est injustifiable ».⁠[3]

qu’en est-il ? L’injonction « soumettez la terre » autorise-t-elle son exploitation ?

Pour répondre à cette question, on peut s’appuyer sur cinq thèmes bibliques.⁠[4]

\1. Si l’homme est le seul être à l’image et à la ressemblance de Dieu⁠[5], appelé à soumettre et dominer la terre, cette domination doit s’exercer à la manière de Dieu, créateur de tous les êtres. Comme le fait remarquer Jean-Marie Pelt, « si Dieu est le Seigneur absolu, Créateur et Maître des mondes, c’est dans des relations d’amour que s’exercent ses rapports avec ses sujets. Bref cette domination consiste à gérer la beauté et la grandeur de la terre, à régner dans le sens de conduire, guider, apprivoiser (…). L’homme prend en charge la nature, et la mission lui est confiée de l’entretenir comme un jardin. La Création n’est pas offerte à l’homme toute faite ; il lui appartient de la prendre en main, de la gérer et de se comporter à l’image même de son Créateur comme un « cocréateur » (…). Dignité éminente mais aussi lourde responsabilité (…). »⁠[6]

Un auteur orthodoxe dit de même que « domination signifie en réalité responsabilité et service, par conséquent respect de la Création et non pas appropriation. (…) Ainsi donc, l’homme créé à l’image de Dieu, est responsable de toute la Création, quelle que soit son immensité, de la nature, et avant tout de son prochain. C’est là le vrai sens de la royauté, tel que manifesté par le Roi des rois qui s’est ceint les reins pour laver les pieds de ses disciples (voir Jn 13, 4-5). »[7]

L’homme est invité à utiliser la nature, certes, sa vie en dépend, mais autant qu’il est nécessaire et pas plus : « Si tu rencontres en chemin, sur un arbre ou à terre, un nid d’oiseau avec les petits ou les œufs couvés par la mère, tu ne prendras point la mère avec les petits. Tu laisseras partir la mère et tu ne prendras que les petits, afin de prolonger tes jours heureux »[8].

On peut encore ajouter que le mot « soumettre » traduit l’hébreu « kavas » qui signifie aussi « piétiner », « dominer sexuellement », « écraser » mais aussi « gérer efficacement sa possession, sa propriété ». Il semble évident, dans le contexte religieux et culturel qui entoure Israël à l’époque, que l’auteur inspiré ait eu l’intention « de libérer l’homme de l’emprise des forces obscures de la nature, promues au rang d’idoles et de faux dieux (…) ».⁠[9]

En somme, on pourrait dire que l’homme doit être jardinier à l’image du Christ ressuscité que Marie-Madeleine rencontre le jour de Pâques⁠[10]. A l’image du Christ, l’homme doit être « doux » avec la nature. Une des béatitudes, en effet, déclare « Heureux les doux car ils posséderont la terre »[11] et même si le texte parle évidemment de la Terre promise, il peut inspirer l’agir chrétien en matière écologique. La terre est un héritage fragile, un habitat provisoire qui n’appartient pas à l’homme et que celui-ci doit aménager et ménager avec humilité⁠[12].

\2. L’homme est créature, comme l’arbre et le cheval, comme la terre d’où il est tiré⁠[13]. Il y a donc une certaine parenté entre toutes les créatures⁠[14]. Dans le Psaume 114 consacré à chanter les splendeurs de la création, Yahvé est béni pour toutes ses créations, il les anime, en prend soin et leur manifeste sans cesse son attention:

« Bénis Yahvé, mon âme,

Yahvé, mon Dieu, tu es si grand !

(…)

Tu déploies les cieux comme une tente,

tu bâtis sur les eaux tes chambres hautes ;

faisant des nuées ton char,

tu t’avances sur les ailes du vent ;

tu prends les vents pour messagers,

pour serviteurs les jeux de flammes.

Tu poses la terre sur ses bases, (…).

De l’abîme tu la couvres comme d’un vêtement (…). »

A propos des eaux:

« A ta menace, elles prennent la fuite, à la voix de ton tonnerre, elles s’échappent ;

elles sautent les montagnes, elles descendent les vallées

vers le lieu que tu leur as assigné ;

tu mets une limite à ne pas franchir,

qu’elles ne reviennent couvrir la terre.

Dans les ravins tu fais jaillir les sources, (…).

De tes chambres hautes, tu abreuves les montagnes ;

la terre se rassasie du fruit de tes œuvres ;

tu fais croître l’herbe pour le bétail

et les plantes à l’usage des humains,

pour qu’ils tirent le pain de la terre

et le vin qui réjouit le cœur de l’homme,

pour que l’huile fasse luire les visages

et que le pain fortifie le cœur de l’homme.

Les arbres de Yahvé se rassasient,

les cèdres du Liban qu’il a plantés (…).

Il fit la lune pour marquer les temps,

le soleil connaît son coucher.

Tu poses la ténèbre, c’est la nuit (…).

Les lionceaux rugissent après la proie

et réclament à Dieu leur manger.

(…)

Que tes œuvres sont nombreuses Yahvé !

Toutes avec sagesse tu les fis,

la terre est remplie de ta richesse. »

A propos des animaux de la mer:

« Tous ils espèrent de toi

que tu donnes en son temps leur manger ;

tu leur donnes, eux, ils ramassent,

tu ouvres la main, ils se rassasient.

Tu caches ta face, ils s’épouvantent,

tu retires leur souffle, ils expirent,

à leur poussière ils retournent.

Tu envoies ton souffle, ils sont créés,

tu renouvelles la face de la terre

A jamais soit la gloire de Yahvé,

que Yahvé se réjouisse en ses œuvres !

(…)

Le souci de la terre pousse Dieu à recommander la jachère pour qu’elle ne s’épuise pas⁠[15]. Au repos de l’homme est lié le repos de la terre : « Mais la septième année la terre aura son repos sabbatique, un sabbat pour Yahvé : tu n’ensemenceras pas ton champ et tu ne tailleras pas ta vigne, tu ne moissonneras pas tes épis, qui ne seront pas mis en gerbe, et tu ne vendangeras pas tes raisins, qui ne seront pas émondés. Ce sera pour la terre une année de repos. Le sabbat même de la terre vous nourrira (…) »⁠[16]. Parfois même, Dieu semble plus se préoccuper du sort des arbres que de celui des combattants : « Si, en attaquant une ville, tu dois l’assiéger longtemps pour la prendre, tu ne mutileras pas ses arbres en y portant la hache ; tu t’en nourriras sans les abattre. Est-il homme, l’arbre des champs, pour que tu le traites en assiégé ? Cependant, les arbres que tu sais n’être pas des arbres fruitiers, tu pourras les mutiler, les abattre, et en faire les ouvrages de siège contre cette ville en guerre contre toi, jusqu’à ce qu’elle succombe. »[17]

On retrouvera cette sollicitude de Dieu pour le monde matériel dans la bouche de Jésus lorsqu’il recommande à ses disciples de s’abandonner à la providence : « Regardez les oiseux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? (…) Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! »[18]. Ou encore lorsque Jésus déclare qu’on peut transgresser le sabbat pour sauver du bétail en péril.⁠[19]

La parenté de l’homme avec la nature -frère aîné- apparaît aussi au moment où l’homme pèche. Dieu dit à Adam, après sa désobéissance: « maudit soit le sol à cause de toi. (…) Il te produira des épines et des chardons (…) »⁠[20]

Plus tard, quand « le Seigneur vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toutes les pensées de leur cœur étaient sans cesse dirigées vers le mal (…) le Seigneur se repentit d’avoir créé l’homme sur la terre et il en eut le cœur affligé. « J’effacerai, dit-il, de la surface de la terre l’homme que j’ai créé, ainsi que le bétail, les reptiles et les oiseaux des cieux car je me repens de les avoir faits »[21]. « Dieu regarda la terre et vit qu’elle était corrompue : toute créature suivait, sur terre, la voie de la corruption »[22] Voilà donc les animaux et les hommes unis dans le châtiment à cause de la perversion de ces derniers : « J’ai décidé la fin de toute créature, car les hommes ont rempli la terre de violence »[23]. Parallèlement, si Noé et sa famille trouvent grâce devant le Seigneur, des couples d’animaux les accompagneront dans l’arche.⁠[24] Après le Déluge, Dieu s’adresse à Noé et à ses fils en ces termes : « Voici que j’établis mon alliance avec vous et avec vos descendants après vous, et avec tous les êtres animés qui sont avec vous : oiseaux, bestiaux, toutes bêtes sauvages avec vous, bref tout ce qui est sorti de l’arche, tous les animaux de la terre ».⁠[25] Après avoir puni l’épouse infidèle d’Osée -Israël-, Dieu promet : « En ce jour-là, je conclurai pour eux une alliance avec les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les reptiles de la terre (…) »⁠[26].

Cette alliance ne peut être interprétée comme une resacralisation de l’animal. L’homme reste au sommet de la Création celui qui donne son nom à l’animal. Elle évoque le temps où Israël sera réconcilié avec le Seigneur. En attendant, le Seigneur, à propos des « brebis » d’Israël, déclare : « Je conclurai avec elles une alliance de paix ; je supprimerai les fauves de leur pays, en sorte qu’elles puissent habiter le désert en sécurité et dormir dans les bois. »[27] Au désert, Dieu va satisfaire le peuple affamé et mécontent. Il promet à Moïse de lui donner de la viande : « Le soir, en effet, des cailles survinrent et couvrirent le camp (…) »⁠[28].

Le sort de la nature est donc lié à celui de l’humanité sans pour autant retrouver le statut privilégié qui était le sien dans les religions traditionnelles.⁠[29]

\3. Ajoutons à cela que la création n’est pas anthropocentrique mais théocentrique⁠[30]. Ainsi, toutes les créatures, et pas seulement les anges et les hommes, sont invitées à louer le Dieu qui a relevé Israël:

« Louez-le, soleil et lune,

louez-le, tous les astres de lumière,

louez-le, cieux des cieux,

et les eaux de dessus les cieux !

qu’ils louent le nom de Yahvé :

lui commanda, eux furent créés ;

il les posa pour toujours et à jamais,

sous une loi qui jamais ne passera.

Louez Yahvé depuis la terre,

monstres marins, tous les abîmes,

feu et grêle, neige et brume,

vent d’ouragan, l’ouvrier de sa parole,

montagnes, toutes les collines,

arbre à fruit, tous les cèdres,

bête sauvage, tout le bétail,

reptile, et l’oiseau qui vole (…). »⁠[31]

Cette louange cosmique revient dans l’Apocalypse:

« Et toute créature, dans le ciel, et sur la terre, et sur la mer, l’univers entier, je l’entendis s’écrier :

A Celui qui siège sur le trône, ainsi qu’à l’Agneau,

la louange, l’honneur, la gloire et la puissance

dans les siècles des siècles »[32].

En fait, l’homme n’est pas le propriétaire de la terre mais l’usufruitier et Dieu se plaît à le rappeler : « Ainsi je vous ai donné une terre que vous n’aviez point travaillée, des villes que vous n’aviez point bâties et que vous habitez maintenant, des vignes et des oliviers que vous n’aviez point plantés et dont vous mangez maintenant les fruits. »[33]

Toute créature a donc valeur et on ne s’étonnera pas d’entendre proclamer la rédemption de toute la création:

\4. La rédemption touche toute la création Le salut de l’homme n’est pas indépendant du sort de la création tout entière.

Déjà le Livre de la Sagesse, nous révèle que

« Dieu n’a pas fait la mort,

il ne prend pas plaisir à la perte des vivants,

il a tout créé pour l’être ;

les créatures du monde sont salutaires,

en elles il n’est aucun poison de mort,

et l’Hadès ne règne pas sur la terre ;

car la justice est immortelle. »[34]

La Bible de Jérusalem commente ainsi ce passage : « La mort physique et la mort spirituelle sont liées ; le péché est cause de la mort, et pour le pécheur la mort physique est aussi la mort spirituelle et éternelle (v. 16). C’est l’homme qui a introduit le désordre dans l’univers, Gn 1-3, et les créatures aident à son salut (v. 14). »[35]

A propos du Christ, image du Dieu invisible, Paul écrit que « Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix. »[36] La Bible de Jérusalem commente ce passage en expliquant que l’univers empli de la présence créatrice de Dieu⁠[37], est tout entier, par suite de l’Incarnation, intéressé par le salut⁠[38] : « Ce sont de nouveaux cieux et une terre nouvelle que nous attendons selon sa promesse, où la justice habitera. »[39] Lorsque le règne du Messie sera définitivement établi, lorsque la paix sera conclue pour toujours entre l’homme et Dieu, la nature elle-même participera à cette grande réconciliation:

« Alors le loup sera l’hôte de l’agneau,

la panthère se couchera près du chevreau ;

le veau et le lionceau mangeront ensemble,

un petit enfant les mènera ;

la vache et l’ourse fraterniseront,

leurs petits gîteront ensemble,

le lion, comme le bœuf, mangera de la paille.

Le nourrisson jouera près du trou de la vipère,

dans la caverne de l’aspic, l’enfant sevré mettra la main.

Il ne se fera ni mal ni dégâts

sur toute ma montagne sainte,

car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur,

comme les eaux recouvrent le fond de la mer. »[40]

Cette vision eschatologique renverse l’ordre de la nature où, en attendant, il est normal que le loup mange l’agneau pour respecter l’équilibre écologique. Ajoutons encore qu’ »un avant-goût de cette création restaurée nous est donné par la liturgie qui convoque tout le cosmos, espace et temps, tous les éléments, l’eau, l’huile, le pain et le vin pour les restaurer dans le Christ. »[41]

\5. Rappelons-nous enfin ce que nous avons découvert à propos du Christ cosmique dans le volume précédent, et qu’Irénée évoquera en ces termes: « Il a tout récapitulé en lui-même, afin que, tout comme le Verbe de Dieu a la primauté sur les êtres supracélestes, spirituels et invisibles, il l’ait aussi sur les êtres visibles et corporels, assumant en lui cette primauté et se constituant lui-même la tête de l’Église, afin d’attirer tout à lui au moment opportun ».⁠[42]

Parlant du Christ à des agriculteurs, Jean-Paul II ne craint pas de leur dire : « Vous êtes venus rendre grâce pour les fruits de la terre mais, avant tout, vous êtes venus ici reconnaître en lui le Créateur et en même temps le fruit le plus beau de notre terre, le « fruit » du sein de marie, le Sauveur de l’humanité et, en un certain sens, du « cosmos » lui-même. »[43]


1. Plusieurs livres abordent cette question, entre autres : GUEULLETTE Jean-Marie et REVOL Fabien, Avec les créatures, Pour une approche chrétienne de l’écologie, Cerf, 2015 ; LARMINAT Stanislas de, L’écologie chrétienne n’est pas ce que vous croyez, Salvator, 2014 ; Académie d’éducation et d’étude sociales, L’homme et la nature, F.-X. de Guibert, 2009 ; PLUNKETT Patrice de, L’écologie de la Bible à nos jours, Pour en finir avec les idées reçues, L’œuvre sociale, 2008.
2. Cf. MITTELWIHR Christian de, « Soyez féconds et dominez la terre ! », in Echanges, n° 240, février 2000, p. 12: « …les religions bibliques, judaïques, islamiques et chrétiennes, ont toujours eu des rapports confus, voire contradictoires, avec la nature, dès le verset 28 du chapitre 1 de la Genèse Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. C’est comme si les hommes refusaient d’envisager que l’Univers obéisse à des lois (divines pour les croyants !) et que celles-ci s’appliquent à tout et à tous, en commençant par l’homme lui-même. Y déroger entraîne des conséquences que l’homme veut de moins en moins accepter dans sa quête du risque zéro. (…) En aucune façon, l’espèce humaine ne peut s’arroger le droit de se multiplier, ni d’assujettir la terre, en faisant disparaître à jamais de nombreux écosystèmes et des millions d’espèces vivantes, fruits de plusieurs milliards d’années d’évolution. La science donne ici les limites de la théologie et la met face à la nature. Ce face-à-face ne peut qu’être basé sur des expertises scientifiques écologiques et devra aussi répondre à la question : comment faut-il appréhender l’anthropocentrisme exacerbé dans la culture judéo-chrétienne, face aux défis de la survie humaine ? » Cf. également cette interview de France Quéré, ministre du culte, en France, qui, parlant des animaux, regrette « l’hégémonie aveugle et sans pitié, maintenue Bible en main » (Panorama, mars 1991, p. 68).
   On peut encore citer cette réflexion abrupte du philosophe américain Lynn White : « La religion chrétienne est la plus anthropocentrique du monde (…). Non seulement elle a établi un dualisme entre l’homme et la nature, mais elle a insisté sur le fait qu’il était de la volonté de Dieu que l’homme exploite la nature pour ses propres fins. » (Cité par BECKFORD James A. (université de Warwick), in Religion et écologie, sous la direction de Danièle Hervieu-Léger, Cerf, 1993, p. 241).
3. Textes cités par FORTIN Ernest L., Perspectives bibliques sur l’écologie, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, pp. 72-73. L’auteur est professeur de théologie au Boston College. Lynn White junior est un historien américain spécialiste de l’histoire des techniques du moyen-âge et théologien protestant. Il a publié cette conférence de 1966, en 1967, sous le titre : The Historical Roots of our Ecological Crisis (Les racines historiques de notre crise écologique), in Science, 10-3-1967, vol. 155, n° 3767, pp. 1203-1207. L. White n’innovait pas vraiment. E.L. Fortin cite quelques auteurs qui, avec des accents divers, défendaient l’idée selon laquelle le christianisme a donné naissance à la science moderne, notamment : le philosophe Nietzsche (1844-1900) pour s’en plaindre), le physicien et philosophe français Pierre Duhem (1861-1916), le philosophe et mathématicien anglais Alfred North Whitehead(1861-1947) pour s’en réjouir.
4. Les quatre premiers sont repris par R. Bauckman, in Lacoste, article Ecologie. R. Bauckman est professeur à l’université de St Andrews (Ecosse). On peut aussi lire le deuxième chapitre de Laudato si’ : L’Évangile de la création (LS 62-100).
5. La vision de Platon est fort différente malgré le rapprochement que l’on fait parfois entre le texte de la Genèse et le célèbre passage du Timée : l’auteur de l’univers « voulut que toutes choses, autant que possible, devinssent à peu près comme lui » (Timée, 30). Dans la Bible, l’homme, seul être à l’image de Dieu, à peine moindre qu’un dieu, vaut plus que toutes les autres créatures de cette terre, plus précieux que la brebis (« combien un homme vaut plus qu’une brebis ! » Mt 12, 12), et même que deux mille porcs (Mc 5, 13-15).
6. Au fond de mon jardin, Fayard, 1992, pp. 78-79. J.-M. Pelt fut professeur de biologie végétale et de pharmacognosie à l’université de Metz et président de l’Institut européen d’écologie.
7. LOSSKY Nicolas, L’homme roi de la Création, Perspective orthodoxe, in Religion et écologie, op. cit., p. 49. N. Lossky est professeur à l’Université Paris-X-Nanterre.
8. Dt 22, 6-7.
9. PELT J.-M., op. cit..
10. Jn 20, 15.
11. Mt 5, 4. Cette béatitude fait écho au Ps 37, 11: « les humbles posséderont la terre » et au don de Yahvé à Abraham : « Tout le pays que tu vois, je te le donnerai à toi et à ta postérité pour toujours » (Gn 13, 15).
12. Cf. BRAGUE Rémi, Les doux de la terre, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, pp. 21-28. R. Brague, né en 1947, fut professeur de philosophie à l’université de Paris I.
13. « Le Seigneur Dieu forma l’homme avec la poussière du sol (…) » (Gn 2, 7).
14. H. Et J. Bastaire précisent qu’il y a entre l’homme et les autres créatures une relation de « mutuelle collaboration ». Car, « si l’homme a la suprématie, c’est en assumant une dépendance préalable.
   Là est sans doute une des significations de sa domination sur les autres créatures. A travers elles, c’est lui-même qu’il domine et prend en charge, c’est dans sa propre chair qu’il fait circuler l’esprit de Dieu. Non que les êtres vivants et le reste de la nature soient une simple projection de l’homme. Mais il se reconnaît en eux, se déchiffre et se baptise en leur existence. Les noms qu’il leur assigne au début de la Genèse éveillent en lui une fraternité d’origine qui achemine toute création vers une même fin. »(Le salut de la création, Essai d’écologie chrétienne, Cerf, 1996, pp. 38-39).
15. Dt 23, 11.
16. Lv 25, 4-6.
17. Dt 20, 19-20.
18. Mt 6, 26 et 28-30.
19. Mt 12, 11 ; Lc 14, 5.
20. Gn 3, 17-18.
21. Gn 6, 5-8.
22. Gn 6, 12.
23. Gn 6, 13.
24. Gn 6, 19-20 et 7, 2-3.
25. Gn 9, 8-10.
26. Os 2, 20.
27. Ez 34, 25.
28. Ex 16, 13.
29. Faut-il dès lors s’étonner de cette prière de saint Basile de Césarée pour les animaux : « Et sur elles aussi, ô Seigneur, ces humbles bêtes, qui portent avec nous la chaleur et le poids du jour, nous te demandons d’étendre la grande bonté de ton cœur, car tu as promis de sauver à la fois l’homme et la bête, et grande est la douceur de ton amour, ô Maître ». (Cité par GUROIAN V., Le sens de la bénédiction : sur l’écologie comme événement ecclésial, in Communio XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, p. 168). V. Guroian, membre de l’Église orthodoxe arménienne, est professeur de théologie à l’Université de Baltimore.
30. En fait, le mot « anthropocentrisme » peut s’entendre de diverses manières. Mgr Blanchet (op. cit.) distingue anthropocentrisme « dur » dans lequel les hommes s’estiment « maîtres et possesseurs de la nature » et anthropocentrisme « modéré » où les hommes tout en occupant une place unique dans la nature se sentent en lien étroit avec elle. Ces deux formes d’anthropocentrisme trouvent leur source, dit-il, dans le livre de la Genèse. Deux lectures sont en effet possibles dans la mesure où elles sont partielles. Si nous tenons compte de tout ce que la Genèse nous dit, nous aboutissons nécessairement à une vision « modérée » où l’homme, gardien de la création, en est responsable devant Dieu.
31. Ps 148.
32. Ap 5, 13.
33. Jos 24, 13.
34. Sg 1, 13-15.
35. Notons, pour être complet, que certains auteurs ajoutent à cette responsabilité de l’homme, celle des mauvais anges amis ceux-ci n’auraient pu agir sans la faute de l’homme (cf. BASTAIRE H. Et J., Le salut de la création, op. cit., pp. 27-29).
36. Col 1, 19-20.
37. Cf. Is 6, 3: « Saint, saint, saint est Yahvé Sabaot, sa gloire emplit toute la terre » ; Jr 23, 24: « Est-ce que le ciel et la terre, je ne les remplis pas ? -oracle de Yahvé » ; Sg 1, 7: « L’esprit du Seigneur en effet remplit le monde, et lui, qui tient unies toutes choses, a connaissance de chaque mot. »
38. Cf. Rm 8, 19-22: « Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise,- c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. » ; Ep 1, 10-12: le Père « nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis: ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. C’est en lui encore que nous avons été mis à part, désignés d’avance, selon le plan préétabli de Celui qui mène toutes choses au gré de sa volonté, pour être, à la louange de sa gloire. » ; Ep 1, 23: le Père a « constitué » le Christ « au sommet de tout, Tête pour l’Église, laquelle est son Corps, la Plénitude de Celui qui rempli, tout en tout. » ; Ph 3, 21: le Christ « transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire, avec cette force qu’il a de pouvoir soumettre toutes choses. » ; He 2, 6-8 cite Ps 8, 5-7 en l’appliquant à la royauté du Christ : « qu’est-ce que l’homme pour que tu le prennes en considération ? Tu l’as un moment abaissé au-dessous des anges. Tu l’as couronné de gloire et d’honneur. Tu as tout mis sous ses pieds. Par le fait qu’il lui a tout soumis, il n’a rien laissé qui lui demeure insoumis. »
39. 2 Pi 3, 13. Et dans Ap 21, 1: « Puis je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle -car le premier ciel et la première terre ont disparu, et de mer, il n’y en a plus. »
40. Is 11, 6-9.
41. BOULNOIS O., op. cit., p. 9.
42. Adversus haereses, III, 16, 6. On pourrait aussi s’attarder aux Pères syriaques comme saint Ephrem le Syrien (vers 306-373). Benoît XVI en évoquent son œuvre a souligné que sa réflexion « sur le thème de Dieu créateur est importante : rien n’est isolé dans la création, et le monde est, à côté de l’Écriture Sainte, une Bible de Dieu. En utilisant de manière erronée sa liberté, l’homme renverse l’ordre de l’univers. » (Audience générale, 28 novembre 2007).
43. Homélie lors du Jubilé du monde agricole, 12-11-2000, in DC n° 2238, 17-12-2000, p. 1051.

⁢b. La Bible ou la « modernité » ?

En fonction de cela, il est difficile d’accuser la Bible d’avoir lancé l’homme à la conquête immodérée du monde⁠[1]. Même si, pénétré d’aristotélisme⁠[2] et de stoïcisme, bien des théologiens anciens virent dans la Genèse la consécration de la domination de l’homme sur le monde, cette domination était interprétée souvent comme un gouvernement bienveillant à une époque où, de toute façon, l’état de la technique ne permettait pas une exploitation sans frein de la nature, ce qui est imputable à l’homme moderne. Bien des méditations théologiques, bien des visions mystiques, bien des récits hagiographiques, en anticipant le Royaume, montrent une harmonie entre l’homme et les autres créatures⁠[3]. Cette interprétation culmine dans le Cantique des créatures de François d’Assise⁠[4], que reprendra le pape François dans son encyclique justement intitulée Laudato si’:

« (…) Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire Soleil, par qui tu nous donnes le jour, la lumière :

Il est beau, rayonnant, d’une grande splendeur, et de toi, le Très-Haut, il nous offre le symbole.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les étoiles : dans le ciel tu les as formées, claires, précieuses et belles.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère vent, et pour l’air et pour les nuages, pour l’azur calme et tous les temps : grâce à eux tu maintiens en vie toutes les créatures.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Eau, qui est très utile et très humble, précieuse et chaste.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère Feu, par qui tu éclaires la nuit : il est beau et joyeux.

Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre, qui nous porte et nous nourrit, qui produit la diversité des fruits, avec les fleurs diaprées et les herbes.

(…) »⁠[5]

L’homme est frère de toute créature mais frère aîné, disions-nous, non pas sommet de la création si cette expression insinue la puissance dominatrice, mais plutôt centre de la création.

L’idée d’une transformation sans limite de l’univers visible n’apparaît qu’à la Renaissance⁠[6] où un fort courant de pensée inspiré par le paganisme antique refuse toute limite à l’action de l’homme et lui donne comme vocation la maîtrise totale du monde par la connaissance et l’utilisation des lois de la nature. La Genèse sera alors relue dans cette optique comme c’est le cas de Francis Bacon⁠[7] qui refusa « de regarder l’art comme une espèce d’appendice à la nature d’après cette supposition que tout ce qu’il peut faire, c’est d’achever, il est vrai, la nature, et point du tout de la transformer ».⁠[8] Accusant la science scolastique d’être une « vierge stérile », il prône la maîtrise de la nature en la « mettant à la question » pour accroître le pouvoir de l’homme⁠[9] auquel il promet d’amener « la nature avec tous ses enfants, de la lier à son service et d’en faire son esclave »[10].

Un peu plus tard, René Descartes écrivait qu’« il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »Quelle qu’ait été l’intention profonde de Descartes, ce dernier membre de phrase est devenu, sans conteste, le mot d’ordre de la modernité.

En tout cas, Descartes rêve de l’utilisation de la nature pour jouir « sans peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ». La santé, en effet, pour lui, « est sans doute le premier et le fondement de tous les autres biens de cette vie ». Et dans une vision finalement très matérialiste, il ajoute : « même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher ».⁠[11]

Si Descartes veut utiliser la nature, Pascal la récuse. Le monde est un « cachot »[12] et la nature ne parle pas de Dieu : « C’est une chose admirable que jamais auteur canonique ne s’est servi de la nature pour prouver Dieu. (…) « Eh quoi ! Ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? - Non. - Et votre religion, ne le dit-elle pas ? - Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donne cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart. » »[13]

On peut citer aussi le cas de Spinoza qui insistera « sur l’identité universelle du fonctionnement des êtres. C’est la vision qui sous-tend toute la science moderne. Elle implique finalement qu’il n’y a pas de différence essentielle entre les êtres, animés ou inanimés, doués de raison ou non. S’il n’y a pas de but, il n’ya pas de nature qui y corresponde. »[14]

On peut citer également John Locke⁠[15] qui parle du « droit qu’a l’homme d’user des créatures inférieures pour sa subsistance et les commodités de sa vie »[16].

Le XVIIe siècle est un tournant dans l’évaluation de la nature⁠[17]. C’est perceptible, par exemple, dans la conception que l’on se fait de l’animal. Autour de 1670, nombre de clercs vont se rallier à la théorie de l’animal-machine⁠[18] qui récuse la tripartition thomiste des âmes⁠[19]. Théorie consacrée par Descartes et qu’il appliquera au corps de l’homme⁠[20]. Jusque là, à la suite de la Bible, on considérait l’animal comme semblable à l’homme (animal raisonnable) mais différent de lui, ayant une nature inférieure. L’animal est une créature faite pour l’homme mais aussi un symbole du monde céleste (l’agneau, le pélican, pour le Christ, ou le bouc satanique), du monde humain (l’oiseau-âme ou le loup impie), et parfois, car le signe peut être ambivalent, « un modèle à part entière, actif, facilitant la marche vers Dieu »[21]. Qui plus est, l’animal, à l’instar de l’ânon qui porta Jésus lors de son entrée à Jérusalem, l’animal est souvent au service de Dieu⁠[22]. Bref, jusqu’au XVIIe siècle, on peut dire que, chez les prédicateurs comme chez les théologiens, « les animaux jouent les premiers rôles pour rapprocher l’homme de Dieu »[23]. « Cette forte continuité, explique E. Baratay, est due au respect profondément ancré pour la Bible, les bestiaires, les vies de saints, les Pères de l’Église comme saint Jérôme, les auteurs de l’Antiquité tel Pline. »[24]

Progressivement, en France notamment, sous l’influence grandissante du cartésianisme et de l’augustinisme, la rationalité d’une part et le souci exclusif de l’âme poussent à abandonner les « vieilles croyances » d’autant plus que l’on a tendance a privilégier la vie policée des villes au détriment des campagnes jugées superstitieuses.⁠[25]

Très sensible, par contre, à la beauté de la nature, Camus accuse la philosophie moderne d’en avoir perdu le sens le plus profond. Choqué par cette réflexion de Hegel : « Seule la ville moderne (…) offre à l’esprit le terrain où il peut prendre conscience de lui-même », Camus dénonce ce qu’il considère comme une mutilation : « Nous vivons ainsi le temps des grandes villes. Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. Il n’y a plus de conscience que dans les rues, parce qu’il n’y a d’histoire que dans les rues, tel est le décret. »[26] Hegel, en effet, estime que « la personne a le droit de placer sa volonté en chaque chose, qui alors devient même et reçoit comme but substantiel (qu’elle n’a pas en elle-même), comme destination et comme âme, ma volonté ? C’est le droit d’appropriation de l’homme sur toutes choses. (…) Comme la substance de la chose qui est ma propriété est pour elle-même son extériorité, c’est-à-dire sa non-substantialité (elle n’est pas en face de moi une fin en soi)(…) et que cette extériorité se réalise précisément dans l’utilisation de l’emploi que j’en fais, ainsi la pleine disposition équivaut à la chose dans toute son étendue. Dès lors, quand cet usage m’appartient, je suis propriétaire de la chose puisqu’il ne reste rien en dehors de cette utilisation intégrale qui puisse être propriété d’un autre ».[27] Marx n’est pas loin. Comme nous l’avons déjà vu, pour lui, seul le produit du travail a de la valeur, pas la matière sur laquelle s’exerce le travail. Esprit moderne parfois consacré dans les textes officiels comme dans le Code civil français qui définit le droit de propriété comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».⁠[28]

On peut encore ajouter une remarque. L’anthropocentrisme pur et dur⁠[29], tel qu’il se manifeste à l’époque moderne jusqu’à aujourd’hui et qui considère que la nature n’est qu’un moyen, un outil, a transformé aussi le rapport de l’homme à son corps réduit au rang de moyen utile. Si l’on veut restaurer le respect de la nature, il faut sans doute commencer par restaurer le respect de son propre corps, moyen, certes, mais aussi fin en soi puisque nous sommes notre corps. Tout dépend en fait de notre estimation de la vie, en général, dans toutes ses modalités : « notre corps, c’est aussi la terre entière »[30] qui n’est donc pas simplement moyen mais aussi fin en soi comme saint Basile le suggérait déjà au IVe siècle, à propos des animaux. Il souhaitait « que nous comprenions qu’ils ne vivent pas pour nous seuls, mais pour eux-mêmes et pour Toi, et qu’ils goûtent la douceur de vivre »[31].

Si le XVIIe siècle est un tournant, il faut toutefois signaler qu’à la même époque, apparaît, en Angleterre⁠[32], l’idée que les hommes ne sont en fait que les intendants de la création. Ils doivent « gérer l’œuvre de Dieu en son nom et sont responsables devant lui de la manière dont ils s’y prennent ». La création ne vaut donc pas simplement parce qu’elle est utile à l’homme : elle possède une valeur intrinsèque. Cette interprétation sera reprise, développée, nuancée de diverses manières au XXe siècle où de nombreuses théologies « écologiques » verront le jour.


1. Non seulement l’eau, la terre et l’air sont menacés, non seulement les espèces végétales et animales sont victimes mais la vie humaine elle-même pâtit: manipulations génétiques, avortement, euthanasie dénotent un irrespect profond de la nature.
2. On sait que pour Aristote, la nature se comporte en vue d’une fin qu’elle l’atteigne ou non. Dès lors, les plantent existent pour le bien des animaux et ceux-ci pour l’animal raisonnable qu’est l’homme (cf. Politique, 1, 1256 b 15 sq). Ces finalités justifient qu’on s’intéresse à la nature : « entrons sans dégoût dans l’étude de chaque espèce animale : en chacune, il y a de la nature et de la beauté. Ce n’est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les œuvres de la nature, et à un haut degré ; or la finalité qui régit la constitution ou la production d’un être est précisément ce qui donne lieu à la beauté » (Sur les parties des animaux, I, V). Cf, à ce sujet FORTIN Ernest L., op. cit., pp. 67-72.
3. Hélène et Jean Bastaire citent, jusqu’à l’aube du XVIIe siècle, des dizaines d’auteurs divers : Irénée de Lyon, Cyrille de Jérusalem, Ephrem de Nisibe, Basile de Césarée, Origène, Athanase d’Alexandrie, Grégoire de Nysse, Augustin d’Hippone, Macaire l’Égyptien, Théodoret de Cyr, les Pères du désert, Gérasime, Isaac le Syrien, Jean de Dalyatha, Simon de Taiboutheh, Jean de damas, Eustache, Hubert, Maxime le Confesseur, Scot Erigène, les moines irlandais (Brigide de Kildare, Colomba d’Iona, Finnian, Moling, Ciaran, Gall, Colomban de Luxeuil, Coemgen de Glendalough), Syméon le Nouveau Théologien, Romuald, Pierre damien, Martin Storace, Bernard de Clairvaux, Hildegarde de Bingen, Béatrice de Nazareth, Yvette de Huy, Ide de Louvain, Gertrude d’Helfta, Mechtilde de Haeckeborn, Bonaventure, Thomas d’Aquin, Maître Eckart, Ruysbroeck, Henri Suso, Calliste, Ignace Xanthopoulos, Jafkérana-Ezgié de Gugubéna, Colette de Corbie, Catherine de Gênes, Julienne de Norwich, Jean de la Croix, Séraphin de Montegranaro, Martin de Porrès, Etienne Pasquier, François de Sales, Martial de Brive, Yves de Paris, Louis Richeome, Jean de Bussières, Pierre Le Moyne, Jean-Joseph Surin, Philippe Néri, Pierre de Bérulle, Angelus Silesius ( Le chant des créatures, Cerf, 1996).
   On raconte aussi, dans la vie du saint écossais Cuthbert (634?-687), qu’alors qu’il était en prières à Coldingham, il vit s’approcher deux otaries qui vinrent se frotter contre lui et refusèrent de s’en aller, jusqu’à ce qu’elles fussent bénies par lui (www.encyclopédie-universelle.com).
4. 1181-1226.
5. Cf. LS 87. Eloi Leclerc commente ainsi ce texte-clé : « Pour l’homme moderne, seul l’homme est le « frère » de l’homme, tandis que toutes les autres créatures appartiennent à un monde d’ »objets » que nous pouvons manipuler, utiliser et dominer à notre guise. La science en réduisant notre vision du monde à son seul aspect quantitatif et mesurable, nous a habitués à voir dans la nature un champ d’ »objets ». Dès lors, notre présence au monde se déploie sous le signe du dualisme : d’un côté, nous avons affaire à des personnes ; de l’autre, à des « objets » de la nature. Et entre ces deux domaines, nous établissons une séparation radicale, en invoquant la transcendance de l’être spirituel que nous sommes. L’homme moderne croit pouvoir ainsi concilier deux attitudes affectives contradictoires : une attitude de respect, d’accueil et de sympathie vis-à-vis de ses semblables, et une attitude d’agressivité, de conquête et de domination vis-à-vis de la nature par rapport à laquelle il s’estime infiniment supérieur (…).
   Tout autre est l’univers de François d’Assise. On n’y trouve pas cette coupure radicale entre le monde des hommes et les reste des créatures. Certes, les hommes y sont l’objet d’un amour de prédilection ; mais cet amour des hommes s’insère lui-même dans une immense pitié cosmique qui rend amies toutes les créatures. François ne fraternise pas seulement avec ses semblables, mais avec toutes les créatures. Et quand il donne le nom de frère ou de sœur aux éléments matériels eux-mêmes, il ne faut pas voir là une simple manière allégorique de parler. François éprouve véritablement des sentiments fraternels à l’égard de ces humbles réalités ; et il existe entre elles et lui une communion affective réelle. Pour lui, toutes les créatures sont issues du même amour créateur ; elles en sont l’expression diversifiée. Cette communion d’origine fonde à ses yeux la grande fraternité cosmique ». (Le cantique des créatures, Desclée de Brouwer, 1988, pp. 179-181, cité in BASTAIRE H. et J., Le salut de la création, Essai d’écologie chrétienne, Desclée de Brouwer, 1996, p. 63). Eloi Leclerc, franciscain, né en 1921, fut professeur d’histoire de la philosophie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur saint François et sa spiritualité.
   On peut aussi rappeler que saint François s’inscrit dans une tradition qui s’enracine dans l’Ancien Testament et que « cette incessante louange affirme qu’avant la révélation surnaturelle proprement dite, il existe déjà une révélation naturelle, une annonce charnelle, une préparation terrestre dont le soleil, les étoiles, l’océan, les montagnes, les arbres, les bêtes sont les serviteurs. A leur manière, ces créatures offrent le visage de Dieu et soulèvent l’homme vers le Seigneur. Plutôt que d’en être l’image, elles en sont le reflet, car il leur manque d’êtres libres. Mais leur attestation n’en est que plus fidèle, puisque d’elles-mêmes elles ne sauraient trahir. » (BASTAIRE H. et J., Le salut de la création, op. cit., p. 41).
6. Miklos Vetö cite le prêtre florentin et platonicien Marcile Ficin (1433-1499) dans sa Theologia platonica (XIII, 3) (cf. Ecologie et gratuité, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, p. 90. M. Vetö est professeur de philosophie à l’université de Poitiers.
7. 1561-1626.
8. De dignitate et augmentis scientiarum, 1623, Livre II, chapitre 2, cité in MOURRAL I. et MILLET L., Histoire de la philosophie par les textes, Gamma, 1988, p. 97.
9. Cf. FORTIN E. L., op. cit., pp. 80-81.
10. Cité par VETÖ M., op. cit., p. 90. Benoît XVI confirme cette analyse : « Comment l’idée que le message de jésus est strictement individualiste et qu’il s’adresse seulement à l’individu a-t-elle pu se développer ? Comment est-on arriver à interpréter le « salut de l’âme » comme une fuite devant la responsabilité pour l’ensemble et à considérer par conséquent que le programme du christianisme est la recherche égoïste du salut qui se refuse au service des autres ? Pour trouver une réponse à ces interrogations, nous devons jeter un regard sur les composantes fondamentales des temps modernes. Elles apparaissent avec une clarté particulière chez Francis Bacon. qu’une nouvelle époque soit née -grâce à la découverte de l’Amérique et aux nouvelles conquêtes techniques qui ont marqué ce développement-, c’est indiscutable. Cependant, sur quoi s’enracine ce tournant d’une époque ? C’est la nouvelle corrélation entre expérience et méthode qui met l’homme en mesure de parvenir à une interprétation de la nature conforme à ses lois et d’arriver ainsi, en définitive, à « la victoire de l’art sur la nature » (victoria cursus artis super naturam ; Novum Organum I, 117). La nouveauté -selon la vision de bacon- se trouve dans une nouvelle corrélation entre science et pratique. Cela est ensuite appliqué aussi à la théologie : cette nouvelle corrélation entre science et pratique signifierait que la domination sur la création, donnée à l’homme par Dieu et perdue par le péché originel, serait rétablie (cf. ibid. I, 129). » (Encyclique Spes salvi, 30 novembre 2007, n° 16).
11. Discours de la méthode, livre VI.
12. Pensées, Gilbert Jeune, 1949, pp. 61 et 78.
13. Id., p. 63.
14. FORTIN E. L., op. cit., p. 70. L’auteur cite ce passage du Traité théologico-politique (IV, init.) : « Le mot de loi, pris absolument, s’applique toutes les fois que les individus, pris un à un, qu’il s’agisse de la totalité des êtres ou de quelques-uns de la même espèce, se conformant à une seule et même règle d’action bien déterminée ; une loi dépend d’ailleurs tantôt d’une nécessité de nature, tantôt d’une décision des hommes ». E.L. Fortin retient aussi cette réflexion caractéristique de Hobbes : « il n’y a pas de finis ultimus, ce but ultime, ni de summum bonum, ce bien suprême, dont il est question dans les ouvrages des vieux philosophes moralistes » (Léviathan, XI).
15. 1632-1704. Cf. VETÖ M., op. cit., p. 90.
16. Sur le gouvernement civil, Premier traité du gouvernement, IX, 92.
17. Un « grand tournant », écrivent Hélène et Jean Bastaire, après « mille six cents ans de christianisme cosmique » : « Ce qu’on appelle en France l’âge classique ; bien qu’encore chrétien, engendre irrésistiblement la philosophie des Lumières, car il se fonde non sur un primat mais sur un absolu de l’homme et de la raison. Désormais, lorsque Dieu ne s’enfonce pas dans une intériorité qui le distrait de s’occuper du monde, il s’éloigne dans une transcendance désincarnée où il va bientôt s’évanouir.
   La place est libre pour que se déchaîne l’emprise dévastatrice de l’homme sur l’univers, détournement de l’œuvre de Dieu qui résulte d’une perte de considération de l’ensemble du cosmos au bénéfice exclusif de l’humanité. On abandonne le royaume des créatures pour entrer dans le désert des choses. Il n’y a plus que des objets exploitables à outrance et qu’on voue sans vergogne au néant. » (Le chant des créatures, op. cit., p. 81).
18. Cette théorie sera combattue, notamment, dès 1641, par le P. Mersenne sj et, en 1679, par Jean de la Fontaine qui, fidèle à la tradition chrétienne, écrira:
   « …​que ces bêtes ne soient qu’un corps vide d’esprit
   Jamais on ne pourra m’obliger à le croire ». (Discours à Mme de La Sablière). (Cf. BASTAIRE H. Et J., id., pp. 86-87).
19. St Thomas distingue l’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme raisonnable.
20. Cf. Discours de la méthode, Ve partie. En 1674, le philosophe et théologien Malebranche (1638-1715) écrit que les animaux « mangent sans plaisir, crient sans douleur, croissent sans le savoir : ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien » (De la recherche de la vérité, IV, 7, cité in FERRY Luc et GERME Claudine, Des animaux et des hommes, Livre de Poche, Biblio-Essais, 1994, p. 200).
21. BARATAY Eric, L’Église et l’animal, Cerf, 1996, p. 68, malgré quelques imprécisions dans l’évaluation de l’enseignement officiel de l’Église et une tendance à surévaluer l’animal. L’auteur cite saint François de Sales : « La lionne qui a été accostée du léopard va vitement se laver pour ôter la puanteur que cette accointance lui a laissée, afin que le lion venant n’en soit point offensé et irrité ; l’âme qui a consenti au péché doit avoir horreur de soi-même et se nettoyer au plus tôt pour le respect qu’elle doit porter aux yeux de sa divine Majesté qui la regarde. » L’évêque de Genève évoque aussi « les abeilles, ces chastes bêtes recueillies dans le travail commun, ces figures idéales des religieuses. » De son côté, saint Vincent de Paul « vante la générosité du lion, la prudence du serpent, l’humilité de l’âne ».
22. On se souvient du bœuf et de l’âne de la crèche, premiers fidèles du Christ, et qui figurent l’accomplissement de la prophétie d’Isaïe (1, 3) : « Le bœuf connaît son possesseur et l’âne la crèche de son maître, Israël ne connaît pas, mon peuple ne comprend pas. » On se souvient aussi du cerf de saint Edern, du loup de saint Hervé et de saint François, du chien apportant du pain à saint Roch pestiféré ou du crabe rendant à saint François-Xavier son crucifix perdu (cf. BARATAY E., op. cit., p. 71).
23. Id., p. 79.
24. Id., p. 82.
25. Id., pp. 144-145.
26. L’exil d’Hélène, in Noces suivi de L’été, Gallimard, Livre de poche, 1959, p. 142.
27. Principes de la philosophie du droit, § 44 et 61.
28. Art. 544. Ce code civil ou Code napoléon, fut promulgué en 1804 et a inspiré de nombreux pays dont la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, etc..
29. Face à cet anthropocentrisme destructeur, ARNOULD J., avec BOURG Dominique (Droits de l’homme et écologie, in Esprit, 185, 1992, 10, pp. 80-94), propose de distinguer « l’anthropocentrisme spéculatif (ou revendicatif, mais le plus souvent sans réel effet) de l’anthropocentrisme pratique qui est la reconnaissance de la responsabilité que l’homme a acquise, au long de son histoire, vis-à-vis d’une biosphère devenue progressivement son environnement. » (Gnose et écologie, op. cit., p. 71).
30. Cf. à ce sujet, BOURGUET Vincent, Ecologie et morale, in Communio, XVIII, 3, n° 107, mai-juin 1993, pp. 112-114.
31. Cité par CALDECOTT Stratford, op. cit., p. 124, qui ajoute : « l’éléphant « vaut » plus que ses défenses et le vison vivant vaut mieux que sa fourrure au cou d’une femme riche ». Il appuie aussi son affirmation d’un passage d’une lettre pastorale des évêques américains, en 1953: « La simple existence de toute créature suppose la création et le soutien de Dieu. Quand Dieu exerce sa puissance et rend actuel un être possible, cet être est marqué d’une valeur intérieure. Cette dignité est commune à l’homme, aux animaux, et au monde matériel qui entoure l’homme ».
32. R. Bauckham renvoie, sur ce point, à l’ouvrage collectif publié sous la direction de WILKINSON L., Earthkeeping : Christian Stewardship of Natural Resources, Grand Rapids, Michigan, 1980.

⁢c. Du côté protestant

[1]

Parmi ces théologies, la plus célèbre est certainement celle du théologien luthérien allemand MOLTMANN Jürgen⁠[2] qui affirmera notre « appartenance créationnelle » Pour lui, l’homme a justifié sa domination de la nature en se faisant image d’un Dieu tout-puissant. Mais si l’homme est à l’image d’un Dieu trinitaire, le point de vue change car à l’image d’un Dieu qui est communauté de personnes, l’homme ne peut qu’entretenir lui aussi des relations communautaires avec la Création. Il ne s’agit plus de dominer la Création mais d’entrer en relation avec elle : « Si nous ne comprenons plus Dieu de façon monothéiste, comme le sujet unique, absolu, mais de façon trinitaire, comme l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit, nous ne pouvons plus non plus concevoir sa relation avec le monde créé par lui comme une relation de domination unilatérale, mais nous devons la comprendre comme une relation communautaire diversifiée et stratifiée. »[3]

Dieu crée le monde pour sa gloire. Cette création est orientée vers le sabbat, « fête de la création » et « préfiguration du monde à venir »[4]. Elle s’opère dans l’Esprit. Dès lors, l’opposition qui a été parfois accentuée entre la transcendance de Dieu et l’immanence du monde est dépassée puisque Dieu est Créateur et Esprit du monde comme le suggèrent le psaume 104 déjà cité ou encore cette description de Karl Barth : « Dans l’Ancien et le Nouveau testament l’Esprit de Dieu, le Saint Esprit, est en général Dieu lui-même, en ce sens qu’Il peut être présent en sa créature d’une manière tout à fait incompréhensible et, sans cesser d’être Dieu, établir une relation entre elle et lui, et lui donner la vie. La créature a besoin du Créateur pour vivre. Elle a besoin d’être en relation avec lui. Cette relation, elle ne peut la créer elle-même. C’est Dieu qui la crée par sa présence. Dieu, dans sa liberté d’être présent en sa créature, peut instituer cette relation vitale et devenir ainsi la vie de cette créature : c’est en ce sens que la bible parle du Saint-Esprit ».⁠[5] La réflexion sur Dieu que Moltmann propose « ne mettra plus au centre la distinction entre Dieu et le monde, mais la connaissance de la présence de Dieu dans le monde et la présence du monde en Dieu »[6]. Cette possibilité d’une transcendance immanente est évoquée aujourd’hui par d’autres auteurs à travers des approches théologiques aussi nombreuses que diverses.⁠[7]


1. Pourquoi citer en premier les protestants ? Parce que face aux terribles problèmes écologiques du XXe siècle et aux premières mise en garde de savants et d’associations, après la seconde guerre mondiale, avant la conférences de Stockholm (1972) établissant le « principe de précaution », « les populations germaniques, anglo-saxonnes, de sensibilité protestante, ont été, en Europe, les premières à réagir à ces cris d’alarme et se sont mobilisées dès les années 1960. » (Commission sociale des évêques de France, Le respect de la création, 13-1-1999, in DC n° 2219, 6-2-2000).
2. Cf. notamment Dieu dans la Création, Traité écologique de la création, Cerf, 1988. Cf. également : Le rire de l’univers, Anthologie réalisée et présentée par Jean Bastaire, Cerf, 2004. J. Moltmann est né en 1926.
3. Dieu dans la création, op. cit., p. 14.
4. Id., p. 18.
5. Cité par GANGLOFF Damien, Réflexions, Principes d’un traité écologique de la Création, disponible sur http://core.free.fr/kakapo/traiteEcoloCreation.htm. K. Barth, 1886-1968.
6. Op. cit., p. 27.
7. Pour avoir une idée de quelques positions en la matière, on peut lire les communications rassemblées par HERVIEU-LEGER Danièle, Religion et écologie, Cerf, 1993.

⁢d. Et l’Église catholique ?

A partir du XIXe siècle, mais très lentement, la nature va retrouver le statut dont elle jouissait encore deux ou trois siècles plus tôt. Le mouvement romantique n’y est pas étranger. On redécouvre la campagne, le Moyen Age et la religion populaire. On redécouvre aussi saint François d’Assise. Petit à petit, la création est réhabilitée, d’autant plus que la pensée de saint Thomas va être remise à l’honneur ainsi que sa vision hiérarchique mais non duale du monde. Le scoutisme, de son côté, invitera ses adeptes très nombreux à voir dans la nature l’œuvre de Dieu.⁠[1]

Dès 1931, le philosophe russe orthodoxe⁠[2] Nicolas Berdiaev⁠[3] écrit : « le principe fondamental de l’éthique pourrait se formuler ainsi : -Agis de telle sorte que tu puisses affirmer en tout, partout et à l’égard de tout et de tous, la vie éternelle et immortelle, que tu puisses vaincre la mort. Il est vil d’oublier la disparition, ne fût-ce que d’un seul être vivant, de se réconcilier avec elle. La mort de la dernière et de la plus infime créature comporte quelque chose d’intolérable, et si elle n’est pas vaincue en ce qui la concerne, alors le monde n’a aucune justification et ne peut pas être accueilli. Tout et tous doivent ressusciter à la vie et à la vie éternelle. En d’autres termes, nous devons affirmer un principe ontologique non seulement à l’égard des animaux, des plantes et même des objets inanimés. L’homme doit toujours et en tout être le dispensateur de la vie, il doit irradier son énergie créatrice (…).

Le salut est la réunion de l’homme avec l’homme et avec le cosmos à travers la réunion avec Dieu. C’est pourquoi le salut individuel, ou celui des élus, est impensable. La tragédie, la crucifixion et la souffrance continueront dans le monde tant que l’illumination et la transfiguration de toute l’humanité et du cosmos ne se seront pas effectuées (…). L’homme est le centre suprême de la vie universelle qui, tombée par sa faute, doit, à travers lui, se relever ».⁠[4]

En 1942, c’est un théologien qui, cette fois, déclare, dans le même ordre d’esprit : « A l’origine de l’humanité, la création tout entière, sortant des mains de Dieu, est sainte ; le Paradis terrestre, c’est la nature en état de grâce. La Maison de Dieu, c’est le Cosmos tout entier. Le Ciel est sa tente, son tabernacle ; la terre, l’ »escabeau de ses pieds ». Il y a toute une liturgie cosmique, celle des sources, des fleurs, des oiseaux (…).

Les créatures sont saintes, attendant de l’homme qu’il les conduise à leur fin. Mais cet ordre, l’homme a le pouvoir de le violer. qu’il se détourne de Dieu, qu’il se profane lui-même en cessant d’être une créature consacrée, il profane aussi le monde à quoi il impose un usage sacrilège (…). la création, elle, est innocente de ces fautes où « elle souffre violence ». Aussi se révolte-t-elle. Et l’expression de sa révolte, c’est la résistance qu’elle nous oppose quand nous la détournons ainsi de sa fin. Entre elle et nous, c’est une lutte qui s’établit et qui est la conséquence du péché (…).

Comment retrouver l’harmonie perdue, comment nous réconcilier avec les choses ? Tout dépend de la conversion du cœur. Les choses, elles, n’ont pas changé. Elles sont restées ce qu’elles étaient ; elles nous attendent, innocentes et fraternelles. C’est en nous qu’est le désordre. Si je veux retrouver la joie du Paradis et la familiarité avec les choses, il fut que je les rende à leur sens, que je les restitue à leur mission de servantes. Alors elles cesseront de me faire entendre leur muet reproche, elles recommenceront à chanter autour de moi. »[5]

En 1947, est publiée cette prière « cosmique » : « Depuis cet événement unique que constituent ensemble le Calvaire et l’Aurore pascale, Vous m’avez confié, Père très miséricordieux, à moi comme à tous mes frères, avec eux, dans le Christ Jésus et par votre Esprit, ces « clés de la mort et du séjour des morts », c’est-à-dire de ce monde qui vous a renié, vous, la Vie, par la faute de l’homme. Je puis dorénavant lier ou délier le monde, l’abandonner définitivement au vide, à la creuse illusion, au semblant d’être, à la mort, au néant, l’asservir à la plus inepte, à la plus inane (sic), à la plus nécrosante des rebellions - ou, collaborant au contraire avec vous, en vous faisant en moi place nette, sauver le monde avec vous, remettre chaque chose à sa place en réintégrant la mienne, rétablir l’osmose et la symbiose de la souveraineté céleste, restaurer dans le Christ toute la création. Pour que soit sanctifié votre Nom, qui est Yahweh, Je suis, il faut qu’en l’univers entier, de l’Orient jusqu’à l’Occident, toute créature vous offre la pure oblation d’une existence conforme à votre Loi ; il faut que votre règne arrive, qu’il se réalise a fine usque ad finem, avec l’omnipotence persuasive et pénétrante de la douceur, de l’innocence édénique ; il faut que vos décrets, votre très sage et vivifiante volonté soit faite sur la terre comme au ciel, et vous m’avez voulu co-médiateur entre l’une et l’autre. Préservez-moi donc, moi qui suis une sentinelle avancée du Royaume, de jamais trahir par ma torpeur ou ma lâcheté. »

Toutefois tout cet élan nouveau est freiné durant la première moitié du XXe siècle par les querelles autour des théories de l’évolution qui, dans certains cas, cherchaient à aligner l’homme sur l’animal⁠[6]. En 1950, Pie XII clarifie la situation en, reconnaissant que « l’Église n’interdit pas que la doctrine de l’évolution, pour autant qu’elle recherche si le corps humain fut tiré d’une matière déjà existante et vivante -car la foi catholique nous oblige à maintenir l’immédiate création des âmes par Dieu- dans l’état actuel des sciences et de la théologie, soit l’objet de recherches et de discussions de la part des savants de l’un et l’autre parti, de telle façon que les raisons qui favorisent ou combattent l’une ou l’autre opinion soient examinées et jugées avec le sérieux nécessaire, modération et mesure (…). »⁠[7] A partir de ce moment, s’est établie « une sorte de paix civile » entre la science et la théologie, « l’explication du « comment » était dévolue à la théorie de l’évolution, les énoncés sur le fait de la création revenaient en partage à la théologie ».⁠[8] Aujourd’hui, fort heureusement, on a dépassé cette position intenable à la longue, pour des interpellations réciproques et constructives. Bref, les obstacles semblent levés pour réétudier en profondeur et en largeur la définition que Paul nous donne du Christ, « l’Image du Dieu invisible, premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances ; tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose et tout subsiste en lui ».⁠[9]

Le Christ n’est pas seulement tête de l’Église mais aussi tête du cosmos même si, comme la structure du texte de Paul l’indique - « Et il est aussi la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église »[10]-, « la relation du Christ au cosmos diffère de celle qu’il a avec l’Église. Elle seule a intérieurement part à sa vie, sa mort et sa résurrection, aussi bien par le baptême et l’eucharistie que par une existence vécue dans la foi »[11]. Le cosmos n’est pas à l’image de Dieu même s’il porte en lui des « vestiges de Dieu »⁠[12] reconnaissables par celui qui connaît la Révélation mais, comme le dit un théologien, « dans le Seigneur de l’Église domine aussi le Seigneur des puissances. Dans le Seigneur des puissances, le monde rencontre le Seigneur de l’Église »[13]. L’Incarnation a un écho cosmologique comme déjà on pouvait le pressentir dans Isaïe[14]:

« Cieux, épanchez-vous là-haut

et que les nuages déversent la justice,

que la terre s’ouvre et produise le salut,

qu’elle fasse germer en même temps la justice.

C’est moi, Yahvé, qui ai créé cela. »

On parlait, il y a un instant, des « vestiges de Dieu », eh bien, « tout sur la terre portant les traces de la présence de Dieu[15], la terre est aussi, dans la rencontre entre Dieu et l’homme, lieu de transformation ».⁠[16] Non seulement l’Incarnation et la Rédemption permettent la « divinisation » de l’humanité mais elles touchent aussi la matière en supprimant tout d’abord l’opposition entre le temps et l’éternité. Et, tout en gardant bien à l’esprit la différence signalée entre Église et cosmos, on peut dire, par exemple, « que la destination de l’eau est de servir au mystère de l’Epiphanie et du Baptême, que celle du bois est de fleurir sur la croix, celle de la terre d’accueillir le corps du Seigneur pour le grand repos du sabbat et celle de la pierre de sceller le tombeau et d’être roulée devant les myrophores[17]. Oui de telles affirmations, tirées de la liturgie orientale, sont assez concrètes pour assumer la création visible dans l’économie du salut. Huile et vin seront parfaits en devenant les « éléments » médiateurs de la grâce pour l’homme re-né, le blé et le vin atteignent leur degré de perfection dans le repas eucharistique. Les actes élémentaires de la vie, eux aussi, -boire, manger, croître, parler, agir, se rencontrer- reçoivent tous par leur assomption dans la liturgie (anaphora[18]) leur véritable destination, à savoir devenir « les pierres de construction d’un temple spirituel »[19]. L’auteur de cette citation évoque la liturgie orientale qui est restée plus fidèlement sensible au « chant des créatures », il pense aussi à Teilhard de Chardin qui, un temps, scandalisa avec son Hymne de l’univers[20], célébrant « la messe sur le monde »[21], le « Christ dans la matière » et « la puissance spirituelle de la matière ». Le cardinal Ratzinger, le futur Benoît XVI, pour rappeler « la dimension cosmique du culte chrétien », ne craignit pas d’évoquer l’explication du célèbre Jésuite pour montrer que « le but du culte et le but de la création sont en gros les mêmes : divinisation, un monde de liberté et d’amour ». Et il ajoute : « Pierre Teilhard de Chardin, par exemple, prenant appui sur la conception moderne de l’évolution, a décrit le cosmos comme un processus d’ascension, fait d’unions successives . (…) S’appuyant sur les épîtres aux Ephésiens et aux Colossiens, Teilhard voit le Christ comme cette énergie qui s’épandrait vers la noosphère et qui finalement comprendrait tout dans sa « plénitude ». A partir de là, Teilhard propose une interprétation nouvelle et personnelle du culte chrétien : l’hostie transformée serait pour lui l’anticipation de la transformation de la matière et de sa déification dans la « plénitude » christologique. L’eucharistie donnerait en quelque sorte sa direction au mouvement cosmique ; elle anticiperait son but et en même temps hâterait son accomplissement ».⁠[22]

Rien de bien révolutionnaire dans cette vision⁠[23] puisque saint Irénée, au IIe siècle, écrivait : « Nous présentons dans les saintes offrandes toute la nature visible afin que celle-ci devienne eucharistie »[24]. Nous l’avions oublié⁠[25].

Or le dessein est bien de « ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ »[26] et de nous donner des cieux nouveaux et une terre nouvelle.


1. H. Et J. Bastaire évoquent, dans cette redécouverte, outre les écrivains romantiques comme Chateaubriand ou Lamartine, des figures aussi diverses que celles des disciples de saint François (Sapinaud du Bois-Huguet, Baour-Lormian, Frédéric Ozanam, Montalembert, Louis Veuillot), les Russes Serge de Radonège, Avvakum, Tykhon de Zadonsk, Macaire Glukharev, Séraphim de Sarov, Domna Karpovna, le pèlerin russe, Jean de Cronstadt, Dostïevski, Berdiaev, le jésuite anglais Hopkins, Newman, Léon Bloy, Péguy, Francis Jammes, Victor Poucel, Joseph Folliet, Guy de Larigaudie, Paul Claudel. (Le chant des créatures, op. cit.).
2. Il peut paraître saugrenu d’inaugurer la réflexion sur la position de l’Église catholique contemporaine en matière d’écologie, par l’évocation d’un penseur orthodoxe mais Berdiaev qui vécut en Occident à partir de son expulsion d’URSS en 1922, a toujours travaillé au rapprochement entre Occident et Russie et a exercé une très profonde et très large influence en Occident et tout particulièrement sur le mouvement personnaliste. (Universalis).
   d’autre part, « il y a une vision écologique profondément structurée dans la théologie orthodoxe et son éthique. Cette vue n’est nulle part plus marquée que dans les rites d’action de grâce orthodoxes » en lien avec « la compréhension biblique de la bénédiction (qui) est liée fondamentalement au don divin de la vie et de la prospérité (Gn 27, 25-30) ».Plutôt que de parler à propos du premier livre de la Genèse, de « propriété » ou de « gardiennage » de la terre, « l’orthodoxie a préféré le vocabulaire du don et de la bénédiction (…) ». Les rites du baptême et de l’Epiphanie, en particulier, célèbrent le renversement de la chute et de sa malédiction en proclamant la recréation du monde comme dans la grande prière arménienne pour l’Epiphanie dont voici un trop bref aperçu : « Aujourd’hui, les cieux sont joyeusement couverts de la rosée de la grâce, et le monde entier est irradié de lumière. (…) Aujourd’hui, les mers et les rassemblements d’eau sont étendus sous les pas du Seigneur. (…) Aujourd’hui, toutes les créatures sont revêtues de splendeur par la manifestation de Dieu. (…) Aujourd’hui les péchés et les transgressions de la race d’Adam sont effacés dans les eaux du Jourdain, et la face de la terre est renouvelée par l’apparition de Dieu. Aujourd’hui la porte close et verrouillée du jardin est ouverte à l’humanité. »
   La « théologie orthodoxe, spécialement dans sa liturgie et ses rites de bénédiction, affirme que la nouvelle demeure de Dieu ne parvient à son achèvement que dans l’Église, dont l’arche de Noé était la figure. d’un point de vue orthodoxe, l’écologie et l’ecclésiologie sont virtuellement la même chose. C’est pourquoi nous devons mieux veiller sur notre Église et notre demeure. » (GUROIAN Vigen, op. cit., pp 157-171).
   On sait aussi que le pape François s’est référé aux écrits du patriarche orthodoxe de Constantinople Bartholomée dans son encyclique Laudato si’ (LS 8-9).
3. 1874-1948.
4. De la destination de l’homme, L’Age d’Homme, 1979, pp. 328-329 et 377, cité in BASTAIRE H. et J., Le salut de la création, Essai d’écologie chrétienne, op. cit., Desclée de Brouwer, 1996, p. 47.
5. DANIELOU Jean, Le signe du Temple, Desclée de Brouwer, 1990, pp. 10, 15, 16-17. Né en 1905, mort en 1974, le théologien J. Daniélou fut nommé cardinal par Paul VI en 1969.
6. Cf. RUIZ de la PENA Juan L., Anthropologie et tentation biologiste, in Communio, IX 6, novembre-décembre 1984, pp. 66-79. Né en 1937, professeur d’anthropologie théologique à Salamanque.
7. Encyclique Humani generis, 12-8-1950.
8. SCHÖNBORN Christoph, Pour une catéchèse de la création, Genèse et évolution, in Communio, XIII, 3, mai-juin 1988, p. 22. Le futur cardinal Schönborn est né en 1945.
9. Col 1, 15-17.
10. Col 1, 18.
11. STRUKELJ Anton, L’Incarnation, plénitude de la Création, in Communio, XXVIII, 2, mars-avril 2003, p. 58. Né en 1952, A. Strukelj est professeur de théologie dogmatique à Ljubljana, secrétaire de la Conférence épiscopale slovène, membre de la Commission théologique internationale et rédacteur en chef de l’édition slovène de Communio.
12. Cf. FONTELLE M.-A, Construire la civilisation de l’amour, Synthèse de la Doctrine sociale de l’Église, Téqui, p. 181. Notons que Jean-Paul II rappelle, à propos du corps, que « bien que l’on exprime souvent la conviction que l’homme est « image de Dieu » grâce à l’âme, la doctrine traditionnelle de l’Église exprime aussi la conviction que le corps également participe à sa façon, à la dignité de l’ »image de Dieu » de même qu’il participe à la dignité de la personne » (Audience générale, 16-4-1996).
13. Heinrich Schlier (1900-1978) cité par STRUKELJ A., op. cit., p. 58. H. Schlier, pasteur et professeur de théologie protestante s’est converti au catholicisme en 1953.
14. Is 45, 8.
15. Ps 19: « Les cieux chantent la gloire de Dieu ».
16. STRUKELJ A., op. cit., p. 61.
17. Les femmes qui apportent les parfums (muron) au tombeau.
18. Littéralement: « reprise », « retour ». Le mot désigne, dans le rite grec, la prière eucharistique, le canon.
19. STRUKELJ A., op. cit., pp. 62-63.
20. Seuil, 1961.
21. En voici un bref extrait: « Comme le païen, j’adore un Dieu palpable. Je le touche même, ce Dieu par toute la surface et la profondeur du Monde de la Matière où je suis pris. Mais, pour le saisir comme je voudrais (simplement pour continuer à le toucher), il me faut aller toujours plus loin, à travers et au-delà de toute emprise, - sans pouvoir jamais me reposer en rien, - porté à chaque instant par les créatures, et à chaque instant les dépassant, - dans un continuel accueil et un continuel dépassement. (…) Riche de la sève du Monde, je monte vers l’Esprit qui me sourit au-delà de toute conquête, drapé dans la splendeur concrète de l’Univers. Et je ne saurais dire, perdu dans le mystère de la Chair divine, quelle est la plus radieuse de ces deux béatitudes : avoir trouvé le Verbe pour dominer la matière, ou posséder la Matière pour atteindre et subir la lumière de Dieu. (…) Si je crois fermement que tout, autour de moi, est le Corps et le Sang du Verbe alors pour moi (et en un sens pour moi seul), se produit la merveilleuse « Diaphanie » qui fait objectivement transparaître dans la profondeur de tout fait et de tout élément, la chaleur lumineuse d’une même Vie. Que ma foi, par malheur, se relâche, et aussitôt, la lumière s’éteint, tout devient obscur, tout se décompose. »( La messe sur le monde, in Hymne à l’Univers, Seuil, 1961, pp. 26-28). La Messe sur le Monde fut écrite en 1923 dans le désert des Ordos, en Asie, alors que le Père n’avait ni pain, ni vin, ni autel.
22. L’esprit de la liturgie, Ad Solem, 2001, pp. 21 et 24-25. Le cardinal conclut qu’à la fois historique et cosmique, la liturgie chrétienne « se présente à nous dans toute sa majesté, sans rupture avec la quête religieuse des hommes à travers l’histoire, et sans se couper des grandes religions du monde, dont elle a recueilli les motifs essentiels ». (Id., p. 29).
23. On porte aujourd’hui un regard bien plus serein sur ce penseur que dans les années 1960-1970, après la publication des œuvres et après le Monitum du Saint Office (1962, sous le pontificat de Jean XXIII). A l’époque, les catholiques, entre autres, étaient plus que divisés sur la question. Certains appelaient Teilhard « l’apostat » (cf. Teilhard l’apostat, Forts dans la Foi, n° 14, 1970), plus nuancé, Ph. de la Trinité disait « oui à Teilhard, - non au teilhardisme » (Pour et contre Teilhard de Chardin penseur religieux, Saint Michel, 1970, p. 138). Pourtant, le P. De Lubac avait publié de profondes analyses sur Teilhard (La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, Aubier 1962 et La prière du Père Teilhard de Chardin, Fayard, 1964) témoignant d’une très bonne connaissance de l’œuvre, soulignant les forces mais aussi les faiblesses, avec rigueur et sérénité. Il a ouvert la voie à ceux qui, actuellement, redécouvrent la pensée difficile du célèbre jésuite et ses richesses, au-delà des problèmes suscités et ouverts à la recherche et à la discussion. Le P. J.-Y. Calvez le révèle comme un penseur du social (Chrétiens penseurs du social, Maritain, Mounier, Fessard, Teilhard de Chardin, De Lubac, Cerf, 2002, pp. 107-136). De son côté, pour le 50e anniversaire de la mort de Teilhard, Mgr Bertrand Blanchet, dressait un bilan intelligent et accessible de son héritage scientifique et spirituel (Teilhard de Chardin, son héritage scientifique et spirituel, Conférence du 16-3-2005, disponible sur le site de l’archidiocèse de Rimouski, Québec).
24. Adversus Haereses, V, 18, 5.
25. Comme l’écrit Jacques Arnould, en dehors de « l’histoire du salut des humains…​ et, avant tout, de leurs âmes (…), suite de l’Histoire Sainte, de celle du peuple élu, aucune autre histoire n’intéressait les théologiens. De fait, la théologie cosmique d’Irénée, de Clément d’Alexandrie, d’Origène ou d’Athanase, qui affirmaient que le Christ mettait en œuvre, au sein du monde matériel, son pouvoir de conduire tout l’ordre créé à son achèvement, par l’intermédiaire de la collaboration de l’humanité, cette christologie était abandonnée par les Alexandrins puis par les Pères occidentaux, au profit d’une dichotomie entre nature et grâce, entre univers physique et acte rédempteur. Plus tard, au temps des Réformateurs, cette attitude se trouvait confirmée dans la priorité donnée à l’expérience personnelle intérieure. Et il a fallu finalement attendre le XXe siècle et les écrits de Pierre Teilhard de Chardin pour constater un regain d’intérêt en faveur de la christologie cosmique. » (Evolution et finalité, in Communio, n°XXVI, 3-mai-juin 2001, p. 59).
26. Ep 1, 10.

⁢e. Le Magistère

Il est vain de chercher, avant le XXe siècle, un enseignement officiel concernant l’environnement naturel mais, depuis les origines de l’Église, un certain nombre de principes fondamentaux ont été confirmés officiellement à partir des Écritures, précisément en ce qui concerne la création et son Auteur.

Dès les premiers symboles de la foi, Dieu est proclamé créateur de toutes choses⁠[1]. Il s’agit bien du Dieu Trine car, très tôt, en 382, fut affirmée, au Concile de Rome, l’unité de l’agir des Personnes divines dans la création⁠[2]. La Trinité « seule est le principe de toutes choses », dira le 4e Concile de Latran.⁠[3]

Dans la seconde moitié du Ve siècle, un document servant à l’examen de la foi avant l’ordination épiscopale précise que le Fils est « le créateur de tout ce qui est, avec le Père et l’Esprit saint l’auteur et le Seigneur et le créateur (rector : celui qui régit) de toutes les créatures »[4]. L’Esprit Saint est celui en qui tout est : « un seul Esprit en qui sont toutes choses », déclarera le 2e Concile de Constantinople⁠[5]. De Léon IX⁠[6] à Léon XIII⁠[7], l’Église confirmera avant que le Concile Vatican II ne souligne qu’il « remplit le monde »[8] et qu’il « dirige le cours du temps et renouvelle la face de la terre »[9]. Jean-Paul II décrit l’Esprit Saint comme Celui « d’où découle comme d’une source vive tout don accordé aux créatures (don créé) : le don de l’existence à toutes choses par la création ; le don de la grâce aux hommes par l’économie du salut »[10]

Puisque l’Esprit de Dieu est à l’œuvre dans la création, l’Église, à la suite de Paul, « tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées, car, « depuis la création du monde, ce qu’il y a d’invisible se laisse voir à l’intelligence grâce à ses œuvres » (Rm 1,20) »[11]. En 1965, les Pères conciliaires diront : « en créant (Jn 1,3) et en conservant toutes choses par le Verbe, Dieu offre aux hommes, dans les choses créées, un témoignage durable de lui-même (Rm 1, 19-20). »[12]

Sur cette base théologique sûre, l’Église contemporaine va développer une réflexion propre sur l’écologie, inquiète des lourdes menaces qui pèsent sur le monde depuis l’ère industrielle et sollicitée aussi par tout le foisonnement intellectuel et spirituel suscité par l’état de plus en plus déplorable de la planète⁠[13].

De Jean XXIII à François

[14]

Invitée par les événements et par les innombrables prises de position politiques, morales, théologiques, à donner son point de vue, l’Église, renouant avec une antique et authentique tradition, va, face aux problèmes nouveaux qui touchent l’environnement, réaffirmer que la nature est don vital de Dieu et, à son niveau, parole de Dieu⁠[15]. Ce statut invite naturellement au respect et condamne d’avance tout pillage, toute négligence, tout abus, toute destruction intempestive. Dans la gestion du monde, nous sommes donc invités une fois de plus à faire nôtre le Principe et fondement des Exercices spirituels, qui doit mesurer tout notre agir⁠[16]. Il nous enseigne à user des dons de Dieu autant qu’il est nécessaire mais pas plus qu’il n’est nécessaire.

Les encycliques Mater et magistra et Pacem in terris développe les grands principes à mettre en œuvre pour que la vie sociale se développe dans la paix mais Jean XXIII est peut-être le premier souverain pontife à s’être intéressé aux énergies nouvelles dans un discours adressé aux participants à la conférence des Nations unies sur les nouvelles sources d’énergie.⁠[17]

Le Concile Vatican II n’aborde pas directement la question de l’environnement ou de l’écologie mais souligne, en des formules frappantes, la valeur de la création dans une perspective eschatologique : « L’Église, à laquelle nous sommes tous appelés dans le Christ Jésus et dans laquelle par la grâce de Dieu nous acquérons la sainteté, ne sera consommée que dans la gloire céleste, quand arrivera le temps de la restauration de toutes choses (Ac 3, 21) et quand, avec le genre humain, le monde entier, qui est intimement uni à l’homme et parvient par lui à sa fin, sera lui aussi renouvelé complètement dans le Christ (Ep 1, 10 ; Col 1, 20 ; 2 P 3, 10-13) ».⁠[18] En attendant, créé à l’image de Dieu, l’homme doit dominer et utiliser les créatures terrestres pour la glorification de Dieu et se soucier d’elles : « Un dans son corps et dans son âme, l’homme réunit en lui, de par sa condition corporelle même, les éléments du monde matériel, de sorte que ceux-ci atteignent en lui leur sommet et élèvent en lui leur voix pour louer librement leur Créateur (Dn 3, 57-90). »[19] « Il a été établi comme seigneur de toutes les créatures terrestres, pour les dominer et pour s’en servir en glorifiant Dieu (Si 17, 3-10). »[20] Ce denier membre de phrase est important et montre toute la différence entre la gérance chrétienne et la volonté de puissance : « Etabli par Dieu dans la justice, l’homme toutefois, se laissant convaincre par le Malin, dès le début de l’histoire a abusé de sa liberté, en se dressant contre Dieu et en désirant atteindre sa fin en dehors de Dieu. Alors qu’ils avaient connu Dieu, « ils ne lui ont pas rendu la gloire qui revient à Dieu, amis leur cœur inintelligent s’est enténébré » et ils « ont servi la créature plutôt que le Créateur (Rm 1, 21-25) ».⁠[21] Ainsi, le désordre introduit dans le monde matériel est la conséquence de l’oubli de Dieu, le fruit du péché.⁠[22]

L’apport essentiel de Gaudium et spes est une juste anthropologie qui servira de base désormais à toutes les réflexions sur la question écologique.

En 1970, Paul VI, pour la première fois, évoque une « catastrophe écologique »[23] et, l’année suivante, il citera, parmi les « nouveaux problèmes sociaux », le problème de l’environnement, en ces termes : « une autre transformation se fait sentir, conséquence aussi dramatique qu’inattendue de l’activité humaine. Brusquement l’homme en prend conscience : par une exploitation inconsidérée de la nature il risque de la détruire et d’être à son tour la victime de cette dégradation. Non seulement l’environnement matériel devient une menace permanente : pollutions et déchets, nouvelles maladies, pouvoir destructeur absolu ; mais c’est le cadre humain que l’homme ne maîtrise plus, créant ainsi pour demain un environnement qui pourra lui être intolérable. » Et il ajoute : « Problème social d’envergure qui regarde la famille humaine entière. »[24]

La tâche d’apporter des réponses reviendra principalement à Jean-Paul II⁠[25] si sensible à la question de l’écologie qu’il proclamera saint François d’Assise patron céleste des écologistes⁠[26]. Dès sa première encyclique, après avoir rappelé qu’ »en Jésus-Christ, le monde visible, créé par Dieu pour l’homme (Gn 1, 26-30) - ce monde qui, lorsque le péché y est entré, a été soumis à la caducité (Rm 8, 20)-, retrouve de nouveau son lien originaire avec la source divine de la sagesse et de l’amour », le Souverain Pontife se demande si nous sommes convaincus par ces paroles sur  »« la création (qui) gémit dans les douleurs de l’enfantement jusqu’à maintenant » (Rm 8, 22) et qui « attend avec impatience la révélation des fils de Dieu » (Rm 8, 19), sur la création qui « a été soumise à la caducité » ? » On peut en douter, semble-t-il, devant les menaces qui pèsent notamment sur l’environnement naturel.⁠[27] L’homme est aujourd’hui menacé d’auto-destruction. On peut se demander « pour quelle raison ce pouvoir donné à l’homme dès le commencement et qui devait lui permettre de dominer la terre (Gn 1, 28) se retourne-t-il contre lui-même », provoquant une peur communicative ? Parce que « l’homme semble souvent ne percevoir d’autres significations à son milieu naturel que celles de servir à un usage et à une consommation dans l’immédiat. Au contraire, la volonté du Créateur était que l’homme entre en communion avec la nature comme son « maître » et son « gardien » intelligent et noble, et non comme son « exploiteur » et son « destructeur » sans aucun ménagement. » En somme, « le développement de la technique, et le développement de la civilisation de notre temps marqué par la maîtrise de la technique, exigent un développement proportionnel de la vie morale et de l’éthique », ce dernier étant malheureusement toujours en arrière.⁠[28]

Le thème sera repris et développé dans l’encyclique Sollicitudo Rei socialis[29] à l’occasion du vingtième anniversaire de l’encyclique Populorum Progressio de Paul VI sur le développement des peuples⁠[30]. Vu les dégradations subies depuis lors par l’environnement, Jean-Paul II ne craint pas de rappeler aux hommes distraits ou orgueilleux qu’ils possèdent une similitude avec les autres créatures, qu’ils ont une « nature spécifique » : « Nature corporelle et spirituelle, symbolisée dans le deuxième récit de la création, par les deux éléments : la terre avec laquelle Dieu forme le corps de l’homme, et le souffle de vie insufflé dans ses narines (Gn 2, 7). L’homme en vient ainsi à avoir une certaine affinité avec les autres créatures ; il est appelé à les utiliser, à s’occuper d’elles et, toujours selon le récit de la Genèse (Gn 2, 15), il est établi dans le jardin, ayant pour tâche de le cultiver et de le garder, au-dessus de tous les autres êtres placés par Dieu sous sa domination (Gn 1, 26). Mais en même temps l’homme doit rester soumis à la volonté de Dieu qui lui fixe des limites quant à l’usage et à la domination des choses (Gn 2, 23), tout en lui promettant l’immortalité (Gn 2, 9 ; Sg 2, 23). Ainsi l’homme, en étant l’image de Dieu, a une vraie affinité avec lui aussi ».⁠[31]

Il s’ensuit que si l’homme doit avoir souci de son prochain, « le caractère moral du progrès ne peut non plus faire abstraction du respect pour les êtres qui forment la nature visible et que les Grecs, faisant allusion justement à l’ordre qui les distingue, appelaient le « cosmos ». Ces réalités exigent elles aussi le respect ».⁠[32]

Mais le texte de Jean-Paul II, le plus complet et le plus fort sur la question de l’environnement nous a été donné à l’occasion de la Journée de la Paix, le 1er janvier 1990.⁠[33]

Dans ce document exceptionnel, Jean-Paul II affirme que la paix est menacée non seulement par les conflits ou la course aux armements mais aussi « à cause des atteintes au respect dû à la nature, de l’exploitation désordonnée de ses ressources et de la détérioration progressive dans la qualité de la vie » qui engendrent « un sentiment d’insécurité qui, à son tour, nourrit des formes d’égoïsme collectif, d’accaparement et de prévarication ».

Jean-Paul II commence par résumer l’histoire du salut depuis la création jusqu’à la fin des temps pour montrer que tout le cosmos est impliqué, à toutes les étapes, dans l’innocence, le péché et la rédemption des hommes. Il insiste sur la bonté originelle de la création, sur la « sagesse et l’amour » que doivent manifester les hommes dans leur gestion à l’image de Dieu, sur le désordre introduit par le péché et sur le renouvellement de toute la création par la résurrection du Christ qui, finalement, règnera sur toutes choses.

Ce rapide mais très précis survol⁠[34] permet à Jean-Paul II de conclure qu’il y a un « rapport entre l’agir humain et l’intégrité de la création ». Dès que l’homme s’écarte du plan de Dieu, le désordre qu’il provoque s’étend à toute la création.⁠[35] Par conséquent, si de nombreuses mesures concrètes sont utiles et doivent être prises, il n’en reste pas moins qu’il faut remonter à la source du mal et « considérer dans son ensemble la crise morale profonde dont la dégradation de l’environnement est un des aspects préoccupants ». L’extrême gravité de la situation qui, parfois, est irréversible, révèle l’extrême gravité de la crise morale. Le vrai remède est donc d’éduquer à « la responsabilité écologique » : « il existe dans l’univers un ordre qui doit être respecté ; la personne humaine, douée de la capacité de faire des choix libres, est gravement responsable de la préservation de cet ordre, notamment en fonction du bien-être des générations futures ». Cette responsabilité écologique suppose non une rêverie sensible mais une véritable conversion qui implique le respect de l’ordre, de l’harmonie, des écosystèmes du monde mais aussi l’austérité, la tempérance, la discipline, l’esprit de sacrifice, le sens esthétique⁠[36] et, de toute urgence, la solidarité internationale car « la terre est essentiellement un héritage commun dont les fruits doivent profiter à tous » et les dégradations qu’elle subit ne connaissent pas de frontières.

Un peu plus tard, Jean-Paul II précisera que l’action de l’homme sur le monde a deux limites : « La première est l’homme même. Il ne doit pas employer la nature de façon contraire à son propre bien personnel, contraire au bien de ses contemporains, contraire au bien des générations futures ». En effet, la nature a été confiée à l’homme c’est-à-dire à tous les hommes, à travers les générations. « La seconde est dans les choses créées elles-mêmes, ou plutôt dans la volonté de Dieu sur elles. L’homme n’a pas licence de faire ce qu’il veut et comme il veut des créatures qui l’entourent. Au contraire, il doit les entretenir et les cultiver, comme il est dit dans le récit de la Genèse ».⁠[37] Les verbes « entretenir » et « cultiver » renvoient, dans le langage moderne, à l’idée du développement.

Le problème de l’écologie est si important qu’il fera son entrée dans le Catéchisme de l’Église catholique, en 1992, dans quelques articles traitant du septième commandement : « Tu ne voleras pas ». En ne respectant pas la création, l’homme, en effet, « vole » les générations à venir : « Le septième commandement demande le respect de l’intégrité de la création. Les animaux, comme les plantes et les êtres inanimés, sont naturellement destinés au bien commun de l’humanité passée, présente, future. L’usage des ressources minérales, végétales et animales de l’univers, ne peut être détaché du respect des exigences morales. La domination accordée par le Créateur à l’homme sur les êtres inanimés et les autres vivants n’est pas absolue : elle est mesurée par le souci de la qualité de la vie du prochain, y compris des générations à venir : elle exige un respect religieux de l’intégrité de la création.

Les animaux sont des créatures de Dieu. Celui-ci les entoure de sa sollicitude providentielle. Par leur simple existence, ils le bénissent et lui rendent gloire. Ainsi les hommes leur doivent-ils bienveillance. On se rappellera avec quelle délicatesse les saints, comme saint François d’Assise ou saint Philippe Néri, traitaient les animaux.

Dieu a confié les animaux à la gérance de celui qu’il a créé à son image. Il est donc légitime de se servir des animaux pour la nourriture et la confection des vêtements. On peut les domestiquer pour qu’ils assistent l’homme dans ses travaux et ses loisirs. Les expérimentations médicales et scientifiques sur les animaux sont des pratiques moralement acceptables, pourvu qu’elles restent dans des limites raisonnables et contribuent à soigner ou sauver des vies humaines.

Il est contraire à la dignité humaine de faire souffrir inutilement les animaux et de gaspiller leurs vies. Il est également indigne de dépenser pour eux des sommes qui devraient en priorité soulager la misère des hommes. On peut aimer les animaux : on ne saurait détourner vers eux l’affection due aux seules personnes ».⁠[38]

Jean-Paul reviendra encore sur la nature morale de la crise écologique dans son encyclique Centesimus annus. Après avoir dénoncé les excès de la consommation, le Pape va militer en faveur du respect du milieu naturel : « L’homme, saisi par le désir d’avoir et de jouir plus que par celui d’être et de croître, consomme d’une manière excessive et désordonnée les ressources de la terre et sa vie même. A l’origine de la destruction insensée du milieu naturel, il y a une erreur anthropologique, malheureusement répandue à notre époque. L’homme, qui découvre sa capacité de transformer et en un sens de créer le monde par son travail, oublie que cela s’accomplit toujours à partir du premier don originel des choses fait par Dieu. Il croit pouvoir disposer arbitrairement de la terre, en la soumettant sans mesure à sa volonté, comme si elle n’avait pas une forme et une destination antérieures que Dieu lui a données, que l’homme peut développer mais qu’il ne doit pas trahir. Au lieu de remplir son rôle de collaborateur de Dieu dans l’œuvre de la création, l’homme se substitue à Dieu et ainsi, finit par provoquer la révolte de la nature, plus tyrannisée que gouvernée par lui. En cela, on remarque avant tout la pauvreté ou la mesquinerie du regard de l’homme, plus animé par le désir de posséder les choses que de les considérer par rapport à la vérité, et qui ne prend pas l’attitude désintéressée, faite de gratuité et de sens esthétique, suscitée par l’émerveillement pour l’être et pour la splendeur qui permet de percevoir dans les choses visibles le message de Dieu invisible qui les a créées. Dans ce domaine, l’humanité d’aujourd’hui doit avoir conscience de ses devoirs et de ses responsabilités envers les générations à venir ».⁠[39]

En 1995, dans l’encyclique Evangelium Vitae, rappellera encore « la question de l’écologie -depuis la préservation des « habitats » naturels des différentes espèces d’animaux et des diverses formes de vie jusqu’à l’ »écologie humaine » proprement dite » et demandera « que les solutions soient respectueuses du grand bien qu’est la vie, toute vie ». Et il ajoutera cette remarque intéressante à propos de la mission donnée par Dieu à l’homme : « La limitation imposée par le Créateur lui-même dès le commencement, et exprimée symboliquement par l’interdiction de « manger le fruit de l’arbre » (cf. Gn 2, 16-17), montre avec suffisamment de clarté que, dans le cadre de la nature visible, nous sommes soumis à des lois non seulement biologiques mais aussi morales, que l’on ne peut transgresser impunément ».⁠[40]

Chez Benoît XVI, nous découvrons une véritable théologie de la création à laquelle il a travaillé bien avant son élection au pontificat.⁠[41] Nous savons déjà qu’il fut sensible à la dimension cosmique de la liturgie, dimension qu’il confirme en reliant l’eucharistie à la sauvegarde de la création : « …​il est nécessaire que le peuple chrétien, qui rend grâce par l’eucharistie, ait conscience de le faire au nom de la création tout entière, aspirant ainsi à la sanctification du monde et travaillant intensément à cette fin. »[42]

Il explique ainsi ce souci du monde : « Le monde n’existe pas tout seul ; il provient de l’Esprit créateur de Dieu, de la Parole créatrice de Dieu. C’est pourquoi il reflète également la sagesse de Dieu. Celle-ci, dans son ampleur et dans la logique qui embrasse ses lois sous tous leurs aspects, laisse entrevoir quelque chose de l’Esprit créateur de Dieu. Celle-ci nous appelle à la crainte révérencielle. Précisément celui qui, en tant que chrétien, croit dans l’Esprit créateur, prend conscience du fait que nous ne pouvons pas user et abuser du monde et de la matière comme d’un simple matériau au service de notre action et de notre volonté ; que nous devons considérer la création comme un don qui nous est confié non pour qu’il soit détruit, mais pour qu’il devienne le jardin de Dieu et, ainsi, un jardin de l’homme. »[43]

Dans l’encyclique Caritas in veritate, Benoît XVI va plus loin et développe l’idée que Jean-Paul II avait déjà lancée : la création est un « livre » qui possède une « grammaire » : « …​ la création constitue comme une première révélation, qui possède un langage éloquent : elle est comme un autre livre sacré dont les lettres sont constituées par la multitude de créatures présentes dans l’univers. »[44] Benoît XVI écrit : « Le livre de la nature est unique et indivisible, qu’il s’agisse de l’environnement comme de la vie, de la sexualité, du mariage, de la famille, des relations sociales, en un mot du développement humain intégral. »[45] Ici s’esquisse une idée qui sera chère à François : « tout est lié » : « On ne peut exiger des jeunes qu’ils respectent l’environnement, si on ne les aide pas, en famille et dans la société, à se respecter eux-mêmes : le livre de la nature est unique, aussi bien à propos de l’environnement que de l’éthique personnelle, familiale et sociale. »[46] « Que la lumière et la force de jésus nous aident à respecter l’écologie humaine, conscients que l’écologie environnementale en trouvera aussi un bénéfice, car le livre de la nature est unique et indivisible ! C’est ainsi que nous pourrons consolider la paix, aujourd’hui et pour les générations à venir. »[47]

Forts des réflexions de ses prédécesseurs immédiats, inspiré par saint François et saint Bonaventure⁠[48], François offre au monde la première encyclique consacrée à l’écologie Laudato si’ en 2015.⁠[49]

Avant d’entrer dans le texte de l’encyclique Laudato si’, il n’est pas inutile de jeter un œil sur les commentaires que la presse a publiés au moment de sa parution.

Tout d’abord, force est de constater qu’en dehors de quelques revues catholiques, dans la grande presse, les commentaires furent sommaires et diffusés souvent le jour même de la parution de ce document de près de 200 pages.

Beaucoup, croyants de diverses confessions ou incroyants, se sont réjouis, car, nous disaient-ils, le pape confirme les dangers que la planète court et quatre mois avant la conférence de Paris sur le climat (du 30 novembre au 12 décembre 2015) il apporte son appui moral aux participants. En somme cette encyclique est intéressante parce qu’elle confirme toutes les mises en garde actuelles.

Beaucoup d’autres, plus nombreux ont critiqué cette encyclique. Certains à cause de la diversité des applaudissements. Cette unanimité a suscité de nombreuses objections qui se recoupent : Le pape profite simplement d’une mode. Les mouvements politiques « écologiques », les associations de défense de l’environnement disent la même chose. Il n’y a rien de spécifiquement chrétien, voire de spécifiquement catholique dans la vision papale. Le document va favoriser ces mouvements et associations qui, par ailleurs, ont des positions parfois diamétralement opposées à celles de l’Église sur les questions éthiques comme sur le terrain purement politique.

d’autres ont une position plus radicale : François s’appuie sur une opinion scientifique contestée par certains.⁠[50]

d’autres encore se sont demandé pourquoi le Saint-Père a-t-il choisi ce thème de l’écologie ? N’y avait-il pas des problèmes plus urgents ? La crise économique ? Le terrorisme ?

Enfin, plus gravement encore, certains ont déclaré que le pape, dans cette encyclique, rompt avec la doctrine sociale de l’Église. En effet, il condamne l’économie de marché, et se situe dans une tout autre logique économique, étatiste et collectiviste.

Bref, tout cela peut nous amener à dire que l’encyclique n’a pas été lue avec bienveillance et même qu’elle n’a pas été lue dans son intégralité si tant est qu’elle ait été lue ! Mais ce n’est pas nouveau !

Sans suivre nécessairement la succession des chapitres, essayons de mettre en lumière la logique du texte.

Tout d’abord remarquons que la structure de l’encyclique rappelle la structure du document conciliaire Gaudium et spes. Ce document (GS 1 et 2) s’adresse non pas aux seuls fidèles mais à tous les hommes, à toute la famille humaine. Il en est de même ici, François se plaît à le répéter (LS 3 et 62). GS commence par décrire l’état du monde, les espoirs et les angoisses de l’homme, la mutation profonde que l’époque a connue aux points de vue social, psychologique, moral, religieux dans un monde déséquilibré, bouleversé par l’athéisme, où chacun aspire à plus de liberté et de dignité et se pose des questions essentielles sur le sens de sa vie. Dans le premier chapitre de Laudato si’, François fait de même, il dessine l’état de la planète et énumère les nombreux problèmes qui menacent, comme il dit, notre maison commune et provoquent des désordres naturels et sociaux. Désordres qui touchent spécialement et gravement les hommes et les sociétés les plus pauvres de la planète. Le catalogue est très complet, plus complet que dans le discours habituel du militant écologiste. Et François est bien conscient que certains contestent cette description et proposent des solutions inadéquates à ses yeux (LS 60). Il se montre prudent lorsqu’il ajoute: « Sur beaucoup de questions concrètes, en principe, l’Église n’a pas de raison de proposer une parole définitive et elle comprend qu’elle doit écouter puis promouvoir le débat honnête entre scientifiques, en respectant la diversité d’opinions. Mais il suffit de regarder la réalité avec sincérité pour constater qu’il y a une grande détérioration de notre maison commune. » (LS 61). Il faut savoir qu’en amont de l’encyclique il y a l’Académie pontificale des sciences, la plus vieille académie scientifique d’Italie, devenue pontificale sous Pie IX déjà. Elle est internationale, elle rassemble des sommités dans tous les domaines scientifiques, elle a la réputation d’être l’assemblée qui compte en son sein le plus grand nombre de prix Nobel. Et c’est la compétence en leur domaine qui rassemble ces scientifiques et non leur orthodoxie catholique. Bon nombre sont athées, juifs ou musulmans. Dans un message adressé aux Académiciens en 1940, Pie XII a rappelé que l’Académie était libre de toute forme d’inquisition : « À vous, nobles champions des arts et disciplines humaines, l’Église reconnaît une totale liberté dans vos méthodes et vos recherches ». En raison de leur indépendance totale par rapport à tout point de vue national, politique ou religieux, les délibérations et les études de l’Académie constituent une inestimable source d’information objective sur laquelle le Saint Siège et ses nombreux organes peuvent s’appuyer dans leurs réflexions.

Le pape s’intéresse ensuite aux causes de cette dégradation de notre maison commune. Ou plutôt à la cause première de cette dégradation et cette cause c’est, comme il dit, la « racine humaine » (LS 101) c’est l’homme lui-même. Non pas l’homme en tant que tel. Le pape refuse l’analyse de la « deep ecology » qui estime qu’« à travers n’importe laquelle de ses interventions, l’être humain ne peut être qu’une menace et nuire à l’écosystème mondial, raison pour laquelle il conviendrait de réduire sa présence sur la planète et d’empêcher toute espèce d’intervention de sa part. » (LS 60) Il refuse cette position extrême tout comme il refuse l’optimisme d’autres qui « soutiennent à tout prix le mythe du progrès et affirment que les problèmes écologiques seront résolus simplement grâce à de nouvelles applications techniques, sans considérations éthiques ni changements de fond. » (LS 60) C’est précisément à une réflexion éthique et à un changement de fond que nous invite François. Ce n’est pas l’homme en tant que tel qui est en question mais un homme qui est indifférent à ces problèmes, l’homme égoïste, violent, superficiel, jouisseur, obsédé par le profit, un homme qui se croit tout permis, qui prétend disposer à sa guise des biens de la planète, prêt à tout exploiter, les choses comme les êtres humains, un homme qui se prend pour Dieu. Le mal se nomme « anthropocentrisme ». Et face à cet homme qui se prend pour le centre du monde, la réaction politique internationale est faible, le politique étant trop souvent soumise à la technologie, aux intérêts économiques et aux puissances financières. (LS 54)

Que faire alors ? Il faut penser en profondeur aux « fins de l’action humaine » (LS 61). Est-ce moi, mon plaisir, ma richesse qui constituent la fin de tout ? Sur ce point fondamental science et religion peuvent entamer « un dialogue intense et fécond pour toutes deux ». (LS 62) Un dialogue salvateur.

Dans GS, les pères conciliaires, après l’énumération des calamités et la prise en compte des attentes de l’humanité, montrent que le message de l’Église, s’il est écouté, est susceptible de répondre à ces attentes. De même, après avoir constaté le délabrement de notre maison commune, l’apathie des responsables et les souhaits des hommes conscients du danger, François propose le remède : ce qu’il appelle l’ « écologie intégrale ». (LS, chap. IV). Cette écologie est intégrale car elle est en même temps « environnementale, économique et sociale », morale et politique. Tout étant lié. On ne peut sérieusement militer pour un environnement sain sans militer pour une économie solidaire, sans militer pour mettre fin aux inégalités scandaleuses, aux guerres et menaces de guerre. Plus crûment, si vous voulez, on ne peut prendre la défense des bébés phoques sans prendre soin des pauvres, des sans travail, des réfugiés ou encore des enfants à naître .

d’où vient, en effet, cette notion d’« écologie intégrale » ? Le pape rompt-il, comme certains l’insinuent ou l’affirment, avec la tradition catholique ? Non. Dans tout le chapitre deux, le pape montre qu’il est bien dans l’esprit de l’ancien et du nouveau testament, du livre de la Genèse aux épîtres. Tout est lié, dès le départ. Adam, selon l’étymologie populaire dérive de adamah, le sol, de sorte qu’on peut traduire Adam par le terreux. Il n’est pas étonnant dès lors que l’homme et toutes les créatures soient invités, dans les psaumes, à louer le Seigneur comme dans le Ps 148 où non seulement les anges, mais aussi le soleil, la lune, les étoiles, les monstres marins, le feu, la grêle, la neige, le brouillard, les montagnes, les arbres, les reptiles, les rois et les peuples, sont invités à louer le Seigneur. Non seulement les créatures sont interdépendantes, comme dit le Catéchisme: « L’interdépendance des créatures est voulue par Dieu. Le soleil et la lune, le cèdre et la petite fleur, l’aigle et le moineau : le spectacle de leurs innombrables diversités et inégalités signifie qu’aucune créature ne se suffit à elle-même. Elles n’existent qu’en dépendance les unes des autres, pour se compléter mutuellement au service les unes des autres. »[51] Mais, en plus, les créatures nous disent quelque chose de Dieu. Jean-Paul II faisait remarquer que « pour le croyant, contempler la création, c’est aussi écouter un message, entendre une voix paradoxale et silencieuse » ; « à côté de la révélation proprement dite, qui est contenue dans les saintes Écritures, il y a donc une manifestation divine dans le soleil qui resplendit comme dans la nuit qui tombe ». (LS 85) Ne lit-on pas dans l’épître aux Colossiens (Col 1, 16) : « Tout est créé par lui et pour lui ». Les créatures nous disent quelque chose de Dieu, un Dieu qui regarde avec tendresse ses créatures : « Ne vend-on pas cinq passereaux pour deux as ? Et pas un d’entre eux n’est en oubli devant Dieu. » (Lc 12, 6). Et les créatures précieuses aux yeux de Dieu peuvent aussi nous instruire par leur exemple : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit » (Mt 6, 26). La contemplation du monde est riche de découvertes pas seulement scientifiques mais aussi théologiques. Parlant des païens, Paul écrit dans l’épître aux Romains: « ce que l’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu le leur a manifesté. En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence…​ » (Rm 1, 19-20). C’est ainsi qu’Aristote par la seule raison, après avoir étudié la nature (Physis) va au-delà des apparences, des perceptions sensibles pour fonder la métaphysique, ce qui vient après, au-delà de la physis et en arrive à l’existence de Dieu. Ce qui ne veut pas dire que la nature soit divine comme dans diverses religions. Au contraire, « la pensée judéo-chrétienne a démystifié la nature » qui a perdu son caractère divin (LS 78) mais la nature n’est pas non plus un pur objet et tous les êtres créés n’ont pas la même valeur. Dans le récit de la création, tout est dit « bon » mais l’homme, créé en dernier, est dit « très bon ». Disons donc et répétons que la nature manifeste Dieu, qu’elle est un lieu de sa présence (LS 88). Ce n’est pas par hasard si abbayes et monastères se trouvent dans des lieux écartés en pleine nature. Ce n’est pas par hasard non plus si le désert est souvent le lieu d’une expérience forte de la présence de Dieu.⁠[52]

Le pape s’appuie, bien sûr, sur les Écritures et aussi sur la tradition, particulièrement sur François d’Assise et son Cantique des créatures (LS 87) qui fournit son titre à l’encyclique. François se réfère aussi à ses prédécesseurs, Jean XXIII (Pacem in terris), Paul VI (Populorum progressio) qui parlait de « développement intégral », saint Jean-Paul II (Centesimus annus) qui parlait lui d’écologie humaine et Benoît XVI (Caritas in veritate). Il aurait pu même remonter jusqu’à Léon XIII qui, en 1891, dans Rerum novarum , à une époque où la question écologique ne se posait pas comme aujourd’hui (le mot écologie venait juste de naître en Allemagne et était réservé à un petit nombre de scientifiques), Léon XIII déclare que ceux qui reçoivent la générosité de Dieu sous la forme de ressources naturelles ou de biens devraient exercer leur responsabilité « comme l’intendant (pas le propriétaire !) de la providence de Dieu, au bénéfice des autres ». François s’appuie également sur l’enseignement du patriarche de Constantinople Bartholomée. Les orthodoxes ayant traditionnellement mieux conservé que les catholiques, le sens de l’unité de la création. Il faut bien avouer que pendant quelques siècles, les catholiques ont été distraits et ont trahi la révélation à ce point de vue..

L’écologie intégrale ne se limite donc pas à la défense des espèces menacées et à la lutte contre le réchauffement climatique. Economique, sociale, culturelle, humaine, morale, elle est attentive au cadre de vie sous toutes ses formes, environnement naturel, urbain, humain, elle veille à ce que tous aient un logement digne, puissent profiter de transports en commun bien organisés, elle défend les valeurs familiales, les cultures locales, le patrimoine humain et chrétien, passé et présent, elle respecte la nature humaine, la féminité et la masculinité, la cordialité, la solidarité intergénérationnelle dans un monde qui pollue non seulement l’air mais qui pollue la vue, les oreilles et les âmes, qui prétend effacer les différences sexuelles, homogénéiser les cultures, qui déracine, organise des pénuries, exploite, gaspille, veut tout techniciser, laisse la voiture coloniser les villes et encombrer les routes, un monde égoïste, individualiste, amoral, jouisseur.

Pour établir cette écologie intégrale, les chemins à privilégier sont le dialogue et la conversion.

Le dialogue, à tous les niveaux, international, national et local dans l’intérêt de tous et prioritairement des pays pauvres, dans l’intérêt de ces biens communs à préserver que sont les océans et l’eau potable. Dialogue sur les plans national et local à long terme et pas seulement en vue des prochaines élections. Veiller à ce que les processus de prise de décisions soient transparents et donc participatifs et éclairés. L’écologie intégrale englobe donc aussi le politique. Une politique qui dialogue avec l’économie pour qu’elle n’impose pas à n’importe quel prix ses exigences de rentabilité. Le marché seul ne peut imposer sa loi pas plus que l’État obsédé de planification. Un autre dialogue est important : celui des religions et des sciences. Les sciences, les techno-sciences ne peuvent pas tout résoudre, elles doivent s’ouvrir à d’autres dimensions. L’homme ne se réduit pas en un certain nombre d’équations. (chap. 5)

Au niveau personnel, la conversion est indispensable, car les lois, à long terme sont insuffisantes pour lutter contre les mauvais comportements (LS 211). On ne peut espérer convertir l’autre qu’en commençant par se convertir soi-même (chap. 6). Que nous demande cette « écologie intégrale » ? De changer notre culture, de changer nos habitudes, de vivre avec sobriété et humilité, de rompre les conditionnements économiques, en ayant « conscience d’une origine commune, d’une appartenance mutuelle et d’un avenir partagé par tous » (LS 202), donc de dépasser notre individualisme (LS 208), de développer le sens de la responsabilité et de la communauté. En s’appuyant sur tous les milieux éducatifs, à commencer par la famille, vecteur essentiel de cette formation à l’écologie intégrale (LS 213) qui ne doit pas négliger la dimension esthétique du monde (LS 215) et surtout pas la dimension religieuse, mystique même qui seule peut offrir les motivations nécessaires et durables. La foi nous conduit à vivre l’amour des autres et à contempler le Créateur dans sa création à l’école de saint Bonaventure le grand théologien franciscain (XIIIe s) (LS 233) ou de saint Jean de la Croix, le grand mystique espagnol (XVIe s)(LS 234). Chaque jour, nous pouvons, nous-mêmes, vivre cette expérience particulièrement dans les sacrements car, écrit Jean-Paul II: « toutes les créatures de l’univers matériel trouvent leur vrai sens dans le Verbe incarné, parce que le Fils de Dieu a intégré dans sa personne une partie de l’univers matériel, où il a introduit un germe de transformation définitive » et c’est évidemment dans l’eucharistie que « la Création trouve sa plus grande élévation. » (LS 236) Avez-vous déjà pensé que lorsque monsieur le Curé ou monsieur le Vicaire célèbre la messe, il se livre à « un acte d’amour cosmique » ? « Oui, cosmique ! », renchérit Jean-Paul II et il explique : « car, même lorsqu’elle est célébrée sur un petit autel d’une église de campagne, l’Eucharistie est toujours célébrée, sur l’autel du monde. » (LS 236) Le dimanche, en particulier, le regard s’ouvre sur le monde et sur les autres. Déjà dans l’ancien testament, la loi du repos hebdomadaire impose le chômage « afin que se reposent ton boeuf et ton âne et que reprennent souffle le fils de ta servante ainsi que l’étranger » (Ex 23, 12). Saint Bonaventure déjà cité affirmait même que toute la création porte la marque de la trinité puisque Dieu créateur est trine. Et la création a une reine, Marie, dont toutes les créatures chantent la beauté « enveloppée de soleil, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête » (Ap 12, 1). Saint Joseph, le travailleur manuel, peut nous enseigner à travailler dans le respect de la création. Prenons soin de la création puisqu’elle est précieuse aux yeux de Dieu à tel point qu’elle participera avec nous mystérieusement à la plénitude sans fin. Des cieux nouveaux et une terre nouvelle nous sont promis comme il est écrit dans l’Apocalypse (21, 1), dans la seconde épître de Pierre (2 Pi 3, 13) en écho à ce que le Seigneur révélait déjà à Isaïe (65, 17-19 et 66, 22)

En somme, le pape François, ne parle pas de l’écologie comme tout le monde, il ne s’adapte pas à une mode pour paraître branché. Son message est original à plusieurs titres.

Certes son point de départ rejoint la mise en garde de beaucoup mais très vite il se singularise : en identifiant la cause du mal : ce n’est pas l’homme et son activité qui sont en question mais l’homme qui a perdu le vrai sens de ses relations avec le monde, avec les autres et surtout avec Dieu, en affirmant l’unité de la création qui est la clé de cette écologie intégrale, avons-nous dit : tous les hommes forment une seule famille (un fait qui a été fortement souligné dès Pie XII), une famille qui habite une maison commune. Cette unité de la création découle du fait que Dieu a tout créé. C’est pourquoi le pape peut affirmer que la meilleure manière de mettre l’être humain à sa place, et de mettre fin à ses prétentions de dominer la terre, c’est de proposer la figure d’un Père, créateur et unique maître du monde, parce qu’autrement l’être humain aura toujours tendance à vouloir imposer à la réalité ses propres lois et intérêts. En ce sens, il rejoint ce que Jean-Paul II affirmait dans Centesimus annus : « Il n’existe pas de véritable solution de la question sociale hors de l’Évangile » (CA 5). On peut élargir la citation et dire qu’il n’existe pas de véritable solution à la question sociale comme à la question environnementale hors de l’Évangile.

De tout ce qui précède, on peut tirer deux conclusions.

Premièrement, le monde parce que création de Dieu est, à son niveau, un domaine sacré qui sera renouvelé. Le miracle eucharistique peut nous aider à accepter ce mystère. Jean-Paul II, dans un raccourci très frappant, a rappelé à des agriculteurs cette « assomption » de la matière: « Comme cela doit être significatif pour vous, hommes et femmes du monde agricole, de contempler sur l’autel ce miracle, qui couronne et sublime les merveilles mêmes de la nature. N’est-ce pas un miracle quotidien qui s’accomplit lorsqu’une semence devient un épi et que, de lui, tant de grains de blé mûrissent pour être broyés et devenir du pain ? N’est-elle pas un miracle de la nature, la grappe de raisin qui pend des sarments de la vigne ? Déjà, tout cela porte mystérieusement le signe du Christ, puisque « tout s’est fait par lui et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui » (Jn 1, 3). Mais plus grand encore est l’événement de grâce par lequel la Parole et l’Esprit de Dieu transforment le pain et le vin, « fruit de la terre et du travail des hommes », en Corps et Sang du Rédempteur ».⁠[53] Dans son action sur le monde, dans son travail, l’homme doit avoir conscience de la noblesse de ce qu’il touche, utilise et transforme.

Deuxièmement, il apparaît clairement dans tous les textes cités, du livre de la Genèse à François, que le cosmos, dans toutes ses parties, terre, mer, espace, est un bien collectif dont tous les peuples doivent pouvoir jouir. Et donc, dans son action sur le monde, dans son travail, l’homme doit se souvenir qu’il est solidaire de tous les hommes à travers les temps.

Ces réalités profondément bibliques et chrétiennes ont incité les représentants de diverses églises à s’associer pour sensibiliser leurs fidèles et les responsables nationaux et internationaux.⁠[54]


1. Sermon 215 d’Augustin d’Hippone (fin IVe siècle), in Dz 21 ; Sermon 9 de Césaire d’Arles (début VIIIe siècle), in Dz 27 ; 1er Concile de Nicée (325), in Dz 125 ; 1er Concile de Constantinople (381), in Dz 150 ; 4e Concile du Latran (1215), in Dz 800 ; 1er Concile du Vatican (1870), in Dz 3001 et 3004.
2. Tomus Damasi, 19 (382), in Dz 171. On peut citer aussi la Profession de foi du pape Vigile : Lettre Dum in Sanctae à l’ensemble du peuple de Dieu (552), in Dz 415 ; la lettre de Pélage 1er Humani generis au roi Childéric 1er (557), in Dz 441 ; la profession de foi du Concile du Latran (649), in Dz 501 ; la profession de foi du IIe Concile de Tolède (675), in Dz 531 ; la lettre « Consideranti mihi » du pape Agathon ( 680), in Dz 542 et svts..
3. 4e concile du Latran (1415), in Dz 804 et, de même, au Concile de Florence, bulle Cantate Domino (1442), in Dz 1331.
4. Statuta Ecclesiae Antiqua, in Dz 325.
5. (553), in Dz 421.
6. Lettre Congratulamur vehementer (1054), in Dz 680.
7. Encyclique Divinum Illud Munus (1897), in Dz 3326.
8. GS 11.
9. GS 26.
10. Encyclique Dominum et vivificantem, 10. A propos des rapports entre nature et grâce, Jürgen Moltmann veut se démarquer d’un principe médiéval « dual » qui, dit-il, « est encore celui de la théologie catholique actuelle : Gratia non destruit, sed praesupponit et perficit naturam ». Refusant « une dogmatique binaire, duelle » et s’inscrivant « dans une orientation dialectique, processuelle, à chiffres multiples », le théologien entreprend la critique de ce principe qui « présuppose que la grâce de Dieu consiste dans l’incarnation du Logos éternel dans le Christ, et conclut que cette incarnation suppose la création et l’accomplit ». Dès lors, « la christologie présuppose l’anthropologie (…), l‘anthropologie est une « christologie déficiente » (Karl Rahner) et (…) la christologie est une « anthropologie réalisée ». L’existence chrétienne présuppose par conséquent l’existence humaine et l’accomplit.
   Je n’approuve pas, écrit Moltmann, la deuxième partie de ce principe, parce qu’il ne distingue pas entre grâce et gloire, entre histoire et nouvelle création, entre l’existence chrétienne et l’existence accomplie. C’est parce que cette deuxième distinction n’est pas suffisamment marquée que ce principe médiéval conduit sans cesse au triomphalisme : dans la grâce se trouverait déjà la gloire, qui accompli la nature ; dans l’alliance il y aurait déjà le royaume, qui est le principe interne de la création ; dans l’existence chrétienne il y aurait déjà l’accomplissement de l’existence humaine.
   C’est pourquoi je présente une formulation nouvelle de la deuxième partie du principe théologique suivant une dialectique trinaire :
   Gratia non perficit, sed praeparat naturam ad gloriam aeternam.
   Gratia non est perfectio naturae, sed praeparatio messianica mundi ad regnum Dei.
   Ce principe suppose que la grâce de Dieu consiste dans la résurrection du Christ et conclut que sa résurrection est le commencement de la re-création du monde. Il s’ensuit qu’il faut parler de nature et de grâce et du rapport de la nature et de la grâce dans la perspective de la gloire, qui accomplit aussi bien la nature que la grâce et qui par conséquent détermine dès ici-bas la relation entre la nature et la grâce. Il s’ensuit en outre, que ce n’est pas encore l’alliance historique avec Dieu, mais seulement le royaume futur de la gloire divine, promis et garanti par l’alliance historique, qui peut être appelé « le principe interne de la création ». Il s’ensuit enfin, que l’existence chrétienne n’est pas encore en elle-même l’accomplissement, mais seulement une voie messianique vers un accomplissement possible, futur de l’existence humaine. Sur cette voie l’existence chrétienne rencontre l’existence juive comme chemin et témoignage d’une même espérance en une humanité enfin délivrée, glorifiée et unie dans la justice. L’existence chrétienne ne supplante pas l’existence juive, mais dépend d’elle et entre avec elle en une communauté de cheminement.
   Dans le judaïsme médiéval le christianisme évangélisant les peuples a souvent été considéré et apprécié comme la praeparatio messianica de l’ensemble des peuples voulue par Dieu. Nous prenons à notre compte cette appréciation juive de l’existence chrétienne et nous l’élargissons au-delà de l’ensemble des peuples à la nature. Le christianisme est aussi là pour la praeparatio messianica naturae. » (Op. cit., pp. 20-21).
11. 1er Concile du Vatican (1870), in Dz 3004. Définition reprise par la Constitution dogmatique Dei verbum (1965), in Dz 4206.
12. Dei Verbum, in Dz 4203.
13. Jean-Paul II en a dressé la liste impressionnante et malheureusement bien connue in Message pour la Journée de la Paix, 1er janvier 1990, DC n°1997, 7-1-1990, pp. 9-12 (cf. infra).
14. L’ouvrage de référence essentiel , présenté par MICHELET Thomas o.p. : Les papes et l’écologie, De Vatican II à Laudato si’, Artège, 2016.
15. C’est un aspect qui a été fortement souligné pendant des siècles. A partir des Psaumes et notamment à partir du Psaume 148, saint Augustin répétera que toute la création dit les louanges de Dieu (Les confessions, VII, 13). Saint Bernard dira que le monde est « un livre ouvert à tous pour que chacun, s’il le désire, puisse y lire la sagesse de Dieu » (De Diversis, 9, 1) ; « Tu trouveras dans les forêts, écrit-il, quelque chose de plus que dans les livres. Les arbres et les pierres t’enseigneront ce que tes maîtres ne peuvent pas t’enseigner » (Espistolae, 106, 2). Et saint Thomas, plus nettement encore, confirmera : « Dieu, comme un excellent maître, a pris soin de nous laisser deux écrits parfaits, afin de faire notre éducation d’une manière qui ne laisse rien à désirer ; car, dit l’Apôtre, tout ce qui est écrit est écrit pour notre enseignement. Ces deux livres divins sont la Création et l’Écriture sainte » (Sermon pour le deuxième dimanche de l’Avent). Textes cités par Jean Séguy, Christianisme et « environnement naturel », in Religion et écologie, op. cit., p. 100).
   Nourri de cette tradition, Jean-Paul II saluera, en ces termes, les agriculteurs : « La fidélité de Dieu ! Pour vous, hommes du monde agricole, elle est une expérience quotidienne, constamment répétée par l’observation de la nature. Vous connaissez le langage de la terre et des semences, de l’herbe et des arbres, des fruits et des fleurs. (…) Vous découvrez dans ce langage la fidélité de Dieu aux paroles qu’il prononça au troisième jour de la création : « Que la terre verdisse de verdure ; des arbres portant semence et des arbres fruitiers » (Gn 1, 11). Dans le mouvement paisible et silencieux, mais riche de vie, de la nature, continue à palpiter la satisfaction originelle du Créateur : « Et Dieu vit que cela était bon ! » (Gn 1, 12).
   Oui, le seigneur garde à jamais sa fidélité. Et vous experts en ce langage de fidélité -langage ancien et toujours nouveau-, vous êtes tout naturellement les hommes du « merci ». Votre contact prolongé avec la merveille des produits de la terre vous les fait percevoir comme un don inépuisable de la Providence divine ». (Homélie lors du Jubilé du monde agricole, 12-11-2000, in DC n° 2238, 17-12-2000, p. 1051).
16. Rappelons-le : « L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont un obstacle ».( LOYOLA Ignace de, Exercices spirituels, Desclée de Brouwer, 1960, p. 28).
17. 28 août 1961.
18. LG 48.
19. GS 14.
20. GS 12.
21. GS 13.
22. H. Et J. Bastaire précisent : « nous ne sommes pas seuls dans le péché. Il existe avec nous d’autres créatures libres qui, dans une maléfique émulation font échec à la Parole de Dieu en étant comme nous co-destructrices au lieu d’être co-créatrices.
   A l’inverse des créatures charnelles créées avant lui, ces créatures spirituelles ne sont pas assujetties à l’homme. Elles n’ont pas défilé devant lui pour qu’il leur donne un nom. Mais elles ne peuvent rien faire sans lui et lui ne peut rien faire sans elles. qu’elle s’effectue dans la grâce ou le péché, la communion des créatures est infrangible. Procédant d’une même source divine, l’action des anges et des hommes ne saurait être que synergique.
   Ensemble le mauvais ange et le mauvais couple humain ont fauté, ensemble, ils ont provoqué la chute du cosmos. » Et plus encore, « les mauvais anges ne cessent depuis la chute de disputer le monde à leurs congénères loyaux, et c’est ainsi qu’on peut les juger responsables des éruptions volcaniques et des séismes comme les bons anges le sont de l’arc-en-ciel.
   Dans les litanies des saints, on a longtemps prié « les saints anges et archanges, les saints ordres des esprits bienheureux », de délivrer les chrétiens « de la foudre, de la tempête et du fléau des tremblements de terre ». » (Le salut de la création, op. cit., pp. 22 et 25).
23. Discours à l’occasion du 25e anniversaire de la F.A.O., 16 novembre 1970.
24. OA 21.
25. Si l’on excepte deux messages de Paul VI à la Conférence des Nations-Unies sur l’environnement en 1972 et pour la Journée de l’environnement en 1977 et une allocution à l’Académie pontificale des Sciences en 1976.
26. Lettre apostolique Inter sanctos, 1979.
27. RH 8.
28. RH 15.
29. 1987.
30. 1967.
31. SRS 29.
32. SRS 34.
33. Message pour la Journée de la paix, 1er janvier 1990, DC n° 1997, 7-1-1990, pp. 9-12.
34. En voici la partie essentielle : « La vocation d’Adam et d’Eve à participer à la réalisation du plan de Dieu sur la création stimulait les capacités et les dons qui distinguent la personne humaine de tout autre créature et, en même temps, établissait un rapport ordonné entre les hommes et tout le créé. Faits à l’image et à la ressemblance de Dieu, Adam et Eve devaient soumettre la terre (cf. Gn 1, 28) avec sagesse et amour. Cependant, par leur péché, ils détruisirent l’harmonie existante, s’opposant délibérément au dessein du Créateur. Cela conduisit non seulement à l’aliénation de l’homme par lui-même, à la mort et au fratricide, mais aussi à une certaine révolte de la terre contre lui (cf. Gn 3, 17-19 ; 4, 12). Toute la création fut assujettie à la caducité et, depuis lors, elle attend mystérieusement sa libération pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu (cf. Rm 8, 20-21).
   Les chrétiens professent que dans la mort et la résurrection du Christ s’est accomplie l’œuvre de la réconciliation de l’humanité avec le Père, qui « s’est plu …​ par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix » (Col 1, 19-20). La création a été ainsi renouvelée (cf. Ap 21, 5), et sur elle, qui était auparavant soumise à « l’esclavage » de la mort et de la corruption (cf. Rm 8, 21), s’est répandue une vie nouvelle, tandis que « nous attendons de nouveaux cieux et une terre nouvelle où habitera la justice » (2P 3, 13). Ainsi, le Père « nus a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ » (Ep 1, 9-10). » (Op. cit., § 3-4).
35. « Voilà pourquoi le pays est en deuil et tous ses habitants dépérissent, jusqu’aux bêtes des champs et aux oiseaux du ciel, et même les poissons de la mer disparaîtront ». Os 4, 3.
36. « On ne peut négliger (…), la valeur esthétique de la création. Le contact avec la nature, par lui-même, est profondément régénérateur, de même que la contemplation de sa splendeur donne paix et sérénité. La Bible parle souvent de la bonté et de la beauté de la création, appelée à rendre gloire à Dieu (cf., par exemple, Gn 1 et s. ; Ps 8, 2 ; 104, 1ss ; Sg 13, 3-5 ; Si 39, 16, 33 ; 43, 1, 9). La contemplation des œuvres du génie humain est peut-être plus difficile, mais non moins intense. Les villes elles-mêmes ont souvent une beauté spécifique qui doit inciter les hommes à protéger le milieu où ils vivent. Une bonne planification urbaine est un aspect important de la protection de l’environnement, et le respect pour les caractères physiques de la terre est indispensable dans toute implantation écologique correcte. En somme, il ne faut pas négliger la relation qui existe entre une formation esthétique appropriée et la préservation de l’environnement. » (Op. cit., § 14).
   De même, les évêques français de la Commission sociale (op. cit., p. 117) écrivent : « la foi n’est pas l’unique remède. La création artistique, elle aussi, peut venir au secours des hommes de sciences et des politiques ».
   Plus profondément et plus radicalement, Miklos Vetö va défendre l’idée que seule une esthétique permet de justifier « une attitude véritablement responsable et aimante à l’égard du monde ». En s’appuyant sur Kant mais aussi sur Simone Weil, l’auteur montre que la contemplation désintéressée de la beauté exclut la volonté de possession ou de transformation : « Tout ce qui est beau est objet de désir, mais on ne désire pas que cela soit autre, on ne désire rein y changer, on désire cela même qui est. On regarde avec désir le ciel étoilé d’une nuit claire, et ce qu’on désire, c’est uniquement le spectacle qu’on possède » (WEIL S., La condition ouvrière, Gallimard, 1951, p. 265). Cette contemplation suppose non seulement sympathie pour la nature mais aussi liberté. C’est pourquoi, en matière d’écologie, on ne peut légiférer. On ne peut que conseiller. Cet esthétique doit être religieuse et s’inspirer de l’exemple de Dieu lui-même qui institue le sabbat non simplement pour le repos mais pour freiner notre volonté de puissance et permettre la reconnaissance, la réjouissance et la célébration. La sabbat permet « d’activer ou de réactiver notre consentement à l’existence autonome des choses qui nous entourent ». L’attitude esthétique en matière d’écologie est faite de piété et de patience qui transforment l’esthétique en éthique. Non pas la piété antique mue par le sentiment de fragilité que l’homme éprouvait face aux forces du monde mais une piété moderne qui est sensible, cette fois, à la fragilité de ce monde. Un monde qui a une temporalité propre, celle des plantes et des bêtes, temporalité aujourd’hui toujours en retard sur la temporalité humaine qui va s’accélérant. La patience est donc indispensable, elle est « le consentement qu’on donne à l’autre pour lui permettre d’exister selon son propre rythme ». (op. cit., pp. 98-106).
37. Conférence sur l’homme et l’environnement, O.R. 18 mai 1990.
38. CEC 2415-2418.
39. CA 37.
40. EV, 42.
41. RATZINGER J. cardinal, Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre : quatre sermons de Carême à Munich sur la création et la chute, Fayard, 2005. BENOÎT XVI, Pour une écologie de l’homme, Parole et silence, 2012 ; Pensées sur l’environnement, Parole et silence, 2012.
42. Exhortation apostolique post-synodale, Sacramentum caritatis, 22 février 2007, n° 90.
43. Homélie, 3 juin 2006.
44. Cf. ce que disait JEAN-PAUL II, lors de l’Audience du 30 janvier 2002.
45. CV 51.
46. Message pour la célébration de la Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2010, 8 décembre 2009, n° 12.
47. Discours au corps diplomatique, 11 janvier 2010, n° 12.
48. Vers 1220-1274. Théologien, archevêque, cardinal et docteur de l’Église, saint Bonaventure est l’autre figure incontournable de la famille franciscaine.
49. Pour approfondir le sujet, on peut lire REVOL Fabien et RICAUD Alain, Une encyclique pour une insurrection des consciences, Parole et Silence, 2015.
50. Cf. l’« Oregon Petition », la Heidelberg Declaration , la Leipzig Declaration, ou encore la Manhattan Declaration où d’innombrables scientifiques déclarent en substance : « Il n’existe aucune preuve convaincante selon laquelle les émissions de CO2, provenant de l’activité industrielle moderne ont causé, causent ou causeront des changements climatiques catastrophiques » ; « Il n’y a pas de preuve scientifique du réchauffement climatique ». Un candidat conservateur à l’élection présidentielle de 2016, Rick Santorum, déclare : « L’Église s’est trompée plusieurs fois en matière de science. Je pense que nous devrions laisser la science aux scientifiques et nous concentrer sur ce que nous savons faire, la théologie, la morale ». (in Le Monde, 18/6/2015).
51. CEC 340 ; voir aussi les n° 337-349.
52. Lire par exemple, SCHMIDT Eric-Emmanuel, La nuit de feu, Albin-Michel, 2015.
53. Homélie lors du Jubilé du monde agricole, 12-11-2000, in DC n° 2238, 17-12-2000, p. 1052.
54. Cf. Symposium « Religion, science et environnement » du 5 au 10 juin 2002 et la Déclaration commune du Pape Jean-Paul II et du Patriarche œcuménique Bartholomeos Ier, in DC n° 2278, 20-10-2002, pp. 868-870 ; Conclusions de la IVe consultation des Conférences épiscopales d’Europe sur la responsabilité de la création, id., pp. 874-877.

⁢f. Retour à l’écologie ordinaire

Ces réalités montrent aussi que le procès que certains intentent à l’Église et à l’Écriture, n’a pas de sens. Celles-ci soulignent une familiarité religieuse entre l’homme et la nature qui n’est pas en contradiction avec la familiarité des différentes espèces que rappellent scientifiques et philosophes de l’environnement⁠[1].

Pourquoi, dès lors, écrire que « nous devons (…) tirer les conséquences de ce que l’homme n’a pas été fait à l’image de Dieu, mais a évolué dans une interaction avec toutes les autres espèces auxquelles il est apparenté » alors que les auteurs les plus sages refusant aussi bien l’humanisme prédateur que le naturalisme anti-humaniste défendent l’idée d’un « nouveau naturalisme »[2] qui échappe aux simplifications de la deep ecology considérée, à juste titre, comme un « écofascisme ». Ainsi, l’« éthique écocentrée » de Baird Callicott⁠[3] professeur à l’université du Nord-Texas est présentée comme une « éthique hiérarchique et holiste[4] , nullement égalitaire : elle pose qu’il y a un bien de la communauté en tant que telle (…) et que les devoirs de chacun de ses membres sont déterminés par la place qu’ils y occupent. Est-ce à dire qu’il faille sacrifier les droits de l’homme (…) au bien de la communauté biotique ? La question est sans objet, selon Baird Callicott. La source des devoirs moraux est l’appartenance à une communauté. Nous autres êtres humains relevons de plusieurs communautés : diverses communautés humaines (la famille, les microsocétés dont nous faisons partie, la nation, l’humanité) et de diverses communautés biotiques (…). Entre ces différentes parentés, il y a des relations hiérarchiques, qui se règlent selon la proximité ; nous avons des devoirs supérieurs envers ceux qui nous sont les plus proches : notre famille passe avant les cousins éloignés des antipodes, l’humanité passe avant une parenté animale plus lointaine. Il n’y a donc aucune raison de sacrifier l’humanité à des nécessités écologiques. » Cette « éthique de la parenté » élargie à l’ensemble des espèces n’est pas antihumaniste, elle « situe l’homme dans la nature », elle « montre que l’évaluateur est situé : c’est dans la mesure où nous faisons partie de la nature que nous pouvons lui attribuer une valeur. La valorisation consciente est l’actualisation d’une relation préexistante, celle de notre appartenance à des communautés biotiques. »⁠[5]

Ce trop rapide survol nous montre que cette réflexion qui veut écarter, comme dangereuse, la conception « anthropocentrique » de la Bible qui dit de l’Homme qu’il est à l’image de Dieu, rejoint en fait par « en bas » la réflexion théologique dont nous avons donné un aperçu. Réflexion théologique qui apporte la justification ultime et cohérente du respect que nous devons à notre environnement et qui évitera de glisser, nous allons le voir, dans la mouvance de l’idéologie véhiculée par ce mouvement nébuleux qu’on appelle Nouvel Age.

Vous avez dit « holiste » ?

Ce mot sonne curieusement aux oreilles contemporaines et il faut nous y arrêter quelques instants. Si holisme désigne, en philosophie, une « théorie d’après laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme de ses parties »[6], pour certains sociologues, le mot s’oppose simplement à individualisme[7] et je pense que c’est dans ce dernier sens qu’il faut l’entendre ici, dans la mesure où l’écologie la plus sérieuse nous demande de tenir compte des interactions entre les différents niveaux du créé et de ne pas les considérer comme séparés les uns des autres.

Toutefois ce mot savant connaît aujourd’hui une vogue très particulière dans les cercles, ou plutôt, les « courants »[8] du Nouvel Age (New Age) où il prend une signification qui peut tromper le lecteur inattentif et lui laisser croire que le holisme du New Age rejoint, d’une manière ou l’autre la vision d’un Teilhard de Chardin ou même la conception du Corps du Christ initiée par saint Paul. Elle peut aussi établir une confusion la symbolique du corps dont nous reparlerons plus loin avec X. Dijon, à propos de la justification de l’appropriation de la nature.

Tout le mouvement du Nouvel Age⁠[9] est imprégné par le holisme qui, soyons-y attentifs, « constitue à la fois un élément essentiel du Nouvel Age et un signe des temps dans le dernier quart du XXe siècle »[10]. De quoi s’agit-il ? Un des gourous du New Age déclare : « L’unité est la seule réalité et la diversité en est la manifestation apparente »[11]. Ailleurs, le même écrit : « Reconnaître que Dieu, dans son holisme, est la seule véritable réalité, est la clef essentielle de toute manifestation.

Chaque élément de l’univers est directement ou indirectement relié à l’ensemble, et aucun obstacle, aucune limitation de temps, d’espace ou de circonstance, ne peut bloquer le flux approprié d’énergie entre les diverses affinités du Tout.

Dieu est tout ce qui est. En lui rien ne manque. Il est la Réalité.

Plus notre conscience s’ouvre à cette perception et à cette compréhension, plus étroitement nous vivons au cœur même de cette Réalité et plus nous devenons capables en toutes circonstances et à tous les niveaux d’utiliser avec succès les lois de la manifestation.

En me reliant au divin, je m’unis à toutes choses, et par cette union avec le Tout, je deviens une sorte de Créateur suprême. »[12]

Si Dieu est tout ce qui est, « il n’y a pas d’altérité entre Dieu et le monde. Le monde, qui est lui-même divin, suit un processus évolutif allant de la matière inerte à la « conscience supérieure et parfaite ». Le monde est incréé, éternel et autosuffisant. Le futur du monde dépend d’une dynamique interne qui est nécessairement positive, et qui mène à l’unité divine (réconciliée) de tout ce qui existe. Dieu et le monde, l’âme et le corps, l’intelligence et le sentiment, le ciel et la terre forment une seule immense vibration d’énergie. »⁠[13]

qu’en est-il des hommes ? Comme nous venons de le voir, « tout dans l’univers est relié. En soi, chaque partie est une image de la totalité. Le tout est dans chaque chose, et chaque chose est dans le tout. Dans la « grande chaîne des êtres », tous les êtres sont intimement liés, ne formant qu’une seule famille avec différents degrés d’évolution. Chaque homme est un hologramme, une image de la création tout entière, dont chaque élément vibre à sa propre fréquence. L’homme est un neurone du système nerveux central de la Terre, et toutes les entités individuelles ont entre elles une relation de complémentarité. En fait, il existe une complémentarité interne, ou androgynie, dans toute la création »[14]. Les hommes « naissent avec une étincelle divine »[15] qui « les relie à l’unité du Tout. Ils sont donc vus, essentiellement, comme des êtres divins, bien qu’ils participent de cette divinité cosmique à des niveaux de conscience différentes. (…) L’identité de chaque être humain est diluée dans l’être universel de dans la série des incarnations successives. Les individus sont soumis à l’influence déterminante des astres, mais peuvent s’ouvrir à la divinité qui vit en eux à travers la recherche constante ( à l’aide des techniques appropriées) d’une plus grande harmonie entre le moi et l’énergie cosmique divine »[16].

Le cosmos est donc considéré comme « un tout organique (…) animé par une Energie, qui est assimilée à l’âme ou l’esprit de Dieu »[17]. Nous sommes dans « un univers clos, contenant « Dieu », et d’autres êtres spirituels[18] en plus de nous-mêmes ». On comprend dès lors que l’écologie tienne une place importante dans la mouvance New Age. Cette écologie se manifeste par « une fascination pour la nature et re-sacralisation de la Terre, la Terre Mère ou Gaia[19](…) La chaleur de la Terre Mère, dont la divinité s’étend à toute la création, comble, dit-on, le fossé entre la création et le Dieu-Père transcendant du judaïsme et du christianisme en écartant la perspective de devoir être jugés par un tel Etre. »[20] On en arrive inévitablement à considérer cette vision comme « un panthéisme implicite »[21] et il n’est pas étonnant non plus qu’on y parle de réincarnation, présentée « comme une participation à l’évolution cosmique »[22]. Enfin, notons que cette vision holistique d’un monde global suggère la nécessité d’un gouvernement mondial…​

Et le Christ ? Certains auteurs du New Age parlent du Christ et, en particulier, du Christ cosmique : « Le Christ cosmique est le modèle divin qui trouve unité dans la personne de Jésus-Christ (mais ne se limite pas à cette personne). Le modèle divin d’unité s’est fait chair et il a campé parmi nous (Jn 1, 14)…​ Le Christ cosmique…​ libère de l’asservissement et du pessimisme de l’univers mécaniciste newtonien, un univers de compétition, de gagnants et de perdants, de dualisme, d’anthropocentrisme, ainsi que de l’ennui de voir notre univers merveilleux réduit à une machine sans mystère ni mysticisme. Le Christ cosmique est local et historique, il est même intimement associé à l’histoire humaine. Le Christ cosmique pourrait vivre près de nous, ou même dans notre moi le plus profond et le plus authentique ».⁠[23]

Nous savons que le chrétien peut parler aussi du Christ cosmique à partir, notamment de la doctrine développée par Paul⁠[24]. Toutefois, ce Christ « n’est pas un modèle, mais est bien une personne divine dont la figure, humaine et divine, révèle le mystère de l’amour du Père pour chaque personne au long de notre histoire (Jn 3, 16) ; il vit en nous parce qu’il partage sa vie avec nous, mais cela n’est ni imposé, ni automatique. Tous les hommes sont invités à participer à sa vie, à vivre « dans le Christ Jésus ». » Pour le Nouvel Age ou, du moins, pour certains de ses représentants, « le Christ cosmique est un modèle qui peut se répéter dans beaucoup de personnes, de lieux et de temps. (…) En définitive le Christ n’est plus qu’un potentiel à l’intérieur de nous-mêmes »[25]. Ce Christ « éternel, impersonnel et universel » est distinct de Jésus, « historique, personnel et individuel » qui, au mieux, est « un sage, un initié ou un avatar parmi tant d’autres ».⁠[26]

d’où vient l’erreur ?

Il est sûr que « la science contemporaine confirme l’étroite interaction entre les diverses parties composant un système physique, chimique ou un organisme biologique »[27]. Il est sûr aussi que la théologie souligne d’autres interactions entre Dieu, l’homme et l’univers créé. Mais, sans nier les substances, sans gommer l’individualité des différentes composantes. Or, la vision holistique véhiculée par la New Age, dans sa volonté d’en finir avec tous les cloisonnements, « privilégie unilatéralement la relation au détriment de la substance, alors qu’il ne peut y avoir de relation sans termes, c’est-à-dire sans substances en relation. »[28] Le Nouvel Age cherche « l’unité par la fusion qui permet de réconcilier l’âme et le corps, le féminin et le masculin[29], l’esprit et le matière, l’humain et le divin, la terre et l’univers, le transcendant et l’immanent, la religion et la science, les différences entre les religions, le Yin et le Yang. Dans ce cas, il n’y a plus d’altérité. Ce qui reste, en termes humains, est le trans-personnel ».⁠[30]

Tous les « maîtres à penser » du New Age s’accordent sur ce fondement dont tout découle⁠[31] : « Toute vie, toute existence, est une manifestation de l’Esprit, l’Inconnaissable, la Conscience suprême connue sous des noms divers dans beaucoup de cultures différentes »[32] ; « Le monde, y compris la race humaine, est l’expression d’une nature divine supérieure et plus complète »[33] ; « Il existe une seule réalité-énergie »[34] ; « Toute vie, dans ses différentes formes et états, est énergie interdépendante et inclut nos actes, nos sentiments et nos pensées »[35] ; « La terre-Gaïa est notre mère, chacun de nous est un neurone du système nerveux central de la Terre »[36].

Rêverie ?

On peut penser que ces théories ne séduisent qu’un petit nombre d’originaux et qu’elles ne constituent en rien une menace pour notre vie sociale, d’autant moins que si on parle beaucoup de ce New Age, on ne le « voit » jamais. Tel n’est pas l’avis de M. Schooyans qui n’hésite pas à affirmer que « l’ONU est (…) marquée par l’influence du holisme, caractéristique du New Age (…)⁠[37]. La Charte de la Terre, en voie finale d’élaboration, est explicite à cet égard. »[38]

De quoi s’agit-il ?

Cette Charte est le fruit de nombreuses années de discussions entamées en 1987 au sein de la Commission des Nations Unies pour l’Environnement et le Développement. En mars 2000, la Commission, réunie au siège de l’Unesco, a approuvé la version finale de cette Charte qui a connu de nombreuses ébauches. Elle a été lancée officiellement le 29 juin 2000 au Palais de La Haye.

Selon ses promoteurs, ce document⁠[39] doit nous amener à « des changements importants dans notre façon de vivre et de penser », il nous « met au défi d’examiner nos valeurs et de choisir une meilleure voie », il nous « incite à rechercher un terrain d’entente au milieu de nos diversités, et à adopter une nouvelle vision éthique qui soit partagée à travers le monde par un nombre croissant de personnes de divers pays et cultures ». Pour cela, une consultation a été organisée à travers le monde. De plus, cette Charte prétend s’être appuyée aussi sur « la science contemporaine, le droit international, les leçons des peuples indigènes, la sagesse des grandes religions du monde et les traditions philosophiques, les déclarations et rapports des sept grandes conférences des Nations Unies qui ont eu lieu durant les années 1990, le mouvement d’éthique globale, de nombreuses déclarations non-gouvernementales et traités des peuples émis au cours des trente dernières années, et les expériences accumulées dans la construction de communautés durables ». C’est dire, on ne peut plus clairement, le caractère extrêmement pluraliste de l’inspiration. Notons que pour M. Schooyans, ce pluralisme affiché est, en fin de compte, une philosophie précise, celle du New Age : « L’influence du philosophe Thomas S. Kuhn, un des grands inspirateurs du New Age, est ici évidente, et elle est confirmée dans les livres de Marilyn Ferguson sur ce même courant ».⁠[40]

Voyons cela de plus près.

Le but de la Charte est, selon le Préambule, « d’établir une base éthique solide pour la société globale émergente et d’aider à construire un monde durable » dans l’espoir de donner naissance à une société mondiale durable, fondée sur le respect de la nature, les droits universels de l’être humain, la justice économique et une culture de la paix ».⁠[41]

L’ordre des fondements cités est-il accidentel ou significatif. Il semble qu’il ne soit pas innocent car, immédiatement, le Préambule va définir la place de l’homme : « L’humanité fait partie d’un vaste univers en évolution. La Terre, notre foyer, est elle-même vivante et abrite une communauté unique d’êtres vivants. Les forces de la nature font de l’existence une aventure exigeante et incertaine, mais la Terre a fourni les conditions essentielles à l’évolution de la vie. La capacité de récupération de la communauté de la vie et le bien-être de l’humanité dépendent de la préservation d’une biosphère saine comprenant tous ses systèmes écologiques - une riche variété de plantes et d’animaux, la fertilité de la terre, la pureté de l’air et de l’eau. L’environnement de notre planète, y compris ses ressources limitées, est une préoccupation commune à tous les peuples de la terre. La protection de la vitalité, de la diversité ainsi que de la beauté de la Terre est une responsabilité sacrée. »

Notons la majuscule de Terre lorsque celle-ci désigne bien le tout vivant, objet d’une responsabilité sacrée. Ce n’est plus l’homme qui mérite la majuscule ni l’adjectif « sacré ». Non seulement il n’est qu’un élément de l’« univers en évolution » mais un élément dangereux. Si la Charte est nécessaire, c’est parce que l’homme menace le « foyer » par sa production, sa consommation, son égoïsme, sa volonté de puissance. Actuellement même sa simple présence est destructrice : « une augmentation sans précédent de la population a surchargé les systèmes écologiques et sociaux. Les fondements de la sécurité planétaire sont menacés. Ces tendances sont dangereuses - mais non inévitables. »

La solution s’impose : « former un partenariat à l’échelle globale pour prendre soin de la Terre et de nos prochains » car « nos enjeux environnementaux, économiques, politiques, sociaux et spirituels sont étroitement liés et ensemble nous pouvons trouver des solutions intégrées ».⁠[42] Nous devons « intégrer dans notre vie le principe de la responsabilité universelle, nous identifiant autant à la communauté de la Terre qu’à nos communautés locales », développer « l’esprit de solidarité et de fraternité à l’égard de toute forme de vie ».

Suivent 16 grands principes « interdépendants »[43] dans lesquels nous retrouvons les droits principaux de l’homme mais, à chaque fois, en vertu de l’ »interdépendance », inscrits dans la protection et le respect prioritaire de la Terre qui apparaît comme la valeur première, fondatrice, universelle, qui doit mesurer et guider la nouvelle éthique⁠[44]. En témoigne la structure même du texte. Les 16 principes sont répartis en quatre parties. Les deux dernières sont consacrées à la justice sociale et économique (III), à la démocratie, la non-violence et la paix (IV) tandis que les deux premières traitent du respect et de la protection de la communauté de la vie (I) et de l’intégrité écologique (II).

Pour M. Schooyans, l’inspiration holiste⁠[45] est claire, l’homme est un élément du tout, il « n’a aucune spécificité biologique qui lui permettrait de prétendre émerger biologiquement du reste du monde vivant » et doit « accepter d’être soumis à l’impératif écologique ».⁠[46] L’anthropocentrisme, dans le meilleur sens du terme est ainsi aboli, l’homme est un être sans transcendance dont la seule finalité « sacrée » est de préserver la Terre, la « communauté de la vie »[47]. Il est fait allusion aux religions, comme nous l’avons vu dans le Préambule, mais secondairement, parce qu’elles font partie de la vie, quelles qu’elles soient ou qu’elles peuvent servir à renforcer la nouvelle éthique:

« Reconnaître et préserver les connaissances traditionnelles et la sagesse de toutes les cultures, lorsqu’elles contribuent à la protection de l’environnement et au bien-être de l’être humain » (8b).

« Affirmer le droit des peuples indigènes à leur spiritualité, leurs connaissances, leurs terres, leurs ressources, ainsi qu’à leurs propres moyens d’existence traditionnels et durables » (11b).

« Reconnaître l’importance de l’éducation morale et spirituelle pour une existence durable » (14d).

« L’esprit de solidarité et de fraternité à l’égard de toute forme de vie est renforcé par le respect du mystère de la création, par la reconnaissance du don de la vie et par l’humilité devant la place que nous occupons en tant qu’êtres humains dans l’univers » (Préambule).

Ces principes sont bien insuffisants pour un chrétien. C’est pourquoi, par exemple, en 1997, à la 19e session de l’Assemblée générale de l’ONU sur le thème de l’environnement, Mgr J.-L. Tauran, délégué du Saint-Siège, après avoir affirmé le souci que l’Église catholique a de l’environnement mais rappelé aussi les réserves du Saint-Siège vis-à-vis des prises de position libérales de l’ONU en matière sexuelle et familiale⁠[48], déclarera que les croyants « voudraient aider leurs compagnons de route à aller au-delà du simple respect de la nature et du partage des ressources - absolument nécessaires, bien sûr - pour retrouver le sens de l’émerveillement devant la beauté des éléments naturels qui peuvent toujours dire quelque chose de Celui qui nous précède et nous dépasse. Il faudrait ici évoquer sans doute, ajoute-t-il, le Cantique des Créatures de François d’Assise ou encore l’expression paradoxale d’un contemporain qui n’hésitait pas à parler de la « puissance spirituelle de la matière » (Teilhard de Chardin). »⁠[49]

Finalement

Pour éviter les dérives et les prolongements politiques du New Age ou de la Deep Ecology, pour éviter que les principes de l’écologisme raisonnable ne dérivent, dans un sens ou l’autre, pour qu’ils ne se teintent d’anti-humanisme ou d’anti-christianisme et ne s’incarnent dans des projets politiques idéologiques, boiteux ou utopistes, il est indispensable de les inscrire dans une anthropologie et une cosmogonie rigoureuses. Les chrétiens paraissent, quoi qu’on en ait dit, particulièrement aptes à donner une vision cohérente, sage et exaltante de la gestion du monde. Certes, une information scientifique sérieuse est indispensable mais elle est difficile et n’est pas toujours à l’abri d’idéologisations diverses⁠[50] ou d’exagérations qui risquent de jeter le discrédit sur l’ensemble des mises en garde⁠[51].

Certes, l’ampleur de certains problèmes réels et vitaux réclame une action internationale et l’effort de tous. Mais la motivation et l’orientation de l’action demandent que tous soient sensibilisés aux vraies valeurs en question. d’autant plus que bien des problèmes ne sont pas immédiatement perceptibles dans notre vie quotidienne. Que nous importe, à la limite, de savoir que « le réchauffement atmosphérique de la planète élèvera la température de 0,4 à 1,1°C dans vingt ans, et 0,8 à 2,6°C vers 2050 » ? Sommes-nous vraiment inquiets à l’idée que « le niveau des mers s’élèvera de 3 à 14 cm dans les vingt années à venir, et de 5 à 32 cm vers 2050 » ?⁠[52] Dans les pays nantis, les intérêts financiers comme le souci de leur propre sécurité peuvent aussi rendre les hommes aveugles sur les causes profondes de certaines catastrophes naturelles. Tant que les stations balnéaires de la Mer du Nord ne sont pas visiblement menacées, tant que nos terres restent fertiles et notre eau bonne à boire, comment croire que nos habitudes de vie ou nos complicités économiques peuvent vraiment être responsables de famines, d’inondations ou de sécheresse à l’autre bout du monde ?⁠[53] Qui se soucie du lointain dans le temps et l’espace ?

Autrement dit, comment ouvrir le cœur et l’intelligence au respect de toute vie humaine, au respect de son environnement, que ce soit aux antipodes ou dans une génération future ?

La philosophie en aidera peut-être quelques-uns mais beaucoup ne se sentiront pas mobilisés par des « considérations d’ordre métaphysique sur le lien ontologique de l’homme à la nature ».⁠[54] Considérations qui peuvent se compléter par une approche théologique. Celle-ci, comme nous l’avons vu, par l’accueil simple de la création, de l’incarnation et de la rédemption, nous introduit d’emblée au cœur de la réalité:

« La création est la demeure du Verbe et elle est faite selon le « modèle » qu’est le Verbe de Dieu. Notre terre est la demeure de Dieu, et nous sommes créés à l’image de Dieu. C’est pourquoi cette terre est à nous. En d’autres termes, notre terre, notre univers est le lieu de la rencontre entre Dieu (qui y a Sa demeure), et nous qui y sommes chez nous. Dieu partage avec nous sur cette terre, Sa vie et Sa présence.

La structure de créativité que Dieu crée est un processus capable des promesses divines. La création a en elle-même la capacité d’être transfigurée. Si nous sommes capables de devenir comme Dieu -nous le savons par notre foi-, c’est parce que notre nature corporelle (terrestre) supporte cette capacité. La grâce de Dieu rencontre notre nature qui est préparée parce que Dieu l’a constituée pour cette capacité : que nous devenions comme Dieu. On peut dire la même chose pour nos corps : ils sont capables de résurrection. N’est-il pas beau de se dire que notre univers, notre cosmos, a les capacités naturelles…​ de notre destinée -surnaturelle- en Dieu. Dieu, en toute Sa création, et donc en nous aussi, par le Verbe, sauve tout, pénètre tout et transfigure tout en Son dessein. »[55] Certes, le péché a tout défiguré, le mal est à l’œuvre dans tout l’univers. Comment ne pas y voir « une grimace satanique défigurant l’innocence et la bonté de la création originelle » ?⁠[56] Mais le chrétien sait, par saint Paul « que le Christ, par le sang de Sa croix, a réconcilié toutes choses, celles du ciel et de la terre ».⁠[57]

Retrouver le sens de l’homme, tel est, de nouveau, la grande nécessité, le retrouver par le Christ et nous réconcilier ainsi avec nous-mêmes et avec les autres.

En 2001, une émission de télévision⁠[58] a attiré l’attention du public sur le statut très privilégié acquis dans notre société par les animaux de compagnie présents, en Belgique, dans une famille sur deux. En bien des cas, l’animal est devenu membre de la famille, voire interlocuteur privilégié puisque les hommes sont devenus tellement décevants, disaient plusieurs intervenants. Plus affectueux, plus fidèles que les hommes, ils sont l’objet de soins tr_s attentifs qui justifient le recours aux zoopsychiatres, l’apparition de supermarchés spécialisés, de produits de consommation sophistiqués dont l’abondance et la publicité heurtent les populations défavorisées.

Dans une approche purement sociologique, on peut affirmer que « la mauvaise conscience d’un monde technicien s’excuse en transférant sa propre humanité, qu’il est incapable d’assumer, à l’animal, au végétal, à la matière. Certaines manières de prôner l’esprit écologique ne sont qu’un animisme de seconde main ».⁠[59] Cette explication n’est pas fausse mais insuffisante. L’incapacité d’assumer son humanité peut être favorisée par le monde technicien et, ajoutons, le monde économique, mercantile, administratif, sans âme. Mais si l’on est conscient d’être à peine moins qu’un dieu, unique aux yeux de Dieu, créé à son image, épousé par le Christ, on ne peut plus s’étonner et encore moins s’indigner que le Christ sacrifie deux mille porcs pour libérer un possédé !⁠[60]


1. Cf. notamment LARRERE Catherine et Raphaël, Du bon usage de la nature, Pour une philosophie de l’environnement, Alto-Aubier, 1997, pp. 162-163: « On ne peut plus concevoir l’extériorité de l’homme et de la nature. Les hommes et leurs aptitudes, les sociétés et leurs activités, l’humanité elle-même sont en continuité avec la nature. Les sociétés (y compris les plus développées d’entre elles) sont situées dans une nature qu’elles transforment et dont elles dépendent : elles l’habitent. L’humanité est attachée à la nature bien plus qu’elle ne s’en est arrachée: irréductible certes à la nature (émergence du fait social ou « décalage humain »), elle est en interaction avec elle. (…) Cette nature est d’autant moins extérieure qu’elle comprend nos ouvrages techniques. Non seulement ceux-ci sont des objets hybrides qui mettent en action des processus naturels, mais, en outre, tous les produits que l’on fabrique, tous les sous-produits que l’on rejette, ont un devenir naturel que l’on ne maîtrise pas. Aux éléments abiotiques, à l’infinie diversité des organismes qui cohabitent (plus ou moins facilement) avec nous , la nature associe nos œuvres, celles qui nous échappent, comme les paysages que nous contribuons à façonner. » De plus, « la nature a une histoire: celle de l’évolution. Une histoire dont l’humanité est issue, une histoire qui se poursuit, à la fois autonome et liée à celle des sociétés humaines. » Plus loin (p. 206), les auteurs diront que « nous habitons une nature déjà anthropisée » en faisant remarquer que « la protection de la nature a atténué la séparation des productions humaines et de la nature. (…) La protection des paysages manifeste l’effacement de cette dernière frontière. (…) Le paysage fait se rencontrer la nature et l’histoire non seulement parce qu’il est le produit de l’histoire commune d’une société et du milieu qu’elle habite, mais aussi parce que la protection des paysages, leur patrimonialisation, traitent cette nature anthropisée en objet muséographique. Enfin, pour protéger des paysages, il faut multiplier les points de vue, les relativiser et saisir comment les sociétés aménagent leurs territoires en fonction de la représentation qu’elles s’en font. Et comment, réciproquement, elles l’interprètent (et le regardent) en fonction de la manière dont elles l’aménagent, le mettent en valeur, y déploient leurs pratiques productives ou ludiques. » Catherine Larrère est philosophe et Raphaël Larrère, ingénieur agronome.
2. Cf. LARRERE C. et R., op. cit., pp. 308-312.
3. Do deconstructive ecology and sociobiology undermine the Leopold land ethic ? in Environnemental Ethics, vol. 18, 4, 1966. L’auteur s’appuie sur un livre qui eut aux États-Unis un succès considérable : Almanach d’un comté des sables d’Aldo Leopold, publié en 1948 (Aubier, 1995). C. et R. Larrère racontent qu’« Aldo Leopold possédait une ferme dans le Wisconsin. Il en exploitait le bois, chassait et pêchait alentour. Ce forestier s’était spécialisé dans la protection de la faune sauvage et, l’ayant pratiquée depuis 1909, l’enseigna à Madison » (op. cit., p. 271). A. Leopold élabore une land ethic dont la règle générale est qu’ « une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse » (Almanach…​, op. cit., p. 283, cité in LARRERE C. et R., op. cit., p. 278).
4. Nous allons revenir sur ce mot.
5. C. et R. Larrère reprochent seulement à la théorie de Baird Callicott d’être une « éthique du local ». Toutefois, ils notent que « sans l’enracinement local des éthiques écocentrées, on ne peut résister à l’uniformisation économique. C’est dans la singularité du bon usage que l’on peut s’opposer à l’équivalence générale de l’utilité ». Ils ajoutent simplement, à juste titre, et sans trahir la pensée de l’Américain, que « les difficultés de l’articulation du local et du global exigent des relais politiques, où traiter la crise, où articuler notre respect pour la nature et notre vie dans des communautés politiques qui ont des problèmes de justice à résoudre. On pourrait ainsi conclure à la nécessité d’une triple vigilance : locale, (…), nationale, dans la communauté des citoyens, internationale, dans un exercice commun de la raison. »
6. Lalande.
7. Cf. Pierre Bourdieu in Documents pour l’enseignement économique et social, n°127, 2002, p. 21)
8. L’expression est Mgr Jean Vernette. Cf. son article Besoin de sacré et parole sur Dieu, in Documentation catholique, 4-4-1993, n° 2069, pp.339-34. Le Conseil pontifical de la culture parle d’un « réseau fluide » (Jésus-Christ le porteur d’eau vive, Une réflexion chrétienne sur le « Nouvel Age », 3-2-2003, in Documentation catholique, 16-3-2003, n° 2288, p. 276). Ce long document (pp. 272-310 in DC) que nous identifierons par l’abréviation CPC, doit être lu par tout qui s’intéresse à cette religiosité nouvelle.
9. Voici comment le cardinal Danneels présente le New Age : « New Age est difficile à définir. Il n’est pas une religion, mais est quand même religieux ; il n’est pas une philosophie, mais quand même une vision de l’homme et du monde, ainsi qu’une clé d’interprétation ; il n’est pas une science, mais s’appuie sur des lois « scientifiques » même si celles-ci sont à chercher dans les étoiles. New Age est une nébuleuse qui contient de l’ésotérisme et de l’occultisme, de la pensée mythique et magique au sujet de la vie, et un brin de christianisme, le tout mêlé à des pensées provenant de l’astro-physique.
   Le mouvement est né en Californie (le paradis de la prospérité) ; il est en général relié à la parution en 1948 du livre d’Alice Ann Bailey (1880-1949) : Le retour du Christ. Depuis lors, ses idées se sont largement répandues et sont devenues le bien commun d’un grand nombre d’associations, fraternités et mouvements : fraternité blanche universelle, Graal, Rose-Croix, communauté de Findhorn (Ecosse), etc.. Toutefois l’héritage est déjà présent chez des millions de gens sans qu’ils en soient bien conscients. En fait, le New Age n’a pas de fondateur, pas de siège social, pas de livres saints, pas de leader, pas de dogmes. C’est une « spiritualité au sens large, une spiritualité dans Dieu ni grâce. Mais elle épouse « l’esprit du temps ».
   Il est vrai que New Age se réclame d’une série de « patrons prestigieux » : Aldous Huxley, Carl Gustav Jung, G. Lessing ; R. Sheldrake, W. James, Rudolf Steiner, et aussi Teilhard de Chardin et Maître Eckhart. A tort d’ailleurs, au moins pour ce qui est des deux derniers.
   New Age connaît un succès inouï. On estime le nombre des adeptes à plusieurs millions ; librairies et boutiques disposent de plus de 18.000 titres (les ventes les plus fortes se font dans les kiosques de gare et les grandes surfaces) ; il existe quarante à cinquante mille points d’implantation ou bureaux de consultation ». (DANNEELS G., Le Christ ou le Verseau ?, Paroles de vie, Noël 1990, pp. 24-25 ou in Documentation catholique, 1991, pp. 117-129). Ajoutons qu’à côté des « patrons prestigieux » dont la pensée est parfois malhonnêtement utilisée, on décèle des influences ésotériques, gnostiques, magiques, spirites, astrologiques (l’ère du Verseau), parapsychologiques, chamaniques, diététiques, extrême-orientales, chrétiennes, etc..
   Il est intéressant, en particulier, de mesurer les théories New Age à l’aune de cette définition qu’Yves de Gibon (Rel) nous donne de l’ésotérisme : « Il cherche à faire accéder à une connaissance libératrice, par une herméneutique conduisant au plan archétypique. Celui-ci se découvre en recourant à la loi d’analogie, de correspondance entre les êtres. Par elle, la loi d’opposition des contraires trouve sa solution. De plus, grâce à l’illumination, les traditions les plus sacrées sont librement interprétées. L’expérience intérieure y supplée. Les enseignements immémoriaux retrouvés s’offrent à ceux qui en sont dignes. Enfin l’accueil est ouvert aux théosophes, ces « mystiques spéculatifs » qui poursuivent la vision intime du principe de la réalité du monde, aidés par le recours à la magie, l’alchimie, la Kabbale ». Outre les courants gnostiques et néo-platoniciens, on cite, parmi les représentants les plus célèbres, le philosophe et savant Roger Bacon (1214-1294), le médecin Paracelse (1493-1541), l’illustre Pic de la Mirandole (1463-1494), le savant Emmanuel Swedenborg (1688-1772), le poète Novalis (1772-1801), Eliphas Lévi, le philosophe orientaliste René Guénon (1886-1951) On y associe aussi l’ordre de la Rose-Croix, « syncrétisme d’origine gnostique et alchimique, de type initiatique, faisant la synthèse de la connaissance de la nature, du secret des forces cosmiques, du mystère du temps et de l’espace, avec les pouvoirs mystiques des religions ou sagesses d’Égypte, de Babylone, de Grèce et de Rome. » Y sont annexés également des éléments chrétiens considérés comme cachés par l’Église, l’astrologie et la réincarnation. Enfin, nous avons affaire ici à une « organisation très structurée, influente dans certaines organisations politiques, d’un rayonnement certain aux États-Unis ». (Rel).
   La Kabbale ou cabale est une tradition (qabbalah, en hébreu, signifie tradition) d’origine juive mais pétrie d’éléments étrangers et se présentant comme une très ancienne révélation où se mêlent des éléments talmudiques, apocalyptiques, gnostiques, néo-platoniciens, mystiques, magique, ascétique, messianiques et panthéistiques. La cabale, en effet, « admet une multitude de puissances dans l’épanouissement de la divinité » et parle de « quatre mondes de la création symbolisant autant de puissances créatrices ». (Rel).
   L’alchimie, quant à elle, n’est pas nécessairement que la « science de la transmutation des métaux », il y a une alchimie spéculative « qui réfléchit sur tout ce qui est inanimé et sur toute génération des choses à partir des éléments » (R. Bacon). Certains donnent même à l’alchimie une mission plus élevée : les initiés y trouveraient un accomplissement spirituel, une voie de salut ». (Rel).
   Quant au chamanisme, il désigne un ensemble de » pratiques et croyances liées à la communication avec les esprits de la nature et ceux des défunts à travers la possession ritualisée (par les esprits) du chaman, qui fait office de medium » (CPC, p. 303).
10. CPC, op. cit., p. 282.
11. SPANGLER David, Revelation : the Birth of a New Age, Rainbow Bridge, 1976, cité par le P. VERLINDE Joseph-Marie sur http://www.final-age.net. D. Spangler fut coresponsable de la communauté de Findhorn (Nord-est de l’Ecosse). Deux autres grands centres du Nouvel Age sont Esalen, le Centre de développement du potentiel humain de Big Sur en Californie, et Monte Verità près d’Ascona en Suisse (au printemps 2005, l’exposition La Belgique visionnaire, à Bruxelles, a consacré toute une salle à ce lieu et à ses animateurs). Parmi les auteurs les plus connus du Nouvel Age publiés en français, on peut citer FERGUSON Marilyn, Les enfants du Verseau, Pour un nouveau paradigme, Calman-Lévy, 1981.
12. SPANGLER D., Conscience et créativité, les lois de la manifestation, Le Souffle d’Or, 1985, cité par le P. VERLINDE J.-M., op. cit…​
13. CPC, p. 286.
14. CPC, p. 286.
15. Le gnosticisme des IIe et IIIe siècles, dans le monde hellénistique, affirmait « la présence, dans le cosmos, de parcelles divines » (Rel).
16. CPC, p. 285.
17. CPC, p. 284.
18. On pense spontanément aux anges qui sont aujourd’hui au centre de nombreux livres et films mais les adeptes du NA sont plus imprécis car, disent-ils, « il existe de nombreux niveaux de guides, entités, énergies et êtres dans chaque angle de l’univers…​ Ils sont tous là pour être contactés et choisis en fonction de vos mécanismes d’attraction et de répulsion » (GRISCOM Chris, Ecstasy is a New Frequency : Teachings of the Light Institute, Simon et Schuster, 1987, p. 82, cité in CPC, p. 279. De toute façon, ces « êtres spirituels » ne sont pas l_ comme intermédiaires entre Dieu et les hommes mais comme des moyens de sentir mieux, plus performant, comme sources d’expériences intérieures personnelles. On entre en contact avec eux par différents rituels et techniques ou simplement grâce aux drogues.
19. CPC, p. 286, cite cet extrait de James Lovelock : « Tout le spectre du vivant sur la Terre, des baleines aux virus et des chênes aux algues, peut être considéré comme formant une entité vivante unique, capable de manipuler l’atmosphère terrestre pour subvenir à ses besoins généraux et dotée de facultés et de pouvoirs bien supérieurs à ceux des parties qui la composent ». Gaia, la Terre Mère « est présentée comme une alternative à Dieu le Père, dont l’image est trop entachée d’une conception patriarcale de domination de l’homme sur la femme » (CPC, p. 285).
20. Id., p. 282.
21. CPC, p. 282. Le CPC cite (p. 283) une étude très fouillée d’HANEGRAAFF Wouter J. (New Age Religion and Western Culture, Esotericism in the Mirror of Secular Thought, Brill, 1996) qui dénonce, entre autres, l’influence du psychiatre suisse Carl Gustav Jung (1875-1961). Celui-ci, en effet, « n’a pas seulement psychologisé l’ésotérisme, mais il a aussi sacralisé la psychologie en la chargeant des contenus de la spéculation ésotérique. Il en a résulté un corps de théories qui permettent aux hommes de parler de Dieu en désignant en fait leur propre psyché, et de leur propre psyché désignant la divinité. Si la psyché est l’ »esprit » et si Dieu est lui aussi « esprit », parler de l’un équivaut à parler de l’autre » (pp. 501 et svtes). Un élément central de la pensée de Jung « est le culte du soleil, dans lequel Dieu est l’énergie vitale (libido) de la personne ». Et Jung lui-même déclare que « cette comparaison n’est pas qu’un simple jeu de mots » (Cité par HANEGRAAFF, op. cit., p. 503). Jung « se réfère au « dieu intérieur », cette divinité essentielle qu’il voyait dans tout être humain. Le chemin du monde intérieur passe par l’inconscient. Et dans le monde extérieur, ce qui correspond au monde intérieur est l’inconscient collectif ». Cette confusion entre psychologie et spiritualité va se répandre au sein du New Age.
22. CPC, p. 281.
23. FOX Matthew, The Coming of the Cosmic Christ, The Healing of Mother Earth and the Birth of a Global Renaissance, Harper & Row, 1988, p. 135, cité in CPC, p. 292.
24. Col 1, 15-20.
25. CPC, p. 292.
26. CPC, p. 294.
27. P. VERLINDE J.-M., op. cit..
28. Id..
29. CPC, p. 297: « Le Nouvel Age qui s’annonce sera peuplé d’êtres parfaits, androgynes, maîtrisant entièrement les lois cosmiques de la nature ». Rappelons qu’« à la différence de l’hermaphrodisme, qui est la présence des caractéristiques physiques des deux sexes, l’androgynie est la conscience de la présence dans chaque individu d’éléments masculins et féminins. Elle est décrite comme un état d’harmonie intérieure découlant de l’équilibre entre animus et anima. Pour le Nouvel Age, c’est l’état qui résulte de la prise de conscience de ce double mode d’être et d’exister propre à tout homme et à toute femme. Plus il se répandra, plus il contribuera à modifier les rapports interpersonnels ». Cette définition donnée par la CPC (p. 303) appelle quelques explications. La figure de l’androgyne est présente dans de nombreux mythes fondateurs et liée à l’idée d’une bisexualité originaire . Dans le bouddhisme, le principe homme-femme préexiste à la création du monde ; Platon, dans le Banquet, raconte que « l’humanité était constituée d’êtres à quatre bras et quatre jambes en forme de boule, qui se révoltèrent contre Zeus et qui furent châtiés par leur séparation en deux. Dès lors, (…) chaque moitié de l’androgyne primitif cherche sa moitié complémentaire : c’est cela que les hommes appellent amour. »(Universalis ; voir également BASTIN G., Dictionnaire de la psychologie sexuelle, Dessart, 1970, art. Bisexualité). A la bisexualité, on associe, d’une part, le pouvoir divinatoire et la transsexualité, comme le raconte Ovide à propos de Tirésias qui révélera à Oedipe le secret de ses origines (Métamorphoses, III, 317) et, d’autre part, l’immortalité à travers le mythe du Phénix qui s’engendre lui-même (DELCOURT Marie, Hermaphrodite, Mythes et rites de la bisexualité dans l’antiquité classique, PUF, 1958 ) ou encore avec le personnage de Narcisse. Freud reprendra ces mythes anciens et expliquera qu’ »un certain degré d’hermaphrodisme anatomique est normal. Chez l’individu, soit mâle, soit femelle, on trouve des vestiges de l’appareil génital du sexe opposé…​ La notion qui découle de ces faits anatomiques, connus depuis longtemps déjà, est celle d’un organisme bisexuel à l’origine, et qui, au cours de l’évolution, s’oriente vers la monosexualité tout en conservant quelques restes de sexe atrophié ». L’embryologie confirme cette analyse :  »L’embryon dispose potentiellement des organes des deux sexes et ce n’est qu’après le troisième mois qu’une différenciation se dessine » ( BASTIN G., op. cit.). Freud ajoute que « Le sexe (…) dominant dans la personne aurait refoulé dans l’inconscient la représentation psychique du sexe vaincu. (…) Il existe chez les individus des deux sexes des motions passionnelles, aussi bien masculines que féminines, pouvant devenir les unes ou les autres inconscientes par refoulement. » (Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, 1962). Commentant ces textes, une psychanalyste fait remarquer et, sans le savoir peut-être, elle éclaire singulièrement le rêve androgynique du New Age, que « le désir dévorant de la fusion -ou de la confusion- se retrouve dans l’idée de retrouver une unité primaire perdue qui peut aller se perdre dans une illusion mystique et dans un désir de toute-puissance où la différence des sexes est niée. (…) Faute de pouvoir être l’autre, de rentrer dans sa peau, il faut essayer d’être les deux à la fois. » Et de citer le sourire étrange de la Joconde et Michael Jackson avant de souligner le danger de cette « ambigüité sexuelle (qui) peut séduire, mais (…) se ferme dans un narcissisme qui vampirise » car « l’androgyne ne peut pas créer ». (CHARAZAC-BRUNEL Marguerite, Le déni de la différence des sexes et ses effets pervers dans la société actuelle, in LACROIX Xavier, Homme et femme, L’insaisissable différence, Cerf, 1999, pp. 55-68). L’auteur ajoute encore que cet état narcissique, « où mythes et croyances deviennent envahissants, fait obstacle à un véritable cheminement religieux ». Car même s’il y a, pour la Bible, un profond et mystérieux lien à l’origine de l’homme et de la femme, la différence sexuelle, écrit le théologien Xavier Lacroix, dans le même ouvrage (pp. 147-148), est « le lieu d’une révélation.(…) elle porte la marque de la transcendance, elle est le signe de l’altérité. Altérité de l’autre d’abord, de ce « tu » rencontré à partir de son noyau de nuit et qui échappera toujours à mon savoir. Dans une perspective religieuse, cette altérité devient elle-même révélatrice d’une altérité plus radicale encore, celle du Tiers absolu, Ille, s’indiquant par sa trace dans toute relation digne de ce nom.
   Si, dans la tradition biblique, la différence reste une différence première, à part, une différence pas comme les autres, c’est parce qu’elle est perçue comme l’indice primordial du Très-Haut, du Tout-Autre qui n’est pas lui-même sexué mais dont, paradoxalement, homme et femme sexués sont dits être à l’image. « Elohim créa l’Adam à son image, à l’image d’Elohim il le créa, mâle et femelle il les créa » (Gn 1, 27). La première chose qui est dite de l’Adam est qu’il est deux : mâle et femelle. C’est ainsi qu’il est à l’image de Dieu. Et le Talmud le confirme : « L’homme sans la femme diminue dans le monde l’image de Dieu ». Les deux lettres qui, en hébreu, distinguent les termes iych et ichah (homme et femme), le yod et le, forment ensemble le commencement du nom de Dieu, yh. Tout se passe comme si l’autre sexe était pour chacun révélateur de la face cachée du divin. »
30. CPC, p. 288. « Dans cette vision du monde, précise encore la CPC, les univers visible et invisible sont reliés entre eux par une série de correspondances, analogies et influences, entre le microcosme et le macrocosme, entre les métaux et les planètes, entre les planètes et les différentes parties du corps humain, entre le cosmos visible et les règnes invisibles de la réalité. La Nature est un être vivant, parcouru par des influx de sympathie et d’antipathie et animé par un feu secret que les êtres humains cherchent à maîtriser. Les hommes peuvent entrer en contact avec les mondes supérieurs ou inférieurs par l’imagination (un organe de l’âme et de l’esprit), ou à travers des médiateurs (anges, esprits, démons) ou des rituels ». (Id., p. 282).
31. Cf CPC, pp. 302-303.
32. William Bloom.
33. Jeremy Tarcher.
34. David Spangler.
35. W. Bloom.
36. D. Spangler.
37. M. Schooyans précisera ailleurs que la « vision « holistique » considère que le monde constitue un tout ayant plus de réalité et de valeur que les parties qui la constituent. Dans ce tout, l’apparition de l’homme n’est qu’un avatar de l’évolution de la matière. » (Interview in Il Mattino della Domenica, Lugano, Juin 2001).
38. Le culte de la Terre-mère, religion des Nations Unies, in La Libre Belgique, 27-3-2001.
39. Il est disponible avec une présentation, sur le site www.chartedelaterre.org. Toutes les citations qui suivent en proviennent.
40. Interview in Il Mattino della Domenica, op. cit..
41. En 2003, un projet de résolution fut présenté à la 32e session de la Conférence générale de l’UNESCO, par la Jordanie, pour « faire de la Charte de la Terre un cadre éthique majeur du développement durable et d’approuver le contenu effectif de la Charte de la Terre en tant qu’expression qui coïncide avec la philosophie que l’UNESCO a formulée dans sa nouvelle Stratégie à moyen terme pour 2002-2007 ». (Proposition 32C/COMM.III/DR.1). Pourquoi la Jordanie ? La princesse Basma Bint Talal, soeur du Roi de Jordanie, est membre de la Commission de la Charte.
42. La Terre, l’environnement ayant toujours priorité, on ne peut s’empêcher de penser à la chaîne qui, dans la pensée matérialiste et, en particulier, dans le marxisme, lie infrastructure et superstructure. Mikhail Gorbatchev, un des rédacteurs de ce texte, n’a pas dû être trop dépaysé. L’ancien président de l’URSS a fondé en 1993 une ONG : La Croix verte internationale. (Cf. SCHOOYANS M., La face cachée de l’ONU, Le Sarment, 2000, pp. 62-63). Parmi les membres de la Commission de la Charte, on retrouve aussi Leonardo Boff, le célèbre théologien de la Libération, le président de WWF et ancien premier ministre des Pays-Bas Ruud Lubbers, des responsables de l’Unesco, des Nations Unies, de la Banque mondiale, de l’Université de la Paix, des Amis de la terre, de défenseurs de la nature (Jour de la Terre, Conseil de la terre, Société humaine des États-Unis -pour l’amélioration des relations entre les animaux et les êtres humains, Centre international de Préoccupation pour la terre, Parlement de la Terre, Organisation environnementale des enfants, Union mondiale pour la nature, Fonds mondial pour la nature, etc.), de la femme (Femmes pour une planète saine et une survie culturelle), des populations indigènes, animateurs de mouvements mondialistes (Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, Alliance pour un monde responsable et uni, Forum global des Dirigeants Spirituels et Parlementaires, Association philanthropique) et tiers-mondialistes (Sarvodaya Shramadana -Le Réveil de tous à travers l’Effort partagé-, d’inspiration bouddhiste, Centre pour le Leadership visionnaire, etc.)
43. Le premier principe est de « reconnaître le lien d’interdépendance entre tous les êtres vivants ainsi que la valeur de toute forme de vie, quelle qu’en soit son utilité pour l’être humain. » Et le deuxième de « prendre soin de la communauté de la vie avec compréhension, compassion et amour. »
44. Voici comment ce qu’on appelle maladroitement « le droit à la santé » est défini : « Assurer l’accès universel aux soins de santé qui favorisent une reproduction saine et responsable » (7e). Et le droit à l’information : « S’assurer que toute information d’une importance vitale pour la santé humaine et la protection de l’environnement, y compris l’information génétique, est accessible au public » (8c).
45. Cf. L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1997, pp. 79-96 et La face cachée de l’ONU, op. cit., p. 67.
46. La face cachée de l’ONU, op. cit., pp. 68-69.
47. Le P. LECLERC M. sj a ainsi décrit le mouvement qui progressivement a enlevé à l’homme la place privilégiée qu’il occupait : « Depuis Copernic, Darwin et Freud, le mouvement des diverses approches scientifiques a semblé refouler progressivement l’homme de la place centrale qu’il s’était arrogée dans la nature. Avec Copernic, chanoine polonais du 16e siècle, notre terre n’était plus qu’un satellite du soleil ; avec Darwin, 19e siècle, l’homme n’était plus qu’une espèce animale parmi d’autres, produit de l’évolution biologique au même titre que toutes les autres ; avec Freud, au tournant du XXe siècle, et la découverte de l’inconscient, l’homme n’était plus maître de sa propre psychologie.
   Depuis lors, l’univers que nous connaissons s’est encore immensément agrandi : nous savons aujourd’hui qu’il compte environ 10 exposant 27 étoiles, soit un milliard de milliards de milliards de soleils, puisque notre soleil est une étoile de grandeur tout à fait moyenne. Notre terre y est moins qu’un grain de poussière. » ( Quelques objections contre la foi chrétienne, in Quelques questions dites d’apologétique, Ecole de la Foi, Namur, 1991-1992, p. 120). M. Leclerc, docteur en sciences de l’ULB, docteur en philosophie de l’UCL, a enseigné à l’Université Grégorienne de Rome.
48. De son côté, la Charte affirme « l’égalité et l’équité des genres » (11) et veut éliminer toute forme de discrimination basée notamment sur l’« orientation sexuelle » (12a).
49. 28 juin 1997.
50. Déjà en 1978, Robert Beauvais dénonçait Les Tartufes de l’écologie (Fayard, 1978). Plus près de nous, Pascal Bernardin dans L’Empire écologique, La subversion de l’écologie par le mondialisme (Notre-Dame des Grâces, 1998) défend l’idée que certaines menaces écologiques délibérément exagérées deviennent le « levier d’un détournement de l’État de droit » par des élites post-communistes et mondialistes poursuivant sous un masque libéral la construction d’un collectivisme mondial bien réel. (Cf. la conférence de l’auteur : La face cachée du mondialisme vert, 14-4-1999, disponible sur www.euro92.org, 14-4-1999). P. Bernardin est professeur d’informatique fondamentale à l’Université d’Aix-Marseille III.
51. Les scientifiques sont divisés, par exemple, sur la question de la nocivité des GSM (téléphones portables) ou des OGM (organismes génétiquement modifiés). Dans les années 80, la grande menace était constituée par les pluies acides. Aujourd’hui, il n’en est plus guère question. Des discussions existent autour du trou dans la couche d’ozone, naturel disent certains, agrandi par les volcans précisent d’autres, provoqué par les CFC (chloro-fluoro-carbones) rétorquent d’autres encore, bien antérieur aux CFC protestent certains. On débat également de l’effet de serre et du réchauffement de la planète, grave dit-on d’un côté, insignifiant et bienfaisant dit-on d’un autre. Certains accusent le gaz carbonique, d’autres l’activité solaire, d’autres encore la modulation du rayonnement galactique.
   Dans son livre La connaissance inutile (Grasset, 1988), J.-Fr. Revel se demandait comment l’espérance de vie avait pu augmenter surtout durant la deuxième moitié du XXe siècle alors que dans certaines présentations scolaires notamment, on se plaît à souligner l’extrême nocivité de notre environnement, de notre air, de notre alimentation, etc. (Cf. pp. 310-311).
52. OULTREMONT Thibaud d’, Que penser de l’écologie, Fidélité, 2003, pp. 24-25. Le P. Th. d’Oultremont sj est chercheur à l’université de Californie (Berkeley).
53. Nous sommes un peu comme Descartes, enfermés dans notre « poêle » ou comme la « taupe » de Camus et M. Serres impute notre insensibilité à notre claustration physique : « Ne vivant plus qu’à l’intérieur, plongés exclusivement dans le premier temps (ndlr : le temps qui passe, non le temps qu’il fait), nos contemporains, tassés dans les villes, ne se servent ni de pelle ni de rame, pis, jamais n’en virent. Indifférents au climat, sauf pendant les vacances, où ils retrouvent, de façon arcadienne et pataude, le monde, ils polluent, naïfs, ce qu’ils ne connaissent pas, qui rarement les blesse et jamais ne les concerne.
   Espèces sales, singes et automobilistes, vite, laissent tomber leurs ordures, parce qu’ils n’habitent pas l’espace par où ils passent et se laissent donc aller à les souiller.
   Encore un coup : qui décide ? Savants, administrateurs, journalistes. Comment vivent-ils ? Et d’abord, où ? Dans des laboratoires, où les sciences reproduisent les phénomènes pour les définir, dans des bureaux ou studios. Bref, à l’intérieur. Jamais plus le climat n’influence nos travaux.
   De quoi nous occupons-nous. De données numériques, d’équations, de dossiers, de textes juridiques, des nouvelles sur le marbre ou les téléscripteurs : bref, de langue. Du langage vrai dans le cas de la science, normatif pour l’administration, sensationnel pour les medias. De temps en temps, tel expert, climatologue ou physicien du globe, part en mission pour recueillir sur place des observations, comme tel reporter pou inspecteur. Mais l’essentiel se passe dedans et en paroles, jamais plus dehors avec les choses. Nous avons même muré les fenêtres, pour mieux nous entendre ou plus aisément nous disputer. Irrépressiblement, nous communiquons. Nous ne nous occupons que de nos propres réseaux. (…)
   Nous avons perdu le monde : nous avons transformé les choses en fétiches ou marchandises, enjeux de nos jeux de stratégie ; et nos philosophies, acosmistes, sans cosmos, depuis tantôt un demi-siècle, ne dissertent que de langage ou de politique, d’écriture ou de logique.
   Au moment même où physiquement nous agissons pour la première fois sur la Terre globale, et qu’elle réagit sans doute sur l’humanité globale, tragiquement, nous la négligeons. » ( Le contrat naturel, François Bourin, 1990, pp. 53-54).
54. Cf. LEONARD Mgr A.-M., L’Église au service d’un juste rapport de l’homme à la nature, II, in Pâque nouvelle, 2002/4, pp. 10-13.Cette remarque n’enlève rien à la pertinence de l’explication apportée par l’auteur mais à sa relative difficulté d’accès pour le plus grand nombre. Il est certain que l’athée rationaliste de bonne volonté pourra reconnaître que, d’une part, l’intelligence humaine « se définit par son ouverture transcendantale sur l’être en tant qu’être » ; qu’elle « n’est pas faite pour connaître seulement une certaine somme d’existants, mais l’être comme tel. d’où l’appétit infini de connaissance qui habite l’esprit en tant que tel. » d’autre part, mais de même, il acceptera que la volonté se définisse « par un appétit aussi universel que l’être lui-même, de telle sorte qu’une somme, même illimitée, de biens finis ne peut rassasier le désir humain, mais seulement la plénitude de l’être. C’est pourquoi l’homme n’est vraiment lui-même que par son ouverture à cette richesse de l’être qui le précède, le porte et l’aspire ». Une fois admis que « l’homme n’est en soi que par son rapport intérieur à l’être », il n’est plus possible de nier, par le fait même, que « l’homme est aussi nécessairement en communion intime avec la nature et le cosmos, car l’être par lequel l’homme advient à lui-même ne lui apparaît que dans les réalités du monde. Cette situation, précise Mgr Léonard, fonde même une certaine priorité de l’univers sur le sujet singulier, dès lors que l’universalité de l’être est d’abord orientée non à sa réalisation dans l’individu singulier, mais à son déploiement dans la totalité de l’univers, même si, en tant que personne, l’individualité spirituelle possède également la dignité d’un tout. » On voit clairement que « la nature, en tant que lieu d’apparition de cet être par lequel l’homme advient à soi, a une signification décisive pour l’homme » et que le rapport homme-monde « est compromis quand la nature est réduite à être l’environnement ou le théâtre du sujet humain » qui oublie que sa réflexion ne peut se développer qu’en lien profond avec la nature. C’est fondamentalement pourquoi Camus avait raison de proclamer la supériorité de la culture grecque toute panthéiste qu’elle fût sur la « civilisation » moderne assoiffée de puissance destructrice (Cf. L’exil d’Hélène, in Noces suivi de L’été, Livre de poche, 1959, pp. 139-146). L’homme moderne a tendance à oublier son « unité métaphysique (…) avec l’être naturel ». R. Troisfontaines inspiré par G. Marcel, parlait d’ »immédiation métaphysique » : « J’existe (ex-sistere) incarné. Mon corps ne se confond ni avec le monde auquel il me donne accès et auquel il appartient selon plusieurs niveaux différents, ni avec le sujet que je suis, bien que je ne me découvre ni ne m’exprime pas sans lui. L’incarnation n’est pas l’union de deux choses, mais une immédiation métaphysique. Mystérieuse, elle n’est pas inconnaissable. Au contraire, elle est ce que je connais le mieux, et le repère de toutes mes autres connaissances (…) » (Introduction à la Philosophie et Psychologie, FNDP, Namur, sd, p. 44). Cette « unité » ou cette « immédiation » révèle, continue Mgr Léonard, « l’anthropomorphisme de la nature et le cosmomorphisme de l’homme. C’est par le corps de l’homme, en effet, que la nature advient à soi et accède à l’être spirituel (…). En ce sens, la nature est, par le corps, destinée à l’homme comme esprit. Vérité métaphysique que certains physiciens illustrent, sur leur registre propre, en inscrivant dans le devenir cosmique ce qu’ils appellent « le principe anthropique ». Inversement, le corps rappelle à l’homme qu’il ne peut se comprendre en vérité que dans son rapport à la nature qui le représente cosmiquement. d’où la pertinence du langage symbolique emprunté à la nature pour le comprendre en sa profondeur métaphysique. Cette appartenance mutuelle de l’homme et de la nature, qui fait de l’homme un « microcosme » et du monde un « macranthrope » (si l’on ose dire…​), est perdue de vue quand on fait de l’homme le pur dominateur d’un monde réduit à n’être que l’environnement de l’homme. Mais elle est perdue de vue également quand l’écologie se braque sur les seules espèces végétales et animales en se désintéressant du devenir de l’homme lui-même. (…) Etrange écologie, qui foudroie quiconque porte atteinte à une pousse de végétal, mais ne s’émeut guère des dizaines de millions d’avortements annuels (…) ». Après ce développement qui peut paraître aride, on peut espérer que le lecteur sera touché par cette irruption poétique qui peut servir de conclusion: « l’homme ne peut s’afficher sans danger comme le plus beau fleuron du cosmos -ce qu’il est en vérité- qu’à la condition d’être habité par une tendresse émerveillée et gratuite à l’égard des étoiles, des arbres et des pierres en lesquels affleure visiblement, sous forme naturelle, la plénitude originaire de l’être. L’homme ne sera, en vérité, roi de la nature que s’il se sait aussi son fils et se reconnaît humblement frère de tous les êtres naturels ».
55. OULTREMONT Th. d’, op. cit., pp. 43-44.
56. LEONARD Mgr A.-M., op. cit., p. 15. On peut lire, sur ce sujet, l’article de DUCHESNE Jean, Tsunami : le diable probablement, in Communio, XXX, 1, n° 177, janvier-février 2005, pp. 117-120.
57. OULTREMONT Th. d’, op. cit., p. 44.
58. Gueules d’amour, Reportage de Jean-Paul Dubois et Michel Mees, Droit de cité, RTBF, 3-1-2001, 20h10.
59. DECLEVE H., Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, p. 229.
60. Mc 5, 13.

⁢g. Et la science ?

Cette science invoquée si souvent et parfois abusivement par l’écologie militante, ne peut-elle rien apporter au débat sur la place de l’homme dans l’univers ?⁠[1]

Les scientifiques modernes ont été profondément marqués par l’œuvre de Charles Darwin⁠[2] et, en particulier, par son livre De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle (1859). Or, le P. Arnould a bien raison d’attirer notre attention sur le fait que « le sacrilège de Darwin ne consiste pas uniquement ni même avant tout à affirmer que « l’homme descend du singe » (c’est du moins ce que ses contemporains avaient compris), autrement dit à ramener l’humanité au rang d’une espèce biologique parmi les autres. Pas plus d’ailleurs qu’à mettre en doute l’inerrance des textes de la Genèse. La « faute » de Darwin est de nier l’existence d’une finalité stricte au sein de la nature, de laisser celle-ci à la merci de la « conservation des variations accidentellement produites, quand elles sont avantageuses à l’individu dans les conditions d’existence où il se trouve placé » (L’origine des espèces). Autrement dit, les processus de variation, de sélection et d’amplification, tels que Darwin et ses successeurs les décrivent et en font la théorie, ne correspondent à rien qui puisse rappeler, évoquer ou illustrer l’accomplissement d’un plan issu d’une Intelligence suprême et créatrice. Ce qui conduit Jacques Monod à écrire, au terme de son livre Le hasard et la nécessité : « L’ancienne alliance est rompue : l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres »[3]. »Et le P. Arnould de constater : « L’ancienne alliance est effectivement rompue : celle de l’harmonie entre la foi en un Dieu créateur et ordonnateur de toutes choses et l’aimable contemplation du cosmos (…) ».⁠[4]

Jusque là, en effet, et même dans le transformisme de Lamarck⁠[5], avait dominé une vision finaliste⁠[6]. La conception de Lamarck « était celle d’un ordre de la nature, « soumis » à une tendance à la complexification et à une transformation progressive des espèces ». Elle a influencé Teilhard de Chardin qui affirmera une « orthogenèse », une évolution dirigée vers le « Point Oméga. » qui se confond avec le triomphe final du Christ.

Le darwinisme a interpellé les théologiens, évidemment, et il a eu le mérite de les inviter à ne plus lire littéralement le livre de la Genèse comme s’il n’était que l’histoire d’un commencement et une chronologie⁠[7].

Les théologiens se sont rappelé que la création, dans la foi, était une création continuée, « que Dieu est créateur, qu’il agit au sein du monde et sur le monde lui-même » et que le récit de l’origine, sans refuser « l’idée d’un commencement, d’un point de départ historique, (…) donne une place éminente au principe fondateur de l’être, à la cause d’un phénomène donné ». Dieu n’est pas celui qui donne une chiquenaude initiale, conception que Pascal reprochait à Descartes⁠[8], mais qu’il « est au fondement de chaque être, lui confère sa singularité, son originalité, ici, maintenant et pour toujours. »Le croyant doit « confesser la relation de génération et d’origine (selon les deux sens d’originel et d’original) qui existe entre Dieu et ses créatures, une relation qui a effectivité hic et nunc, ici et maintenant, et qui donne sens aux créatures, même si ce n’est que « leur » sens « et guère au-delà. (…) La personne humaine (et, avec elle, toutes les créatures) est « contemporaine de l’origine ». (…) En d’autres termes, parler de la création, c’est d’abord parler d’un événement, celui d’être une créature hic et nunc »[9].

L’enseignement de l’Église est on ne peut plus clair, aujourd’hui, en la matière : « Dieu est infiniment plus grand que toutes ses œuvres : « Sa majesté est plus haute que les cieux » (Ps 8,2), « à sa grandeur point de mesure » (Ps 145, 3). Mais parce qu’Il est le Créateur souverain et libre, cause première de tout ce qui existe, Il est présent au plus intime de ses créatures : « En Lui nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17, 28). Selon les paroles de S. Augustin, Il est « plus haut que le plus haut de moi, plus intime que le plus intime » (Conf. 3, 6, 11).

Avec la création, Dieu n’abandonne pas sa créature à elle-même. Il ne lui donne pas seulement d’être et d’exister. Il la maintient à chaque instant dans l’être, lui donne d’agir et la porte à son terme. Reconnaître cette dépendance complète par rapport au Créateur est une source de sagesse et de liberté, de joie et de confiance (…)⁠[10].

La création a sa bonté et sa perfection propres, mais n’est pas sortie tout achevée des mains du Créateur. Elle est créée dans un état de cheminement ( »in statu viae ») vers une perfection ultime encore à atteindre, à laquelle Dieu l’a destinée. (…)

La sollicitude de la divine providence est concrète et immédiate, elle prend soin de tout, des moindres petites choses jusqu’aux grands événements du monde et de l’histoire. »[11]

C’est la foi, interpellée par la science qui peut répéter cela. Mais la science elle-même n’a-t-elle rien à dire ? La question continue à se poser.

Le darwinisme et les conclusions qu’on a voulu en tirer sur le plan anthropologique et même politique⁠[12] ont suscité la réaction d’un certain nombre de biologistes qui, en vertu de leurs recherches, ont opposé trois affirmations essentielles : la sélection naturelle n’est pas le moteur de l’évolution, l’homme n’évolue pas de la même manière que les autres vivants et il n’est pas un « animal » comme un autre.

Ainsi, P.-P. Grassé⁠[13] n’hésite pas à écrire que « la sélection naturelle omnipotente et omniprésente, antihasard guidant l’évolution dans la voie du bien, est une vision mystique du biocosme. » En fait, alors que les preuves de l’évolution s’accumulent, c’est « l’incertitude qui règne quant à la connaissance du mécanisme évolutif ». Pour le biologiste français, Darwin a fabriqué « une évolution à sa mesure, qui ne ressemble pas à l’évolution réelle révélée par la paléontologie (aux arguments irrécusables), l’anatomie comparée, l’embryologie ». Darwin semblait d’ailleurs lui-même connaître la faiblesse de sa doctrine en avouant : « L’omission la plus importante dans mon livre a été de ne pas expliquer comment il se fait, selon moi, que toutes les formes ne progressent pas nécessairement, et qu’il puisse exister encore des organismes très simples ».⁠[14]

En ce qui concerne l’homme⁠[15], si « la thèse génique du comportement[16] vaut pour les Insectes solitaires ou sociaux, elle ne s’applique pas aux comportements humains. » L’homme est un être libre : « avec l’Homme, nous ne cherchons pas l’agent transcendant et finalisateur, car c’est lui qui est les deux à la fois. Il le doit à son intelligence et à sa conscience de soi ; l’animal les possède bien mais à l’état d’ébauches, voire de traces. »

« Par l’acquisition de la moralité et de la liberté, qui sont son strict apanage, l’Homme est tout à fait irréductible à l’animal. »[17]

En conclusion⁠[18], l’auteur propose ce survol de l’aventure humaine pour confirmer la radicale originalité humaine: « L’Homme au début de son histoire a subi passivement, comme l’animal, la loi de l’évolution, mais après avoir jeté par-dessus bord ses automatismes sclérosants et perfectionné son cerveau, il a bénéficié des premières traditions et a activement participé à sa propre évolution. Il est le seul être vivant à avoir été en toute certitude, partiellement son propre artisan.

Aujourd’hui, plus que jamais, il demeure le maître de son évolution qui ne se poursuit plus sur le physique, mais continue au sein du social et sera ce qu’il voudra qu’elle soit. Ainsi, la prodigieuse fresque évolutive s’étend vers un devenir sans borne dans la société humaine, vers une compréhension accrue du Cosmos et de nous-mêmes. Par nous, l’histoire de la vie se renouvelle et se poursuivra tant que le Soleil illuminera notre Terre.

Une nouvelle sorte d’évolution est apparue sur la Planète : l’Homme, ange conquérant et non ange déchu, se détermine lui-même sans participer au mouvement évolutif structural de la biosphère et, isolé, se tient hors de l’animalité. (…)

L’Homme se soustrait aux actions du milieu qui lui sont défavorables et crée le microclimat qui lui convient et de la sorte échappe à la sélection naturelle, si tant est que celle-ci ait eu une quelconque influence sur son évolution. d’ailleurs, par le libre choix de ses unions sexuelles, il s’oppose à toute éventuelle et hypothétique action sélective.

L’évolution sociale de l’humanité actuelle ou plus précisément de ce que l’on peut assimiler à son aile marchante, le monde occidental, celui de la Science et de la culture d’un haut niveau, dépend de facteurs si nombreux qu’il est difficile d’apprécier l’importance relative d’un rôle tenu par chacun d’eux. »

Pour Grassé, les facteurs qui influencent l’Homme se classent, par ordre d’importance décroissante, comme suit:

« 1° facteurs scientifiques ;

2° facteurs moraux et religieux ;

3° facteurs sociaux et politiques ;

4° facteurs écologiques ».⁠[19]

On peut certes discuter de l’ordre choisi mais il est intéressant de noter que les facteurs écologiques apparaissent comme les moins importants aux yeux de cet homme de science⁠[20].

Ajoutons encore qu’en évoquant la transcendance de l’Homme, Grassé note un fait très intéressant qui va nous permettre d’introduire, dans ce débat sur la place de l’homme dans l’univers, un autre éclairage scientifique mais cette fois emprunté à la physique et plus exactement à la cosmologie.

« Nous nous garderons bien, écrit-il, d’assigner une finalité précise à l’Homme dans le Cosmos, car nos connaissances sont trop chétives pour que rien dans ce domaine métaphysique puisse être affirmé. Pourtant la tentation est grande de voir en nous la conscience de l’Univers, celui qui, par son esprit, comprend et domine la nature matérielle. Einstein a dit : « Ce qui est merveilleux, c’est que l’Univers soit compréhensible », mais, selon, nous, il est non moins merveilleux qu’un organe, le cerveau humain, existe et soit capable de le comprendre et de l’embrasser par l’esprit. Etonnante coaptation ! » Et il ajoute : « d’aucuns la diront fortuite. Elle ne l’est pas plus que ne l’est le couplage des ailes chez l’Abeille, l’assemblage de la tête du fémur et de la cavité cotyloïde…​ Comment le serait-elle, alors qu’aucune sélection ne pouvait s’exercer sur elle car cette étonnante faculté demeurait latente au sein des hommes ? Les faits sont là, indiscutables. Est-il donc si difficile d’avouer que nous ne comprenons ni leur genèse, ni leur lointaine finalité ? »

Retenons ce phénomène de « coaptation »⁠[21]. Serait-elle due au hasard ? Cette connivence entre l’univers et le cerveau humain nous amène à parler du principe anthropique⁠[22].

qu’est-ce que le principe anthropique ?

J. Demaret et D. Lambert, partent du principe qu’« il est possible de donner un sens à l’idée de finalité à l’intérieur même d’une explication authentiquement scientifique »[23]. Après avoir rappelé nombre de paramètres cosmologiques et physiques de l’Univers et leur « extraordinaire ajustement »[24], les auteurs relèvent qu’ »il ne paraît (…) ni évident ni naturel a priori que l’Univers soit tel qu’il est, puisqu’il est manifeste que n’importe quel modèle d’univers ne peut abriter des organismes vivants : dans un univers différent de celui que nous connaissons, avec des constantes physiques légèrement différentes de celles qu’elles sont effectivement, jamais, en effet, la vie n’aurait pu se développer ».⁠[25]

C’est sur ce constat que se greffe le principe anthropique énoncé par l’astrophysicien Brandon carter, en 1974⁠[26].

A partir du fait que « ce que nous pouvons nous attendre à observer doit être compatible avec les conditions nécessaires à notre présence en tant qu’observateurs », Carter établit un principe anthropique faible et un principe anthropique fort, distingués selon ce qu’on entend comme « conditions nécessaires » :  »dans le principe faible, ces dernières concernent uniquement notre position temporelle dans l’Univers, tandis que dans le principe fort, elles concernent en plus l’ensemble des propriétés de l’Univers, tant cosmologiques que physiques.

Le principe faible (…) affirme que « Notre position dans l’Univers est nécessairement privilégiée en ce sens qu’elle doit être compatible avec notre existence en tant qu’observateurs. » » Ici, « on ne considère, parmi l’ensemble des conditions nécessaires à notre existence, que celle concernant l’âge obligatoirement atteint par l’Univers préalablement à toute éclosion de la vie ».⁠[27]

Ce principe anthropique faible « est généralement bien accepté par la communauté scientifique »[28].

Il n’est pas de même pour le principe anthropique fort que Carter formulait comme suit : « L’Univers (et donc les paramètres fondamentaux dont celui-ci dépend), doit être tel qu’il permette la naissance d’observateurs en son sein, à un certain stade de son développement. »[29] Autrement dit, « la présence d’observateurs dans l’Univers impose des contraintes sur l’ensemble des propriétés cosmologiques et des constantes physiques de ce dernier ».⁠[30] Ce qui signifie, plus simplement encore, que « l’existence des êtres humains illumine les caractéristiques globales aussi bien que microscopiques de l’Univers ».⁠[31]

Les auteurs, à leur tour, proposent deux énoncés de ce principe, l’un formulé du point de vue de l’univers, l’autre du point de vue de l’observateur:

« Les éléments de l’Univers constituent une totalité cohérente - en ce sens que tous sont interdépendants - dont le fondement peut être trouvé dans le phénomène humain ».

« Il existe une description unifiée cohérente de tout l’Univers reposant sur l’existence d’observateurs humains ».⁠[32]

Quelle que soit sa formulation, le principe fort implique une idée de finalité celle-ci étant entendue comme une fonction. Ainsi en biologie, on parle de téléonomie pour dire, par exemple, que la fonction de l’œil est la vue.

Demaret et Lambert relèvent enfin dans la littérature consacrée au principe anthropique, un principe fort élargi où la notion de finalité est identifiée à une intention. Ici, on postule « un nécessaire agencement des propriétés de l’Univers en fonction d’un but, l’apparition et le développement d’êtres vivants ». On dira, par exemple, que « l’Univers doit contenir la vie » ou que « l’Univers doit posséder les propriétés particulières qui permettent à la vie de se développer en son sein, à un certain stade de son évolution. »[33]

Si le « statut purement scientifique »[34] du principe fort reste discuté parmi les savants⁠[35], bon nombre d’entre eux, y compris, bien sûr, J. Demaret et D. Lambert, affirment que « l’Univers peut, avec raison, être appelé anthropique parce que ce phénomène unifié et complexe qu’est l’Homme fonde la cohérence des savoirs qui le concernent. »[36]

« Si nous affirmons, concluent-ils, que la structure physique de l’Univers est telle que la vie (ou même la vie humaine) devait nécessairement y apparaître avec une probabilité assez élevée, nous posons un principe (anthropique) qui, loin de nous écarter de la démarche scientifique, nous en rapproche plutôt en nous offrant une vision plus cohérente des phénomènes biologiques et physicochimiques. »[37]

Commentant les découvertes et les réflexions concernant le principe anthropique fort, le P. Leclerc fait remarquer que si l’on peut dire que « l’univers est donc tel qu’il est, parce que nous existons », nous redécouvrons « un principe de finalité et l’homme est de nouveau la raison d’être de tout l’univers, comme dans la Révélation biblique. (…) Tout ceci, continue-t-il, est bien résumé par un autre cosmologiste, F.J. Dyson : « Quand nous regardons l’univers et identifions les nombreuses coïncidences physiques et astronomiques qui ont collaboré à notre profit, il semble presque que l’univers a dû savoir, en un sens, que nous allions venir. »

De manière plus philosophique et dès les années 1920, Blondel avait déjà pu écrire : « La pensée ne naît et ne se développe que grâce au concours effectif de cette nature qui, même sous son aspect matériel, est non seulement pénétrée d’intelligence, mais qui prépare les instruments de la pensée. »

Autrement dit, la pensée humaine se développe grâce au concours de toute cette nature qui est à la fois même matériellement pénétrée d’intelligence, non pas qu’elle est consciente, mais qu’elle est intelligente, qu’on peut la comprendre, qu’elle est ordonnée, que le nombre y règne, que l’on peut calculer les équations, mais qui en plus prépare sans même le savoir les instruments de la pensée qui viendra un jour l’analyser. Ce sera la pensée de l’homme. »[38]


1. C’est, nous l’avons vu, une question majeure et il ne faut pas se laisser tromper par l’emploi courant de certains termes comme « esprit », « contemplation », « croissance spirituelle ». A ce point de vue, J. Arnould a bien analysé la pensée d’Arne Naees (in ARNOULD J., Gnose et écologie, op. cit, pp. 66-68) qui, précisément et à l’instar d’autres auteurs, procède à ce que le cardinal Danneels appelait, sur un plan plus général, à propos de la culture contemporaine, à un « déplacement du sacré ». Nous assistons chez ces écologistes radicaux à une véritable « sacralisation du monde ». Il est fait souvent appel « aux traditions cultuelles africaines ou amérindiennes (…) pour y trouver une source d’inspiration », affirmant que « la terre n’est pas faite pour l’homme, mais l’homme est fait pour la terre ». Dans l’écosophie, l’ordre de la nature s’impose à nous : « la nature se voit conférer une valeur intrinsèque et tous les êtres le statut de sujet de droit ». Comme nous l’avons déjà dit, l’éthique de l’écologie radicale se construit sur « un égalitarisme biocentrique et holistique ».
   Par ailleurs, l’écosophie propose « un véritable cheminement de croissance et de maturation spirituelle », de « réalisation de soi, d’épanouissement personnel ». Mais il ne s’agit pas d’une réalisation de soi qui n’est pas indépendante de la « Conscience cosmique » ou du « Soi total ». S’il y a, comme dans la gnose ancienne, un dualisme entre l’homme et le monde, cette fois, c’est le monde qui est globalement divin.
2. 1809-1882.
3. Le Hasard et la Nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil, 1970, pp. 194-195.
4. ARNOULD J., op. cit., pp. 57-58.
5. Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829). Auteur de la Philosophie zoologique (1809) et de l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres (1815-1822).
6. ARNOULD J., op. cit., pp. 59-60. L’auteur fait remarquer (p. 62) que la pensée développée par le philosophe allemand Hans Jonas, néofinaliste et antidarwinien n’en est pas moins biocentrique. Dans Le Phénomène de la Vie, Jonas développe « l’idée d’après laquelle l’être humain n’est que le sommet d’une volonté finalisatrice dont les traces sont visibles jusqu’aux formes vivantes les plus élémentaires. (…) L’éthique de Jonas, telle qu’il la propose dans Le principe responsabilité, est donc celle d’une conservation, portée par une vision évolutive et finalisée de la nature. Dans cette perspective, l’humanité constitue une « fin » de l’évolution, de l’histoire naturelle, mais non pas sa fin ultime, car elle est, comme toutes les espèces vivantes, éphémère. Aux revendications anthropocentriques doit donc succéder une perspective davantage biocentrique, voire cosmocentrique, comme d’autres courants, en particulier écologistes, le défendent : nature knows best, « la nature sait mieux » appartient à leurs principes fondateurs. » Un autre auteur, toujours à propos de Jonas, constate que « d’une part, il fait de l’homme un produit immanent de et à l’évolution, le produit le plus achevé, valorisé comme tel par le processus final qui l’a engendré. Mais en même temps, il absolutise cette valeur, la rend transcendante, c’est-à-dire l’arrache au processus évolutionnaire auquel l’humanité ne pourrait prendre part, alors même qu’elle commence à s’en donner les moyens. Le décompte de cette opération contradictoire laisse une puissance infinie interdite d’usage : toute cette durée cosmique à venir ouverte à la liberté humaine qui ne peut s’en saisir. » (HOTTOIS Gilbert, Une analyse critique du néo-finalisme dans la philosophie deH. Jonas, in Laval théologique et philosophique, 50, 1994, 1, p. 105, cité in ARNOULD J., Gnose et écologie, op. cit., p. 64).
7. En réaction aux thèses de Darwin, ont a vu apparaître « au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, des mouvements dits créationnistes, farouchement opposés aux thèses évolutionnistes et attachés à une lecture concordiste de la Bible » (ARNOULD J., id., p. 68). Le concordisme est une « exégèse religieuse tendant à faire concorder les textes de la Bible et les connaissances scientifiques » (Universalis).
8. « Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu » (Pensées, Gilbert Jeune, 1949, p. 74).
9. ARNOULD J., Evolution et finalité, op. cit., pp. 61-65. « Pour la tradition judéo-chrétienne, (…) la création désigne le pouvoir absolu par lequel Dieu promeut à l’existence et en dehors de lui, une réalité qui ne préexistait en aucune manière. Relation singulière et, en même temps, séparation stricte entre le Créateur et chacune de ses créatures, qui est marquée au commencement par une création ex nihilo. Quand bien même il existerait une forme de Conscience cosmique, universellement répandue, elle ne saurait être assimilée au Dieu créateur. Les anciens gnostiques l’avaient compris, eux qui croyaient en un Dieu transcendant qui sauverait l’œuvre imparfaite d’un Démiurge. Telle n’est pas la tradition chrétienne : c’est le même Dieu qui est créateur et sauveur. »
   On peut tirer trois conclusions de cette conception transmise par la Bible:
   1. « Le salut ne peut pas correspondre à une fuite de la matérialité ou encore à une fusion dans le Grand Tout : le salut « n’échappe » pas à la matière, elle est aussi créature de Dieu ». Le Christ ne sépare pas mais récapitule.
   2. Quant à « la question de la finalité, face au néofinalisme de Hans Jonas ou au déterminisme « biocentrique » de l’écologie profonde, la foi chrétienne place le sens de la réalité en Dieu seul ». Si le monde a un sens, c’est par Dieu qu’il l’acquiert et non par lui-même, ce qui laisse au monde la possibilité d’être surprenant.
   3. Enfin, en ce qui concerne la place et l’action de l’homme dans le monde, il est certain qu’on est passé d’une interprétation de la « singularité » de l’homme comme une autorisation voire un devoir de domination, à la vision écologique qui dévalorise l’humanité « au nom de l’appartenance (…) à la communauté des êtres qui composent la biosphère ». Or, la singularité comme la domination n’ont « de fondement que dans la toute-puissance créatrice et rédemptrice de Dieu. (…) Le salut de l’humanité n’est plus à acquérir par un surcroît de maîtrise de la réalité ou par son abandon généralisé. » Il consiste plutôt pour le croyant, à tout faire converger vers le Christ puisqu’avec Paul nous savons que « La création a été assujettie à la vanité (désordre) (non de plein gré, mais par la volonté de celui qui l’y a soumise), avec toutefois cette espérance : d’être affranchie, elle aussi, de la servitude de la corruption, pour avoir part à la glorieuse liberté des enfants de Dieu. Car nous savons que, jusqu’à ce jour encore, la création tout entière gémit dans les douleurs d’un enfantement.
   Il n’y a pas qu’elle. Nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous gémissons en nous-mêmes, attendant la rédemption de notre corps. »(Rm 8, 20-23). (ARNOULD, Gnose et écologie, op. cit., pp. 69-71).
10. Le Catéchisme cite ici le livre de la Sagesse : « Oui, Tu aimes tout ce qui existe, et Tu n’as de dégoût pour rien de ce que tu as fait ; car si Tu avais haï quelque chose, Tu ne l’aurais pas formé. Et comment une chose aurait-elle subsisté, si Tu ne l’avais voulue ? Ou comment ce que Tu n’aurais pas appelé aurait-il été conservé ? Mais Tu épargnes tous, parce que tout est à toi, Maître ami de la vie » (Sg 11, 24-26).
11. CEC 300-303. Comme l’écrit le P. M. Leclerc , « il importe de distinguer soigneusement deux expressions généralement confondues : la création et le commencement du monde et du temps ». Le monde sans commencement ni fin, comme les Grecs se l’imaginaient, est philosophiquement possible mais exige de toute façon un acte créateur et éternel : « Dieu n’est pas comme nous, soumis au temps, au devenir, à son émiettement, mais au contraire, Dieu est l’origine absolue du temps qu’Il crée. De ce fait, l’acte créateur de Dieu est bien en fait coextensible à tous les moments de la durée. Dieu est donc présent instantanément à chaque moment du temps, depuis le premier jusqu’au dernier, même si cette durée devait être infinie dans les deux sens et ce, que le monde ait toujours existé ou qu’il ait commencé un jour. » Pour saint Thomas (cf. Ia, qu. 44-46), la création n’est pas une fabrication mais une création ex nihilo, c’est « une relation fondatrice par laquelle Dieu pose dans l’être tout ce qui existe au cours de la durée du temps ». Si la philosophie peut prouver « la nécessité absolue de la création gratuite par Dieu », elle ne peut « trancher la question de savoir si le monde a toujours existé et existera toujours ou bien s’il a un commencement temporel ». La Bible a tranché, elle dit que « le monde a commencé, qu’il n’a pas toujours existé et qu’il n’existera pas toujours tel que nous le connaissons ». Et la cosmologie contemporaine a mis en évidence la théorie du « Big Bang » qui suggère un commencement temporel de l’univers en expansion continue depuis une « singularité initiale ».(op. cit., pp.112-120).
12. Très précisément, après la sociobiologie nazie, la sociobiologie de l’américain E. O. Wilson, dans les années 1970, « interprète les phénomènes sociaux à la lumière (…) du néodarwinisme » (cf. GRASSE P.-P., L’homme en accusation, De al biologie à la politique, Albin Michel, 1980, p. 50). P.-P. Grassé était membre de l’Académie des Sciences de Paris.
13. Op. cit., pp. 24-26.
14. Lettre à Asa Gray, 22 mai 1860, in Vie et correspondance, t. II, Reinwald, 1888, p. 173.
15. GRASSE P.-P., op. cit., pp. 214-216.
16. « La thèse strictement génique confond le rôle, certes important, des gênes constructeurs, avec celui de la machine en tant que système autonome, dotée de propriétés que le gêne isolé ne possède absolument pas. Le jeu des déterminismes géniques s’oppose à la liberté, la limite ou la supprime.
   En outre, les hypothèses géniques du comportement humain sont dans l’incapacité d’expliquer les particularités fondamentales de notre « humanité » tant rationnelle qu’affective. » Pour les sociobiologistes, « tout gêne a pour fonction d’être un déterminant, il supprime donc une liberté ; il ne peut en être autrement. Il porte une information qui, obligatoirement, se concrétisera dans un message. Sous son emprise, l’Homme ne peut rien choisir ; il est déterminé, il devient un esclave. Or, rien de tel ne s’observe dans la réalité. Je puis démontrer ma liberté, si je le veux, en agissant contre une motivation affective ou contre une motivation rationnelle. » (GRASSE P.-P., id.)
17. Id., p. 265.
18. Id., pp. 303-304.
19. Id., p. 215.
20. Il justifie ainsi la première place des facteurs scientifiques : « Les facteurs scientifiques se placent en tête par que leurs incidences sur la vie humaine sont aussi importantes que nombreuses. Ils bouleversent notre mode d’existence, changent notre environnement, préservent notre santé, accroissent notre espérance de vie.
   La Science par l’infinité de ses applications à l’industrie et à l’agriculture influence lourdement l’économie de toutes les nations ; elle conditionne le progrès des techniques. La politique ne peut l’ignorer. » (Id., p. 304)
21. Ce mot, étymologiquement, signifie « ajustement ». Il a signifié, au XIXe siècle, « adjonction », « proportion » avant de désigner dans le langage de la biologie du XXe siècle, un « dispositif organique formé de parties séparées et agencées fonctionnellement ». En chirurgie, il est utilisé comme « remise en place des os luxés ou des fragments d’une fracture ». (R).
22. Une présentation brève du principe anthropique et de ses échos philosophiques et théologiques a été faite par BARREAU Hervé, Pour le principe anthropique, in Communio, XIII, 3, mai-juin 1988, pp. 77-83 et par LECLERC M., op. cit., pp. 120-123. Nous nous appuierons aussi ici sur le livre de DEMARET Jacques et LAMBERT Dominique, Le principe anthropique, L’Homme est-il le centre de l’Univers ?, Armand Colin, 1994. Ce livre a le mérite de présenter les divers arguments en présence. Il se veut pédagogique mais demande tout de même une certaine formation algébrique. Jacques Demaret est docteur en physique. Il enseigne la relativité générale et la cosmologie à l’Institut d’astrophysique de l’Université de Liège. Il est considéré comme « l’auteur de langue française qui a discuté avec le plus d’autorité scientifique la valeur du principe anthropique » (H. Barreau). Dominique Lambert est docteur en physique et philosophe des sciences. Il enseigne l’histoire et la philosophie des sciences à l’université de Namur. Il a reçu le prix Georges Lemaître en 1999et le prix de l’European Society for the Study of Science and Theology.
23. Op. cit., p. VI.
24. Id., pp. 105 et svtes.
25. Id., p. 143.
26. Carter l’a élaboré à partir des travaux du cosmologiste Robert Dicke, dans les années 1960. M. Leclerc résume en ces termes l’hypothèse anthropique de son prédécesseur Dicke, hypothèse qui répond à la question de savoir pourquoi l’univers est toujours plus en expansion : « L’univers doit être assez vieux pour que la vie ait eu le temps d’apparaître, sous la forme évoluée que nous connaissons, indispensable au développement de l’intelligence. Or, la vie ne peut se former qu’à partir de molécules organiques complexes, constituées d’atomes suffisamment lourds comme le carbone. Mais ces noyaux atomiques, comme l’azote, le carbone, l’oxygène, ne pouvaient être synthétisés qu’au cœur d’étoiles déjà très développées, après plusieurs milliards d’années d’existence. Et il fallait en plus que ces éléments soient expulsés dans l’espace par l’explosion de ces étoiles primaires, et que se reconstituent des étoiles secondaires comme le soleil, (qui a environ 4,5 milliards d’années) avec des planètes comme la terre, pour offrir aux futurs êtres vivants les conditions nécessaires de température et d’atmosphère. Tout cela ne pouvait prendre moins de douze milliards d’années, ce qui est à peu près le moment où la vie est apparue sur terre, après le commencement de l’univers. Mais la cosmologie relativiste nous enseigne que l’âge et la dimension de l’univers sont étroitement liés : un univers beaucoup plus petit que le nôtre n’aurait jamais pu devenir assez vieux pour que la vie puisse apparaître. On a calculé en particulier qu’un univers qui n’aurait que la dimension de notre galaxie aurait tout au plus quelques jours d’existence et en quelques jours, il serait rigoureusement impossible de faire cet immense travail consistant en ce que l’on appelle la nucléosynthèse stellaire, c’est-à-dire la synthèse des noyaux atomiques comme le carbone, l’oxygène et l’azote dans les étoiles de première génération, véritables fabriques d’éléments, avant que ces éléments ne soient dispersés dans l’espace et puis rassemblés en nouvelles étoiles comme notre système solaire avec la terre où peut enfin apparaître la vie. Dès lors, pour Dicke, « c’est donc notre présence dans l’univers en tant qu’êtres vivants qui conditionne les dimensions de celui-ci ». (…) Il y a un lien nécessaire entre les caractéristiques globales de l’univers et l’existence de l’homme. » (Op. cit., pp. 121-122).
27. DEMARET J. et LAMBERT D., op. cit., pp. 143-144. Ils proposent aussi cette formulation : « La présence d’observateurs dans l’Univers impose des contraintes sur la position temporelle de ceux-là dans celui-ci ».
28. Id., p. 247.
29. Id., p. 145.
30. Id., p. 146.
31. Id., p. 145.
32. Id., p. 148.
33. Id..
34. Id., p. 247.
35. Ce qui dérange, avant tout, les « opposants », c’est le concept de finalité et ce qu’il pourrait suggérer. Christian Magnan (Collège de France et Université de Montpellier II) écrit, dans une présentation fort sommaire et partiale: « Près de cinq siècles après Copernic, il faut dénoncer avec vigueur ce retour à une vision anthropomorphique du monde, hélas soutenue par de faux arguments scientifiques ». Et il cite Andrée Pouyanne, philosophe: « Les principes téléologiques sont des obstacles au progrès scientifique aussi bien parce qu’ils constituent des explications paresseuses que parce qu’ils flattent les illusions narcissiques de l’être humain ». Le principe anthropique, continue-t-elle, « dont une argumentation spécieuse veut faire croire que la plus extrême point de la recherche scientifique corrobore la validité n’est autre que l’illusion anthropomorphique dont les fondateurs de la science s’étaient, au péril de leur vie, souvent affranchis. » (Cf. www.dstu.univ-montp2.fr).
36. DEMARET et LAMLBERT, op cit., p. 258. Certains auteurs vont plus loin et formulent un principe anthropique ultime. Ils estiment que « si l’on admet que le fait de la vie intelligente est, d’une certaine manière, essentiel pour l’Univers, en ce sens qu’il pourrait, à lui seul, justifier l’existence même de l’Univers ainsi que toute son histoire, il est nécessaire de postuler que cette vie, une fois apparue, ne puisse pas être détruite ». (Id., p. 261).
37. Id., p. 280.
38. Op. cit., pp. 122-123. M. Leclerc cite deux témoignages. Celui de l’Anglais Fred Hoyle, spécialiste du carbone : « Je ne crois pas qu’un seul scientifique qui examine les réactions nucléaires de fabrication du carbone à l’intérieur des étoiles, ne soit conduit à la conclusion que les lois de la physique ont été délibérément choisies en vue des conséquences qu’elles entraînent à l’intérieur des étoiles. Si ce n’est pas le cas, nous sommes de nouveau ramenés à une monstrueuse séquence d’accidents. » Il y aurait là, commente M. Leclerc, « un hasard tellement improbable que cela en devient absurde ». Et il ajoute le témoignage d’un cosmologiste américain, Wheeler : « L’univers donne naissance à des participants capables de communiquer, à des observateurs, et ces participants donnent sens à l’univers. »