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B. La mise en œuvre de la justice sociale

⁢Introduction

Nous allons, dans ce volume, étudier les conditions nécessaires pour que s’établisse davantage de justice sociale à l’intérieur des sociétés.⁠[1]

\1. Sans nier le moins du monde l’importance des structures, des systèmes et des lois, il est clair, ici comme dans l’établissement d’une authentique démocratie, que le facteur humain est essentiel, que de la qualité des hommes, de leur moralité, de leur perspectives philosophique ou religieuse, dépend le bien de la société. Sans une conversion permanente, car nous sommes faillibles, sans un amour sans cesse renouvelé qui nous pousse à établir de justes rapports avec les autres, les meilleures lois du monde resteront lettre morte, seront inopérantes ou détournées de leur vocation. Il est donc vain d’espérer plus de justice sociale si ne se développent un certain nombre de vertus appropriées, c’est-à-dire des habitudes d’action foncièrement bonnes et productrices de bien⁠[2].

\2. Pour bien apprécier la valeur de la proposition chrétienne, il n’est pas inutile de prendre le temps d’un parcours historique pour constater la difficulté qu’ont eue les hommes à estimer justement la valeur du travail, à marier sa pénibilité et sa nécessité, ses richesses et ses contraintes.

\3. Si le facteur humain est capital, si l’homme est bien un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, investi donc d’une dignité particulière, nous devons le respecter dans quelque circonstance que ce soit, dans les relations sociales comme dans la vie économique. Or cet homme, est créateur, travailleur, à l’image même de son Créateur. Il nous faut donc affirmer la valeur du travailleur et du travail.


1. Bien conscients que le problème se pose aussi au niveau du monde, nous devrons l’aborder de nouveau, dans toute son étendue, dans le volume suivant consacré à la paix.
2. Cf. Saint Thomas, Somme théologique, Ia IIae, qu. 55, art. 1-4.

⁢Chapitre 1 : Charité, justice et tempérance

« qu’il n’y ait donc pas de pauvre chez toi. »[1]


1. Dt 15, 4.

⁢i. Un petit rappel

Quelle type de société voulons-nous ? Et puisque économie et société sont liés, quelle finalité donner à l’économie ? Sa mission est de produire des richesses, des biens matériels, mais dans quel but ? Sans poser tout de suite le problème de leur répartition, peut-on laisser de côté la question de savoir à quoi doivent servir les richesses ? A rendre tous les hommes - idéalement - de plus en plus riches, de plus en plus « maîtres et possesseurs de la nature »[1] ?

Dans le tome précédent, nous avons donné à l’économie la mission de lutter contre les pauvretés, toutes les formes de pauvretés, dans le respect et, nous le verrons, avec la collaboration de la pauvreté volontaire.

C’est bien ce que Pie XII exprimait de manière plus positive : « la fin de l’organisme économique et social, à laquelle il faut ici se référer, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique ont le moyen de procurer »[2]. Et le Saint Père ajoutait en citant Quadragesimo anno: « ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas d’obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire grandement l’exercice ».

Jean XXIII reprendra la même idée en soulignant qu’elle vaut aussi au niveau des nations : « L’expérience nous a appris les différences, souvent notables, de savoir, de vertus, de capacités intellectuelles et de ressources matérielles qui distinguent les hommes les uns des autres. Mais cet état de fait ne donne aux plus favorisés aucun droit d’exploiter les plus faibles ; il leur crée, au contraire, à tous et à chacun, un devoir plus pressant de collaborer à leur élévation réciproque.

De même certaines nations peuvent se trouver en avance sur d’autres dans le domaine des sciences, de la culture, du développement économique. Bien loin d’autoriser une domination injuste des peuples moins favorisés, cette supériorité oblige à contribuer plus largement au progrès général. En réalité il n’est pas possible qu’il y ait des êtres humains supérieurs à d’autres par nature, puisque par nature tous sont d’égale noblesse. Il en résulte que les communautés politiques ne diffèrent en rien les unes des autres si on considère leur dignité naturelle ; les différents États sont en effet comme un corps dont les membres sont les hommes. Du reste l’histoire montre que rien n’affecte les peuples comme ce qui touche de près ou de loin à leur honneur, et cette sensibilité est légitime. »[3]

La fin étant bien confirmée, il nous faudra, bien sûr, examiner les moyens : essentiellement, la production de richesses suffisantes et leur juste répartition mais avec le souci permanent d’un développement intégral de la personne car les biens matériels indispensables au corps servent aussi à la croissance intellectuelle, morale, religieuse.

Toutefois, nous l’avons vu également, dans les textes du Magistère que nous venons de relire, nous savons que le langage clair de Pie XII, de ses immédiats prédécesseurs et de ses successeurs, paraît, il faut le souligner, très neuf dans l’enseignement multiséculaire de l’Église.


1. DESCARTES, Discours de la méthode, 1637, VIe partie.
2. Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 7-7-1952.
3. PT, 85-88.

⁢ii. Un peu d’histoire

⁢a. Le temps de l’aumône

Face à la pauvreté qu’il faut combattre, la réponse traditionnelle de l’Église, dès l’origine, a été de préconiser l’aumône, ce qu’on appellera plus tard les « œuvres de miséricorde »[1].

Nous avons vu qu’à travers tout l’Ancien Testament, court « un sens aigu de la souffrance qu’entraîne la pauvreté, et des réactions fort diverses devant ce mal : la sagesse humaine y voit la conséquence de la paresse ou du désordre, la foi y perçoit tour à tour un châtiment divin, un scandale, un appel à découvrir certaines valeurs religieuses »[2].

La pauvreté qui est plus sociale qu’économique, plus infériorité, oppression, petitesse qu’indigence paraît anormale au croyant, « une atteinte à la solidarité du peuple de Dieu »[3]. Se justifie ainsi le devoir d’assister le pauvre, la veuve, l’orphelin⁠[4], de leur assurer l’aumône⁠[5].

L’Ancien testament demandera de consacrer la « dîme », aux temps prescrits, c’est-à-dire 10% des revenus à l’entretien du Temple, du personnel sacerdotal et au soulagement des nécessiteux⁠[6]. Tous sont soumis à la dîme y compris ceux qui la reçoivent. Mais la loi ne limite pas la générosité. Ainsi le vieux Tobit recommande-t-il à son fils Tobie : « Fais l’aumône avec les biens qui t’appartiennent. Ne détourne ton visage d’aucun pauvre, et Dieu ne détournera pas sa face de toi. Fais l’aumône dans la mesure où tes biens le permettent. Plus grands sont-ils, plus généreuse soit ton aumône. Si tu as peu, donne de ce peu lui-même. N’hésite pas à faire du bien. Tu t’amasseras ainsi un beau trésor pour le jour où tu connaîtras le besoin. Car l’aumône délivre de la mort et empêche de tomber dans les ténèbres. C’est un don magnifique aux yeux du Tout-Puissant que de faire l’aumône ».⁠[7]

Le Nouveau Testament, lui, ne parle pratiquement pas de la dîme : « Jésus n’a pas supprimé les exigences de l’Ancien testament, mais il en a transformé la motivation, délivrant l’homme d’un pesant carcan d’obligations souvent comprises de façon très matérielle, et lui proposant (Jésus n’impose jamais, toujours il propose : « si tu veux ») des pratiques d’amour, venant du cœur, marquant la justice, la miséricorde, tout ce qui est facteur d’unité et de fraternité, d’amour-agapê. Il a supprimé tout ce qui avait allure de légalisme, insistant par contre sur tout ce qui allait au service des autres.

Si l’on n’a pas de texte spécifique sur la dîme dans le Nouveau testament (sauf Mt 23, 23), il est cependant évident que tout celui-ci est traversé de considération sur la générosité pécuniaire. En fait, il demande plus qu’une réponse d’obéissance à une exigence de don : il attend du chrétien une ouverture du cœur sans limite »[8]

Dans le Nouveau Testament, le Christ exige l’aumône de tous car elle est un devoir de la charité. Avec la prière et le jeûne, elle est un moyen classique de pénitence. Le secours aux pauvres est matériel et spirituel, consolation des affligés.⁠[9] Cette assistance va de pair avec le détachement vis-à-vis des biens extérieurs qui n’est pas l’apanage des religieux. En effet, il n’y pas deux sortes de chrétiens : « le but est le même pour tous et, si certains choisissent des moyens spéciaux, la sequela Christi[10] et la perfection qui la conditionne s’imposent à tous et sont possibles à tous, chacun recevant de Dieu les indices qui lui permettent d’atteindre le Royaume selon la voie personnelle qui lui est tracée, chacun devant aussi prendre tous les moyens et assumer toutes les ruptures nécessaires quand leur appartenance à ce Royaume risque d’être compromise. » Dans l’ordre des moyens, « le choix de la voie radicale n’est bon et efficace que dans la mesure où celui qui le fait a reçu cette grâce, cette vocation personnelle. »[11]

C’est bien cela que Paul montre très concrètement lorsqu’il loue la générosité des Églises de Macédoine en faveur de la communauté de Jérusalem : « Au milieu des multiples afflictions dont ils étaient éprouvés, ils ont, dans une joie débordante, malgré leur extrême pauvreté, répandu largement les abondantes largesses de leur libéralité. Je l’atteste, ils ont spontanément donné selon leurs moyens, et même au-delà de leurs moyens, nous demandant avec insistance la faveur de prendre leur part des secours destinés aux saints[12]. Ils ont dépassé nos espérances. Ils se sont donnés eux-mêmes, au Seigneur d’abord, puis à nous, par la volonté de Dieu ».⁠[13] Nous sommes au-delà de la loi, au-delà de la dîme, face à une attitude spontanée qui ne compte plus, qui est, en fait, se calque sur la libéralité même du Seigneur comme Paul le montre un peu plus loin en écrivant : « Vous connaissez, en effet, la libéralité de notre-Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, afin de vous enrichir de sa pauvreté »[14]. C’est l’amour du Seigneur et non plus simplement la loi qui est le moteur du don, qui lui donne son sens et sa valeur. Amour du Seigneur et amour des autres, indissociables. « Quand on parle d’amour pour le prochain, on pense immédiatement aux « œuvres » de charité, aux choses qu’il faut faire pour le prochain : lui donner à manger, à boire, aller lui rendre visite ; en somme aider son prochain. mais ceci est un effet de l’amour, ce n’est pas encore de l’amour. Avant toute action de bienfaisance vient la bienveillance ; avant de faire le bien, vient la volonté de faire le bien. […] On peut […] faire la charité et l’aumône pour de nombreuses raisons qui n’ont rien à voir avec l’amour: pour se faire valoir, pour faire croire qu’on est un bienfaiteur, pour gagner le paradis, et même à cause de remords de conscience. […] On peut manquer de charité en « faisant la charité » ! »[15]

Quoi qu’il en soit, pendant des siècles, l’Église va insister sur cette invitation pressante des Écritures, à partager les biens avec les démunis.

L’aumône est recommandée pour la satisfaction des péchés commis⁠[16], comme intercession pour les défunts⁠[17] et, dans ces conditions, l’Église justifiera le mode de vie des ordres mendiants⁠[18].

Les riches sont tenus de prendre sur leurs ressources⁠[19].

En cette matière comme en bien d’autres, saint Thomas va développer toute une réflexion sur la nécessité de l’aumône et sa pratique. Après avoir rappelé qu’il est obligatoire de « faire l’aumône de son superflu, et la faire à celui qui est dans une extrême nécessité » et qu’en dehors de ces conditions, « faire l’aumône est de conseil »[20], le théologien pose la question de savoir si l’on doit faire l’aumône en donnant de son nécessaire.

Pour saint Thomas, le mot peut prendre deux sens. Tout d’abord, strictement parlant, le nécessaire « désigne ce en quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire l’aumône avec ce nécessaire-là ». Il est facile de le comprendre : « celui qui en serait réduit à n’avoir que l’indispensable pour vivre avec ses enfants et sa famille, ne peut en faire l’aumône ; ce serait s’ôter la vie à lui-même et aux siens. »[21] Mais le mot « nécessaire » peut avoir une autre signification. Il peut désigner « ce qui est indispensable pour vivre selon les exigences normales de sa condition ou de son état, et selon les exigences des autres personnes dont on a la charge. La limite d’un tel nécessaire ne constitue pas un point fixe et indivisible »[22] Pour saint Thomas, « faire l’aumône en prenant sur ce nécessaire est bon, mais c’est un conseil et non un précepte. » Il est facile de comprendre que personne n’est obligé, en principe, de se priver des moyens de vivre  »de façon conforme à sa condition et aux affaires qu’on doit traiter »[23].

Ceci dit, nous devons nous rendre compte que l’impossibilité de faire l’aumône à tous, l’invitation à choisir dans des états équivalents de nécessité, le plus saint ou le plus utile, même de préférence à un proche, enfin l’imprécision des mots nécessaire, superflu, nécessité grave ou extrême, ont permis diverses interprétations.

Le P. H.-D. Noble, dans son long commentaire de ce chapitre de la Somme théologique[24], remarque qu’ »il est difficile de discerner, selon les circonstances, où commence et où finit le strict nécessaire. A plus forte raison lorsqu’il s’agit du nécessaire relatif (…). Tout cela est assez élastique ». Quant au superflu, « il est très difficile à évaluer surtout de nos jours. (…) L’appréciation du superflu reste donc, en général affaire de conscience vertueuse », et c’est « chose difficile et délicate ». Néanmoins, le commentateur tente de préciser: « Aujourd’hui, écrit-il, les moralistes tendent à admettre que le superflu se distingue de ce qu’on appelle les propriétés immobilières, les biens fonciers, le capital en placement. Ceux qui indiquent un minimum dans le superflu à consacrer à l’aumône parlent de deux pour cent des revenus. Mais c’est là un minimum ; et, dans les grandes richesses, il doit être dépassé. La prudence vertueuse doit jouer ici et on ne peut établir de règles fixes (…).Le superflu n’est pas une mine sans fond. Répartir l’aumône avec sagesse, au gré des nécessités qui se présentent au jour le jour et même d’époque en époque, en réservant la part des besoins et des indigences à venir, est une heureuse administration de l’aumône ». Encore faut-il tenir compte des degrés de nécessité : nécessité extrême, grave ou commune : « Reste à voir ce qui est de précepte ou de conseil dans l’aumône à donner non plus à l’indigent en situation d’extrême ou de grave nécessité, mais aux indigents multiples qui n’ont pas de quoi vivre confortablement mais qui vivent difficultueusement, au jour le jour, avec des ressources qui seraient insuffisantes si l’aumône provenant de personnes charitables n’y ajoutait quelque apport ». Face à cette indigence « commune », « il faut noter que celui qui, de précepte ou de conseil, distribue l’aumône n’est pas obligé de donner à toute indigence qui se présente, à celle-ci plutôt qu’à celle-là ; car il a le droit de limiter sa clientèle de charité selon ses disponibilités, de se rendre compte si l’indigence est réelle ou truquée, s’il a affaire à un vrai pauvre ou à un exploiteur, de répartir ses dons et de les espacer. Il n’est pas obligé de se mettre à la recherche des pauvres à secourir : c’est à ceux-ci qu’il incombe de tendre la main et d’exposer leur besoin, à moins toutefois que, par charge ou par fonction, on soit de quelque façon obligé à cette recherche, surtout vis-à-vis de pauvres honteux » (prêtre, assistante sociale, religieuse).

Le Catéchisme du concile de Trente (1566), dans son commentaire du septième commandement (chapitre XXXV) précise (§ 6) que ce commandement « veut que nous ayons compassion des pauvres et des malheureux, et que nous sachions employer nos ressources et nos moyens pour les soulager dans leurs besoins et leur détresse ». Les pasteurs montreront aux fidèles « combien il est pour eux nécessaire de faire l’aumône - c’est-à-dire de venir généreusement en aide aux malheureux, et par leur argent et par leurs soins - en rappelant cette vérité, impossible à nier, que Dieu, au jour suprême du jugement, repoussera honteusement et enverra au feu éternel de l’Enfer ceux qui auront omis et négligé le devoir de l’aumône, tandis qu’au contraire il comblera de louanges et introduira dans le ciel ceux qui auront fait du bien aux indigents. » Ceux qui ne peuvent donner sont invités à prêter gratuitement et ceux qui ne peuvent prêter travailleront pour les pauvres.

Nous nous rappelons aussi le sermon où Bossuet salue l’« éminente dignité des pauvres »[25] qui sont les premiers citoyens du Royaume parce qu’ils sont l’image de la pauvreté du Christ. Les riches, disait-il, ne sont reçus dans le Royaume que pour servir les pauvres. Et donc, pour le célèbre évêque, « le refus de faire l’aumône est un crime capital puisqu’il est puni du dernier supplice »[26]comme il est dit dans l’évangile selon saint Matthieu⁠[27]. « Rien ne décide tant notre éternité, que les égards que nous aurons pour les affligés. » Pour expier nos péchés, « le plus efficace de tous (…), c’est la charité et l’aumône »[28].

Aumône et tempérance

A la réflexion sur l’aumône est associée une réflexion sur la tempérance. Cette vertu « cardinale » ou principale, nous vient de l’antiquité païenne : Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, Epicure, dans sa Lettre à Ménécée, Cicéron, dans le De Officiis, entre autres, l’analyseront tellement bien que les auteurs chrétiens, saint Augustin, saint Ambroise, saint Thomas, reprendront leurs développements essentiels et concordants.

La tempérance demande modération, sobriété, retenue dans les plaisirs les plus naturels et les plus légitimes « car les biens sensibles et corporels, si on les considère selon leur nature, ne s’opposent pas à la raison mais la servent plutôt, comme des instruments dont la raison se sert pour parvenir à sa fin propre »[29], à condition qu’elle s’en serve avec mesure. Sont concernés surtout, parmi ces plaisirs, « ceux qui ont pour but de conserver la vie de l’individu par l’usage des aliments et la vie de l’espèce par l’union des sexes »[30] mais plus largement la tempérance concerne les passions qui tendent aux biens sensibles et corporels, « c’est-à-dire la convoitise et les délectations ; et par voie de conséquence elle concerne aussi les tristesses qui proviennent de l’absence de telles délectations »[31]. C’est pourquoi saint Thomas considérera comme parties intégrantes de la tempérance, la pudeur, l’honneur, la clémence, la mansuétude, la modestie, l’humilité, la studiosité, la modestie dans les mouvements extérieurs du corps et dans la tenue extérieure, tout en s’attardant principalement aux désirs et plaisirs du toucher et du goût.⁠[32]

Ainsi, les vices qui s’opposent à la tempérance sont, bien sûr, l’intempérance, vice « puéril », mais aussi l’insensibilité. Pourquoi l’insensibilité ? Parce que « tout ce qui contredit l’ordre naturel est vicieux. Or, c’est la nature qui a joint la jouissance aux opérations nécessaires à la vie. L’ordre naturel veut qu’on en use suivant les exigences de l’individu ou de l’espèce. Refuser ces plaisirs au point de méconnaître ces exigences contredit donc l’ordre naturel et c’est un péché. »[33]

Mais, saint Thomas, nous propose-t-il simplement la sagesse des Anciens ? En lisant les trente chapitres que saint Thomas consacre à la tempérance, on aurait bien l’impression que telle est son intention sauf qu’au chapitre 170, il montre l’importance de la tempérance dans la recherche de la charité « à laquelle nous sommes conduits par les deux préceptes se rapportant à l’amour de Dieu et du prochain ». En effet, les vices opposés à la tempérance ou à ses « parties », peuvent directement être un « attentat contre le bien d’autrui », comme dans le cas de l’adultère ou, dans leurs effets, indirectement, porter préjudice au prochain, comme dans la colère ou le refus d’honorer ses parents, ou à Dieu lui-même, comme dans l’orgueil.⁠[34] Notons d’ailleurs que tout le mouvement de la IIa II ae est de nous introduire, à travers une méditation sur les vertus théologales, les vertus cardinales et les charismes, à la fin propre de la vie humaine qui est « l’état de perfection », autrement dit, la charité.⁠[35]

Un esprit tatillon notera que l’« attentat contre le bien d’autrui » est seulement identifié à l’adultère. Mais il est clair que la convoitise peut s’exercer aussi vis-à-vis des biens matériels comme certaines manifestations d’intempérance le montrent bien dans la description de saint Thomas qui fait remarquer que la gourmandise ne s’oppose pas directement à l’amour du prochain comme dans le cas de l’adultère ou des autres formes de luxure. Il ajoute aussi fort opportunément que « Le Décalogue est l’énoncé de certains principes généraux de la loi divine ; de l, leur universalité. Or, il était impossible de formuler des préceptes généraux et positifs de tempérance, puisque celle-ci varie suivant les temps, les lois et les coutumes »_.⁠[36]

Notons que saint Thomas prêche la tempérance pour tous. De son côté, le catéchisme du Concile de Trente, après avoir rappelé aux « riches » l’obligation de l’aumône, va demander explicitement aux « pauvres » de pratiquer la tempérance : « ..il faut vivre avec frugalité, et faire en sorte d’épargner le bien d’autrui, afin de n’être pas à charge, ni insupportable aux autres. Cette vertu qui est la tempérance, brille d’une manière admirable dans la personne de tous les Apôtres, mais elle éclate surtout dans S. Paul, qui a le droit d’écrire en ces termes aux Thessaloniciens (1 Th 2, 9) : « Vous vous souvenez, mes Frères, des peines et des fatigues que nous avons essuyées en travaillant jour et nuit, pour n’être à charge à aucun de vous pendant que nous vous annoncions l’Évangile de Dieu », et qui répète dans un autre endroit : « Nous avons été accablé de travail le jour et la nuit pour n’être à charge de personne. »«⁠[37]

Pour être complet, ajoutons que plusieurs vertus sociales doivent être associées à l’exercice de la tempérance.

Tout d’abord, nous aurions pu commencer par évoquer la vertu de prudence qui est une vertu spéciale dans la mesure où « elle ne désigne (…) pas leurs fins aux vertus, elle ne raisonne pas des règles de la moralité qu’elle suppose connues et voulues, mais elle discerne et dicte les actions qui leur conviennent »[38]. Il lui revient « d’instituer conseil, jugement et précepte à l’endroit de tout ce qui est bien, de toute fin obligatoire »[39]. Elle est employée à promouvoir le bien individuel comme le bien commun⁠[40] c’est pourquoi l’on distingue la prudence, sans qualificatif, ordonnée au bien personnel, la prudence politique dont nous aurons à reparler dans la partie consacrée à l’action, et la prudence économique, dans son sens étymologique, c’est-à-dire domestique ou familiale⁠[41].

En fait, « La vertu de prudence dirige toutes nos actions vers le véritable but de toute la vie »[42]. Or, « …​notre principale sollicitude doit se tourner vers les biens spirituels, avec la ferme espérance que le nécessaire des biens temporels ne nous manquera pas, si nous faisons tout ce que nous devons »[43].

Et saint Thomas précise:

« 1. Les biens temporels ont été placés dans la sujétion de l’homme pour que celui-ci les emploie à ses besoins, mais non pas pour qu’il en fasse sa fin dernière ni qu’il ait, à leur propos, une sollicitude excessive.⁠[44]

2. Travailler pour gagner son pain est une sollicitude qui n’est pas excessive, mais raisonnable et obligatoire. « Il faut travailler, dit saint Jérôme, en évitant l’excès de sollicitude », l’inquiétude agitée et superflue.

3. S’occuper des choses temporelles en vue du soulagement des pauvres est ordonné à la divine charité : pareille sollicitude est donc permise, à moins qu’elle ne soit excessive et superflue. »[45]

La vertu de prudence relève donc de la raison pratique puisqu’elle dicte « l’action qui réalise pratiquement le juste milieu raisonnable »[46]

A ceux qui s’inquiéteraient de la « médiocrité » de ce souci du juste milieu, il faut encore rappeler deux autres vertus sociales plus généreuses pourrait-on dire : la vertu de libéralité et la vertu de magnificence.

La vertu de libéralité⁠[47] ou de largesse consiste dans le bon usage de l’argent ou de la richesse⁠[48], plus précisément dans le fait de le donner : « il y a (…) une force morale , une vertu plus grande à jeter l’argent plus loin, c’est-à-dire à le donner aux autres, qu’à le dépenser pour soi-même ». Donner dans la mesure, s’entend, puisque la libéralité n’est pas à confondre avec la dissipation. En effet, si l’avarice⁠[49] est évidemment un vice contraire à la libéralité, la prodigalité l’est aussi⁠[50] : « le prodigue donne trop, mais n’acquiert et ne retient pas assez ; l’avare, au contraire, donne trop peu, mais acquiert et retient trop »[51]. La vertu est toujours un juste milieu entendu non pas comme lieu de médiocrité mais lieu de perfection évitant les excès⁠[52].

Quant à la vertu de magnificence⁠[53] qui, elle aussi, use de la richesse, elle est « comme un surcroît de libéralité » dans la mesure où elle est « l’achèvement de quelque œuvre importante »[54] : « il revient à la magnificence de vouloir accomplir un grand ouvrage. Pour y parvenir, il faut des dépenses proportionnées, car on ne peut faire de grands ouvrages sans de grandes dépenses. Aussi le Philosophe dit-il : « le magnifique, à frais égaux, fait une œuvre plus magnifique ». Or la dépense est une perte d’argent qu’on pourrait refuser par cupidité. C’est pourquoi on peut attribuer comme matière à la magnificence et les dépenses que fait le magnifique pour réaliser un grand ouvrage ; et l’argent de ces grandes dépenses ; et l’amour de l’argent que le magnifique doit modérer, pour que ses grandes dépenses ne soient pas freinées. »[55]

Tel est le cadre moral dans lequel dans lequel, vaille que vaille, s’est inscrit, pendant des siècles, le souci social chrétien.


1. Saint Thomas qui établit que « faire l’aumône est un acte de charité par l’intermédiaire de la miséricorde » (IIa IIae, qu. 32, art. 1), distingue les « aumônes spirituelles » et les « aumônes corporelles ». Si, dans l’absolu, les premières l’emportent en noblesse sur les secondes, d’un autre côté, on peut montrer, en tel cas particulier, que « l’aumône corporelle est préférable à la spirituelle. Ainsi, mieux vaut nourrir qu’instruire celui qui meurt de faim ; ou, comme le remarque Aristote : « L’indigent a davantage besoin de s’enrichir que de philosopher », bien qu’(absolument parlant philosopher soit meilleur » (IIa IIae, qu. 32, art. 3). Comme quoi saint Thomas est sensible aux différentes formes de pauvreté et, sans l’angélisme que manifesteront certains chrétiens, par la suite, il ne sacrifie pas l’exigence corporelle au salut de l’âme tout en soulignant que l’aumône corporelle qui a d’abord un effet corporel, si elle est faite pour l’amour de Dieu et du prochain, a un effet spirituel en elle-même et aussi par le fait que le bénéficiaire « est porté à prier pour son bienfaiteur » (IIa IIae, qu. 32, art. 4).
2. GEORGE A., La pauvreté évangélique dans l’Ancien Testament, in La pauvreté évangélique, Ouvrage collectif, Cerf, 1971, p. 34. Augustin George, S.M., était professeur aux Facultés catholiques de Lyon.
3. Id., p. 24.
4. En Mésopotamie et en Égypte, ce devoir incombe au roi et ensuite aux dieux. En Israël, l’Alliance précède la royauté qui s’en inspirera (id., p. 26).
5. Il n’est pas inintéressant de s’arrêter un instant à l’histoire des mots. Le mot « aumône » vient du latin populaire « alemosina », altération du latin ecclésiastique « ellemosyna » qui est la transposition du grec « eleêmosynê » (compassion) qui a servi aux Septante à traduire « sedaqa », la justice. (Bvon W et. GEORGE A, id.). Le latin classique utilise « stips » qui désigne une petite pièce de monnaie, un faible tribut.
6. Cf. Gn 14, 20 ; 28, 22 ; Lv 27, 30 et 32 ; Nb 18, 21-29 ; Dt 12, 6-18 ; 14, 22-29 ; 26,12 ; 2 Ch 31, 10-12 ; Ne 10, 36-39 ; 13, 5-12 ; Tb 1, 6-8 ; Si, 35, 8 ; Am 4, 4-5 ; Ml 3, 8-10. Le Livre de Tobie (1, 6-8) résume bien les trois dîmes prescrites : « -la première dîme ou les prémices du sol et du bétail, offerte au Seigneur ; -la deuxième, apportée à Jérusalem et consommée sur place dans des festins ; -la troisième dîme, ou dîme des pauvres ; ce serait la seconde dîme versée tous les trois ans aux orphelins et aux pauvres (…) ». (MYON Jacques, La dîme et l’Église, Ed. Des Béatitudes, 2002, p. 33).
7. Tb 4, 7-11. Notons que dans la tradition juive, la bienfaisance (gemilouth hassadim) est considérée comme supérieure à l’aumône « en trois points: -l’aumône se fait avec l’argent ; la bienfaisance s’accomplit par un service personnel ou avec l’argent ; -l’aumône ne s’exerce qu’avec les pauvres ; la bienfaisance peut être dispensée aux pauvres et aux riches ; -l’aumône ne peut être faite qu’aux vivants, la bienfaisance atteint les vivants et les morts. » (A. Guigui, Dieu parle aux hommes, Racine, 2007, p. 132, note 6.)
8. MYON J., op. cit., p. 36.
9. Les textes les plus forts se trouvent chez Luc (6, 30,34-35, 38 ; 11, 41 ; 12, 33-34 ; 16, 9 ; Ac, 3,2-10 ; 10,2,4,31 ; 11, 29 ; 20,35 ; 24,27) et chez Matthieu (6, 1-4 ; et surtout 25, 34-45).
10. La suite du christ, l’ensemble de ceux qui suivent le Christ.
11. LEGASSE S., L’appel du riche, in La pauvreté évangélique, op. cit., p. 90. Cf. également Lumen gentium, 46-47). Simon Légasse, O.F.M, était professeur aux facultés catholiques de Toulouse.
12. Les chrétiens pauvres de Jérusalem.
13. 2 Co 8, 2-5.
14. 2 Co 8, 9.
15. CANTALAMESSA P. Raniero, prédicateur de la maison pontificale, On peut manquer de charité en faisant la charité, Zenit, 24 octobre 2008.
16. Concile de Trente, canon 13 sur le sacrement de pénitence.
17. Cf. INNOCENT III, Lettre Eius exemplo, à l’archevêque de Tarragone, 18-12-1208 ; 2e Concile de Lyon, 1274 ; Concile de Florence, 1439-1445 ; SIXTE IV, encyclique Romani Pontifici Provida, 1477.
18. ALEXANDRE IV, Constitution Romanus Pontifex de summi, 5-10-1256, contre Guillaume de Saint-Amour ; Concile de Constance, 4-5-1415, décret confirmé par Martin V, 22-2-1418, contre John Wycliff ; LEON X, bulle Exsurge Domine, 15-6-1520, contre Martin Luther et notamment cette formule : « Les prélats ecclésiastiques et les princes séculiers n’agiraient pas mal s’ils détruisaient tous les mendiants » (n° 41).
19. Parmi les propositions condamnées dans le décret du Saint-Office du 2-3-1679, on lit : « On trouverait difficilement chez ceux qui vivent dans le siècle et chez les rois quelque chose qui soit superflu pour leur état. Et ainsi à peine quelqu’un est-il tenu à l’aumône dès lors qu’il n’est tenu de la faire que du superflu » (n° 12).
20. IIa IIae, qu. 32, art. 5. Citant saint Luc (11, 41) : « Donnez plutôt l’aumône selon vos moyens », saint Thomas précise que « par là il faut entendre non seulement ce qui dépasse les besoins du donateur, mais encore les besoins de ceux dont il a la charge. Chacun, en effet, doit pourvoir d’abord à ses besoins propre et aux besoins de ceux dont il a la charge (en ce sens on parle de ce qui est nécessaire à la « personne », ce mot impliquant la responsabilité). Cela fait, on viendra en aide aux autres avec le reste dont on disposera ». De plus, « comme il est impossible à chacun de secourir tous ceux qui sont dans le besoin, le précepte n’oblige pas à faire l’aumône dans tous les cas de nécessité ; seule oblige sous le précepte la nécessité de celui qui ne pourrait être secouru autrement ». Un peu plus loin, il précise, en citant saint Augustin, que les bénéficiaires de l’aumône sont « ceux qui nous sont le plus étroitement unis ». Mais immédiatement, saint Thomas nous fait remarquer qu’il faut user de discernement à cet endroit et il nous invite à tenir compte « des degrés de parenté, de sainteté et d’utilité. Car, explique-t-il, il faut faire l’aumône de préférence, à celui qui étant plus saint souffre d’une plus grande indigence, et à celui qui est plus utile au bien général, plutôt qu’à un proche, surtout si celui-ci ne nous est pas très étroitement uni et n’est pas spécialement à notre charge, et s’il ne se trouve pas dans une grande nécessité » (IIa IIae, qu. 32, art. 9). Cette hiérarchisation des bénéficiaires doit dérouter à l’heure où les hommes sont surtout sensibilisés à leur égalité et où le prochain peut être le lointain vu par l’entremise des media…​
21. Saint Thomas prévoit cependant un cas d’exception : « celui où l’on se priverait pour donner à quelque personnage important dont le salut de l’Église ou de l’État dépendrait ; car s’exposer à la mort soi et les siens pour la libération d’un tel personnage est digne d’éloge, puisqu’on doit toujours faire passer le bien commun avant son propre bien ».
22. En effet, « on peut y ajouter beaucoup , sans estimer qu’on dépasse un tel nécessaire ; on peut aussi en retrancher beaucoup et garder encore assez de biens pour pouvoir vivre de façon convenable et selon les exigences de son état. »
23. Saint Thomas énumère trois cas d’exception : « le premier se présente lorsque quelqu’un change d’état, par exemple en entrant en religion ; alors, faisant largesse de tous ses biens pour le Christ, il fait œuvre de perfection et s’établit dans un nouvel état. Le second, lorsque les biens dont on se prive, quoique nécessaires pour tenir son rang, peuvent se retrouver facilement, de sorte qu’on n’en est pas gravement gêné. Le troisième, lorsqu’une extrême nécessité affecte une personne privée, ou aussi lorsque l’État a de grands besoins ; en ces cas-là il est louable en effet, pour un particulier, de sacrifier quelque chose de ce qui semblerait exiger sa condition, pour répondre à des besoins plus importants ».
24. IIa IIae, qu. 32, art. 5, Revue des jeunes, pp. 317-327.
25. 1659. In Sermons, Garnier, tome I, sd, pp. 575-593.
26. Sermon sur l’aumône, pour le lundi de la 1re semaine de Carême, vers 1660, op. cit., pp. 96-107
27. Mt 25, 41-42.
28. Sermon sur l’aumône, op. cit.. CUCHE Fr.-X. ( Une pensée sociale catholique, op. cit., pp. 330-331) souligne l’existence d’une pensée économique dans l’ouvrage de Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte (op. cit., p. 293 et 386) dont nous avons précédemment montré le parti-pris. Vérification faite des références données par Cuche, on se rend compte que seules deux idées assez répandues et peu susceptibles d’entraîner une révision complète du problème méritent d’être retenues en faveur des pauvres : ne pas accabler le peuple d’impôt (X, I, VII) et respecter la propriété privée, « légitime et inviolable » (VIII, II, III).
29. IIa IIae, qu. 141, art. 3.
30. IIa IIae, qu. 141, art. 4.
31. IIa IIae, qu. 141, art. 3.
32. IIa IIae, qu. 141, art.4 et 5.
33. IIa IIae, qu. 142, art. 1. Saint Thomas ajoute : « Mais il faut bien remarquer que la privation volontaire de ces plaisirs peut être recommandable ou même nécessaire en vue d’une certaine fin, par exemple, la santé, ou encore la profession, comme les athlètes et les soldats. De même, les pénitents, pour recouvrer la santé de l’âme, se condamnent à un régime d’abstinence ; de même encore, les contemplatifs doivent renoncer plus que les autres aux désirs charnels. Mais rien de tout cela ne rentre dans le vice d’insensibilité, parce que tout cela est conforme à la droite raison. »
34. IIa IIae, qu. 170, art. 1 et 2.
35. IIa IIae qu. 184, art. 1.
36. IIa IIae, qu. 170, art. 1.
37. Catéchisme du Concile de Trente, chap. 35, § 7.
38. IIa IIae, qu. 47, art. 6.
39. IIa IIae, qu. 47, art.10.
40. Ils ne s’opposent pas, comme nous le savons : « Celui qui s’emploie au bien commun a ces deux excellentes raisons de travailler à son propre bien : tout d’abord, le bien propre ne peut être assuré au complet sans qu’en même temps ne soit assuré le bien commun de la famille, de la cité, de la patrie auxquels appartient l’individu et dont il est tributaire. Valerius Maxime disait des anciens Romains « qu’ils préféraient être pauvres dans un empire riche que d’être riches dans un empire pauvre ». Au surplus, l’homme, parce qu’il est partie constitutive de la famille et de la cité, apprendra nécessairement, s’il prend souci du bien commun, à avoir souci de sa propre moralité, afin que celle-ci concoure à la prospérité commune. C’est d’après les exigences du tout que doivent se disposer les parties. » (IIa IIae qu. 47, art. 10, sol. 2). Valerius Maximus (Ier s av. J.-C. - Ier s. Ap. J.-C.) est un historien romain, auteur des « Faits et dits mémorables », ouvrage qui eut un vif succès dans l’Antiquité et au Moyen Age (Larousse.).
41. IIa IIae, qu. 47, art. 11. A la question suivante (48, art. 1), il distinguera la prudence individuelle et la prudence du gouvernement des autres qu’il subdivisera en prudence militaire, prudence familiale, prudence du gouvernement (pour les chefs) et prudence politique (pour les citoyens). Voici comment Jean de Jésus Marie fidèle disciple de saint Thomas définit la « prudence économique » : « La famille, elle aussi, est menée avec prudence, si toute proportion gardée, on lui applique les mêmes règles que celles que nous avons définies comme étant à propos pour la prudence monarchique. Ainsi le père de famille entretiendra la piété, la justice et la paix en trouvant les moyens adéquats à l’acquisition et à la sauvegarde de ces biens, moyens grâce auxquels il maintiendra dans le devoir les membres de sa famille en recourant, en premier lieu, à l’amour et en inspirant, lorsqu’il le faut, la crainte ». (Le culte de la prudence, II, 13, Soumillon, 1992, p. 55).
42. IIa IIae, qu. 55, art. 1.
43. IIa IIae, qu. 55, art 6.
44. Rappelons-nous le « principe et fondement » de saint Ignace : « L’homme a été créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont un obstacle. «  (Exercices spirituels, Desclée de Brouwer, 1960, p. 28). Notons encore que ce que dit ici saint Thomas vaut aussi pour celui qui manque de biens et qui, par le fait même, risque de se laisser absorber par la recherche de ces biens.
45. IIa IIae, qu. 55, art. 1., sol. 1,2,3.
46. IIa IIae, qu. 47, art. 7. Ses successeurs répercuteront la même vision. Ainsi, Jean de Jésus Marie, carme déchaux, écrit en 1614: « ...le souci des réalités temporelles, quoiqu’il soit sans reproche quand on l’assume avec modération, devient toutefois illicite quand on s’y adonne avec excès. C’est ce qui arrive, non seulement quand on met ses espoirs dans les réalités de ce genre, comme si elles constituaient le souverain bien, mais aussi quand on les recherche avec une ardeur si intense que l’esprit néglige la pratique nécessaire des réalités spirituelles ou ressent pour elles des angoisses excessives et n’y songe avec sérieux qu’au moment mal choisi. » (Le culte de la prudence, III, 10, Soumillon, 1992, p. 77).
47. IIa IIae, qu. 117.
48. Saint Thomas précise en citant saint Augustin : « Tout ce que les hommes possèdent ici-bas, tout ce dont ils ont le domaine, est compris sous le nom d’argent (pecunia, pécuniaire) ; cela vient de ce que toute la richesse des anciens, c’étaient leurs troupeaux (pecus, pécore, bétail) » ; et Aristote : « Nous appelons argent tout ce dont la valeur se mesure par la monnaie ». (IIa IIae, qu. 117, art. 2, sol. 2).
49. IIa IIae, qu. 118.
50. IIa IIae, qu. 119.
51. IIa IIae, qu. 119, art. 1.
52. Ia IIae, qu. 64.
53. Elle ne doit pas être confondue avec la dilapidation ou le gaspillage qui sont des vices (cf. IIa IIae, qu. 135, art. 2).
54. IIa IIae, qu.117, art. 3, sol 1.
55. IIa IIae, qu. 134, art. 3.

⁢b. Le temps de la justice sociale

A partir de Léon XIII, l’Église se rend compte, vu l’ampleur et la gravité des problèmes sociaux qui sont le signe d’un désordre profond, politique, économique, moral, religieux, qu’il faut plus que la bienveillance individuelle, plus que le bon vouloir des riches. d’autre part, depuis le XVIIe siècle et surtout le XVIIIe siècle, en Angleterre d’abord, les pouvoirs publics commencent à se pencher sur le problème de la pauvreté. Enfin, il faut bien reconnaître que la pensée marxiste⁠[1] et les divers mouvements socialistes ont été des incitants importants et parfois déterminants.

Léon XIII tient un langage nouveau dans la mesure où il dépasse le discours habituel sur l’aumône comme remède à la misère matérielle mais il reste néanmoins très tributaire - mais pouvait-il en être autrement ? - de l’enseignement traditionnel. Cet extrait de Rerum novarum, nourri de la pensée de saint Thomas, est éclairant à cet égard : « La juste possession des biens se distingue de leur juste usage. La propriété privée (…) est pour l’homme de droit naturel, et faire usage de ce droit, en particulier dans la vie sociale, est non seulement chose permise, mais véritablement nécessaire.

Mais si on demande quel doit être l’usage des biens, l’Église répond sans aucune hésitation : « Sous ce rapport l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit les partager volontiers avec les nécessiteux. Ainsi Paul écrit-il : « Recommande aux riches de ce monde…​ de donner de bon cœur et de savoir partager » (1 Tm 6, 17 s). Certes il n’est demandé à personne d’aider autrui avec ce qui lui est nécessaire )à lui et aux siens, ni même de donner à autrui ce dont il a besoin pour le maintien de ce qui convient à la personne et de ce qui est bienséant. …​Mais dès que l’on a satisfait à ce qui est nécessaire et à ce qui convient, c’est un devoir de donner de ce qui reste à ceux qui sont dans le besoin. « Ce qui reste, donnez-le en aumône » (Lc 11, 41). C’est là un devoir non de justice, sauf situation extrême, mais de charité chrétienne dont on ne peut urger l’accomplissement par voie de justice. Mais au-dessus des lois et des tribunaux des hommes, il y a la loi et le tribunal du Christ, de Dieu, qui de multiples manières appelle à la largesse…​ et qui jugera ce qui aura été accordé ou refusé » (Mt 25, 34 s). »[2]

On est frappé par le souci du Souverain Pontife de présenter le devoir de partager le superflu comme un devoir de charité et non de justice, par peur du socialisme sans doute et avec une prudence qui aurait paru bien frileuse à certains Pères de l’Église. Il est clair aussi que le don demandé est un don pris sur les « biens » qui excèdent le nécessaire et le « convenable ».

Toutefois, Léon XIII introduit un principe très important qui va progressivement être développé par le Magistère, s’imposer et changer le regard porté sur la pauvreté. C’est le principe de solidarité : « il a été énoncé à plusieurs reprises, explique Jean-Paul II, par Léon XIII sous le nom d’ »amitié » que nous trouvons déjà dans la philosophie grecque. Pie XI le désigna par le terme non moins significatif de « charité sociale », tandis que Paul VI, élargissant le concept en fonction des multiples dimensions modernes de la question sociale, parlait de « civilisation de l’amour ». »[3]

Or , la solidarité n’est pas « un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. » Il s’agit désormais « de se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. »[4]

C’est dans cet esprit que Léon XIII prêchera pour l’union des classes, la protection, par l’État, des droits des citoyens et surtout des plus faibles, le respect du travailleur, le juste salaire, le droit à l’association professionnelle, etc.. Le souci d’une vraie justice sociale et de ses conditions, est en train de prendre le pas sur le remède traditionnel et désormais radicalement insuffisant, de l’aumône.

Pie XI rappellera, bien sûr, le « très grave précepte de pratiquer l’aumône, la bienfaisance et la magnificence » mais il parlera aussi du don du travail : « Consacrer des revenus qui sont plus larges à ce qu’il y ait des possibilités plus grandes de travail rémunérateur , dès lors que ce travail est employé à produire des biens réellement utiles, doit être considéré comme un exercice de la vertu de magnificence particulièrement remarquable et approprié aux besoins de notre temps, ainsi qu’on peut le déduire des principes du Docteur angélique. »[5] Ce don est le fruit d’une vertu : la force.

Par ailleurs, de la manière la plus nette qui soit, Pie XI, nous l’avons vu, donnera la justice et la charité sociales comme couronnement et mesure à toute l’organisation politique sociale et économique parce que la liberté du marché et de la concurrence ne permet pas l’avènement d’un régime économique bien ordonné. « Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. (…) C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement (…). »⁠[6]

Pie XII affirmera clairement, non plus comme Léon XIII, les droits qui résultent du travail - un « salaire suffisant » et l’acquisition « d’un modeste patrimoine » - mais le droit au travail. Nous sommes désormais, de plein pied, sur le terrain de la justice : « Au devoir personnel du travail imposé par la nature correspond et s’ensuit le droit naturel de chaque individu à faire du travail le moyen de pourvoir à sa vie propre et à celle de ses fils (…) ».⁠[7] Le Concile de Trente demandait que l’on travaille éventuellement pour les pauvres mais non de travailler à ce que les pauvres puissent travailler et acquérir leur indépendance comme le souhaitera le concile Vatican II.

Avec un certain retard, le concept de justice sociale s’est imposé au cœur d’une véritable doctrine sociale. La justice sociale, rappelons-le, est bien « celle que tend à réaliser une société dont les membres œuvrent à un projet commun. Cette fin vers laquelle tend tout le corps social requiert d’une part le respect des personnes entre elles ; d’autre part l’acceptation, par les personnes, de devoirs envers la société, et, par les institutions dont se dote le corps social, des devoirs de cette société vis-à-vis des personnes. Procédant d’un approfondissement des exigences de la justice distributive, la justice sociale donne sa forme concrète à la justice générale et dès lors un contenu concret aux exigences du bien commun. La justice sociale est donc celle qu’une société tend à instaurer par des institutions publiques et privées en vue de promouvoir la dignité des personnes et le respect des communautés humaines. »[8]

« Charité » ou justice sociale ?

La charité plutôt que la justice ?

L’encyclique Rerum Novarum, nous l’avons déjà évoqué, va diviser les chrétiens. Certains n’accepteront pas cet enseignement, d’autres vont l’interpréter en sens divers.

En 1886, Paul-Gabriel comte d’Haussonville⁠[9], écrivait : « A quelque point de vue qu’on se place, il est impossible de ne pas arriver à une même conclusion, c’est-à-dire à reconnaître la permanence et l’indestructibilité des causes qui engendrent la misère. Tout ce qu’on peut espérer c’est de trouver des palliatifs qui l’adoucissent. Il en est un, le plus efficace de tous, auquel il faudra toujours revenir : ce palliatif, j’oserai presque dire ce remède, c’est la charité »[10].

Après la publication de Rerum Novarum, il réaffirmera, en réponse au chrétien social à Albert de Mun⁠[11], la nécessité de la charité plutôt que de la justice. A. de Mun accusait la Révolution, insurrection de l’homme contre Dieu, d’être responsable du triste état social de la France. Plus précisément, pout lui, c’est la suppression irrémédiable des corporations au nom de la liberté qui avait engendré la misère et « substitué une inégalité à une autre, un esclavage d’un nouveau genre à celui des temps passés ». A partir de ce moment, « l’ardeur de la spéculation envahit tout ; la lutte sans merci a pris la place de l’émulation féconde, la petite industrie est écrasée ; le travail personnel tombe en désuétude ; les salaires s’avilissent ; le paupérisme s’étend comme une lèpre hideuse ; l’ouvrier exploité sent germer dans son cœur le ferment d’une haine implacable. Il n’a d’asile que dans la résistance et de recours que dans la guerre ». Pour A. de Mun, un remède majeur serait l’établissement d’une législation sociale : « que la loi intervienne au nom de la justice ».⁠[12] Haussonville considère que la nostalgie du passé et les difficultés présentes ont poussé A. de Mun à idéaliser quelque peu la situation du travailleur sous l’ancien régime et se demande « si beaucoup de souffrances que nous croyons nouvelles ne demeuraient pas autrefois tout simplement ignorées, et si la grande différence du passé au présent n’est pas surtout celle du silence à la plainte ». Il concède toutefois à son interlocuteur que même si la cordialité entre patrons et ouvriers règne dans un grand nombre d’entreprises, il est regrettable que la Révolution, après avoir proclamé, à juste titre, la liberté du travail, ait « interdit aux travailleurs de se concerter et de s’associer pour la défense de leurs intérêts communs ». Haussonville réclame donc, comme A. de Mun, « le vote d’une loi intelligente, qui accorderait à tous les citoyens, quelque opinion qu’ils professent, quelque habit qu’ils portent, la liberté d’association ». Mais en ce qui concerne l’établissement d’une législation sociale, il ne peut suivre son interlocuteur. Il ne croit pas que la loi pourrait « guérir ces trois plaies (…), l’insuffisance du salaire, la fréquence du chômage et la concurrence de la machine ». Arguant qu’en Angleterre, l’interdiction du travail de nuit a « fait quelque peu baisser le salaire moyen déjà très faible », Haussonville conclut que « les mesures législatives par lesquelles on prétend régler les conditions de travail exercent souvent ainsi des répercussions dont (les économistes) (…) sont moins surpris que les législateurs ». Le remède alors que préconise l’orateur, c’est « l’influence sociale de l’Église ». Mais, qu’entend-il par là ? Simplement : la charité qui peut, comme elle l’a fait pendant dix-huit siècles, « d’une façon beaucoup plus efficace que la législation, tempérer par son action incessante la dureté des lois économiques, et empêcher (…) que l’humanité ne soit sacrifiée à la liberté. Aux conséquences brutales de l’offre et de la demande, elle oppose en effet l’obligation morale⁠[13] du juste salaire qui n’abuse point de la détresse de l’ouvrier, et tient compte de ses besoins légitimes. Elle proclame hautement que, si le travail est une marchandise, il n’en est pas de même du travailleur, et que celui qui paye équitablement le prix de la marchandise n’en est pas quitte pour cela avec ce créancier d’un nouveau genre vis-à-vis duquel lui reste encore des devoirs à remplir. Elle rappelle à ceux qui détiennent les biens de ce monde qu’ils sont comptables de leur emploi aux yeux du Maître qui les leur a dispensés, et qu’ils doivent en prélever la dîme au profit de ceux qui en sont dépourvus. Elle adoucit l’âpreté des luttes inévitables ; elle panse les plaies des vaincus, et impose mansuétude aux vainqueurs. Elle est enfin la meilleure garantie de la vraie liberté, car elle parle au nom de Celui, comme une femme l’a dit dans un vers admirable : Dont les deux bras cloués ont brisé tant de fers ».

Sept ans après Rerum Novarum, Haussonville⁠[14] ne craint pas de souligner que le rôle essentiel des ministres de l’Église est de « prêcher » et « pratiquer la charité », de « sagement (…) continuer à en rappeler les préceptes et à en donner l’incessant exemple, plutôt que de s’appliquer avec trop d’ardeur à la discussion de problèmes économiques dont la solution est souvent incertaine, et où la moindre erreur compromettrait en apparence l’autorité de l’Église elle-même ». Sans prendre parti d’avance, que les prêtres s’interposent entre patrons et ouvriers, « en s‘adressant à la conscience des uns, à la sagesse des autres, mais en rappelant avec force à ceux qui l’emportent par la richesse et les lumières que leur responsabilité morale est en proportion directe de leurs lumières et de leur richesse ».

Une solution : le patronage ?

En 1810, Henri De Gorge⁠[15] développe le site industriel du Grand-Hornu, près de Mons, et crée, pour la première fois en Europe, à côté du complexe industriel une cité de 425 maisons confortables dotées chacune d’un jardin. Dans cette cité, furent construits une école, une bibliothèque, un établissement de bains, une salle de danse et un hôpital.

En 1859 par J.-B. Godin⁠[16], ancien ouvrier devenu patron d’une poêlerie, fonde le Familistère de Guise. Le bâtiment abritait 1200 personnes avec des magasins, une « nourricerie » (de 0 à 2 ans), un « pouponnat » (de 2 à 4 ans), une école (laïque, gratuite, obligatoire jusqu’à 14 ans, mixte), une bibliothèque, un théâtre, une société de musique, une coopérative d’achats, un lavoir obligatoire, une piscine, et un jardin. Sont organisés des services sanitaires, un enseignement professionnel pour les adultes et des caisses de retraite. Le patron a un très grand souci de l’hygiène et de la moralité mais il n’a pas prévu d’église car il est anticlérical.⁠[17] Le Familistère est réservé aux travailleurs les plus talentueux. Ils peuvent devenir  »membres associés » et jouir d’un système d’actionnariat complexe de participation aux bénéfices en plus d’un meilleur salaire⁠[18]. Les autres travailleurs habitant Guise ou les alentours sont « membres sociétaires » ou « membres participants ».

A partir de 1887, William Hesketh Lever se met à construire à côté de son usine de Port Sunlight, des logements et des infrastructures pour ses ouvriers, « il avait en effet réalisé que plus ses ouvriers étaient heureux, plus ils étaient productifs »[19]. Il construit ainsi une galerie d’art, une église et un presbytère, une école, un théâtre, un réfectoire réservé aux femmes.

Outre ces réalisations spectaculaires, il ne manque pas de patrons qui mettent sur pied des œuvres d’éducation, des économats ou qui construisent des maisons pour leurs ouvriers.

Cette pratique fut dénoncée comme paternaliste et les différentes mesures généreuses furent reconnues comme inefficaces et humiliantes. Ainsi, lors de l’exposition de Paris en 1867, les délégués des travailleurs invités par Frédéric Le Play⁠[20], purent communiquer leurs remarques. Ils réclamèrent notamment des salaires équivalents pour les femmes qui accomplissent le même travail que les homme, la fixation d’un salaire minimum, la liberté de s’associer en syndicats, la suppression du livret ouvrier, le développement de sociétés coopératives, etc..⁠[21]. Et sur le sujet qui nous occupe, ils s’exprimèrent aussi en ces termes : « ce que nous n’admettrons jamais, c’est cette existence en dehors du droit commun, ce casernement dans un quartier spécial, qui ferait de nous une classe à part dans la société ; nous sommes dans un pays où l’égalité est trop enracinée dans les mœurs, pour jamais consentir à accepter même un don dans ces conditions »[22]

C’est dans cet esprit que le Congrès ouvrier de 1876 rejeta ces initiatives de « bourgeois bien intentionnés ».

En général, il est reproché à l’employeur de chercher son intérêt plutôt que celui des ouvriers, de les détacher du syndicat, de paralyser les revendications, et d’accroître la production. Par ailleurs, les coopératives et entreprises participatives sont vulnérables en cas de crise, de chômage et d’inflation. Enfin, comment calculer et réaliser la répartition des bénéfice lorsqu’elle est prévue ? En un mot, l’employé soumis au bon vouloir de l’employeur.⁠[23]

L’erreur serait de compter sur le dévouement de la classe dirigeante comme si rien n’était à changer dans les structures. La faute est aussi de considérer la charité comme un pouvoir.

La justice sociale plutôt que la charité ?

La réorientation du discours de l’Église rejoint donc les désirs des travailleurs. Et il est clair qu’il ne peut y avoir de conflit entre la charité et la justice. Si le Concile Vatican II dit bien qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice », et il est entendu que « la charité représente le plus grand commandement social. Elle respecte autrui et ses droits. Elle exige la pratique de la justice et seule nous en rend capables. »[24]

En quelques mots clairs, est défini l’essentiel d’un vrai programme social. L’amour est premier, comme moteur, comme motivation, mais il doit entraîner d’abord la justice avant le « don de la charité ».

Or souvent l’amour manque. Dans ces conditions est-il encore possible de parler de justice ? En février 2004, le rapport annuel sur la pauvreté fut présenté au parlement de la Région bruxelloise devant un hémicycle presque vide…​⁠[25]. Et est-il possible de délimiter les objectifs entre charité et justice ? Gaudium et Spes parle bien de « la règle de justice, inséparable de la charité »[26]. « Les actions propres à la justice, ajoutent des commentateurs, ne sont ni oubliées ni annulées par cette intervention de la charité, mais c’est elle qui les provoque et les commande. Quand l’Église vise à donner à chacun son dû, œuvre relevant éminemment de la justice, elle ne se satisfait pas d’avoir mesuré ce dû, mais se préoccupe bien davantage de toute la personne du « chacun ». L’Église ne pose jamais sur ses yeux le bandeau de la justice ; nourrissant une estime de fond pour tout l’homme, elle n’est pas tentée pour autant d’avantager l’un au détriment de l’autre. Cette motivation de charité décante les interventions de l’Église dans l’intérêt de la promotion intégrale, et leur confère leur qualité propre comme elle détermine son objet premier ».⁠[27]

Il était important de rappeler que l’Église tout en s’attachant à ce que « justice soit faite », va au delà par souci constant et constitutif du développement de tout l’homme dans tout homme⁠[28].

C’est pourquoi, contrairement à ce que pensait Léon XIII qui présentait l’aumône comme œuvre de charité plutôt que de justice, le Catéchisme de l’Église catholique ne craint pas d’encadrer la fameuse citation d’Apostolicam Actuositatem, d’une part de cette autre citation très représentative de saint Jean Chrysostome : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs »[29] ; et, d’autre part, de ce passage éclairant de saint Grégoire le Grand : « Quand nous donnons aux pauvres les choses indispensables, nous ne leur faisons point de largesses personnelles, mais leur rendons ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que nous n’accomplissons un acte de charité ».⁠[30] Les textes sont juxtaposés sans commentaire mais on peut tout d’abord affirmer que l’enseignement de Vatican II est bien conforme à celui des Pères ; ensuite, que l’insistance des Pères sur l’acte de justice aurait dû ou pu susciter plus tôt une réflexion sur une obligation légale comme conséquence partielle de l’obligation morale d’agir en faveur des pauvres, à l’instar de ce que l’Ancien Testament nous révèle. En effet, « Dès l’Ancien Testament, toutes sortes de mesures juridiques (année de rémission, interdiction du prêt à intérêt et de la conservation d’un gage, obligation de la dîme, paiement quotidien du journalier, droit de grappillage et de glanage) répondent à l’exhortation du Deutéronome : « Certes les pauvres ne disparaîtront point de ce pays ; aussi Je te donne ce commandement : tu dois ouvrir ta main à ton frère, à celui qui est humilié et pauvre dans ton pays » (Dt 15, 11). Jésus fait sienne cette parole : « Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous : mais Moi, vous ne M’aurez pas toujours » (Jn 12, 8). Par là il ne rend pas caduque la véhémence des oracles anciens : « parce qu’ils vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de sandales…​ » (Am 8, 6), mais il nous invite _ reconnaître sa présence dans les pauvres qui sont ses frères (…) ».⁠[31]

L’aumône est-elle, pour autant, désormais obsolète ?

Certes non. Nous l’avons vu et nous le reverrons, bien des misères échappent à l’application de la justice et réclament l’investissement désintéressé, généreux des personnes, des associations voire des États.

A l’endroit même où le concile Vatican II proclame qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice », il rappelle aussi que les  »œuvres de charité et de secours mutuel » sont « aujourd’hui (…) beaucoup plus pressantes et doivent davantage prendre les dimensions de l’univers car (…) les habitants du monde entier deviennent comme les membres d’une même famille. L’action de la charité peut et doit atteindre aujourd’hui tous les hommes et toutes les détresses. (…) Cette obligation s’impose en tout premier lieu aux hommes et aux peuples qui sont les mieux pourvus. »[32]

Evidemment, on ne parlera plus d’aumône car le mot évoque, de nos jours, « une pratique condescendante et par trop individualiste »[33], on emploiera plutôt, avec bonheur, les mots de partage et de solidarité. Et Jean-Paul II n’hésitera pas, alors que Léon XIII invitait à partager le superflu, à solliciter le partage du nécessaire devant des situations dramatiques: famines, catastrophes, dettes exorbitantes, etc..

Aujourd’hui, certains chrétiens veulent remettre la dîme à l’honneur. Ils se demandent s’il ne serait « pas profondément évangélique de considérer que la somme des multiples collectes puisse atteindre le niveau de la dîme dont il est question dans la Bible (10% des revenus) ?

Nous serions encore loin, ajoutent-ils, de nous hisser à la hauteur de la veuve de l’Évangile : elle n’a pas donné de son superflu, mais de « ce qui lui était nécessaire pour vivre » (Lc 21, 1-4). Nous serions encore loin de répondre aux besoins criants des 2,8 milliards d’êtres humains qui n’ont pas deux dollars par jour pour vivre. Mais nous serions sur la route de l’appel évangélique au partage. Les Pères de l’Église, au début du christianisme, donnaient ce point de repère : « la mesure du dépouillement doit être l’échelle de l’infortune de ceux qui n’ont rien ». »[34] Ce qui est une manière d’inviter à rechercher une certaine égalité.

Mais, comme il a été dit plus haut, la justice, aussi perfectionnée soit-elle, ne peut assurer tout le développement de l’homme dans son intégralité. Ceux qui ont cherché la justice parfaite et définitive dans l’égalitarisme le plus strict, ont détruit la société et pervertit la personne.⁠[35]

Justice sociale et tempérance

En tout cas, la pratique de la justice sociale ou de la solidarité réclament, comme l’aumône, la pratique des vertus de prudence, de libéralité, de magnificence et donc de tempérance.

Il peut paraître irréaliste de parler de tempérance à une époque marquée surtout par la production intensive, la consommation, l’inflation des besoins, le désir de possession, le gaspillage, mais, outre que la vérité doit être dite à temps et à contretemps, pourquoi les chrétiens seraient-ils complexés pour prêcher la mesure au moment où des mouvements écologistes ou altermondialistes s’emploient à contester et calmer ces dérives contemporaines, à « maîtriser notre maîtrise » sur le monde !⁠[36]

La tempérance a mauvaise réputation dans la mesure où beaucoup la confondent avec la continence alors qu’on pourrait la considérer comme « la vertu du plaisir »[37] et exactement le contraire de la continence. Ni passion de jouir, ni insensibilité, « la tempérance est (…) bien meilleure que la continence puisqu’elle consiste dans la justesse du désir lui-même. Le continent en reste au tumulte des convoitises, auquel il résiste par un prodige de volonté. Mais il ne modère pas son désir charnel lui-même, et il souffre de cette contradiction interne. Au contraire, le tempérant a modéré son désir, et lorsqu’il jouit d’un objet mesuré, il ne souffre pas de ne pas jouir plus ».

Nous nous sommes demandé ce que cette vertu peut avoir de spécifiquement chrétien non seulement parce saint Thomas rappelle constamment, comme les Grecs, la mesure de la raison pour justifier la tempérance⁠[38] mais aussi parce qu’on peut interpréter ces textes et leurs sources comme un art de jouir. C’est la lecture plus qu’épicurienne à laquelle se livre Comte-Sponville⁠[39]. A partir d’Aristote, d’Epicure, de Lucrèce⁠[40], de Montaigne⁠[41] mais aussi de saint Thomas, l’auteur va montrer que cette vertu qui n’est pas opposée au plaisir nous permet, au contraire, de mieux jouir. d’une part, parce que « nous restons maîtres de nos plaisirs, au lieu d’en être esclaves » , ils seront plus « purs », plus « joyeux ». Si « être tempérant (…) c’est pouvoir se contenter de peu (…) ce n’est pas le peu qui importe : c’est le pouvoir, et c’est le contentement. » Autrement dit, « il s’agit de jouir le plus possible, le mieux possible, mais par une intensification de la sensation ou de la conscience qu’on en prend, et non par la multiplication indéfinie de ses objets ». Dans ce sens, si Comte-Sponville se montre soucieux de ne pas sombrer dans l’insatisfaction et l’esclavage évidemment, l’essentiel n’est pas d’abord de vivre selon la raison mais, très sensuellement, de préférer la qualité du plaisir à sa quantité.⁠[42]

Voilà une accentuation inattendue de la pensée du Docteur angélique, mais non un pur détournement !

Dans une société comme la nôtre, érotisée et consommatrice, l’accent doit rester de mise sur la tempérance vis-à-vis de tous les appétits sensibles qui peuvent nous absorber, nous asservir mais aussi attenter au bien d’autrui, dans le sens le plus large. Comte-Sponville souligne d’ailleurs que « la leçon vaut surtout pour nos sociétés d’abondance, où l’on meurt et souffre plus souvent par intempérance que par famine ou ascétisme ».⁠[43] Mais, en tout temps, ajoute-t-il encore, elle est difficile parce qu’elle porte sur « les désirs les plus nécessaires à la vie de l’individu (boire, manger) et de l’espèce (faire l’amour), qui sont aussi les plus forts et, partant, les plus difficiles à maîtriser ».⁠[44] C’est presque mot pour mot ce que dit saint Thomas⁠[45].

La tempérance est nécessaire à la pratique de l’aumône comme à l’exercice de la justice sociale mais sa dimension altruiste, dynamique au delà de notre construction personnelle par la maîtrise de nos appétits, ne peut lui être donnée vraiment que par une compréhension profonde, évangélique, de la charité. Comme l’écrit très justement Benoît Lobet, dans un texte plus chatoyant que celui de saint Thomas, trop prisonnier de la rationalité grecque, la tempérance chrétienne est « adossée à la découverte toujours étonnée que le salut, et avant lui, la vie elle-même, sont don et grâce ». Dès lors, « même dans ses formes les plus extrêmes (l’érémitisme, le monachisme), la tempérance chrétienne ne prétend pas, ou du moins pas seulement, être le fruit d’un effort humaniste de maîtrise de soi. Elle est action de l’Esprit, dans le cœur du croyant, pour qu’il accueille les plaisirs nécessaires de la vie, qu’il en jouisse et en fasse jouir d’autres (le frère innombrable et multiple), surtout ceux qui en sont privés, petits et sans-grade, mais tout cela dans la mesure. Et la mesure, dans cette optique chrétienne, n’est qu’un autre nom de l’action de grâce ».⁠[46] Texte admirable non seulement parce qu’il résout le paradoxe suscité à l’intérieur du message chrétien par l’appel à une maîtrise de soi qui ne peut « être disjointe du don fondateur de la foi, de son excès et de sa folie »[47], mais aussi parce qu’il montre que la lutte contre les pauvretés est, sous l’éclairage de la foi, diffusion de la joie. En effet, « être sobre, ce n’est pas être petit et calculer serré. C’est donner pleinement, entièrement parce qu’on est libre de soi, léger. Se déposséder n’a de sens que si cela nous donne du temps pour rendre heureux. (…) Choisir de se dessaisir d’une multitude d’objets, d’assurances, ce n’est sûrement pas devenir meilleur, ni même différent. Seulement plus proche …​ de Dieu, des autres et de cette dimension du temps qui est donnée et reçue. Cette dimension qui rejoint les béatitudes : « joie, simplicité, miséricorde » et que nous aimons appeler : légèreté.

La foi n’est-elle pas simplement cet espace qui s’ouvre en nous pour accueillir la question que Dieu nous pose : Veux-tu être ma joie ? »[48]

Dans le même esprit, Mgr Van Luyn, évêque de Rotterdam, va montrer toute l’importance de la tempérance, non seulement pour rendre effective la charité sociale mais aussi pour nous mettre en état d’aimer Notre Seigneur : « L’attitude de vie personnelle qui est le préliminaire pour une authentique spiritualité et solidarité[49], c’est la sobriété qui signifie prendre ses distances à l’égard de la société de consommation et du matérialisme moderne en tempérant ses propres exigences et aspirations et en concentrant l’attention sur la responsabilité propre envers Dieu et envers le prochain, spécialement envers ceux qui vivent la pauvreté et l’exclusion, et envers les générations futures en exploitant de manière adéquate les ressources de la nature. La sobriété suppose que nous combattions l’exaltation de l’argent et du confort, le gaspillage et la frénésie, le rythme continu de l’économie. Sobriété signifie aussi que nous mettions, à la disposition des autres, temps et attention, écoute et dialogue, intérêt vrai pour le prochain, échange et partage pour réfléchir ensemble sur le vrai sens de l’existence humaine, afin de nous orienter à la lumière que le Christ nous offre dans son Évangile ».⁠[50]

Au lendemain de la guerre, le P. Y. Congar, « pour vivre et diffuser le mystère sauveur de Pâques, la mission exige un appauvrissement volontaire, dans la suite de celui du Christ. Il faut qu’après lui les chrétiens, afin d’accomplir le dessein de Dieu - qui veut que les hommes faits à son image vivent et s’accomplissent dans la dignité et la liberté -, acceptent de s’appauvrir eux-mêmes pour éliminer la misère dégradante, soit en limitant la jouissance des biens dont ils disposent, soit en descendant dans la pauvreté pour être avec de plus pauvres et les aider à sortir de leur misère. »[51]

La tempérance ou l’esprit de pauvreté, si l’on préfère, concerne tous les hommes, les riches et les pauvres car rappelle le P. Georges Cottier, « si travailler à supprimer la misère dont nos frères sont victimes est un devoir impératif, cette suppression n’a pas pour elle-même valeur de fin. Vaincre la pauvreté pour déchaîner les concupiscences du lucre et de la puissance, c’est passer d’une misère à une autre. Les richesses sont trompeuses ; elles peuvent attiser la soif de l’homme pour les biens terrestres jusqu’à le détourner des vraies richesses qui sont celles du Royaume. La cupidité, l’avidité, l’avarice sont à la racine de tous les maux ; elles rendent l’homme égoïste, dur et orgueilleux, elles l’enferment dans les horizons de cette terre ; elles sont l’expression de ce « monde » pour lequel le Seigneur n’a pas prié. Il faut donc tout ensemble combattre la misère et se garder de la richesse. L’Église doit, part la parole et par l’exemple, prêcher la pauvreté. Mais, notons-le, il s’agit de la pauvreté voulue et choisie en vue du Royaume, non de la pauvreté sociologique subie et dégradante pour l’homme. »[52]

Le pape François insistera sur la « sobriété » rappelant que « la spiritualité chrétienne propose une croissance par la sobriété, et une capacité de jouir avec peu. » Il ajoute que « la sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice. Ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie mais tout le contraire ; car, en réalité ceux qui jouissent plus et vivent mieux chaque moment, sont ceux qui cessent de picorer ici et là en cherchant toujours ce qu’ils n’ont pas, et qui font l’expérience de ce qu’est valoriser chaque personne et chaque chose, en apprenant à entrer en contact et en sachent jouir des choses les plus simples. […] Le bonheur requiert de savoir limiter certains besoins qui nous abrutissent, en nous rendant ainsi disponibles aux multiples possibilités qu’offre la vie. »[53]


1. A.-D. Sertillanges considère le marxisme comme une hérésie chrétienne et l’on peut estimer qu’ »elle systématise la faillite chrétienne en matière pratique, et qu’à ce titre elle est utile à la manière d’un épouvantail (…). Voilà où mène logiquement la trahison de la société croyante à l’égard des conséquences de sa foi. » ( in Le christianisme et les philosophes, tome II, Les temps modernes, Aubier, 1941, p. 224). M.-D. Chenu rejoint, à sa manière, son illustre prédécesseur en soulignant que, face à l’aliénation capitaliste, la ferveur des chrétiens « ne leur donna pas l’intelligence des causes , elle ne s’exprima pas dans un savoir : expérience, théorie économique, technique, philosophie des besoins et des valeurs, postulant au sommet une sagesse théologique. Cette défaillance fort explicable de la pensée mit en échec les intuitions évangéliques elles-mêmes : aveuglement sur l’injustice triomphante, insensibilité à la misère, méconnaissance des exigences de la fraternité et des violences de l’amour, indifférence au destin, voire au salut, de la masse. Lorsqu’ils se décidèrent à faire la critique de la société capitaliste et libérale, ce fut dans des conditions graves d’infériorité psychologique, sociale, politique et sans faire avancer d’un pas la révolution nécessaire.
   Marx, lui, construisait une métaphysique du travail, une sociologie de la communauté, une dialectique de l’histoire (…) C’est là de quoi faire une révolution. Il construisit même, son messianisme à lui seul en fait foi, une religion, une « théologie ». Mais ce fut dans l’athéisme. » (Pour une théologie du travail, Seuil, 1955, p. 61). Le jugement de Chenu sur la faiblesse ou la défection chrétienne peut paraître sévère voire injuste. Il faudrait évidemment, ce que ne fait pas l’auteur, préciser les dates dans lesquelles s’inscrivent ces faits. Toujours est-il qu’incontestablement, les chrétiens trop attachés peut-être à la problématique classique et séculaire de l’aumône et paralysés, sans doute, par la crainte d’une révolution, ont pris du retard dans la constitution d’une morale sociale globale et plus encore dans l’élaboration d’une théologie du travail qui, selon Chenu, commence à naître à l’époque de la seconde guerre mondiale.
2. RN, in Marmy 452-454.
3. CA, n° 10. Jean-Paul II se réfère à RN, n° 25 ; QA, n° 3 ; Homélie de clôture de l’Année sainte, 1975.
4. SRS, n° 38. C’est l’auteur qui souligne.
5. QA, in Marmy 555. Pie XI fait allusion à ce passage de saint Thomas : « La magnificence a pour but de faire une œuvre grande. Mais celle-ci, pour être faite comme il faut, exige des dépenses proportionnées : à grandes œuvres, grands frais. Il appartient donc à la magnificence de donner largement pour mener à bien une grande œuvre. » (IIa IIae, qu. 134, art. 3)
6. QA, n° 88.
7. Radio-message La Solennità, 1-6-1941, in Marmy, 667. Ce droit au travail sera réaffirmé dans le radio-message Con Sempre, Noël 1942, in Marmy, 793.
8. SCHOOYANS M., op. cit., pp. 96-97. C’est l’auteur qui souligne.
9. 1843-1924. Fils d’un député conservateur, il écrivit de nombreux ouvrages traitant des questions sociales de l’histoire littéraire. Il fut élu à l’Académie française en 1888 et à l’Académie des sciences morales en 1904.
10. In Etudes sociales : Misères et remèdes, cité par JACCARD P., in Histoire sociale du travail de l’antiquité à nos jours, Payot, 1960, p. 281. Pierre Jaccard fut Président de l’Ecole des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne.
11. Albert comte de Mun (1841-1914), fondateur des Cercles catholiques d’ouvriers (1871), de la revue L’Association catholique (1881). Partisan de l’union syndicale des patrons et des ouvriers, ce député monarchiste convaincu se rallia à la république après la publication de l’encyclique Au milieu des sollicitudes par Léon XIII (1892).
12. Ces citations d’Albert de Mun sont extraites du Discours de P.-G. d’Hassonville, Séance publique au palais de l’Institut, le 10 mars 1898, disponible sur www.academie-francaise.fr
13. C’est moi qui souligne.
14. Il terminera son discours en évoquant le « touchant appel » lancé depuis 20 ans par « le grand pontife » à une élite d’ »hommes de bien et de bonne foi » : « son large cœur les convie tous à ce grand œuvre de soulagement de la souffrance humaine. (…) Aucune main, de quelque côté qu’elle vienne, ne doit être repoussée si elle tente d’essuyer quelques-unes des larmes qui, depuis l’origine du monde, coulent sans trêve des yeux de l’humanité ».
15. 1774-1832. Fut élu sénateur en 1831. (Cf. www.ise-mons.be).
16. 1817-1888. C’est la pensée de Charles Fourier (1772-1837) qui l’influença. Celui-ci pensait que l’association volontaire supprimerait la concurrence et le salariat. Il proposa la création de « phalanstères », sociétés rurales de production et de consommation installées une sorte de grand hôtel confortable. Sociétés autosuffisantes dont chacun est propriétaire, employé et gestionnaire. L’idée passa aux États-Unis mais les tentatives de réalisation (à Brookfarm (1840), Red Bank (1843), au Texas 1852) échouèrent et ruinèrent leurs promoteurs dont Victor Considérant qui fut le disciple le plus zélé de Fourier comme en témoigne sa Doctrine sociale (1834-1844) (Mourre). La Société du familistère de Guise fut dissoute en 1968. Les appartements (de 2 à 6 pièces) furent mis en vente.
17. Cf. www.sciences-sociales.ens.fr.
18. Godin nourrissait aussi le projet d’accorder la propriété de l’entreprise aux employés.
19. Cf. www.ise-mons.be.
20. 1806-1870. Ingénieur de l’Ecole des Mines, étudia l’organisation du travail à travers l’Europe (cf. La Réforme sociale, 1864), fut chargé de l’organisation de l’exposition où il favorisa la présence de délégations ouvrières et instaura « un nouvel ordre de récompenses en faveur des personnes, des établissements ou des localités qui, par une organisation ou des institutions spéciales auront développé la bonne harmonie entre ceux qui coopèrent aux mêmes travaux et assuré aux ouvriers le bien-être matériel, moral et intellectuel ». ( cité sur http://tecfa.unige.ch). Pour Le Play, la réforme sociale doit être avant tout morale par l’application des principes du décalogue et la restauration de l’autorité tutélaire, altruiste, compréhensive du chef sur le groupe, du patron dans l’entreprise et du père dans la famille. C’est le « paternalisme » au sens strict.
22. Cf. JACCARD P., op. cit., p. 301.
23. Id., pp. 302-303.
24. CEC, n° 1889. Le Catéchisme rappelle que la charité « inspire une vie de don de soi : « Quiconque cherchera à conserver sa vie la perdra, et qui la perdra la sauvera » (Lc 1 7, 33) ».
25. JT de la RTBf, 20-2-2004, 19h30.
26. GS, 69.
27. RIEDMATTEN Henri de et GROSSRIEDER Paul, L’Église et la promotion humaine, in Communio, tome III, n° 2, mars 1978, p. 66. Les auteurs sont tous deux dominicains et suisses. C’est bien ce que Paul VI rappelait, en 1976: « de la libération que l’évangélisation annonce et s’efforce de mettre en œuvre, il faut dire (…):
   - elle ne peut pas se cantonner dans la simple et restreinte dimension économique, politique, sociale ou culturelle, mais elle doit viser l’homme tout entier, dans toutes ses dimensions, jusque et y compris dans son ouverture vers l’Absolu de Dieu ;
   - elle est donc rattachée à une certaine conception de l’homme, à une anthropologie qu’elle ne peut jamais sacrifier aux exigences d’une quelconque stratégie, d’une praxis ou d’une efficacité à court terme. » (Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, n° 33).
28. Cf. PP, 14.
29. Lazarum 1, 6 cité in CEC, n° 2246.
30. Regula pastoralis 3, 21 in CEC, n° 2246.
31. CEC, n° 2449.
32. AA, n° 8.
33. Bruguès.
34. Déclaration du Conseil national de la solidarité et de la Commission sociale des évêques de France, DC, n° 2229, 2-7-2000, p. 640. Un peu plus loin, le texte ajoute : « Le partage ne peut se réduire à une contribution financière. Donner de l’argent sans se donner soi-même est un mensonge. Partager veut dire, dans la mesure de ses moyens, donner de son temps, de son avoir, de son pouvoir, de ses qualifications, des dons reçus. C’est aussi participer à l’une ou l’autre des associations de solidarité ».
35. « La recherche d’égalitarisme, écrit un cadre, que généreusement certains confondent avec la lutte contre l’injustice, ne peut en rien s’identifier avec celle-ci et m’apparaît contraire à la réalité profonde du monde, qui est de diversité, de démesure et de particularisme. Pire, elle prend le risque de stéréotyper les individus dans leurs aptitudes et leurs comportements. Que de frustrations et d’injustices peuvent en découler ! Le sentiment de l’injustice éprouvé par chacun correspond au poids des rapports de force qui ne lui sont pas favorables, qui le mettent dans la dépendance d’un autre au profit de celui-ci. Celui qui le ressent s’estime méprisé, réduit, infériorisé, exploité individuellement ou collectivement par un ou des exploiteurs. Il vit la tension sociale par excellence. (…)
   Les cibles à détruire sont claires : l’excès des inégalités d’abord, parce qu’il engendre les privilèges et la « supériorité », ensuite ses corollaires, l’envie et la méfiance qui entretiennent par des formes sans cesse renouvelées, au fur et à mesure que sont contraintes de disparaître celles devenues trop criardes, une distance globale entre les hommes. Au niveau de l’avoir, (…) si des écarts peuvent se justifier par la différence des responsabilités et des apports dans la vie économique et sociale, ils ne doivent pas entraîner, ce qui est hélas le cas aujourd’hui, un modèle dominant de niveau de vie auquel la majorité n’a pas accès, cause profonde de frustration , d’envie, de révolte.
   Les excès du pouvoir et du savoir s’incarnent dans l’autoritarisme et l’arrogance. » Il faut « diminuer la « distance » entre les hommes ». (FLINOIS Jean-Luc, Qui ose parler de justice ?, in Communio, tome III, n° 2, mars 1978, p. 73 et pp. 75-76). L’auteur était directeur commercial des marchandises à la Société Nationale des Chemins de fer Français.
36. SERRES M., Le Contrat naturel, François Bourin, 1990, p. 61.
37. C’est le titre d’un article consacré à la tempérance par Hélène Machefert, in Communio, n° XXV, 5, septembre-octobre 2000, pp. 49-60. Nous lui empruntons les citations qui suivent.
38. La vertu, disait déjà Aristote, est une « disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en un juste milieu relatif à nous, lequel est rationnellement déterminé ». (Ethique à Nicomaque, II, 6, 1107a).
39. COMTE-SPONVILLE A., Petit traité des grandes vertus, Puf, 1995, pp. 52-58.
40. Dans le De natura rerum.
41. « L’intempérance est peste de la volupté et la tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement » (Essais, III, 13).
42. Comme saint Thomas, Comte-Sponville est bien conscient que « les plaisirs du corps, par leur accroissement ou leur seule prolongation, passent la limite de l’équilibre naturel et deviennent objet de dégoût » (Ia IIae, qu. 33, art. 2).
43. Op. cit., p. 57.
44. Id., p. 58.
45. IIa IIae, qu. 141, art. 7et 8.
46. LOBET B., L’éléphant est-il chrétien, Propos sur la tempérance, in Oser la tempérance, Cahiers de Paraboles, n° 9, juin 2000, p. 20. B. Lobet fut professeur à l’Ecole de la Foi et des Ministères de Tournai. Actuellement doyen de Bruxelles-centre.
47. Id., p. 18. Cf. Ga 5, 19-23: « On sait ce que produit la chair : débauche, impureté, libertinage, idolâtrie, magie, inimitiés, discordes, jalousies, emportements, cabales, dissensions, factions, envie, ivrognerie, orgies et autres excès de ce genre. Je vous préviens, comme je l’ai déjà fait : ceux qui s’y livrent n’hériteront pas du royaume de Dieu. Le fruit de l’Esprit au contraire, c’est charité, joie, paix, longanimité, affabilité, bonté, fidélité, douceur, tempérance. »
48. GHEUR Michèle et Jean, Une aventure de sobriété, in Oser la tempérance, op. cit., pp. 37-38.
49. L’évêque précise que « la solidarité est liée étroitement à la spiritualité, elle en est la conséquence et la condition. Le service de l’Église au monde a toujours envisagé les deux dimensions de spiritualité et de solidarité comme deux faces inséparables de « l’unique nécessaire » : l’amour envers Dieu et l’amour envers le prochain. Nous touchons ici, ajoute Mgr Van Luyn, à l’essence de l’Évangile et de ceci l’Église tire sa raison d’être ».
50. Cf. SCOLAS Paul, Spiritualité, solidarité, sobriété, in Oser la tempérance, op. cit., pp. 40-41.
51. CONGAR Y. M.-J., op, L’application des exigences évangéliques, in Église et pauvreté, Ouvrage collectif, Cerf, 1965, p. 154. Le Père Congar (1904-1995) fut élevé au cardinalat en 1994.
52. COTTIER G., Dimensions actuelles de la pauvreté, in Église et pauvreté, op. cit., pp. 50-51.
53. Encyclique Laudato Si’ (LS) 222-225.

⁢c. L’insuffisance de la « charité »’

Ses dérives

Rappelons-nous les distinguos subtils qui entourent chez saint Thomas, la pratique de l’aumône, le flou qui, malgré ses tentatives d’éclaircissements, entoure les notions de superflu et de nécessaire, la nécessité d’établir une hiérarchie parmi les personnes à secourir ; rappelons-nous son obsession très grecque du juste milieu comme lorsqu’il écrivait que s’« occuper des choses temporelles en vue du soulagement des pauvres est ordonné à la divine charité : pareille sollicitude est donc permise, à moins qu’elle ne soit excessive et superflue »[1].

Par cette recommandation, saint Thomas veut éviter que nous soyons à ce point absorbé par nos tâches temporelles, tellement appliqués à soulager la misère que nous en oubliions les « choses spirituelles », la source de toute charité. Mais cette recommandation peut aisément servir de justification à une certaine retenue, une certaine « économie », dans la pratique de la charité et entraîner de scandaleuses indifférences.

L’enseignement traditionnel sur l’aumône a été l’occasion d’abus et de scandales. Si l’aumône peut m’apporter « satisfaction » pour les péchés commis, a quoi bon me convertir ? Ainsi, bien des instituts religieux furent-ils richement dotés par des gens qui, par ailleurs, menaient une vie en contradiction avec l’essentiel du message chrétien, échangeant, pensaient-ils, des biens matériels contre des biens spirituels⁠[2]. d’autre part, si les pauvres sont les privilégiés du Seigneur, il vaut mieux qu’ils restent pauvres…​ Et puis, que ces pauvres maîtrisent leurs désirs ! qu’ils travaillent donc et s’ils ne le peuvent, qu’ils patientent, la pauvreté n’est qu’ »un état transitoire pour des personnes susceptibles d’être intégrées par le travail »[3] ! De plus, comme on ne peut donner à tous et qu’il faut tenir compte « des degrés de parenté, de sainteté et d’utilité », qu’il faut «  faire l’aumône de préférence, à celui qui étant plus saint souffre d’une plus grande indigence, et à celui qui est plus utile au bien général, plutôt qu’à un proche, surtout si celui-ci ne nous est pas très étroitement uni et n’est pas spécialement à notre charge, et s’il ne se trouve pas dans une grande nécessité »[4], il vaut peut-être mieux donner à l’Église qui saura quoi faire plutôt qu’à ces indigents du hameau voisin. Et aujourd’hui, qu’ai-je à faire avec ces peuples lointains dont on nous montre la misère ?

Les considérations très (trop ?) raisonnables de saint Thomas peuvent, plus précisément encore, apparaître comme des calculs de boutiquiers dans le contexte religieux chrétien marqué par l’excès de l’amour de Dieu, l’excès de sa libéralité, lui qui s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté, lui qui s’est dépouillé, d’une certaine manière, de sa divinité pour nous permettre de « devenir Dieu »⁠[5] ou de « devenir en Dieu »⁠[6] et qui nous appelle à aimer sans mesure: « A qui t’enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique. A quiconque te demande, donne, et à qui t’enlève ton bien ne le réclame pas. (…) Prêtez sans rien attendre en retour »[7]. L’appel à la modération, dans un tel cadre, semble saugrenu ou, à tout le moins, inapproprié.⁠[8]

Ceci dit, même si ces dérives n’avaient pas existé, n’existaient pas, les chrétiens ne pourraient se satisfaire de cette « conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonnes œuvres »[9]. Fort heureusement, l’Église, actuellement, ne craint pas de parler de « péché social »[10], de « structures de péché »[11] . Certes, elles sont le fruit pervers d’un péché personnel⁠[12] qui se consolide, se constitue, s’organise mais elles deviennent par là même source de péché pour les autres dont elles influencent ou conditionnent la conduite. Il faut donc intervenir au niveau de la conscience personnelle, bien sûr, mais aussi au niveau des organes où la conscience dévoyée s’est imprimée.

Pourquoi cette dénonciation n’a-t-elle pas été prononcée plus tôt ?

Un peu plus haut, je justifiais l’apparition d’un souci de justice sociale au XIXe siècle, notamment par le fait que l’Église se rendait compte à cette époque de l’insuffisance de l’initiative personnelle pour faire face aux misères nouvelles. Mais nous pouvons nous demander si l’initiative personnelle a jamais pu, à elle seule, faire face aux problèmes de pauvreté dans le monde ancien ? Il est clair que non. Et donc il faut nous interroger sur l’absence, à côté des injonctions de la morale personnelle, d’une réflexion plus « politique » sur l’organisation de la vie sociale et économique.

Nous avons vu pourtant que les Pères de l’Église, en se fondant sur la Genèse, considéraient que l’acte de « charité » était en fait, d’abord, un acte de justice. Nous savons aussi que Paul, si attentif aux collectes, avait le souci de la justice lorsqu’il écrivait à Timothée: « Les anciens (les presbytres) qui remplissent bien leur fonction sont dignes d’une double rémunération, et surtout ceux qui se dévouent à la prédication et à l’enseignement. L’Écriture dit en effet : Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain (Dt 25, 4), et aussi: L’ouvrier mérite son salaire (Lc 10, 7). »[13]

Enfin, saint Thomas qui écrivit qu’« être juste, c’est donner à autrui ce qui est à lui ; être libéral, c’est lui donner ce qui est à nous »[14] aurait mérité une succession théologique et philosophique qui, se souvenant des Pères, aurait développé, à partir de ses intuitions et de ses synthèses, toute une conception de la justice sociale ou, du moins, d’une théologie du travail, qui se fera attendre 19 siècles…​⁠[15].

Comment expliquer cela ?

On serait tenté de dire, tout simplement, que les temps ont changé, qu’on est passé très rapidement d’un monde relativement stable à un monde dynamique en proie à déséquilibres permanents dans lequel il a fallu repenser le problème de la pauvreté.

Cette explication semble bien insuffisante. M. Schooyans, par exemple, va plus justement dénoncer l’esprit du XVIIe siècle, « époque où certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale, ajoute-t-il, est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres ».⁠[16]

Cette vision qui est peut-être présente en « chrétienté » depuis longtemps se marie bien avec l’idéologie libérale d’hier et d’aujourd’hui. Et certains aspects du libéralisme scientiste des origines décrits par M. Schooyans peuvent éclairer un passé plus lointain comme, hélas !, le présent : « On faisait intervenir des considérations relatives à la justice distributive : « A chacun selon ses besoins ». On oubliait toutefois que cette référence à la justice distributive[17] était elle-même mensongère : il allait de soi que les pauvres avaient, devaient avoir⁠[18], moins de besoins que les riches, et que de toute façon ils avaient moins à échanger. On abandonnait à l’initiative « charitable », au geste « gratuit », la solution - forcément aléatoire - de problèmes qui ressortissaient en fait à la justice.

Deux soupapes de sécurité étaient cependant prévues pour prévenir des abus. d’une part, ceux qui restaient pauvres méritaient d’être aidés par les autres ; et on invoquait le thème du superflu. d’autre part, ceux qui réussissaient étaient invités non seulement à être généreux et à faire l’aumône, mais à préférer, dans leur action, le bien commun à leur bien particulier.

Somme toute, les moralistes prenaient leur parti de l’existence de la pauvreté. Ils tâchaient d’en adoucir les rigueurs, mais ils ne se demandaient guère dans quelle mesure la cause première de cette pauvreté ne devait pas être recherchée dans des injustices profondes, mais peu apparentes. (…)

Ainsi, l’idée d’examiner le coût social du niveau de vie auquel les nantis avaient accès n’était envisagée par personne. On n’explorait que timidement la corrélation existant entre la pauvreté des uns et la richesse des autres. »[19]

M. Schooyans met en évidence dans ce texte deux éléments qui me paraissent importants pour comprendre pourquoi l’aumône ne peut être une solution satisfaisante qu’aux yeux de ceux qui considèrent que la pauvreté est fatale et qui ne voient pas ou ne veulent pas voir le coût social de la richesse. Il a fallu malheureusement du temps pour que l’Église approfondisse sa réflexion.

En fait, ce que M. Schooyans décèle dans une certaine spiritualité au XVIIe s, vient de beaucoup plus loin pour le P. M.-D. Chenu⁠[20].

La fréquentation de l’Évangile a donné, en principe, aux chrétiens tout ce qui était nécessaire pour réagir correctement devant les bouleversements de la révolution industrielle : attention à la pauvreté, souci de l’amour et de la justice, etc. , et effectivement, « ils se penchèrent toujours avec amour sur les déshérités et prêchèrent la noblesse du travail ; mais ils en restèrent à ce plan moral où les bonnes œuvres recouvrent le souci ontologique des réalités. »⁠[21]

Ce constat nous ramène à la sévérité de M. Schooyans désignant ces bonnes œuvres comme des « feuilles de vigne ».⁠[22]

M.-D. Chenu lui aussi dénonce une spiritualité trop confinée à l’intérieur. Or, quand, par peur de la matière peut-être, on exalte l’esprit « et sa pure intériorité, (on) aboutit au plus fade libéralisme bourgeois, perversion aristocratique de la liberté, hypocrisie de l’intériorité, échec mortel de la fraternité »[23]. C’est cette attitude, ajoute l’auteur, qui a nourri la réaction marxiste. Une fois de plus, qui veut faire l’ange fait la bête, certes, mais, plus profondément, on constate que cette spiritualité trop intérieure a pris un jour le pas sur une spiritualité « cosmique »⁠[24] qu’on redécouvre seulement au XXe siècle.

Tout est lié, en définitive, pour M.-D. Chenu à la manière dont on a, en théologie, envisagé la relation entre la nature et la grâce. Et, ajouterait un philosophe, à la manière dont on a envisagé les rapports du corps et de l’esprit.

Pour rester sur le terrain de la théologie, le problème a surgi lorsqu’on a abandonné la synthèse thomiste au profit d’une vision plus augustinienne, plus platonicienne.⁠[25]

Quelques mots d’explication sont nécessaires.

Pour saint Augustin, comme dans toute la tradition catholique, « la nature de l’homme a été créée originellement sans péché et sans aucun vice ; mais la nature présente de l’homme, par laquelle chacun naît d’Adam, a déjà besoin du médecin, car elle n’est pas en bonne santé »[26]. Reste à savoir l’ampleur de la maladie ou le degré de corruption de la nature humaine. J.-Y. Lacoste⁠[27] souligne que saint Augustin parle « tantôt d’un asservissement de l’homme aux mauvaises habitudes, tantôt d’un affaiblissement du libre arbitre, tantôt de sa disparition totale » et que, « plus tard, dans le De correptione et gratia, il inclinera à défendre l’idée d’une perte radicale de liberté. » Pour Augustin, si l’homme est capable de bien par lui-même, l’incarnation et le sacrifice du Christ sont inutiles.

Par contre, la théologie scolastique informée par Aristote, défendra l’idée d’une nature douée d’autonomie et de consistance propre qui la rendent capable de recevoir la grâce. Saint Thomas écrira : si « aucune nature créée n’est le principe suffisant d’un acte qui mérite la vie éternelle, à moins qu’un don surnaturel (qu’on appelle la grâce) ne lui soit ajouté »[28], l’homme, sans jamais obliger Dieu, bien sûr, est capable d’actes relativement méritoires. « Il est manifeste, explique saint Thomas, qu’entre Dieu et l’homme règne la plus grande inégalité ; l’infini les sépare ; de plus dans sa totalité le bien de l’homme vient de Dieu. Par conséquent de l’homme à Dieu il ne saurait être question de rapports de justice comportant une égalité absolue, il y a seulement une justice proportionnelle ; l’un et l’autre opérant selon son propre mode. Mais le mode et la mesure des capacités de l’homme lui viennent de Dieu. C’est pourquoi il ne peut y avoir de mérite pour l’homme auprès de Dieu que parce qu’il y a à la base un ordre préalablement établi par Dieu, de telle sorte que l’homme par son action obtienne de Dieu, à titre de rétribution, les biens en vue desquels Dieu lui a accordé ce pouvoir d’agir. C’est ainsi que les êtres de la nature parviennent par leurs mouvements et leurs opérations propres au but auquel Dieu les a ordonnés. Il y a cependant cette différence que la créature raisonnable se porte d’elle-même à l’action par son libre arbitre, ce qui confère à son action le caractère méritoire, qui n’appartient pas aux mouvements des autres créatures ».⁠[29] Le mérite est une question de justice mais « nous ne pouvons en justice avoir sur Dieu des droits comme si nous étions ses égaux et si nous ne lui devions rien ». L’ordre établi par Dieu « veut que nous obtenions par nos propres opérations, et comme une récompense, la fin surnaturelle en vue de laquelle il nous a pourvus des facultés naturelles et surnaturelles nécessaires. Dès lors, cette ordination divine sera le premier fondement de nos mérites. C’est elle qui les rend possibles ; mais précisément parce qu’elle donne à notre libre arbitre, surnaturalisé par la grâce, de pouvoir être cause de mérite devant Dieu et il n’y aura mérite que s’il y a un acte libre de notre part. Sans doute notre libre arbitre n’en sera que la cause seconde ; cependant ce pouvoir que Dieu lui a conféré en vue du mérite est un pouvoir réel, puisque, et ceci est essentiel dans la question qui nous occupe, saint Thomas a toujours enseigné que la cause seconde possède, suivant son mode, une efficacité réelle. Voilà pourquoi tout en ayant leur raison première ou leur cause première dans l’ordination divine, nos mérites sont pourtant vraiment nôtres et ont devant Dieu une valeur réelle. »[30]

Nous sommes avec Dieu dans une relation de collaboration, comme dit le Catéchisme[31] qui précise, en citant saint Augustin lui-même, que Dieu « commence en faisant en sorte, par son opération, que nous voulions ; Il achève, en coopérant avec nos vouloirs déjà convertis. »[32] « Certes nous travaillons nous aussi, mais nous ne faisons que travailler avec Dieu qui travaille. Car sa miséricorde nous a devancés pour que nous soyons guéris, car elle nous suit encore pour qu’une fois guéris, nous soyons vivifiés ; elle nous devance pour que nous soyons appelés, elle nous suit pour que nous soyons glorifiés ; elle nous devance pour que nous vivions selon la piété, elle nous suit pour que nous vivions à jamais avec Dieu, car sans Lui nous ne pouvons rien faire ».⁠[33]

On peut vraiment parler de collaboration dans la mesure où « la libre initiative de Dieu réclame la libre réponse de l’homme, car Dieu a créé l’homme à son image en lui conférant, avec la liberté, le pouvoir de Le connaître et de L’aimer. L’âme’ n’entre que librement dans la communion de l’amour. Dieu touche immédiatement et meut directement le cœur de l’homme. Il a placé en l’homme une aspiration à la vérité et au bien que Lui seul peut combler. »[34]

Entre saint Thomas et le Catéchisme, ou plus exactement entre saint Thomas et le concile Vatican II⁠[35] qui consacre une redécouverte des justes rapports entre nature et grâce (avec une courte parenthèse lors du concile de Trente), c’est une interprétation augustinienne, pessimiste, qui, sans aller toujours jusqu’aux extrêmes, a dominé, interprétation qui subsiste aujourd’hui chez les protestants pour qui la nature est radicalement corrompue de sorte que le salut n’est assuré que par la grâce de Dieu.

Par ailleurs, on constate, en philosophie, une situation parallèle. Après la synthèse thomiste, des courants séparés vont s’attacher soit à l’esprit, au sujet, soit au corps, à la nature, à l’objet. On se souvient que, pour G. Siewerth, cette dislocation était le signe de la « modernité » : « Les temps modernes, écrivait-il, ont aboli l’unité essentielle entre l’homme et la nature »[36]. On sait aussi que, tout en se détachant de son ancien professeur, Siewerth rendra grâce à Martin Heidegger⁠[37] d’avoir repensé l’homme comme « être dans le monde », mettant un terme au divorce prononcé depuis 6 siècles.

Pour le P. H. de Lubac⁠[38], dans sa « Petite catéchèse sur la « nature » et la « grâce » »[39], note que c’est le philosophe Maurice Blondel⁠[40] qui a rappelé la « distinction et cependant solidarité et causalité réciproque des « ordres « (…) »⁠[41], mais il confirme la conception thomiste.

Il ressort de cette conception consacrée par le concile Vatican II et entérinée dans le Catéchisme que si la grâce est absolument nécessaire au salut, elle « ne se répand dans les groupes humains comme dans les individus, qu’en reconstituant le tissu de nature où elle doit s’insérer »[42]. La « nature » n’est pas sans valeur : l’Église ne proclame-t-elle pas la valeur de la raison contre le fidéisme et l’autonomie du pouvoir politique contre la théocratie ? Dans cet esprit, et puisque l’homme est corps et âme, il n’est pas illogique de penser, écrit M.-D. Chenu, que « les conditions économiques engagent la destinée des activités spirituelles de l’homme ».⁠[43] En tout cas, le donné économique, avec ses spécificités, doit prendre place dans la vison globale de la vie chrétienne. Et c’est à partir de cette vision globale, de l’homme à l’image de Dieu, homo faber et homo sapiens, l’homo faber n’étant pas « extérieur » à l’homo sapiens[44], pas plus qu’à l’homo religiosus[45], que pourra s’élaborer une théologie du travail, comme nous le verrons plus loin.⁠[46]


1. IIa IIae, qu. 55, art. 1., sol. 3.
2. Le P. Jean de Jésus Marie (1564-1615) constate avec regret qu’ »ils sont peu nombreux ceux qui achètent le royaume des cieux par de pieuses largesses ». Le verbe « mercari » employé par l’auteur signifie bien « faire le commerce, acquérir à prix d’argent ». (in Le culte de la prudence, VI, XXVI, Soumillon, 1992, p. 235).
3. Le GALL Laurent, Lecture de André Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIXe siècle, Aubier, 1998, in Ruralia, n° 2000-07, disponible sur http://ruralia.org
4. IIa IIae, qu. 32, art. 9.
5. Cf. saint Augustin : « Dieu s’est fait homme afin que l’homme fût fait Dieu » (Sermon sur la Nativité du Seigneur, 128), cité in saint Thomas, IIIa, qu. 1, art. 2.
6. Titre d’une série de conférences sur l’Apocalypse, données par J. Rochette, directeur du séminaire de Namur à l’Ecole de la Foi de Namur, en février 2002.
7. Lc 6, 29-30 et 35.
8. A ce propos, Claude Bruaire fait une mise au point fort judicieuse : « la surabondance de la miséricorde, écrit-il, transcende efficacement, en puissance et en sens de dieu, la rationalité distributive, mais en laisse intacte la nécessité et en avive l’exigence. Elle donne une part inattendue à l’ouvrier de la dernière heure. Elle accomplit l’incroyable en gardant l’héritage du fils prodigue. Pourtant, la miséricorde suppose que la justice des hommes soit honorée avec une dure rigueur : point question d’ôter son dû à l’ouvrier de la première heure ni sa part au fils demeuré fidèle ». (La justice et le droit, in Communio, tome III, n° 2, mars 1978, pp. 3-4).
9. SCHOOYANS M., La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991, p. 95.
10. Exhortation apostolique Reconciliatio et Paenitentia, 1884, n° 16.
11. SRS, n° 36.
12. Il faut, en effet, tenir fermement que « le péché est quelque chose d’éminemment personnel ; c’est même en un sens ce qu’il y a de plus personnel ; l’aveu doit donc être personnel et le pardon de Dieu doit nous rejoindre au plus intime de notre cœur, de notre conscience pécheresse, pour la convertir » (Mgr Coffy cité par LUBAC H. de in Petite catéchèse sur la « nature » et la « grâce », Communio II, 4, juillet 1977, p. 20).
13. 1 Tm 5, 17-18.
14. IIa IIae, qu. 117, art. 5.
15. Les « utopies » de Thomas More (saint) (Utopia, 1516), du dominicain Tommaso Campanella (La cité du soleil, 1623), de l’abbé Claude Fleury (Les mœurs des Israélites, où l’on voit le modèle d’une politique simple et sincère pour le gouvernement des États et le réforme des mœurs, 1681) ou de Fénelon, archevêque de Cambray, (Les aventures de Télémaque, 1699) nous montrent que des sensibilités chrétiennes cherchaient un autre ordre du monde, plus égalitaire. Il est intéressant aussi de noter, comme l’a fait remarquer, entre autres, le P. A. Manaranche, que les utopistes prennent souvent leur modèle dans la société monastique (cf. Justification divine et justice politique, in Communio, tome III, n° 2, mars 1978, p. 19).
16. La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991, p. 95.
17. Rappelons que « la justice distributive règle les rapports entre la société et ses membres et distribue biens, charges et peines proportionnellement aux mérites. A travail égal, un père de famille nombreuse paie moins d’impôts qu’un célibataire. » (M. Schooyans, op. cit., p. 96).
18. Une fois pour toutes, c’est l’auteur qui souligne.
19. Id., pp. 110-111.
20. In Pour une théologie du travail, Seuil, 1955.
21. CHENU M.-D., op. cit., p. 60. Souligné dans le texte.
22. Ainsi, « l’aide internationale n’est, le plus souvent, qu’une « feuille de vigne » camouflant le jeu des intérêts (…) »( La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991, p. 45.)
23. CHENU M.-D., op. cit., p. 39.
24. M.-D. Chenu fait remarquer que si les Pères latins sont plus attachés à l’intériorité de l’homme, les Pères grecs, eux, sont plus attentifs au rapport entre l’homme et la nature, considérant l’homme comme un microcosme, récapitulant le cosmos. Il cite, à ce propos,(pp. 111-119), l’étude de von BALTHASAR H. Urs, Liturgie cosmique, Maxime le Confesseur (Aubier, 1947) et emprunte à saint Maxime (580?-662) ce texte éclairant en dépit de ses « affabulations »:
   « L’homme est un atelier vivant, en permanente continuité d’action, dans tous les êtres. A travers les réalités les plus différentes et selon toute leur diversité, il est, par lui-même et en nature, dans le bien et dans la beauté, selon la genèse de chaque être, l’artisan de leur unification. Il est lui-même réparti en mâle et femelle ; mais il possède, par nature, une vertu de totalisation, s’étendant à tous les extrêmes, par une propriété de copulation.
   Cette puissance unificatrice, s’exerçant dans la causalité du devenir de ces êtres divers, révèle, en l’accomplissant, le grand mystère du plan divin ; car elle détermine harmonieusement la cohérence mutuelle des êtres opposés, des plus proches aux plus lointains, des plus petits aux plus grands, et ainsi les conduit par un retour progressif à leur unité en Dieu.
   A cette fin, l’homme advient en dernier parmi les êtres, comme un élément de conjonction physique, accomplissant universellement par leurs propres composantes la synthèse entre les extrêmes. Il récapitule en lui, et selon leur nature, les choses les plus distantes. Ainsi les ramène-t-il toutes à Dieu comme à leur cause les rassemblant d’abord dans l’unité à partir de leur autonomie et de leur division antérieure, puis les faisant progresser vers Dieu, grâce à des connexions ordonnées, dans une montée exaltante et unifiante, où il n’est plus de division. »
25. N’oublions pas non plus l’influence de la tripartition fonctionnelle.
26. AUGUSTIN saint, De natura et gratia, Patrologie latine, Migne, 1841-1864, 44.
27. In Lacoste.
28. Ia IIae, qu. 114, art. 2.
29. Ia IIae, qu. 114, art. 1.
30. MULLARD P. R., in Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, questions 109-114, Ed. de la Revue des Jeunes, Desclée, 1929,Note 86, p. 290.
31. CEC 2001.
32. De gratia et libero arbitrio, 17, Patrologie latine, 44, 901.
33. De natura et gratia, 31, op. cit., 44, 264.
34. CEC 2002.
35. Dans Lumen gentium. Par ex.: LG 36, 40 ; 13, 16, etc.
36. SIEWERTH Gustav (1903-1963), La métaphysique de l’enfance, Parole et silence, 2001, p. 27. L’auteur met en question Descartes mais on peut déceler dès le XIVe siècle, dès la « scolastique tardive », l’éclatement regretté (Lacoste). Siewerth exerça une influence directe sur la théologie de H. Urs von Balthasar qui fut son ami admiratif.
37. 1889-1976. Un de ses ouvrages les plus célèbres est Sein und Zeit (L’être et le temps) (1927).
38. 1896-1991. Ce théologien jésuite fut élevé au cardinalat en 1983.
39. In Communio, II, 4, juillet 1977.
40. 1861-1949.
41. Id., p. 13, note 3 et p. 14, note 5. H. De Lubac s’inscrit dans la continuité de saint Thomas : . S’il y a opposition entre nature et grâce comme entre nature et surnature, il ne faut toutefois pas oublier que ce couple « qui doit être conçu d’abord comme un rapport d’opposition, c’est-à-dire d’altérité primordiale et d’infinie distance, se résout en un rapport d’union (…). Ce rapport exprime donc à la fois, d’une part la transcendance divine, la liberté du Don de Dieu, la « grâce », - et d’autre part le réalisme profond - le « physicisme », aimait à dire Teilhard de Chardin (…) - de la qualité d’ »enfants de Dieu » acquise aux hommes par l’incarnation du Verbe de Dieu (Jn 1, 12) » (p. 14). Et s’il y a, entre la grâce et le péché, « antagonisme, conflit violent (…) lutte (…) irréconciliable », comme « la nature pécheresse n’est pas entièrement corrompue », que « la liberté, apanage de l’homme créé à l’image de Dieu, n’est pas anéantie, si bien que la grâce, lors de sa victoire, n’aura point à prendre la place de l’homme, mais à le libérer (…) », dans « un second temps, il va donc pouvoir s’établir, de par l’initiative divine, entre la nature et la grâce un rapport qui ne sera plus d’antagonisme mais d’union (…) » (p. 19). Les deux ordres ne sont donc pas « comme deux étages superposés sans lien interne » ( H. de Lubac cite ici in article du P. Henri Bouillard in Bulletin de la société française de philosophie, séance du 25-1-1925, p. 14). « Le « surnaturel », explique le théologien, (…), n’est pas une « surnature », juxtaposée ou surimposée à la nature humaine ; il ne l’évacue pas non plus, il ne la dédaigne ni ne la remplace : il l’informe, et la refond, au besoin il l’exorcise, il la transfigure, en toutes ses activités. Le Verbe de Dieu venant dans ce monde n’entre pas en concurrence, comme s’il n’était qu’un autre élément de ce monde, avec tout ce que la nature première de l’homme ou le développement de son histoire et l’acquis de sa culture peuvent offrir de vrai, de juste, d’aimable et d’honnête (cf. Ph 4, 8). Il n’y a donc pas lieu (pour parler très schématiquement) de rejeter la « religion » pour faire place à la seule « foi », - ni de déprécier la « morale » au profit d’une « espérance » plus ou moins eschatologique, - ni de négliger tout ce qui peut être compris sous le titre des quatre « vertus cardinales » pour exalter une « charité » pure. Si la foi, l’espérance et la charité ne remplissent pas, dans leur force divine, leur rôle d’informer, de purifier, d’approfondir, de porter à leur achèvement les réalités authentiquement humaines, il est bien à craindre qu’elles-mêmes ne se dénaturent. Jamais, sans doute, ni dans un individu, ni dans un milieu social donné, ni dans un siècle ou dans un autre, la synthèse chrétienne n’est pleinement réalisée. Jamais n’est atteinte une harmonie parfaite. L’expérience montre même qu’en empêchant l’homme de se complaire dans un équilibre simplement humain, l’infusion du « surnaturel » introduit en lui le principe d’un nouveau déséquilibre qui fait sa noblesse supérieure mais aussi son tourment. Et la sainteté est autre chose que la sagesse. Toutefois, à travers les circonstances toujours changeantes qui obligent à de perpétuelles inventions et à des combats toujours renouvelés, l’équilibre, l’harmonie, la synthèse sont toujours à chercher ».( p. 17).
42. CHENU M.-D., op. cit., pp. 49-50 ; « Certes, continue-t-il, dans son contenu et dans ses fins, elle est au-delà des besoins de la nature et des espérances des civilisations ; mais ces besoins et ces espérances, elle les prend à son compte comme la greffe fait sienne la sève du sauvageon où on l’a plantée. Puis, en leur donnant leur satisfaction et leur consistance, elle les amène à leur plein épanouissement, garantit le jeu de leurs propres structures. Elle a pu d’abord suppléer à leur faiblesse initiale, mais, comme si elle avait hâte de se livrer à sa besogne surnaturelle, elle se plaît à reconnaître l’autonomie de leurs lois. » Ainsi, « dans son comportement social, l’Église a peu à peu transmis à la puissance civile, après les avoir suscités, les divers services dont les sociétés ont besoin, hospitalité, assistance, instruction publique, etc.. ».
43. CHENU M.-D., op. cit., p. 55.
44. Cf. op. cit., p. 105.
45. M.-D. Chenu ajoute encore : « Il est urgent de rétablir l’essentielle dimension de l’homme, qui ne peut aucunement atteindre l’éternité que dans le temps, et qui, en vérité, ne se conquiert lui-même qu’en entrant dans le mouvement de l’histoire, où sa vie sociale le tient engagé. »( op. cit., p. 72).
46. Selon M.-D. Chenu, ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que l’on trouve l’expression « théologie du travail ». Certes, depuis le XIXe siècle, depuis Rerum novarum, il existe une morale du travail ; on a vu naître également une spiritualité du travail mais la théologie du travail est une curiosité récente. Il ne s’agit plus simplement de moraliser, sanctifier le travail mais de mettre à jour les sens profondément religieux du travail dans son contexte moderne. Traditionnellement, le chrétien a loué le travail manuel souvent méprisé dans le monde païen, il a vanté la valeur éducative de sa discipline et sa fonction ascétique, purificatrice mais le remplacement de l’outil par la machine a changé le rapport de l’homme au travail. La machine a déshumanisé le travail, prolétarisé le travailleur et face à cette situation, c’est, toujours selon M.-D. Chenu, Pie XI qui, le premier, a senti qu’il fallait dépasser les recettes habituelles puisque «  contrairement au plan de Dieu, le travail de l’homme tend dans ces conditions à devenir un instrument de dépravation ; la matière inerte sort ennoblie de l’atelier, tandis que les hommes s’y avilissent ». Ce bouleversement appelle non pas un retour au passé, au « bon vieux temps » de l’outil, mais une nouvelle réflexion qui s’articule sur le livre de la Genèse dont les richesses, à ce point de vue, avaient été oubliées pendant des siècles.

⁢iii. Un autre regard sur la pauvreté

A la lumière de ce bref aperçu théologique, on peut affirmer que la pauvreté n’est pas un problème marginal, un épiphénomène, un accident inévitable de la croissance : c’est un problème fondamental car il atteint tout l’homme et tous les hommes. Un chrétien ne peut accepter c’e qu’on a appelé le darwinisme social inspiré de Malthus où l’on considère que les pauvres sont naturellement faibles et qu’ils sont tout aussi naturellement éliminés par les plus forts.⁠[1] Il n’y a pas non plus à diviser les pauvres en bons et mauvais, comme on l’a fait parfois : les bons qui vont à la messe et les mauvais qui votent socialiste. Le marxisme lui-même a érigé cette tentation en principe : il a pris le parti du prolétariat mais s’est méfié du lumpenprolétariat⁠[2] prêt à se rallier aux forces réactionnaires.

La pauvreté ne se définit pas non plus simplement par le manque de pain ou de travail⁠[3] ou de capacités physiques, intellectuelles, psychologiques. Un manque entraîne d’autres manques. Cette description de la pauvreté bâtie à partir des réalités sociales du XIXe siècle reste valable aujourd’hui et nous montre les résonances d’une indigence matérielle : « Le quart-monde dans les pays riches rassemble des populations dominées qui manquent du minimum vital et du minimum en général compte tenu des usages sociaux, qui ont des comportements marginaux et se trouvent exclues par l’absence de travail, par la difficulté de communiquer, par le sentiment de perte de dignité, et d’humiliation par leurs comportements mêmes. Privées souvent de liens contractuels, elles se heurtent à des phénomènes de blocages permanents tels, qu’elles ont les plus grandes difficultés pour s’intégrer, voire seulement pour s’insérer socialement ».⁠[4]

Il serait étonnant que l’indigence matérielle, pour ne parler que d’elle, n’ait pas d’incidences spirituelles. P. Scolas pose cette question qui est, en fait, une affirmation : « La lutte résolue pour un vrai bien-être matériel ne va-t-elle pas nécessairement de pair avec l’ouverture vers d’autres biens aussi vitaux ? »[5]

Par ailleurs, la pauvreté est un mal commun. La pauvreté n’est pas seulement un mal qui atteint une personne ou une catégorie de personnes, un mal auquel une autre personne ou un autre groupe de personnes peut apporter soulagement à défaut de guérison, la pauvreté est un mal social, une atteinte au bien commun. Le pauvre est celui qui ne peut partiellement ou totalement travailler à l’accroissement du bien commun, qui ne peut en recevoir tous les bienfaits ou certains d’entre eux mais qui, par sa défection, prive l’ensemble de la société du fruit de sa participation. Quand donc une société, corps intermédiaire ou état, lutte contre toutes les formes possibles de pauvreté, elle agit dans l’intérêt des personnes concernées, évidemment, mais aussi de l’ensemble des citoyens.

A la limite, on peut même contester la division sociale riches-pauvres et envisager, comme le faisait Paul VI, « un monde plus humain pour tous, où tous ont à donner et à recevoir ».⁠[6]

Tout ceci nous montre, si besoin était encore, la nécessité, au cœur de la charité, de garder le souci prioritaire, mais non exclusif, de la justice sociale, pour le bien des personnes et des sociétés.

Comme nous l’avons vu précédemment, la justice sociale est un concept « englobant », pourrait-on dire, puisqu’elle « veille, chez les gouvernants mais aussi en tous les lieux de décision de l’organisme social et jusque chez les membres particuliers, au développement des ressources sociales, à leur harmonieuse répartition entre les catégories sociales par leurs lois, institutions et initiatives convenables, ainsi qu’à la distribution des rôles, empruntant tour à tour ses normes à la justice générale, à la justice distributive et à la justice commutative, selon les situations diverses qu’elle régit.

Ainsi la justice sociale nous semble avoir deux objets qui ne peuvent se ramener à l’unité : d’une part, l’abolition des disparités entre classes, secteurs et peuples ; d’autre part, la croissance des ressources globales de la société : en bref, la répartition sociale et la croissance économique. »[7]

Si les réponses ne sont pas évidentes, les questions à résoudre sont claires : comment assurer avec justice la « croissance économique » et la « répartition sociale » ou, plus exactement, comme le dit l’auteur, la « distribution des rôles », le « développement des ressources sociales », « globales » et leur « harmonieuse répartition » pour que s’abolissent les disparités ?

Quelles sont donc précisément les conditions de l’établissement et de la croissance de la justice sociale ainsi définie ?

Elles sont nombreuses et d’ordres divers. Elles sont, nous allons le voir encore à travers les chapitres qui suivent, culturelles, philosophiques, spirituelles, morales, juridiques, politiques, structurelles. La justice sociale est ordonnée, ne l’oublions pas, au bien commun. En tant que justice, elle résume tous les devoirs sociaux⁠[8] et, vu leur diversité, « il n’est pas interdit de penser que les principes de la justice puissent varier d’après les domaines et les objets auxquels ils s’appliquent »[9]

Mais la justice sociale ne s’installe pas spontanément, elle ne peut être imposée. Elle doit se construire et s’organiser avec la collaboration de tous les acteurs sociaux, économiques et politiques. La variété des conditions le réclame. La réalisation du bien commun aussi. Trop souvent, on attribue à l’État le rôle essentiel en la matière. Et il est vrai que l’établissement d’une législation sociale est capital. Mais, au fil du temps, le rôle social de l’État s’est considérablement élargi. « d’abord ont été introduites timidement et assez tard dans le dix-neuvième siècle des lois de protection sociale ; cette protection s’est étendue à partir de 1919 et elle continue depuis de le faire. Ensuite, à partir des années trente, l’État prend des responsabilités, non seulement comme protecteur des faibles, mais comme leader principal des décisions économiques et sociales. Après la guerre de trente-neuf à quarante-cinq enfin, l’extension de la sécurité sociale et la création d’autres systèmes de redistribution des revenus dans un but de réduction des inégalités, ont rendu plus large encore l’emprise de l’État. » Suite à ce tableau qu’il brosse rapidement, Marc Van De Putte⁠[10] soulève deux probl_mes majeurs : d’une part les finances publiques ont de plus en plus de difficultés pour assumer leurs responsabilités et la loi, d’autre part, tend à régir de plus en plus de champs d’activités. Autrement dit, la dette tend à s’accroître et la liberté à diminuer.

Nous verrons que cette situation dramatique où s’enlisent bien des États modernes tentés de sacrifier des engagements sociaux pour échapper à l’étouffement, peut être évitée dans la mesure où l’on cesse de penser la réalisation de la justice sociale uniquement dans le chef des pouvoirs publics et uniquement selon des modalités financières.

La justice sociale, en tout cas, nous allons en voir quelques conditions pratiques réclame un autre regard sur l’économie. Va-t-elle être, selon l’heureuse expression d’un auteur, une économie du « bien-être » ou du « plus-avoir » ?⁠[11]

L’exigence évangélique était déjà difficile à vivre dans le monde relativement stable de jadis. Mais aujourd’hui, « le progrès scientifique et technique fait, en raison des déséquilibres qu’il entraîne dans le monde, une question de vie ou de mort d’une économie qui ne soit plus celle du profit mais des besoins des hommes « au niveau de leur vraie dignité », d’une économie « de participation » et « de don » ; ce n’est que dans une telle économie que l’on pourrait penser normalement la pauvreté.⁠[12] Et encore le problème est-il beaucoup plus qu’économique. Ce qui est en cause, c’est toute une mentalité que suscite la technique, avec ses harmoniques éthiques spontanées. »[13]

« L’Évangile nous dresse contre une certaine « économie d’abondance », comme on dit aujourd’hui, qui est la perversion du développement économique lui-même, comme on peut le voir dans la détresse présente des hommes. Aussi l’enrichissement du monde n’est-il légitime que si, d’abord, en justice, il nourrit et libère les pauvres, nations et individus. »[14]


1. Ne peut-on considérer comme une forme plus raffinée de darwinisme social, les théories très néo-libérales qui prétendent que c’est la dynamisation et la libération du marché qui amènera davantage d’égalité ? (Cf. MINC Alain, La machine égalitaire, Livre de Poche, 1987).
2. Lump en allemand signifie gueux, misérable. Lumpenproletariat désigne ceux qui n’ont ni ressources ni conscience politique. Engels dira : « Le lumpenproletariat - cette lie d’individus déchus de toutes les classes qui a son quartier général dans les grandes villes - est, de tous les alliés possibles, le pire. Cette racaille est parfaitement vénale et tout à fait importune. Lorsque les ouvriers français portèrent sur les maisons, pendant les révolutions, l’inscription : « Mort aux voleurs ! », et qu’ils en fusillèrent même certains, ce n’était certes pas par enthousiasme pour la propriété, mais bien avec la conscience qu’il fallait avant tout se débarrasser de cette engeance. Tout chef ouvrier qui emploie cette racaille comme garde ou s’appuie sur elle, démontre par là qu’il n’est qu’un traître ». (Préface de 1870 et 1875 à la Guerre des paysans, disponible sur www.marxists.org).
3. En 2004, le Conseil français de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale, dénombrait, en France, un million d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté national (1.200 euros par mois pour un couple avec un enfant) et deux millions si l’on tient compte du seuil de pauvreté européen (1.400 euros dans les mêmes conditions). Il s’agit d’enfants de familles monoparentales où, souvent, la mère doit abandonner son travail, de familles nombreuses qui ne jouissent que d’un salaire ou de familles étrangères non-européennes qui ajoutent aux problèmes cités diverses discriminations. Alors que le taux de pauvreté des ménages est stationnaire, la pauvreté infantile augmente à cause notamment de la multiplication des formes de travail précaire. Le fait d’avoir un emploi n’empêche pas de sombrer dans la pauvreté. (La Libre Belgique, 18-2-2004).
4. GUSLIN André, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIXe siècle, Aubier, 1998, p. 49. Cf. également Le GALL Laurent, in Ruralia n° 2000-07 ou sur http://ruralia.org.
5. Spiritualité, solidarité, sobriété, in Oser la tempérance, op. cit., p. 42.
6. PP, n° 44.
7. BIGO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 230.
8. Cf. Bruguès.
9. De BRUYNE P. (professeur à l’UCL), Théories de la justice et politiques économiques, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 46.
10. Les aspects juridiques de la justice sociale, in La justice sociale en question ?, Contributions à une recherche réalisée par l’Association des dirigeants et cadres chrétiens (ADIC), avec le concours des Facultés universitaires Saint-Louis (FUSL), Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 123 et svtes. L’auteur est Docteur en Droit, Licencié en sciences économiques, administrateur de sociétés.
11. Cf. ALBERTINI J.-M., Bien-être et plus avoir, in Arguments, n° 22, 1961, pp. 14-16. Cité par LECOMTE B., Les chrétiens face à la pauvreté d’aujourd’hui, in Église et pauvreté, Ouvrage collectif, Cerf, 1965, p. 195.
12. C’est l’auteur qui souligne.
13. HAYEN A. sj et REGAMEY P.-R. op, Une anthropologie chrétienne, in Église et pauvreté, op. cit., p. 132.
14. ROLLAND Mgr Cl., évêque de Madagascar, in Informations catholiques internationales, 15-6-1964, p. 3. Cité par HAYEN A. et REGAMEY P.-R., op. cit., p. 133.

⁢a. Le regard « englobant » de Jean-Paul II

Le 2 juillet 1980, le pape Jean-Paul II visitait la favela⁠[1] ‘Vidigal » à Rio de Janeiro où vivent des milliers de pauvres. Il leur a adressé un discours particulièrement intéressant⁠[2].

Il rappelle que l’Église qui, « dans le monde entier veut être l’Église des pauvres » n’est autre que l’Église universelle : « ce n’est pas l’Église d’une classe ou d’une seule caste ». Elle parle à l’homme, « à chaque homme et à tous. En même temps, elle parle aux sociétés, aux sociétés dans leur globalité et aux diverses couches sociales, aux divers groupes et professions. Elle parle également aux systèmes et aux structures sociales, socio-économiques et socio-politiques. »

Que dit l’Église ? « Faites tout, vous particulièrement qui avez un pouvoir de décision. Vous de qui dépend la situation du monde, faites tout pour que la vie de chaque homme, sur votre terre, devienne plus humaine, plus digne de l’homme !

Faites tout pour que disparaisse, au moins progressivement, cet abîme qui sépare les « excessivement riches », peu nombreux, des grandes multitudes de pauvres, de ceux qui vivent dans la misère. Faites tout pour que cet abîme n’augmente pas mais diminue, pour que l’on tende à une égalité sociale. Enfin que la répartition injuste des biens cède la place à une répartition plus juste.

Faites-le en considération de chaque homme qui est votre prochain et votre concitoyen. Faites-le en considération du bien commun de tous. Et faites-le en considération de vous-mêmes. Seule a une raison d’être la société socialement juste, qui s’efforce d’être toujours plus juste. Seule une telle société a devant elle un avenir. La société qui n’est pas socialement juste et n’ambitionne pas de devenir telle met en danger son avenir. »

Où ce discours s’enracine-t-il sinon dans la première Béatitude: « Bienheureux les pauvres de cœur, car le Royaume des cieux est à eux »[3] ?

« Les pauvres de cœur sont ceux qui sont les plus ouverts à Dieu et aux « merveilles de Dieu » (Ac 2, 11). Pauvres parce que prêts à accepter sans cesse ce don d’en haut qui provient de Dieu lui-même. Pauvres de cœur - ceux qui vivent dans la conscience d’avoir tout reçu des mains de Dieu comme un don gratuit, et qui apprécient chaque bien reçu. » Et parce qu’ils sont ouverts à Dieu, ces cœurs sont, « par cela même, plus ouverts aux hommes. Ils sont prêts à apporter une aide efficace ».

Même si Jean-Paul II, au cœur de cette favela, salue particulièrement la miséricorde, la générosité et la magnanimité de nombre de ses interlocuteurs, il est clair que l’ouverture à Dieu et aux hommes n’est pas l’apanage d’un groupe sociologique. A ces pauvres de cœur, ouverts à Dieu et aux hommes, s’opposent ceux qui sont « fermés à Dieu et aux hommes, sans miséricorde », ceux que l’Écriture appelle « riches », les « malheureux »[4].

Tous les hommes, quelle que soit leur situation, doivent avoir l’ouverture de cœur évoquée.

Aux miséreux, le pape rappelle qu’ »il est nécessaire de faire tout ce qui est permis pour assurer, à soi-même et aux siens, tout ce qui est nécessaire à la vie et à la subsistance » et de rester dignes, magnanimes, ouverts et disponibles.

Aux riches, il demande de n’être pas « aveuglés par l’égoïsme et la satisfaction de leurs propres désirs » (…) : « Si tu as beaucoup, s’écrie Jean-Paul II, si tu as tellement, rappelle-toi que tu dois donner beaucoup, qu’il y a tant de choses à donner. Et tu dois penser à la façon de donner ; à la façon d’organiser toute la vie socio-économique et chacun de ses secteurs afin que cette vie tende à l’égalité entre les hommes et non pas à un abîme entre eux.

Si tu connais beaucoup de choses et que tu sois placé en haut de la hiérarchie sociale, tu ne dois pas oublier une seule seconde que, plus on est élevé, plus on doit servir ! Servir les autres. Autrement tu courras le danger de t’éloigner toi-même ainsi que ta vie du champ des Béatitudes et en particulier de la première d’entre elles : « Bienheureux les pauvres de cœur ». Ils sont « pauvres de cœur » les « riches » aussi qui, à la mesure de leur propre richesse, ne cessent de « se donner eux-mêmes » et de « servir les autres ». »

Texte important car il montre bien que nous sommes tous concernés par le problème de la pauvreté non seulement parce qu’elle est un manque de bien commun mais aussi parce que nous sommes tous à la fois pauvres et riches par rapport aux autres. Pas de société donc sans solidarité, sans ajustement de nos complémentarités, bannissant toute dialectique primaire entre riches et pauvres.

Texte important aussi parce qu’il insiste sur l’organisation indispensable à tous les échelons de la société pour faire reculer les pauvretés.

Texte important enfin parce qu’il montre précisément vers quoi toute société doit tendre : l’égalité. Alors que Léon XIII insistait, contre les socialistes sur l’inéluctable inégalité, l’accent s’est ici nettement déplacé. Il n’y a pas là contradiction si l’on se donne la peine de relire ce qu’en dit Rerum novarum : « Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. Sans doute, c’est là ce que poursuivent les socialistes. Mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C’est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes ; différences d’intelligence, de talent, de santé, de force ; différences nécessaires, d’où naît spontanément l’inégalité des conditions. Cette inégalité, d’ailleurs, tourne au profit de tous, de la société comme des individus. La vie sociale requiert dans son organisation des aptitudes variées et des fonctions diverses, et le meilleur stimulant _ assumer ces fonctions est, pour les hommes, la différence de leurs conditions respectives. »[5]

Juste avant ce passage, le Saint Père précisait que l’Église « veut et désire ardemment que toutes les classes mettent en commun leurs lumières et leurs forces, pour donner à la question ouvrière la meilleure solution possible ».⁠[6]

L’appel à la solidarité par la collaboration des différences inéluctables est donc clair. Cela ne signifie pas que la société doit se figer dans sa hiérarchisation actuelle, économique, sociale, politique. Ce que le Pape refuse comme utopique et dangereux, c’est l’égalitarisme qui voudrait faire fi des différences et qui tuerait la solidarité.

Il y a, en fait, deux formes d’excès, d’aliénations, à combattre, celle de la pauvreté et celle de la richesse. L’appel à l’égalité se justifie à travers cette prière de l’ancienne alliance:

« J’implore de toi deux choses,

ne les refuse pas avant que je meure :

(…) Ne me donne ni pauvreté ni richesse, laisse-moi goûter ma part de pain,

de crainte que, comblé, je ne me détourne

et ne dise : « Qui est le Seigneur ? »

Ou encore, qu’indigent, je ne vole

et ne profane le nom de mon Dieu. »[7]

Par ailleurs, le système démocratique que Léon XIII a demandé avec insistance de ne pas rejeter sans examen, doit pour survivre, nous en reparlerons, s’accompagner d’une démocratie économique et culturelle qui n’a rien à voir, si on la définit correctement, avec un quelconque système marxiste ou marxisant.

Nous allons précisément voir que des inégalités, des différences artificielles et condamnables, naissent lorsqu’on oublie de donner, en toute circonstance, la primauté à la dignité de la personne, à l’égale dignité de toute personne qui travaille, sur les choses, sur l’outil comme sur le capital quelle que soit sa forme : terre, biens mobiliers, immobiliers, argent ; lorsque l’État aussi oublie qu’il est le gardien de cette dignité éminente.


1. Ce mot désigne, au Brésil, un « bidonville ».
2. In DC, n° 1791, 3-17 août 1980, pp. 754-757.
3. Mt 5, 3.
4. « Malheureux, malheureux, vous les riches, parce que vous avez reçu votre consolation. Malheureux qui êtes maintenant repus car vous aurez faim. Malheureux qui riez maintenant car vous serez dans le deuil et pleurerez. Malheureux êtes-vous quand tous les hommes disent du bien de vous. C’est ainsi que leurs pères traitaient les faux prophètes. » (Lc 6, 24-26).
5. Marmy, 447.
6. Id., 446.
7. Pr 30, 7-9.

⁢b. Pour davantage de justice sociale

Nous venons d’évoquer la responsabilité de l’État. Elle est grande, nous le verrons mais il serait erroné, vu tout ce qui a été dit précédemment, de ne compter que sur son action. A plusieurs reprises il a été dit que tous les acteurs sociaux doivent se mobiliser en faveur du bien commun et donc dans la lutte contre les pauvretés, tous les citoyens organisés ou non.

Les pauvretés sont multiformes et touchent, selon des modalités diverses, tous les individus. Même l’individu improbable qui serait doué des meilleures qualités physiques et intellectuelles, héritier de grands biens, béni dans ses amitiés et ses amours et dont la vie serait d’une paix égale, sera confronté à l’appauvrissement de la vieillesse et de la mort.

L’accroissement du bien commun et le recul des manques est fondamentalement l’œuvre de la solidarité qu’il n’est pas inutile de redéfinir ici. Elle n’est « pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir (…). Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être vaincues - bien entendu avec l’aide de la grâce divine - que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. »[1]

C’est dire qu’à la racine de la charité, au sens étroit du terme, et de la justice sociale, il doit y avoir nécessairement une conscience formée, convertie dans la liberté, bien sûr.

Très concrètement, pour prendre un exemple, en 1996, l’Église du Hainaut s’est mobilisée « avec les pauvres, contre la pauvreté »[2] ; Devant la croissance de la pauvreté dans le diocèse, qui se manifeste par la précarité de plus en plus grande des moyens d’existence, la décomposition du lien social et l’accentuation des carences éducatives, culturelle et spirituelles toute l’Église du Hainaut décide de se mobiliser. Sont énumérées, toute une série d’initiatives d’accompagnement, d’aide d’urgence au sein d’associations, de mouvements, et d’œuvres diverses, pluralistes parfois et, parfois aussi, en collaboration avec les services sociaux officiel, pour apporter une aide ponctuelle, organiser une campagne d’action et de sensibilisation, visiter des lieux de détresse, accueillir les exclus et les solitaires, rendre des services éducatifs ou administratifs. Un appel est lancé aussi au renouvellement de la vie spirituelle et à l’évangélisation pour rendre l’espérance et la paix à tous les blessés de la vie.

Dans ce programme, tous les chrétiens sont invités à s’inscrire personnellement et ils le peuvent souvent immédiatement forts de leur zèle, de leur dévouement et de leur foi. Toutefois, l’invitation à l’action ne s’arrête pas là, à cette « charité ». Très lucidement, appel est lancé à l’engagement syndical et politique pour une fiscalité plus juste, un renforcement de la sécurité sociale, une modification des processus socio-économiques et culturels, la démocratisation de l’école ou une politique culturelle authentique dans les media et les vecteurs éducatifs car, dit le texte, « sans développement culturel, la lutte contre la pauvreté est réduite à une assistance sans lendemain ».

Nous reviendrons dans le dernier tome sur l’ »action politique » globale suggérée ici. Pour l’instant, nous allons étudier quels changements culturels et structurels sont indispensables à l’établissement d’une justice sociale et économique, étant bien entendu, ne l’oublions pas, que, vu sa volonté de promotion humaine intégrale, l’Église ne peut considérer qu’un programme de développement socio-économique suffirait ni accepter que le problème de la pauvreté soit laissé aux « spécialistes » de la politique sociale et économique.⁠[3]


1. SRS, n° 38. Souligné dans le texte.
2. C’est le titre de la Déclaration de Mgr Jean Huard et du diocèse de Tournai, adoptée le 8-6-1996, in DC, n° 2146, 20 octobre 1996, pp. 892-897.
3. Cf. RIEDMATTEN H. de et GROSSRIEDER P., op.cit., p. 65.

⁢Chapitre 2 : Le travail : un mal nécessaire ?

« Pendant six jours, tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage…​ »⁠[1]

Dans quelque domaine que ce soit, le facteur humain est primordial. C’est pourquoi, dans la mise en œuvre de la justice sociale, nous avons commencé par en établir les conditions morales. Sans une réforme personnelle, sans une conversion à l’esprit de pauvreté qui est ouverture à Dieu et aux autres, toute construction sociale et économique, aussi séduisante soit-elle, en théorie, aussi ajustée soit-elle à la raison, sera vaine ou, pour se maintenir, substituera la coercition au libre et généreux souci du bien commun.

Il s’agit, en économie, comme en politique, de respecter d’abord et avant tout la dignité de la personne considérée dans son intégralité et non réduite à ses fonctions productrices et consommatrices. Et nous avons vu qu’ : « en matière économique, le respect de la dignité humaine exige la pratique de la vertu de tempérance, pour modérer l’attachement aux biens de ce monde ; de la vertu de justice, pour préserver les droits du prochain et de lui accorder ce qui lui est dû ; et de la solidarité, suivant la règle d’or et selon la libéralité du Seigneur qui « de riche qu’il était s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté » (2 Co 8, 9) ».⁠[2]

Le respect de la dignité humaine est valable dans toutes les circonstances. Or, derrière la charrue, le marteau, le clavier ou le bâton de craie, il y a toujours un homme et donc il n’y aura jamais de vraie justice sociale si le travail et le travailleur ne sont pas estimés à leur juste valeur.


1. Ex 20, 9.
2. CEC 2407. A propos de la solidarité, le Catéchisme rappelle encore que « Les problèmes socio-économiques ne peuvent être résolus qu’avec l’aide de toutes les formes de solidarité : solidarité des pauvres entre eux, des employeurs et des employés dans l’entreprise, solidarité entre les nations et les peuples. la solidarité internationale est une exigence d’ordre moral. La paix du monde en dépend pour une part. » (CEC 1941).

⁢i. Le problème du travail.

Surgit immédiatement une difficulté car, à toutes les époques de l’histoire de l’humanité, le travail nous révèle son ambivalence. Il a toujours été considéré, en même temps comme une joie et une peine, un bienfait et une souffrance. Il a été, à la fois, honoré et maudit. En effet, il assure à l’homme sa subsistance matérielle, la richesse même, ainsi que d’autres biens, comme une certaine indépendance, le plaisir de la création, de l’œuvre heureusement accomplie, l’admiration, etc. Le travail est aussi à la source du progrès de la société et de la civilisation. Mais tout cela ne se gagne pas sans effort, sans privation de certains plaisirs, sans douleur parfois⁠[1].

L’histoire nous montre aussi d’incessantes hiérarchisations dans le monde du travail. Suivant les époques, les classes sociales, certains genres de travaux ont été discrédités ou exaltés. On ne compte plus les querelles, parfois violentes, entre agriculteurs et éleveurs, intellectuels et manuels, artisans et marchands, travailleurs libres et travailleurs salariés, fonctionnaires et paysans, etc. Même entre divers métiers d’une même catégorie, des classements se sont établis selon des critères variés et changeants. Parfois c’est le travail lucratif qui est méprisé et parfois le travail non rémunéré.

Or, l’histoire semble montrer qu’ »il y a invention, découverte, croissance économique et progrès social lorsque le labeur, autant de la main que de l’esprit, est honoré, mais la ruine est proche lorsque le travailleur est méprisé. »[2] Encore faut-il que cet honneur également accordé aux différents types de travail soit justement mesuré, qu’il ne soit évidemment entaché d’aucun mépris mais qu’il ne soit pas non plus exalté exagérément. Le travail a son importance vitale, personnelle, sociale, spirituelle mais il n’est pas le tout de l’existence.

En définitive, si, au départ, l’estime du travail dépend de la nécessité, elle est surtout tributaire de la conception qu’on s’en fait⁠[3].

Regardons cela de plus près.


1. Le travail est le plus souvent pénible parce qu’il n’a pas sa fin en lui-même : on ne travaille pas pour travailler. d’un autre côté, dans la mesure où le travail aide l’homme à se perfectionner, et qu’il soit choisi par goût, librement, il finit par s’apparenter au jeu qui, dans toute sa noblesse, respecte aussi des règles, demande des efforts et l’exercice de valeurs morales et physiques. (Cf. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV Les droits et devoirs individuels, 2e partie Travail, propriété, Wesmael-Charlier, 1946, pp. 5-26)
2. JACCARD P., Histoire sociale du travail de l’antiquité _ nos jours, Payot, 1960, p. 8. Pierre Jaccard fut Président de l’Ecole des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne.
3. Cf. LECLERCQ J., op. cit., pp. 55-61.

⁢a. L’Antiquité

Dans la Grèce archaïque, comme dans la plupart des sociétés anciennes, le travail dont le caractère pénible est universellement reconnu, est néanmoins honoré. d’ailleurs, les dieux travaillent. Héphaïstos forge, Héraclès garde des troupeaux, Poséidon et Apollon participent à la construction du mur de Troie. De plus, Déméter, déesse de la terre cultivée, et Artémis, déesse de la chasse semblent confirmer l’opinion de P. Jaccard⁠[1] qui affirme que « dans une civilisation où le travail est honoré, la femme est toujours l’objet d’une attentive considération » et qu’ »inversement, on peut affirmer aussi que là où la femme est respectée, le travail l’est également ». Ainsi et mieux encore, Athéna, fille de Zeus, « égale à son père en force et en prudente sagesse »[2] « apprend aux hommes à dompter les forces sauvages, à apprivoiser la nature, à se rendre maîtres des éléments. Elle est à l’origine de toutes les techniques : elle apprend le filage et le tissage à Pandore[3] et aux femmes de Phéacie[4]. Les forgerons l’invoquent. Elle dresse les chevaux et invente le char. C’est elle qui procure à Bellérophon le mors, instrument nécessaire pour dompter Pégase[5]. Elle préside aux travaux des bois et invente le premier navire avec Danaos[6]. Et c’est Athéna elle-même qui va sur la montagne du Pélion abattre les arbres à la hache pour la construction du navire des Argonautes[7]. Car elle veut apprendre aux hommes que c’est « la mêtis, c’est-à-dire l’intelligence et non la force, qui fait le bon bûcheron »[8] ».⁠[9] Les héros et les princes ne sont pas en reste : Prométhée qu’Eschyle célèbre, apprend aux hommes « des arts sans nombre »[10] et Ulysse qui sait faucher et charruer, a construit sa chambre nuptiale et explique avec force détails techniques comment il a construit son lit⁠[11]. Hésiode fait, avec réalisme et sans naïveté, l’éloge du travail dans Les Travaux et les Jours[12] et Sophocle, à l’autre bout de la grande histoire grecque, dit son admiration pour l’humanité inventive et laborieuse⁠[13].

Mais on sait que les philosophes eurent, en général, une opinion négative vis-à-vis du travail manuel. Sentiment de supériorité relativement classique de l’intellectuel ? Pas seulement. Plusieurs auteurs font remarquer que la généralisation de l’esclavage qui apporte une main-d’œuvre abondante et qui avilit la condition du travailleur dont le rendement, du fait de la servilité, est plus faible, a dû avoir un effet négatif sur l’opinion et a rendu inutile le progrès technique.⁠[14]

On ne peut négliger non plus, surtout chez les philosophes, l’influence de théories orientales comme le taoïsme et le bouddhisme indien.

Le taoïsme loue le travail agricole mais considère la technique comme impure car elle risque d’absorber l’homme dans le travail.

Le bouddhisme indien, de son côté, considère le travail comme foncièrement pernicieux et non comme un devoir honorable. Il faut éteindre les passions, réduire donc l’existence qui peut être une source de douleur⁠[15]. A cette vision s’ajoute le système indien des castes qui a cloisonné et hiérarchisé les activités dont certaines ne sont plus que des formes d’esclavage.

Cette intrusion orientale dans la pensée grecque, sensible chez Platon surtout⁠[16], mais aussi chez Xénophon⁠[17] et Aristote⁠[18], expliquerait pourquoi ils ont dénaturé le mythe de Prométhée présenté désormais non plus comme un bienfaiteur de l’humanité mais comme un dangereux orgueilleux. Le mépris des intellectuels pour la technique expliquerait aussi pourquoi toute une série de découvertes n’ont été utilisées qu’exceptionnellement. Les ingénieurs grecs avaient à maintes reprises montré leur savoir-faire : machines de guerre, élévateurs, tunnels, transport de bateaux, détournement de fleuve, horloge à eau, vis et écrou, machine à vapeur, moulin à eau pour l’irrigation et la meunerie sont restés trop souvent au stade théorique ou ont trouvé de rares et très limitées applications.

A Rome, il en fut de même. Les techniques qu’ont prête aux Romains venaient des Etrusques, eux-mêmes tributaires des Crétois mais les Géorgiques[19] nous montrent que le paysan romain utilisait un outillage qui n’était pas plus performant que celui décrit par Hésiode sept siècles auparavant et Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle nous apprend que si, en Gaule, on utilisait des charrues plus perfectionnées qu’en Italie, ces nouveaux outils furent peu utilisés par les Romains.

De nouveau, les intellectuels, tel Sénèque, considèrent comme vulgaire le travail manuel. Cicéron fait, par exemple, cette recommandation à son fils Marcus qui étudia la philosophie à Athènes : « Voici comment on distingue entre les professions et les diverses manières de faire du gain, celles qui sont libérales et celles qui sont sordides. d’abord, on méprise tout profit odieux : tel est celui des exacteurs, des usuriers. Ensuite, on regarde comme ignobles et méprisables les gains des mercenaires et de tous ceux dont ce sont les travaux, et non les talents, qui sont payés. Car pour ceux-là, leur salaire est le prix d’une servitude. On doit aussi faire peu de cas des revendeurs en détail ; leurs bénéfices se fondent sur le mensonge. Or, la fausseté est ce qu’il y a de plus bas au monde. Tous les artisans sont engagés dans des occupations sordides : une boutique n’a rien qui puisse convenir à un homme libre. Les métiers qui méritent le moins d’estime sont ceux qui servent les plaisirs du corps : tels sont, suivant Térence : poissonniers, bouchers, cuisiniers, charcutiers et pêcheurs. Mettez si vous voulez, avec eux, les parfumeurs, les baladins et tout ce qui vit des jeux de hasard. Par contre, l’exercice des professions suivantes, dont la société retire beaucoup d’avantages, comme la médecine, l’architecture, l’enseignement des arts libéraux, est honorable pour ceux au rang de qui elles conviennent. Méprisons le commerce s’il se fait en petit ; mais s’il est important et copieux, s’il fait circuler les marchandises de tous côtés, et s’il se fait sans fraude, il ne doit plus être réprouvé. Si le négociant, content de sa fortune plutôt qu’insatiable, se retire du port dans ses terres, comme auparavant il s’était retiré de la mer dans le port, il a des droits incontestables à notre estime. Mais de tous les moyens d’acquérir, l’agriculture est le meilleur, le plus fécond, le plus doux, le plus digne d’un homme libre. Je l’ai vantée suffisamment dans mon livre de Caton l’Ancien : c’est là que vous pourrez trouver le complément de ce chapitre. »[20]

Par contre, on trouve chez Virgile l’éloge littéraire classique de l’agriculture : « O fortunatos nimium, sua si bona norint, Agricoles ! » (« O trop fortunés, s’ils connaissaient leurs biens, les cultivateurs ?)⁠[21]. Conscient des difficultés mais aussi du bien-être qu’apporte cette vie, il écrit: « Le Père des dieux[22] lui-même a voulu rendre la culture des champs difficile, et c’est lui qui le premier a fait un art de remuer la terre, en aiguisant par les soucis les cœurs des mortels et en ne souffrant pas que son empire s’engourdît dans une triste indolence. Avant Jupiter[23], point de colon qui domptât les guérets ; il n’était même pas permis de borner ou de partager les champs par une bordure : les récoltes étaient mises en commun, et la terre produisait tout d’elle-même, librement, sans contrainte. C’est lui qui donna leur pernicieux virus aux noirs serpents, qui commanda aux loups de vivre de rapines, à la mer de se soulever ; qui fit tomber le miel des feuilles, cacha le feu et arrêta les ruisseaux de vin qui couraient çà et là : son but était, en exerçant le besoin, de créer peu à peu les différents arts, de faire chercher dans les sillons l’herbe du blé et jaillir du sein du caillou le feu qu’il recèle. Alors, pour la première fois, les fleuves sentirent les troncs creusés des aunes[24] ; alors le nocher dénombra et nomma les étoiles : les Pléiades, les Hyades et la claire Arctos, fille de Lycaon[25]. Alors on imagina de prendre aux lacs les bêtes sauvages, de tromper les oiseaux avec de la glu et d’entourer d’une meute les profondeurs des bois. L’un fouette déjà de l’épervier[26] le large fleuve, dont il gagne les eaux hautes ; l’autre traîne sur la mer ses chaluts humides. Alors on connaît le durcissement du fer et la lame de la scie aigüe (car les premiers hommes fendaient le bois avec des coins) ; alors vinrent les différents arts. Tous les obstacles furent vaincus par un travail acharné et par le besoin pressant en de dures circonstances. »[27]

d’autres, plus tard, comme Marc-Aurèle ou Epictète loueront, plus généralement, le travail des mains. Et l’idée germera d’une égale dignité des hommes. Même si certaines tâches restent peu nobles, inférieures, elles ne peuvent porter préjudice à la grande fraternité humaine : « J’ai, appris avec plaisir, par ceux qui me viennent de toi, la familiarité dans laquelle tu vis avec tes esclaves. Voilà qui est digne de ta sagesse et de ton instruction. Sont-ce des esclaves ? Non. Mais des hommes. Des esclaves ? Non. Mais des compagnons de tente. Des esclaves ? Non. Mais d’humbles amis. Des esclaves ? Dis plutôt des frères en servitude, si tu réfléchis que la fortune a le même empire sur eux et sur toi. » En effet, « tu peux le voir libre comme il peut te voir esclave. Lors du désastre de Varus[28], bien des hommes de la plus haute naissance, qui passaient par l’armée pour arriver au rang sénatorial, furent ravalés par la fortune : de l’un elle fit un berger, de l’autre un gardien de cabane. Méprise ensuite un homme dont le sort peut devenir le tien, dans l’instant même où tu le méprises. Voici ma doctrine en deux mots : vis avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur vécut avec toi. »[29]

Bref, ce rapide survol nous montre qu’il ne faut pas, à l’instar de nombreux auteurs, considérer que les Anciens ont eu une « conception pessimiste » du travail⁠[30]. Nous avons rencontré diverses conceptions qui peuvent s’affronter lorsque la société se différencie ou lorsque le travail est nécessaire pour les uns et superflu pour d’autres. Et encore peut-on préciser que, si certaines aristocraties à travers l’histoire, affichent un certain mépris pour le travail, il s’agit plus d’un mépris pour le travail lucratif que pour le travail en lui-même.⁠[31]


1. Op. cit., p. 52.
2. HESIODE, Théogonie, 896.
3. HESIODE, Les travaux et les jours, 64. Pandore est la première femme, par qui tous les malheurs des hommes sont arrivés (cf. HESIODE, Théogonie, 79-82).
4. Odyssée, VII, 110. La Phéacie est une région mythique souvent identifiée avec l’île de Corcyre dans la mer Ionienne.
5. PINDARE, Olympiques, XIII, 63-87. Pégase est un cheval ailé qui fut capturé par Bellérophon avant de devenir la monture de Zeus.
6. Apollodore, III, 1, 4. Danaos est un roi légendaire d’Argos.
7. APPOLONIOS de Rhodes, Les Argonautiques, II, 1187-1189.Les Argonautes sont les héros qui s’embarquèrent sur la nef Argo pour aller conquérir la Toison d’or en Colchide (au sud du Caucase).
8. Iliade, XV, 412.
9. COMTE Fernand, Les grandes figures des mythologies, Larousse-Bordas, 1996, p. 64.
10. ESCHYLE, Prométhée enchaîné, v. 200-480. Dans cette pièce, Prométhée est puni parce qu’il s’est opposé à Zeus qui « ne fit aucun compte des malheureux mortels ; il voulait même en faire disparaître la race tout entière pour en faire naître une nouvelle. Et personne ne s’y opposait, dit Prométhée, que moi. Seul, j’eus cette audace et j’empêchai que les mortels mis en pièces ne descendissent dans l’Hadès. (…) d’enfants qu’ils étaient auparavant, j’ai fait des êtres doués de raison et de réflexion. (…) Autrefois ils voyaient sans voir, écoutaient sans entendre, et semblables aux formes des songes, ils brouillaient tout au hasard tout le long de leur vie ; ils ne connaissaient pas les maisons de briques ensoleillées ; ils ne savaient point travailler le bois ; ils vivaient enfouis comme des fourmis agiles au fond d’antres sans soleil. Ils n’avaient point de signe sûr ni de l’hiver, ni du printemps fleuri, ni de l’été riche en fruits ; ils faisaient tout sans user de leur intelligence, jusqu’au jour où je leur montrai l’art difficile de discerner les levers et les couchers des astres. J’inventai aussi pour eux la plus belle de toutes les sciences, celle du nombre, et l’assemblage des lettres, qui conserve le souvenir de toutes choses et favorise la culture des arts. Le premier aussi j’accouplai les animaux et les asservis au joug et au bât pour prendre la place des mortels dans les travaux les plus pénibles, et j’attelai au char les chevaux, dociles aux rênes, luxe dont se pare l’opulence. Nul autre que moi non plus n’inventa ces véhicules aux ailes de lin où les marins courent les mers. Voilà les inventions que j’ai imaginées en faveur des mortels (…). »
11. HOMERE, Odyssée, XIII, 366 et XXIII, 189.
12. Voici, par exemple, comment ce poète-paysan (VIIIe-VIIe s) parle de la réussite : « De la misère, on en gagne tant qu’on veut, à la va-vite ; La route est plane, et on en trouve tout de suite. Mais, devant le mérite, les dieux immortels ont d’abord mis la sueur : Le chemin qui y mène est à pic, et il traîne en longueur, Et il est rocailleux pour commencer, mais si tu arrives à son sommet, Même s’il était difficile, le voilà maintenant tout aisé ! » (In BRASILLACH R., Anthologie de la poésie grecque, Livre de poche, 1950, pp. 82-83).
13. Cf. Antigone, Stasimon I : le chœur chante : « De mille merveilles, merveille entre toutes se dresse l’homme : à travers la mer blanchissante, aux rafales du vent du Sud, il s’avance, il passe au milieu du surplomb d’ondes mugissantes. La Déesse-Mère, la Terre incorruptible, inépuisable, il la travaille de charrues qui vont et viennent chaque année, car pour la retourner il a des bêtes de gent chevaline. La race des oiseux légers, il la capture dans ses pièges ; poissons de la mer bondissante et harde de bêtes des bois, aux plis de ses filets tressés les capture l’homme inventif. La ruse lui soumet le fauve à travers plaines et montagnes ; au col chevelu du cheval il passera le double joug, que de son côté recevra le sauvage taureau des monts. Langage, aile vive, ô pensée, principes fondateurs de villes, il a maintenant tout cela ; comme il sait fuir sous le ciel même et l’importunité du gel et les traits importuns des pluies. Tête féconde et non stérile, il sait affronter l’avenir. Hadès (la mort) seul reste inévitable. Or, atteint du mal le plus grave, on le voit, l’homme trouve remède à force de subtilité. Don des arts, mystère, ô génie riche au delà de tout espoir ! ou vers le mal ou vers le bien, il confond les lois de la terre et le droit qu’il a fait le serment devant les dieux de respecter. Grand, mais rebut de la cité, qui du mal se fait un ami pour satisfaire son audace. Puisse-t-il ne s’asseoir jamais à mon foyer ni dans mon cœur, celui qui tel crime commet ! » (v.332-375).
14. Cf. Daniel-Rops : « Considérons le régime de l’esclavage antique. Du seul point de vue économique et technique, c’est un système remarquable et dont les conséquences spirituelles sont éminentes. Il met à la disposition de la société une telle quantité d’énergie à bas prix qu’il permet à l’homme libre la poursuite des fins vraiment spirituelles. (…) Ce mépris du travailleur dans la société antique (« on ne fera jamais d’un ouvrier, un citoyen ! ») est le corollaire naturel d’un état de fait qui accordait, d’un autre côté, à la pensée, une admirable indépendance. Mais ce système tendait à rendre vains tous progrès techniques, de même qu’il ne pouvait, sous peine de disparaître, modifier les conditions essentielles de la vie servile. d’une part, il était inutile de changer le régime, puisqu’il fonctionnait bien et coûtait fort peu, d’autre part l’esprit humain cherchait à justifier ce régime même, qui nous paraît abominablement injuste, mais qui était indispensable. On saisit là parfaitement cette interférence de l’économique et du technique avec l’éthique qui se retrouve à toutes les étapes de l’humanité. Aux premiers chrétiens eux-mêmes, comme aux plus nobles des philosophes antiques, l’esclavage apparaissait comme une loi naturelle, l’expression d’une volonté divine. » (Pour un avenir humain, in L’avenir de la science, Plon, 1941, pp. 255-256).
15. Cf. BARON Roger, Regards catholiques sur l’Inde, Desclée et Cie, 1959, p. 14: « L’Inde est sensible _ la vanité du monde, se livre à la recherche de la contemplation, à la quête de l’absolu. L’Occident veut la possession du monde, a le culte de l’action, ajoute progrès à progrès dans le domaine du relatif. Le christianisme a le sens de la création, ordonne la vie active à la vie contemplative, réalise la collaboration de l’homme avec Dieu. »
16. Platon développe l’idée que les arts et les métiers ont abîmé les corps des artisans et les ouvriers « de même que leur âme cassée et flétrie par la bassesse de leur travail » (République, VI, 495 d). Ils ne sont pas faits pour la philosophie qui seule forme un homme et un citoyen.
17. Xénophon, comme Platon, parle des corps et des âmes exténuées par le travail (Economique, IV, 2). Il fait dire à Socrate : « Les arts appelés mécaniques sont décriés et c’est avec raison que les gouvernements en font peu de cas. Ils minent le corps de ceux qui les exercent (…) en les forçant de demeurer assis, de vivre dans l’ombre et parfois même de séjourner près du feu. Or, quand les corps sont efféminés, les âmes perdent bientôt toute leur énergie. »
18. Pour Aristote, l’ouvrier ne peut être citoyen : « Dans les temps anciens, écrit-il, chez certains peuples, l’artisan et l’ouvrier étaient sur le même plan que l’esclave et l’étranger. Il en va encore de même à présent en beaucoup de lieux et jamais un État bien policé ne fera d’un artisan un citoyen. S’il le devient, au moins ne faut-il pas attendre de lui le civisme dont nous parlerons : cette vertu ne se rencontre pas partout ; elle suppose un homme non seulement libre mais dont l’existence soit débarrassée du besoin de se vouer aux œuvres serviles. Or quelle différence y a-t-il entre les artisans ou autres mercenaires et les esclaves, si ce n’est que ceux-ci appartiennent à un particulier et ceux-là au public ». (Politique, III, 3). A propos des esclaves précisément, il écrira : « Il existe des hommes inférieurs, autant que l’âme est supérieure au corps et l’homme à la brute : l’emploi de leurs forces corporelles est le meilleur parti qu’on puisse tirer de leur être ; ils sont nés pour être esclaves (…). Utile aux esclaves eux-mêmes, l’esclavage est juste ». (Politique, I, 1.) Plus simplement encore, Plutarque dira que les esclaves sont « les organes vivants de l’économique » (Vie des hommes illustres, Crassus, II).
19. Œuvre de Virgile (70-19).
20. De officiis I, 42.
21. Géorgiques II, v. 458-459.
22. Jupiter.
23. Sous l’âge d’or de Saturne.
24. Pirogues creusées dans un bois qui ne pourrit pas.
25. Callisto changée en ourse par Junon, forme la constellation de la grande Ourse.
26. Filet de pêche muni de pierres ou de balles de plomb.
27. Géorgiques, I, 121-146.
28. Publius Quintilius Varus, général et administrateur romain qui s’enrichit par des spoliations. En 9, en Germanie, ses trois légions furent détruites et il se donna la mort.(Mourre)
29. SENEQUE, Lettres à Lucilius, XLVII.
30. L’expression est de DELHAYE Ph. Théologie du travail, in L’ami du clergé, 18-7-1957, p. 29. L’auteur distingue encore la « conception optimiste des modernes » puis la « conception mélioriste de la « philosophie chrétienne ».«  Cette dernière considère que le travail est naturel à l’homme et que s’il a un caractère pénible, on doit chercher à alléger cette peine.
31. Cf. LECLERCQ J., op. cit., pp. 55-61.

⁢b. Le judéo-christianisme

Il présente, dans son ensemble, une vision positive du travail qui apparaît surtout comme un privilège et un bienfait. N’est-il pas écrit que « le Seigneur Dieu prit (…) l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder »[1]. Après le péché de l’homme, Dieu maudira non pas le travail, mais le sol : « Maudit soit le sol à cause de toi »[2], c’est-à-dire les conditions du travail . Comme l’explique saint Thomas : « A l’homme, chargé du rôle de gagne-pain, la terre maudite opposa sa stérilité, ses épines et ses ronces, et imposa la labeur quotidien. »[3]

Le travail reste, malgré la peine désormais, un avantage, un bien et la paresse un mal. On peut lire, dans le livre des Proverbes[4], cette rude injonction : « Va voir la fourmi, paresseux ! Observe ses mœurs et deviens sage : elle qui n’a ni magistrat, ni surveillant ni chef, durant l’été elle assure sa provende et amasse, au temps de la moisson, sa nourriture. Jusques à quand, paresseux, resteras-tu couché ? Quand te lèveras-tu de ton sommeil ? Un peu dormir, un peu s’assoupir, un peu croiser les bras en s’allongeant, et, tel un rôdeur, viendra l’indigence, et la disette comme un mendiant. »

L’Ecclésiaste qui souligne tant la vanité des efforts humains, reconnaît cependant qu’ »il n’y a de bonheur pour l’homme que dans le manger et le boire et dans le bonheur qu’il trouve dans son travail, (…) cela aussi vient de la main de Dieu (…) »⁠[5] ; « ’il n’y a rien de meilleur pour l’homme que de jouir du fruit de ses travaux »[6].

Le Siracide conseille : « Ne déteste point les besognes pénibles, ni le labeur de la terre, qui a été créé par le Très-Haut. »[7]

Le travail a donc été voulu par Dieu.

Reste, néanmoins, comme dans les autres cultures, l’acceptation de l’esclavage avec, toutefois, comme nous l’avons déjà vu précédemment, d’importants accommodements. Dans le Siracide, précisément, on lit: « A l’âne le picotin, le bâton et le faix ; à l’esclave le pain, la correction et la tâche. L’esclave ne travaille que si on le châtie, et n’aspire qu’au repos ; laisse-lui les mains inoccupées, et il cherchera la liberté. Le joug et la courroie font plier le cou le plus dur, le travail continuel rend l’esclave souple ; à l’esclave malveillant, la torture et les entraves ; fais-le travailler, qu’il ne reste pas oisif, car l’oisiveté enseigne bien des erreurs. Tiens-le au travail, car c’est ce qui lui convient. S’il n’obéit pas, réduis-le par les entraves ; mais ne commets pas d’excès envers qui que ce soit, et ne fais rien d’important sans y avoir réfléchi. Si ton esclave t’est fidèle, qu’il te soit cher comme toi-même ; traite-le comme un frère, parce que tu l’as acquis au prix de ton sang. »[8]

Reste aussi la classique hiérarchisation des tâches. Dans le Siracide, s’exprime ainsi le sentiment de supériorité de l’intellectuel : « La sagesse du scribe s’acquiert à la faveur du loisir ; celui qui s’agite peu deviendra sage. Quelle sagesse pourrait acquérir l’homme qui mène la charrue, qui met son point d’honneur à brandir son aiguillon, qui stimule les bœufs, les dirigeant au son de sa ritournelle, et qui converse avec les bouvillons ? Il est préoccupé de herser les sillons, il met un soin vigilant à engraisser des génisses. »[9] La suite du texte évoque les tâches du charpentier, de l’architecte, du graveur de cachets, du forgeron, du potier et conclut avec plus de nuance : « Tous ces artisans attendent tout de leurs mains ; chacun d’eux est sage en son métier. Sans eux tous, nulle ville ne serait bâtie, ni habitée, ni fréquentée ; mais ils n’entreront point dans l’assemblée, ils ne siégeront pas aux réunions des juges, ils n’auront pas l’intelligence des dispositions judiciaires, ils ne publieront ni l’instruction ni le droit, on ne les trouvera pas à l’étude des maximes. Mais ils maintiennent les choses de ce monde, leur prière se rapporte à l’exercice de leur art ; ils s’y appliquent, et étudient ensemble la loi du Très-Haut. »[10]

Avec le Nouveau Testament, le travail acquiert une plus grande dignité encore puisqu’il est pratiqué par le Fils de Dieu lui-même ! Jésus est un travailleur manuel, charpentier et fils de charpentier⁠[11]. Aux premiers temps, beaucoup, comme Celse, se moquèrent de « ce dieu qui rabotait des planches »[12].

Par contre, Paul, fort de son expérience, va insister sur la nécessité, pour le serviteur de l’Évangile, de n’être à charge de personne et donc de travailler : « Vous vous rappelez, frères, nos labeurs et nos fatigues : à l’œuvre nuit et jour pour n’être à charge à aucun de vous, nous vous avons annoncé l’Évangile de Dieu. »[13]

« Mettez votre point d’honneur à vivre dans la sérénité, à vous occuper de vos propres affaires, à travailler de vos mains, comme nous vous l’avons recommandé. Aux yeux des gens du dehors, vous vous conduirez honorablement et vous ne serez à charge de personne ».⁠[14]

« Frères, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, nous vous enjoignons de vous tenir à distance de tout frère vivant dans la paresse, sans observer la tradition que vous avez reçue de nous. Vous savez vous-mêmes ce que vous avez à faire pour nous imiter. Nous n’avons pas vécu parmi vous dans ce dérèglement ; nous n’avons pas mangé sans rétribution le pain de personne ; mais, nuit et jour, avec fatigue et avec peine, nous avons travaillé pour n’être à charge à personne d’entre vous. Nous en avions pourtant le droit, mais nous avons voulu vous donner en nous-mêmes un exemple à imiter. Aussi bien, lorsque nous étions parmi vous, nous vous disions formellement que, si quelqu’un ne veut pas travailler, il n’a pas non plus le droit de manger. Or nous apprenons qu’il y a des gens désordonnés parmi vous ; au lieu de travailler, ils s’occupent de futilités. Nous les invitons et nous les exhortons, au nom du Seigneur Jésus-Christ, à travailler paisiblement ; qu’ils mangent ainsi le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné. »[15].

Paul, tout en attribuant sa préférence « au travail manuel en tant que source de rétribution », affirme, en même temps, « le droit du travail intellectuel à une rémunération », droit qui, à travers les siècles et encore aujourd’hui sous certains aspects, ne sera guère reconnu.⁠[16] Paul apparaît très en avance sur son temps par un autre aspect également : comme nous le verrons plus tard, il va poser les bases d’une véritable théologie du travail en demandant : « Tout ce que vous faites, faites-le de bon cœur, comme pour le Seigneur, et non pour les hommes »[17].

Nous allons voir que ces avancées resteront, malheureusement, trop longtemps ignorées des successeurs de l’Apôtre.


1. Gn 2, 15.
2. Gn 3, 17.
3. IIa IIae, qu 164, a 2.
4. Pr 6, 6-11.
5. Qo 2, 24.
6. Qo, 3, 22.
7. Si, 7, 16.
8. Si 33, 25-31.
9. Si 38, 25-27.
10. Si 38, 35-39.
11. Cf Mt 13, 55 et Mc 6, 3.
12. JACCARD, op. cit., p. 115. Celse, philosophe (IIe siècle), auteur du Discours véritable (vers 178), œuvre antichrétienne connue par Origène qui la réfuta dans son livre Contre Celse (vers 248).
13. I Th 2, 9.
14. 1 Th 4, 11-12.
15. 2 Th 3, 6-12. Paul souligne ce droit de ne pas travailler auquel il a renoncé: « N’avons-nous pas le droit de manger et de boire ? (…) Ou bien serais-je seul, avec Barnabé, à être privé du droit de ne pas travailler ? (…) Si nous avons semé chez vous les biens spirituels, sera-ce trop exiger que de récolter vos biens temporels ? Si d’autres ont ce droit sur vous, ne l’avons-nous pas davantage ? Cependant, nous n’avons pas usé de ce droit : nous supportons tout, afin de ne pas créer d’obstacle à l’Évangile du Christ. Ne savez-vous pas que les ministres du culte vivent du culte, et que ceux qui servent à l’autel ont leur part à l’autel ? De même , le Seigneur a ordonné que ceux qui annoncent l’Évangile vivent de l’Évangile. Mais moi, je n’ai usé d’aucun de ces droits ; et ce n’est pas pour les revendiquer que j’écris ceci…​ ; mais personne ne m’enlèvera cette fierté. Annoncer l’Évangile n’a rien qui me rende fier ; c’est une nécessité qui me presse. Malheur à moi, si je n’annonce pas l’Évangile ! Si je le faisais de mon propre gré, j’en mériterais récompense ; si je le fais malgré moi, c’est une fonction qui m’est confiée. Alors, quelle est ma récompense ? C’est, dans la prédication de l’Évangile, de l’offrir gratuitement, sans user du droit que cette prédication me confère. » (1 Cor 9, 4-18).
16. LECLERCQ J., op. cit., p. 63. Rappelons-nous l’injonction aux Galates : « Que celui qu’on instruit de la Parole donne de tous ses biens à qui l’en instruit » (Ga 6, 6) et la recommandation à Timothée : « Les anciens qui remplissent bien leur fonction sont dignes d’une double rémunération, et surtout ceux qui se dévouent à la prédication et à l’enseignement » (1 Tm 5, 17). J. Leclercq explique, malgré cela, la « préférence » de Paul en faisant remarquer « combien est générale l’idée que le travail intellectuel ne se paie pas. (…) On peut même dire, d’une manière générale, qu’il a toujours été d’usage de ne pas payer les intellectuels. L’idée d’une équivalence entre une somme d’argent et le travail d’un juge, d’un avocat, d’un professeur, d’un roi ou d’un gouvernant d’État, de province, de commune a toujours paru choquante. Aussi, comme ils doivent vivre, leur paiement a-t-il toujours été irrégulier et irrationnel. (…) Bien que, de nos jours, l’idée d’une rétribution du travail intellectuel se soit acclimatée plus qu’autrefois, on sait combien sont encore nombreux ceux qui trouvent naturel de payer de grosses sommes pour des vêtements, des meubles, des voitures, mais qui ne comprennent pas qu’on leur demande un prix semblable pour des leçons à leurs enfants. (…) Au fond de cela, se trouve l’idée que le travail ne se paie pas. On paie des marchandises, et le salaire du travail manuel n’est, en réalité, pas le salaire du travail, mais le prix des marchandises qu’il procure.(…) Une chose se paie, un service ne se paie pas. » De plus_, « dans la pensée de la plupart des gens, le travail est lié à la nécessité de gagner sa vie. Quand on ne doit pas gagner sa vie, on peut être « occupé », on ne travaille pas_. (…) Or, ce travail qui s’impose comme une nécessité, c’est, à première vue, le travail manuel. (…) Tout cela permet de comprendre, que, lorsqu’on parle du travail, la plupart pensent exclusivement au travail manuel et que les moralistes lui trouvent une valeur spéciale ». On peut encore ajouter que « le devoir du travail à titre de collaboration à la vie sociale est une idée moderne ». ( op. cit., pp. 64-68).
17. Col 3, 23.

⁢ii. Une ère nouvelle ?

La question est de savoir si la nouveauté chrétienne a changé, en tout ou en partie, peu ou prou, la perception et l’estimation du travail et du travailleur.

La plupart des auteurs estiment que l’irruption du message chrétien dans les cultures traditionnelles va opérer une révolution ou, du moins, un changement sensible dans les mentalités. C’est l’avis de P. Jaccard qui parle d’une « nouvelle orientation ». Ce n’est pas tout à fait l’avis de J. Leclercq qui n’hésite pas à écrire que « le christianisme n’a pas changé grand-chose à l’estime du travail »[1]. Même s’il ajoute qu’ »il a, par l’Église, doté le monde du grand bienfait d’une autorité spirituelle chargée de rappeler les règles de la vie morale et d’envisager toutes questions sous l’angle moral » et que cette Église « a constamment réagi contre l’exagération des divisions en classes sociales et le mépris des classes inférieures », il semble, par l’illustration qu’il donne, qu’il faut attendre Léon XIII pour trouver de telles prises de position.

M.-D. Chenu précise, rappelons-nous, qu’il n’y pas de philosophie du travail et plus exactement de morale du travail avant ce souverain pontife et qu’il faut attendre le milieu du XXe siècle pour que s’élabore une théologie du travail qui s’appuie sur saint Thomas.

Comment expliquer cette carence, comment expliquer que rien n’ait vraiment changé, au moins, « quant à l’estime du travail » ?

Deux forces qui se conjuguent bien vont freiner, sur les plans social, économique et politique, la puissance transformatrice que le message chrétien contenait et l’empêcher de donner sa pleine mesure : la tripartition fonctionnelle et la persistance d’un certain platonisme.


1. Leçons de droit naturel, IV Les droits et devoirs individuels, IIe partie Travail, propriété, Wesmael-Charlier, 1946, p. 61.

⁢a. Les méfaits de la tripartition fonctionnelle et du platonisme

Alors que les Évangiles nous montrent clairement que Jésus bouscule les hiérarchies que les hommes ont établies et qu’il déroute ceux qui lui demandent d’en créer de nouvelles⁠[1], la société occidentale chrétienne sera influencée par une conception hiérarchique qu’on a appelée « tripartition fonctionnelle », conception typiquement indo-européenne⁠[2] inspirée par le systèmes hindou des castes⁠[3] et transmise par la Grèce à certains penseurs chrétiens.⁠[4]

La vision tripartite de la société va se mêler, à partir du IXe siècle à la vision bipartite qui accorde l’autorité au pouvoir spirituel (pape et évêques) et la puissance au pouvoir temporel (empereur, rois, comtes).

Le roi Alfred le Grand d’Angleterre (849-899) considère qu’il y a trois sortes d’hommes : les gebedmen (hommes pour la prière), les fyrdmen (hommes pour la guerre) et les weorcmen (hommes pour le travail).

A la même époque, en France, à l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre⁠[5], des théoriciens vont justifier ce type de classification où les diverses fonctions vont devenir des états hiérarchisés. Dans ce travail de conceptualisation, Haymon, maître dans les années 840/845-860, s’appuie sur les œuvres d’Isidore de Séville (vers 560-636)⁠[6]. Heiric (ou Heric), son successeur (né en 841) distingue, d’une part, les moines et les clercs et, d’autre part, les laïcs qui, eux, se répartissent en deux ordres : belligerantes et agricolantes : « Les uns combattant, les autres travaillant la terre, vous êtes un ordre, vous que Dieu a élus pour que, étant plus libres, vous vous occupiez des fonctions de son service. » Heiric a été marqué, lui, par la pensée de Jean Scot Erigène (entre 800 et 870)⁠[7] ; son néoplatonisme est nourri aussi par Maxime le Confesseur (580-662)⁠[8] et surtout par le Pseudo-Denys⁠[9] qui exerça une influence considérable sur les théologiens du moyen-âge⁠[10] et jusqu’au XVIIe siècle.⁠[11]

La notion dionysienne de hiérarchie « s’inscrit à la fois dans la tradition des cosmologies antiques et dans celle du système politique de Platon, l’idée de base étant que chaque intelligence, incarnée ou non, doit se tenir à sa place hiérarchique et accomplir les fonctions de son rang. De l’homme à Dieu, la hiérarchie est constituée de triades ascendendantes.[12] (…) Chaque rang reçoit la divinisation du rang supérieur et la transmet au rang inférieur, les deux hiérarchies (céleste et ecclésiastique) reliant l’un à l’autre les deux mondes des intelligences pures et des intelligences incarnées. Pour le Pseudo-Denys, la divinisation s’exerce à la manière de l’illumination solaire, qui atteint de proche en proche les objets les plus éloignés, mais en perdant de sa lumière à mesure qu’elle s’écarte de sa source ».⁠[13]

Pour le Pseudo-Denys, « la hiérarchie (…) est un ordre sacré, une science, une activité s’assimilant, autant que possible, à la déiformité, et, selon les illuminations dont Dieu lui a fait don, s’élevant à la mesure de ses forces vers l’imitation de Dieu, - et si la Beauté qui convient à Dieu, étant simple, bonne, principe de toute initiation, est entièrement pure de toute dissemblance, Elle fait participer chacun, selon sa valeur, à la lumière qui est en Elle et Elle le parfait dans une très divine initiation en façonnant harmonieusement les initiés à l’immuable ressemblance de sa propre forme ».

Le traducteur note très justement que « l’équivoque de la « hiérarchie » telle qu’elle est ici entendue est que cette « valeur » est à la fois une réalité « naturelle » (…) et cependant un mérite qui s’acquiert par un effort de « tension vers le haut ». Elle est en outre un don généreux, mais qui ne se transmet que « par degrés ».⁠[14]

Un siècle plus tard, l’évêque Adalbéron de Laon (950/957-1031) va jouer un rôle politique important. Son oncle, Adalbéron archevêque de Reims, avait favorisé l’élection d’Hugues Capet au détriment de l’héritier légitime Charles de Lorraine. Celui-ci fut livré par traîtrise à H. Capet par Adalbéron de Laon⁠[15] qui , par la suite, s’opposa souvent au nouveau roi et à son fils Robert le Pieux (987-1031) auquel il adressa son œuvre la plus célèbre : Poème au roi Robert où il expose la théorie de la tripartition : «  La société des fidèles ne forme qu’un corps ; mais l’État en comprend trois. Car l’autre loi, la loi humaine, distingue deux classes : nobles et serfs, en effet, ne sont pas régis par le même statut. Deux personnages occupent le premier rang : l’un est le roi, l’autre est l’empereur ; c’est leur gouvernement que nous voyons assurer la solidité de l’État. Il y en a d’autres dont la condition est telle que nulle puissance ne les contraint, pourvu qu’ils s’abstiennent des crimes réprimés par la justice royale. Ceux-ci sont les guerriers, protecteurs des églises ; ils sont les défenseurs du peuple, des grands comme des petits, de tous enfin, et assurent du même coup leur propre sécurité. L’autre classe est celle des serfs : cette malheureuse engeance ne possède rien qu’au prix de sa peine. Qui pourrait, l’abaque[16] en main, faire le compte des soins qui absorbent les serfs, de leurs longues marches, de leurs durs travaux ? Argent, vêtement, nourriture, les serfs fournissent tout à tout le monde ; pas un homme libre ne pourrait subsister sans les serfs. Y a-t-il un travail à accomplir ? Veut-on se mettre en frais ? Nous voyons rois et prélats se faire les serfs de leurs serfs ; le maître est nourri par le serf, lui qui prétend le nourrir. Et le serf ne voit point la fin de ses larmes et de ses soupirs.

La maison de Dieu, que l’on croit une, est donc divisée en trois : les uns prient, les autres combattent, les autres enfin travaillent. Ces trois parties qui coexistent ne souffrent pas d’être disjointes ; les services rendus par l’une sont la condition des œuvres des deux autres ; chacune à son tour se charge de soulager l’ensemble. Ainsi, cet assemblage triple n’en est pas moins un ; et c’est ainsi que la loi a pu triompher, et le monde jouir de la paix. Mais aujourd’hui les lois tombent en ruines, et déjà toute paix a fui ; les mœurs des hommes s’altèrent, la structure de l’État s’altère. Roi, tu ne tiens à bon droit la balance de la justice, tu ne gouvernes le monde que si tu contiens avec les rênes des lois ceux qui glissent sur la pente du crime. »[17]

L’auteur dénonce la place qu’occupent les moines dans la société. Il accuse nommément Odilon de Cluny d’usurper des tâches qui ne sont pas siennes : les moines prennent la place des évêques, usurpent la justice et se mêlent de combattre. Les vrais « priants » (oratores) sont les évêques.

Quelles que soient la formule retenue et sa justification, le fait est que, jusqu’à la fin de l’ancien Régime, on retrouvera cette tripartition de la société en classes hiérarchisées : le clergé, la noblesse et les roturiers (tiers état).

Dans cette optique, les roturiers seront souvent méprisés. Ce n’est pas neuf, certes, comme nous l’avons vu précédemment. Les intellectuels ayant souvent regardé le travail des mains avec un certain dédain. Mais maintenant s’ajoute une justification « spirituelle », le « soleil » ne brillant que faiblement pour ceux qui sont tout au bas de l’échelle. Leur « illumination » dépendant d’ailleurs de ceux qui sont au-dessus d’eux…​

Si aujourd’hui encore « paysan ! » est une insulte, il en était déjà de même en ces temps lointains pour le serf. Ainsi, dans La Chanson de Roland, quand le héros s’emporte contre Ganelon le traître, il lui lance : «  »Ahi culvert, malvais hom de put aire ! »[18] Beaucoup de traducteurs ont compris « Ah ! poltron, mauvais homme de sale race ».⁠[19] Mais le commentateur anglais F. Whitehead⁠[20], moins soucieux peut-être des convenances, traduit culvert par serf et ignoble wretch (ignoble gredin) et put par stinking ( puant) (de put aire : of vile birth, de vile naissance par opposition à bon aire, de naissance noble).

Quand l’auteur d’Aucassin et Nicolette[21] met en scène un paysan, il le décrit en termes peu flatteurs visiblement exagérés : « Il était grand et extraordinairement laid et hideux ; il avait une grande tête poilue, plus noire que nielle[22], et avait plus d’une pleine paume entre les deux yeux et de grandes joues et un énorme nez plat et de grandes et larges narines et de grosses lèvres plus rouges qu’une grillade et de grandes dents jaunes et laides. Il était chaussé de jambières et de souliers de cuir de bœuf, noués par des cordes en écorce de tilleul jusqu’au-dessus du genou et était enveloppé d’un large manteau réversible, et il était appuyé sur un grand bâton noueux. »[23]

On a fait remarquer⁠[24] que cette description est conventionnelle et qu’elle se retrouve parfois mot pour mot dans d’autres œuvres ce qui révèle un état d’esprit répandu parmi les lettrés.


1. Pensons à la naissance de Jésus et à sa vie cachée, à la prédication de Jean le Baptiste et au baptême de Jésus (Jn 1, 26 ; Lc 3, 16 et 21 ; Mc 1, 7 et 9 ; Mt 3, 11 et 14-15), à Jésus mangeant avec les pécheurs et les publicains ( Lc 5, 30 ; Mc 2, 16 ; Mt 9, 11), Jésus qui recrute des gens simples, prêche les béatitudes, donne les enfants comme modèles à ceux qui veulent être grands (Lc 9, 46-48 ; Mc 9, 33-37 ; Mt 18, 1-4 ; Lc 18, 16 ; Mc 10, 14 ; Mt 19, 14), ne craint pas de prendre à partie scribes, Pharisiens et docteurs de la Loi (Lc 11, 37-52 ; Mt 23, 25-36), demande de choisir la dernière place (Lc 14, 7-11), promet le calice à ceux qui rêvent d’une place d’honneur (Mc 10, 35-41 ; Mt 20, 20-24), s’identifie aux plus pauvres (Mt 25, 31-46) et se fait serviteur (Lc 22, 24-30 ; Mc 10, 42-45 ; Mt 20, 25-28 ; Jn 13, 1-20).
2. On peut consulter à ce sujet l’œuvre de Georges Dumézil (1898-1986) et notamment : L’idéologie tripartite des Indo-européens, Latomus, 1958.
3. En Inde, écrit J. Heers, « l’appartenance à un métier définit souvent la place de l’homme dans la société ». Se crée ainsi une hiérarchie : « A certains s’attache une lourde réprobation ; ainsi pour les tanneurs, corroyeurs, cordonniers qui travaillent les peaux de bêtes mortes. A l’opposé, orfèvres, potiers, surtout maçons et charpentiers appartiennent à des professions réputées nobles. La corporation, en Inde, n’est pas seulement u groupe professionnel mais bien le cadre rigide où s’inscrit toute la vie sociale, religieuse et affective. » (Le travail au Moyen Age, PUF, Que sais-je ?, 1968, pp. 107-108)
4. Cf. CAROZZI Cl. in Patrimoine littéraire européen, 4b, Le Moyen Age de l’Oural à l’Atlantique, Anthologie sous la direction de J.-Cl. Polet, De Boeck Université, 1993, p. 91.
5. Cf. www.auxerre.culture.gouv.fr
6. Dans le deuxième livre du De ecclesiasticis officiis décrit les diverses catégories de clercs et de fidèles ; dans le De ordine creaturarum le propos s’élargit à toutes les créatures.
7. Jean Scot Erigène appelé à la cour de Charles le Chauve y trouva les ouvrages du Pseudo-Denys qui avaient été offerts à Pépin le Bref par des ambassadeurs byzantins en 757. En 827 un second exemplaire fut envoyé par l’empereur d’Orient à Louis le Débonnaire. Une traduction latine fut réalisée mais elle était fautive. C’est alors que Jean Scot qui, lui, connaissait bien le grec les traduisit et s’en inspira.
8. Pour Maxime, il y a trois classes de fidèles, les servi (commençants guidés par la crainte), les mercenarii (progressants attirés par les récompenses) et les filii (les parfaits animés de la seule piété filiale). Cette gradation spirituelle a été traduite en termes de gradation sociale. Maxime le Confesseur a été un grand lecteur de Platon et du Pseudo-Denys.
9. Une œuvre de la fin du Ve siècle, semble-t-il, présentée sous le nom d’emprunt de Denys l’Aréopagyte, celui que Paul convertit. L’auteur reprend du néo-platonisme ce qu’il estime compatible avec la foi.
10. Cf. Vacant : « Le moyen âge fait de l’œuvre du Pseudo-Denys une des bases de sa théologie scolastique et mystique ; les théologiens d’alors élèvent le pseudo-Denys au-dessus de tous les saints Pères et ne reconnaissent au-dessus de lui que les écrivains canonique ». Les œuvres qui ont le plus retenu l’attention sont la Hiérarchie céleste et la Hiérarchie ecclésiastique (celle-ci étant modelée sur celle-là).
11. « Du IXe au XVIIe siècle, une quinzaine de traductions latines se succèdent, depuis celles d’Hilduin et de Jean Scot Erigène (entre 860 et 862), jusqu’à celles de Robert Grosseteste (entre 1239 et 1243), d’Ambroise Traversari (entre 1431 et 1437) et de Marsile Ficin (entre 1490 et 1492). Jean Scot, Albert le Grand et Thomas d’Aquin rédigent des commentaires aux Areopagitica ; il n’est pas jusqu’à Bossuet qui n’admire son style ». (COULIE B., in Patrimoine littéraire européen, 1 Traditions juive et chrétienne, Anthologie sous la direction de J.-Cl. Polet, De Boeck, 1992, p. 395).
12. « La hiérarchie ecclésiastique compte la triade des initiés qui comporte les ordres purifiés, le peuple saint et les moines ; puis la triade initiatrice, avec les ministres, les prêtres et les évêques ; la hiérarchie céleste comprend, dans l’ordre ascendant, les troisième (anges, archanges et principautés), deuxième (puissances, vertus et dominations) et première (trônes, chérubins et séraphins) triades.
   Seule la première triade de la hiérarchie céleste communique directement avec Dieu. » (COULIE B. in op. cit., p. 394).
13. COULIE B., in op. cit., p. 394.
14. M. de Gandillac, in DENYS l’Aréopagite, La Hiérarchie céleste, Cerf, 1970, p. 87.
15. Guibert de Nogent (1055-1125), dans son autobiographie De vita sua sive Monodiarum libri tres, écrit : « Au moment de parler maintenant, comme nous nous y sommes engagé, des gens de Laon, ou plus exactement de représenter leurs tragédies, il convient en premier lieu de dire que l’origine de tout le mal résida (c’est là notre avis) dans la dépravation de leurs évêques. Origine très lointaine à vrai dire, mais nous estimons que, pour la lier à notre récit, il nous faut parler d’Ascelin, également nommé Adalbéron. Ce prélat originaire de lorraine selon nos recherches, possédait de grands biens et était riche en terres ; tout cela, il l’employa à faire d’immenses donations au siège qu’il gouvernait. Son église fut en effet dotée par lui de riches ornements, il améliora grandement les conditions de vie des clercs et de l’évêque, mais il souilla cette abondance de bienfaits par une extraordinaire iniquité. qu’y a-t-il de plus scélérat, de plus ignominieux pour sa mémoire que d’avoir trahi son seigneur le roi, un enfant innocent auquel il avait juré fidélité, et d’avoir détourné vers une autre famille le cours de la descendance de Charlemagne ? Et ce crime il le perpétra à l’instar de Judas, au jour même de la Cène du Seigneur. » (En réalité, dans la nuit du dimanche des Rameaux au lundi saint 991) (in Autobiographie traduite par E.-R. Labande, Les classiques de l’histoire de France au Moyen-Age/Les belles lettres, 1981).
16. Ici : machine à calculer antique.
17. Poème au roi Robert, v. 275-305, in Patrimoine littéraire européen, 4b, Le Moyen Age de l’Oural à l’Atlantique, Anthologie sous la direction de J.-Cl. Polet, De Boeck Université, 1993, pp. 97-98.
18. LX, v. 763.
19. Cf. PAUPHILET A., in Poètes et romanciers du moyen-âge, La Pléiade, 1952, p. 40.
20. La Chanson de Roland, Basil Blackwell, Oxford, 1957.
21. Chantefable du XIIIe siècle, traduction par Gustave Cohen, Librairie ancienne Honoré Champion, 1954, p. 46.
22. En orfèvrerie, incrustation d’un émail noir sur un fond blanc.
23. Notons toutefois que cet être apparemment effrayant manifeste, dans l’épisode où il intervient, une belle grandeur d’âme.
24. Op. cit., p. 130.

⁢iii. Et les théologiens ?

Alors qu’il était apparemment assez clair que c’est la peine au travail qui est le fruit du péché et non le travail, il y en eut qui accrurent le mal en prétendant que le travail était la punition du péché⁠[1]. Encore au XVIIe siècle, on entend Bossuet proclamer que « …tout le genre humain ayant été condamné au travail, en suite du péché du premier homme, ce n’est pas de cette sentence que le Sauveur nous est venu délivrer, c’est de la damnation éternelle. »[2]

Tous les théologiens, heureusement, n’auront pas cette lecture superficielle mais furent confrontés à toute une série de questions qu’il fallait approfondir.


1. Ce sont les Pères de l’Église et les premiers théologiens du moyen âge qui virent dans la nécessité du travail la suite du péché originel (cf. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV, op. cit., p. 69).
2. Premier sermon pour le quatrième dimanche de Carême, 1660, in op. cit., p. 366.

⁢a. L’éclairage de saint Thomas

Une fois de plus, Thomas d’Aquin va ouvrir des chemins prometteurs. Même s’il reste marqué par la culture de son temps et son attachement à la philosophie grecque, même s’il n’a pas développé autant qu’il l’a fait pour la politique une réflexion socio-économique, il y a, dans l’œuvre de Thomas, toute une série de considérations très intéressantes⁠[1] sur l’environnement et l’alimentation⁠[2], le libre-échange et le commerce⁠[3], la propriété⁠[4], l’impôt⁠[5], l’usure⁠[6], etc., dont nous aurons à méditer l’intérêt plus loin.

Pour l’instant, nous nous arrêterons aux parties de son œuvre qui auraient dû, à la suite de Paul, corriger la conception traditionnelle de la société et du travail.

Saint Thomas et la tripartition

La hiérarchie classique des tâches et des états s’est construite sur la certitude de la supériorité du spirituel sur le matériel, de la contemplation sur l’action.

Très attaché à établir des hiérarchies, saint Thomas va néanmoins nuancer cette affirmation. La vie contemplative est-elle plus digne que la vie active⁠[7] ? Saint Thomas répond⁠[8] : « Rien n’empêche qu’une chose soit en elle-même, de plus haut prix qu’une autre, tout en étant, à tel point de vue particulier, surpassée par cette autre. Tel est le cas de la vie contemplative, dont il faut dire qu’elle est, absolument parlant, supérieure à la vie active. Ce dont Aristote[9] donne huit raisons. 1° La vie contemplative convient à l’homme suivant ce qu’il y a de plus relevé en lui, qui est l’intelligence, et en regard de l’objet propre de l’intelligence, à savoir les intelligibles. La vie active, elle, est toute occupée de choses extérieures. Aussi le nom de Rachel, figure de la vie contemplative, s’interprète-t-il : le principe vu, tandis que la vie active est figurée par Lia [ou Léa in Gn 29, 17] aux yeux malades, selon saint Grégoire. -2° La vie contemplative peut durer plus longtemps, quoique non pas dans son degré suprême. (…) Aussi nous montre-t-on Marie, figure de la vie contemplative, assise, sans en bouger, aux pieds du Seigneur[10]. -3° Il y a plus de joie dans la vie contemplative que dans la vie active. d’où ce mot de saint Augustin : « Marthe s’agitait, Marie se régalait ».⁠[11] -4° Dans la vie contemplative, l’homme se suffit davantage à soi-même, ayant, pour s’y livrer, besoin de moins de choses. d’où cette parole : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et te troubles en vue de beaucoup de choses. »[12] - 5° La vie contemplative est davantage aimée pour elle-même, tandis que la vie active est ordonnée à autre chose. « J’ai demandé au Seigneur une seule chose, est-il écrit, et c’est elle que j’entends poursuivre, qui est d’habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour voir les délices du Seigneur. »[13] -6° La vie contemplative se présente comme un repos et une tranquillité, selon le mot du Psaume: « Donnez-vous du repos et voyez que je suis Dieu. »[14] -7° La vie contemplative se tient dans la sphère du divin, la vie active dans celle de l’humain. « Au commencement était le Verbe, écrit saint Augustin : Voilà celui que Marie écoutait. Le Verbe s’est fait chair : Voilà celui que Marie servait. »[15] -8° La vie contemplative appartient à ce qu’il y a de proprement humain dans l’homme, c’est-à-dire à l’intelligence, tandis que les facultés inférieures, communes à l’homme et à la bête, ont part aux opérations de la vie active. d’où le psaume, après avoir dit : « Tu sauveras, Seigneur, les hommes et les bêtes », ajoute ceci, qui est spécial à l’homme : « Et dans ta lumière nous verrons la lumière. »[16] »

Ceci dit, saint Thomas ajoute immédiatement : « Mais d’un point de vue particulier et dans un cas donné, à cause des nécessités de la vie présente, il arrive que la vie active doive être préférée. Même Aristote le reconnaît : « Il vaut mieux philosopher que gagner de l’argent ; mais pour celui qui est dans le besoin, gagner de l’argent est préférable. »[17] « Saint Thomas se demande alors⁠[18] si la vie active est plus méritoire que la vie contemplative. Sa réponse, de nouveau, fait la part des choses : « La racine du mérite, c’est la charité. (…) d’autre part, la charité consiste dans l’amour de Dieu et du prochain. Or, (…) il y a plus de mérite, à prendre les choses en soi, à aimer Dieu que le prochain. Donc, ce qui ressortit plus directement à l’amour de Dieu est, de par sa nature, plus méritoire que ce qui relève directement de l’amour du prochain pour Dieu. Or la vie contemplative relève directement et immédiatement de l’amour de Dieu. C’est la doctrine de saint Augustin[19] : « L’amour de la vérité, à savoir de cette Vérité divine qui fait la principale occupation de la vie contemplative, aspire au saint loisir, celui de la contemplation. » La vie active, par contre, se rapporte plus directement à l’amour du prochain, puisqu’aussi bien « elle est toute occupée à servir sans trêve », comme il est écrit[20] . Par sa nature même, la vie contemplative est donc de plus grand mérite que la vie active. C’est ce que dit saint Grégoire : « La vie contemplative l’emporte en mérite sur la vie active. Car celle-ci travaille aux œuvres de la vie présente, où il est nécessaire d’assister le prochain. Celle-là, par manière de véritable savourement intérieur, goûte déjà le repos à venir, dans la contemplation de Dieu. »[21]

Il peut cependant arriver qu’une personne acquière, dans les œuvres de la vie active, des mérites supérieurs à ceux que telle autre personne acquiert dans celles de la vie contemplative. S’il se trouve, par exemple, que par surabondance d’amour divin et en vue d’accomplir la volonté de Dieu pour sa gloire, elle supporte parfois d’être privée pour un temps de la douceur de la divine contemplation. C’est ce que dit saint Paul : « Je souhaitais d’être anathème loin du Christ pour mes frères. »[22] Saint Jean Chrysostome explique: « L’amour du Christ avait à ce point submergé son âme que, cela même qu’il mettait au-dessus de tout, c’est-à-dire être avec le Christ, il en arrivait, dans la vue de plaire au Christ, à n’en plus faire cas. »[23]

La vie contemplative est-elle empêchée par la vie active ? « La vie active, répond saint Thomas⁠[24], peut être envisagée sous un double aspect. En tant qu’elle est le goût et la pratique des actions extérieures. Prise en ce sens, il est évident que la vie active empêche la vie contemplative. Il est impossible de s’adonner simultanément à l’activité extérieure et à la contemplation de Dieu.

Mais l’on peut envisager la vie active en tant qu’elle discipline les passions de l’âme et les soumet à l’ordre de la raison. Prise en ce sens, la vie active représente un secours pour la contemplation, à laquelle fait obstacle le dérèglement des passions de l’âme. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire[25] : « Quiconque veut posséder la citadelle de la contemplation doit s’éprouver au préalable sur le champ de bataille de l’action. Il doit s’assurer qu’il ne cause plus aucun préjudice à son prochain, qu’il supporte patiemment celui que le prochain peut lui causer, que devant l’abondance des biens temporels son âme ne s’abandonne pas à une joie déréglée, que la perte de ces biens ne l’afflige pas sans mesure. Il doit s’assurer aussi que, lorsqu’il rentre en soi-même pour y méditer les choses spirituelles, il ne traîne pas après soi les images des choses corporelles ou, s’il en a traîné, qu’il les discerne et les chasse. » Donc l’exercice de la vie active est profitable à la vie contemplative en ceci qu’il apaise les passions intérieures d’où proviennent ces imaginations qui empêchent la contemplation. » » Si l’« application aux œuvres extérieures » empêche la contemplation, la vie active a pour résultat de modérer les passions, « elle est, par excellence, l’école des vertus morales et leur propre terrain d’exercice »[26]. Saint thomas justifie ici, a posteriori, le souci d’un Benoît de Nursie ou d’un Bernard de Clervaux qui recommandèrent le travail manuel comme remède à l’oisiveté et à d’autres défauts.⁠[27]

Mais est-ce suffisant pour que la vie active ait la priorité sur la vie contemplative ? « Le mot de priorité comporte un double sens. Celui, d’abord, de priorité de nature. Dans ce sens, la vie contemplative a la priorité sur la vie active, les objets auxquels elle s’applique étant premiers et meilleurs. Aussi meut-elle et dirige-t-elle la vie active. La raison supérieure, dont c’est la fonction de contempler » gouverne « la raison inférieure, préposée à l’action (…).

Celui, en second lieu, de priorité par rapport à nous, c’est-à-dire dans l’ordre de génération. Dans ce sens, la vie active a la priorité sur la vie contemplative, à laquelle elle nous dispose. (…) Dans l’ordre de génération, en effet, la disposition précède la forme, qui n’en possède pas moins sur elle une priorité absolue de nature. » Et saint Thomas ajoute cette précision intéressante : « On va de la vie active à la vie contemplative pour ce qui regarde l’ordre de génération. Mais on revient de la vie contemplative à la vie active dans l’ordre de la direction, en vue de soumettre la vie active à la direction de la vie contemplative. »[28]

De cette mise au point qui aurait dû relativiser la tripartition, saint Thomas ne tire pas de conséquences sociales, restant attaché par ailleurs à l’idée de hiérarchie des êtres⁠[29]. Mais le plus intéressant reste à venir.

Saint Thomas et le travail

Si saint Thomas, métaphysicien et non économiste, « va à l’économie par le chemin de l’éthique »[30], il montre qu’ »il n’y a économie véritable que là où il y a travail humain »[31].

Voyons cela de plus près.

d’une part, comme l’Écriture le souligne, l’homme est sujet et fin du monde, il est seigneur de cette nature créée pour lui et dont il use selon la raison. En effet, « tout fut mis sous ses pieds » dit le psaume⁠[32]. « Tout », le monde, est objet pour lui.

d’autre part, le sujet l’emportant sur l’objet, les valeurs humaines, valeurs spirituelles surtout, l’emportent sur les valeurs matérielles et doivent toujours l’emporter.

Il s’ensuit logiquement que l’économie, même la plus développée, est bonne si elle respecte cette hiérarchie, si ses valeurs restent subordonnées aux valeurs spirituelles, si les biens extérieurs sont considérés comme des moyens en vue d’une fin qui les dépasse, s’ils sont ordonnés à cette fin qu’est l’homme considéré dans l’intégralité de son être et d’abord dans ce qui fait sa spécificité : être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, appelé à faire croître en lui cette image et cette ressemblance. « Partout où le bien consiste dans une mesure déterminée, explique saint Thomas, l’excès ou le défaut constitue un mal. De plus, dans tout ce qui est relatif à une fin, le bien consiste dans une certaine mesure, déterminée par cette fin, comme, par exemple, un remède par rapport à la guérison. Or, les biens extérieurs ont le caractère de moyens relatifs à une fin. Leur usage sera donc bon, s’il est proportionné, si l’homme recherche la richesse dans la mesure où elle est nécessaire à sa vie et à sa condition. Dépasser cette mesure, vouloir acquérir ou amasser plus que de raison, c’est pécher »[33]. Et l’auteur précise encore: « L’homme désire naturellement les biens extérieurs comme des moyens relatifs à une fin. Ce désir est bon pour autant qu’il respecte la proportion entre les moyens et la fin »[34]. Nous allons éclairer cette notion importante de « bien relatif à une fin » mais il est important de faire remarquer que saint Thomas envisage aussi le cas de ceux qui disposent de plus qu’il n’est nécessaire à leur « vie » et à leur « condition » : « Comme le disent saint Ambroise[35] et saint Basile[36], Dieu donne à certains hommes une surabondance de richesses « afin qu’ils aient le mérite de les dispenser vertueusement ». A chacun il suffit de peu. L’homme libéral agit donc bien en faisant la part plus large aux autres qu’à lui-même »[37]. Les biens temporels sont donc, peut-on dire, des biens relatifs par rapport à diverses fins, à d’autres biens : vivre selon sa condition ou aider les autres. Mais ils sont relatifs aussi par rapport à un bien absolu, une fin ultime. Ordonnés au bien absolu, ils acquièrent leur plus grande perfection morale. A la question de savoir si les biens temporels peuvent être mérités, Thomas répond : « L’objet du mérite consiste en une récompense ou un salaire dont le caractère essentiel est d’être un bien. Mais il y a deux sortes de biens pour l’homme : le bien absolu et le bien relatif. Le bien absolu de l’homme c’est d’abord sa fin ultime, selon la parole du Psaume : « Le bien pour moi, c’est d’être uni à Dieu »[38] ; c’est aussi tout ce qui est de nature à conduire à cette fin. Tout cela est objet de mérite absolument. Le bien relatif et non absolu de l’homme est ce qui est un bien pour le moment ou sous un certain rapport. cette sorte de bien n’est pas objet de mérite absolument mais relativement.

Ces précisions étant données, il faut dire que, si l’on considère les biens temporels en tant qu’ils favorisent l’accomplissement des œuvres des vertus qui nous mènent à la vie éternelle, alors ils deviennent directement et absolument objet de mérite, au même titre que l’accroissement de la grâce et tous les autres secours qui nous permettent de parvenir à la béatitude, une fois la première grâce reçue. (…) Si, par contre, on considère les biens temporels en eux-mêmes, alors ils ne sont point absolument des biens pour l’homme, mais seulement à certains égards ».

A propos du « magnanime »⁠[39], il dira qu’il « méprise les biens extérieurs, en ce sens qu’il ne les regarde pas comme des biens tels qu’il faille jamais s’abaisser pour eux ; mais il les estime comme d’utiles auxiliaires de la vertu ».⁠[40] Certes, « la vertu peut exister sans les biens de la fortune, mais ils facilitent son action ».⁠[41]

Il résulte de tout ceci que l’acquisition des biens matériels comme leur production ne peuvent être autonomes. Elles doivent rester soumises à une régulation éthique pour que l’ordre des valeurs ne soit pas bouleversé et n’entraîne la société dans une culture matérialiste. Ceci dit, « L’étendue des biens désirés est de soi moralement indifférente »[42]

La production et l’acquisition des biens régulées selon les principes éthiques rappelés, sont essentiellement le fruit du travail humain. Nous verrons plus loin que saint Thomas a, comme Aristote, une position réservée face au commerce et qu’il est, comme dans l’Ancien testament, relativement sévère vis-à-vis du prêt à intérêt dans la mesure où l’argent ne peut pas, au sens propre, « travailler ».

On peut résumer ainsi la position de saint Thomas face au travail : tous les hommes sont tenus de travailler, comme il est dit dans le livre de la Genèse. C’est d’ailleurs une donnée qui découle de la nature même de l’homme⁠[43]. Le travail est un acte nécessaire à la vie et donc moralement bon : si, explique saint Thomas, « l’objet d’un acte humain est constitué par quelque chose qui correspond à l’ordre rationnel, il sera bon selon son espèce (…) »⁠[44].

De plus, l’homme au travail est particulièrement image de Dieu puisqu’il est cause relative à l’image de la Cause absolue⁠[45]. A l’image d’un Dieu créateur, il insère aussi dans le monde quelque chose de la bonté et de la beauté de Dieu.

Alors que la cause de l’activité chez l’animal est l’instinct, elle est toujours chez l’homme l’œuvre de la raison, l’œuvre de la personne, l’œuvre de l’esprit humain: « les actions (…) émanent de la personne et du tout, et non pas de la partie ou de la forme ou de la puissance. On ne dit pas, à proprement parler, que la main frappe, mais que l’homme frappe avec la main (…) ».⁠[46]

Tout travail a donc une valeur humaine⁠[47], morale⁠[48], sociale⁠[49] et même religieuse: en effet, comme déjà suggéré, « quel que soit le bien qu’il recherche, un être s’approche par là de la divine ressemblance puisque tout être créé est une participation à la bonté divine. Du fait qu’ils sont causes des autres, les êtres tendent donc à ressembler à Dieu ».⁠[50] « Quel que soit le bien qu’il recherche…​ » ! d’aucuns objecteront immédiatement le caractère spirituel de la nature humaine et sa vocation suprasensible et s’indigneront que l’on puisse découvrir une valeur religieuse, quelque chose de la vie et de la bonté de Dieu dans la recherche d’un bien matériel, par exemple, dans la « sollicitude pour la nourriture ». Thomas répond : « Tout acte (…) requiert de l’attention. Si donc l’homme ne doit appliquer son attention à rien de ce qui est temporel, il doit rester inactif dans cet ordre, ce qui est impossible et déraisonnable. Dieu a réglé l’activité de tout être selon le propre de sa nature. Or l’homme est formé de chair et d’esprit. En conséquence, selon le plan divin, il doit déployer ses activités corporelles en même temps qu’il s’applique aux choses spirituelles ; et plus il est parfait, plus il s’adonne à celles-ci. Néanmoins cette perfection humaine n’exclut pas toute activité corporelle. Ce genre d’activité est ordonné à la conservation de la vie ; le négliger serait négliger sa vie ; or chacun est tenu de l’assurer. Ne pas agir et attendre de Dieu quelque secours, alors que l’on peut s’aider par ses propres moyens, c’est être insensé et tenter Dieu. N’appartient-il pas à la divine Bonté d’exercer sa providence, non en produisant tous les effets immédiats, mais en promouvant les êtres à leurs activités propres (…). On ne doit donc pas attendre de secours de dieu sans apporter sa propre collaboration: ceci répugne au plan de Dieu et à sa bonté. »[51]

Même si Thomas estime que le travail intellectuel est supérieur au travail manuel⁠[52], tout travail, dans la mesure où il parfait l’homme⁠[53] et contribue au bien commun, est honorable, respectable et au service de Dieu⁠[54].

Ainsi, à la question de savoir si les religieux sont obligés de travailler de leurs mains, saint Thomas répond que : « le travail manuel a un quadruple but. Le premier et principal, c’est d’assurer la subsistance. d’où cette parole adressée au premier homme : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Et cette autre d’un Psaume (127, 2): « Alors tu te nourris du travail de tes mains. » Le second, c’est de supprimer l’oisiveté, mère d’un grand nombre de maux. C’est pourquoi il est écrit : « Envoie ton serviteur travailler pour qu’il ne reste pas oisif : l’oisiveté est une grande maîtresse de malice. »(Si 33, 28-29) Le troisième, c’est de refréner les mauvais désirs en macérant le corps. Aussi est-il écrit : « Dans les travaux, les jeûnes, les veilles, la chasteté. »(2 Co 6, 5-6) Le quatrième, c’est de faire l’aumône. Témoin cette parole : « Celui qui volait, qu’il ne vole plus. qu’il travaille plutôt, qu’il mette les mains à quelque ouvrage honnête pour avoir de quoi donner à l’indigent. »(Ep 4, 28) ».[55]

De ces quatre buts, seuls le premier est obligatoire, les autres peuvent être atteints par d’autres voies.

Le travail est nécessaire à la subsistance. Il peut nous détourner de l’oisiveté et de la convoitise et nous permettre éventuellement de faire l’aumône⁠[56]. Il est indispensable à la vie matérielle et a de bons effets donc sur la vie morale et sociale. Plus exactement encore, le travail nous évite surtout des maux : misère, dépendance, péchés. Son seul aspect vraiment positif est de nous permettre de soulager la misère d’autrui. Saint Thomas ne va pas au delà et ne s’interroge pas sur la valeur intrinsèque du travail, sur sa capacité plus profonde de collaborer à la formation de la personne, d’être un lien social, un facteur de progrès non seulement matériel mais aussi spirituel.

Notons encore que saint Thomas considère comme travail manuel, le travail qui met en œuvre « les mains, les pieds ou la langue ». Le travail manuel est, pour lui, le travail par excellence, comme chez la plupart des théologiens qui l’ont précédé et suivi. Ce qui explique que les « œuvres serviles » ont été principalement interdites lors du repos dominical⁠[57]. Pour J. Leclercq, une des explications de cette prédilection des auteurs chrétiens « se trouve sans doute (…), et sans même qu’ils s’en rendent compte, dans leur amour des humbles et leur souci de réagir contre le mépris aristocratique du travail manuel. »[58] Il nous montre aussi que, d’une certaine manière, le travail intellectuel n’est pas considéré comme un vrai travail dans la mesure où il ne produit pas de  »choses », de valeurs économiques mais se présente plutôt comme un service qui ne se paie pas : ce sont, d’ailleurs, les « choses », les marchandises que l’on paie et non le travail.

A la suite de saint Paul, saint Thomas va tout de même corriger un peu cette conception. Toujours à propos des religieux, à la question de savoir s’ils peuvent vivre d’aumônes, saint Thomas fait remarquer que « celui-là ne vit pas oisif qui, sous une forme quelconque, sert à quelque chose ».⁠[59] Ailleurs et plus précisément à propos des avocats, se demandant s’ils peuvent recevoir des honoraires, il écrira que « lorsqu’on n’est pas obligé de rendre un service à quelqu’un, on peut, en toute justice, exiger une rétribution après l’avoir rendu. Or il est clair qu’un avocat n’est pas toujours obligé d’accorder son assistance et ses conseils aux justiciables. Aussi bien ne commet-il pas d’injustice s’il fait payer son assistance ou ses conseils. Le même principe vaut pour le médecin qui se dévoue au chevet d’un malade et pour tous ceux qui remplissent des emplois analogues, à condition toutefois que leurs honoraires soient raisonnables et tiennent compte de la situation sociale de leurs clients, de la nature des services rendus, du labeur fourni et des coutumes du pays. »[60] Il est toutefois symptomatique que saint Thomas, dans son argumentation, souligne le fait que le travail de l’avocat est, in fine, une sorte de travail manuel : « Si la possession de la science juridique est un bien spirituel, son usage exige un travail matériel, pour la rétribution duquel on peut recevoir de l’argent ; sinon aucun artisan ne pourrait vivre de son art. »[61]

Ailleurs encore, condamnant la simonie⁠[62], saint Thomas notera qu’ »à celui qui possède la science et n’a point cependant un office qui l’oblige à la communiquer aux autres, il lui est permis de recevoir le prix de son enseignement ou de son conseil. Non point qu’il vende la vérité ou la science : il loue son travail. »[63]

Même si, pour saint Thomas et combien d’autres théologiens à travers l’histoire, le travail manuel est le travail par excellence, on voit que le Docteur angélique reconnaît, ne fût-ce qu’indirectement, la dignité du travail intellectuel et son droit à la rémunération.

Thomas va également poser le problème de la mesure du travail, de la quantité de travail à laquelle on est tenu. Y a-t-il un minimum exigible, y a-t-il un maximum à ne pas dépasser ?

Le travail minimum exigible est le travail nécessaire à la vie d’une personne, c’est-à-dire à sa subsistance physique, certes, mais aussi, en fonction même de ce qu’est une personne, être spirituel et être en relation : ce qui est nécessaire à la formation, aux bonnes mœurs, à la condition sociale, à l’entretien d’une famille, etc. : « c’est là le premier devoir : procurer à soi-même et aux siens ce qu’on dit être nécessaire à la personne, ce mot désignant aussi bien la condition et le rang »[64]. « Chacun dans la vie a des convenances à garder »[65]. Il va sans dire que ce minimum variera selon les conditions et les époques. La question du maximum est importante car elle est liée à l’accumulation des richesses. Thomas sait que la cupidité « n’a pas de bornes et tend à acquérir sans fin »[66]. Or, Il nous a bien dit que « les biens extérieurs ont le caractère de moyens relatifs à une fin. Leur usage sera donc bon, s’il est proportionné, si l’homme recherche la richesse dans la mesure où elle est nécessaire à sa vie et à sa condition.«  Il en conclut que « dépasser cette mesure, vouloir acquérir ou amasser plus que de raison, c’est pécher ».⁠[67] On a, dès lors, l’impression que le maximum permis se confond avec le minimum exigible ou, en tout cas, n’en est guère éloigné.

Max Weber dont nous allons bientôt parler prétendra que le dynamisme de l’économie moderne est le fruit de la Réforme. Les catholiques, à la suite de saint Thomas étant restés attachés à une vision très statique de l’économie, vision liée à une conception sociale fixe empêchant tout progrès⁠[68].

Saint Thomas est-il vraiment l’ennemi du progrès économique et doit-il dans la réflexion contemporaine être, d’office, banni ?

Certes, saint Thomas est tributaire du système économique de son temps, mais, une fois encore, il est dangereux de ne tenir compte que de tel ou tel passage de son œuvre. Il faut tenir compte de tous les éléments épars dans son œuvre qui tourne autour de la question économique. Or, que constate-t-on ?

Au delà ce qui est nécessaire à la subsistance et à la condition, Thomas va-t-il limiter la recherche du superflu s’il sert au soulagement des pauvres ? Il ne faut pas oublier que les biens extérieurs sont des moyens au service d’une fin qui en mesure la qualité morale relative.

Thomas précise⁠[69] que l’avarice, « amour immodéré de posséder » et donc péché, introduit un désordre social et un désordre intérieur.

Un désordre social car l’avare en acquérant et en détenant plus qu’il ne convient « pèche directement contre son prochain : les mêmes richesses ne pouvant être possédées à la fois par plusieurs, la surabondance chez les uns entraîne nécessairement la pénurie chez les autres. » Mais s’il ne s’agit pas de posséder, au plein sens du terme, mais de rechercher la « surabondance » pour la faire servir au bien commun ou parce qu’elle est indispensable à l’exercice d’une fonction sociale, peut-on encore parler d’avarice, de péché ?

L’avarice est aussi le signe d’un désordre intérieur, un « dérèglement du cœur » par « l’attachement aux richesses, que l’on peut désirer ou aimer, ou dans lesquelles on peut se complaire, avec excès ». Ce dérèglement devient « un péché contre Dieu, comme l’est tout péché mortel, pour autant que les biens temporels font mépriser les biens éternels ». Mais y a-t-il dérèglement, y a-t-il péché si le souci du temporel ne l’emporte pas sur le spirituel ?

Si la justice sociale est respectée, le désir et l’acquisition des richesses peuvent-elles être considérées comme avarice ?

Bien sûr, à lire saint Thomas, on constate que l’accent est nettement mis sur le juste nécessaire mais cette insistance qu’on peut relier à la vie socio-économique du temps n’est-elle pas justement contingente puisque liée au style d’une époque déterminée ?

Reste intacte l’idée essentielle de la primauté de la fin sur les moyens, des biens moraux et spirituels sur les moyens matériels. A propos du commerce dont Thomas, à la suite d’Aristote, se méfie, le théologien note que « si le gain, qui est la fin du commerce, n’implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n’implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n’empêche donc de l’ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête ».⁠[70] Mais il ajoutera immédiatement qu’il s’agira de toute façon d’un « gain modéré ».

La notion de progrès n’est pas étrangère à saint Thomas. Parlant des rôles du roi, il lui donne comme mission « d’abord d’instituer une vie bonne dans la multitude qui lui est soumise ; deuxièmement, l’ayant établie, la conserver ; troisièmement, l’ayant conservée, la faire progresser ». Ce souci du progrès, précise Thomas, doit s’appliquer « sur tous les points » et donc aussi à la recherche d’ »une quantité suffisante de choses nécessaires au bien-vivre ».⁠[71]

On peut déduire de tout ce qui précède, que les richesses sont bonnes si elles servent au bien personnel et bien social.⁠[72]

Johannes Haessle résume ainsi la position thomiste : « Le monde est un ordre, ordre stable et invariable, car les lois qui lient toutes ses parties entre elles culminent dans la « lex divina ». Le travail de l’homme dans le monde a une fin qui n’est pas dans le monde, fin pour laquelle l’homme et le monde ont été créés, à laquelle les choses sont nécessairement ordonnées et à laquelle l’homme doit se soumettre librement. Toute vie, vie économique comprise, n’a de sens qu’en réalisant la loi fondamentale : à nécessité naturelle, obligation morale. L’économie, comme tout travail appartiennent à l’ordre de la civilisation doit être un moyen de libération spirituelle, et seule la vertu libère l’esprit. La vertu, de son côté, n’est qu’un moyen de posséder le Souverain Bien, qui est la vision de Dieu. (…) Mettre au contraire le désir au-dessus de la possession, préférer l’exaltation de la recherche à la paix de la béatitude, comme le Faust de Goethe (…), c’est ôter tout sens à l’infini de l’inquiétude et du désir. Car tout mouvement vit du pressentiment d’un repos. Le mouvement de la vie économique ne peut donc se suffire à lui-même ; relatifs, les biens économiques ne peuvent être désirés que relativement, car le désir, l’action, l’effort, si infatigables soient-ils, n’ont jamais, par eux-mêmes, de valeur absolue : ils valent ce que vaut leur fin. La rationalisation capitaliste est purement technique, la « rationalisation du thomisme est morale et vise à la perfection de l’âme »[73]. »[74]


1.  »Il n’a pas cherché à établir un système économique, il s’est borné à traiter des questions déterminées » (HAESSLE J., Le travail, Desclée de Brouwer, 1933, p. 1).
2. De Regno ad regem Cypri, II, VI, in Petite somme politique, Téqui, 1997, pp. 108-110.
3. Id., II, VII, in Petite somme politique, op. cit., pp. 111-113 et IIa IIae, q.77, a. 4. On trouve même chez saint Thomas un petit traité sur les marchés à terme : De emptione et venditione ad tempus (cf. HAESSLE J., op. cit., p. 19).
4. IIa IIae, q. 32, a. 5 ; q. 66, a. 2 et 7 ; q. 105, a. 2 ; q. 118, a. 1.
5. Lettre à la duchesse de Brabant, in Petite somme politique, op. cit., p. 201.
6. IIa IIae, q. 78, a. 1 et 2.
7. « ...puisqu’il y a des hommes qui s’adonnent principalement à la contemplation de la vérité, tandis que d’autres font leur occupation préférée des actions extérieures, l’on est fondé à diviser la vie humaine en active et contemplative. » (IIa IIae, q. 179, a. 1)
8. IIa IIae, q .182, a.1.
9. Ethique, 10, 7-8.
10. Lc 10, 39.
11. De Verbis Domini, 26, 2.
12. Lc 10, 41.
13. Ps 26, 4.
14. Ps 45, 11.
15. De Verbis Domini, 27, 2.
16. Ps 37, 7 et 10.
17. Topiques 3, 2.
18. IIa IIae q. 182, a. 2.
19. La Cité de Dieu, 19, 19.
20. Lc 10, 40.
21. Sur Ezéchiel, 3.
22. Rm 9, 3.
23. De Compunctione, 1, 7. La componction est le regret d’avoir offensé Dieu.
24. IIa IIae, q. 182, a. 3.
25. Morales, 6.
26. LEMONNYER A., o.p., in St Thomas d’Aquin, Somme théologique, La vie humaine, ses formes, ses états, 2a-2ae, Questions 179-189, Editions de la Revue des Jeunes, Desclée et Cie, 1926, p. 507.
27. Cf. quelques extraits de la règle 48 de saint Benoît: « 1. La paresse est l’ennemie de l’âme. Aussi, à certains moments, les frères doivent être occupés à travailler de leurs mains. A d’autres moments, ils doivent être occupés à la lecture de la parole de Dieu. (…) 7. Quand ils doivent rentrer les récoltes eux-mêmes, parce que c’est nécessaire là où ils sont, ou bien parce qu’ils sont pauvres, ils ne seront pas tristes. 8. En effet, quand ils vivent du travail de leurs mains, comme nos Pères et las Apôtres, alors ils sont vraiment moines. » La journée se partage entre travail manuel et lecture. Il semble que cette dernière occupation était plus difficile faire respecter car une surveillance est prévue ainsi que des reproches et des punitions pour ceux qui ne veulent pas lire ou ne s’appliquent pas. Il est précisé encore : « 23. Si un frère négligent ou paresseux ne veut pas ou ne peut pas méditer ou lire, on lui commande un travail pour qu’il ne reste pas sans rien faire. » (La règle de saint Benoît est disponible sur http://perso. wanadoo.fr).
28. IIa, IIae, q. 182, a. 4.
29. Dans sa hiérarchie, saint Thomas parle encore d’esclavage mais en se détachant d’Aristote. « Œuvre servile signifie œuvre d’esclave » mais on peut être esclave du péché, esclave de Dieu ou « au service d’un autre homme ». Dans ce cas, « il ne l’est jamais que de corps et non pas d’âme » (IIa IIae, qu. 122, art. 4). Saint Thomas (IIa IIae, qu. 104, art. 5) affirme clairement l »« égalité naturelle de tous les hommes » et reprend un distinguo déjà formulé par Sénèque : « On se trompe si l’on croit que la servitude étreint l’homme tout entier. La meilleure partie de lui-même y échappe: c’est le corps qui est l’esclave et la propriété d’un maître ; l’âme est maîtresse d’elle-même » (De beneficiis, 3, 20).
30. HAESSLE J., op. cit., p. 18.
31. Id., p. 102.
32. Ps 8, 7.
33. IIa IIae, q. 118, a. 1.
34. IIa IIae, q. 118, a. 1., sol. 1.
35. Sermon 64.
36. Homélie sur Lc 12, 18 et svts.
37. IIa IIae, q. 117, a. 1., sol. 1.
38. Ps 72, 28.
39. « Celui dont l’âme tend à agir grandement », et plus précisément celui qui s’efforce « d’accomplir des choses dignes d’honneur, sans toutefois attacher un grand prix à l’honneur que peuvent donner les hommes » (IIa IIae, q. 129, a. 1 et sol. 3).
40. IIa IIae, q. 129, a. 8, sol. 2.
41. IIa IIae, q. 129, a. 8, sol. 1.
42. J. Haessle, op. cit., p. 53.
43. Comparant les animaux aux hommes, saint Thomas fait remarquer : « La divine Providence pourvoit à la vie des oiseaux et des lis qui sont de condition inférieure et qui ne peuvent travailler comme les hommes pour se procurer la nourriture nécessaire. A plus forte raison doit-elle subvenir aux besoins des hommes : ils sont dans une condition supérieure, et ils ont reçu la faculté d’acquérir leur subsistance par un travail personnel » (Somme contre les gentils, Cerf, 1993, III, CXXXV).
44. Ia IIae, qu. 18, art. 8.
45. « …​même du point de vue de leur causalité sur les autres, les êtres tendent à ressembler à Dieu. Un être créé cherche cette ressemblance par son opération, et c’est par son opération qu’un être est cause d’un autre. Ainsi jusque dans leur causalité les êtres aspirent à ressembler à Dieu. » ( Contre les gentils, III, XXI).
46. IIa IIae, qu. 58, art. 2.
47. Disons mieux: personnelle. « Les actions, en effet, émanent de la personne et du tout, et non pas de la partie ou de la forme ou de la puissance. On ne dit pas à proprement parler que la main frappe, mais que l’homme frappe avec la main (…) ». (IIa IIae, q. 58, a. 2). Tout travail mobilise le corps mais il est agi par la raison en vue d’une fin.
48. « Par cela seul, en effet, que quelqu’un agit de façon ordonnée pour l’entretien ou le repos de son corps, ce qu’il fait sa rapporte au bien de la vertu » (Ia IIae, q. 18, a. 9, sol. 3).
49. La société se présente comme une grande communauté de travail : « un homme seul ne pourrait pas par lui-même s’assurer les choses nécessaires à la vie. Il s’ensuit donc qu’il est dans la nature de l’homme de vivre en société (…) afin que chacun soit aidé par le prochain, et que tous s’occupent de découvertes rationnelles diverses, par exemple l’un en médecine, l’autre dans tel domaine, un autre dans tel autre. » (De Regno, I, I). Dans la Somme contre les Gentils : « Chez les abeilles toutes ne sont pas employées au même office, mais les unes ramassent le miel, les autres construisent avec la cire les alvéoles et les reines ne prennent part à aucune de ces besognes. Il doit en être ainsi chez les hommes. Les nécessités humaines sont multiples, et nul ne peut se suffire ; les tâches doivent donc être réparties : par exemple, ceux-ci seront agriculteurs, ceux-là bergers, d’autres architectes et ainsi de suite. Mais les besoins de la vie ne sont pas seulement corporels, ils sont surtout spirituels, il importe donc que, pour le perfectionnement des autres, certains se consacrent à des tâches spirituelles et pour autant soient libérés des soucis temporels. » Thomas précise que c’est par la divine Providence « que certains sont inclinés davantage vers tel emploi plutôt que vers tel autre ». (III, CXXXIV).
50. Contre les gentils, III, XXI.
51. Contre les gentils, III, CXXXV.
52. « S’il est naturel à l’homme d’amasser ce qui est nécessaire à sa subsistance (…)il n’est pas requis que chacun soit assigné à cette tâche. (…) Les nécessités humaines sont multiples, et nul ne peut se suffire ; les tâches doivent donc être réparties : par exemple, ceux-ci seront agriculteurs, ceux-là bergers, d’autres architectes et ainsi de suite. Mais les besoins de la vie ne sont pas seulement corporels, ils sont surtout spirituels, il importe donc que, pour le perfectionnement des autres, certains se consacrent à des tâches spirituelles et pour autant soient libérés des soucis temporels. Cette répartition des divers offices entre les divers individus se fait par la divine Providence en ce sens que certains sont inclinés davantage vers tel emploi plutôt que vers tel autre.(…) Il doit exister une amitié telle entre les hommes qu’ils s’assistent mutuellement dans les œuvres spirituelles ou temporelles. Mais autant le spirituel l’emporte sur le temporel et s’impose davantage pour atteindre le bonheur, autant il est préférable de subvenir à son prochain dans ses besoins spirituels que dans ses besoins temporels ». (Contre les gentils, III, CXXXIV).
53. En langage aristotélicien, on dira que, par le travail, l’homme fait passer ses puissances à l’acte.(Cf. HAESSLE J., op. cit., p. 63).
54. Cf. HAESSLE J., op. cit., p. 78. L’auteur poursuit: « Mais le travail qui s’est détourné de sa fin, qui n’est pas ordonné à la perfection de la personne humaine, perd toute valeur et toute signification et ne se distingue plus de l’activité animale ».
55. IIa, IIae, q. 187, a. 3. Dans ses notes, le P. A. Lemonnyer rappelle que « le travail des mains appartenait jusque là à la discipline régulière aussi bien chez les chanoines que chez les moines. Sa suppression, au bénéfice de l’étude, de l’enseignement et de la prédication, par la législation des Prêcheurs, fit l’effet d’une révolution. » (In Somme théologique, Revue des jeunes, Desclée, 1926, p. 524). C’est pour cette raison que saint Thomas va longuement développer sa pensée : « Or le travail, en tant qu’il représente un moyen de gagner sa vie, est obligatoire dans la mesure où il est nécessaire. Ce qui est ordonné à une fin tire sa nécessité de cette fin même. C’est-à-dire qu’il est nécessaire dans la mesure où cette fin le requiert. Aussi celui qui n’a pas de quoi vivre par ailleurs doit-il travailler de ses mains, quelle que soit sa condition. C’est ce que veut dire saint Paul : « Celui qui refuse de travailler, qu’il se passe aussi de manger. »(2 Th 3, 10) C’est comme s’il disait : « Nécessité de travailler et nécessité de manger, cela ne fait qu’un. Si donc quelqu’un pouvait se passer de manger, il serait dispensé de travailler. Il en va de même pour ceux qui ont par ailleurs de quoi vivre honnêtement. Car l’on ne doit pas entendre que l’on puisse faire ce qu’on ne peut pas faire licitement. Aussi ne voit-on pas que saint Paul ait prescrit le travail des mains autrement que pour réprouver le péché de ceux qui se procuraient de quoi vivre par des moyens illicites. Il prescrit, en effet, le travail manuel d’abord pour éviter le vol : « Celui qui volait, qu’il ne vole plus. qu’il travaille plutôt, qu’il mette les mains à quelque ouvrage. »(Ep 4, 28) Ensuite pour éviter la convoitise du bien d’autrui : « Travaillez de vos mains, comme nous vous l’avons prescrit, afin de vous conduire honnêtement à l’égard de ceux du dehors. »(1 Th 4, 11) Enfin, afin d’éviter les honteux trafics par lesquels certains gagnent leur vie. « Lorsque nous étions parmi vous, nous vous disions que si quelqu’un refuse de travailler, il ne doit pas manger non plus. Nous avons appris, en effet, que certains d’entre vous mènent une vie agitée, ne faisant rien et se mêlant de tout (Glose : « Des gens qui se procurent le nécessaire par des moyens honteux ») A ceux-là, nous adressons cette déclaration, cette prière plutôt : qu’ils travaillent en silence pour manger du pain qui soit à eux. »(2 Th 3, 10 et svts) C’est pourquoi saint Jérôme remarque que l’Apôtre fait ici « l’office, moins de docteur, que de correcteur de vices. »(Commentaire sur la lettre aux Galates)
   Encore faut-il savoir que par travail manuel l’on doit entendre toutes les industries humaines propres à assurer honnêtement la subsistance, qu’elles mettent en œuvre les mains, les pieds ou la langue. Les veilleurs, courriers et autres gens vivant de leur travail, sont censés vivre du travail de leurs mains. La main étant l’outil par excellence, le travail des mains en est venu à désigner toute activité par laquelle on peut honnêtement gagner sa vie.
   Si maintenant nous considérons le travail manuel comme remède à l’oisiveté ou comme moyen de macérer le corps, il n’est pas de précepte en lui-même. Il y a d’autres moyens de remédier à l’oisiveté ou de macérer la chair. Les jeûnes et les veilles macèrent la chair. La méditation des Saintes Écritures et les louanges de Dieu empêchent l’oisiveté. Commentant le mot du Psaume (118, 82) : « Mes yeux ont défailli sur ta parole », la Glose fait cette remarque : « Celui-là n’est pas oisif qui se consacre à l’étude de la Parole de Dieu. Celui qui se livre au travail matériel ne l’emporte pas sur celui qui s’applique à la connaissance de la vérité. » C’est pourquoi les religieux ne sont pas obligés aux ouvrages manuels, pas plus d’ailleurs que les séculiers. A moins toutefois que les statuts de leur Ordre ne leur en fassent une obligation. Tel est le cas visé par saint Jérôme : « Les monastères égyptiens observent cette coutume de ne recevoir personne sans lui imposer l’engagement de s’occuper et de travailler. Et ce n’est pas tant par souci de la subsistance matérielle qu’en vue du salut de l’âme et pour empêcher les pernicieuses divagations de l’esprit. »
   Si nous considérons enfin le travail manuel comme moyen de faire l’aumône, il ne fait non plus l’objet d’aucun précepte. Exceptons seulement le cas où l’on se trouverait dans la nécessité de faire l’aumône et où l’on ne pourrait se procurer par d’autres voies de quoi subvenir aux besoins des pauvres. Dans ce cas-là, religieux et séculiers seraient pareillement obligés de faire quelque ouvrage manuel. »
56. Cette pensée se trouve déjà chez saint Jean Chrysostome : « Travaillez sinon pour vous, du moins pour les autres, travaillez de vos mains : vous échapperez à l’oisiveté qui est la mère de tous les vices ; vous vous mettrez à même de donner » (Homélie 6 sur 1 Th).
57. On peut y ajouter « le commerce public et l’administration de la justice » (LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV, op. cit., p. 71).
58. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV, op. cit., pp. 71-72.
59. IIa IIae, q. 187, a. 5, sol. 2.
60. IIa IIae, q. 71, a. 4. Saint Thomas ajoute: « On n’est pas toujours tenu de donner gratuitement ce que l’on peut faire sous forme de miséricorde ; autrement personne n’aurait le droit de vendre quoi que ce soit, car tout peut être la matière d’un acte de miséricorde. Mais lorsqu’un homme donne une chose sous forme de miséricorde, il ne doit pas attendre sa récompense des hommes, mais de Dieu. Donc lorsque l’avocat assume la défense d’un pauvre par miséricorde, il ne doit pas se proposer une rétribution humaine, mais la récompense divine. Ce n’est pas dire qu’il soit tenu de plaider gratuitement. » (Sol. 1).
61. Id., sol. 2.
62. « Vendre ou acheter une chose spirituelle, c’est marquer de l’irrévérence envers Dieu et les choses divines. C’est donc pécher par irréligion. » (IIa IIae, q. 100, a. 1).
63. IIa IIae, q. 100, a. 3. Saint Thomas continue: « Mais s’il y était tenu par office, on devrait penser qu’il vend la vérité, et il pécherait gravement. C’est le cas de ceux qui sont, dans certaines églises, chargés de l’enseignement des clercs de l’église et d’autres pauvres. Ils reçoivent à cet effet un bénéfice ecclésiastique et ils n’ont pas le droit de rien recevoir, ni pour enseigner ni pour célébrer ou omettre certaines solennités. »
64. Cette traduction n’est pas la plus heureuse. Le texte latin dit : « respectu quorum dicitur necessarium personae secundum quod « persona » dignitatem importat ». Notons d’une part la mise entre guillemets de « persona » et d’autre part, son caractère essentiel, pourrait-on dire, qui est la « dignitas » que certains (Cerf) traduisent par « responsabilité ».( IIa IIae, q. 32, a. 5).
65. IIa IIae, qu. 32, art. 6.
66. IIa IIae, q. 77, a. 4.
67. IIa IIae qu. 118, art. 1.
68. Cf. cette description de Werner Sombart (1863-1941) a décrite ainsi : « Saint thomas avait une vue statique de l’économie, la conception d’un état social immuable, fidèle reflet de l’état précapitaliste de l’économie. Chaque homme reste à sa place et y demeure durant sa vie : à chacun sa profession, son état, son train de vie répondant exactement à sa condition. Dans un pareil univers, tout changement, tout progrès sont des événements qui n’intéressent que les âmes individuelles dans l’intime de leurs relations avec dieu. C’est pourquoi la mesure de la richesse de chacun est déterminée une fois pour toutes : elle est ce qu’exige sa condition. Dépasser cette mesure c’est pécher. » (in Le Bourgeois, 1913, cité in HAESSLE, op. cit., p. 107).
69. Il s’agit encore et toujours de la fameuse question 118 in IIa IIae, a. 1 et sol. 2.
70. IIa IIae, q. 77, a. 4.
71. De Regno, II, IV.
72. d’une manière très claire, saint Thomas, montre que la pauvreté n’est pas nécessairement bonne : « Les richesses extérieures sont nécessaires à la perfection de la vertu puisque par elles nous pourvoyons à notre entretien et nous secourons les autres. Or la valeur des moyens se mesure d’après celle de la fin. Les richesses sont donc un bien pour l’homme, non pas principal cependant, mais en quelque sorte secondaire: la fin est en effet le bien premier, le reste ne vaut qu’en raison d’elle. C’est pourquoi quelques-uns ont conclu que les vertus sont pour les hommes les biens les plus élevés tandis que les richesses viennent en dernier. Cependant il importe de juger des moyens selon les exigences de la fin, ainsi les richesses apparaîtront-elles bonnes dans la mesure où elles favorisent l’exercice de la vertu ; si au contraire cette mesure est dépassée, que les richesses soient un obstacle à la vertu, on ne les comptera plus parmi les biens, mais parmi les maux. La possession des richesses se présente donc comme un bien pour qui en use vertueusement, comme un mal au contraire pour qui, à cause d’elles, s’écarte de la vertu, soit par excès de préoccupation ou d’attachement à leur sujet, ou à cause de l’orgueil qu’elles provoquent. » Après avoir fait remarquer qu’ »il y a des vertus de la vie active et des vertus de la vie contemplative, et (que) les unes et les autres n’ont pas le même besoin des richesses », Thomas définit la « pauvreté vertueuse : celle qui libère l’homme des préoccupations terrestres et lui permet de se consacrer aux réalités divines et spirituelles. Elle doit lui laisser toutefois la faculté de subvenir d’une manière licite à sa subsistance, ce qui d’ailleurs requiert peu de choses. Et moins une forme de vie pauvre comporte de soucis, plus cette pauvreté est digne d’éloges ; l’excellence de celle-ci n’est pas affaire quantitative, car la pauvreté n’est pas une valeur absolue : elle vaut dans la mesure où elle libère l’homme et lui permet de se donner aux réalités spirituelles. La mesure de sa bonté est marquée par le degré de libération qu’elle assure à l’homme devant les obstacles signalés antérieurement. C’est d’ailleurs la règle commune à tout ce qui est extérieur à l’homme : il n’y a pas de biens absolus, mais leur excellence se juge d’après le profit qu’ils assurent à la vie vertueuse. » (Somme contre les Gentils, III, CXXXIII). Ailleurs, à propos de la prière, saint Thomas écrit : « Le désir des biens temporels est légitime. Non point, sans doute, si nous les recherchons par-dessus tout, au point de mettre en eux notre fin. Il faut les considérer comme des secours qui nous aident à tendre à la béatitude ; notre vie corporelle trouvant en eux son soutien, et notre activité vertueuse les employant _ titre d’instruments, selon que l’enseignait déjà Aristote (Ethique, I, VIII). Il est donc légitime de prier pour les obtenir. Et c’est ce que dit saint Augustin. « Il est très normal de vouloir les moyens suffisants de vivre, quand on veut cela et rien de plus. On ne les recherche pas pour eux-mêmes mais pour le salut du corps, pour se comporter convenablement suivant son rang et n’être point à charge à ceux avec qui l’on doit vivre. Lorsqu’on les a, il faut prier pour les conserver, et demander à les avoir si l’on en est privé ».(Lettre à Proba CXXX, VI-VII) «  (IIa IIae, q. 83, A. 6).
73. Citation de Max Scheler (1874-1928) in Vom Umsturz der Werte, II.
74. Op. cit., pp. 116-117. C’est l’auteur qui souligne.

⁢b. Une contestation esquissée

On voit clairement que même s’il ne touche que sporadiquement aux questions qui nous intéressent ici, même si la présentation qui précède est quelque peu trompeuse dans la mesure où elle rassemble des éléments épars, la pensée de saint Thomas pouvait être le point de départ d’une réflexion plus développée et plus systématique sur le travail. Réflexion qui n’a pas eu lieu avant le XIXe siècle⁠[1], avant Léon XIII, dirons-nous, pour faire court, même si quelques travaux déjà cités précédemment ont préparé l’avènement d’une doctrine sociale catholique.

En gros, on peut dire, du côté catholique, du moins, rien d’essentiel ne s’est produit sur le plan de la réflexion économique et sociale entre saint Thomas et Léon XIII qui s’appuiera précisément sur l’illustre théologien.⁠[2]

Comment expliquer ce vide ?

La synthèse thomiste ayant été déchirée dès le XIVe siècle entre réel et raison, entre nominalisme et idéalisme, il n’a plus été possible, semble-t-il de « penser » le travail avant que quelques philosophes et théologiens ne tentent, à partir du XIXe siècle précisément, de retrouver l’équilibre rompu.⁠[3]

L’équilibre thomiste consistait à dire que l’homme est créateur, à l’image de son Créateur. Il est artifex[4]. Saint Thomas le mit bien en évidence en écrivant que genus humanum arte et ratione vivit[5]. En latin, on le sait, le mot ars, par opposition à natura, désigne toute espèce d’art ou de science, toute habileté, métier, profession. L’artifex est l’artiste, l’artisan ou l’ouvrier. L’homme est invité par Dieu à dominer la nature, à l’humaniser (Gn 1, 26) et sa raison est à la fois fabricatrice et spéculative. L’homme est tout entier à l’image de Dieu et pas seulement par ses plus hautes facultés intellectuelles, par sa capacité contemplative. Raison fabricatrice et raison contemplative ne sont pas étrangères.

Le travail est précisément à la jonction du corps et de l’esprit, de l’homme et de l’univers. A l’image de Dieu, l’homme est homo faber et le travail est participation divine, collaboration à la création. Le cosmos entre par le travail dans l’économie totale du salut et le travail peut entrer dans l’économie de la grâce puisqu’il est œuvre de l’homme et principe d’une communauté. Par le travail « l’incarnation est continuée ».⁠[6]

Si l’on sépare corps et âme, si l’on craint la fragilité de l’esprit confronté à la matière, si l’on tient trop exclusivement à l’ »intériorité » de l’esprit, la recherche de la perfection de l’œuvre devient une aliénation. (comme chez Platon). Par contre, si l’on tient à l’union substantielle du corps et de l’âme, comme saint Thomas, « la supériorité de l’esprit sur la matière n’implique point cette indépendance vis-à-vis de la matière, par quoi la perfection spirituelle du travailleur se réglerait en définitive hors la perfection de l’œuvre, simple matière amorphe dont les lois internes ne seraient que des « moyens » pour une fin transcendante ». Le travail « vaut en soi, pour sa vérité propre, pour son efficacité originale, pour la construction du monde, pour le destin historique de l’humanité ; non certes qu’elle soit une fin suprême, par laquelle l’homme s’accomplirait définitivement, comme le pense le marxisme, dans une dictature du travail ; mais ce travail est vraiment une fin en son ordre, une fin seconde, non un instrument de perfection, simple faisceau d’utilités, d’avantages, de prospérités, à moraliser par de pieuses intentions. » Le travail doit être « à la jointure de la matière et de l’esprit, dans l’humanisation de l’homme comme dans la qualité de la civilisation, et alors, ultérieurement, dans l’incarnation individuelle et collective de la grâce chrétienne ».⁠[7]

Comme dit déjà précédemment, la synthèse thomiste éclate dès le XIVe siècle, l’influence de Platon par l’entremise du pseudo-Denys et, dans une certaine mesure, de saint Augustin perdure et s’impose, la morale se privatise⁠[8] : ce n’est pas donc un hasard si l’émergence d’une doctrine sociale coïncide avec une renaissance du thomisme et une redécouverte des aspects sociaux de la justice. Dans le déclin relatif⁠[9] du thomisme du XIVe au XIXe siècle⁠[10], brille tout de même l’exception espagnole. Est-ce un hasard si, après le Concile de Trente, c’est dans le giron des dominicains⁠[11] fidèles à la pensée de saint Thomas, qu’apparaissent non seulement les illustres théologiens Dominique Soto (1494-1556), Melchior Cano 1509-1560), Domingo Bañez (1528-1604), mais aussi les protestations de Las Casas et les bases du droit international établies par Francisco de Vitoria ? Enfin, est-ce un hasard si c’est Léon XIII, le père de la doctrine sociale, qui relança, avec l’encyclique Aeterni Patris[12], en 1879, les études thomistes ?

En attendant, quelle fut la condition des travailleurs ?


1. Et il ne s’agit encore que d’une réflexion morale et pas encore d’une vraie théologie du travail comme nous l’avons déjà dit. Confirmant la réflexion de M.-D. Chenu, Bernard Häring écrit en 1954: « Les bases d’une théologie du travail seraient à chercher dans le prolongement dogmatique de la Création ». (C’est moi qui souligne). (Cf. La loi du Christ, Tome II, Théologie morale spéciale, Desclée & Cie, 1957, p. 352).
2. Cf. HAESSLE Johannes, Le travail, Desclée de Brouwer, 1933. Dans sa présentation d’une philosophie morale du travail, l’auteur allemand montre, tout au long de son étude, ce que Léon XIII, « le restaurateur de la philosophie thomiste » (p. 18) doit à saint Thomas.
3. Cf. TOURPE E., Donation et consentement, Lessius, 2001.
4. M.-D. Chenu emprunte cette définition à E. Mounier, in La petite peur du XXe siècle, Seuil, 1948, p. 29.
5. Commentaires sur Aristote, Post. Analyt., n° 1, cité par JEAN-PAUL II, Discours à l’Unesco, 2-6-1980, n° 6.
6. CHENU M.-D., op. cit., pp. 28-30.
7. Id., pp. 34-35.
8. Même s’il situe tardivement le problème, la remarque de M. Schooyans n’en est pas moins éclairante : « Le XVIIe siècle avait déjà vu fleurir une conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonnes œuvres. C’est l’époque où certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres. L’influence durable de Molina (1535-1600), théologien jésuite, doit être rappelée ici. Sa doctrine accentue le rôle de la liberté individuelle, imprimant une orientation correspondante à une conception de la pédagogie chrétienne, et par là, à la vie publique. » (La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991, p. 95).
9. Malgré la canonisation de Thomas en 1323 par Jean XXII, malgré sa proclamation comme docteur de l’Église par Pie V en 1567, malgré la demande que fit Clément VIII aux jésuites, en 1594, d’adhérer à la doctrine thomiste.
10. Cf. JUGNET Louis, Pour connaître la pensée de saint Thomas d’Aquin, Bordas, 1964, pp. 221-224.
11. C’est en, 1346 que Clément VI avait demandé aux dominicains de rester fidèles à la doctrine de saint Thomas mais c’est surtout après le Concile de Trente que l’appel du souverain Pontife porta ses fruits.
12. L’encyclique attire l’attention sur les limites mais aussi sur l’importance de la philosophie dans l’histoire de la pensée chrétienne avant de célébrer la qualité exceptionnelle et l’intérêt majeur du travail de saint Thomas dont le saint Père dit que « ça été une témérité de n’avoir continué, ni en tous temps, ni en tous lieux, à lui rendre l’honneur qu’il mérite ».

⁢iv. Un peu d’histoire

Le Moyen Age⁠[1] fut, au début, une civilisation rurale aux rendements faibles⁠[2], agitée par des rivalités sociales et enserrée dans le cadre seigneurial où, au bas de l’échelle sociale, vivent esclaves⁠[3], serfs⁠[4] et demi-serfs. Il y a certes quelques industries mais elles sont lourdement soumises à l’autorité du seigneur qui possède ou grève de son droit, forêts, bois, monts, plaines, mines, voies d’eau, chutes d’eau, aqueducs et canaux.⁠[5] Les moyens techniques sont pauvres, les sols et les climats parfois difficiles mais « ces campagnes médiévales d’Occident nourrissent mieux leurs hommes que ne l’ont fait ou ne le font encore tant d’autres pays où la faim est un mal de chaque année. »[6]

Petit à petit la situation va évoluer.


1. Nous suivrons ici l’étude de HEERS J., Le travail au Moyen Age, PUF, Que sais-je ?, 1968.
2. « Chaque maison de vilain s’entoure d’un jardin enclos qui joue un rôle essentiel dans l’économie des campagnes. Les plus pauvres des paysans n’ont aucun champ à emblaver : seulement cet étroit carré de terre où ils récoltent des « herbes » - les légumes - et quelques mesures de blé ; ils y cultivent parfois du lin, filé et tissé en hiver dans leur masure. Tous les villages d’Occident comptent ainsi des cottagers, cottiers, bordiers, Gärtner, Kotner, Kossaten, qui ne vivent que de leurs gages d’ouvriers agricoles sur les terres d’autrui, d’une ou deux bêtes confiées au troupeau communal, des épis glanés sur les champs moissonnés, des droits d’usage dans les bois, et surtout du petit jardin enclos. Sans doute sont-ils fort nombreux ; mais les textes de l’époque, presque toujours liés à la seigneurie foncière, parlent peu de ce prolétariat rural, qui vit étroitement soumis au droit du maître, et aux exigences de la communauté villageoise. Seul ce travail à la houe et à la bêche de petits carrés de terre fertilisés par l’engrais animal et humain, peut expliquer les fortes densités de certaines communautés rurales de l’Occident médiéval. En de nombreux villages d’Italie, les statuts disent d’ailleurs, très exactement, quelle doit être la dimension minimum des jardins potagers et contraignent chaque habitant à planter un nombre bien précis de pieds de poireaux, oignons, aulx et ciboules. » (Id., pp. 27-28)
3. Comme vu précédemment, celui-ci évolue lentement sous l’effet de l’évangélisation de sorte que « ...de toutes les sociétés médiévales, celle des pays d’Islam, plus proche de l’héritage antique et oriental, paraît la plus résolument esclavagiste. » (HEERS J., op. cit., p. 124). Georges Lefranc, lui, se pose la question : « L’esclavage a-t-il duré parce qu’on ne connaissait pas le collier d’épaules ? Ou bien a-t-on inventé le collier d’épaules lorsqu’on n’a plus eu d’esclaves en suffisance ? » ( Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1957, p. 90). Marc Bloch répond : « Au Moyen Age, moulins mus par l’eau ou le vent, moulins à grains et à tan, à foulons, scieries hydrauliques, martinets de foyer, collier d’épaules, ferrure des bêtes de somme, attelage en file, rouet ; : autant de progrès qui épargnent le travail humain parce que le maître a moins d’esclaves. » ( in Avènement et conquête du moulin à eau, in Annales d’histoire économique et sociale, t. VII, 1935, p. 538).
4. G. Lefranc : « Si dure qu’elle soit, la condition du serf est cependant supérieure à celle d’esclave ; il peut ester en justice, et sous certaines conditions se marier légalement, voire disposer de sa tenure. » (Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1970, p. 97).
5. Id., p. 38.
6. Id., p.49.

⁢a. L’importance de l’industrie et du commerce

A partir du XIe s et surtout du XIIe, le nombre de petites et moyennes exploitations augmente, les progrès techniques⁠[1] se répandent comme le harnachement d’épaule, le moulin à eau ou à vent qui facilitent certains travaux. En même temps, les échanges se multiplient notamment grâce aux croisades, la numération arabe et de nouvelles techniques arithmétiques transforment les livres de compte, les transports s’améliorent. Les marchands s’associent, les artisans se groupent en ateliers, ou par métiers ce qui fut incontestablement un progrès avant de devenir obstacle au progrès.

Mais le peuple laborieux va-t-il parvenir à imposer à ses dirigeants temporels et spirituels une plus juste conception du travail et du travailleur ?

Les mines et les forges vont échapper à bien des contraintes féodales mais tomberont sous le contrôle d’hommes d’affaires⁠[2].

Les mines notamment rapportent de substantiels revenus aux princes qui accorderont volontiers des droits particuliers aux mineurs : le droit de prospecter et fouiller presque partout ou encore le droit d’avoir leurs propres tribunaux. Voici, par exemple, en quels termes, le roi Jean d’Angleterre confirme, en 1201, l’ancien droit des « stanneries » (mines d’étain) : « L’ancien droit des mineurs à creuser la terre pour en extraire l’étain n’importe quand, n’importe où, en paix et librement, sans l’interdiction de qui que ce soit, fût-ce sur les dunes et les landes d’un abbé, d’un évêque ou d’un comte (…) leur donne aussi le droit de ramasser et mettre en fagots tout le menu bois nécessaire à leur fonderie, sans causer de dommages aux forêts, ainsi que le droit de détourner le cours des rivières si l’eau est indispensable aux stanneries, comme il est dit dans les anciens usages. (…) Nous avons également décidé que seul le représentant principal des « stanneries » ou ses baillis ont plein droit de rendre la justice et de traduire les mineurs devant la loi »[3]. Cette législation favorable accrut le rendement mais aussi les revenus du Roi qui jouissait en outre du droit de préemption⁠[4]

Mais c’est surtout le marchand qui va très naturellement échapper à l’étroite dépendance économique et juridique et qui, échappant aux règles, va, par ailleurs, scandaliser.⁠[5]

Comme le note très justement J. Heers, « le passage de cette activité essentiellement rurale, marquée par les coutumes et les contraintes du monde féodal, à une industrie proprement urbaine dominée par des chefs d’entreprise « capitalistes », vouée à l’exportation vers les pays lointains pour le compte de grands marchands, se situe, selon les régions, à des périodes très variables ; dans la plupart des cas, seulement au cours du XIIIe siècle. Certains pays, plus éloigné des itinéraires du commerce international, ne l’ont pas connu. »[6]

A cette époque, le changement sera patent en Italie et en Flandre principalement où « le degré d’évolution - de perfection parfois - des techniques marchandes, financières ou bancaires, leur large emploi dans toutes les classes de la société, l’usage général du crédit d’affaires à un taux raisonnable, une politique systématique et consciente pour diminuer les frais de transport et d’assurance, enfin la distribution du travail dans les industries essentielles de la laine et de la soie, témoignent amplement d’une organisation économique et d’une mentalité résolument « capitalistes ». »[7]

Au XVe siècle, on peut même parler de  »triomphe »[8]du capitalisme marchand non partout certes mais dans les villes qui se situent sur les grands circuits commerciaux⁠[9]. On assiste à l’essor de l’industrie textile (laine et soie). De plus, après la guerre de cent ans, la courbe démographique remonte, la main-d’œuvre est plus nombreuse et pour répondre à un appétit de luxe, on abuse de l’emprunt.

d’une manière générale, « ce sont les propriétaires de grands domaines, les bourgeois et les financiers qui profitèrent le plus de l’expansion industrielle »[10]


1. Au contraire de l’Église byzantine hostile à l’introduction d’idées nouvelles et de compromis avec la technologie, « c’est l’ouverture d’esprit de l’Église de Rome au Moyen, Age qui a permis l’essor technologique ».( GIMPEL J., op. cit., p. 226).
   Le cardinal Jean Bessarion (1403-1472) adresse en, 1444 à Constantin Paléologue qui allait devenir empereur de Byzance en 1449, une recommandation pour que l’Empire adopte un certain nombre d’innovations techniques occidentales. Cette recommandation et projet de réfome resta lettre morte. (Cf. KELLER A. G., A Byzantine Admirer of « Western Progress », Cardinal Bessarion, Cambridge Historical Journal, t. XI, 1955, p. 345.
2. Id., p. 39.
3. Cité in GIMPEL J., op. cit., p. 98.
4. Droit que détient une personne ou une administration d’acquérir un bien de préférence à toute autre.
5. Id., p. 42. Au Xe s. déjà, une légende (française ?) représentait le diable sous les traits d’un marchand de Bruxelles qui tente les âmes par l’appât du gain.(Cf. MARTIN M.-M., Baudouin Ier et la Belgique, Flammarion, 1964, p. 63). On se souvient, nous y reviendrons, de la méfiance manifestée par Aristote et saint Thomas vis-à-vis du commerce.
6. Op. cit., p. 32.
7. Id., pp. 50-51. Il n’est pas inintéressant de s’intéresser un instant à l’étymologie du mot « bourse », lieu public où l’on s’assemble pour des opérations commerciales. Bloch et von Wartburg (Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF, 1975), sans se prononcer, donnent deux origines possibles : la demeure des Van Der Beurse à Bruges (capitale du commerce mondial dès le XIIe s) devant laquelle se réunissaient, dès 1400, les commerçants des grands centres européens et qui se trouvait près des maisons des associations commerciales, gênoise, florentine, vénitienne. Mais a pu aussi intervenir le mot bursa, sac contenant de l’argent, attesté dans des textes brabançons dès 1290. C’est dire le rayonnement commercial de nos régions puisque le mot bursa ou beurs se retrouve, par exemple, en allemand, en italien, en espagnol, en français.(Cf. aussi Bruges, trésors et merveilles touristiques, Christophe Colomb, 1986, pp. 34-35). Pour évoquer la prospérité des villes flamandes, on peut aussi citer le moine Suger (1081-1151) qui exerça la régence du royaume de France en l’absence de Louis VII parti à la croisade : il trouvera Paris modeste aux côtés de Bruges et de Gand. (MARTIN M.-M., op. cit., p. 63).
8. HEERS J., op. cit., p.51.
9. On pense aux ports, bien sûr, mais il ne faut pas oublier les villes sur les grands fleuves. Avant que Bruges n’acquière sa pleine puissance et draine l’essentiel du commerce européen, les villes de Meuse furent prospères (XIe et XIe s) grâce au commerce alimenté par plusieurs industries régionales, de la Champagne à Cologne: métallurgie (dinanderie), pelleterie, tannerie, drap, étoffes de luxe, vêtements, minerais, sel de Lorraine, vins du Rhin et de la Moselle (cf. ROLAND J., Le Comté et la province de Namur, Wesmael-Charlier, 1959, pp. 55-56).
10. GIMPEL J., op. cit., p. 7.

⁢b. L’avènement de la bourgeoisie.

La rupture entre le capital et le travail est consacrée⁠[1] et apparaissent avec l’importation des métaux précieux d’Amérique, des spéculateurs comme Jacques Cœur⁠[2] qui fut grand argentier de Charles VII ou la famille catholique Fugger⁠[3] en Allemagne qui subit les foudres de Luther.

En même temps, le travail il des métaux s’affirme ici et là, en Europe, grâce à de nouveaux procédés mécaniques et on va assister à la naissance de grandes dynasties métallurgiques.

A la tripartition classique va se mêler une autre partition où l’argent va rivaliser avec les valeurs spirituelles. A la hiérarchie selon l’ »honorabilité » s’ajoute une hiérarchie selon la puissance économique L’aristocratie traditionnelle va être concurrencée par une puissante bourgeoisie qui souvent recevra, pour les services sonnants et trébuchants rendus au prince, armoiries et titres.

Cette bourgeoisie va dicter ses lois au travail.

Dans les villes marchandes, les riches bourgeois coordonnent l’ouvrage de divers ateliers spécialisés nécessaires aux différentes opérations de fabrication. Ces capitalistes doivent rassembler d’importants capitaux pour acheter, parfois au loin, les matières premières et puis les vendre. Ils vont jouer un rôle politique important et, à travers leurs associations, hanses, guildes, compagnes, imposer leurs lois et s’assurer des monopoles.⁠[4]


1. Cf. PIRENNE H. : « dans la grande industrie (…) le capital et le travail se sont dissociés » (Histoire économique et sociale du Moyen Age, PUF, 1969, p. 161).
2. 1395-1456.
3. Hans (+1409), Andreas (1388-1457), Jakob Ier (+1469) et surtout Jakob II surnommé « le riche » (1459-1525). Celui-ci établit solidement la fortune de la famille par le commerce et des entreprises minières. Il fut le financier des empereurs Maximilien et Charles Quint et finança aussi la construction, à Augsbourg, d’une cinquantaine de maisons pour les pauvres artisans. Son neveu Anton (1493-1560) reçut droit de battre monnaie et finança la lutte contre les protestants. (Mourre).
4. HEERS J., op. cit., pp. 67-68.

⁢c. La condition des travailleurs

A la ville comme à la campagne⁠[1], le travailleur subit la toute puissance du groupe, des confréries, des métiers. Et même si « en Europe, dans tous les domaines, le Moyen Age a développé plus qu’aucune autre civilisation l’usage des machines »[2], la situation des travailleurs n’en reste pas moins lourdement tributaire des règles établies par les puissants et des guerres économiques qu’ils se livrent.

A la ville, la confrérie qui, à l’origine, est une communauté liée par la pratique religieuse, devient une association de secours mutuel, une « charité » (surtout dans les pays du Nord, Scandinavie et Angleterre) dominée par les bourgeois et à la campagne, règnent aussi des confréries rurales qui peuvent posséder terres, bêtes, charrues et qui imposent des contraintes collectives⁠[3].

Les métiers ou guildes (qu’on appellera plus tard « corporations ») sont des associations professionnelles d’abord, de véritables aristocraties des arts et du peuple, riches et puissantes. Tous les membres sont soumis au maître qui le plus souvent n’est pas artisan mais marchand, banquier, riche bourgeois. C’est lui qui prend l’initiative de fonder un « métier juré » pour mieux contrôler les ouvriers « afin d’éviter toute conspiration ou tumulte parmi les compagnons »[4]. L’accès à la maîtrise est difficile car l’habileté professionnelle doit s’accompagner surtout d’une importante mise de fonds et les maîtres auront tendance à favoriser systématiquement leurs fils.

A la tripartition classique, à la hiérarchie construite sur l’argent s’ajoute encore une hiérarchisation des métiers. Les grands métiers (laine et soie) occupent la première place dans le gouvernement des villes : « A Londres, au XIVe s, huit métiers gouvernent la cité. A Florence, seuls les Arts majeurs qui forment le Popolo grasso, élisent les prieurs de la Seigneurie ; ce sont les grands marchands (arte di Calimala), les juges et les notaires, les drapiers (‘arte della lana), les soyeux (arte di Por Santa Maria), les changeurs, les merciers, épiciers et médecins, les pelletiers et fourreurs. Au-dessous, les cinq Arts moyens et les neuf Arts mineurs n’ont, pratiquement, aucune part aux responsabilités politiques et au gouvernement de la ville. Cette stricte hiérarchie des Arts se retrouve dans toute l’Europe occidentale. »[5]

Les règlements de ces métiers ne sont pas « l’expression d’un véritable programme social inspiré par l’Église »[6] mais le moyen d’assurer leurs monopoles et leurs profits par le contrôle des prix, de la concurrence et des points de vente. On dira de ces métiers, futures corporations qu’ils sont des « syndicats de patrons exploitant un monopole »[7].

Dans ce cadre, comment le travail est-il vécu ?

Les petits maîtres artisans propriétaires de leur atelier, de leurs outils et de leurs produits sont libres économiquement à condition de respecter les règlements de la ville et de l’association du métier. Ils sont souvent spécialisés dans les objets de luxe (orfèvrerie, vêtements) mais peu nombreux et peu influents dans les villes marchandes.

Le statut des ouvriers est précaire, ils forment « une plèbe urbaine soigneusement laissée à l’écart du peuple de la ville »[8], objet d’une ségrégation sociale, sous le contrôle des villes et des guildes qui fixent le salaire (payé à la tâche), la durée de travail qui est tributaire de la saison (8 heures en hiver, 16 heures l’été) et de la production (on limite le nombre d’heures pour éviter la surproduction). Le rares documents qui les décrivent « les montrent pauvres, très mal vêtus, les mains abîmées (…) »⁠[9]. Ils formeront aussi des associations, fomenteront des troubles qui inciteront les « patrons » à aller chercher une main-d’œuvre plus docile, divisée, peu habituée aux salaires de la ville⁠[10].

Ainsi, pour ne prendre qu’un secteur d’activité, on peut dire que « les ouvriers du textile des villes industrielles de Flandre et d’Italie formaient un véritable prolétariat asservi à un système capitaliste »[11]. Jusqu’à la fin du XIIIe s, cette industrie s’est développée à Bruges, Gand, Ypres, Arras et Douai. Mais elle s’approvisionne en laine en Angleterre. En 1271, Henri III tente d’attirer les travailleurs flamands en proclamant que « tous les travailleurs du textile, hommes ou femmes, de Flandres ou d’ailleurs, peuvent venir en toute sécurité dans notre royaume pour y faire du drap. »[12] En 1275, Edouard Ier établit une taxe à l’exportation, puis l’embargo en 1296. Des grèves et des révoltes éclatent contre les entrepreneurs ; les foulons et les tisserands émigrent vers le Brabant. Suite à des massacres et pillages, les ouvriers bannis passent Angleterre où ils bénéficieront des avantages fiscaux promis.

Cette guerre économique implique aussi l’Italie : des banquiers florentins⁠[13] interviennent sur le marché anglais : la laine part vers l’Italie. C’‘est l’époque où l’industrie florentine maintient en servitude 30.000 travailleurs, sans droits professionnels ni politiques. La division du travail est poussée au maximum : jusqu’à 26 manipulations sont nécessaires pour produire une pièce de drap. Chaque manipulation est assurée par un ouvrier spécialisé qui n’est plus qu’un rouage dans la chaîne de production. Pour asservir la main-d’œuvre, les Italiens utilisent le système flamand : le « verlag system » (de « verlagen »: abaisser, diminuer, avilir ) qui deviendra le « truck-system » en Angleterre. Ce système enchaîne l’ouvrier à sa tâche car : « il devait rembourser en heures de travail les avances de marchandises ou les prêts d’argent, estimés souvent à une valeur bien supérieure à leur valeur réelle. ». Les banquiers sont maîtres des guildes, leurs inspecteurs ne sont pas habilités à recevoir des plaintes, les guildes ont « leurs propres officiers et leurs propres prisons pour châtier tout travailleur récalcitrant ».⁠[14]

Tous ces faits poussent l’historien à résumer ainsi la situation: « Pendant tout le Moyen Age, dans le monde chrétien d’Occident, le travail des hommes s’inscrit soit dans le cadre féodal des seigneuries locales, soit, plus tard, dans le cadre bourgeois et capitaliste des villes. Aucun métier n’y échappe et l’idée d’une profession « libérale », affranchie de ces contraintes, est complètement étrangère à l’époque. Dans les sociétés médiévales de l’Occident, l’homme ne travaille et ne vit qu’en fonction du groupe, familial, religieux ou professionnel. »[15]

Et on peut ajouter que les conditions de travail sont dures. L’activité économique modelée par le commerce a ses lois et ce ne sont pas les idées religieuses qui semblent déterminantes sauf en ce qui concerne l’interdiction du travail aux jours fixés par l’Église. C’est dans le régime des congés que l’influence de l’Église se fait sentir et, heureusement pour les travailleurs, les fêtes chômées, fêtes religieuses pour la plupart, sont nombreuses « si bien que le nombre de jours de travail, environ 250 par an, était sans doute le même qu’aujourd’hui. »[16] Cet interdit formel, nous le verrons, a ici et là, à certaines époques, suscités le mécontentement des travailleurs, privés de revenus bien nécessaires ou frustrés dans leur désir de gagner davantage. Notons aussi qu’une réflexion sur le « dimanche » et la fête religieuse en général aurait pu aussi déboucher sur d’intéressantes considérations, comme nous le verrons plus loin⁠[17].


1. L’essor des villes marchandes va introduire de nouvelles pratiques à la campagne : l’économie de marché, l’usage de la monnaie, les prêteurs sur gages (juifs ou italiens), les ventes à terme, le crédit, la construction de halles où les paysans viennent vendre leurs produits.
2. GIMPEL J., op. cit., p. 9. L’auteur ajoute : « C’est un des facteurs déterminants de la prépondérance de l’hémisphère occidental sur le reste du monde ».
3. A partir des XIe-XIIe s, des chartes de franchise viennent améliorer, à l’instar des villes, la situation des communautés rurales. Toutefois, « cette émancipation se traduit surtout par une bien plus grave hiérarchie des fortunes à l’intérieur du monde paysan. Les faibles, privés de plus en plus des droits d’usage, des droits de pâture, par exemple, forment, en de nombreux villages, un véritable prolétariat rural (…). De riches laboureurs acquièrent plus de terre, prennent en fermage des parts de la réserve seigneuriale, construisent de belles demeures, accaparent des droits banaux et mettent la main sur l’administration du village. Ainsi, surtout en Angleterre et en Normandie où de riches paysans ont leurs propres sceaux à leurs armes. » (HEERS J., Précis d’histoire du Moyen Age, PUF, 1968, p. 120).
4. HEERS J., op. cit., p. 98.
5. Id., p. 99. Ph. de Beaumanoir (1279-1281),dans ses Coutumes de Beauvaisis (Ed. A. Salmon, 1900), note : « Nous voyons beaucoup de bonnes villes où les bourgeois pauvres et ceux de condition moyenne ne prennent aucune part à l’administration de la ville qui est tout entière entre les mains des hommes riches…​ En dix ans ou en douze, tous les riches hommes possèdent toutes les administrations des bonnes villes. Et quand le commun demande qu’on lui rende des comptes, ils se dérobent en disant qu’ils se sont rendu leurs comptes les uns aux autres. » Et il nous donne cette définition de la grève : « Alliance qui est faite contre le commun profit ; quand les ouvriers promettent ou assurent ou conviennent qu’ils ne travailleront plus à si bas prix, que devant, mais augmentent leur salaire de leur propre autorité, s’accordent pour ne pas travailler à moins et décident entre eux peines ou menaces contre les compagnons qui ne tiendront pas leur parti ».
6. Id., p.100.
7. Formule courante rapportée par J. Gimpel in op. cit., p. 109.
8. HEERS J. s, op. cit., p. 69.
9. Id., p. 74.
10. Id., p. 79.
11. GIMPEL J., op. cit., p. 99.
12. Id., p. 101.
13. Ils utilisent des lettres de crédit payables à l’étranger, des lettres de change non négociables, la comptabilité en partie double.
14. GIMPEL J., op. cit., p. 104.
15. HEERS J., op. cit., p. 101.3. Il faut peut-être faire une exception pour les ouvriers du bâtiment (maçons, mortelliers, tailleurs de pierre) : ils sont libres, ils se déplacent à leur gré d’un chantier à l’autre. C’est une main-d’œuvre flottante, payée à la tâche, qui, par le fait même, peut difficilement organiser une résistance sérieuse face à l’employeur mais qui négocie son salaire, se met en grève. Dans ce domaine donc il y a une grande diversité de salaires mais, en général, les ouvriers du bâtiment sont bien payés : en moyenne 20 deniers la semaine ce qui représente 3 fois le montant dépensé pour la nourriture et à condition ne pas avoir plus d’un enfant. A partir de 2 enfants la vie est plus difficile à moins de jouir des revenus annexe d’une petite terre ce qui n’était pas rare. Donc, finalement, en général, le maçon, ouvrier très qualifié, « eut un niveau de vie supérieur à celui des maçons du XVIIe et du XVIIIe s. » (Cf. GIMPEL J., op. cit., pp. 109-110 et 112).
16. HEERS J., op. cit., p. 71.
17. Cf. HÄRING B., op. cit., pp. 352-364: « le travail dans le rayonnement du dimanche ».

⁢d. Un ordre contesté

Une fois de plus, certains écrivains vont se montrer sensibles à la condition des travailleurs. On se souvient de Complainte des tisserandes flamandes:

« Toujours tisserons drap de soie,

Jamais n’en serons mieux vêtues,

Toujours serons pauvres et nues

Et toujours aurons faim et soif…​

Nous avons du pain à grand-peine,

Peu le matin et le soir moins…​

Mais notre travail enrichit

Celui pour qui nous travaillons.

Des nuits veillons grande partie. »[1]

Les hiérarchies et les crises économiques ont ainsi suscité des revendications d’égalité. Au cœur de la très prospère cité de Bruges, Jacob van Maerlant⁠[2] s’insurge : « Il y a deux mots funestes dans le monde, le mien et le tien. Si on pouvait les supprimer, partout régneraient paix et discorde. Hommes et femmes, tous seraient libres et il n’y aurait plus d’esclaves. Tout serait en commun, le blé comme le vin…​ Les biens abondent ; il faudrait les mettre en commun et en faire profiter ceux qui sont pauvres. Ainsi toute guerre cesserait, l’âme se laverait et se purifierait du péché. »[3]

De telles théories « communisantes » se répandent partout, en Angleterre surtout : le prêtre John Ball, en 1381, prêche la révolte de région en région, proclame l’égalité des hommes, réclame la confiscation des terres de l’Église pour les distribuer aux paysans pauvres. Dans un célèbre sermon sur l’inégalité, il lança « Lorsque Adam bêchait et qu’Eve filait, où était le gentilhomme ? »[4]

On trouve l’écho de ces protestations chez Froissart⁠[5] : « Bonnes gens, les choses ne peuvent pas bien aller et n’iront pas bien en Angleterre tant que les biens ne seront pas mis en commun, tant qu’il y aura des vilains et des gentilshommes et que nous ne serons pas tous égaux. Pourquoi ceux que nous nommons seigneurs sont-ils plus grands maîtres que nous ? Nous venons tous d’un même père et d’une seule mère, Adam et Eve. En quoi peuvent-ils dire et montrer qu’ils sont mieux seigneurs que nous, sauf parce qu’ils nous font cultiver et labourer ce qu’ils dépensent ? Ils sont vêtus de velours et nous de pauvres étoffes ; ils ont les vins, les épices et les bons pains, nous avons le seigle, le son et la paille et nous buvons de l’eau ; ils reposent en de beaux manoirs et nous avons la pluie et le vent dans les champs, et il faut que de nous et de notre labeur, vienne ce dont ils vivent. »

Dans son Roman de Troie qui forme avec les deux autres romans de la « trilogie antique » (Roman de Thèbes et Roman d’Eneas) une sorte d’ »encyclopédie »⁠[6]où, notamment, nous voyons vivre les diverses classes de la société, Benoît de Sainte-Maure écrit : « Ce sont les paysans qui font vivre les autres, qui les nourrissent et les soutiennent, et pourtant ils endurent les plus graves tourments, les neiges, les pluies, les ouragans. Ils ouvrent la terre de leurs mains, avec grand mésaise et grande faim. Ils mènent une assez âpre vie, pauvre, souffreteuse et mendiante. Sans cette race d’hommes, je ne sais pas vraiment comment les autres pourraient durer. »

Outre ces prises de position d’intellectuels éclairés, il convient de constater aussi que les travailleurs ont réagi souvent violemment contre le sort qu’ils subissaient mais ces réactions ne sont ni générales, ni uniformes, ni nécessairement codifiées. Elles se heurteront longtemps, d’une manière ou d’une autre, à l’idéologie tripartite et à la bipartition économique.

Des avancées eurent lieu, lorsque les « maîtres » y trouvaient de l’intérêt : bien des affranchissements, par exemple, furent octroyés non pour raisons humanitaires mais simplement parce qu’on avait constaté que le salarié travaille davantage et rapporte plus que le serf.

Les circonstances peuvent aussi inopinément servir la cause des travailleurs. Aux XIVe et XVe s, l’Europe connut une agitation religieuse, une extension de la sorcellerie, les croisades, les famines, la peste, la guerre de cent ans, des dévaluations ; tous ces facteurs, à des titres divers, ont eu des incidences sur la vie sociale et économique. Pour ne prendre qu’un exemple, « la peste fut la cause de l’amélioration du niveau de vie des survivants »[7] : la raréfaction de la main-d’œuvre favorisa les revendications et les ouvriers non spécialisés malgré les réticences et les efforts des employeurs. De plus, après les hausses du temps de la peste, les prix diminuèrent (sauf pour le fer à cause de l’industrie des armes). La situation nouvelle poussa le poète John Gower, vers 1375, à se plaindre en ces termes choquants même s’ils sont littérairement exagérés : « Tout va de mal en pis dans ce bas monde : bergers et vachers exigent pour leur labeur plus que le bailli acceptait autrefois pour lui-même. Pour mener à bien une affaire, il faut payer la main-d’œuvre cinq ou six shillings, alors qu’elle en valait deux il n’y a pas si longtemps…​ Ah, quelle époque !…​ Les pauvres et le petit peuple s’habillent mieux que leurs maîtres. Bien plus, ils s’attifent de beaux vêtements de toutes les couleurs. Si ce n’était pour flatter leur vanité ou pour leurs affaires personnelles, ils se contenteraient de toile grossière comme au bon vieux temps…​ Ah, quelle époque !…​ Je vois des pauvres plus hautains que leurs seigneurs. Chacun tire à soi ce qui lui plaît. »⁠[8]


1. CHRETIEN de Troyes, Le chevalier au lion (1170).
2. 1235?-1293?. Le premier à avoir introduit l’usage, dans sa région où il n’y avait que des dialectes, d’une langue générale, le « diets ». Il écrivit de nombreuses œuvres qui furent traduites, dès le Moyen-Age, en français et en latin (romans, ouvrages scientifiques, historiques, poésie). Il a sa statue sur la grand place de Damme. (Cf. www.damme-online.com)
3. In Wapene Martijn, cité in GENICOT L., Les lignes de faîte du Moyen Age, Casterman, 1969, p. 252.
4. Cité in MOLLAT M. et WOLFF P., Ongles bleus, Jacques et Ciompi, Les révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe s, Calman-Lévy, 1970, p. 194 et in GIMPEL, op. cit., p. 208.
5. Chroniques, II, chap. 106.
6. BAUMGARTNER E., in Patrimoine littéraire européen, 4b, op. cit., p. 455.
7. GIMPEL J., op. cit., p. 203.
8. GHOWER J., Miroer de l’omme, v. 26437-26529, in Complete works, G.C. Macaulay, 1899, voL I, cité in GIMPEL, op. cit., p. 207.

⁢e. Du XVe siècle à la veille des révolutions

Pour l’essentiel, le statut du travail et du travailleur ne va pas beaucoup évoluer⁠[1]. Nous sommes toujours dans le cadre de la tripartition fonctionnelle qui s’est compliquée d’une bipartition économique et sociale suite à l’apparition d’une nouvelle classe : la bourgeoisie qui va de plus en plus s’imposer par sa puissance financière et sera, sans surprise, le moteur des révolutions qui lui donneront le surplus du pouvoir politique qui lui échappait encore.

On ne s’étonnera pas du langage employé par Richelieu dans son Testament politique[2] à propos de l’impôt⁠[3] : « Si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir. S’ils étaient libres de tributs, ils penseraient l’être de l’obéissance. Il les faut comparer aux mulets qui, accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail ; mais, ainsi (de même que) ce travail doit être modéré et qu’il faut que la charge de ces animaux soit proportionnée à leurs forces, il en est de même des subsides à l’égard des peuples. S’ils n’étaient modérés lors même qu’ils seraient utiles au public, ils ne laisseraient pas d’être injustes…​ Ainsi qu’un prince ne peut être estimé bon s’il tire plus qu’il ne faut de ses sujets, les meilleurs ne sont pas toujours ceux qui ne lèvent jamais que ce qu’il faut ».

A propos du travail manuel ou mécanique, les avis continuent à différer. Si les ingénieurs le tiennent en grande estime⁠[4], par orgueil, esprit de profit ou désir de puissance⁠[5], il est, en général, de bon ton, dans la « bonne société », de le mépriser. Dans le Dictionnaire français de Richelet, en 1680⁠[6], on peut lire à la rubrique « mécanique » : « ce mot, en parlant de certains arts, signifie ce qui est opposé à libéral et honorable ; le sens en est bas, vilain et peu digne d’une personne honnête. »


1. Dans certaines branches, la situation sera moins bonne qu’au moyen-âge. C’est le cas pour les ouvriers du bâtiment qui eurent à l’époque un niveau de vie supérieur à celui de leurs confrères des XVIIe et XVIIIe siècles (cf. GIMPEL, op. cit., pp. 110-112).
2. Le cardinal de Richelieu (1585-1642) joua un rôle politique de premier plan sous le règne de Louis XIII. Son Testament politique (1642) est cité par LEFRANC Georges, in Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1957, pp. 168-169).
3. Cf. LEFRANC G., op. cit., p. 168: « Plus encore que des redevances héritées du régime seigneurial, le paysan français d’Ancien Régime est victime de la fiscalité royale ».
4. C’est le cas de Léonard de Vinci : « la science de la mécanique est, de toutes, la plus noble et la plus utile…​ » (In JACCARD, op. cit., p. 171).
5. Cf. JACCARD, op. cit., p. 178.
6. Cité in JACCARD, op. cit., p.182.

⁢f. Les écrivains réagissent

Comme au moyen-âge, certains écrivains se montrent sensibles aux misères des paysans, premières victimes des guerres. On se souvient de ces vers d’Agrippa d’Aubigné:

« Mais je te plains, rustique, qui, ayant la journée

Ta pantelante vie en rechignant gagnée (…).

Ce ne sont pas les grands, mais les simples paysans,

Que la terre connaît pour enfants complaisants (bien-aimés, qui lui plaisent) ».⁠[1]

On se souvient aussi du bûcheron de la fable La mort et le bûcheron et de la description que La Fontaine fait de la condition de cet homme en marche vers sa « chaumine enfumée »:

« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?

En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?

Point de pain quelquefois, et jamais de repos ;

Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,

Le créancier et la corvée

Lui font d’un malheureux la peinture achevée. »

Le même La Fontaine, dans sa fable, Le jardinier et son Seigneur, met en scène un homme « demi-bourgeois, demi-manant » qui, ayant demandé de l’aide à son seigneur pour se débarrasser d’un lièvre destructeur, se trouve confronté, impuissant, à la mentalité féodale d’un seigneur sans gêne et sans scrupule, qui va piller le garde-manger, caresser la fille de la maison, et détruire le jardin:

« …​ les chiens et les gens

Firent plus de dégâts en une heure de temps

Que n’en auraient fait en cent ans

Tous les lièvres de la province ».

Commentant ce texte, H. Taine concluait que « le vilain est toujours gent corvéable et taillable (…) »⁠[2]. La Fontaine le montrera encore dans La vieille et les deux servantes exploitées sans relâche par leur maîtresse.

En même temps, rappelons-nous, l’auteur fait l’éloge du travail dans Le laboureur et ses enfants:

« Travaillez, prenez de la peine…​

d’argent, point de caché. Mais le père fut sage

De leur montrer, avant sa mort,

Que le travail est un trésor. »

On s’en rend compte aussi dans Le savetier et le financier où le travail simple procure plus de joie et de paix que la gestion d’une fortune. Dans la même fable, La Fontaine se fait l’écho d’une revendication qui se manifestera souvent et de plus en plus contre l’abondance de jours chômés qui privent le travailleur de revenus:

« Le mal est que, dans l’an, s’entremêlent des jours

qu’il faut chômer. On nous ruine en fêtes.

L’une fait tort à l’autre, et monsieur le Curé

De quelque nouveau Saint charge toujours son prône ».

Mais c’est chez La Bruyère que l’on trouve l’approche la plus intéressante de la pauvreté et de ses causes. L’auteur ne craindra pas de contester l’intolérable inégalité des conditions : « Il y a des misères qui saisissent le cœur ; il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse ; de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités : je veux être, si je le puis, ni malheureux ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la médiocrité. »[3] L’idée sous-jacente sera développée dans la dernière page de son livre : « Si vous faites cette supposition, que tous les hommes qui peuplent la terre sans exception soient chacun dans l’abondance, et que rien ne leur manque, j’infère de là que nul homme qui est sur la terre n’est dans l’abondance et que tout lui manque. Il n’y a que deux sortes de richesses, et auxquelles les autres se réduisent, l’argent et les terres : si tous sont riches, qui cultivera les terres et qui fouillera les mines ? (…) Si les hommes abondent de biens, et que nul ne soit dans le cas de vivre par son travail, qui transportera d’une région à une autre les lingots ou les choses échangées ? qui mettra des vaisseaux en mer ? qui se chargera de les conduire ? qui entreprendra des caravanes ? On manquera alors du nécessaire et des choses utiles. S’il n’y a plus de besoins, il n’y a plus d’arts, plus de sciences, plus d’inventions, plus de mécanique. d’ailleurs cette égalité de possessions et de richesses en établit une autre dans les conditions, bannit toute subordination, réduit les hommes à se servir eux-mêmes, et à ne pouvoir être secourus les uns des autres, rend les lois frivoles et inutiles, entraîne une anarchie universelle, attire la violence, les injures, les massacres, l’impunité.

Si vous supposez au contraire que tous les hommes sont pauvres, en vain le soleil se lève pour eux sur l’horizon, en vain il échauffe la terre et la rend féconde, en vain le ciel verse sur elle ses influences, les fleuves en vain l’arrosent et répandent dans les diverses contrées la fertilité et l’abondance ; inutilement aussi la mer laisse sonder ses abîmes profonds, les rochers et les montagnes s’ouvrent pour laisser fouiller dans leur sein et en tirer tous les trésors qu’ils y renferment. Mais si vous établissez que de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie : ceux-ci servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent ; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protègent, gouvernent : tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre.

Mettez l’autorité, les plaisirs et l’oisiveté d’un côté, la dépendance, les soins et la misère de l’autre : ou ces choses sont déplacées par la malice des hommes ou Dieu n’est pas Dieu.

Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l’ordre et la subordination, est l’ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine : une trop grande disproportion, et telle qu’elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts.

Les extrémités sont vicieuses et partent de l’homme : toute compensation est juste et vient de Dieu. »[4]

La description peut paraître un peu naïve par son caractère très théorique mais la conclusion est juste et bien conforme à ce qu’Aristote et saint Thomas nous ont appris de la justice.

Malheureusement, cette voix est bien isolée comme celle, d’ailleurs, de Descartes qui, à la recherche de « connaissances qui soient fort utiles à la vie », estime « qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »[5]

Descartes, par le renversement qu’il souhaite, par la prééminence de la « pratique » sur la spéculation, qu’il appelle de ses vœux, annonce une nouvelle culture celle qui accompagnera le bouleversement de la révolution industrielle. Le philosophe offre même, dans ce passage, une première approche d’une conception matérialiste de l’homme dont le bonheur dépendrait de la matière.


1. AGRIPPA d’AUBIGNE Les tragiques, I, Misères, v. 257-258 et 275-276.
2. La Fontaine et ses fables, Hachette, p. 115.
3. (1645-1696) Les caractères, Des biens de fortune, Rencontre, 1968, p. 134.
4. Id., Des esprits forts, pp. 383-384.
5. Discours de la méthode, 6.

⁢g. L’Église persévère

En attendant ce basculement d’un extrême à l’autre, du mépris de la matière à l’exaltation de la transformation du monde, l’Église continue de prêcher aux pauvres l’acceptation de leur condition privilégiée dans le plan du salut et aux riches la générosité pour mériter leur salut.

Quant au travail, il reste, dans cette théologie négative, une punition, un moyen de faire pénitence, de se libérer des mauvais penchants ou une possibilité de faire l’aumône si l’on manque de moyens⁠[1].

Comment peut-on estimer justement le travail lorsque l’on méprise les biens du monde et les plaisirs même les plus légitimes ? Comment l’estimer lorsqu’on continue, consciemment ou non, à vivre selon le schéma platonicien et que l’on considère que seul l’esprit importe ? Comment l’estimer si la pauvreté matérielle est finalement une chance ?

C’est l’époque où Bossuet recommande :  »ne murmure pas en ton cœur en voyant les profusions de ces tables si délicates, ni la folle magnificence de ces ameublements somptueux : ne te plains pas que ton Dieu te maltraite en te refusant tous ces délices. Mon cher frère, n’as-tu pas du pain ? Il ne promet rien davantage. C’est du pain qu’il promet dans son évangile (…) » C’est-à-dire ce qui est nécessaire à la subsistance. Et cette promesse n’est faite qu’à ceux qui cherchent d’abord le Royaume de Dieu : « Toi donc, mon frère, qui te plains sans cesse de la ruine de ta fortune et de la pauvreté de ta maison, mets la main sur ta conscience : as-tu cherché le Royaume de Dieu ? » Mais même cette promesse ne nous donne pas « une certitude infaillible » comme nous le révèle la vie d’Elie ou de Paul. Car « ce n’est pas assez au Sauveur de nous détacher simplement de l’agréable et du superflu, (…) mais qu’il nous veut mettre encore au-dessus de ce que le monde estime le plus nécessaire. Car il ne prêche pas seulement le mépris du luxe et des vanités, mais encore de la santé et de la vie. (…)Cherchez donc sa vérité et sa justice, cherchez le royaume qu’il vous prépare, et soyez assurés sur sa parole que tout le reste vous sera donné, s’il est nécessaire ; et s’il ne vous est pas donné, donc il n’était pas nécessaire ». (…) Je vous ai appris, âmes fidèles, à mépriser les biens superflus ; méprisez donc aussi votre vie ; car elle vous est superflue, puisque vous en attendez une meilleure. »[2]

C’est l’époque où, comme les autres grands prédicateurs Bossuet et Massillon, Bourdaloue déclare : « S’il y a de l’innocence dans le monde, où est-elle, sinon dans les conditions et dans les états où la loi du travail est inviolablement observée ? » L’auteur pense « à ces médiocres états de vie, qui subsistent par le travail, à ces conditions moins éclatantes, mais plus assurées pour le salut, de marchands engagés dans les soins d’un légitime négoce, d’artisans qui mesurent les jours par l’ouvrage de leurs mains, de serviteurs qui accomplissent à la lettre le précepte divin : vous mangerez selon que vous travaillerez. »[3]

C’est l’époque où un évêque peut décréter que : « Dieu a créé le riche afin qu’il rachète ses péchés en secourant le pauvre ; il a créé le pauvre afin qu’il s’humilie par le secours qu’il reçoit du riche. »[4]

C’est l’époque où un jésuite ne craint pas d’affirmer aux pauvres qui l’écoutent : « Vous êtes nés pauvres , c’est Dieu qui l’a voulu »[5]. Epoque où d’autres continuent à penser simplement que la paresse fait les pauvres et le mérite le riche.

Les jansénistes de Port-Royal n’apporteront rien de neuf sur ce terrain. Certes, ils travaillaient de leurs mains mais parce que, comme l’écrivait Nicole, « la vie laborieuse diminue toujours l’amour du monde (…). Il faut regarder le travail comme une pénitence que Dieu a imposée à l’homme et dont personne n’est dispensé.(…) Personne ne doit se croire dispensé de l’obligation de travailler, sous prétexte qu’il est d’une condition distinguée, ou qu’il n’a pas besoin de travailler pour vivre. »[6]


1. S’appuyant sur Paul (2 Th 3, 7 ; 1 Th 4, 11 ; Ep 4, 28), le Catéchisme du concile de Trente (1566), déclare à propos du septième commandement : « Si l’on n’a pas les moyens de venir en aide à ceux qui attendent leur vie de la compassion des autres, la piété chrétienne veut qu’on se mette en état de soulager leur détresse, en s’occupant pour eux, en travaillant de ses mains, s’il le faut. Ce sera en même temps un excellent moyen de fuir l’oisiveté. C’est à quoi l’Apôtre saint Paul exhorte tous les fidèles par son propre exemple (…) ». (Chapitre XXXV, § 7).
2. Premier sermon pour le quatrième dimanche de Carême, 1660, in op. cit., II, pp. 362-392. Bossuet y commente Jn 6, 5 (« Jésus, ayant élevé sa vue, et découvert un grand peuple qui était venu à lui dans le désert, dit à Philippe : d’où achèterons-nous des pains pour nourrir tout ce monde qui nous a suivis ? »). Certes, Bossuet commente la demande de pain quotidien, chez les Minimes*, mais l’Oraison dominicale ne s’adresse-t-elle pas à tous ? « Si nous avions bien mis dans notre esprit que ce peu qui nous est nécessaire, nous sommes encore obligés de le demander à Dieu tous les jours, ni nous le rechercherions avec cet empressement que nous sentons tous, mais nous l’attendrions de la mains de Dieu en humilité et en patience ; ni nous ne regarderions nos richesses comme un fruit de notre industrie, mais comme un présent de sa bonté, qui a voulu bénir notre travail ; ni nous n’enflerions pas notre cœur par la vaine pensée de notre abondance, mais nous sentant réduits, contraints tous les jours à lui demander notre pain, nous passerions toute notre vie dans une dépendance absolue de sa providence paternelle. »
   (* Odre religieux fondé, en Calabre, vers 1435 par François de Paule qui fut canonisé par Léon X en 1519. Ces « ermites de saint François d’Assise », comme on les nommait au début, devaient convertir les peuples par l’exemple d’une vie austère de prière et de pénitence.(Vacant))
3. Cité in JACCARD, op. cit., pp. 198-199.
4. Valentin Esprit Fléchier (1632-1710), évêque de Nîmes, cité in Jaccard, op. cit., p. 191.
5. Père Griffet sj, cité in JACCARD, op. cit., p.199.
6. Cité in JACCARD, op. cit., pp. 188-189 et in SAINTE-BEUVE, Port-Royal, Hachette, I, pp. 392 et 500, III, pp. 322-324.

⁢h. Une contestation rêvée

Finalement, chassée du champ de l’investigation intellectuelle, philosophique ou théologique, l’aspiration à une société plus juste, plus égalitaire, à un plus grand respect pour tout travailleur et tout travail, va s’exprimer dans les utopies.

Rabelais⁠[1] décrit l’éducation idéale qui ne néglige aucun domaine de l’activité humaine. Ainsi, Gargantua et son maître utiliseront « des marropchons (houes), des pioches, serfouettes (sortes de bêches), bêches, tranches (tranchoirs) et autres instruments requis à bien herboriser. » Il nous est dit aussi qu’ils « s’ébattaient à botteler du foin, à fendre et scier du bois et à battre les gerbes en la grange. (…) Semblablement, ou allaient voir comment on tirait les métaux, ou comment on fondait l’artillerie ; ou allaient voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries, ou les alchimistes et monnayeurs, ou les hautelissiers (faiseurs de tapisseries de « haute lisse »), les tissoutiers (tisserands), les veloutiers, les horlogers, mirailliers (miroitiers), imprimeurs, organistes, teinturiers, et autres sortes d’ouvriers, et partout donnant le vin, apprenaient et considéraient l’industrie et invention des métiers. »

Ce sont surtout les créateurs de cités idéales, More, Campanella, Fleury ou Fénelon qui, en s’appuyant sur le modèle monastique, exprimeront le rêve de sociétés égalitaires qui estiment tout travail.

Thomas More, dans son Utopie[2] raconte qu’« il est un art commun à tous les Utopiens, hommes et femmes, et dont personne n’a le droit de s’exempter, c’est l’agriculture. (…) Outre l’agriculture, qui, je le répète, est un devoir imposé à tous, on enseigne à chacun une industrie particulière. Les uns tissent la laine ou le lin ; les autres sont maçons ou potiers ; d’autres travaillent le bois ou les métaux.(…) Tous, hommes et femmes, sans exception[3], sont tenus d’apprendre un des métiers mentionnés ci-dessus. (…) La fonction principale et presque unique des syphograntes (magistrats renouvelés annuellement) est de veiller à ce que personne ne se livre à l’oisiveté et à la paresse, et à ce que tout le monde exerce vaillamment son état. Il ne faut pas croire que les Utopiens s’attellent au travail comme des bêtes de somme depuis le matin jusque bien avant dans la nuit. Cette vie abrutissante pour l’esprit et pour le corps serait pire que la torture et l’esclavage. Et cependant tel est partout ailleurs le triste sort de l’ouvrier. Six heures sont employées aux travaux matériels (…): trois heures de travail avant midi, puis dîner. Après midi, deux heures de repos, trois heures de travail, puis souper. » Les moments de loisir sont occupés librement par des cours ou l’« exercice de leur état », la musique, la conversation, pas de jeux hormis « la bataille arithmétique » et le « combat des vices et des vertus. (…) Les six heures de travail produisent abondamment toutes les nécessités et commodités de la vie, et en outre un superflu bien supérieur aux besoins de la consommation ». En effet, tout le monde travaille, à quelques exceptions nécessaires près, aux choses vraiment nécessaires : pas de luxe, pas de gaspillage, ni d’ »arts vains et frivoles ». En conclusion, « le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur. »

De telles descriptions hanteront longtemps encore l’imaginaire et stimuleront peut-être, comme elles l’ont déjà fait⁠[4], les efforts à consentir pour l’établissement d’une société plus juste. Toutefois, dans l’immédiat, l’émergence du protestantisme va, elle, mettre en question, efficacement, l’ordre social établi et le pauvre statut du travailleur.


1. (1494-1554?). In Gargantua, XXIII-XXIV.
2. II, 6, Des arts et métiers, (1516), disponible sur www.uqac.uquebec.ca
3. Thomas Campanella, dans La cité du soleil, 1602, reprendra cette idée. Il avait lu More et Platon (La République).
4. A Moscou, derrière le Kremlin, à deux pas de la statue du maréchal Joukov, s’élève une stèle citant tous les grands précurseurs révolutionnaires. Parmi eux, sont cités More et Campanella.

⁢i. Une contestation développée

Il faut nous arrêter, dans la famille chrétienne mais en dehors de la mouvance catholique à la position qu’adoptèrent les protestants en matière socio-économique en nous appuyant d’abord sur la présentation qu’en fit le sociologue et économiste allemand Max Weber⁠[1]. Sa thèse est très célèbre⁠[2] et est encore aujourd’hui au centre de nombreux débats et discussions. Elle mérite toujours d’être examinée car elle est source de malentendus ou plutôt d’interprétations abusives.

Selon Max Weber, même si l’entreprise capitaliste a toujours existé, il y aurait une affinité entre l’éthique protestante, calviniste surtout, et l’esprit du capitalisme moderne c’est-à-dire le « capitalisme d’entreprise bourgeois, avec son organisation rationnelle du travail libre »[3]. Cette affinité se manifesterait d’abord par une nouvelle conception du travail. L’auteur note, en effet, que « si l’on consulte les statistiques professionnelles d’un pays où coexistent plusieurs confessions religieuses, on constate avec une fréquence digne de remarque un fait qui a provoqué à plusieurs reprises de vives discussions dans la presse, la littérature et les congrès catholiques en Allemagne : que les chefs d’entreprise et les détenteurs de capitaux, aussi bien que les représentants des couches supérieures qualifiées de la main-d’œuvre et, plus encore, le personnel technique et commercial hautement éduqué des entreprises modernes, sont en grande majorité protestants ».⁠[4]

Une nouvelle éthique du métier trouverait son origine dans la théorie luthérienne de la vocation. Pour traduire Luther va employer le mot Beruf qui signifie à la fois « vocation » et « profession » dans sa traduction de ce passage de la Bible:

« Sois attaché à ta besogne, occupe-t’en bien

et vieillis dans ton travail.

N’admire pas les œuvres du pécheur,

confie-toi dans le Seigneur et tiens-toi à ta besogne. »[5]

Dès lors, il va considérer que tout travail est une vocation alors que la tradition catholique avait tendance, semble-t-il, à n’employer le mot « vocation » qu’à propos des engagements strictement religieux.

Luther va opposer sa conception à celle des catholiques : « Si tu demandes si c’est une action bonne d’exercer son métier et d’accomplir tout ce qui est nécessaire à la vie et utile au bien commun[6], et si cela plaît à Dieu, tu verras qu’ils disent non et qu’ils rétrécissent le domaine des bonnes œuvres aux prières, aux jeûnes, aux aumônes ordonnées par l’Église. Ils croient que Dieu ne se préoccupe pas de ce que nous faisons en dehors de cela. Ils réduisent et amoindrissent le domaine dans lequel nous sommes appelés à servir Dieu. Mais tout ce que l’on peut dire et faire sous l’inspiration de la foi est un service rendu à Dieu…​ Par la foi, toute distinction entre les œuvres tombe, qu’elles soient grandes ou petites, courtes ou larges, nombreuses ou insignifiantes. Car les œuvres ne sont pas agréables à Dieu en elles-mêmes, mais à cause de la foi qui les inspire. »[7]

Tous les descendants d’Adam sont appelés au travail et, pour répondre à ce devoir, chaque homme reçoit un appel et pas seulement l’ecclésiastique. Tout travail est donc digne puisque, quel que soit l’état où nous sommes appelés, quel que soit notre métier, nous devrons travailler au service de Dieu. Quelle que soit l’œuvre, elle ne vaut que par la foi qui l’animera.

Commentant cet aspect de la pensée de Luther, un auteur protestant, Michel Johner⁠[8], nous montre que nous touchons là au centre même de la pensée protestante : « il n’y a de « salut » ou de « justification » qu’à travers un acte de foi personnel en l’œuvre rédemptrice accomplie par Jésus-Christ ». Il en découle « une valorisation certaine de l’individu ou de l’individualité au détriment des médiations sacramentelles et ecclésiales ». Chaque être est unique et tout croyant est « prêtre devant Dieu ». Tout naturellement donc, soit dit en passant, le protestantisme va inspirer un gouvernement démocratique dans l’Église et puis dans la société.

Luther au travers de sa conception du beruf, a « étendu à l’exercice des professions (manuelles, artisanales, commerciales, techniques) la dignité spirituelle et religieuse qui était jusqu’alors reconnue à la vocation des prêtres et des moines. » Le métier va donc prendre plus d’importance⁠[9] dans la mesure où, pour Luther, la vocation professionnelle va se revêtir « d’une dignité religieuse égale à celle du ministère ecclésial traditionnel. » En même temps, il est reconnu que « l’activité professionnelle se déploie dans une sphère qui lui est propre, dans laquelle l’Église n’a pas vocation d’intervenir de façon directe, et dans laquelle, en conséquence, l’énergie créatrice de l’artisan peut se déployer en toute liberté. » il n’empêche que le travailleur luthérien à travers sa tâche particulière, est « ministre de Dieu » et « glorifie Dieu (…) autant que le prêtre ». Son indépendance se manifeste par rapport à l’Église et non par rapport à Dieu. Naît alors, comme dit Weber un « ascétisme séculier » à l’intérieur de l’activité professionnelle alors que, dans la tradition catholique, l’ascétisme impliquait la fuite du monde.

Toutefois, Luther, très attaché au modèle socio-économique offert par la Bible, rêvait d’un retour à une économie patriarcale. C’est Calvin⁠[10] qui, en s’appuyant sur le concept de Beruf va construire une éthique nouvelle qui se mariera parfaitement avec le capitalisme moderne.

Toujours selon Michel Johner, Calvin reprenant les idées de son prédécesseur va préciser que « la dignité du travail de l’homme s’inscrit dans le prolongement du travail que Dieu entreprend dans le monde pour l’entretien de ses créatures. (…) Le travail n’est pas digne en soi, mais susceptible de le devenir en se réinscrivant dans la continuité du travail de Dieu. » Dieu est l’inspirateur et le bénéficiaire du travail de l’homme. Il est « le grand pourvoyeur de la richesse ». Par le fait même, la rétribution du travail doit être regardée « comme don de Dieu (…), comme le salaire immérité dont il plaît à Dieu, dans sa grâce, d’honorer l’œuvre de chacun. » Patrons et employés sont débiteurs de Dieu et doivent « se répartir équitablement ces fruits en tenant compte de l’apport initial et de la responsabilité de chacun »[11]. Dans cet esprit, la propriété et la richesse acquises par un travail qui vise à l’accroissement des revenus au delà du minimum nécessaire, ne causent plus de problèmes de conscience. Au contraire de ce qui se passait avant la Réforme, c’est désormais la richesse créée avec effort, celle des bourgeois, qui est honorable et non plus celle qui a été reçue sans effort.

Les puritains⁠[12] poursuivront le raisonnement en mariant l’enrichissement et l’ascèse : il ne s’agit pas de thésauriser et de vivre oisif ou de gaspiller en luxe la fortune gagnée mais bien, par des réinvestissements immédiats, d’accroître la fortune en vivant simplement car il s’agit de glorifier Dieu et non de se glorifier.

A cet endroit, M. Johner prend ses distances par rapport à une thèse de Weber et à son exploitation, semble-t-il, par certains puritains américains surtout. Pour Weber, la prédestination pousse les hommes à chercher les signes de leur salut ou de leur perte. C’est dans l’activité économique qu’ils chercheraient à dissiper leur doute religieux. Dans la mesure où l’« on reconnaît l’arbre à ses fruits », la réussite économique serait un de ces fruits et l’enrichissement une preuve de la bénédiction de Dieu, une sorte de « sacrement séculier ». Cette théologie « de la rétribution » ou « de l’abondance » trahit, pour Johner, la pensée de Calvin qui demande simplement la confiance face à la prédestination⁠[13]. Cette théologie n’a rien de biblique puisque le texte sacré montre que le pauvre Job reste béni de Dieu. Même si la richesse peut avoir un sens prophétique comme c’est le cas pour Salomon dont la splendeur annonce celle du Royaume qui vient, on ne peut rattacher systématiquement richesse et bénédiction. d’autre part comment, dans l’économie moderne, pourrait-on lier misère et paresse, prospérité et vertu ? Le capitalisme rémunère-t-il vraiment les hommes suivant leur mérite ?

Reste la question du prêt à intérêt qui, toléré par Calvin à certaines conditions, aurait constitué « un tournant majeur de l’histoire économique occidentale ». Nous devrons contester ce privilège « calviniste » lorsque nous aborderons, plus loin, cette question.

Pour l’essentiel, l’analyse du protestant belge J.-L. Simonet⁠[14] rejoint celle de Michel Johner, en tout cas en ce qui concerne les fondements de l’éthique protestante.

Attaché à la justification par la foi seule, le croyant « sert Dieu par reconnaissance et pour montrer sa reconnaissance. Ce service de dieu est avant tout orienté vers le prochain. » Ce n’est pas l’œuvre qui justifie mais la foi et donc les œuvres sont bonnes seulement « si elles sont accomplies dans la foi en la justification de Dieu. La foi, dira Luther, est donc la bonne œuvre par excellence, puisqu’elle confère la bonté à toutes les autres œuvres ». Autrement dit encore, « un acte qui serait conforme au commandement de Dieu, mais qui serait accompli hors de la foi, ne pourrait être offert à la justification de Dieu, et ne pourrait, en conséquent, en toute rigueur, être vraiment appelé bon (on pourrait rappeler ici le verset qui dit « devant Dieu, nos bonnes œuvres sont comme du linge souillé »). » Par conséquent, « il ne peut plus y avoir d’œuvres surérogatoires[15]. Plus besoin, non plus, de rechercher l’extraordinaire (l’ascèse, les « conseils évangéliques »): l’action la plus profane, accomplie dans la foi, et au service du prochain, est sainte. L’état chrétien par excellence n’est plus l’état religieux du moine qui s’isole du monde pour s’efforcer vainement d’être plus près de Dieu ; l’état monastique, recherche de l’extraordinaire, est au contraire une fuite devant les tâches les plus ordinaires que Dieu confie au Chrétien. Luther réhabilite donc la sphère profane, et en particulier l’exercice de la profession, qui est toujours une vocation (Beruf) de Dieu au service des hommes (ceci est dans la même ligne que la redécouverte par Luther du sacerdoce universel des croyants) ».

J.-L. Simonet ajoute : « Calvin , plus jeune que Luther, perçoit mieux que celui-ci les conséquences de la libération du Chrétien pour son service dans la sphère profane, et vit davantage les transformations économiques de son siècle. Calvin admet le prêt à intérêt (position audacieuse pour l’époque), fait important pour l’avenir du capitalisme commercial et industriel ; il a encouragé l’esprit d’entreprise de Chrétiens qui servent Dieu et le prochain en développant leurs affaires: le succès en affaires est pour Calvin une bénédiction de Dieu, dont le Chrétien profitera avec modération. »

Si nous ne pouvons admettre intégralement la radicalité avec laquelle les protestants proclament la justification par la foi ni leur refus de distinguer, dans la même foi, les vocations laïques et religieuses, saint Thomas nous a montré que le travail, tout travail, avait un caractère religieux, devait être respecté⁠[16] car le travailleur était à l’image d’un Dieu créateur et ouvrier. Comme le luthérien ou le calviniste, le catholique peut rappeler l’origine divines des métiers en s’appuyant, par exemple, outre la Genèse, sur le livre de l’Exode[17]. Saint Thomas nous a montré aussi que le catholique n’est pas ennemi des richesses à condition qu’elles soient bien ordonnées. Même la notion de Beruf ne peut être considérée comme purement luthérienne dans la mesure où, d’une part, Paul recommande  »que chacun demeure dans l’état où l’a trouvé l’appel de Dieu »[18] et dans la mesure où, d’autre part, nous avons entendu saint Thomas nous dire que « la répartition des divers offices entre les divers individus se fait par la divine providence en ce sens que certains sont inclinés davantage vers tel emploi plutôt que vers tel autre ».⁠[19]

Il faut néanmoins reconnaître, comme dit précédemment, que ce sont des lumières qui n’ont pas été exploitées par les catholiques avant le XIXe siècle. Dès le XVIe siècle, se répand parmi les protestants la certitude que le travail, tout travail, accompli dans la foi, a une valeur positive, religieuse.

Quand on se rappelle ces seigneurs ou ces bourgeois qui donnaient aux monastères, à l’Église, des biens matériels pour recevoir, en retour, des biens spirituels, ce qui leur permettait de continuer à vivre n’importe comment, on peut comprendre aussi, à partir de là, l’attitude des protestants réagissant vivement, trop vivement, contre l’importance ainsi octroyée aux « œuvres » d’une part et à la pauvreté, d’autre part, présentée comme salvatrice en elle-même, indépendamment de la foi.

A partir de cette théologie, les protestants ont pu, bien plus tôt que les catholiques, contester la division tripartite traditionnelle et ont été plus vite et plus franchement des artisans efficaces dans l’instauration de la démocratie.

Quant à dire maintenant que la prospérité a été surtout le fruit du protestantisme, ce serait solliciter les textes car même pour Weber, il y a affinité entre capitalisme moderne et éthique protestante⁠[20], des « affinités électives », mais il n’y a pas relation de cause à effet. Il est vrai que, dans l’optique catholique, surtout à l’époque, la richesse est sous haute surveillance et finalement culpabilisante alors que le protestant se sent encouragé à poursuivre librement et sans complexe les biens de ce monde mais néanmoins dans un cadre précis : « Dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber montre que le développement du capitalisme moderne ne peut être expliqué par le jeu « naturel » de lois économiques « pures » (libéralisme économique), ni par l’économique déterminant en dernière instance (marxisme), non plus que par une constance psychologique, la « soif de l’or » (Sombart). Mais il ne substitue pas la causalité religieuse à la causalité économique : il explicite l’importance de l’éthique, plus que du dogme d’ailleurs, dans le traditionalisme économique comme dans l’émergence de conduites et de concepts économiques nouveaux. L’éthos calviniste, sa version puritaine surtout, hostile aux traditions, à la magie, à la sentimentalité, au luxe, à tout ce qui est « irrationnel », car inefficace, inutile, était propice à la naissance de l’ »esprit du capitalisme moderne » : mentalité et style de vie impliquant libéralisme politique et libéralisme économique, pour exploiter les « chances formellement pacifiques » de profit du marché des biens et du travail. Une accumulation primitive du capital est possible sans le recours à la force ; le calvinisme et le puritanisme condamnant la jouissance des richesses, qu’il s’agisse de thésaurisation ou de dépense, comme dangereuses pour le salut de l’âme, seul l’investissement en capital, favorable au développement des entreprises, reste licite. »[21]

En tout cas, le capitalisme et la prospérité économique ne sont pas une nouveauté due au protestantisme comme certains lecteurs distraits de Weber le suggèrent parfois.

Alors que Michel Johner insiste sur le fait que le développement économique aux XVIIe et XVIIIe siècles est nettement sensible à l’intérieur des pays protestants, la plupart des historiens nous ont montré que le capitalisme existait avant l’apparition de la réforme, au sein de communautés catholiques ou juives. Ce qui est sûr, c’est qu’au XVIIe siècle, l’économie capitaliste va se déplacer vers le nord et que les protestants y joueront un rôle déterminant. En effet, anabaptistes, huguenots, piétistes, quakers, opposés à l’autorité de l’État et des églises et malmenés par tous les pouvoirs, condamneront la paresse et la consommation et favoriseront l’épargne et le travail, peut-être aussi parce que ces minorités persécutées et marginalisées sont particulièrement sensibilisées aux conditions de leur survie.


1. 1864-1920.
2. Cf. WEBER Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, (1904-1905), Plon, 1994, disponible sur www.uqac.ca (Les classiques des sciences sociales) ou http://gallica.bnf.fr ; Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, (1906), disponible sur www.uqac.ca (Les classiques des sciences sociales).
3. Op. cit., p. 9.
4. Id., p. 15.
5. Si 11, 20-21.
6. « Chacun a dans la communauté son œuvre particulière: cordonnier, artisan, paysan…​ De même que tous les membres du corps fonctionnent les uns pour les autres, de même les charges particulières, les vocations individuelles servent au bien général et n’ont d’autre but que le corps et l’âme de la communauté entière. » (A la noblesse allemande 1520).
7. Sermon sur les bonnes œuvres, 1520.
8. In Travail, richesse et propriété dans le protestantisme, in La Revue Réformée, n° 218, juin 2002, tome III, disponible sur www.unpoissondansle.net. M. Johner est doyen de la faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, membre de la Commission Église et société de la Fédération protestante de France.
9. Pour reprendre les catégories de la « tripartition », on peut dire qu’ici, les « laboratores » prennent le pas sur les « bellatores » et les « oratores ».
10. Cf. Institution chrétienne 1539.
11. M. Johner cite ici BIELER A., La force cachée des protestants, Labor et fides, 1995, p. 139. Du même auteur, on lira avec profit La pensée économique et sociale de Calvin, Librairie de l’Université, 1959.
12. Cf. également : NOREK J.-P., Weber et la genèse de la modernité, in Ecoflash n° 109, juin 1996, disponible sur www.ac-versailles.fr
13. Certains contestent l’idée que la prédestination nourrirait l’esprit du capitalisme dans la mesure, pensent-ils, où elle encouragerait plutôt le fatalisme, le relâchement ou favoriserait aussi les bonnes œuvres comme moyen d’évaluer le salut.
14. A propos de l’éthique évangélique, cours d’éthique donné à l’Institut biblique belge, disponible sur www.ping.be/eglise-evangelique-arlon/
15. Supplémentaires, qui sont faites en plus de ce qu’on est tenu de faire (R).
16. Un catholique s’indignera-t-il de cette apostrophe de Calvin : « Il y en a qui seraient contents au bout de trois jours d’avoir tué une pauvre personne, quand elle sera à leur service ; ce leur est tout un, moyennant qu’ils en aient du profit. Or, au contraire, Dieu nous déclare qu’il nous faut traiter en telle humanité ceux qui travaillent pour nous, qu’ils ne soient point grevés outre mesure mais qu’ils puissent continuer et qu’ils aient occasion de rendre grâce à Dieu en leur travail. » ? (Prêche du 12-2-1556, sur Dt XXV).
17. Ex 31, 1-11: « Yahvé parla à Moïse et lui dit : « Vois, j’ai désigné nommément Beçaléel, fils de Uri, fils de Hur, de la tribu de Juda. Je l’ai comblé de l’esprit de Dieu en habileté, intelligence et savoir pour toutes sortes d’ouvrages ; pour concevoir des projets et les exécuter en or, en argent et en bronze ; pour tailler les pierres à enchâsser, pour tailler le bois et pour exécuter toute sorte d’ouvrage. Voici que je lui adjoins Oholiab, fils d’Ahisamak, de la tribu de Dan, et j’ai mis la sagesse dans le cœur de tous les hommes au cœur sage pour qu’ils fassent tout ce que j’ai ordonné : la Tente du Rendez-vous, l’arche du Témoignage, le propitiatoire qui est sur elle et tout le mobilier de la Tente ; la table et tous ses accessoires, le candélabre pur et tous ses accessoires, l’autel des parfums, l’autel des holocaustes et tous ses accessoires, le bassin et son socle ; les vêtements d’apparat, les vêtements sacrés pour Aaron le prêtre, et les vêtements de ses fils, pour exercer le sacerdoce ; l’huile d’onction et l’encens pour le sanctuaire. En tout ils feront comme je l’ai ordonné. »
18. 1 Co 7, 20.
19. Contre les Gentils, III, CXXXIV.
20. Cf. PLEAU J.-Ph., Max Weber : l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, in Ao ! Espaces de la parole, vol. IV-n°2 (été 1998) pp. 32-34, disponible sur www.ao.qc.ca
21. Max Weber, in Encyclopédie Hachette Multimedia, 1998, disponible sur http://mper.chez.tiscali.fr

⁢j. Quelques lumières catholiques, tout de même…

Il s’est trouvé tout de même, durant le XVIIe siècle, quelques serviteurs de l’État qui tentèrent d’attirer l’attention du pouvoir sur certaines injustices.

Pour nous en tenir à la France, on peut citer le président du tiers État Miron au roi qui, courageusement, fait remarquer au roi Louis XIII: « Sans le labeur du pauvre peuple, que valent à l’Église les dîmes, les grandes possessions ? A la noblesse, leurs belles terres, leurs grands fiefs ? Au Tiers État, leurs rentes et leurs héritages ? …​ Qui donne à votre Majesté les moyens d’entretenir la dignité royale, fournir aux dépenses nécessaires de l’État, tant dedans que dehors le royaume ? Qui donne le moyen de lever les gens de guerre que le laboureur. » Plus que l’impôt, c’est le passage des soldats qui ruine le paysan. En effet, les gens de guerre « ne sont pas si tôt en pied qu’ils écorchent le pauvre peuple qui les paie ; ils le traitent de telle façon qu’ils ne laissent point de mots pour exprimer leurs cruautés. Combien ont été plus doux les passages des Sarrasins, quand on les a vus en France, que ne sont aujourd’hui les rafraîchissements[1] des gens de guerre. ».⁠[2]

La description de La Buyère déjà citée n’est pas une exagération littéraire comme on l’a dit parfois. Elle est confirmée par d’autres sources. Ainsi les Commissaires du Roi, en 1687, écrivent : « Il n’y a presque plus de laboureurs aisés. Autrefois ils étaient montés et fournis de tout ce qui était nécessaire pour l’exploitation des fermes ; ils avaient des bestiaux pour le labour et pour l’engrais ; ils avaient nombre de valets ; ils pouvaient garder le blé qu’ils recueillaient et le vendaient dans la saison.

Aujourd’hui il n’y a plus que de pauvres métayers qui n’ont rien. Il faut que les maîtres leur fournissent les bestiaux, qu’ils leur avancent de quoi se nourrir, qu’ils paient leurs tailles et qu’ils prennent en paiement toute leur portion de récolte, laquelle même quelquefois ne suffit pas. Ils sortent aussi gueux des métairies qu’ils y sont entrés. A peine peuvent-ils entretenir un valet. Dans leurs maisons, on voit une misère extrême. On les trouve couchés sur la paille : point de meubles, point de provisions pour la vie ; enfin tout y marque la nécessité. »[3]

Aux côtés de ces courageux « fonctionnaires » qui osent critiquer l’ordre établi et les privilèges, on doit surtout citer Vauban. Connu surtout comme spécialiste des sièges et des fortifications, Vauban fut aussi un économiste soucieux non seulement de la puissance de son pays mais aussi des remèdes à apporter à la misère du peuple.

Il publie, 1707, un Projet d’une dîme royale[4] où Vauban propose de substituer à la multitude complexe des taxes existantes (taille, aides, traites, …​) un impôt unique, pesant, sans exception, sur tout ce qui porte revenu à hauteur de 5%. 10% étant considéré comme le maximum tolérable⁠[5]. Son livre enseignait aussi « que le souverain doit égale protection à tous ses sujets ; que le travail est le principe de toute richesse, et que l’agriculture est le travail par excellence ; qu’il faut éviter les emprunts ; que toutes les entraves apportées au commerce et à l’industrie sont nuisibles au pays ; que le menu peuple qu’on méprise et qu’on accable est le véritable soutien de l’État. »

Conscient que trop d’impôt tue le travail, Vauban met ses espoirs dans la « modération dans l’imposition des revenus ». A la campagne, « celui qui pourrait se servir du talent qu’il a de savoir faire quelque art ou quelque trafic, qui le mettrait, lui et sa famille, en état de pouvoir vivre un peu plus à son aise, aime mieux demeurer sans rien faire ; et celui qui pourrait avoir une ou deux vaches et quelques moutons oui brebis, plus ou moins, avec quoi il pourrait améliorer sa ferme ou sa terre, est obligé de s’en priver, pour n’être pas accablé de taille l’année suivante, comme il ne manquerait pas de l’être s’il gagnait quelque chose et qu’on vît sa récolte un peu plus abondante qu’à l’ordinaire. C’est par cette raison qu’il vit, non seulement très pauvrement, lui et sa famille et qu’il va presque tout nu, c’est-à-dire qu’il ne fait que très peu de consommation, mais encore qu’il laisse dépérir le peu de terre qu’il a, en ne travaillant qu’à demi, de peur que si elle rendait ce qu’elle pourrait rendre, étant bien fumée et cultivée, on en prît occasion de l’imposer doublement à la taille. Il est manifeste que la première cause de la diminution des biens de la campagne est le défaut de culture et que ce défaut provient de la manière d’imposer les tailles et de les lever ».

Comme il l’écrit en conclusion, les fonds qui produisent les revenus du roi « doivent être affectés sur tous les revenus du royaume, de quelque nature qu’ils puissent être, sans qu’aucun en puisse être exempt, comme une rente foncière mobile, suivant les besoins de l’État, qui serait bien la plus grande, la plus certaine et la plus noble qui fût jamais, puisqu’elle serait payée par préférence à toute autre, et que les fonds en seraient inaliénables et inaltérables. Il faut avouer que si elle pouvait avoir lieu, rien ne serait plus grand ni meilleur ; mais on doit en même temps bien prendre garde de ne pas la outrer en la portant trop haut. »

Ces réflexions de bon sens n’eurent pas malheureusement la suite qu’on aurait souhaité. Vauban, ce catholique qui n’avait pas craint de s’opposer au roi lors de la révocation de l’Edit de Nantes (1685), tomba en disgrâce après la publication de son Projet d’une dîme royale qui scandalisa les privilégiés et les collecteurs d’impôts et fut finalement interdit.

Tous les témoignages cités ci-dessus nous montrent non seulement qu’il y a un lien entre la pauvreté et les conditions de travail mais aussi que des solutions ne peuvent être trouvées sans une intervention positive du pouvoir politique. A chaque fois, dans les exemples historiques repris, le roi est interpellé.


1. Les « rafraîchissements » désignent les frais de séjour et d’entretien.
2. MIRON R. (1569-1641), Discours au Roi lors des États généraux de 1614. R. Miron fut conseiller au parlement de Paris (1595), conseiller d’État (1604), prévôt des marchands de Paris (1614), présida le Tiers État aux États généraux de 1614-1615, ambassadeur en Suisse (1617-1624) et intendant du Languedoc (1631-1640).
3. Mémoires des commissaires du roi sur la misère des peuples, cité in LEFRANC G., op. cit., p. 163.
4. Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707). Texte disponible sur http://gallica.bnf.fr, et cité in G. Lefranc, op. cit., p. 164.
5. Dans un pays de 20 millions d’habitants, à l’époque, Vauban comptait ainsi récolter 120 millions de livres soit environ 525 millions d’euros ce qui serait insuffisant aujourd’hui vu les charges de l’État moderne. L’allègement de l’impôt devrait aujourd’hui passer par l’allègement des charges de l’État mais l’impôt est évidemment une nécessité : « L’État dont le rôle essentiel est la protection du corps social de la nation a besoin d’être soutenu dans cette tâche par une contribution équitable de tous. L’impôt n’est donc pas immoral en soi. » (TURBIER Paul, La dîme royale, disponible sur http://home.tiscali.be/vexilla. Cf. aussi http://fr.encyclopedia.yahoo.com).

⁢k. La tentation dirigiste

Il serait injuste cependant d’affirmer que le pouvoir est resté indifférent face à la pauvreté et qu’il s’est contenté de l’impôt pour assurer le fonctionnement de l’État.

L’expérience anglaise

Pour beaucoup d’auteurs, l’origine du droit au travail se trouve dans les « poor laws » établies en Angleterre dans l’esprit de la Réforme. Ces lois marquent l’intervention de l’État dans l’assistance. Dès 1536, Henri VIII avait établi le principe de l’assistance obligatoire des pauvres dans chaque paroisse et interdit la mendicité sous la menace de peines très sévères. En 1601, Elisabeth Ire perfectionne la mesures précédentes. Dans l’Old Poor Law, toujours sur une base paroissiale, elle établit un traitement différent pour les enfants et les invalides d’une part et les valides d’autre part⁠[1]. Par une taxe spéciale, « les enfants et les invalides nécessiteux recevaient des allocations monétaires. En ce qui concerne les pauvres valides, leur situation d’indigence étant le plus souvent liée à l’inactivité, les paroisses étaient dans l’obligation de les secourir en leur fournissant un travail ».⁠[2] La loi prévoit, par exemple, qu’ »il sera levé, chaque semaine, au moyen d’une taxe imposée à chaque habitant, telle somme jugée nécessaire pour acquérir une provision de lin, de chanvre, de laine, de fer et autres matières premières propres à être ouvragées par les pauvres ». Par ailleurs, « les juges de paix condamneront à la prison les indigents valides qui refuseront de faire la tâche qui leur aura été fixée ».⁠[3] Ainsi furent créées les workhouses, ateliers collectifs où étaient hébergés et devaient travailler les indigents valides et où régnait une telle discipline qu’ils « ressemblaient beaucoup plus à des prisons qu’à des maisons de travail »[4] . L’Old Poor Law fut complétée par d’autres mesures : l’Act of Settlement (1662) ou « loi du domicile » qui interdisait aux paroisses de se débarrasser de leurs pauvres et contraignait ceux-ci à ne pas changer de domicile ; le Gilbert’s Act (1782) qui, notamment, permit d’accueillis des enfants et des invalides dans les workhouses.

Il est peut paraître un peu vite dit, comme le fait P. Rosanvallon, que nous trouvons là l’origine du droit à l’assistance et, en même temps, du droit au travail, vu la coercition rigoureuse. Mais, même si l’on pense qu’il est plus juste de dire que les Poor Laws « confèrent un droit à l’assistance à chaque habitant d’une paroisse et à celle-ci l’obligation de l’assister »[5], l’idée sous-jacente est bien que tout homme doit travailler, que le travail est une valeur et donc, que normalement, chacun doit pouvoir exercer son droit de travailler. Même si le contexte historique est sombre, pour la première fois, officiellement, l’aumône n’apparaît plus comme la panacée ou la seule voie pour lutter contre la pauvreté.

Toutefois, si le travail s’affirme comme une valeur et si le travailleur paraît plus digne que le mendiant ou le oisif, ce n’est qu’en tant que travailleur et non en tant que personne à part entière. Le travail prime notamment sur la liberté d’aller et venir. L’enfermement n’a pas pour but momentané de permettre au bout d’un temps l’autonomie mais, disons-le de garder une main-d’œuvre à bon compte.

Ce système fut exporté en Nouvelle-Ecosse et au Nouveau Brunswick (Canada), et aux États-Unis. Il fut imité un peu partout, aussi bien dans les pays protestants, Allemagne, Suisse, Scandinavie ou Pays-Bas (les « rasphuis ») que les pays catholiques : les hôpitaux généraux ou ateliers de charité en France, les « alberghi dei poveri » en Italie, ou « casas de misericordia » en Espagne.⁠[6]

La politique de Colbert

[7]

Dans le même esprit, ce ministre de Louis XIV va lutter contre l’aumône et privilégier le travail sans trop d’égards pour les personnes.

A Rouen, le 28-11-1660, il ordonne à l’intendant d’ »obliger les religieux qui font des aumônes publiques d’acheter des laines et de les faire filer parce qu’il n’y a rien qui entretienne plus la fainéantise que ces aumônes publiques qui se font presque sans cause et sans aucune naissance de nécessité ». Le 31-1-1681, il le félicite d’avoir invité des religieux « à faire travailler les pauvres auxquels ils donnent l’aumône, n’y ayant rien qui soit préjudiciable à l’État que la mendicité des pauvres valides qui peuvent travailler ». Il faut appliquer, dit-il, progressivement cette politique : « diviser ce qu’ils donnent aux pauvres, moitié en pain et moitié en laine », diminuer peu à peu le pain et augmenter la laine. Ainsi, « on pourrait réduire la mendicité aux pauvres malades et invalides ». Il souhaitait aussi que les femmes travaillent et fit prendre des mesures en ce sens mais la résistance des intéressées fut très forte.⁠[8]

Ces mesures s’inscrivent dans une politique économique à laquelle il convient de s’arrêter un peu.

L’idée de base qui guida Colbert était que la richesse d’un État dépend essentiellement de la quantité de numéraire qu’il possède et donc, disait-il, « pour augmenter les cent cinquante millions qui roulent dans le public, de vingt, trente, soixante millions, il faut bien qu’on le prenne aux États voisins ». Dans cette optique le commerce est une guerre, « une guerre perpétuelle et paisible d’esprit et d’industrie entre toutes les nations »[9]. L’objectif sera de vendre beaucoup et d’acheter peu en augmentant considérablement les droits de douane sur les produits étrangers concurrents et en abaissant les droits intérieurs sur les produits nationaux. Le colbertisme est protectionniste.

Il est aussi, on s’en doutait, dirigiste. L’État intervient constamment dans la vie économique, il investit dans de nouvelles entreprises : les manufactures qui jouissent d’un monopole⁠[10]. Il impose une politique de bas salaires pour vendre à bon compte et fait appliquer dans les manufactures des règlements minutieux et même tatillons qui prévoient des sanctions en cas de non-respect⁠[11].

Dans ces manufactures où le travail est très divisé, on emploie de manière permanente une minorité de travailleurs qualifiés, un nombre variable d’auxiliaires à la journée et des artisans qui alentour travaillent pour la manufacture. On parlerait aujourd’hui de flexibilité et de sous-traitance. La discipline dans les manufactures était telle qu’on les compare à des casernes ou mieux à des couvents. On y travaille dix à treize heures par jour, dans le silence qui ne peut être interrompu que par des cantiques. La journée commence par le signe de la croix ou par une prière, les repas sont précédés d’un benedicite, on y lit la Bible, la confession est obligatoire aux grands fêtes. Il y est interdit de bavarder de chanter de fumer, etc.⁠[12]

Ces règlements furent l’occasion d’abus de la part des dirigeants et furent souvent mal acceptés par les ouvriers⁠[13] qui s’y engageaient malgré tout pour échapper aux charges et impôts ordinaires.

Pour favoriser l’exportation, Colbert développa aussi la marine et encouragea l’expansion coloniale qui permettait d’importer des matières premières « nationales ». C’est dans ce cadre que Colbert décida, en 1681, de rédiger un code de lois concernant l’esclavage. Il fut appelé Code noir[14] et parut en 1685, deux ans après la mort de Colbert, signé par Jean-Baptiste Colbert marquis de Seignelay, son fils, qui lui succéda au secrétariat d’État à la Marine.

Si la politique économique de Colbert assura la richesse de certaines villes, il faut tout de même préciser que l’agriculture fut sacrifiée, que les règlements sclérosèrent les fabriques, que cette politique confondait le bien de la nation et la puissance de l’État, et que le protectionnisme outrancier fut la cause principale de guerres incessantes et coûteuses.⁠[15]


1. Luther, pour supprimer la mendicité, avait préconisé qu’ »il faudrait établir dans chaque ville un administrateur ou tuteur des pauvres, dont al charge serait de s’enquérir d’eux, d’apprécier leurs besoins, d’en faire rapport aux pasteurs ou au conseil, et d’indiquer les mesures à prendre à leur égard. » Ainsi, seraient distingués les véritables pauvres de ceux qui ne le sont pas pour assister les premiers et donner du travail aux seconds (A la noblesse chrétienne de la nation allemande, 1520, cité in JACCARD, op. cit., p. 216). Calvin suivit cette voie.
2. ROSANVALLON P., L’État-Providence, Seuil, 1981, p. 143.
3. Cf. JACCARD, op. cit., pp. 216-217.
4. ROSANVALLON P., id..
5. MAJNONI d’INTIGANO Béatrice, L’insécurité sociale, in Commentaire, printemps 1995, disponible sur www.catallaxia.org.
6. Cf. LAGUET P.-L., Patrimoine hospitalier à travers l’Europe : un dilemme entre restructuration ou désaffectation, sur www.culture. gouv.fr. Ces hôpitaux, maisons, ateliers « sont des institutions à buts multiples, alliant enfermement, apprentissage et exploitation des internés ». Au XVIIIe siècle, « les hôpitaux généraux deviennent de véritables ateliers dont le but est d’assurer une rentabilité maximale en vue de compenser l’investissement public ou privé dans la charité ». Si ces établissements permettent de contrôler et enfermer des « marginaux », des indigents, des vagabonds, ce sont aussi de véritables entreprises : « la gestion du travail dans ces lieux est de plus en plus guidée part des impératifs économiques, si ce n’est par la volonté de réformer le travail, l’apprentissage et les techniques de fabrication ». Ils deviennent souvent « de véritables centres d’expérimentation technique où les inventeurs, les administrateurs et les savants testent les machines et les procédés ». Ils peuvent compter sur « l’exploitation d’une main-d’œuvre nombreuse et déqualifiée ». (HILAIRE-PEREZ Liliane, maître de conférence en histoire des techniques, DOLZA Luisa, chercheur au Centre d’études supérieure de la Renaissance de l’Université de Tours, WEYGAND Zina, secrétaire générale du Laboratoire Brigitte Frybourg au Conservatoire national des Arts et métiers, Les Hôpitaux généraux au XVIIIe siècle en France et au Piémont : des ateliers entre rentabilité, réforme et expérimentation, Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, 127e congrès, Nancy, 2002, sur www.cths.fr).
7. Cité in LEFRANC G., op. cit., pp. 184. Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) fut un homme ambitieux, peu scrupuleux, un « froid bureaucrate » (Mourre), « capable de perfidies noires, de violences, de bassesses » (Lavisse), il pratiqua aussi le népotisme à outrance. Mais, ce fonctionnaire sérieux, travailleur acharné, dévoué à l’État, cumula les fonctions grâce à Louis XIV à qui il fut toujours fidèle et dont il assura la puissance. Fondateur d’Académies, surintendant des bâtiments et manufactures, contrôleur général des finances, secrétaire d’État à la Maison du roi et à la Marine, il mit en œuvre le « mercantilisme » (qu’on appela par la suite « colbertisme »), conçu par les deux économistes Antoine de Montchrétien (1575-1621) et Barthélemy de Laffemas (1545-1612).
8. Colbert aussi estimera qu’il vaut mieux que les filles se marient plutôt que d’entrer en religion. Il souhaitait « que l’âge des vœux soit retardé jusqu’à 25 ans et qu’on aide les pères à doter leurs filles. » (LEFRANC, op. cit., p. 184).
9. Cité in Mourre.
10. Parmi les plus célèbres, on peut citer les manufactures de Beauvais (tapis et tapisseries), des Gobelins (Tapisseries) ou de Saint Gobain (glaces).
11. Cf. Edit de Colbert pour les manufactures de savon, 5 octobre 1688, disponible sur www.marius-fabre.fr/fr/historique/EditDeColbert.htm. Dans le domaine important du textile et notamment des produits de luxe, on trouve, par exemple, datés du 13-8-1669: un Statut et règlement général pour les teintures en grand et bon teint des draps, serges et étoffes de laine, uniformément (…), un Règlement général pour les longueurs, largeurs et qualités des draps, serges et autres étoffes de laine et de fil, un Règlement général pour toutes sortes de teintures des soies, laine et fil qui s’emploient aux manufactures des draps d’or, d’argent et de soie, tapisseries et autres étoffes et ouvrages et, bien sûr, un Règlement pour la juridiction des procès et différends concernant les manufactures, in Edition Frédéric Léonard de 1669. Pour la petite histoire, ce Frédéric Léonard fut condamné par un arrêt du Conseil d’État du Roi signé Colbert pour avoir imprimé ces textes officiels alors que d’autres imprimeurs en avaient le privilège pour dix ans.
12. Cf. Règlement de la manufacture de James Fournier (Lyon, 1667), cité in LEFRANC, op. cit., p. 186:
   « 1° Tous les ouvriers se confesseront et communieront aux fêtes solennelles de pâques, Pentecôte, toussaint et Noël, et aux quatre fêtes de la Très Sainte Vierge, entendront la messe toutes les fêtes et dimanches, comme aussi les prédications.
   2° Seront tenus lesdits ouvriers, matin et soir, faire la prière (…).
   3° Ne jureront le très Saint Nom de Dieu, ni aucuns jugements et blasphèmes, ne chanteront aucunes chansons déshonnêtes, soit dans les fabriques ou aux habitations du dit sieur Fournier, ne s’injurieront les uns les autres, ni ne se battront, ni prendront tabac en pipe.
   4° Ils ne pourront les jours ouvriers sortir de la maison dudit sieur Fournier, sans son dû et consentement ou de sa femme ou de son fils. Et seront tenus les jours de fête et dimanches être de retour au plus tard à neuf heures du soir, sans pouvoir coucher hors du logis dudit sieur Fournier sans sa permission. »
13. Précisons aussi que les ouvrières étaient plus mal payées que les ouvriers. (LEFRANC, op. cit., p. 187).
14. Il s’agit de l’Edit du roi touchant la police des îles de l’Amérique française. Ce texte affligeant qui chasse les juifs et interdit « la religion prétendue réformée », organise dans le détail la vie des esclaves noirs dans ces îles est justifié par le souci d’ »y maintenir la discipline de l’Église catholique, apostolique et romaine » et d’ »y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves ». Le texte est disponible sur http://perso.wanadoo.fr/yekrik.yekrak- Ajoutons que cet édit est signé aussi par Le Tellier, vraisemblablement Michel Le Tellier (1603-1685), beau-frère du grand-père de Colbert, chancelier et membre du Conseil du Roi, ancien secrétaire d’État à la Marine, homme « dur et impitoyable » (Mourre) qui rédigea, année de sa mort, l’Edit de Fontainebleau qui révoqua l’Edit de Nantes. Certains pensent toutefois que ce Le Tellier cosignataire du Code noir, est peut-être son fils François Michel le Tellier (1641)1691), marquis de Louvois.
15. Cf. Mourre.

⁢l. Le tournant du XVIIIe siècle

La politique de Colbert annonce des temps nouveaux et surtout un esprit nouveau. C’est, on ne s’en étonnera pas, dans le monde anglo-saxon que cet « esprit » va se développer.

Dans ses réflexions sur l’éducation, John Locke annonce : « ...je vais parler de la nécessité d’un métier, et je n’ai prétendu élever qu’un gentleman dont la condition ne paraît pas compatible avec un métier. Et cependant je n’hésite pas à le dire, je voudrais que mon gentilhomme apprît un métier, oui, un métier manuel ; je voudrais même qu’il en sût deux ou trois, mais un particulièrement. (…) Les arts manuels, qui pour être appris et pour être pratiqués exigent le travail du corps, ont pour résultat non seulement d’accroître notre dextérité et notre adresse par l’exercice, mais aussi de fortifier notre santé, surtout ceux auxquels on travaille en plein air. Dans ces occupations-là, par conséquent, la santé et l’habileté progressent conjointement, et l’on peut en choisir quelques-unes pour en faire les récréations d’un enfant dont l’affaire principale est l’étude des livres. »[1]

Cette valeur du travail lui est inspirée par le texte de la Genèse. Locke constate que Dieu « a donné la terre aux hommes en commun » et, en même temps, leur a commandé « de labourer et cultiver la terre ». Les deux choses étant « jointes ensemble », il en conclut que « le travail, qui est mien, mettant ces choses hors de l’état commun où elles étaient, les a fixées et me les a appropriées ». En effet, si Dieu a donné la terre aux hommes en commun, « il l’a donnée pour l’usage des hommes industrieux, laborieux, raisonnables ; non pour être l’objet et la matière de la fantaisie ou de l’avarice des querelleurs, des chicaneurs ». Ainsi, si l’accumulation excessive et le gaspillage sont une usurpation de la portion du prochain⁠[2], le bien qui n’est pas travaillé redevient libre : « Mais si l’herbe de son clos se pourrit sur la terre, ou que les fruits de ses plantes et de ses arbres se gâtent, sans qu’il se soit mis en peine de les recueillir et de les amasser, ce fonds, quoique fermé d’une clôture et de certaines bornes, doit être regardé comme une terre en friche et déserte, et peut devenir l’héritage d’un autre ». Si le travail crée un droit de propriété, il établit en même temps une différence de valeur entre les choses : « qu’on fasse réflexion à la différence qui se trouve entre un arpent de terre, où l’on a planté du tabac ou du sucre, ou semé du blé ou de l’orge, et un arpent de la même terre, qui est laissé Commun, sans propriétaire qui en ait soin : et l’on sera convaincu entièrement que les effets du travail font al plus grande partie de la valeur de ce qui provient des terres ».⁠[3]

Cette philosophie va se populariser. Ainsi, Daniel Defoë⁠[4] dans Robinson Crusoë « montre que seul le travail persévérant permet à l’homme, non seulement de maîtriser la nature, mais encore de surmonter les épreuves de la solitude et du découragement »[5]. Et Benjamin Franklin⁠[6] dans son Almanach du Bonhomme Richard va diffuser sa philosophie puritaine : « Ne remettez jamais à demain ce que vous pouvez faire aujourd’hui » ; « Il n’y a point de profit sans peine » ; « La paresse est semblable à la rouille, elle use plus que le travail ».

On sait que l’Angleterre, au XVIIIe siècle, va exercer une grande influence sur les « philosophes » français et quelle que soit leur tendance.

Il est clair que Montesquieu, devant « les pays désolés par le despotisme, ou par les avantages excessifs du clergé sur les laïques (…) »⁠[7], a en tête l’exemple anglais et la pensée de Locke lorsqu’il écrit qu’ »un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas. Celui qui n’a aucun bien et qui travaille, est aussi à son aise que celui qui a cent écus de revenu sans travailler. Celui qui n’a rien et qui a un métier, n’est pas plus pauvre que celui qui a dix arpents de terre en propre, et qui doit les travailler pour subsister. L’ouvrier qui a donné à ses enfants son art pour héritage, leur a laissé un bien qui s’est multiplié à proportion de leur nombre. Il n’en est pas de même de celui qui a dix arpents de fonds pour vivre, et qui les partage à ses enfants.

Dans les pays de commerce, où beaucoup de gens n’ont que leur art, l’État est souvent obligé de pourvoir aux besoins des vieillards, des malades et des orphelins. Un État bien policé tire cette subsistance du fonds des arts mêmes ; il donne aux uns les travaux dont ils sont capables ; il enseigne les autres à travailler, ce qui fait déjà un travail ».⁠[8]

Grand vulgarisateur de la pensée de Locke⁠[9], Voltaire, tout en tenant parfois des discours très réactionnaires⁠[10], va montrer son admiration pour l’Angleterre.

Dans une de ses Lettres philosophiques, appelées aussi Lettres anglaises, il évoque le temps où l’Angleterre ne connaissait pas, dans son gouvernement, le « mélange heureux », « ce concert entre les Communes, les Lords et le Roi » : « Tandis que les barons, les évêques, les papes déchiraient (…) l’Angleterre, où tous voulaient commander le peuple, la plus nombreuse, la plus vertueuse même et par conséquent la plus respectable partie des hommes, composée de ceux qui étudient les lois et les sciences, des négociants, des artisans, en un mot de tous ce qui n’était point tyran, le peuple, dis-je, était regardé par eux comme des animaux au-dessous de l’homme. Il s’en fallait bien que les communes eussent alors part au gouvernement ; c’étaient des vilains : leur travail, leur sang appartenaient à leurs maîtres, qui s’appelaient nobles. Le plus grand nombre des hommes étaient en Europe ce qu’ils sont encore en plusieurs endroits du Nord, serfs d’un seigneur, espèce de bétail qu’on vend et qu’on achète avec la terre. Il a fallu des siècles pour rendre justice à l’humanité, pour sentir qu’il était horrible que le grand nombre semât et que le petit nombre recueillît ; et n’est-ce pas un bonheur pour le genre humain que l’autorité de ces petits brigands ait été éteinte en France par la puissance légitime de nos rois, et en Angleterre par la puissance légitime des rois et du peuple ? »[11]

Immédiatement après, dans la Lettre X, il montrera qu’en Angleterre, il n’est pas déshonorant de se livrer au commerce, au contraire, puisque le marchand anglais, qui assure la richesse et la puissance de son pays, « ose se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. Aussi le cadet d’un pair du royaume ne dédaigne point le négoce. Milord Townshend, ministre d’État, a un frère qui se contente d’être marchand dans la cité. Dans le temps que Milord Oxford gouvernait l’Angleterre, son cadet était facteur à Alep (…). Cette coutume, qui pourtant commence trop à se passer, paraît monstrueuse à des Allemands entêtés de leurs quartiers ; ils ne sauraient concevoir que le fils d’un pair d’Angleterre ne soit qu’un riche et puissant bourgeois (…). En France est marquis qui veut ; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser et un nom en ac ou en ille, peut dire « un homme comme moi, un homme de ma qualité, » et mépriser souverainement un négociant : le négociant entend lui-même parler si souvent avec mépris de sa profession, qu’il est assez sot pour en rougir. Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde. »

Dans son conte philosophique Candide[12], quelques formules feront dates : « l’homme n’est pas né pour le repos » « Travaillons sans raisonner, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable » « Il faut cultiver notre jardin » « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. » Et ailleurs, la postérité retiendra d’autres maximes : « Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens » ; « Le travail est souvent le père du plaisir. Je plains l’homme accablé du poids de son loisir » ou encore « Travailler, c’est vivre ».

Même si l’opposition entre Voltaire et Rousseau fut bien réelle, ce dernier reprendra aussi l’essentiel des thèses de Locke⁠[13] et les développera.

C’est le cas dans l’Emile[14] où, annonçant les révolutions à venir et la destruction de la hiérarchie sociale établie et des privilèges hérités, l’auteur défend la nécessité pour tous d’apprendre un métier utile à la société⁠[15] : « L’homme et le citoyen, quel qu’il soit, n’a d’autre bien à mettre dans la société que lui-même, tous les autres biens y sont malgré lui, et quand un homme est riche, ou il ne jouit pas de sa richesse, ou le public en jouit aussi. Dans le premier cas, il vole aux autres ce dont il se prive ; et, dans le second, il ne leur donne rien. Ainsi la dette sociale lui reste tout entière, tant qu’il ne paie pas de son bien. « Mais mon père, en le gagnant, a servi la société…​ -Soit ; il a payé sa dette mais non pas la vôtre. Vous devez plus aux autres que si vous fussiez né sans bien, puisque vous êtes né favorisé. Il n’est point juste que ce qu’un homme a fait pour la société en décharge un autre de ce qu’il doit ; car chacun se devant tout entier, ne peut payer que pour lui, et nul père ne peut transmettre à son fils le droit d’être inutile à ses semblables (…). Hors de la société, l’homme isolé, ne devant rien à personne, a le droit de vivre comme il lui plaît ; mais dans la société, où il vit nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien ; cela est sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon. » Et à ceux qui s’indigneraient de ce projet, Rousseau répond qu’au lieu de réduire l’enfant « à ne pouvoir jamais être qu’un lord, un marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien : moi, je veux lui donner un rang qu’il ne puisse perdre, un rang qui l’honore dans tous les temps, je veux l’élever à l’état d’homme (…). » Et d’ajouter cette remarque importante :  »il s’agit moins d’apprendre un métier pour savoir un métier, que pour vaincre les préjugés qui le méprisent. » L’apprentissage d’un métier a donc aussi une utilité morale.

La réhabilitation du travail se poursuit avec les encyclopédistes.

Dans le Discours préliminaire (1751) ; d’Alembert⁠[16] écrit à propos de Diderot⁠[17]: « Mon collègue est l’auteur de la partie de cette Encyclopédie la plus étendue, la plus importante, la plus désirée du public, et, j’ose le dire, la plus difficile à remplir : c’est la description des Arts. M. Diderot l’a faite sur des mémoires qui ont été fournis par des ouvriers ou par des amateurs, ou sur les connaissances qu’il a été puiser lui-même chez les ouvriers, ou enfin sur des métiers qu’il s’est donné la peine de voir et dont quelquefois il a fait construire des modèles pour les étudier plus à son aise ».⁠[18] On assiste par rapport aux siècles précédents à un renversement de la hiérarchie des métiers ; « L’avantage que les Arts libéraux ont sur les Arts mécaniques, par le travail que les premiers exigent de l’esprit, et par la difficulté d’y exceller, est suffisamment compensé par l’utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plupart. C’est cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre. Mais la société, en respectant avec justice les grands génies qui l’éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. La découverte de la boussole n’est pas moins avantageuse au genre humain que ne le serait à la Physique l’explication des propriétés de cette aiguille. Le mépris que l’on a pour les Arts mécaniques semble avoir influé jusqu’à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l’histoire de ses destructeurs, c’est-à-dire des conquérants, n’est ignorée de personne. Cependant c’est peut-être chez les artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience et de ses ressources ».⁠[19], 1751)

Très clairement, le mot « travail » va s’étendre à toutes les espèces d’occupation et plus seulement aux labeurs pénibles et considérés comme subalternes

Dans la comédie Le philosophe sans le savoir, Sedaine⁠[20] à travers le personnage du riche négociant Vanderk d’origine noble, l’auteur attaque un préjugé répandu parmi la noblesse et réhabilite le commerce qui, comme pour Voltaire, établit la paix entre les peuples: « Quelques particuliers audacieux font armer les rois, la guerre s’allume, tout s’embrase, l’Europe est divisée ; mais ce négociant anglais, hollandais, russe ou chinois, n’en est pas moins l’ami de mon cœur : nous sommes, sur la surface de la terre, autant de fils de soie qui lient ensemble les nations, et les ramènent à la paix par la nécessité du commerce (…) ».

La reconnaissance accordée par ces penseurs et écrivains au travail manuel notamment, à l’industrie et au commerce va naturellement déboucher sur la contestation du pouvoir exercé par une aristocratie qui, dans l’ensemble, s’est peu investie dans la création de richesses mais qui prétend néanmoins garder la première place sur le terrain politique. La révolution qui s’annonce sera bien une révolution bourgeoise où la hiérarchie « économique » supplantera la hiérarchie selon l’ »honorabilité ». Mais en attendant, les considérations nouvelles sur le travail vont inspirer des mesures politiques qui tendent à rompre avec les habitudes passées.

Le travail, un devoir et un droit

A ce point de vue, le ministère de Turgot⁠[21], sous le règne du roi de France Louis XVI, est révélateur des tendances nouvelles.

Comme de 1761 à 1774, en tant qu’intendant de la généralité de Limoges, il avait obtenu « des résultats remarquables dans une région qui était l’une des plus pauvres de France, diminuant les impôts, réparant et construisant des routes, remplaçant la corvée par une taxe sur tous les propriétaires, organisant des ateliers et des bureaux de charité, orientant le clergé vers l’action sociale, etc. »[22], il fut appelé auprès du Roi où il entreprit de réduire la dette de l’État, de simplifier la fiscalité et projeta de réformer profondément l’activité économique dans tout le royaume. Contre les monopoles, il parvint à rendre effectif un édit sur la liberté du commerce des grains (1774-1775) mais, ses autres projets inspirés par son expérience limousine se heurtèrent à l’opposition des privilégiés nobles, des corporations et des banquiers⁠[23]. En 1776, Louis XVI le força à démissionner⁠[24].

En 1770, pour lutter contre la pauvreté dans sa province, il avait établi des bureaux de charité⁠[25] alimenté de contributions volontaires, si possible⁠[26], pour le soulagement des misères suite à la disette de cette année-là. Ces bureaux sont invités à distinguer parmi les pauvres de la région⁠[27] : ceux « que l’âge, le sexe, les maladies, mettent hors d’état de gagner leur vie par eux-mêmes » et ceux « à qui leurs forces permettent de travailler. Les premiers seuls doivent recevoir les secours gratuits[28] ; les autres ont besoin de salaires, et l’aumône la mieux placée et la plus utile consiste à leur procurer les moyens d’en gagner. »

Ceux qui peuvent travailler seront employés par les propriétaires aisés dans des travaux d’amélioration et d’embellissement. Si cela ne suffit pas, les pauvres valides seront occupés à des ouvrages publics grâce à des fonds du Trésor royal. Quant aux femmes et aux filles qui pour la plupart ne peuvent travailler la terre, les bureaux de charité leur « avanceront » des rouets, paieront une fileuse en chaque lieu pour leur apprendre la filature et fourniront les matières. Toujours dans le cadre de la disette de 1770, une autre ordonnance de Turgot⁠[29] interdit aux propriétaires de domaines, privilégiés ou non, de renvoyer « une partie de leurs métayers ou colons » mais plutôt de les « garder et nourrir jusqu’à la récolte prochaine ».

En même temps, pour éviter toute spéculation sur une matière rare et à l’instigation de Turgot, le Conseil d’État du roi cassait un arrêt du Parlement de Bordeaux et déclarait qu’ »il sera libre à toutes personnes de vendre leurs grains dans les provinces du limousin et du Périgord, tant dans les greniers que dans les marchés ».⁠[30]

A partir de 1774, c’est au pays tout entier que Turgot va chercher à adapter et appliquer les principes qu’il s’est forgés dans la lecture des « philosophes » et de l’économiste Quesnay⁠[31] mais qui n’ont jamais, comme ce qui précède en témoigne, éclipsé son souci des pauvres et sa conviction que le « pouvoir central » devait être un acteur énergique.

Il fut partisan de la liberté du commerce intérieur et international mais ses motivations furent aussi sociales, attentif qu’il était à « procurer des soulagements » au peuple. Quand, en 1775⁠[32], il est décidé d’octroyer des gratifications à ceux qui importent des grains de l’étranger, il précise que la concurrence étrangère peut freiner l’augmentation des prix. Le commerce de l’huile de pavot est libéré⁠[33] après que la Faculté a conclu que cette huile ne « contient rien de narcotique ni de contraire à la santé ». La liberté du commerce de la viande pendant le carême est décrétée en ces termes dans la Déclaration du Roi[34] : « nous avons pris la résolution de subvenir aux besoins de ceux de nos sujets que leur état d’infirmité met dans la nécessité de faire gras pendant le carême, et notamment des pauvres malades, en leur procurant des moyens plus faciles d’avoir les secours qui leur sont indispensables (…) ».

Turgot fait aussi supprimer la corvée, travail gratuit et forcé pour la confection des chemins. S’il fait remarquer que ce type de travail est lent et imparfait, il souligne que « la corvée est (…) une imposition bien plus forte, bien plus inégalement répartie, bien plus accablante » que l’impôt qu’elle prétendait remplacer. C’est « demander, écrit-il, un impôt aux pauvres pour en faire profiter les riches, et (…) faire supporter la construction des chemins à ceux qui n’y ont point d’intérêt ». Et l’Edit stipule que désormais la construction des chemins sera à charge des propriétaires qui y ont intérêt.

Les ateliers de charité consacrés à l’ouverture de nouvelles routes, au perfectionnement et à la réparation des anciennes, sont prévus partout où la disette sévira⁠[35]. En 1775, il remet un « Mémoire sur les moyens de procurer, par une augmentation du travail, des ressources au peuple de Paris, dans le cas d’une augmentation dans le prix des denrées ». Le raisonnement de Turgot est simple. Quand le prix des denrées augmente, ce n’est pas pour lui-même que le travailleur souffre mais  »ce sont sa femme et ses enfants qu’il ne peut soutenir, et c’est cette portion de famille qu’il faut chercher à occuper et salarier » par des travaux de filature⁠[36].

Convaincu qu’il faut lutter contre la pauvreté par le travail et que les organisations professionnelles sont un obstacle à la liberté du travail, Turgot va s’employer à une réforme radicale. En mars 1776, paraît l’Edit du Roi portant suppression des jurandes.

Tout le texte mériterait d’être analysé mais retenons ici les points les plus importants. d’emblée, est défini le rôle du pouvoir politique: « Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits ; nous devons surtout cette protection à cette classe d’hommes qui, n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer, dans toute leur étendue, les seules ressources qu’ils aient pour subsister. » Or, constate le document, « Nous avons vu avec peine les atteintes multipliées qu’ont données à ce droit naturel et commun des institutions anciennes (…) ». Suit une longue énumération de griefs contre ces « institutions » inspirées d’un « esprit de monopole » et consacrées malheureusement par des édits royaux⁠[37] : confiscation des métiers par un petit nombre, indigence des exclus, absence de concurrence qui prive le consommateur du meilleur rapport entre la qualité et le prix, sclérose le commerce et l’industrie.

Face à cette situation, le texte rappelle que « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. » En conséquence, « nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice, et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance, d’affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l’humanité. »⁠[38] Dès lors, « nous nous sommes déterminé[39] à ne point confirmer, et à révoquer expressément les privilèges accordés par nos prédécesseurs aux communautés de marchands et artisans, et à prononcer cette révocation générale par tout le royaume, parce que nous devons la même justice à tous nos sujets. »[40]

La liberté accordée n’est toutefois pas absolue car l’« ordre public » doit être respecté.⁠[41]

Les communautés existantes supprimées, il est interdit « à tous maîtres, compagnons, ouvriers et apprentis desdits corps et communautés, de former aucune association ni assemblée entre eux sous quelque prétexte que ce puisse être ». Avec un peu de retard, Turgot suivait l’exemple de l’Angleterre qui avait supprimé l’organisation corporative en 1753 et avait été imitée par la Suisse en cette même année 1776.

Ces réformes audacieuses, nous l’avons dit, indisposèrent et Turgot fut renvoyé après deux ans de ministère. L’historien royaliste Jacques Bainville⁠[42], ne craint pas de mettre en cause « l’inconséquence de Louis XVI »[43] tout en notant qu’ »il est impossible de dire si les réformes de Turgot auraient préservé la France d’une révolution ».⁠[44]

Toujours est-il que les idées de Turgot furent reprises après la révolution par d’Allarde et Le Chapelier dont nous avons déjà parlé pour signaler les conséquences sociales de leurs mesures. Mais, au moment où leurs lois furent adoptées, il s’agissait bien, comme pour Turgot, de libérer le travail des entraves qui l’avaient paralysé depuis des siècles.

Déjà durant la nuit du 4 août 1789, les représentants de la noblesse et du clergé avaient voté la suppression des maîtrises et jurandes. En 1790, vu la demande du Tiers-État en faveur de la liberté du travail, d’Allarde proposa (15-2-1791) d’abolir les corporations : « La faculté de travailler est un des premiers droits de l’homme et les jurandes lèsent ce droit. Elles sont en outre une source d’abus en raison de la longueur de l’apprentissage, de la servitude du compagnonnage, des frais de réception[45]. Elles nuisent au public en restreignant le commerce ». Sa loi établissait : « A partir du 1er avril prochain, il sera libre à tout citoyen d’exercer telle profession ou métier qu’il trouvera bon après s’être pourvu d’une patente et en avoir acquitté le prix. »[46]. Tous les privilèges des professions furent supprimés.

Le 14-6-1791, la loi Le Chapelier parachève la libération du travail ou mieux la libéralisation du travail en s’opposant d’avance aux revendications ouvrières par l’interdiction de toute » assemblée »:

« Le but de ces assemblées qui se propagent dans le royaume et qui ont déjà établi entre elles des correspondances, est de forcer les entrepreneurs de travaux - les ci-devant maîtres - à augmenter le prix de la journée de travail, d’empêcher les ouvriers et les particuliers qui les occupent dans leurs ateliers de faire entre eux des conventions à l’aimable, de leur faire signer sur des registres l’obligation de se soumettre aux taux de la journée de travail fixé par ces assemblées et autres règlements qu’elles se permettent de faire »

« Il doit sans doute être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs. Mais (…) il n’y a plus de corporation dans l’État. Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique pour un esprit de corporation.

C’est aux conventions libres d’individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier. C’est ensuite à l’ouvrier à maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui l’occupe. »

« Si contre les principes de liberté et de la Constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions, accompagnées ou non de serment, seront déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des droits de l’homme et de nul effet. »[47]

Pourtant, Le Chapelier lui-même, avait tenté d’attirer l’attention des députés sur la condition des ouvriers mais il avait été interrompu: « Sans examiner quel doit être raisonnablement le salaire de la journée de travail et avouant seulement qu’il devrait être un peu plus raisonnable qu’il ne l’est à présent…​ Ce que je dis est extrêmement vrai, car dans une nation libre, les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les reçoit soit hors de cette dépendance que produit la privation des premières nécessités et qui est presque celle de l’esclavage ».⁠[48]

Cette réserve fut balayée et les mesures adoptées, si elles permirent un grand essor économique, eurent, comme on le sait, un grave coût social⁠[49]. Des émeutes ne tardèrent pas à éclater mais on ne comprit que bien plus tard que la liberté du travail ne peut être absolue.

En 1792 (an I), Le Comité de mendicité de la Constituante dénombrait 4 à 5 millions de miséreux et, à Lyon, 30.000 canuts⁠[50] sans travail⁠[51]

Dans le sillage de la loi Le Chapelier, la Municipalité de Paris prit cet arrêté (An II-1793) : « Tous les citoyens sont égaux en droit, mais point en facultés, en talents et en moyens. La nature ne l’a pas voulu. Il est donc impossible qu’ils se flattent de faire tous les mêmes gains. Une coalition d’ouvriers pour porter le salaire de la journée à des prix uniformes et forcer ceux du même état à se soumettre à cette fixation serait une violation de la loi, l’anéantissement de l’ordre public et un véritable délit ».⁠[52]

La même année, le Comité de Salut public constata que « Des intrigants, placés par les ennemis extérieurs dans les ateliers, suscitent du désordre, retardent les travaux, font perdre du temps aux ouvriers, sèment des troubles, font naître des mouvements, échauffent les esprits. Pour déjouer leurs intrigues, désormais toutes coalitions ou rassemblements d’ouvriers sont défendus. Les ouvriers qui auront des plaintes à faire adresseront leurs mémoires à l’administration dont dépend chaque atelier. Les attroupements qui pourraient se former seront dispersés, les instigateurs seront mis en arrestation et punis selon les lois ».⁠[53]

Le régime libéral qui s’installe est bien un régime bourgeois. La bourgeoisie a pris la place des seigneurs, a acheté leurs biens nationalisés et, en 1830, elle se retrouvera en possession de la moitié des terres cultivées ; la plupart des paysans étaient fermiers ou journaliers⁠[54].

Ceci explique qu’en fait, seules les associations ouvrières, en France, furent interdites jusqu’en 1864. Car, comme le dénonce l’avocat Berryer en 1862 défendant des imprimeurs grévistes : « Nous ne voyons autour de nous que chambres syndicales : agents de change, notaires, avoués, huissiers, avocats, entrepreneurs de tous les corps d’état, tous ont leur chambre ; tout le monde est en corporation, à une condition cependant ; c’est qu’on soit maître ».⁠[55]

C’est par la lutte que les organisations ouvrières imposèrent leur reconnaissance ou se libérèrent du contrôle de l’État ou des patrons⁠[56].


1. Quelques pensées sur l’éducation, 1693, n° 201-202, Les Classiques des sciences sociales, www.uqac.uquebec.ca.
2. Nous reviendrons, dans le chapitre suivant, sur le problème de la limitation du droit de propriété.
3. LOCKE J., Traité du gouvernement civil, 1690,, chap. V, De la propriété des choses, Les classiques des sciences sociales, pp. 34-46, disponible sur http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm.
4. 1660-1731. Robinson Crusoë fut publié en 1719.
5. JACCARD, op. cit., p. 205
6. 1706-1790. Le Poor Richard’s Almanach fut publié de 1732 à 1757. Ce savant fut un des pionniers de l’indépendance américaine et un des rédacteurs de la Déclaration d’indépendance.
7. De l’esprit des lois, 1748, Livre XXIII, chap. XXVIII, Garnier, 1961, p. 130 .
8. Id., Livre XXIII, Chapitre XXIX,, p. 131.
9. Cf. THONNARD F.-J., Précis d’histoire de la philosophie, Desclée & Cie, 1966, p. 559.
10. « J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je discute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux et des ignorants. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois. » ( in Bicentenaire de la Révolution de 1789, Economie et monde du travail : le grand bond en arrière, Etudes et Enquêtes, n° 4, Centre patronal, Lausanne, mars 1989, p. 4.
11. Lettres philosophiques, n°9, 1734, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 61-62.
12. 1759.
13. Cf. THONNARD. F.-J., op. cit., p. 580.
14. Emile ou de l’éducation, 1762, Livre III.
15. Rousseau insiste sur ce point : « ce n’est point un talent que je vous demande, c’est un métier, un vrai métier, un art purement mécanique, où les mains travaillent plus que la tête, et qui ne mène point à la fortune, mais avec lequel on peut s’en passer. » Dans cet esprit, et fidèle à son obsession de s’approcher au plus près de l’état de nature, il repoussera les métiers du luxe (brodeur, doreur, vernisseur) et les métiers artistiques (musicien, comédien, faiseur de livres) : « j’aime mieux qu’il soit cordonnier que poète ; j’aime mieux qu’il pave les grands chemins que de faire des fleurs de porcelaine... ».
16. Jean Le Rond d’Alembert, 1717-1783.
17. 1713-1784.
18. Dans l’Encyclopedie, 177 professions sont présentées.
19. Discours préliminaire, p. 70. Cf. JACCARD, op. cit., pp. 206-207et GRENET A. et JODRY Cl., XVIIIe siècle, Documents, Collection Lagarde et Michard, Bordas, 1968, p. 351.
20. Le philosophe sans le savoir,1765, II, 4. Michel Jean Sedaine, 1719-1797.
21. Anne-Robert-Jacques Turgot, baron de l’Aulne, 1727-1781.
22. Mourre.
23. Il était farouchement opposé à une politique d’emprunt.
24. Intervint aussi dans sa disgrâce, son opposition à toute politique de grandeur notamment par une nouvelle guerre contre l’Angleterre dans le cadre de l’indépendance américaine.
25. Les officiers de police, de justice, de municipalité, les curés et les seigneurs invitent « tous les habitants notables et distingués par leur état, et tous ceux qui jouissent de quelque aisance » à participer à ces assemblées qui constitueront les bureaux de charité. (Instruction sur le projet d’établir dans chaque paroisse des bureaux de charité, 1770, disponible, comme tous les autres textes de Turgot, sur http://gallica.bnf.fr).
26. « Lorsque les personnes charitables sont en assez grand nombre et leur générosité assez étendue pour que ces souscriptions volontaires paraissent suffire à l’étendue des besoins, il est naturel de s’en tenir à ce moyen, qui est tout à la fois le plus noble et le plus doux. Il est vraisemblable que l’exemple des principaux membres excitera une émulation universelle, et qu’il n’y en aura point qui ne veuille donner. S’il arrivait que quelqu’un s’y refusât, il se mettrait dans le cas d’être taxé par l’assemblée suivant ses moyens et facultés, et d’^tre obligé de faire, d’une manière moins honorable, ce qu’il n’aurait pas voulu faire par le seul mouvement de sa générosité et de sa charité. » (Id.).
27. Les pauvres étrangers seront renvoyés chez eux. Les mendiants seront emprisonnés sauf les « bons sujets » qui promettront de ne plus mendier.
28. Il ne s’agit pas d’argent mais de denrées (pain, riz, légumes), de chauffage, de vêtements.
29. Ordonnance qui enjoint aux propriétaires de pourvoir à la subsistance de leurs métayers ou colons.
30. Arrêt du Conseil d’État du Roi, 19-2-1770.
31. François Quesnay, 1694-1774.Médecin et chirurgien du roi Louis XV, il commença à présenter ses idées sur l’économie politique dans l’Encyclopédie. Il est le chef de file des physiocrates, partisans de l’ »ordre naturel ».
32. Arrêt du Conseil d’État, 25 avril 1775.
33. Arrêt du Conseil d’État, 20-12-1774.
34. 25-12-1774.
35.  »Le Roi ayant bien voulu arrêter qu’il serait chaque année accordé aux différentes provinces des fonds pour soulager les habitants des villes et des campagnes les moins aisés, en leur offrant du travail, Sa Majesté a pensé que le moyen le plus sûr de remplir ces vues était d’établir des ateliers de charité dans les cantons qui auront le plus souffert par la médiocrité des récoltes (…) ». (Instruction pour l’établissement et la régie des ateliers de charité dans les campagnes, 2 mai 1775).
36. « Sa Majesté destine des fonds ; ils seront confiés, dans différents quartiers de la ville, à six commerçants, qui les administreront par esprit de charité et sans aucun bénéfice ; les frais seuls leur seront payés ; ils achèteront et feront venir les matières, en livreront des portions aux ouvriers indigents de chaque paroisse, par avance et sans exiger le payement du prix, sur les certificats que donnera M. le curé de leur honnêteté. (…) Quand elle sera fabriquée, le commerçant achètera l’ouvrage et payera sur-le-champ le prix, en déduisant seulement la valeur de la matière, et il donnera au pauvre la même quantité de matière pour le mettre en état de continuer son travail (…). L’évaluation de l’ouvrage sera faite par une femme qui sera attachée au bureau de chacun de ces commerçants, et afin d’exciter au travail et augmenter ce genre de secours, on recommandera de faire l’évaluation un peu au-dessus du prix ordinaire.
   L’ouvrier qui aura rapporté son ouvrage au bureau pourrait se croire lésé par l’évaluation, s’il était obligé d’y acquiescer ; (…) on propose de laisser à l’ouvrier la liberté de remporter son ouvrage et d’aller le vendre ailleurs ; néanmoins, en rapportant au bureau la valeur de la matière qui lui avait été avancée, on lui en livrera une autre quantité.
   Les commerçants chargés de chaque bureau vendront les ouvrages qui leur auront été rapportés, et du prix qui en sera résulté, ils achèteront de la nouvelle matière. » (Op. cit.).
37. Edits de 1581 (Henri III), de 1597 (Henri IV) et 1673 (Louis XIV).
38. Le texte continue: « Nous voulons en conséquence abroger ces institutions arbitraires, qui ne permettent pas à l’indigent de vivre de son travail ; qui repoussent un sexe à qui sa faiblesse a donné plus de besoins et moins de ressources, et qui semblent en le condamnant à une misère inévitable, seconder la séduction et la débauche ; qui éteignent l’émulation de l’industrie, et rendent inutiles les talents de ceux que les circonstances exclues de l’entrée d’une communauté ; qui privent l’État et les arts de toutes les lumières que les étrangers y apporteraient ; qui retardent le progrès de ces arts, par les difficultés multipliées que rencontrent les inventeurs auxquels différentes communautés disputent le droit d’exécuter des découvertes qu’elles n’ont point faites ; qui, par les frais immenses que les artisans sont obligés de payer pour acquérir la faculté de travailler, par les exactions de toute espèce qu’ils essuient, par les saisies multipliées pour de prétendues contraventions, par les dépenses et les dissipations de tout genre, par les procès interminables qu’occasionnent entre toutes ces communautés leurs prétentions respectives sur l’étendue de leurs privilèges exclusifs, surchargent l’industrie d’un impôt énorme, onéreux aux sujets, sans aucun fruit pour l’État ; qui enfin, par la facilité qu’elles donnent aux membres des communautés de se liguer entre eux, de forcer les membres les plus pauvres à subir la loi des riches, deviennent un instrument de monopole, et favorisent des manœuvres dont l’effet est de hausser au-dessus de leur proportion naturelle les denrées les plus nécessaires à la subsistance du peuple. »
39. C’est le Roi qui édicte.
40. L’Edit est « à regret forcé d’excepter » les communautés de barbiers-perruquiers-étuvistes qui jouissent d’un statut particulier ainsi que les professions de la pharmacie, de l’orfèvrerie et de l’imprimerie qui demandent une surveillance particulière de la part de l’autorité publique.
41. « En assurant au commerce et à l’industrie l’entière liberté et la pleine concurrence dont ils doivent jouir, nous prendrons les mesures que la conservation de l’ordre public exige, pour que ceux qui pratiquent les différents négoces, arts et métiers, soient connus et constitués en même temps sous la protection et la discipline de la police.
   A cet effet, les marchands et artisans, leurs noms, leurs demeures, leur emploi, seront exactement enregistrés. Ils seront classés, non à raison de leur profession, mais à raison des quartiers où ils feront leur demeure. Et les officiers des communautés abrogées seront remplacés avec avantage par des syndics établis dans chaque quartier ou arrondissement, pour veiller au bon ordre, rendre compte aux magistrats chargés de la police, et transmettre leurs ordres. »
42. 1879-1936. Il fut « l’une des grandes figures du courant de pensée monarchiste dans la mouvance de l’Action française, entre les deux guerres. Mais son engagement politique ne nuisait ni à sa lucidité ni à l’élégance de son style ; et son Histoire de France reste un livre de première importance ». (Cf. www.academie-francaise.fr).
43. Outre la pression des nantis, des corporations et des banquiers, le rétablissement des Parlements « réactionnaires et frondeurs » et surtout la volonté d’en découdre avec l’Angleterre par une guerre coûteuse, à l’occasion de l’insurrection américaine, précipitèrent la chute du rénovateur économe que voulait être Turgot.
44. Histoire de France, Arthème Fayard, 1924, Livre de poche, 1972, pp. 258 et svtes.
45. « L’examen du chef-d’œuvre, écrit J. Roland, entraîne de grosses dépenses ; un apprenti reconnu maître doit offrir une collation « à la généralité de la frairie (…). On en jugera par le menu d’une « collation » chez les bouchers en 1753 (…): « premièrement 3 plats de soupe avec une poule à chaque. 3 plats de porce garny de sausasse. 2 Poitrinne de bœuf salé. 1 Jambon. 2 Langues de bœuf. 2 Cocque d’Indie poudré. 2 Plats de civet de lièvre et 2 plats en ragoût. 9 Dindons roty. 2 Derrières de lièvre piqué. 6 Poulardes. 18 Couples de poulets roty. 2 Alloyaux roty. 2 Bisque belle. 4 Tourte ». Le desert ensuite : 4 assiettes de cornichons, 2 longe de veau roty, 6 canards, et livre de pain ensuitte et tout ce qui s’ensuit pour le mestier des bouchers » (in Le Comté et la Province de Namur, Wesmael-Charlier ; 1959, pp. 85-86). L’orthographe d’époque a été respectée.
46. Cité in LEFRANC, op. cit., p. 233 et in JACCARD, op. cit., pp. 224-225.
47. Cité in LEFRANC, op. cit., p. 309.
48. Cité par DOLLEANS E., Histoire du travail, J. Loviton, 1943, p. 82 et JACCARD, op. cit., pp. 229-230.
49. Cf. JACCARD, op. cit., p. 198: dès la fin du XVIIIe siècle, s’annonce le libéralisme, « en accordant à la nature humaine une confiance illimitée, en enlevant à l’État sa responsabilité et son rôle de défenseur des faibles, en donnant libre champ à la compétition des forces économiques et libre cours à la poursuite du profit, aggravera encore la condition misérable des salariés. »
50. Ouvriers spécialisés dans l’industrie de la soie.
51. JACCARD, op. cit., p. 229.
52. Id.
53. Id.
54. Cf. la description de la paysanne par G. Flaubert: « Ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis ce demi-siècle de servitude ». (Madame Bovary, II, VIII, Pléiade, p. 463).
55. Cité in WEIL Georges, Histoire du mouvement social en France (1852-1902), Revue d’histoire du XIXe siècle, 1904, p. 62, et in JACCARD, op. cit., p. 230 .
56. Pour nous en tenir à l’exemple français, rappelons que Louis Napoléon (empereur de 1852 à 1870) par peur de voir de nouveau des émeutes comme en 1848, interdit les coalitions et autres associations ouvrières et créa des associations ouvrières de type mutualiste dirigées par des industriels ou des hommes du pouvoir. Eugène Varlin artisan relieur (1839-1871) va s’efforcer de renforcer l’indépendance des organisations mutuellistes vis-à-vis du pouvoir et de les faire évoluer vers des organisations de lutte et d’éducation politiques. La Société de solidarité des ouvriers relieurs de Paris qu’il crée en 1866 veut « poursuivre l’amélioration constante des conditions d’existence des ouvriers relieurs en particulier, et, en général, des travailleurs de toutes les professions et de tous les pays, et d’amener les travailleurs à la possession de leurs instruments de travail ». Et en 1869, il parviendra, malgré les interdictions et les réticences des intéressés, à créer la Fédération parisienne des sociétés ouvrières qui prendra ensuite une dimension nationale et qui est la base de l’actuelle CGT (Confédération générale du travail) .

⁢m. Le siècle décisif

C’est au XIXe siècle que l’on va effectivement tourner le dos à un monde où l’on réclamait l’assistance au nom du droit à l’existence, à un nouveau monde où la revendication du droit au travail qui est incontestablement un droit fondamental et les possibilités nouvelles d’enrichissement par l’industrie et la mobilisation d’une main-d’œuvre élargie vont inspirer dans les idéologies libérale et marxiste une exaltation telle du travail que certains revendiqueront un « droit à la paresse ». Ce conflit très spectaculaire au XIXe siècle marque encore notre temps.

Au départ donc, on s’est rendu compte de l’importance sociale, personnelle, vitale du travail, de la nécessité pour le pouvoir, de le favoriser et de protéger le travailleur. Très sagement, le célèbre poète Lamartine qui entra en politique⁠[1] déclarait en 1844: « le dernier mot d’une société bien faite à un peuple qui périt ne peut pas être la mort ! Le dernier mot d’une société bien faite doit être du travail et du pain. Le droit au travail n’est pas dans ce cas autre chose que le droit de vivre. Si vous reconnaissez le droit de vivre, vous devez reconnaître à ce peuple le droit au travail ! L’Assemblée constituante dans tous les droits de l’homme qu’elle a proclamés, n’en a oublié qu’un seul : le droit de vivre. Mais c’est sans doute parce qu’il était d’une telle évidence qu’il n’avait pas besoin d’être écrit ! Les phénomènes, les vicissitudes, les catastrophes, les ruines soudaines, les interruptions de salaire dans une société devenue industrielle, nous imposent la nécessité d’écrire ce droit de plus. (…) Or, que ferait la propriété de ses bras reconnue à l’ouvrier, s’il n’avait pas, dans certains cas d’urgence, le droit de demander à la société d’occuper ses bras et de lui en payer un salaire de nécessité ? C’est ce que nous voulons, c’est ce que veulent la justice, la religion, l’humanité, la prudence. »[2]

Malheureusement, la société ne va pas tout de suite s’inquiéter du sort du travailleur, tout enivrée de la liberté nouvelle et des possibilités de croissance économique qu’elle offre.

Vive le travail !

Le travail devient l’objet d’un véritable culte⁠[3] dans la bourgeoise comme dans les milieux socialistes.

P. Jaccard⁠[4] a collecté quelques dithyrambes bien caractéristiques de l’esprit du temps. Un fils de banquier s’écrie : « Le principe de la société et son éternel mobile…​ n’existent que dans un seul intérêt, une seule passion, le travail…​, créateur de tous les biens, de toutes les richesses, à qui tout devrait être sacrifié…​ Il est l’art pratique du bonheur, le remède des passions ou plutôt une passion lui-même qui tient lieu de toutes les autres ; il se compose des intérêts les plus chers de la vie, ceux de la famille, de la cité, de la patrie…​ Honneur à toi, sentiment généreux, passion des hommes éclairés, utile laboriosité, honneur à toi ! »[5]. Une comtesse renchérit : « Travailler, quelle joie ! Le travail, c’est l’épanouissement ; le travail, c’est l’honneur ; le travail, c’est le pouvoir ; le travail, c’est la vie. Ah ! Parlez-moi de travailler, parlez-moi de servir ! N’eussé-je que des bras chétifs, que des lèvres malhabiles, qu’une pauvre intelligence, qu’un esprit ignorant ; fussé-je sans appui, sans crédit, sans le sou ! »[6]

Cette nouvelle philosophie va triompher dans ce qu’on appellera : le taylorisme.

Frederick Winslow Taylor⁠[7], ouvrier américain, issu d’une famille de pasteurs, devint ingénieur et pensa une organisation scientifique du travail où l’ouvrier n’est plus qu’un exécutant dont la tâche consiste à accomplir le minimum de gestes dans le minimum de temps. En contrepartie, il touchera des primes qui iront de 30 à 100% du salaire de base.

Sa pensée n’est pas exempte de cynisme. Ainsi, écrit-il, en 1909: « La direction des ouvriers consiste essentiellement dans l’application de trois idées élémentaires :

1° Tenir devant une prune pour les faire grimper.

2° Faire claquer le fouet au-dessus d’eux, avec, à l’occasion, une touche de la mèche.

3° Travailler épaule contre épaule, avec eux, poussant ferme dans la même direction, et toujours les instruisant, les guidant, les aidant.

La direction actuelle consiste dans une combinaison des deux premiers de ces éléments où la prune s’avère plus efficace que le fouet, bien que celui-ci soit trop souvent employé. La direction scientifique, la direction de l’avenir, consiste dans l’application des trois éléments à la fois, le fouet étant cependant à peu près relégué hors de vue tandis que la collaboration étroite, cordiale, de la direction avec les ouvriers devient le trait essentiel, et qu’une belle grosse prune est toujours bien tenue en évidence (…). »⁠[8]

L’œuvre de Taylor sera continuée par Henry Ford⁠[9]qui fut le pionnier de la production en série qui permettait de fabriquer des automobiles standardisées à bon marché⁠[10].

Le taylorisme, système fondé sur la volonté et la valeur de gestes ennuyeux donna de remarquables résultats techniques mais déshumanisa le travail le privant de créativité. Dès 1912, L’American Federation of Labor critiqua la déqualification croissante de la main-d’œuvre et, en 1916, une commission d’enquête réunissant chercheurs et syndicalistes, condamna le taylorisme en faisant remarquer que « l’organisation scientifique du travail détruit toute instruction et toute habileté d’ordre mécanique. Elle fractionne le travail en une série de petites tâches et confine les travailleurs dans l’exécution continue de l’une d’elles. Elle tend à éliminer les travailleurs qualifiés, prive l’ouvrier de la possibilité d’apprendre un métier, abaisse les travailleurs qualifiés au niveau des moins qualifiés, les déplace et les oblige à entrer en concurrence avec les moins qualifiés, restreint le champ de la concurrence et affaiblit la position de l’ouvrier au moment des négociations de l’embauche zen spécialisant les tâches et en détruisant l’habileté professionnelle. »⁠[11]

De leur côté, les socialistes ne seront pas en reste. Charles Péguy⁠[12] en témoigne : « Notre socialisme n’était pas moins qu’une religion du salut temporel. Et aujourd’hui encore il n’est pas moins que cela. Nous ne cherchions pas moins que le salut temporel de l’humanité par l’assainissement du monde ouvrier, par l’assainissement du travail et du monde du travail, par la restauration du travail et de la dignité du travail ».⁠[13] Un des sympathisants des Cahiers de la Quinzaine écrivait : « Il n’y a point de plus grande force et de plus grand honneur pour une nation que le travail : l’industrie, l’agriculture, le commerce passent avant tout…​ » « L’ouvrier accomplit chaque jour par ses mains le salut du monde » « La plus grande force de ce temps est la force ouvrière. C’est après elle que le monde change. La transformation des sociétés n’est plus due à la prédication d’un homme, mais à la pesée des foules au travail. Les métiers sont à eux-mêmes leurs prophètes et annoncent une religion où l’acte de foi n’est pas de croire mais de travailler. L’humanité refait son âme plus avec ses mains qu’avec sa pensée. Par la force ouvrière, les hommes fraternisent à travers le monde mieux que par la force religieuse. Il ne peut plus y avoir de salut hors le travail. Nous serons sauvés quand nous aurons compris, après deux mille ans d’hésitation, que la plus pure grandeur de l’homme est de semer le blé et de tenir l’outil ».⁠[14]

Plus radical et moins poète, un syndicaliste déclara : « Notre conception essentielle, c’est qu’il n’y a rien hors du travail, que le travail doit être tout ».⁠[15] C’est Karl Marx qui, en se distançant des utopistes va substituer à leur vision morale une vision matérialiste du travail qui n’en reste pas moins la force transformatrice fondamentale.

Partant de l’affirmation d’Adam Smith⁠[16] : « Le travail ne varie jamais dans sa valeur ; celle-ci est donc la mesure réelle avec laquelle la valeur de toutes les marchandises peut, en tout temps et en tous lieux, être comparée et estimée », Marx va affirmer que si la valeur d’usage d’une chose (le froment, par exemple, ou le fer) est déterminée par son utilité et donc par ses propriétés indépendamment de la quantité de travail nécessaire pour en jouir, la valeur d’échange, elle, se mesure à la quantité de travail mesurée elle-même par la durée, par le temps de travail. Dans l’échange, écrit Marx, « une valeur d’usage, ou un article quelconque, n’a une valeur qu’autant que du travail humain est matérialisé en lui. Comment mesure maintenant la grandeur de sa valeur ? Par le quantum de la substance « créatrice de valeur » contenue en lui, du travail. La quantité de travail elle-même a pour mesure sa durée dans le temps, et le temps de travail possède de nouveau sa mesure dans des parties du temps telles que l’heure, le jour, etc.. »[17] Comme le temps, et donc la valeur, pourrait être abusivement augmenté par la paresse ou la maladresse, Marx précise que le temps dont il est question est le temps nécessaire en moyenne, ce qu’il appelle « le temps de travail nécessaire socialement », c’est-à-dire « celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales ».⁠[18] Dès lors, « plus est grand le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est grande sa valeur ; en général, plus est grande la force productive du travail, plus est court le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est petite la masse de travail cristallisée en lui, plus est petite sa valeur. Inversement, plus est petite la force productive du travail, plus est » Ainsi, « si l’on réussissait à transformer avec peu de travail le charbon en diamant, la valeur de ce dernier tomberait peut-être au-dessous de celle des briques ».⁠[19]

Marx ne fait pas de référence à la qualité ou à la créativité : « le travail supérieur n’est que du travail simple multiplié ; il peut toujours être ramené à une quantité plus grande de travail simple : une journée, par exemple, de travail supérieur ou compliqué à deux journées de travail simple ». C’est le temps de travail qui est donc l’élément déterminant. La valeur de l’ouvrier n’est que la valeur de sa productivité mais paradoxalement, c’est le travail qui fait la personne, qui l’insère dans la communauté et le libère de l’asservissement de la matière. Toutes les valeurs sont subordonnées à la valeur du travail à tel point que le travail forcé est légitime. On ne s’étonnera pas d’apprendre que le taylorisme aura sa version soviétique à partir de 1935: le stakhanovisme⁠[20]

Aucun bien n’est supérieur au travail. C’est de lui que découle toute joie comme voulut le démontrer Henri de Man dans son célèbre essai : La joie au travail[21]. S’il ne lui est pas fait obstacle, le travail procure naturellement la joie même si elle est confrontée à des difficultés : « Le destin qui se dévoile alors est certes cruel, mais il n’est pas sans espoir. Du point de vue de la santé morale de l’organisme social, le dépérissement de la joie au travail est sans aucun doute un état de maladie des plus graves. Néanmoins ce qui malade n’est pas mort. On ne peut détruire complètement la joie au travail. Elle n’est qu’entravée, elle cherche à se frayer des voies nouvelles de réalisation. » Subsiste toujours, de toute façon, la joie du devoir accompli qui relie le travailleur à sa classe et d’une certaine manière à la société tout entière : « La solution du problème de la joie au travail dépend, en dernière analyse, de la diffusion d’une nouvelle éthique du travail qui reposerait sur l’idée du travail-devoir considéré comme dette envers la communauté. Et pour le dire sans détours, le problème de la joie au travail est insoluble si l’on ne fait passer l’obligation morale du travail en vue du bien commun avant tout autre mobile de travail. Autant chercher la quadrature du cercle que de vouloir faire du travail une joie pure en dehors de ce mobile. »[22]

Commentant ces lignes, Philippe Delhaye⁠[23] s’emporte : « on ne peut se déprendre de l’impression d’une duperie. La « joie au travail » n’est plus ce que le mot veut dire mais une satisfaction très éthérée. On se retrouve devant une transposition du paradoxe socratique : la vertu seule suffit au bonheur. Dans une telle perspective, la vertu et le travail deviennent un absolu auquel l’homme doit être heureux de tout sacrifier, sans autre espoir de récompense que la satisfaction morale d’avoir accompli la volonté du destin. L’homme ne travaillera plus pour se sustenter, pour acquérir de l’argent ou d’autres biens, mais parce que c’est un bien de travailler. Mais pourquoi est-ce un bien de travailler ? On ne nous le dit pas. Le devoir posé comme un absolu, c’est très court au point de vue doctrinal. Ce l’est encore plus au point de vue psychologique car l’ouvrier ressent, beaucoup plus que les penseurs en chambre, le poids du travail. (…) Celui qui se tue à la tâche ne peut accepter que ce travail abrutissant soit la fin de la vie et oublier la dureté de l’effort pour une satisfaction sentimentale. Il faut être plus réaliste, reconnaître le fait de la dureté du travail mais orienter cette peine vers une fin supérieure. »

Ce sera, nous le verrons dans le chapitre suivant, la position chrétienne.

Vive le travail ?

En tout cas, le problème du sens du travail va se poser de plus en plus. En effet, comme l’a montré, en son temps, Georges Friedman⁠[24], l’homme qui avait toujours évolué dans un milieu naturel, s’est trouvé, à partir du XVIIIe siècle mais surtout du XIXe siècle, c’est-à-dire à partir de l’introduction du machinisme, inséré dans un nouveau milieu, le milieu technique, « soumis à des milliers de sollicitations, d’excitations, de stimulants naguère inconnus »[25]. Dans ce nouveau milieu, le travail va subir de profondes modifications⁠[26]. Certes, avec les nouvelles techniques, la production peut s’accroître⁠[27] et le volume des biens augmenter mais la division du travail dont on peut certes trouver des exemples dans le passé, va se généraliser et se complexifier⁠[28]. Elle va provoquer « un éclatement progressif des anciens métiers unitaires » et entraîner souvent une « dégradation de l’habileté professionnelle »[29]. En même temps, le progrès réclame des machines de plus en plus perfectionnées qui exigent, non plus une connaissance du matériau mais une qualification « mécanicienne ».⁠[30]

Avec le raffinement de la division du travail et sa rationalisation, la liberté décroît. Dans les travaux parcellaires et répétitifs, favorisés par la machine, la personnalité n’est plus absorbée entièrement. Il n’est plus nécessaire de mobiliser la réflexion notamment puisque la tâche est imposée par la machine ou l’organisation rationnelle du travail. L’inconscient prend le pas et laisse vaguer l’esprit à un divertissement ou à la rêverie. Dans cette circonstance, le travailleur ne jouit plus du plaisir de produire. Sans autonomie, responsabilité, créativité, la conscience professionnelle est réduite à la correction dans l’accomplissement de tâches hétéronomes. On peut conclure ainsi que « les postulats techniques et psychologiques de la joie au travail sont donc très rarement réunis ».⁠[31] Pire, à la longue, ces tâches parcellaires, répétitives, hétéronomes, provoquent une accoutumance⁠[32]. On s’habitue à ne pas penser, à ne pas prendre d’initiatives surtout si l’on peut se distraire en travaillant machinalement, surtout si l’on se sent étranger à l’entreprise voire en opposition politique ou syndicale avec elle⁠[33]. Tout ceci explique que le travailleur moderne sera très attaché à ses loisirs et à « l’usage actif du loisir, où des virtualités qui ne trouvent pas leur emploi à l’intérieur du travail productif (ateliers ou bureaux), cherchent par des formes et des moyens divers, à s’exprimer ».⁠[34] C’est là « une réaction « instinctive » contre la limitation du travail » ou « un réflexe de liberté », « une réaction de compensation » ?[35] « Tant qu’il y aura, écrit Friedman, des travaux à la chaîne (…), des travaux de bureaux spécialisés et mécanisés, aussi longtemps se maintiendront de multiples tâches qu’il est difficile de rendre véritablement intéressantes en soi. L’individu sera tenté d’exprimer en dehors d’elles, dans les loisirs, le meilleur de ses virtualités, de son potentiel d’aptitudes et de goûts. »[36]

Il est intéressant de noter que ce phénomène déjà perçu par Proudhon⁠[37], se retrouve aussi bien aux USA qu’en URSS pour parler comme à l’époque de Friedman. Car si le rêve de Marx était de « substituer à l’individu parcellaire, simple exécutant d’une fonction sociale de détail, l’individu à développement intégral, pour qui les diverses fonctions sociales ne seraient que des façons différentes et successives de son activité »[38] ; si Marx fut longtemps persuadé que « dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel, quand le travail sera devenu, non seulement le moyen de vivre, mais même le premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s’accroissant et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »⁠[39], il a dû, à la fin de sa vie, revoir quelque peu cette vision. Sans doute s’était-il rendu compte que la technique moderne, ses exigences et ses possibilités ne permettraient pas la réalisation du rêve poursuivi même au sein d’une société collectiviste. Il écrit, en effet dans le tome III du Capital[40] : « le domaine de la liberté commence seulement là où cesse le travail qui est déterminé par la nécessité et la finalité extérieure ; d’après sa nature, ce domaine se situe donc au delà de la sphère de la production à proprement parler matérielle. Comme le sauvage doit lutter avec la nature pour satisfaire ses besoins, pour continuer et produire sa vie, de même l’homme civilisé y est obligé et il l’est dans toutes les formes de la société et dans toutes les manières possibles de la production. A mesure qu’il se développe, ce domaine de la nécessité de la nature s’élargit, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps croissent les forces productives qui les satisfont. La liberté dans ce domaine ne peut donc consister qu’en ceci : l’homme socialisé, les producteurs associés règlent rationnellement ce métabolisme entre eux et la nature, le soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par lui comme par une force aveugle ; ils l’accomplissent avec la moindre dépense d’énergie possible et sous les conditions qui sont les plus dignes de leur nature humaine et qui y sont les plus adéquates. Néanmoins, cela reste toujours un domaine de la nécessité. C’est au delà que commence ce développement des forces humaines qui est à lui-même son propre but, qui constitue le véritable domaine de la liberté, mais qui ne peut éclore que sur la base de cet empire de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale. »

Ainsi, l’ouvrier socialiste, comme l’ouvrier capitaliste, ne peut être vraiment libre, vraiment lui-même qu’au delà de la « nécessité ». L’idée de l’ouvrier révolutionnaire qui prend possession des moyens de production ou du paysan qui prend possession de la terre a été vite dépassée. L’ouvrier aujourd’hui ne songe plus à se réaliser dans l’entreprise mais en dehors, dans les activités libres. Et la machine qu’il veut posséder, en priorité, c’est la voiture Dans la mesure où tous estiment que l’essentiel se vit en dehors du travail, l’effort portera sur l’aménagement du temps de travail : sur les horaires, les congés, l’âge de la retraite ou de la préretraite.

Toutes les mesures sociales, non seulement celles qui agissent sur le temps mais aussi celles qui agissent sur les rémunérations, qui veillent à la salubrité, la santé, la sécurité, au confort, etc., concernent bien les conditions de travail, sa périphérie, mais non sa nature. Il semble accepté une fois pour toutes et par tous que le travail en lui-même ne peut avoir, à de rares exceptions près peut-être, de vrai sens humain. Comme on l’a dit, il apparaît comme une obligation à laquelle il faut se consacrer dans la juste mesure précisément de la nécessité. L’idéal étant de travailler le moins possible pour le maximum de temps libre et de moyens de l’occuper.

C’est pourquoi, très tôt, face aux revendications pour le droit au travail et à la mystique du travail sous-tendue par les intérêts économistes du capitalisme comme du socialisme, s’est dressée une revendication qui, d’emblée, a réclamé sans fard le droit à la paresse.

Vive la paresse !

En 1883, Paul Lafargue⁠[41] écrit un petit essai intitulé précisément Le droit à la paresse. L’auteur fustige, à juste titre d’ailleurs, à travers quelques citations l’esprit nouveau souvent teinté de cynisme. Il épingle successivement ces déclarations indécentes de Napoléon : « Plus mes peuples travailleront, moins il y aura de vices. Je suis l’autorité (…) Et je serais disposé à ordonner que le dimanche, passé l’heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et les ouvriers rendus à leur travail »[42] ; de Louis Adolphe Thiers⁠[43] qui, à la Commission sur l’instruction primaire, en 184,9 avait déclaré : « Je veux rendre toute puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : « Jouis » » ; de Destutt de Tracy⁠[44]: « Les nations pauvres, c’est là où le peuple est à son aise ; les nations riches, c’est là où il est ordinairement pauvre »[45] ; de Cherbulliez⁠[46] : « les travailleurs eux-mêmes, en coopérant à l’accumulation des capitaux productifs, contribuent à l’événement qui, tôt ou tard, doit les priver d’une partie de leur salaire »[47] ; d’un prêtre anglican, un certain révérend Townshend, qui estime que l’imposition légale du travail « donne trop de peine, exige trop de violence et fait trop de bruit ; la faim, au contraire, est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais, comme le mobile le plus naturel du travail et de l’industrie, elle provoque aussi les efforts les plus puissants »[48].

Lafargue condamne cette « morale capitaliste » qui « prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci »[49]. L’amour du travail est une « folie », une « aberration mentale »[50] et les Anciens avaient bien raison de mépriser le travail⁠[51]. Il conteste la durée du travail : 16 heures dans certaines entreprises alors que, dans les bagnes, on travaille 10 heures et que les esclaves aux Antilles ne travaillent que 9 heures en moyenne⁠[52]. Il estime, étant donné les moyens de production modernes, qu’il est possible de limiter le travail à trois heures. Mais pour cela, il faut lutter contre la passion du travail et consommer ce qu’on produit. Déjà dans l’antiquité, le poète Antiparos⁠[53] célébrait le moulin à eau qui allait libérer les femmes esclaves : « Epargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement ! Que le coq vous avertisse en vain qu’il fait jour ! Dao a imposé aux nymphes le travail des esclaves et les voilà qui sautillent allègrement sur la roue et voilà que l’essieu ébranlé roule avec ses rais, faisant tourner la pesante pierre roulante : Vivons de la vie de nos pères et oisifs réjouissons-nous des dons que la déesse accorde ». Or, à l’époque moderne, plus la machine produit et plus la classe ouvrière travaille dans l’abstinence alors que la classe capitaliste vit dans l’oisiveté et la surconsommation. De plus, on est entré dans l’âge de la falsification[54] dans la mesure où la fabrication moderne ne s’embarrasse même plus de la qualité des marchandises.

Pour que tous aient du travail, il faut le rationner⁠[55]. La réduction du temps de travail poussera aussi au perfectionnement des machines : « Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures de travail des machines de chair et d’os ».⁠[56] Il conclut : « Si, déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers…​ Mais comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution virile ? »[57]. Seule la paresse peut sauver l’homme de la souffrance au travail, de la faim, seule la paresse engendre les arts et les vertus.

Le rêve de Lafargue ne s’est pas réalisé et il n’aurait pu prendre corps sans l’instauration d’une discipline sociale bridant l’avidité ni sans la confrontation avec un nouveau et lourd problème : celui des loisirs. Il n’empêche que cette utopie exprime l’impression qu’éprouvent nombre de nos contemporains : que la vie serait belle si l’on travaillait moins et si on pouvait jouir davantage de la vie. La jouissance ne pouvant se trouver qu’en dehors de l’activité professionnelle.

Aujourd’hui, beaucoup travaillent et parfois très durement soutenus par la proximité du week-end, dans la perspective de belles vacances ou d’une pension précoce et confortable. d’autres fuient, autant que faire se peut, le monde du travail. Au lendemain des révoltes étudiantes qui agitèrent plusieurs pays d’Europe en 1968, un psychologue⁠[58] s’interrogeant sur l’allergie des jeunes face au monde du travail, constatait le « divorce grandissant entre ce monde et celui des aspirations individuelles, (…) tant de métiers deviennent incapables de satisfaire les appétits naturels de responsabilité, d’autonomie et de créativité de ceux qui les exercent…​ ». il regrettait, très justement, qu’on n’invite pas les jeunes « à réfléchir sur le contenu et la finalité d’une activité laborieuse à laquelle ils sont pourtant condamnés à consacrer demain tant de temps et tant d’eux-mêmes. »

Au mieux, l’activité professionnelle ne sera qu’un moyen pour parvenir à des fins extérieures. Un moyen qui en lui-même n’a que peu de sens ou de valeur. Si peu que certains ne travailleront qu’épisodiquement pour répondre à la nécessité ou fuiront, s’en iront vivre en autarcie de leur jardin ou de leur élevage, se contentant de peu. d’autres retarderont le plus longtemps possible l’entrée dans la « vie active » en accumulant, grâce à leurs parents ou à quelque bourse, diplômes et formations. d’autres encore attendront toute leur vie le « gros lot » libérateur.

Dans les premières années du XXIe siècle, un peu partout en Europe, des voix de tous bords se sont élevées pour dénoncer la réduction systématique du temps de travail, pour réclamer, au nom de la compétitivité, davantage de flexibilité, pour proposer de retarder l’âge de la prépension et de la pension dans la mesure où tous ces « acquis sociaux » ont un coût, de plus en plus lourd pour des économies de plus en plus dépendantes des caprices financiers, des concurrences inattendues et des fluctuations pétrolières. Quel émoi parmi les travailleurs ! Les projets de « retour en arrière » concoctés parfois par des gouvernements de gauche, comme en Allemagne, ont poussé dans la rue des centaines de milliers de manifestants. Par contre, en juin 2004 les ouvriers de Siemens acceptaient de passer de 35 à 40 heures par semaine sans compensation financière, pour éviter une délocalisation partielle vers la Hongrie⁠[59].

En effet, plus pénible que le travail, l’absence de travail épouvante nos contemporains au point que la lutte contre le chômage est devenue l’obsession des politiques, l’objectif majeur de tous les programmes. Le travail reste en effet la voie royale pour se libérer tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre de la pénibilité du travail.

Cette dialectique permanente travail-loisir (désiré ou forcé) taraude nos contemporains mais semble profitable pour le système capitaliste dans ce qu’il a de plus aliénant.

Vive la paresse ?

Un des plus fins analystes et critiques du capitalisme, le philosophe et sociologue marxiste Michel Clouscard⁠[60] estime que le plan Marshall, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, a américanisé le vieux continent et y a installé un nouveau type de capitalisme(qu’il appelle « capitalisme monopoliste d’État ») qui a bouleversé la société⁠[61]. Notamment « les temporalités traditionnelles - celles qui autorisaient le rythme villageois de la société préindustrielle et qui s’étaient maintenues même sous le capitalisme concurrentiel libéral - ont été totalement liquidées. Naguère, le temps de travail et le temps de non-travail s’organisaient autour de la cellule familiale. Et celle-ci dans la communauté villageoise. Le temps de loisir, en tant que tel, n’existait pas : les temporalités de la famille et de la communauté l’impliquaient, le contenaient, l’organisaient. »[62] Le nouveau capitalisme a détruit cette « harmonie spatio-temporelle », « désintégré la cellule familiale » et inventé le temps de loisir : « Temporalité qui sera le lieu de l’émancipation. Car ce temps de loisir va se développer sous la double pression du progrès social (…) et de l’industrie du loisir. Et de telle manière que les conquêtes sociales seront utilisées, récupérées par l’industrie du loisir et du plaisir. Pour en venir au ministère du Temps libre.[63]

Ce qui fait que le nouveau rythme social ne dispose plus de l’unité organique famille/village, d’une temporalité apaisante, de longue durée, lente, équilibrée. A la place : deux systèmes spatio-temporels : le temps de travail et le temps de loisir. Et entre les deux, ce monstrueux cancer spatio-temporel : le temps de transport.

Trois systèmes du vécu sans lien organique et sans lieu référentiel. Trois mouvances sociales hétérogènes. Et opposées. Contradictoires même. Et chaque système devient de plus en plus complexe. Sa pratique interne de plus en plus différenciée. Aussi, les raccordements des trois existences sont de plus en plus heurtés, conflictuels. On ne peut pas vivre trois vies en une : un temps de travail soumis aux cadences infernales, un temps de loisir plein à craquer, un temps marginal, qui n’est ni temps de loisir ni temps de travail, vide à pleurer »[64]. Cette «  arythmie sociale » est une « pathologie », une « névrose objective »[65], une « totale désintégration de l’intimité. A la place, l’intimisme de foule : les bandes de jeunes et les troupeaux de touristes.

Le système est incapable de proposer un remède à cette situation pathologique. Et pour cause. Ses idéologues refusent toute perspective synthétique. Incurablement empiristes, ils proposent soit des idéologies du travail soit des idéologies du loisir. Encore et toujours la complémentarité du technocrate et du gauchiste. »[66]

En fait, « ...le néo-capitalisme, maintenant exploite au maximum ces trois spatio-temporalités. Il gagne sur le temps de travail (productivisme et licenciements), sur le temps de loisir (énorme exploitation par l’industrie du loisir du week-end, des vacances), sur le temps de transport (augmentation systématique du prix des transports en commun, de l’essence…​). L’exploitation de l’homme n’est plus seulement celle de son travail. Mais aussi celle de son temps, de son vécu. Et au moment où ce vécu se croit en dehors du système (…). »⁠[67]

Au moment donc où le contemporain pense échapper au rythme effréné de la vie professionnelle et se libérer par ce que l’auteur appelle « la consommation libidinale, ludique, marginale »[68], il est en fait encore prisonnier du système. La contestation elle-même l’y réintègre. Lorsque le jeune, par son habillement, sa moto ou sa chaîne hi-fi cherche à se démarquer de ce monde, la mode qu’il suit ou la technologie qu’il emploie font vivre une industrie. Jusqu’au rock qui entraîne son corps aux cadences du capitalisme⁠[69] , jusqu’à la drogue et à la « pilule » qui dressent le corps à la consommation⁠[70].

Ainsi, « production capitaliste et contestation d’ordre freudo-marxiste ne sont pas une réelle contradiction, mais, au contraire, une complémentarité stratégique. »[71]

On peut mettre en doute, certes, le fondement matérialiste de la pensée de Clouscard qui, en bon marxiste, considère que les comportements humains sont conditionnés par les structures économiques. Il n’empêche qu’il met en évidence, face au monde du travail, insatisfaisant, dirons-nous, aliénant peut-être, un phénomène de compensation ou de contestation illusoire qui, pour reprendre les termes employés par Pie XI, maintient l’homme dans un univers temporel clos et même, si nous suivons l’auteur, dans un cercle vicieux économique.

Certes, l’homme ne peut être réduit à ses fonctions de producteur et de consommateur, certes, il faut contester l’ »économisme » mais la question est de savoir si le travail n’est que pénibilité, activité nécessaire mais sans joie, s’il aliène l’homme au point de le faire rêver d’ailleurs coûteux ou improbables où il se retrouverait.

La vision chrétienne va-t-elle nous permettre d’échapper à cette dialectique ?⁠[72]

C’est ce que nous allons voir dans les chapitres suivants.


1. 1790-1869. Député en 1833, membre du gouvernement provisoire en 1848, il abandonna, la même, année, la carrière politique suite à son échec à l’élection du président de la république. (Mourre).
2. Du droit au travail et de l’organisation du travail, in Le Bien Public, décembre 1844, disponible sur www.ac-rouen.fr
3. Déjà dans l’Encyclopédie, on peut lire : « Le travail est l’occupation journalière à laquelle l’homme est condamné par son besoin. Il lui doit en même temps sa santé, sa subsistance, son bon sens et sa vertu peut-être. » (Art. « Travail »).
4. JACCARD P., op. cit., pp. 251-258 et pp. 270-271.
5. Alexandre de Laborde, fils de banquier, comte sous l’Empire, préfet sous Louis-Philippe, 1818.
6. Valérie Bonnier, comtesse de Gasparin (1813-1894), auteur de plus de 80 ouvrages fut, au XIXe siècle, une figure intellectuelle de premier plan.
7. 1856-1915.
8. Cité in LEFRANC, op. cit., p. 367.
9. 1863-1947.
10. Sur le plan social, par une politique de hauts salaires, H. Ford « voulait faire des ouvriers des consommateurs capables d’absorber une part croissante de la production industrielle. En 1914, alors que l’ouvrier américain gagnait en moyenne 11 dollars par semaine, il payait les siens au moins 5 dollars par jour ; il leur assurait en outre une participation aux bénéfices et de larges possibilités d’achat grâce à un système de crédit à long terme. En revanche, il contrôlait la vie morale de ses employés, exigeait d’eux la sobriété. » (Mourre) De plus, jusqu’en 1941, il fut opposé à toute organisation syndicale. Il fut lent aussi à renouveler sa production et même à proposer des couleurs différentes.
11. Cité in LEFRANC, op. cit., pp. 368-369.
12. 1873-1914. Ce célèbre poète chrétien, fondateur des Cahiers de la Quinzaine, fut, dans sa jeunesse, un socialiste utopique et humanitaire.
13. Notre jeunesse, Cahiers de la quinzaine, (12e cahier de la 11e série), 1910.
14. Henri Bourrillon (1876-1962) publia, sous le pseudonyme de Pierre Hamp, des romans et enquêtes sur les métiers. Il fut pâtissier et cuisinier avant de devenir chef de gare puis inspecteur du travail. Son œuvre a été abondamment traduite dans les pays de l’Est, surtout en Union soviétique où il fut l’auteur le plus traduit jusqu’en 1927.
15. JOUHAUX, in Le Populaire, 16-9-1932. Léon Jouhaux (1879-1954) fut Secrétaire général de la CGT et prix Nobel de la Paix en 1951.
16. 1723-1790. Un des ancêtres du libéralisme économique.
17. MARX, Le capital (1867), in Oeuvres, Economie I, La Pléiade, NRF, 1965, p. 565.
18. Id., p. 566.
19. Id., pp. 567-568.
20. Cette année-là, la propagande soviétique annonça qu’un ouvrier mineur, Alexeï Grigorievitch Stakhanov, avait en 6 heures, extrait 102 tonnes de charbon, c’est-à-dire quatorze fois la norme. C’était en fait le résultat d’une équipe. Un mouvement était lancé mettant en évidence, par exemple, les performances d’un ouvrier mécanique qui avait atteint 820% de la norme, celles d’un autre ouvrier qui avait fabriqué 1.400 paires de chaussures en une journée, celles encore de kolkhoziens qui avaient récolté 500 quintaux (50 tonnes) de betteraves à l’hectare, etc. La performance fut encouragée par des augmentations de salaire et des distinctions (Mourre).
21. Alcan et L’Eglantine, 1930.
22. Op. cit., pp. 59, 134, 176.
23. Théologie du travail, in L’Ami du Clergé, 18-7-1957, p. 451.
24. Où va le travail humain ?, Gallimard, 1950. Georges Friedman fut professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers et à l’Institut d’Etudes politiques de l’Université de Paris, Directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes Etudes.
25. Op. cit., p. 22.
26. Vont fleurir des règlements de travail très précis comme celui des filateurs de Rouen en 1867. On y lit notamment:
   « Art. 17 - Est passible d’une amende de 3 francs :
   1° L’ouvrier qui fumera dans l’établissement ou rentrera avec une pipe mal éteinte.
   2° Celui qui touchera aux courroies ou au mécanisme des métiers.
   3° Celui qui, conduisant deux métiers, s’absentera un jour entier, même pour cause de maladie, s’il ne présente pas un certificat du médecin. L’amende sera réduite à 2 francs si l’ouvrier ne conduit qu’un métier.
   Art. 18 - Est passible d’une amende de 0,50 francs :
   1° L’ouvrier qui allumera lui-même son bec de gaz.
   2° Celui qui introduira un étranger.
   3° Celui qui nettoiera ou graissera son métier pendant la marche.
   4° Celui dont le métier sera reconnu mal nettoyé à la visite de détail.
   5° Celui qui introduira ou boira des liqueurs dans l’atelier.
   6° Celui qui coupera sa pièce avant les marques indiquées.
   Art. 19 - Est passible d’une amende de 0,25 francs :
   1° L’ouvrier qui laissera traîner du déchet hors de son sac ou par terre.
   2° Celui qui se lavera, se coiffera ou cirera ses souliers à son métier avant le dernier quart d’heure qui précède la sortie.
   3° Celui qui se trouvera sans permission sur un, point où son travail ne l’appelle pas.
   4° Celui qui, à la visite journalière des bacs et baguettes, sera convaincu de malpropreté. »
   Ces mesures sont dictées par un souci de sécurité mais créent un climat d’oppression et de crainte.
27. La journée de travail va aussi s’allonger. En Angleterre, elle passera, au XIXe siècle, de dix à dix-huit heures ! (JACCARD P., op. cit., p. 238).
28. La division du travail est aussi ambivalente. Face à un travail compliqué, l’homme a tendance à le diviser et à le simplifier. Le phénomène n’est pas neuf mais il a été amplifié avec l’invasion des machines. Le danger est de réduire le travail à un geste et l’ouvrier à ce geste. A la limite, l’ouvrier peut être remplacé même pour ce dernier geste simple mais peut être ainsi libéré pour des tâches plus complexes ou plus intellectuelles.
29. Id., pp. 315-316.
30. Notons bien cette ambivalence de la machine. Elle produit plus, répond à la demande et soulage le travail (elle a même libéré la femme mieux que les mouvements féministes, écrira L. Leprince-Ringuet in Le grand merdier, Livre de poche, 1979) mais elle constitue une menace pour l’emploi (des machines seront détruites par les ouvriers à certaines époques) et l’habileté au travail. Dans certains cas, l’ouvrier devient outil soumis à la discipline et au rythme de la machine.
31. Id., p. 342.
32. L’oppression de la rationalisation , le sentiment d’exploitation, la domination de la machine n’engendrent pas nécessairement la révolte mais plutôt la soumission : cf. WEIL S., La condition ouvrière, Gallimard, 1951, p. 200.
33. Cf. ce témoignage : « Je me souviens, lorsque j’étais dans l’industrie et que les nécessités du service m’avaient mis un temps en relation avec une chaîne de fabrication, avoir proposé au contremaître responsable de ne plus assigner les jeunes femmes qui y travaillaient à un poste exclusif, unique, mais de les rendre interchangeables en leur apprenant les manipulations relatives à tous les postes de la chaîne. Si, bien sûr, l’interchangeabilité était de nature à faciliter, à certains moments, le bon fonctionnement de l’entièreté de l’atelier, mon souci premier n’en avait pas moins été d’une part de diversifier les opérations effectuées par ces ouvrières, augmentant de ce fait leurs qualifications, et d’autre part de leur faire comprendre le cycle complet de la fabrication, leur rendant ainsi évidentes les raisons pour lesquelles certaines précautions, certains soins leur étaient exigés parfois.
   Ce fut le délégué syndical qui entreprit de me faire comprendre, fort aimablement du reste, ce que la mesure que je préconisais avait de maladroit et d’anti-social. Car ces ouvrières bénéficiaient de primes proportionnelles, suivant une arithmétique au demeurant fort compliquée, à la quantité de pièces fournies. Cette quantité était fonction de leur dextérité manuelle et donc, en définitive, de la pratique qu’elles avaient d’une et d’une seule opération. Tout changement de poste nécessiterait d’une part un nouvel écolage sanctionné par une perte momentanée de productivité et donc de salaire, et d’autre part une attention de l’esprit à la compréhension et à la bonne exécution des nouvelles tâches. Comme je m’étonnais de ce dernier point, on m’expliqua patiemment que, si une longue pratique d’un seul et unique poste avait acquis aux ouvrières des gestes précis et rapides, elle leur avait aussi permis de laisser vagabonder l’esprit. On opérait de délicates micro-soudures mais l’esprit était trop souvent au dernier roman-photo ! Toute intervention de ma part en vue d’une augmentation des primes ou d’une réduction des horaires et des quotas, à poste constant, eût été considérée avec reconnaissance, mais on ne pouvait que décliner une revalorisation du travail qui n’aurait pas maintenu la désoccupation de l’esprit ! » (STOQUART J., De la mystique du travail au droit à la paresse, 6e Congrès de Savoir et Agir, 1978, p. 9).
34. Id., p. 351.
35. Id., p. 354.
36. Id., p. 359.
37. « Il n’est pas rare de rencontrer des hommes d’une capacité réelle et d’un talent très développé, qui préfèrent, à salaire égal, la fonction la plus simple et la plus uniforme, parce qu’ils réservent toutes les forces de leur intelligence pour des compositions libres et desquelles ils n’attendent aucune rétribution. Dans ce cas le travail parcellaire, ne portant préjudice ni à la société ni aux personnes, exécuté par des mains capables, à l’occasion, de direction et de synthèse, n’offre plus d’inconvénient. Qui sait même si un jour, telle ne sera pas notre condition commune et définitive ? L’homme, après avoir parcouru la sphère de sa spécialité, commandé et instruit les autres, à son tour, aime à se replier sur lui-même et à concentrer sa pensée. Alors, pourvu que le salaire quotidien arrive, content d’avoir fait ses preuves, il laisse à d’autres les grands projets et les postes brillants et s’abandonne aux rêveries de son cœur, dont l’uniformité du travail parcellaire ne fait plus que faciliter le cours. » (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, t. II, https://fr.wikisource.org/wiki/De_la_justice_dans_la_R%C3%A9volution_et_dans_l%E2%80%99%C3%89glise p. 336).
38. Le Capital, cité in FRIEDMAN G., op. cit., p. 365.
39. Critique du programme de Gotha, Librairie de l’Humanité, 1922, pp. 35-36.
40. Tome III, IIe partie, chap. 48.
41. Paul Lafargue, né en 1842, fut le gendre de Karl Marx et fondateur du Parti ouvrier français. Il se suicida avec sa femme Laura en 1911, « avant que l’impitoyable vieillesse ne fasse de moi une charge à moi et aux autres » (Universalis). Lors des funérailles, Lénine leur rendit hommage. Le droit à la paresse est disponible sur www.uqac.uquebec.ca/zone30/Calssiques_des_sciences_sociales/index.html.
42. A Osterode, 5-5-1807, cité in LAFARGUE, op. cit., p. 11.
43. Député, ministre, chef de l’exécutif, 1797-1877.
44. Antoine Destutt de Tracy (1754-1836), philosophe, linguiste et académicien, fut député de la noblesse et sénateur. Il écrivit Projets d’éléments d’idéologie (1804-1815).
45. LAFARGUE, op. cit., p. 14.
46. Victor Cherbulliez (1829-1899), écrivain et académicien d’origine suisse.
47. LAFARGUE, op. cit. p. 14.
48. Id..
49. LAFARGUE, op. cit., p. 5.
50. Id., p. 7.
51. Il cite Virgile : « O Mélibae, Deus nobis haec otia fecit » (un dieu nous a donné cette oisiveté) (p. 9) ; Hérodote : « Je ne saurais affirmer si les Grecs tiennent des Égyptiens le mépris qu’ils font du travail, parce que je trouve le même mépris établi parmi les Thraces, les Scythes, les Perses, les Lydiens ; en un mot parce que chez la plupart des barbares, ceux qui apprennent les arts mécaniques et même leurs enfants sont regardés comme les derniers des citoyens…​ Tous les Grecs ont été élevés dans ces principes, particulièrement les lacédémoniens » (Histoire, I, 67) (pp. 31-32) ; Platon (République, I, V) : « La nature n’a fait ni cordonnier, ni forgeron ; de pareilles occupations dégradent les gens qui les exercent, vils mercenaires, misérables sans nom qui sont exclus par leur état même des droits politiques. Quant aux marchands accoutumés à mentir et à tromper, on ne les souffrira dans la cité que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui se sera avili par le commerce de boutique sera poursuivi pour ce délit. S’il est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La punition sera double à chaque récidive. » (p. 32) ; Xénophon (Economique IV et VI) : « Les gens qui se livrent aux travaux manuels ne sont jamais élevés aux charges, et on a bien raison. La plupart, condamnés à être assis tout le jour, quelques-uns même à éprouver un feu continuel, ne peuvent manquer d’avoir le corps altéré et il est bien difficile que l’esprit ne s’en ressente. »(p. 32) et « le travail emporte tout le temps et avec lui on n’a nul loisir pour la République et les amis » (p. 33) ; Aristote (Politique II et VII) : « si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d’œuvre de Dédale se mouvaient d’eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré ; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves » (p.33) ; Cicéron (Des devoirs, I, tit . II, chap. XLII) : « Que peut-il sortir d’honorable d’une boutique ? Et qu’est-ce que le commerce peut produire d’honnête ? Tout ce qui s’appelle boutique est indigne d’un honnête homme (…) les marchands ne pouvant gagner sans mentir, et quoi de plus honteux que le mensonge ! Donc, on doit regarder comme quelque chose de bas et de vil le métier de tous ceux qui vendent leur peine et leur industrie ; car quiconque donne son travail pour de l’argent se vend lui-même et se met au rang des esclaves » (p. 32) ; et même le Christ lorsqu’il dit (Mt 6) : « Contemplez la croissance des lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent, et cependant, je vous le dis, Salomon, dans toute sa gloire, n’a pas été plus brillamment vêtu » (p. 9).
52. Id., p. 13.
53. Lafargue reprend ici textuellement, sans le nommer, un passage de Marx, Le capital, Livre I, Section IV, Chapitre XV, 3e partie, 1867.
54. LAFARGUE, op. cit., p. 23.
55. Id., p. 24.
56. Id., p. 25.
57. Id., p. 30.
58. ROUSSELET Jean, L’allergie au travail, Seuil, 1974, pp. 15-18. Jean Rousselet est médecin et psychologue, spécialiste de l’adolescence.
59. Cf. TILQUIN Th., Y a-t-il une vie après le travail ? in L’Appel, 270, Octobre 2004, pp. 4-5.
60. Né en 1928, professeur honoraire de l’Université de Poitiers (cf http://philoclouscard.free.fr).
61. Plus largement, l’auteur esquisse l’évolution de la société sous l’influence de l’industrialisation et décrit ainsi « les deux moments essentiels de cette civilisation machinale, de la machination qui récupère le machinisme.
   Premier moment : l’industrialisation a autorisé une énorme libération du temps de travail. (…) Au Moyen Age, il fallait 28 heures de travail abstrait pour une livre de pain. Maintenant, il suffit d’une demi-heure. L’industrialisation a libéré l’humanité de la terreur du manque. Elle garantit la vie de subsistance en libérant tout un temps de travail qui avant ne suffisait même pas à acquérir le nécessaire pour vivre.
   Deuxième moment : cette libération par le temps de travail-abstrait a été récupérée, par la nouvelle bourgeoisie, comme temps marginal concret. Comme marginalités, ludicités, libidinalités du mondain. (Le meilleur symbole de cette récupération est le hippie). Alors que les travailleurs, eux, ont à peine profité de cette libération dont ils sont pourtant la cause.
   Aussi peut-on dire que la nouvelle aliénation, par le machinisme, n’est que le corollaire, l’effet des nouvelles marginalités, ludicités, libidinalités, autorisées par le détournement d’usage de la machine. Au potlach de la plus-value correspond la nouvelle exploitation du travailleur. L’autre face de la consommation mondaine, c’est le productivisme, l’inflation, le chômage. Et c’est la classe ouvrière qui en est l’essentielle victime. L’autre face du hippie, c’est le travailleur étranger. A l’idéologie de la Fête correspond l’austérité sur les travailleurs. Au ministère du Temps libre, 1.800.000 chômeurs. » (CLOUSCARD M., Le capitalisme de la séduction, Editions sociales, 1981, p. 231).
62. Id., p. 102.
63. Entre 1981 et 1983, ce ministère a existé en France.
64. Id., p. 103.
65. Id..
66. Id., p. 104.
67. Id., p. 105.
68. Id..
69. « Le rock ou le jazz sans âme, ou le rythme sans le swing ! Alors qu’il se prétend révolte et subversion, il n’est que soumission à l’ordre capitaliste. (…) Il est l’expression corporelle de l’ »aliénation de l’homme ». La marque du rythme répétitif, saccadé, fébrile, de la machine. » (Id., pp. 70-73).
70. « Le corps n’a que vocation de consommation. Selon cette triple détermination : répétition sécurisante, exclusion de l’autre, passage automatique du désir à la jouissance » (id., p. 98). A propos de la drogue, l’auteur écrit : « le hasch est l’initiation au parasitisme social - de la nouvelle bourgeoisie. A l’essence du système: l’extorsion de la plus-value à des fins de jouissance, de sensation : une consommation resquillée » ( id., p. 95). Quant à la pilule, elle « devient le moyen du droit au plaisir, l’essentielle conquête de l’idéologie du désir. Alors la culture sexuelle est réduite au plaisir. Et à une conception encore plus réductrice du plaisir. Celui-ci n’est plus qu’un usage sexologique, de fonction, de consommation. (…) La cible, c’est la fillette. La classe d’âge, la sous-classe d’âge, de 14 à 16 ans. Il faut l’amener à consommer la pilule ; tout le reste suivra. L’usage du produit entraînera l’idéologie de l’usage, une nouvelle initiation au système. » (Id., pp. 109-110). Tout concourt à entretenir ce système : la mode rétro qui récupère les vieilles résistances culturelles, la « cascade des snobismes », la boîte (ou le club) , la bande et l’animateur (la fièvre du samedi soir), le Club Méditerranée, les vedettes des media, du show-business, de la publicité qui consacrent le caractère « prostitutionnel » de cette société : « …​la Vedette est bien la grande pute du système. Le pur produit de la promotion de vente de l’industrie, du loisir et du plaisir. Elle s’est vendue au succès, au show-business. Aux valeurs culturelles des media. C’est elle qui conditionne les masses. » (id., p. 201)
71. Id., p. 160.
72. Je laisse de côté la voie du « désengagement au travail » préconisée par Corinne Maier dans Bonjour paresse, Michalon, 2004. Le sous-titre de l’ouvrage -De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise- confirme bien la tendance largement répandue, à considérer que le travail n’est qu’une nécessité dans laquelle il faut s’investir le moins possible.

⁢Chapitre 3 : La dignité du travailleur

…​mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé ton Dieu.⁠[1]

Sans trop caricaturer la réalité, on peut dire, à la lumière du chapitre précédent, qu’avant le XIXe siècle, c’est en dehors du monde catholique, à quelques exceptions près, que l’on s’est efforcé de rendre au travail sa dignité, en évitant exaltation et mépris, en réduisant sa pénibilité, en le récompensant mieux, en soulignant ses capacités transformatrices, sa force progressiste.

Au XIXe siècle, l’Église catholique va enfin se pencher sur le problème, interpellée par la nouveauté -les « nouvelles choses »- de l’industrialisation et la déchristianisation de la classe ouvrière. En effet, la transformation du travail au XIXe siècle a eu des conséquences spirituelles. Ce bouleversement a mobilisé les consciences chrétiennes et finalement amené Léon XIII à prendre la parole.

En 1965, Paul VI s’interrogeait encore sur cette période trouble et se demandait, tout d’abord, à propos du rapport entre vie religieuse et vie du travail, « pourquoi ces deux expressions suprêmes de l’activité humaine devraient être séparées l’une de l’autre ? Pourquoi en opposition ? Comment se fait-il que leur alliance, leur symbiose se soit rompue ? Quelle longue histoire, quelle analyse diligente a pu nous en montrer les raisons, les prétextes, les ruines ? Peut-être, continuait-il, n’a-t-on pas compris à temps la transformation psychologique et sociale qu’aurait produite le passage de l’emploi d’outils simples et humbles qui aidaient l’homme dans sa fatigue quotidienne, à l’emploi des machines avec leurs nouvelles puissantes énergies ? N’a-t-on pas vu que naissait à partir du royaume terrestre, une fabuleuse espérance qui aurait obscurci et remplacé l’espérance du royaume des cieux ? Ne s’est-on pas rendu compte que la nouvelle forme du travail aurait réveillé chez le travailleur, la conscience de son aliénation, c’est-à-dire la conscience de ne plus travailler pour lui-même mais pour les autres, avec des instruments qui n’étaient plus les siens mais ceux des autres, non plus seul mais avec d’autres ? Et ne s’est-on pas rendu compte que, dans son âme, serait née une aspiration à une rédemption économique et temporelle qui ne lui aurait plus laissé l’occasion d’apprécier la rédemption morale et spirituelle offerte par la foi au Christ rédemption qui n’est pas contraire à la première mais qui en est le fondement et le couronnement ? Et peut-être ont-ils manqué (certainement pas de la part des papes) le langage et le courage pour dire au monde du travail bouleversé dans ses propres affirmations, quel était le bon chemin à suivre pour son rachat et quelle nécessité et quel devoir il y avait à ne pas sacrifier, au niveau du bien-être économique, sa capacité et son droit de s’élever, en même temps, au niveau des réalités suprêmes de la vie, qui sont celles de l’âme et de Dieu ? »[2] Cette réflexion, trop courte, selon l’aveu même du Souverain Pontife, suggère qu’une théologie du travail est nécessaire pour intégrer le travail d’aujourd’hui dans la perspective de la vie spirituelle.

Comme le saint Père le dit, à sa manière, il est clair que le machinisme a changé considérablement le travail car, désormais, « la finalité de l’œuvre ne coïncide plus avec la finalité de l’opérant. Elle la recouvre, l’élargit surtout jusqu’à devenir un autre domaine. L’œuvre est projetée sur un plan social »[3]. Ce que confirme le P. Chenu en précisant: « Puisque le passage de l’outil à la machine effectue, au-delà d’une intensification quantitative, une transformation qualitative du travail humain, et qu’il aboutit à modifier le genre de vie non seulement des individus mais de l’humanité en corps, ce n’est pas seulement un allongement de la morale des occupations humaines qu’il faut élaborer, mais la signification nouvelle d’un tel travail qu’il importe de définir, dans une rencontre imprévue de l’homme et de la nature. »[4]

Par contre, à propos du lien entre la vie du travail et la vie spirituelle, la réflexion de Paul VI, mérite effectivement une mise au point. Que le lien ait été rompu à l’époque du machinisme, c’est clair. Comme le dit très justement le P. Chenu : « dans la mesure même où l’homme s’aliénait dans le travail, il perdait Dieu en même temps que lui-même. Le travail ne pouvait plus avoir un sens religieux, parce qu’il n’avait plus de sens humain »[5]. Mais quel lien existait entre travail et vie spirituelle avant la révolution industrielle ?

Il est un fait que trop longtemps, on n’a guère retenu que la malédiction : « …​maudit soit le sol à cause de toi. C’est au prix d’un travail pénible que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. Il te produira des épines et des chardons, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras le pain…​ »⁠[6]. On a considéré que le travail était une pénitence. En même temps, nous l’avons vu aussi, on a tenté de persuader les pauvres involontaires d’aimer leur pauvreté et de s’en réjouir.⁠[7]

« Pendant plusieurs siècles, explique le P. Chenu, le travail était considéré par le chrétien, tant dans son comportement que dans sa catéchèse, comme une pesante occupation pour gagner sa vie « à la sueur de son front » (Gn, 2), conséquence d’un mystérieux dérèglement collectif dénommé « péché originel ». L’attention, psychologique et religieuse, ne se porte plus alors sur le contenu objectif et la valeur positive du travail ; on le valorise par l’intention dont on l’anime, de sorte qu’il n’est de lui-même, qu’une occasion, et que ses techniques restent sans intérêt ni profit pour la mentalité chrétienne (…). « Devoir d’état », disait-on, dans le trop court moralisme, qu’on accomplissait dans une oblation à Dieu ou en acceptation pénitentielle de la souffrance, mais sans référence consciente à l’œuvre elle-même. »[8]

En conséquence, « La chrétienté libérait les âmes mais les corps souffraient de misère et de famine, sauf chez la minorité favorisée. Le travail manuel du paysan n’avait pas droit à la même considération que les exploits du seigneur ; le christianisme remettait les valeurs en place, non la structure sociale. »[9]

A manqué donc, au delà ou en deçà de la morale, une véritable théologie du travail. Ont manqué cruellement la poursuite et l’approfondissement de la réflexion plus positive esquissée chez Paul et chez saint Thomas. « Il est curieux et bien douloureux, écrit encore le P. Chenu, d’observer que, sinon depuis le moyen âge de la théologie classique en Occident, du moins depuis le XVIe siècle, avec Vitoria et Suarez, il y a, chez les chrétiens, une théologie de la guerre (…) ; il y a une théologie des affaires, ne fût-ce que dans la condamnation obstinée de l’usure, qu’on nous dit avoir barré - bien inefficacement !- la naissance du capitalisme ; il y a une théologie de l’histoire, voire des théologies différentes, même si on en conteste la vérité, telle la théologie providentialiste de Bossuet ; mais il n’y a pas de théologie du travail. Le mot même est tout récent : car, si, depuis le XIXe siècle on parle d’une morale du travail, et depuis une vingtaine d’années d’une mystique du travail, ou d’une spiritualité du travail, on ne voit apparaître l’expression théologie du travail que depuis cinq ou six ans. C’est significatif. Cela confirme la constatation faite que jusqu’ici les docteurs chrétiens ne prenaient en considération cette réalité humaine comme une matière amorphe, apte ainsi que toutes les autres à être moralisée, sanctifiée, au titre de « devoir d’état ». Ils commentaient, bien sûr, les chapitres de la Genèse sur le caractère pénal du travail ; mais ils ne donnaient pas une attention directe à son contenu objectif, pour discerner la valeur originale que ce contenu, économique et humain, pouvait contracter dans sa relation possible avec le gouvernement de Dieu sur le monde ».⁠[10]

Léon XIII renouant avec saint Thomas va relancer la recherche mais il faut attendre le Concile d’abord et surtout Jean-Paul II pour que se construise et s’affirme la théologie du travail souhaitée. Théologie qui, comme nous allons le voir, change de point de vue. Théologie qui, dans da fraîche nouveauté, n’a pas encore produit tous ses fruits. Les chrétiens, nous l’avons dit, se contentant, dans l’ignorance de leur propre originalité, de souscrire, suivant leur sensibilité et leurs intérêts, aux vieilles théories et habitudes, en tentant, a posteriori, de leur trouver des accents chrétiens.


1. Ex, 20,9.
2. Audience générale, 1-5-1965. Traduction personnelle. Le P. Chenu se réfère aussi mais partiellement à ce texte de Paul VI, in Le travail humain, Lettre encyclique de Jean-Paul II, Introduction, Cana-Cerf, 1981, pp. VII-VIII.
3. GUISSARD Lucien A.A., Catholicisme et progrès social, Je sais-Je crois, V, 57, Arthème Fayard, 1959, p. 77.
4. Pour une théologie du travail, op. cit., p. 12. La révolution que la machine a opérée consiste en ceci : « L’homme vit, d’une manière jadis impensable, non plus la vie de la nature, mais une vie dirigée, rationalisée, une vie qu’il crée lui-même, qu’il s’invente à lui-même. Et ce travail ne va déshumaniser que parce que, de soi, conduit selon sa loi, il serait capable d’humaniser » (Id., p. 31.). Aujourd’hui, le travail n’est plus d’abord l’occasion d’une perfection de l’homme mais  »d’abord la production d’une œuvre ». Si le travailleur travaille pour la perfection de l’œuvre et sa propre perfection, « la perfection de l’œuvre commande ». S’il ne faut pas exagérer le caractère objectif du travail, exagération qui serait dépersonnalisante, on ne peut non plus « faire jouer prématurément (…) les fins subjectives du travailleur » (Id., pp.32-33.).
5. Id., pp. 27-28.
6. Gn 3, 17-19.
7. Il y eut une pensée laïque qui s’accommoda bien de cette vision. On se souvient de la « sagesse » assez négative proposée dans le conte philosophique Candide : « Le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin » ; « Travaillons sans raisonner, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable » et « Il faut cultiver notre jardin ». Voltaire, octogénaire, dans son château de Ferney goûte son aisance et écrit sans autre état d’âme:
   « Je vois de ma terrasse, à l’équerre tracée,
   L’indigent Savoyard, utile en ses travaux,
   Qui vient couper mes blés pour payer ses impôts ;
   Des riches Genevois las campagnes brillantes ;
   Des Bernois valeureux les cités florissantes (…) ». (Epître à Horace, 1772).
   Cette description illustre la conception que Voltaire se faisait de l’égalité et de l’inégalité : « Tous les hommes seraient (…) nécessairement égaux s’ils étaient sans besoins ». Mais « il est impossible, dans notre malheureux globe, que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes, l’une d’oppresseurs, l’autre d’opprimés ; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes. (…) Le genre humain, tel qu’il est, ne peut subsister, à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommes utiles qui ne possèdent rien du tout ; car certainement, un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre ; et, si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes qui vous la fera. L’égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle et en même temps la plus chimérique. » Si c’est un accident de l’histoire qui fait que l’un est cardinal et l’autre cuisinier, que l’un commande et que l’autre obéisse, il se pourrait qu’un autre accident inverse les rôles. « Mais, continue Voltaire, en attendant que le Grand Turc s’empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie. » (Dictionnaire philosophique, article Egalité, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 171-173).
8. Le travail humain…​., Introduction, pp. XIV-XV. L’auteur ajoute cette remarque : « Point ne faut écarter la part de vérité que comportent cette perspective et cette expérience. Après les années faciles de 1950 à 1970, nous ressentons, à mesure de l’humanité entière, le poids lourd d’un travail qu’on disait libérateur, et que la perfection même de la technique rend déshumanisant. La détresse des jeunes, même quand ils ne sont pas chômeurs, nous impose une interprétation plus réaliste de l’évolution présente. Ce réalisme ne doit pas tarir les sources authentiques de notre confiance, confiance en la Création dans son destin suprême : « Dieu vit que cela était bon » (Gn, 1), confiance en l’homme (…), co-auteur conscient de cette Création. »
9. GUISSARD Lucien A.A., Catholicisme et progrès social, Je sais-Je crois, V, 57, Arthème Fayard, 1959, p. 75. Evoquant la situation du XIXe siècle, l’auteur précise : « La moralisation souhaitée en termes divers par les apôtres et par les philanthropes du siècle dernier supposait sans en faire l’aveu la permanence des structures. Il fallait amender les conduites individuelles pour atténuer les effets du désordre. Dans ce but, la religion pouvait prêter main-forte ; elle prêcherait aux patrons et aux ouvriers ; on concevait mal qu’elle pût porter le fer dans les organes vitaux d’un régime économique qui les rivait les uns aux autres au même sort. On ne songeait guère à moraliser par le changement institutionnel et par la purification des doctrines. » (Id. p. 74). Il faut, comme nous le savons, attendre Léon XIII pour entendre évoquer le rôle de l’État et des organisation professionnelles dans la question sociale.
10. Pour une théologie du travail, op. cit., pp. 11-12.

⁢i. L’élaboration d’une théologie du travail

Il n’est pas inutile ici de rappeler ce qu’est une théologie. On entend « par théologie non une science ésotérique d’intellectuels, mais une réflexion se portant, organiquement et rationnellement, sous la lumière de la foi, sur les réalités humaines entrant ainsi, de droit ou de biais, dans une économie du salut »[1].

Elle se greffe donc sur l’expérience des hommes, leur vécu, leur sentiment.


1. CHENU P., id..

⁢a. Les « choses nouvelles »

A l’écoute du monde, qu’est-ce que l’Église a entendu ? Elle n’est pas seule, bien sûr, à avoir été interpellée par les « choses nouvelles ».

Or, depuis le XIXe siècle, la revendication essentielle des hommes au travail est, sans conteste et fondamentalement, le respect de leur dignité.

Ainsi, pour P.-J. Proudhon, « le point de départ de la Justice est le sentiment de la dignité personnelle. Devant le semblable ce sentiment se généralise et devient le sentiment de la dignité humaine, qu’il est de la nature de l’être raisonnable d’éprouver en la personne d’autrui, ami ou ennemi, comme dans la sienne propre. »[1] C’est pour cette raison que le célèbre précurseur du socialisme contestera l’ancienne hiérarchisation fonctionnelle et sociale et estimera que « l’instabilité de l’équilibre politique, quelle que soit la forme du gouvernement, a sa cause première dans l’opposition des intérêts, en autres termes, dans l’inégalité des fortunes »[2].

C’est aussi au nom de cette dignité du travailleur, que Proudhon va s’élever avec vigueur contre la division du travail⁠[3] : « Tout est absurde dans les conditions actuelles du travail, et semble avoir été combiné pour l’asservissement à perpétuité de l’ouvrier. Après avoir, dans l’intérêt de la production, divisé et sous-divisé à l’infini le travail, on a fait de chacune de ses parcelles l’objet d’une profession particulière, de laquelle le travailleur, enroutiné, hébété, ne s’échappe plus. (…) Ce n’est pas tout : comme si l’exercice d’une fonction aussi limitée devait épuiser toutes les forces de son intelligence, toutes les aptitudes de sa main, on a limité à l’apprentissage de cette parcelle l’éducation théorique et pratique du travailleur ».⁠[4] Après avoir rappelé que « l’initiation maçonnique comprend trois degrés : apprenti, compagnon, maître » et que « tous sont appelés à la maîtrise, parce que tous sont frères », Proudhon propose de transporter le « principe d’égalité progressive des cérémonies de l’initiation maçonnique dans la réalité industrielle » et donc:

« 1. Que, l’instruction ouvrière devant être intégralement donnée à tous, tant au point de vue de chaque spécialité industrielle qu’à celui de la collectivité des industries, tout établissement de grande production où les fonctions sont divisées est en même temps, pour les individus en cours d’apprentissage ou non encore associés, un atelier de travail et une école de théorie et d’application ;

2. qu’ainsi tout citoyen voué à l’industrie a le devoir, comme apprenti et compagnon, et indépendamment du service public, dont il doit fournir sa part, de payer sa dette au travail en exécutant l’une après l’autre, pendant un temps déterminé, et moyennant salaire proportionnel, toutes les opérations qui composent la spécialité de l’établissement ; et plus tard le droit, comme associé ou maître, de participer à la direction et aux bénéfices ;

3. Que, sous le bénéfice de la capacité acquise dans un premier apprentissage et de la rémunération à laquelle elle donne droit, le jeune travailleur a tout intérêt à augmenter ses connaissances et perfectionner son talent par de nouvelles études dans d’autre genres d’industrie, et qu’il est invité à le faire jusqu’au moment où il pourra se fixer, avec honneur et avantage, dans une position définitive. » Clairement, et en bref, pour Proudhon, l’émancipation du travailleur consiste dans « l’apprentissage polytechnique et l’ascension à tous les grades ».⁠[5] Même si les mesures proposées semblent, telles quelles, irréalistes⁠[6], retenons quand même cette insistance sur l’égalité au nom de la dignité de chaque travailleur.

On peut aussi évoquer, à cet endroit, l’apport de Karl Marx. Comme les économistes du XVIIIe siècle, Marx construira toute une philosophie autour de ses prises de position économiques de sorte qu’on ne peut sérieusement séparer les thèses économiques de Marx de son athéisme qui est « un principe intérieur au système »[7]. Mais, le mérite particulier de Marx, ne craint pas d’écrire le P. Chenu, a été de faire, à propos de l’homme, une double découverte : « celle de sa misère, dans la condition faite au travail, celle de sa grandeur, dans la nature vraie du travail ».⁠[8] Le travail n’est pas en soi aliénant. Au contraire, c’est par le travail que l’homme se construit et construit la société. C’est le capitalisme qui a défiguré le travail. Marx et Engels vont, dans des pages célèbres, dénoncer, avec le souffle de la colère, la destruction moderne du travail ou plus exactement l’avilissement de l’homme mis au travail, asservi par la bourgeoisie capitaliste :  »A mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, le prolétariat se développe aussi, classe des ouvriers modernes, qui ne vivent qu’en trouvant du travail, et qui n’en trouvent que si le travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre - et se trouvent ainsi exposés à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.

Le travail des prolétaires a perdu tout attrait avec le développement du machinisme et la division du travail. Le travailleur devient un simple accessoire de la machine ; on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, le coût du travailleur se limite à peu près à ce qu’il lui faut pour vivre et perpétuer sa descendance.(…). Au fur et à mesure que le travail devient plus désagréable, le salaire diminue. Il y a plus : la somme de travail s’accroît avec le développement du machinisme et la division du travail, soit par l’augmentation des heures effectuées, soit par l’augmentation du travail exigé dans un temps donné, l’accélération du rythme des machines, etc..

(…) Des masses d’ouvriers entassés dans la fabrique sont organisés militairement. Simples soldats de l’industrie, ils sont placés sous la surveillance d’une hiérarchie complète de sous-officiers et d’officiers. Ils ne sont pas seulement les valets de la classe bourgeoise, de l’état bourgeois, - mais encore chaque jour, chaque heure, les valets de la machine, du contremaître, et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Ce despotisme est d’autant plus mesquin, odieux, exaspérant, qu’il proclame ouvertement le profit comme son but unique.

(…) Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail dont le coût varie suivant l’âge et le sexe.

Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui a compté son salaire, il devient la proie d’autres membres de la bourgeoisie : propriétaire, boutiquier, usurier, etc..

Les petites classes moyennes d’autrefois, petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tombent dans le prolétariat, d’une part parce que leurs faibles capitaux ne leur permettent pas d’employer les procédés de la grande industrie et ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes - d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. Ainsi le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. »[9]

Plus tard, dans le Capital, il décrira de manière encore plus saisissante la déshumanisation du travailleur : « qu’est-ce qu’une journée de travail ? (…) La journée de travail comprend 24 heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu’en conséquence tout son temps disponible est, de droit et naturellement, temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement des fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, même pour la célébration du dimanche et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche[10], pure niaiserie ! Mais, dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il le peut, au procès m_me de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l’entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c’est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu’elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l’ouvrier. Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité. »[11]

Devant cette dégradation et cet asservissement, l’objectif de Marx et d’Engels sera de changer la société⁠[12] pour donner au travail toute sa puissance libératrice : « Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’accroître le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé n’est qu’un moyen d’élargir, d’enrichir, de favoriser l’existence des travailleurs. »[13] On sait que du Manifeste aux dernières œuvres, Marx élargira encore sa vision du travail dans une société communiste qu’il ne décrit pas⁠[14] : « Lorsque la subordination servile des individus dans la division du travail et avec elle l’opposition du travail manuel et du travail intellectuel auront disparu[15] ; lorsque le travail ne sera plus un simple moyen mais sera devenu le premier besoin de la vie ; lorsque les forces de production s’accroîtront avec le développement en tout sens des individus et que toutes les sources de la richesse collective jailliront : alors seulement l’étroit horizon juridique bourgeois pourra être complètement dépassé, et la société inscrira sur ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». »[16]

En attendant, les contradictions mêmes du capitalisme provoquent « à la façon d’une loi physique » une évolution positive : « les catastrophes mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleur, comme une loi de la production moderne, et il faut à tout prix que les circonstances s’adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C’est une question de vie ou de mort. oui, la grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé , porte-douleur d’une fonction productive de détail[17], par l’individu intégral[18] qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises. »[19]

Il est piquant de se rappeler que l’expression « développement intégral » est une expression fréquente dans les textes de Jean-Paul II !

En attendant d’y revenir, constatons qu’indépendamment des solutions proposées, de leur caractère irrecevable ou de leur flou, Proudhon et Marx apparaissent comme des hommes qui ont été profondément et justement choqués par l’avilissement du travail et des travailleurs.

Ces réactions sont intéressantes car elles nous montrent que la révolution industrielle a suscité l’éveil de bien des consciences sensibles à la déshumanisation du travail et provoqué la réflexion philosophique et politique sur une question essentielle qui n’avait jamais été l’objet de tant d’attention dans le passé.

On le voit aussi et plus en profondeur chez H. Bergson. Sa démarche mérite particulièrement d’être évoquée parce que non seulement il a compris l’importance des bouleversements entraînés par la machine mais, contre les scories d’un platonisme diffus, pourrait-on dire, il réhabilite l’intelligence fabricatrice : « En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. ».⁠[20]

Sans sombrer dans le matérialisme, Bergson va aussi rendre à la matière sa vraie valeur. Il sait comme nous que le travail sera toujours chargé de peine car la matière résiste. Nous sommes, dit-il, confrontés sans cesse à « la résistance de la matière à l’effort humain ». Mais nous pouvons travailler même durement si nous savons par ailleurs que l’effort n’est pas inutile et qu’on ne sera pas dépossédé du fruit de son labeur. Qui plus est, le labeur, le dur labeur, dans ces conditions, est réjouissant car l’homme est créateur par nature et ce qui correspond à sa nature est source de joie : « Mettons donc matière et conscience en présence l’une de l’autre : nous verrons que la matière est d’abord ce qui divise et ce qui précise. Une pensée, laissée à elle-même, offre une implication réciproque d’éléments dont on ne peut pas dire qu’ils soient un ou plusieurs : c’est une continuité, et dans toute continuité il y a de la confusion. Pour que la pensée devienne distincte, il faut bien qu’elle s’éparpille en mots : nous ne nous rendons bien compte de ce que nous avons dans l’esprit que lorsque nous avons pris une feuille de papier, et aligné les uns à côté des autres des termes qui s’interpénétraient. Ainsi la matière distingue, sépare, résout en individualités et finalement en personnalités des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie. d’autre part, la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort. L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification.

Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme, n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie : il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faîte, nous trouvons que partout où il y a joie il y a création : plus est riche la création, plus profonde est la joie. »[21]

Nous verrons que cette présentation du travail comme première manifestation de l’activité créatrice est très proche de la théologie développée par Jean-Paul II dans ses encycliques sociales. Après avoir consulté les philosophes, on peut aussi examiner les enquêtes sociologiques⁠[22]. Pour ce qui est du travail, on se souvient certainement, pour rester dans le domaine francophone, des travaux de Georges Friedmann⁠[23]. Après avoir rappelé l’ancienne parole biblique « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », l’auteur face à l’invasion du « milieu technique », fait remarquer que « la machine a pris la sueur. Mais, ajoute-t-il, la vieille malédiction demeure. Seule la formule a changé : « Tu gagneras ton pain dans la tristesse et l’ennui…​ ». »[24] Toutefois, au terme d’une longue enquête à travers les expériences américaines, les travaux des psychologues et des pédagogues, l’auteur entrevoit un « magnifique possible » non seulement dans « une production immensément accrue de biens de consommation » mais aussi dans l’amélioration des tâches et de tout ce qui les entoure par le contrôle psycho-physiologique du travail, la participation aux mesures de rationalisation et de promotion, l’extension de l’enseignement professionnel, les changements de poste et l’accroissement du sentiment d’appartenir à une collectivité. G. Friedmann est bien conscient que ces perspectives « impliquent de considérables transformations économiques et sociales ». Pour éclairer les transformations auxquelles il pense, il cite ce texte qui, selon lui, « exprime les sentiments profonds de nombreux ouvriers » : « La joie au travail dans la production mécanicienne ne se retrouve qu’avec la possession collective des moyens de production ».⁠[25]

Avec beaucoup de réalisme, Friedman ajoute : « Il importe de ne point se faire d’illusions : quelle que soit l’injection d’intérêt dans le travail que puisse réussir une société à laquelle adhérerait continûment et pleinement la masse des citoyens, cette revalorisation se heurtera à des limites imposées par la technique elle-même. Tant qu’il y aura des travaux à la chaîne (…), des travaux de bureaux spécialisés et mécanisés, aussi longtemps se maintiendront de multiples tâches qu’il est difficile de rendre véritablement intéressantes en soi. L’individu sera tenté d’exprimer en dehors d’elles, dans les loisirs, le meilleur de ses virtualités, de son, potentiel d’aptitudes et de goûts. » Aussi finalement l’auteur met-il son espoir dans les « loisirs actifs »[26]« peuvent être assurés l’équilibre, la continuité entre les apports nouveaux, magnifiques de la civilisation technicienne et le legs irremplaçable des civilisations artisanales. »[27]

Cette analyse porte la marque d’une époque profondément marquée par le travail parcellaire. d’autre part, à part les aménagements souhaités dans le cadre de la propriété collective des moyens de production, l’espérance ultime porte une nouvelle fois sur le temps de loisir.

Le travail ayant encore évolué dans la seconde moitié du XXe siècle, le secteur tertiaire rassemblant de plus en plus la majorité des travailleurs et le rêve collectiviste ayant fortement régressé, on doit se tourner vers des analyses plus récentes qui, elles, nous apporteront peut-être des éléments neufs.

Tout d’abord, en 1974, fut publiée une étude à la fois sociologique et médicale qui eut un certain retentissement et consacrée à L’allergie au travail, chez les jeunes principalement.⁠[28]

Au terme de son enquête, l’auteur a le mérite de poser la question essentielle qui est celle du sens du travail.

Tout d’abord, et sans surprise, il rappelle, comme nombre de ses prédécesseurs, que « N’importe quelle réflexion sur le sens à accorder aujourd’hui au travail humain devrait, à son avis, s’inspirer de deux propositions essentielles (…).

-Il existe chez l’homme un besoin naturel d’œuvrer à une activité de son choix pour témoigner de son existence[29]. Ce besoin ne fera que croître à mesure que s’élèvera son niveau de connaissance et ne pourra que se diversifier à mesure qu’augmenteront ses informations sur le monde.

-Le progrès ne libérera jamais entièrement l’homme de l’obligation de travail, mais il lui offrira des chances grandissantes de satisfaire ses appétits d’action, de créativité, et d’épanouissement, à condition de ne plus faire de l’activité de travail l’unique et indispensable instrument de cet accomplissement. »

Mais il ajoute, et ceci doit retenir tout particulièrement notre attention, que le « besoin d’œuvrer » répond au besoin de « retrouver sa propre image dans l’action ». Il explique que « …ce besoin irrésistible d’agir, d’œuvrer, trouverait son origine dans le subconscient. Selon les différentes écoles psychanalytiques, il serait le seul moyen que l’homme a de lutter contre son angoisse existentielle, soit en s’évadant pour un temps de l’éternel conflit entre Eros et Thanatos, soit en obéissant à un profond désir de domination ou d’agression, soit enfin en inspirant son propre vécu du souvenir inconscient de tout le vécu agissant du passé de l’humanité.

Les médecins commencent à bien connaître les troubles organiques entraînés par une trop longue mise au repos d’un ou de plusieurs de nos appareils moteurs, et les psychiatres rattachent beaucoup de névroses à l’impuissance à satisfaire cet élan vital. »[30]

Nous tenterons de voir, plus loin, si la théologie ne nous offre pas une explication plus profonde encore et plus radicale.

En attendant, il est un autre livre incontournable, à mon sens, pour réfléchir sérieusement aux problèmes de toujours et d’aujourd’hui, suscités par l’activité de l’homme au travail. Entre 1995 et 2001, le syndicat français CFDT⁠[31] a questionné 80.000 travailleurs de tous les secteurs et non plus seulement auprès les ouvriers et paysans victimes du machinisme. Le monde du travail a en effet beaucoup évolué depuis Marx, Léon XIII ou Friedmann, même si « le taylorisme le plus contraignant existe toujours, spécialement dans l’industrie. »[32] La place prépondérante prise par le secteur tertiaire⁠[33] réclamait cet élargissement et l’invasion électronique impose une réévaluation du travail qui s’est complexifié et diversifié. Parmi les nouveautés, l’enquête relève aussi la croissance des effectifs dans les fonctions publiques, la féminisation des emplois, le vieillissement de la population active, la difficulté des jeunes à accéder à l’emploi, de nouvelles causes à l’intensification du travail, le développement, par les entreprises, des partenariats et de la sous-traitance, les contrats de faible durée et à définition variable, la politique des préretraites, les pratiques nouvelles du management, etc..

Autre point intéressant de l’enquête : elle ne se contente pas d’interroger les intéressés sur leur travail et les conditions dans lequel il s’exerce mais aussi sur la signification qu’ils lui attribuent⁠[34].

L’enquête révèle tout d’abord une très grande variété de situations suivant les secteurs et même, à l’intérieur du même secteur, suivant le type d’activité. Il n’est ni possible, ni utile, ici, d’en rendre compte. Disons globalement que ceux qui s’attendaient à une mise en exergue des revendications en faveur des salaires et d’une diminution du temps de travail seront déçus. La réalité est beaucoup nuancée voire étrangère à cette problématique classique. Quand il en est question, les travailleurs expriment, d’une part, le désir de voir leurs compétences reconnues et valorisées et, d’autre part, si souvent le temps de travail est l’objet d’un choix, d’autres, les cadres, en particulier, l’ont vu s’allonger par nécessité.

Toutefois, l’insistance des travailleurs porte sur d’autres aspects. Ainsi, si beaucoup de travailleurs constatent qu’ils ont aujourd’hui plus de responsabilité, de participation et d’autonomie, ils souhaitent néanmoins un travail toujours plus épanouissant et une amélioration continue des relations au sein de l’entreprise, au niveau de l’information, de l’expression, de l’écoute. Ce qu’ils déplorent, par-dessus tout, dans l’ensemble toujours, c’est l’augmentation de l’intensité de travail sous la pression des clients ou des usagers et sous la nécessité d’une formation continuée vu la complexité croissante de certains domaines. La cadence et le stress restent des problèmes majeurs qui s’accentuent avec l’âge.

En tout cas, si, dans la mouvance marxiste, l’appropriation collective des moyens de production était la condition sine qua non de la libération des travailleurs, il ne reste plus une ombre de cette vieille revendication. Ce qui confirme l’intuition de P. Jaccard qui affirmait, en 1960, que ce n’est pas la cogestion ou la nationalisation qui intéresse le travailleur : « il suffit que chacun ait, dans son travail, le sentiment d’être à sa place et qu’il n’y ait ni barrages pour les uns ni privilèges pour les autres dans l’activité économique »[35]

De plus, si l’on tient compte de tout ce qui précède, on se rend compte qu’un autre historien du travail avait vu juste en écrivant, à propos des travailleurs, qu’« aucun des problèmes qui se posent à eux ne pourra plus être résolu sans eux ; aucun des problèmes qui se posent à eux ne pourra être résolu par eux seuls ».⁠[36]

Mais venons-en à l’aspect le plus original de l’enquête : que pensent les salariés « du travail pris dans son sens général, sa signification abstraite » ?⁠[37] Plus précisément, il leur était demandé:

« Pour vous, le travail, c’est ?

1) Une obligation que l’on subit pour gagner sa vie.

2) Une obligation et aussi un moyen de se réaliser.

3) Etre utile, participer à la vie en société.

4) Réaliser un projet, une passion. »

Sur les 50.000 salariés qui ont répondu à cette question, 5% définissent le travail comme la réalisation d’un projet ou d’une passion, 20% comme une utilité sociale, 33% comme une obligation subie et 42% comme une obligation et un moyen de se réaliser⁠[38]

Vu la diversité des situations, il est nécessaire d’identifier chaque catégorie.

Ceux qui considèrent le travail comme une obligation subie sont majoritairement ceux qui, par nécessité, exercent un travail répétitif, parcellaire, sous cadence, qui sont peu ou pas informés sur la situation de l’entreprise, peu consultés et dont les salaires sont faibles.

Ceux qui voient le travail comme une obligation mais aussi un moyen de se réaliser appartiennent pour la plupart au secteur tertiaire. La réalisation de soi, comme l’utilité sociale ou la passion du métier, l’emporte sur l’obligation dans la mesure où le travail est choisi et consiste à aider, soigner, enseigner.

Ainsi, alors que souvent les théories du travail le définissent comme « moyen de se réaliser » parce qu’il implique « la transformation de la matière, la production d’un objet utile à partir d’éléments sinon inutiles du moins non directement utilisables », on constate, au contraire, à travers cette enquête, « des salariés qui définissent positivement le travail quand ils ont un emploi qui les place en situation d’échange et de dialogue avec des personnes et négativement quand leur activité consiste à transformer la matière ou à surveiller des processus de transformation de la matière ».⁠[39]

Pour terminer, on retiendra surtout cette remarque qui me paraît capitale : « Comment proposer et convaincre d’agir pour l’emploi, pour le plein emploi, si le travail n’a pas de sens, n’est pas, aussi, un moyen de se réaliser ? »[40]


1. De la justice dans la révolution et dans l’Église, Nouveaux principes de philosophie pratique, Garnier, 1858, tome I, p. 194.
2. Id., p. 392.
3. Adam Smith distinguait 18 opérations dans la fabrication des épingles et proposait de confier chacune de ces tâches à un ouvrier, ainsi, pensait-il, la production serait accrue de 10 à 20 fois (cf. JACCARD, op. cit., pp. 315-316). Déjà en 1836, Charles Fourier avait, dans le titre d’un ouvrage, exprimé son indignation devant le travail réduit à un geste sans égards pour l’ouvrier : La fausse Industrie, morcelée, répugnante, mensongère et l’antidote, l’Industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit et perfection extrême en toutes qualités. La division du travail tant décriée au XIXe siècle et encore au XXe siècle n’est pas un phénomène nouveau. Xénophon en voit l’origine dans une détermination sexuelle : « Ces fonctions du dedans ou du dehors demandent, les unes et les autres, du travail et du soin. Les dieux ont, ce me semblent, créé la femme pour les premières, l’homme pour les autres. Le froid, le chaud, les voyages, la guerre, ont été dévolus à l’homme, dont l’âme et le corps sont mieux trempés pour les supporter: il est donc chargé de l’extérieur ; à la femme, dont la complexion est moins vigoureuse, les dieux ont réservé l’intérieur. Pour la femme, il est plus honnête de rester à la maison que d’être sans cesse au dehors ; pour l’homme, il serait honteux de toujours rester enfermé chez soi, au lieu de s’occuper des affaires du dehors. » (Economique, VII). Platon attribuera la division du travail à la diversité de nos besoins que nous ne pouvons seuls satisfaire. Telle est l’origine de la société politique (La République, II, 369-371, in Œuvres complètes, La Pléiade, 1950, pp. 914-919.). Ce phénomène inévitable mais qui fut poussé à l’extrême, est-il toujours néfaste ? Pour P. Jaccard (op. cit., p. 317), ce sont les conditions dans lesquelles s’exerce la travail parcellaire lorsqu’il est exclusivement justifié par la poursuite du profit qui le rendent pénible : « Appliquant la division du travail, l’entrepreneur la pousse aussi loin que lui commande son intérêt, sans s’inquiéter des conséquences fâcheuses qu’elle peut avoir pour l’ouvrier, seul chargé, avec son salaire, du soin de sa personne. De savoir ensuite ce qui peut résulter pour cet ouvrier, pour sa santé, son intelligence, son bien-être, ses mœurs, d’un travail excessif, insalubre, répugnant, parcellaire, mal rétribué : c’est une autre affaire, dont la psychologie et l’hygiène ont le droit de s’enquérir, qui pourrait bien aussi intéresser la justice, partant l’économie politique et le gouvernement, mais qui ne regarde point l’entrepreneur, qui ne lui impose aucune responsabilité, qui n’affecte en rien sa religion et ne soulève en lui ni scrupule ni regret ». En dehors de ce cas, comme G. Friedman, appelé à la rescousse, le précise : « Peut-être la division du travail est-elle, après tout, un mal nécessaire. Le travail étant arrivé à sa dernière limite de simplification, la machine prend la place de l’homme et l’homme reprend un autre travail plus compliqué, qu’il s’applique ensuite à diviser, à simplifier, en vue d’en faire encore besogne à machine, et ainsi de suite. En sorte que la machine envahit de plus en plus le domaine du manouvrier et qu’en poussant le système jusqu’à ses dernières limites, la fonction du travailleur deviendrait de plus en plus intellectuelle. Cet idéal me va beaucoup ; mais la transition est bien dure puisqu’il faut, avant d’avoir trouvé les machines, que l’ouvrier, par le fait de la simplification du travail, se fasse lui-même machine et subisse les conséquences déplorables d’une nécessité abrutissante…​ Acceptons donc la division du travail là où elle est démontrée nécessaire, mais avec l’espoir que la mécanique se chargera de plus en plus des travaux simplifiés ; et demandons pour les travailleurs des autres classes un enseignement qui non seulement les sauve de l’hébétement, mais surtout qui les incite à trouver les moyens de commander à la machine, au lieu d’être eux-mêmes la machine commandée ». (Le travail en miettes, cité in JACCARD, op. cit., p. 325).
4. Op. cit., tome III, p. 229.
5. Op. cit., III, pp. 239-240.
6. Marx critiquera la suggestion de Proudhon en ces termes : « M. Proudhon (…) fait un pas en arrière, et propose à l’ouvrier de faire non seulement la douzième partie d’une épingle, mais successivement toutes les douze parties. L’ouvrier arriverait ainsi à la science et à la conscience de l’épingle. Voilà ce que c’est que le travail synthétique de M. Proudhon. (…)
   En résumé, M. Proudhon n’est pas allé au delà de l’idéal du petit bourgeois. Et pour réaliser cet idéal, il n’imagine rien de mieux que de nous ramener au compagnon, ou tout au plus au maître artisan du moyen âge. »( Misère de la philosophie, Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon, 1847, in Œuvres, Economie, I, La Pléiade, 1965, pp. 108-109).
7. CHENU, op. cit., p. 64. Marx lie l’aliénation économique à l’aliénation religieuse.
8. CHENU, op. cit., pp. 60-61.
9. Manifeste du parti communiste (1847), UGE 10/18, pp. 28-30.
10. « En Angleterre, par exemple, on vit de temps à autre dans les districts ruraux quelque ouvrier condamné à la prison pour avoir profané le sabbat en travaillant devant sa maison dans son petit jardin. Le même ouvrier est puni pour rupture de contrat s’il s’absente le dimanche de la fabrique (…), même par dévotion. Le Parlement orthodoxe ne s’inquiète pas de la profanation du sabbat quand elle a lieu en l’honneur et dans l’intérêt du dieu Capital. Dans un mémoire des journaliers de Londres employés chez des marchands de poisson et de volaille, où l’abolition du travail du dimanche est demandée (août 1863), il est dit que leur travail dure en moyenne 15 heures chacun des 6 premiers jours de la semaine et 8 à 10 heures le dimanche. On voit par ce mémoire que c’est surtout la gourmandise délicate des bigots aristocratiques d’Exeter Hall qui encourage cette profanation du jour du Seigneur. Ces saints personnages si zélés in cute curanda, autrement dit, dans le soin de leur peau, attestent leur qualité de chrétien par la résignation avec laquelle ils supportent le travail excessif et les privations d’autrui. Obsequium ventris istis perniciosus est, - mener joyeuse vie leur (c’est-à-dire aux travailleurs) fait du tort. » (Note de Marx).
11. Le Capital, I, 1867, III, X, V, in Œuvres, op. cit., pp. 799-800.
12. On sait que la société, pour Marx, se transforme par la lutte des classes inspirée par la dialectique du Maître et de l’Esclave de Hegel. Mais, pour celui-ci, ce n’était pas la lutte mais le travail de l’Esclave qui était transformateur. A. Kojève explique ainsi ce passage célèbre de la Phénoménologie de l’esprit : « Le Maître force l’Esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la nature. Or, il n’est devenu l’Esclave du Maître que parce que -au prime abord- il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave : il se libère du Maître. Dans le monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le monde technique, transformé par son travail, il règne -ou, du moins, règnera un jour- en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise « immédiate » du Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu’il laisse -ne travaillant pas- intact. Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait. » Alors que le Maître satisfait immédiatement son désir en consommant ce que l’Esclave a préparé, l’Esclave, lui, ne peut travailler pour le Maître qu’en refoulant ses propres désirs. « Il se transcende donc en travaillant ; ou si l’on préfère, il s’éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. d’autre part, il ne détruit pas la chose telle qu’elle est donnée. Il diffère la destruction de la chose en la transformant d’abord par le travail ; il la prépare pour la consommation ; c’est-à-dire - il la « forme ». Dans le travail, il transforme les choses et se transforme lui-même : il forme les choses et le monde en se transformant, en s’éduquant soi-même ; et il s’éduque, il se forme, en transformant des choses du Monde ». (Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1980, pp. 28-30).
13. Id., p. 39.
14. Cf. H. Lefebvre : « Marx n’a pas essayé de pousser plus loin la description de l’État socialiste et de la société communiste. On le lui reproche parfois. Mais il savait que tout essai d’anticipation eût été aussi vain, aussi stérile, aussi critiquable qu’une utopie. » (in Pour connaître la pensée de Marx, Bordas, 1966, p. 269).
15. « Une araignée accomplit des opérations qui ressemblent à celles du tisserand ; une abeille , par la construction de ses cellules de cire, confond plus d’un architecte. Mais ce qui distingue d’abord le plus mauvais architecte et l’abeille la plus habile, c’est que le premier a construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire. A la fin du travail se produit un résultat qui, dès le commencement, existait déjà dans la représentation du travailleur, d’une manière idéale, par conséquent. Ce n’est pas seulement une modification de formes qu’il effectue dans la nature, c’est aussi une réalisation dans la nature de ses fins ; il connaît cette fin, qui définit comme une loi les modalités de son action et _ laquelle il doit subordonner sa volonté. » (Le capital, I, 3e section, chap. VII, in Œuvres, La Pléiade, 1965, p. 728).
16. Critique du programme de Gotha (1875), Librairie de l’Humanité, 1922, pp. 35-36.
17. Une autre traduction propose : « individu parcellaire, simple exécutant d’une fonction sociale de détail » (Cf. FRIEDMANN G., op. cit., p. 365).
18. Le texte allemand parle de « l’individu totalement développé » (Œuvres, Economie I, op. cit., p. 1675).
19. Le Capital, I, IV, XV, IX, 1867, in Œuvres, Economie, I, op. cit., p. 992. Dans la conclusion du tome III, Marx développe un peu plus concrètement sa pensée. Elle pourra décevoir dans la mesure où elle aboutit à une revendication plus modeste que ce que les formules précédentes suggéraient : « A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : l’homme socialisé, les producteurs associés règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. » (Œuvres, Economie, II, op. cit., pp. 1487-1488). Nous verrons plus loin que Jean-Paul II est bien plus ambitieux…​
20. L’évolution créatrice (1907), in Œuvres, PUF, 1963, pp. 612-613. C’est l’auteur qui souligne. Le lien entre l’intelligence et la main a été aussi mis en évidence par Marx (cf. supra), par G. Friedman qui parle d’ »intelligence ouvrière » (in Où va le travail humain, Gallimard, 1950, pp. 55-56), ou encore par G. Bachelard, qui complète Bergson en soulignant que « l’imagination intelligente des formes imposées par le travail à la matière doit être doublée par l’énergétisme d’une imagination des forces (…) qui organise le temps de travail, qui en fait une durée volontaire et réglée (…). » (La terre et les rêveries de la volonté, II, J. Corti, 1948, pp. 36-62).
21. L’énergie spirituelle, La conscience et la vie (1911), in Œuvres, op. cit., pp. 831-832.
22. Il est parfois malaisé, surtout en ce qui concerne le XIXe, de distinguer philosophie et sociologie. On dit de Proudhon et de Marx qu’ils sont aussi sociologues comme on dit d’A. Comte (1798-1857) (créateur du mot) et d’E. Durkheim (1858-1917) (fondateur de la méthode) qu’ils sont philosophes.
23. 1902-1977. Il est surtout connu pour ces deux ouvrages qui eurent un grand succès : Où va le travail humain ? Gallimard, 1950 et Le travail en miettes, Gallimard, 1956. G. Friedmann a été fortement marqué par les « romans » autobiographiques de Georges Navel (1904-1993). Ce cadet d’une pauvre famille paysanne de treize enfants fut un ouvrier autodidacte, proche des milieux libertaires et anarchistes. Il nous livre à travers ses œuvres (Travaux, Stock, 1945 ; Parcours, Gallimard, 1950 ; Sable et limon, Gallimard, 1952 ; Chacun son royaume, Gallimard, 1960 ; Passages, Le Sycomore, 1982) un portrait très réaliste du passage de l’économie rurale à la société industrielle. A la « tristesse ouvrière », il ne voit qu’un remède : l’action politique. (cf. A contretemps, Bulletin de critique bibliographique, n° 14-15, décembre 2003, disponible sur www.acontretemps.plusloin.org). G. Friedmann collabora aussi avec Pierre Naville (1904-1993) à la rédaction d’un Traité de sociologie du travail, Tomes I et II, A. Colin, 1961-1962. P. Naville, fils de banquier genevois, politisa le mouvement surréaliste, se rallia à Trotsky puis, après la guerre, milita dans les mouvements socialistes tout en menant une carrière de sociologue. Son « pessimisme utile », selon sa propre expression, s’est exprimé dans divers ouvrages dont certains sont souvent réédités : Essai sur la qualification du travail, Rivière et Cie, 1956 ; La classe ouvrière et le régime gaulliste, EDI, 1964 ; La révolution et les intellectuels, Gallimard, 1975 ; Le nouveau Léviathan, Gallimard, 1977 ; La maîtrise du salariat, Economica, 1999 ; Sociologie d’aujourd’hui, Economica, 1999 ; Trotsky vivant, M. Nadeau, 2001 ; etc.. (Cf. ROLLE P., Essai sur Pierre Naville, du surréalisme à la sociologie, http://multitudes.samizdat.net).
24. Où va le travail humain ?, op. cit., p. 67.
25. Marcel Mermoz, in Le Lien, N° 54, p. 4, cité in FRIEDMANN G., op. cit., pp. 358-359. M. Mermoz, qui fut successivement ouvrier, anarchiste, communiste, maquisard, est surtout connu pour avoir été le responsable de la communauté de travail « Boimondau » à Valence (France) et dirigeant d’une entreprise dans laquelle il a aboli le salariat et instauré l’autogestion. (Cf. DOMENACH J.-M., L’autogestion, c’est pas de la tarte, Entretiens avec Marcel Mermoz, Seuil, 1978). M. Mermoz justifie ainsi sa prise de position: « Dans la communauté de travail, l’homme travaille pour lui-même et sa famille ; il travaille avec ses machines, avec ses copains dans un climat de liberté. Il n’a plus au cœur cette sensation avilissante d’être exploité. La Communauté, c’est son œuvre. Quelque parcellaire que soit la besogne accomplie, l’homme dans la Communauté sait que l’opération faite contribue à la grandeur, à la solidité de son affaire, de son entreprise, du groupe solidaire auquel il appartient. Tout comme l’artisan ou le cultivateur (…). La joie dans le travail industriel est possible mais d’abord à condition que les moyens de production soient des biens collectifs à la mesure de la production industrielle qui, elle, est collective. »
26. Rappelons-nous les « compositions libres » de Proudhon : « Il n’est pas rare de trouver des hommes, d’une capacité réelle et d’un talent très développé, qui préfèrent, à salaire égal, la fonction la plus simple et la plus uniforme, parce qu’ils réservent toutes les forces de leur intelligence pour des compositions libres et desquelles ils n’attendent aucune rétribution. Dans ce cas le travail parcellaire, ne portant préjudice ni à la société ni aux personnes, exécuté par des mains capables, à l’occasion, de direction et de synthèse, n’offre plus d’inconvénient. Qui sait même si, un jour, telle ne sera pas notre condition commune et définitive ? L’homme, après avoir parcouru la sphère de sa spécialité, commandé et instruit les autres, à son tour, aime à se replier sur lui-même et à concentrer sa pensée. Alors, pourvu que le salaire quotidien arrive, content d’avoir fait ses preuves, il laisse à d’autres les grands projets et les postes brillants et s’abandonne aux rêveries de son cœur, dont l’uniformité du travail parcellaire ne fait plus que faciliter le cours. » (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, op. cit., t. II, p. 336).
27. Où va le travail humain, op. cit., pp. 356-361.
28. ROUSSELET Jean, L’allergie au travail, Seuil, 1974.
29. Cf. Freud : « Quand l’homme n’a pas, dans sa vie, de dispositions particulières, il ne peut rien faire de mieux que de suivre le sage conseil de Voltaire : cultiver son jardin. A cet égard, il n’y a pas de différence entre le travail scientifique et les plus communes besognes par lesquelles on puisse gagner son pain. Le travail assure à l’homme non seulement sa subsistance, mais il justifie sa vie en société. Il n’est pas moins utile lorsqu’il donne à l’individu la possibilité de se décharger des pulsions de sa libido, narcissiques, agressives et même érotiques. Il est vrai que la grande majorité des gens ne travaillent que par nécessité et ne s’engagent pas volontiers dans cette voie vers le bonheur. C’est que la vie est trop dure pour nous ; elle nous apporte trop de souffrances, trop de déceptions, trop de tâches impossibles à remplir. Il n’y a qu’une solution à ce très difficile problème social: le libre choix du métier. Alors le travail de chaque jour apporte une satisfaction particulière car il est soutenu non seulement par une inclination naturelle, mais encore par la sublimation d’instincts profonds qui, sans cela, demeurent inutilisés ». (La civilisation et ses insatisfactions, cité in JACCARD, op. cit., p. 336).
30. ROUSSELET J., op. cit., pp. 252-254.
31. Fondée en 1919 sous le nom de Confédération française des travailleurs chrétiens, la CFDC est devenue en 1964 la CFDT : Confédération française démocratique du travail.
32. CFDT, Le travail en questions, Enquêtes sur les mutations du travail, Syros, 2001, p. 8.
33. Cf. PRADERIE M., Ni ouvriers, ni paysans : les tertiaires, Seuil, 1968.
34. La CFDT définit ainsi sa propre « philosophie » du travail : « le travail est, continue et continuera à être un élément majeur de l’organisation de nos sociétés, de la dignité des hommes et des femmes qui y vivent et de leur investissement dans des pratiques collectives. Cette conviction, pour autant, ne fait pas du travail le nec plus ultra de l’aventure humaine. Elle considère comme tout à fait utile, important et nécessaire de critiquer le travail dans certaines formes concrètes qu’il prend, parce qu’elles sont « vides de sens » et d’intérêt ou dangereuses, comme de défendre l’importance pour la société d’activités bénévoles, militantes et associatives, qui ne sont pas du « travail » au sens précis du terme. d’une certaine manière, la CFDT aborde le travail avec une approche laïcisée : elle n’en fait pas l’activité unique qui fabrique l’homme et, surtout, le héros de l’avenir de l’humanité, mais elle le prend au sérieux et souhaite autant le promouvoir qu’en changer les conditions d’exercice. » (Op. cit., pp. 23-24). Comme nous le verrons, cette approche « laïcisée » n’est pas très éloignée de la conception défendue par Jean-Paul II.
35. Op. cit., p. 326.
36. LEFRANC, op. cit., p. 480.
37. Op. cit., pp. 187-228.
38. Id., p. 189.
39. Id., p. 194.
40. Id., p. 193. On peut aussi noter que « le travail est souvent défini en référence à la situation professionnelle » : situation contractuelle, nature des activités et des contraintes, finalités du travail et valorisation de ces finalités. Ceci peut expliquer, en partie ,parfois, les différences entre les revendications : « Si le travail, c’est-à-dire en fait mon travail, a pour caractéristique d’être utile à la société et de me permettre de me réaliser, n’est-il pas naturel et logique d’en défendre une meilleure reconnaissance ou de vouloir qu’il continue à s’exercer « comme avant » ? Si le travail, c’est-à-dire en fait mon travail, est une obligation à laquelle je ne peux pas me soustraire, parce qu’il faut gagner sa vie, n’est-il pas naturel et logique de défendre mon emploi, de hurler de rage quand on annonce sa transformation ou, pire, sa suppression ? On peut à la fois dénoncer le caractère pénible de son travail, la faiblesse de sa rémunération et tenir à le conserver, puisque travailler est une obligation et que je n’ai que cet emploi pour y satisfaire. » (p. 210).

⁢b. Une nouvelle orientation philosophique

L’Église qui se dit « experte en humanité » ne peut se passer d’écouter le « monde », les plaintes et les espoirs des hommes, les analyses et les réflexions que le travail a suscitée et suscite. Nous savons que, face aux injustices et aux réductions idéologiques, à partir de Léon XIII, les souverains pontifes vont appeler au respect de la dignité de l’homme, dignité naturelle et dignité éminente d’un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Comme l’a très bien vu M. Schooyans, toutes les questions particulières qu’ils ont abordées, travail, propriété, entreprise, salaire, etc., ont été étudiées en référence à cette dignité. Mais, « avec Jean-Paul II, cette perspective classique bascule : tout part de la question centrale : celle de l’homme, et toutes les questions particulières s’articulent autour de ce pôle ».⁠[1] « La question ouvrière, explique-t-il, était perçue, du temps de Rerum novarum, comme un problème technique dont on mesurait la dimension morale, et à la solution duquel les intéressés, l’État et l’Église, avaient quelque chose à apporter. Le développement selon Jean-Paul II n’est un problème technique qu’à titre dérivé ; il est avant tout un problème d’anthropologie et de morale ressortissant à la théologie ».⁠[2] C’est pourquoi dans l’encyclique Laborem exercens[3] qui nous servira de guide principal, l’accent est mis « sur le travailleur plutôt que sur le travail ».⁠[4]

Ce « basculement » qui n’est en rien une rupture avec la tradition, a été expliqué par divers auteurs. Ph. Jobert⁠[5], par exemple, nous rappelle que le philosophe Karol Wojtyla a, bien sûr, étudié la philosophie objective de saint Thomas mais aussi la philosophie subjectiviste moderne. « Si l’on étudie les choses en tant qu’objets connus, on bâtit une philosophie objective, ou réaliste parce qu’elle concerne les choses telles qu’elles sont dans la réalité, distinctes du sujet, extérieures à lui (…). Si l’on étudie les choses du point de vue du sujet connaissant, on construit une philosophie subjective. Elles ne considère pas les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais telles que le sujet les connaît en raison de ce qu’il est lui-même. (…) Il en résulte une certaine interprétation des choses par le sujet, ce qu’on appelle aujourd’hui pompeusement l’herméneutique. Cependant, il est évident que c’est l’objectivité qui domine de beaucoup dans le domaine de la connaissance et que la subjectivité ne joue qu’un rôle secondaire, subordonné et limité. Le subjectivisme est donc l’erreur qui lui attribue le rôle principal et dominant ». Dans une perspective subjective (non subjectiviste), on « prend comme centre absolu de référence le sujet connaissant et agissant. Autrement dit, c’est l’homme qui est le centre du monde dans une philosophie subjective. » La philosophie de la subjectivité élaborée par K. Wojtyla ne va pas s’opposer au système thomiste mais le compléter. En effet, « la subjectivité de l’homme est sa personnalité consciente , sa face intérieure. La personnalité totale de l’homme est la synthèse de sa face intérieure et subjective, et de sa face extérieure et objective. Il s’agit de la même personne vue de l’intérieur et de l’extérieur. Une philosophie complète de la personne humaine comprend donc une partie objective et une partie subjective. St Thomas d’Aquin a élaboré la partie objective de l’anthropologie, le professeur Wojtyla la partie subjective. La partie objective est première parce que l’homme commence par être et agir. La partie subjective est postérieure et fondée sur la partie objective, puisqu’elle résulte de la connaissance que l’homme a de son agir et de son être ». Comme dans l’anthropologie objective de saint Thomas, il est dit que « l’action révèle la personne » mais K. Wojtyla précisera que « la personne, par la conscience, devient pour elle-même (comme sujet) sujet de son acte, elle l’assume, le reconnaît comme sien, s’en sait responsable ; en même temps sa subjectivité se manifeste objectivement à elle par la conscience, et la personne prend conscience de sa personnalité intérieure ; simultanément sujet et objet, elle appréhende qu’elle est l’agent de sa propre action et de l’actualisation de soi-même comme sujet, par opposition à ce qui se passe naturellement en elle : par exemple ce qui est corporel, ce qui est instinctif, les passions et les velléités. » L’acte conscient révèle donc la personne. Mais l’acte conscient est un acte libre, volontaire, qui accomplit la personne. Comme chez saint Thomas, l’acte volontaire est intentionnalité (désir éveillé par la connaissance) puis  »manifeste une direction active de l’agent vers l’objet », mouvement qui  »laisse le sujet identique à lui-même ». K. Wojtyla va plus loin et souligne « que dans l’acte volontaire, il n’y a pas seulement la direction active du sujet vers son objet ; car le sujet décide non seulement en ce qui concerne son mouvement, amis aussi en ce qui le concerne lui-même : il se meut. L’autodétermination consiste à se mouvoir ; elle inclut plus qu’agir, accomplir une action ; par elle, l’homme s’accomplit lui-même, il se développe, se perfectionne, devient son propre fabricant. L’autodétermination est dirigée vers l’intérieur, alors que la direction active de l’acte volontaire est orientée vers l’extérieur : mais c’est par le moyen du mouvement volontaire que l’autodétermination agit sur le sujet. Avant d’agir l’homme est déjà une personne substantiellement, mais en agissant il devient de plus en plus une personne opérativement ; il tend à la plénitude personnelle de son humanité, vers la « vérité de l’homme ». » Tel est le sens profond de cette injonction récurrente dans l’enseignement de Jean-Paul II : il faut que l’homme soit toujours plus homme. Tel est le fondement de toute l’éthique personnelle, familiale et sociale du Souverain pontife, éthique subjective aussi, éthique des valeurs c’est-à-dire de « ce que le sujet expérimente comme lui convenant, répondant à son désir. Tandis que le bien est bon en soi, la valeur est bonne pour moi ». Plus exactement, car on pourrait mal comprendre, la valeur « est un bien objectif subjectivement expérimenté comme tel. » Cette éthique « axiologique » (du grec axiô : estimer, apprécier) « se distingue ainsi de l’éthique téléologique, celle d’Aristote et de saint Thomas, qui se base sur la fin à atteindre, en grec télos. Cela ne veut pas dire que l’éthique du professeur Wojtyla abandonne la notion de fin, fondamentale en morale, puisqu’on agit toujours pour un but ; mais pour sa morale, la fin est le point d’arrivée, tandis que le point de départ est dans le sujet agissant qui fait dans l’expérience des actes humains, l’expérience des valeurs qui conviennent au sujet. »

En tout cas, le système de K. Wojtyla est « une clé de l’enseignement du Concile Vatican II comme de Jean-Paul II ». Lui seul « explique l’anthropocentrisme de cet enseignement : l’homme en est bien le centre unique, un centre totalement dépendant de Dieu par la création, et totalement orienté vers Dieu par la vocation à la vie éternelle, l’homme racheté en Jésus-Christ. » Mais si ce système qui crée « une vision globale des choses à partir de l’homme », «  conduit par la voie subjective à la Vérité que le thomisme démontre par la voie objective », quel peut être son intérêt ? Indépendamment de son utilité philosophique, il est d’une très importance pédagogique aujourd’hui parce que les « axiomes du subjectivisme (…) sont devenus les dogmes de la civilisation contemporaine : ils imprègnent la mentalité des foules du monde entier. »⁠[6]

Et qu’on ne dise pas qu’il ne s’agit là que de subtilités pour intellectuels ! L’orientation philosophique de K. Wojtyla a immédiatement trouvé son incarnation politique dans l’éthique du mouvement « Solidarité », en Pologne. Joseph Tischner écrit clairement que « l’éthique de Solidarité se veut une éthique de la conscience. Elle part du principe que l’homme est doué d’une conscience, d’un « sens éthique » naturel dans une large mesure indépendant des systèmes éthiques. Ceux-ci sont multiples, mais la conscience est une. Elle leur est antérieure. Elle constitue en l’homme une réalité autonome, un peu comme la raison et la volonté. De même qu’il peut exercer sa volonté et sa raison ou négliger de le faire, l’homme peut écouter sa conscience ou l’étouffer. A quoi l’exhorte-t-elle, aujourd’hui ? Avant tout, à ce qu’il veuille avoir une conscience, être conscience. (…)

Mais quelle idée de l’homme défendons-nous alors ? La qualité d’un acte proprement humain ne peut venir d’un exercice effectué sur commande, mais uniquement d’un comportement inspiré depuis l’intérieur de l’être. Pour que se construise la moralité, toute règle doit être acceptée par la conscience qui est capacité instinctive de déchiffrer le sens des panneaux et de déterminer lequel est important ici et maintenant. Les penseurs chrétiens disaient : la conscience est la voix de Dieu. Cela signifiait qu’un Dieu qui ne se manifeste pas à travers la conscience de l’homme n’est pas un vrai Dieu, mais une idole. Le vrai Dieu touche d’abord les consciences ».⁠[7] L’auteur ajoute, comme nous l’avons déjà vu précédemment dans le commentaire de la parabole du bon Samaritain : « Chaque « nous », chaque « avec » n’est pas la solidarité. (…) La solidarité authentique est la solidarité des consciences. Car être solidaire d’un homme c’est pouvoir compter sur lui, et compter sur un homme, c’est croire qu’il y a en lui quelque chose de stable, qui ne décevra pas. La conscience est en l’homme cet élément stable qui ne déçoit pas ? Encore faut-il vouloir avoir une conscience. Or, l’homme a le triste pouvoir de détruire ce qu’il y a en lui d’humain. Mais aussi l’heureux pouvoir de reconstruire sa conscience, à condition qu’il en ait la volonté. »[8]

Nous verrons plus loin les conséquences de cette vision sur le travail mais il est bon de s’attarder encore un peu aux fondements philosophiques pour bien saisir en profondeur l’importance du « basculement », sa nouveauté et sa possible efficacité face aux idéologies et aux théories à la mode.

Rocco Buttiglione⁠[9] a longuement suivi le parcours intellectuel du futur pape Jean-Paul II et confirme, en l’approfondissant, la brève présentation de Ph. Jobert.⁠[10] Dans ce qui peut paraître au lecteur comme un détour de plus, nous ne perdons pas de vue que nous devons bien parler du travail dans la conception chrétienne d’aujourd’hui mais justement l’auteur insiste sur ce fait que nous pressentions : « La crise du travail se présente avant tout, comme crise de la signification et du contenu éthique du travail »[11]

Et « si le marxisme, écrit Rocco Buttiglione, est devenu dominant dans le mouvement ouvrier, cela vient en grande partie de ce qu’il a réussi à penser le travail humain et le fait que l’homme se réalise par son travail ».⁠[12]

Il nous faut nous attarder un peu à cette affirmation parce qu’on la retrouve chez Jean-Paul II et que cette parenté a pu paraître troublante. René Coste qui relève cette proximité l’explique ainsi : « Ce dont les fondateurs du marxisme ne se sont pas rendu compte, c’est que, dans leur effort de revalorisation du travailleur, ils recueillaient en réalité un héritage chrétien essentiel »[13]. En témoigne, selon l’auteur, la position de Paul opposée à la mentalité grecque de l’époque. Or, nous avons vu que la réalité grecque était plus nuancée qu’on ne le dit souvent et aussi et surtout qu’après Paul et en exceptant saint Thomas, les chrétiens ont rapidement et longuement perdu le fil…​

Certes, Marx écrit bien que « pour l’homme socialiste, l’histoire universelle n’est rien d’autre que la génération de l’homme par le travail humain, rien d’autre que le devenir de la nature pour l’homme ; c’est pour lui la preuve évidente et irréfutable de sa génération par lui-même, du processus de sa genèse. »[14] Position confirmée par Engels : « Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est effectivement…​ conjointement avec la nature qui lui fournit la matière qu’il transforme en richesse. Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition fondamentale première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même. »[15]

Toutefois, l’affirmation de Marx, comme celle d’Engels, s’inscrit dans un contexte matérialiste. Engels, dans le dernier chapitre de sa Dialectique de la nature, chapitre intitulé « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme », raconte comment « sous l’influence, au premier chef sans doute, de leur mode de vie », chez des singes anthropoïdes, la main s’est libérée, une main « hautement perfectionnée par le travail de milliers de siècles ». « Ainsi la main n’est pas seulement l’organe du travail, elle est aussi le produit du travail ». Ensuite, » le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les liens entre les membres de la société (…) Bref, les hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire. Le besoin se créa son organe (…). » Le langage est donc « né du travail et l’accompagnant. » Le travail puis le langage ont été « les deux stimulants essentiels sous l’influence desquels le cerveau d’un singe s’est peu à peu transformé en un cerveau d’homme (…). » Plus tard encore, « le régime carné a conduit à deux nouveaux progrès d’importance décisive : l’usage du feu et la domestication des animaux. » Engels alors tire de cette évolution cette idée importante pour la suite du débat : « Comme nous l’avons indiqué, les animaux modifient la nature extérieure par leur activité aussi bien que l’homme, bien que dans une mesure moindre, et, comme nous l’avons vu, les modifications qu’ils ont opérées dans leur milieu réagissent à leur tour en les transformant sur leurs auteurs. » Avec les progrès de la science de la nature et la connaissance de ses lois, nous apprendrons à connaître et maîtriser les conséquences de nos actions puisque nous appartenons à la nature « avec notre chair, notre sang, notre cerveau », et que, chaque jour davantage, « les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature. » Ainsi, de plus en plus, « deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. »[16]

Il est inutile ici de revenir sur l’ »opposition » signalée. Soyons attentifs aux implications de cette philosophie qui est bien conforme a ce que Marx avait établi dans sa critique du matérialisme un peu simpliste de Feuerbach⁠[17] à qui il reproche de n’avoir pas compris « l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité « pratique-critique » » : « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique. (…) La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. (…) Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». En conséquence, Marx reproche donc à Feuerbach « de faire abstraction du cours de l’histoire », de ne pas voir « que l’ »esprit religieux » est lui-même un produit social » et que « toute vie sociale est essentiellement pratique ». Et il conclut par la formule célèbre : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer ».⁠[18]

L’homme n’est pas une essence à penser en dehors du contexte social et de la « praxis ». L’homme se fait par la praxis mais indirectement car si son action, son travail transforme le milieu, le milieu transformé, à son tour, transforme l’homme. Dans ce mouvement, le plus important, c’est la transformation efficace du milieu matériel et des relations sociales. Peu importe les moyens.⁠[19] Cette « philosophie de la praxis », comme on l’appelle⁠[20], K. Wojtyla va la reformuler ou plus précisément l’« approprier à la philosophie de l’être »[21]. Il montre que la conception marxiste de la praxis, de l’acte, est limitée. En effet, elle met bien en évidence le fait que l’acte transforme la nature -c’est son aspect « transitif », dira-t-il-, l’acte « en revanche, a toujours et immédiatement un effet sur l’homme qui l’accomplit, il est pour lui réalisation de sa propre vérité humaine ou sa négation ».⁠[22] Les adverbes « toujours et immédiatement » ont ici toute leur importance.

Avec saint Thomas, Wojtyla affirme bien que « l’homme préexiste ontologiquement à l’action » mais il ajoute « qu’il se réalise en elle et que la praxis, et particulièrement le travail, est comme le lieu de la réalisation de l’humanum dans l’homme »[23]. Indépendamment de l’influence que peut avoir le milieu transformé sur l’homme, le travail accroît dans son acte même l’humanité de l’homme.

La tradition chrétienne et post-chrétienne avait surtout étudié l’action de l’homme sur la nature, l’aspect objectif du travail, et oublié qu’ »il est aussi -et fondamentalement- un système de relations entre les hommes et un processus d’accomplissement de soi par la personne. »[24]

C’est au cœur du travail que naissent la culture et la contemplation⁠[25]. La confrontation avec la chose révèle à l’homme, dans le travail, sa valeur pratique pour la satisfaction de ses besoins mais aussi sa valeur esthétique. Cette relation a donc un caractère éthique Les choses ne sont plus, comme chez Marx, de la matière indifférenciée qu’il s’agit de transformer efficacement. Et l’homme ne peut plus être un Prométhée destructeur, pollueur, exploiteur.

Si, par le travail, l’homme se réalise et découvre ses liens avec la nature faite pour lui, il entre aussi en relation avec les autres⁠[26] et protège sa vie de la mort⁠[27].

Cette courte évocation de la philosophie du futur Jean-Paul II suggère clairement l’allure nouvelle que va prendre la réflexion de l’Église sur le travail à partir d’un enracinement anthropologique d’une perspicacité inégalée jusque là.

Cette anthropologie va se confirmer et se renforcer dans la redécouverte de la Parole de Dieu.


1. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, in Conseil pontifical « Justice et paix », De Rerum novarum à Centesimus annus, Cité du Vatican, 1991, pp. 51-52.
2. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, op. cit., p. 67. L’auteur renvoie à SRS, 28-37, à CA, 53-55 et 59 et ajoute : « Il n’y a pas de plus grand sous-développement pour l’homme, ni de plus grande pauvreté, que d e ne pas connaître Jésus-Christ. Ceux qui reprochent à Jean-Paul II de « se mêler de politique » n’ont pas compris que les considérations qu’il expose à ce sujet ne sont pas la pointe de son discours social ; elles ne font qu’expliciter les retombées pratiques d’un discours essentiellement évangélique ».
3. LE, 1981.
4. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, op. cit., pp. 52.
5. JOBERT Dom Ph., moine de Solesmes, Iniciación a la filosofía de Juan Pablo II, in Tierra nueva, Cedial, Bogotá, año XII, n° 47, octubre de 1983, pp. 5-25. (Traduction communiquée par l’auteur).
6. Jean-Paul II dira : « (…) si la foi est indispensable pour marcher sur les eaux, nous devons chercher sans cesse telle forme de foi qui soit à la mesure d’un monde qui se renouvelle sans cesse, et non pas seulement à la mesure d’un passé que nous avons quitté sans retour. Il nous serait, du reste, difficile de nous identifier avec ce monde d’autrefois que par ailleurs nous admirons ; nous aurions du mal à vivre dans un monde d’ »avant Copernic », d’ »avant Einstein »…​et même d’ »avant Kant ». » ( « N’ayez pas peur ! », André Frossard dialogue avec Jean-Paul II, Laffont, 1982, p. 282).
7. Ethique de Solidarité, Ardant-Criterion, 1983, pp. 19-20.
8. Id., p. 21
9. Né en 1948, professeur de philosophie politique et homme politique italien.
10. BUTTIGLIONE Rocco, La pensée de Karol Wojtyla, Communio-Fayard, 1984. Notamment le chapitre 8: Conclusions : une confrontation avec les philosophies contemporaines (pp. 374 et svtes). Suite à la formulation cartésienne du « cogito ergo sum », « dans la pensée moderne, l’accès à la connaissance de l’homme est totalement conditionné par la connaissance de soi, à tel point que l’on ne peut avoir de connaissance de l’homme qui ne coïncide pas avec la conscience de soi ». C’est bien l’essence du subjectivisme puisque le « cogito » « en fondant la connaissance sur la conscience de soi, réduit l’objectivité des objets connus à la pure succession des états de conscience. Cela conduit à un primat absolu de la conscience subjective et, à la limite, au refus de la part du sujet de rien reconnaître comme réel, doté d’un droit autonome propre qui soit extérieur à la conscience » (pp. 396-397). Cette prise de position a des conséquences politiques. « d’une part, cette position est tendanciellement anarchiste, parce qu’elle finit par concevoir la liberté comme pur arbitre de la volonté subjective qui suit le sentiment propre sans se soumettre à aucune loi morale.
   d’une façon contradictoire cependant, cette même position a également un aboutissement totalitaire. Dans l’impossibilité de fonder d’une manière adéquate la communication entre les sujets, elle finit, pour expliquer la dimension sociale et historique, par postuler une espèce de macro-subjectivité sociale dans laquelle l’individu s’annule.
   La séparation entre le moi et l’autre est dépassée par un coup de force spéculatif. Ce qui devient le véritable sujet, c’est le sujet collectif, qu’il soit État, classe ou humanité, et devant lui le sujet empirique est réduit à n’être qu’un lieu phénoménal de la manifestation de la subjectivité collective. Individualisme et totalitarisme sont les deux aspects entre lesquels, éternellement inquiète, hésite et doit hésiter la conscience moderne » (pp. 397-398).
   K. Wojtyla va réinterpréter le « cogito » cartésien. Pour lui, « la connaissance ne se fonde pas sur la conscience. La conscience ne fait rien connaître mais subjective, introduit et ouvre vers l’intimité du sujet ce qui a été connu. A la valeur objective que la connaissance reconnaît comme telle, la conscience ajoute la participation de la personne » (p. 398). De plus, à partir du moment où le sujet humain, « en même temps, existe en soi et prend conscience qu’il existe par la relation avec l’autre » (399), s’amorce une autre vision socio-politique : « l’homme réalise sa liberté intérieure en intériorisant dans la conscience la vérité et le bien qui s’offrent à sa connaissance. Ni pure authenticité conscientielle ne se tournant pas vers la vérité objective, ni l’obéissance à une norme objective sans une authentique participation de la conscience ne peuvent accomplir le destin de l’homme. La voie de la participation apparaît alors alternative tant pour un individualisme qui ne peut reconnaître l’autre sans se renier lui-même, que pour un totalitarisme abandonnant la subjectivité de l’individu dans le collectif. C’est par cette double négation que s’affirme l’idéal de la communion des personnes, la réalisation de soi dans la participation à l’humanité de l’autre et dans la communion avec lui ». (p. 403).
11. Id., p. 389.
12. Id., p. 412.
13. René Coste, professeur à l’Institut catholique de Toulouse, Une intense vérité humaine, in L’homme et son travail, Proposition de seize pistes d’échanges ou de réflexions pour l’étude de l’encyclique de Jean-Paul II sur le travail (septembre 1981), Editions du Paroi, sd., p. 7.
14. Economie et philosophie, 1844, in Œuvres, Economie II, op. cit., p. 89.
15. Friedrich Engels, Dialectique de la nature, 1883, p. 134, sur www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales.
16. Id., pp. 135-143.
17. Ludwig Feuerbach (1804-1872), philosophe et sociologue allemand, disciple de Hegel, influença Marx et Engels. Dans son œuvre principale, « L’essence du christianisme » (1841) (François Maspero -Fondations, 1982) que Marx va critiquer, « la relation religieuse représente la différence entre l’homme comme individu, et l’Homme dans son essence complète. Essence qui est aussi le genre humain récupérant la totalité des individus dans sa plénitude substantielle. Voilà ce que contient, mais en termes impropres, la religion chrétienne. Car son Dieu représente exactement ce qui manque à l’individu pour être pleinement Homme. Le Dieu représenté est le détour par lequel chaque conscience réfléchit, sous forme d’Objet , comme sur un miroir, son être essentiel qu’elle n’arrive pas à rejoindre ni à vivre : « Dieu est le miroir de l’homme. » Que cela soit compris, que l’individu recouvre son essence, que l’Homme soit restitué à l’homme, et l’humanisme accomplira les vœux religieux, opérera le salut des hommes. » (BRUAIRE Cl., Le droit de Dieu, Aubier Montaigne, 1974, p. 43). Autrement dit, la religion est un dialogue entre l’homme tel qu’il est et l’Homme tel qu’il doit être. Il faut donc revendiquer pour soi le droit de Dieu et ne plus projeter ses désirs dans un autre monde. On gardera la dimension anthropologique du christianisme où l’Église sera remplacée par l’État, les miracles par la technologie, la prière par le travail et les sacrements par la nourriture.
18. Thèses sur Feuerbach (1845), I, II, III, VI, VII, VIII, XI, texte disponible sur www.marxists.org.
19. « L’attention portée unilatéralement à la transformation du milieu explique que n’importe quel prix, en termes de valeurs humaines et même en termes de souffrances des individus coexistant réellement, apparaisse comme acceptable, afin de parvenir à ce changement révolutionnaire des structures objectives qui, par la suite, réagira infailliblement, même sur les générations futures, en produisant une humanité entièrement nouvelle. » (BUTTIGLIONE R., op. cit., p. 412).
20. Cf. BUTTIGLIONE R., Vers une nouvelle philosophie de la praxis, in op. cit., pp. 404-422.
21. Id., p. 413.
22. Id., pp. 414-415. R. Buttiglione cite ce texte de K. Wojtyla : « l’agir humain, c’est-à-dire l’acte, est à la fois transitif (…) et non-transitif. Il est transitif en tant qu’il va « au-delà » du sujet en cherchant une expression ou un effet dans le monde extérieur, et ainsi s’objective dans quelque production. Il est non-transitif dans la mesure où il « reste dans le sujet », en détermine la qualité et la valeur, et établit son devenir essentiellement humain. C’est pourquoi l’homme en agissant, non seulement accomplit quelque action, mais en quelque sorte se réalise lui-même et devient lui-même. (…) Le travail (…) est possible dans la mesure où l’homme existe déjà (…) La priorité de l’homme comme sujet essentiel de l’action humaine, c’est-à-dire la priorité au sens métaphysique, est liée à l’idée de la praxis, dans le sens qu’il décide d’elle. Il serait absurde d’entendre cela dans un sens opposé, c’est-à-dire de considérer comme sujet une sorte de praxis indéterminée, qui devrait ensuite définir et déterminer ses sujets. Il n’est pas possible non plus de penser à une praxis a priori, comme si de cette praxis presque absolue devaient émerger, sur la voie de l’évolution du monde, les catégories, les formes particulières de l’opération, que détermineraient ses agents. Notre thèse est que l’agir humain (praxis) nous permet de comprendre l’agent d’une manière plus complète (…) ». (Il problema del costituirsi della cultura attraverso la « praxis » umana, in Rivista di Filosofia neoscolastica, a. 69, n. 3, pp. 515-516).
23. BUTTIGLIONE R., op. cit., , p. 415.
24. Id., p. 416.
25. « Ce qui est culture, c’est la capacité d’aimer et de respecter et d’utiliser toutes les choses, chacune selon la dignité qui lui est propre. » (Id. p., 418). R. Buttiglione cite encore K. Wojtyla : « C’est par la praxis humaine que se forme la culture, dans la mesure même où l’homme ne devient pas un esclave de l’agir, du travail, mais parvient à l’admiration de la réalité (…) c’est-à-dire dans la mesure où il retrouve en lui-même le sens fort du « cosmos » et donc de l’ordre du monde dans sa dimension macro et micro-cosmique (…) fascination, admiration, « contemplation » constituent la base essentielle de la construction de la culture par la praxis humaine. » (Il problema…​, op. cit., p. 521).
26. Cet aspect sera développé par J. Tischner qui présente le travail comme une « forme particulière du dialogue entre les hommes qui contribue à maintenir et développer la vie humaine ». (Ethique de Solidarité, op. cit., p. 32). Nous y reviendrons.
27. Certes, l’homme meurt et ce qu’il a créé s’use également mais ne s’use pas « l’aspect intransitif du travail, ce que l’homme est devenu par lui. C’est dans la culture de l’homme que se conserve le résultat de cette lutte avec la mort que les hommes, au cours des générations, ont menée à l’intérieur d’eux-mêmes. » (BUTTIGLIONE R., op. cit., p. 421). Et K. Wojtyla va plus loin : « Les empreintes laissées dans la culture humaine non seulement s’opposent en soi à la mort, parce qu’elles vivent et inspirent toujours les hommes nouveaux, mais elles semblent en outre rappeler l’immortalité - et peut-être encore davantage : elles semblent témoigner de l’immortalité personnelle de l’homme sur la base, précisément, de ce qui en lui est « intransitif ». La culture devient ainsi une expérience et un témoignage perpétuels qui se présentent comme une réponse à un pessimisme existentiel de l’homme » (Il problema..., op. cit., p. 524).

⁢ii. Une théologie du travail

Si le travail a un sens, c’est dans l’homme que nous devons le chercher. Or, nous savons aussi que Dieu révèle l’homme à lui-même. C’est pourquoi il nous faut écouter les testaments de Dieu avant de nous pencher sur les « questions particulières ». Le sens profond du travail doit s’éclairer à la Parole de Dieu, sinon Dieu n’est pas Dieu créateur de l’homme, du ciel et de la terre ou bien le travail est une pure absurdité et toute recherche de sens est trompeuse.

Nous allons voir que la Parole de Dieu écarte d’abord deux idéologies extrêmes. Celle, d’une part, véhiculée par une fausse conception religieuse qui considère le travail comme une punition, une expiation, conception qui imprègne aussi certaines revendications visant à réduire au maximum le temps de travail. Celle, d’autre part, qui considère le travail comme l’essentiel de la vie, l’unique moyen pour l’homme de se construire par le biais incontournable de la société nouvelle dont il sera l’artisan.

La Parole de Dieu nous permet de sortir des apparentes contradictions relevées par les philosophes et les sociologues, de justifier la nécessité et la pénibilité, d’échapper à la dialectique travail-loisir en établissant les conditions d’un travail humain épanouissant qui réponde autant que faire se peut aux aspirations de l’homme.

Avant le Concile, tout un courant théologique qu’on a appelé « humaniste » ou « temporel » s’est attaché à montrer que les choses et les faits temporels sont une préparation secondaire, certes, mais une préparation tout de même au Royaume des cieux.

Jean Laloup et Jean Nélis⁠[1] qui appartiennent à ce courant, font remarquer, dans leurs ouvrages de vulgarisation que leur position « s’oppose à une conception « eschatologique », qui est attirée par la transcendance des réalités surnaturelles et n’accorde aux réalités temporelles qu’une valeur d’étape dont il faut se dégager au plus tôt par l’esprit et la grâce. »[2] Il est vrai qu’a perduré chez nombre de théologiens un certain platonisme alors que d’autres, dont les auteurs cités, à la suite de saint Thomas, renouaient avec la vision positive que la Genèse, par exemple, nous offre de la Création tout entière⁠[3].

On sait que le cardinal Mercier fut, en Belgique, le promoteur d’un renouveau thomiste dont le centre fut Louvain.⁠[4]

Dans cette mouvance, en 1933, le P. Mersch va, à propos du Corps mystique du Christ⁠[5], rappeler la largeur de vue d’un certains nombre d’auteurs scolastiques et de saint Thomas, en particulier, qui affirme, tout d’abord, que tous les hommes⁠[6], corps⁠[7] et âme, sont membres du Christ qui est aussi tête des anges⁠[8]. Reste la question des créatures matérielles qui nous intéresse tout spécialement ici. La position de saint Thomas est claire : « Une fois fini le jugement dernier, la nature humaine sera entièrement fixée en son terme. Mais, puisque toutes les choses corporelles sont en quelque façon faites pour l’homme, il est convenable qu’à ce moment aussi l’état de toute la création matérielle soit changé, afin d’être adapté à l’état des hommes qui seront alors.(…)

Le mouvement du ciel cessera et toute génération et toute corruption dans les éléments. Mais la substance des choses demeurera, appuyée sur l’immobilité de la bonté divine. Dieu a créé les choses pour qu’elles soient ; en conséquence, l’être des choses qui ont aptitude à demeurer sans fin, demeurera sans fin. (…) Dieu suppléant par sa puissance tout ce qui fait défaut à leur faiblesse.(…)

Puisque les hommes ne seront pas seulement délivrés de la corruption, mais aussi revêtus de gloire, et puisque la création matérielle sera finalement disposée en conformité avec l’état des hommes, il faudra aussi que la création matérielle reçoive une certaine splendeur de gloire. C’est pourquoi il est écrit (Ap 21, 1) : « J’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle » et encore (Is 65, 17-18) : « Je créerai des cieux nouveaux et une terre nouvelle, et on ne se souviendra plus des anciens, et on n’y pensera plus, mais vous serez dans la joie et dans l’allégresse pour toujours ». Amen »[9].

La pensée de Thomas est bien conforme avec celle de Paul lorsqu’il écrivait que « la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise,- c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. »[10] Le P. Mersch fait remarquer que « ce texte, fort clair cependant, avait été (…) commenté par saint Augustin d’une façon qui en réduisait beaucoup la portée. Par crainte de manichéisme, et d’origénisme, il avait déclaré que « toute la création » dont il s’agit, ce n’est en réalité que l’homme tout seul. L’homme, en effet, disait le saint, contient en lui-même tous les éléments de la création : l’esprit, la vie, la matière. Aussi, quand, seul, il crie vers Dieu dans l’attente, on peut dire qu’en lui, c’est l’univers entier qui crie. L’autorité d’Augustin domina un certain temps l’exégèse du passage (…). Mais l’évidence finit par l’emporter. Les scolastiques forcés en quelque sorte par l’Écriture, oseront évoquer l’image grandiose mais vague d’un univers haletant de désir et tendu vers l’adoption divine (…). »

Et le P. Mersch ajoute que, pour les scolastiques, ce n’est « pas plus tard seulement que le monde sera repris par l’économie du salut. Dès maintenant, le Christ utilise tout pour le bien de ses élus. (…) Il est Seigneur de tout, déclarent unanimement, quoique en des sens divers, les scolastiques, et il l’est parce que tout rentre dans son œuvre rédemptrice. »

Et il conclut : « Par continuité avec l’homme, dirons-nous, les choses reçoivent quelque prolongement de l’influx de la grâce, en même temps qu’elles servent, à leur manière, à transmettre cet influx. Le Christ est donc leur chef, pour autant qu’elles rentrent de la sorte dans l’économie de la rédemption. Le Christ complet, c’est le Sauveur avec toute l’humanité ; l’humanité complète, c’est l’homme avec tout l’univers ; le Christ complet, c’est donc le Christ avec tous les hommes et avec le monde entier. »[11]

Les recherches historiques du P. Mersch reprises et développées en 1936 et plus tard⁠[12] encore ne passeront pas inaperçues. Elles s’inscrivent en fait dans un large mouvement de réflexion dont la Nouvelle revue théologique[13] sera le porte-parole. Le P. Malevez⁠[14] revisite la thèse ressuscitée par le P. Mersch et l’appuie. Il réaffirme que « le dogme des origines nous invite à penser que normalement la grâce désire, pour bien être, une transformation du corps et de son milieu » ; que l’Incarnation, la Rédemption et la promesse de notre « sublimation » attestent que « l’univers matériel fait partie du Corps mystique du Christ »[15]. Poussant jusqu’au bout cette logique, il n’hésite pas à écrire que « les plus précieuses conquêtes de la civilisation occidentale, dans le domaine purement « temporel », peuvent s’interpréter comme le prolongement de l’Incarnation, comme le produit d’une grâce se composant peu à peu le climat nécessaire à sa parfaite floraison »[16]. Dès lors, « prise en elle-même, la maîtrise contemporaine de la matière, l’organisation politique, l’art, la pensée et toute la technique complètent le Christ et, en le complétant, le glorifient. » Le chrétien est donc invité à voir le progrès sous un angle positif et à découvrir « un aspect intrinsèque du Christ total et la lente élaboration mystérieuse « des cieux nouveaux et de la terre nouvelle ». »

Le P. Malevez est bien conscient que cette ébauche d’une « théologie du progrès » risque de surprendre tous les désenchantés du monde, chrétiens ou non⁠[17] mais elle est une « théologie du Bien » qui dit à l’homme moderne : « oui, le monde est grand et digne de ton effort et de ta vie, si toutefois tu le cherches non pas pour son excellence séparée, mais dans un Tout et en vue d’un Tout qui l’englobe et qui le dépasse, et qui est le Corps mystique du Christ, vivant de la vie de Dieu. » Ajoutons à cet optimisme dynamique qui est une invitation à la transformation du monde et une justification essentielle du travail humain⁠[18], que cette théologie du Corps mystique est une théologie de la solidarité qui condamne aussi bien l’individualisme libéral que le nationalisme⁠[19] dans le respect des droits de chaque personne.⁠[20]

Ce que la théologie du Corps mystique nous dit de la valeur du « monde », se renforce encore à la lumière de la théologie de la création qui fleurit, à l’époque, dans le même cercle intellectuel et qui lui est liée⁠[21].

Ainsi, le P. Charles⁠[22] qui fut un des maîtres du P. Mersch, montre que, contrairement à ce que l’on croit, dans le binôme Dieu-monde, l’homme, partout et toujours a d’abord cru à l’invisible et s’est intéressé à lui prioritairement : « ce n’est qu’à une époque relativement récente que l’homme s’est passionné pour les « nourritures terrestres » et qu’il s’est enivré du visible. L’homme, en fait, a mis un temps infini, des dizaines, des centaines de siècles peut-être, à découvrir non pas qu’il avait une âme mais qu’il avait un corps. Il a cru au ciel invisible, à l’enfer tout aussi lointain, bien avant de découvrir la terre ; et la matière, précisément parce qu’elle est sa découverte la plus récente, exerce encore sur lui, aujourd’hui, la fascination de la nouveauté. »[23]

Bouddhisme, soufisme⁠[24], platonisme, augustinisme⁠[25], stoïcisme, gnoses⁠[26], ont enseigné, d’une manière ou d’une autre, « l’exaltation de l’esprit, de l’idée, de l’invisible ; et le mépris des choses, de la matière, du corps, et du monde. »[27] Et que l’on ne se méprenne pas sur la condamnation de la « chair » chez saint Paul⁠[28] . On se rappellera que dans l’Ancien Testament déjà, la chair désigne « la créature (âme aussi bien que corps) laissée à elle-même, quand l’ »l’Esprit » de Dieu ne vient pas la soutenir d’en-haut (cf. Gn 6,3) ». C’est dans ce sens que Jean emploiera le mot⁠[29]. Paul ajoutera l’idée de « la perversion de l’homme naturel, due à son péché », péché qui touche d’abord l’âme et qui, à travers elle, dérègle le corps. Dès lors, « puisque c’est l’âme qui a péché, le corps n’étant que son instrument, c’est elle-même qui a le plus besoin de salut. Seul l’Esprit de Dieu pourra, en la délivrant de l’esclavage de ses désirs, restaurer avec elle le corps dans la gloire finale à laquelle Dieu destine l’homme tout entier (Rm 8, 11) ».⁠[30]

Le P. Charles a donc parfaitement raison de souligner que « la première grande lutte doctrinale de l’Église n’a pas été contre les négateurs de Dieu, mais contre les négateurs du monde ; et sa première victoire, aujourd’hui presque oubliée dans nos Somme théologiques, a consisté à « sauver la terre ». »[31]

La tâche de la théologie qui s’occupe de « toutes les choses », visibles et invisibles, individuelles et sociales, passées, présentes ou à venir, est de « s’efforcer d’en comprendre et d’en faire comprendre la signification et la valeur divine ».⁠[32] Dieu n’est-il pas, comme le proclame le Credo, créateur de « l’univers visible et invisible » ? « Puisque tout vient de Dieu, créateur unique, commente le P. Charles, et que toutes les choses ont une signification divine, adorer Dieu, tendre vers lui, et respecter le monde, lui demeurer fidèle, ne sont pas deux attitudes, deux tendances divergentes entre lesquelles il faudrait choisir. Ce sont deux aspects solidaires, complémentaires, logiquement et naturellement liés, d’un seul et même devoir, d’un seul et même amour. »⁠[33] Et la valeur du monde vient d’abord de son principe, c’est-à-dire du fait qu’il est fait par Dieu et non pas du fait qu’il est fait pour l’homme. La théologie de la création, d’une création « bonne » répète la Genèse, révèle que c’est l’homme qui est l’ennemi de l’homme et non le monde, que tout ce qui particularise et individualise est estimable est respectable puisque « les choses et la matière ont leur valeur divine, parce que venant du même auteur que l’élément spirituel »[34].

La tâche de la théologie paraît immense : « Il ne suffit pas qu’elle détaille des règles de conduite morale ni qu’elle tranche des cas de conscience. Avant de dire aux hommes comment ils doivent se comporter avec les choses, il faut leur en donner la vision divine et les leur faire comprendre. Le sens divin du monde et la vie concrète du métier et de la terre, de la santé et de la souffrance, du progrès industriel et du sport, du labeur et du rythme, de la maison et du voyage, du corps et de la route, des larmes et de l’amour ; le sens divin du monde bourru et hostile où nous sommes, de l’effort humain vers plus de puissance et plus de fierté ; le sens divin de la terre et de tout ce qu’elle porte, c’est à la théologie, à la théologie dogmatique à le montrer. » Et l’auteur ajoute cette remarque importante : « Ce n’est plus là un monopole des clercs, c’est le pain que demandent les foules des croyants - et les autres aussi - et les pierres de la dialectique ne remplacent pas cette nourriture. »[35]

Le lecteur aura senti, dans ce bref résumé, combien la pensée du P. Charles est proche de celle de Teilhard de Chardin⁠[36]. Si l’œuvre du célèbre jésuite n’a été accessible qu’après sa mort, il faut savoir qu’en 1927, c’est précisément au P. Charles qu’il envoya le manuscrit du Milieu divin qui ne sera publié qu’en 1957⁠[37]. Dans une perspective eschatologique où, conformément à la Tradition, il nous faudra, pour être divinisés, nous abandonner à la volonté divine, le monde n’est pas insignifiant pour autant car, « au chrétien qui sait regarder, il n’est rien dans le monde qui ne montre Dieu. Tout y est capable de mener à Dieu, « point ultime » où tout converge. Tout, et plus spécialement, d’abord, ce qui est notre lot constant de chaque jour : le travail ; pas seulement ce travail humainement privilégié dans lequel l’homme aurait le sentiment qu’il « fait de l’histoire », ou qu’il « construit l’histoire » (…), ou encore le sentiment qu’il élève de quelques degrés l’édifice toujours montant de la science ; mais, sans distinction, toute œuvre humaine, la plus humble tâche ménagère aussi bien que l’activité la plus spirituelle. »[38] Comme l’écrit Teilhard, Dieu « est, en quelque manière, au bout de ma plume, de mon pic, de mon pinceau, de mon aiguille, de mon cœur, de ma pensée ».⁠[39] Dans cet esprit, « le croyant s’exerce donc à la seule chose qui importe : voir Dieu en toutes choses, en tout être ; le voir « où que ce soit »[40]. Il cherche Dieu en toute action, en tout amour, -sans que jamais rien ne lui soit Dieu, que Dieu seul. »[41]

Le cardinal Ratzinger fera remarquer qu’on ne peut « ignorer la dimension cosmique du culte chrétien. » Il rappelle que la création débouche sur le sabbat, c’est-à-dire « le jour où l’homme et tout l’univers créé participent au repos de Dieu. » Et l’on constate dans le récit de la Genèse, qu’« il n’y est pas directement question de culte, encore moins de ce que le Créateur puisse avoir besoin des dons des hommes. Le sabbat offre au contraire une vision de liberté : ce jour-là, esclave et maître se retrouvent sur le même plan, ils sont égaux. » Bien sûr, il ne s’agit pas de réduire le sens de l’événement à un niveau seulement social car la Création « a pour raison d’être l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme. » Ainsi, la liberté et l’égalité découvertes « n’ont de sens que d’un point de vue théologique : c’est par son alliance avec Dieu que l’homme devient libre, c’est dans cette alliance que tous les hommes deviennent égaux. » Dieu de se donne à l’homme et l’homme répond à Dieu par l’adoration. Cette alliance a lieu dans l’espace de la Création. celle-ci « est donc destinée à être l’espace de l’adoration. » C’est pourquoi le culte « ne sauve pas l’homme seulement, mais entraîne toute la réalité dans la communion avec Dieu. » Dès lors l’opposition que certains font entre le culte des religions naturelles ou encore des religions non théistes, qui aurait un caractère cosmique et le culte judéo-chrétien qui aurait un caractère historique ne tient pas vraiment. « Le cosmos en effet n’est pas une construction immuable, un lieu clos reposant en lui-même, où de déroulerait l’histoire. le cosmos est aussi mouvement, qui va d’un commencement à une fin, et en ce sens il est histoire. »[42]

Dans cet esprit, comment considérer le travail ? « L’homme, répond Teilhard, ne continuera à travailler et à chercher que s’il conserve le goût passionné de le faire. Or ce goût est entièrement suspendu à la conviction, strictement indémontrable à la Science, que l’Univers a un sens, et qu’il peut, ou même qu’il doit aboutir, si nous sommes fidèles, à quelque irréversible perfection. Foi au progrès. »[43]

On a reconnu, au passage, l’influence des Exercices spirituels de saint Ignace et, au delà, la théologie de certains Pères de l’Église⁠[44] et finalement de Paul qui, très nettement, lui a inspiré la vision d’un « Christ cosmique » notamment, à partir de ce passage de l’épître aux Colossiens où il est dit du Christ : « Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances, tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. »[45] Ou encore au début de l’épître aux Ephésiens où Paul salue « le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ » en ces termes: « Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. »[46]

Dans cette mouvance, mais en prolongeant explicitement « par une réflexion existentielle », les conclusions du P. Malevez, le P. Rideau⁠[47] relève à travers les « parasites » et les « contaminations », une « avance » des techniques et des sciences, de l’éducation de la conscience et de l’organisation sociale. Ces « montées » sont sans doute l’œuvre « latérale » de la Révélation de l’Incarnation qui « fonde et stimule la liberté de la personne » et de la Résurrection qui, par l’espérance, ouvre l’avenir. La conclusion du P. Rideau rejoint par un chemin parallèle celle de Teilhard qui n’est jamais cité⁠[48] : « Le mouvement de l’histoire pose au monde des problèmes que seul le christianisme peut résoudre, et c’est « par ma force des choses » que l’homme est acculé à l’inévitable option, sinon d’un dépassement, du moins d’un consentement à l’Esprit. Comme à Babel, toute construction s’écroule, qui n’est pas fondée sur Dieu. (…) La transformation finale de l’homme par la surabondance gratuite du Don de Jésus, dans son second Avènement, sera (…) d’abord une purification et un rachat ; et il faudra que soit surmonté, résorbé, le « mystère d’iniquité », plus actif à mesure qu’approche sa défaite. Elle implique aussi une récapitulation de toute l’histoire et de tous les élus qui y sont apparus. Mais la nouveauté de cette grâce, qui sera l’achèvement de l’homme en Dieu et le commencement de la Cité éternelle, n’exclut pas une préparation de la conscience et une économie de continuité : le premier avènement du Christ fut enté sur l’histoire d’Israël. d’où la nécessité, sinon d’un progrès - le terme est ambigu - du moins d’une avance de l’homme dans l’histoire. (…) Nous allons vers Dieu, mais, le premier, Dieu vient à nous, prior dilexit nos. Déjà, depuis Jésus, nous sommes entrés dans la fin des temps, mais, par la miséricorde du Seigneur, cette fin des temps a elle-même une histoire réelle, une histoire sainte, qui assume et consacre, tout en l’animant, une histoire profane, encore mêlée de mal et d’erreur. Nous sommes déjà dans l’éternel, et pourtant nous attendons non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour toute l’humanité une révélation plénière du Seigneur. La croissance qui nous en rapproche n’est pas comparable à un progrès mécanique, ni à une maturation biologique ; elle se signale pourtant mystérieusement à l’œil de la foi. Veni, Domine Jesu. »

Nous sommes loin de cet esprit que nous avons détecté dans notre parcours historique et qui se caractérisait par un certain mépris pour le monde matériel, par la hiérarchisation des tâches, par l’insistance sur la pénibilité rédemptrice du travail, par l’acceptation de sa pauvreté. Nous sommes loin aussi du pessimisme exprimé par certains penseurs chrétiens⁠[49] qui, au XXe siècle, exprimaient leur méfiance vis-à-vis de la civilisation technicienne.

Les théologiens que nous venons de survoler ont une tout autre vue : la transformation du monde sert à l’édification du Corps du Christ et l’Église peut répondre aux problèmes temporels des hommes, non en leur proposant de fuir mais en les invitant à découvrir le sens divin de l’agir humain puisque, depuis la Résurrection du Christ, ils sont déjà dans la vie de Dieu au cœur d’un monde qu’il a créé et où l’Esprit reste à l’œuvre.

Le Concile Vatican II va consacrer cette tendance théologique⁠[50].

Seize ans avant Laborem exercens, il proclame clairement combien l’activité humaine est conforme au plan de Dieu : « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout en étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.

Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire.

Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire bien persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plus s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant. »[51]

Avant d’aborder « quelques problèmes plus urgents », les Pères conciliaires vont insister sur l’importance et la valeur de l’engagement temporel en reprenant l’essentiel théologique : « le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s’est lui-même fait chair, il est entré dans l’histoire du monde, l’assumant et la récapitulant en lui (c.f Ep 1, 10). C’est lui qui nous révèle que « Dieu est charité » (1 Jn 4, 8) et qui nous enseigne en même temps que la loi fondamentale de la perfection humaine, et donc de la transformation du monde, est le commandement nouveau de l’amour. A ceux qui croient à la divine charité, il apporte ainsi la certitude que la voie de l’amour est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain. Il nous avertit aussi que cette charité ne doit pas seulement s’exercer dans des actions d’éclat, mais, avant tout, dans le quotidien de la vie. En acceptant de mourir pour nous tous, pécheurs (cf. Jn 3, 16 ; Rm 5, 8-10), il nous apprend, par son exemple, que nous devons aussi porter cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix. Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre (cf. Ac 2, 36 ; Mt 28, 18), agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir, mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière. (…) De tous il fait des hommes libres pour que, renonçant à l’amour-propre et rassemblant toutes les énergies terrestres pour la vie humaine, ils s’élancent vers l’avenir, vers ce temps où l’humanité elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu (cf. Rm 15, 16). »[52]

« Nous ignorons le temps de l’achèvement de la terre et de l’humanité (cf Ac 1, 7), nous ne connaissons pas le mode de transformation du cosmos. Elle passe, certes, la figure de ce monde déformée par le péché (cf. 1 Co 7, 31) ; mais, nous l’avons appris, Dieu nous prépare une nouvelle demeure et une nouvelle terre où règnera la justice (cf. 2 Co, 5, 2 ; 2 P 3, 13) et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme (cf. 1 Co 2, 9, Ap 21, 4-5). Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu ressusciteront dans le Christ, et ce qui fut semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité (cf 1 Co 15, 42 et 53). La charité et ses œuvres demeureront (cf 1 Co 13, 8 ; 3, 14) et toute cette création que Dieu a faite pour l’homme sera délivrée de l’esclavage de la vanité (cf. Rm 8, 19-21).

Certes, nous savons qu’il ne sert à rien à l’homme de gagner l’univers s’il vient à se perdre lui-même (cf. Lc 9, 25), mais l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine (cf. Pie XI, QA). »[53]

La Constitution se clôturera sur cette formule forte : « Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père (cf. Mt 7, 25) et qui, courageusement, agissent. »[54]

Quand il aborde plus précisément la vie économico-sociale, le Concile rappelle encore : « Le travail des hommes, celui qui s’exerce dans la production et l’échange des biens ou dans la prestation de services économiques, passe avant les autres éléments de la vie économique, qui n’ont valeur que d’instruments.

Ce travail, en effet, qu’il soit entrepris de manière indépendante ou par contrat avec un employeur, procède immédiatement de la personne: celle-ci marque en quelque sorte la nature de son empreinte et la soumet à ses desseins. Par son travail, l’homme assure habituellement sa subsistance et celle de sa famille, s’associe à ses frères et leur rend service, peut pratiquer une vraie charité et coopérer à l’achèvement de la création divine. Bien plus, par l’hommage de son travail à Dieu, nous tenons que l’homme est associé à l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ qui a donné au travail une dignité éminente en œuvrant de ses propres mains à Nazareth. »[55]

Faut-il s’étonner que Gaudium et spes contienne déjà tous les éléments théologiques fondamentaux qui seront développés dans Laborem exercens ? On se rappelle le rôle décisif que joua le cardinal Wojtyla dans la réorientation et la correction du schéma 13 qui allait devenir la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes.⁠[56]

C’est pour donner son plein sens au travail que l’encyclique Laborem exercens s’ouvre, après une introduction qui inscrit le document dans la tradition de l’Église⁠[57], sur une méditation du livre de la Genèse[58] et se ferme avec les « Eléments pour une spiritualité du travail »[59].

L’encadrement théologique nous permet de dépasser les meilleures analyses sociologiques et même philosophiques. Car si l’on veut rendre le travail plus humain, encore faut-il savoir ce que « humain » veut dire, savoir de quel homme nous parlons et surtout replacer l’homme au centre du problème. C’est pourquoi l’encyclique Laborem exercens nous parle en fait du travailleur plus que du travail : L’Église « croit en l’homme: elle pense à l’homme et s’adresse à lui, non seulement à la lumière de l’expérience historique ou avec l’aide des multiples méthodes de la connaissance scientifique, mais encore et surtout à la lumière de la parole révélée du Dieu vivant. Se référant à l’homme, elle cherche à exprimer les desseins éternels et les destins transcendants que le Dieu vivant, Créateur et Rédempteur, a liés à l’homme ».⁠[60]

Or, pour tous les siècles, la mission donnée à l’homme, à tout homme, créé à l’image de Dieu⁠[61], est de soumettre la terre⁠[62], tout le monde visible avec ses innombrables ressources que le travail révèle et utilise. Mais il est bien clair que « ce plan est nécessairement et indissolublement lié au fait que l’être humain a été créé, en qualité d’homme et de femme, « à l’image de Dieu ». »[63]

En s’attachant au récit de la création qui est un texte de bénédiction⁠[64], Jean-Paul II met en évidence l’aspect positif du travail humain et la dignité du travailleur plutôt que l’aspect douloureux du travail. En évoquant la semaine du « travail » de Dieu », le Pape montre que, dans son travail, l’homme « reflète l’action même du Créateur ». Dès lors, la malédiction qui suit le péché n’annule pas « l’intention fondamentale et primordiale de Dieu »[65].

Tel est le message essentiel du chapitre 4.

Il faut attendre les tout derniers chapitres (24-27) pour que la réflexion théologique reprenne et se prolonge. Comment expliquer cette construction ? Pour bien souligner, avons-nous dit, dans quelle vision significative s’inscrit le travail humain. Mais on peut ajouter, en regardant le texte de plus près, qu’après avoir donné, d’ouverture, le sens profond du travail, en rappelant la théologie de la création, il était bon, pour clore, d’offrir, à la vie laborieuse, « des exemples à suivre ou à fuir, des modèles à vivre »[66], empruntés à l’Ancien Testament mais surtout à « l’évangile du travail ». Dans le mystère de l’Incarnation (26), Jésus est devenu, par son travail, « non pas exclusivement, mais très réellement » « l’homme qu’il était et qu’il demeure par la gloire de sa résurrection. Pour se faire homme, le Verbe de Dieu, s’est fait travailleur. »[67] Finalement, le mystère pascal (27) marque le triomphe de la bénédiction sur la malédiction, dès maintenant. Si nous le suivons, « le Christ intervient (…) à l’intérieur du labeur pour en changer le sens (…). C’est parce qu’il n’y a pas évasion qu’il peut y avoir anticipation : que le labeur humain prépare l’ébauche terrestre de la cité de Dieu (…). Le Royaume n’est pas un phantasme, un délire, une compensation, une sécrétion onirique : il est une œuvre présente ».

Nous sommes loin aussi de la mentalité ancienne qui considérait le travail comme une pure ascèse indifférente au contenu de l’œuvre⁠[68]. Et nous sommes loin, évidemment de la mentalité, hélas, trop répandue aujourd’hui, du travailleur qui estime que « le labeur n’est plus guère que le prix consenti de mauvaise grâce pour s’offrir le loisir hebdomadaire ou annuel ».⁠[69]

La théologie du travail telle qu’elle est présentée dans Laborem Exercens se marie parfaitement avec la théologie du dimanche. Le dimanche, jour de la résurrection du Seigneur, est le jour de la Libération de l’homme. Certes, il fixe une limite au travail qui n’est pas le tout de la vie humaine et qui, dans son caractère pénible, réclame aussi une libération⁠[70]. Mais, bien davantage, au cœur du dimanche chrétien, la participation au sacrifice de la messe est l’occasion toute particulière de sanctifier et consacrer le travail représenté, sur l’autel, par le pain et le vin, ces fruits de la terre et « du travail des hommes ».⁠[71]

Le dimanche, illuminé par l’eucharistie, lève l’antique malédiction et rend le travail à la bénédiction primitive A ce moment, le travail se révèle non comme une simple occupation mais « le moyen d’exprimer et de façonner en nous la ressemblance divine, (…) (de) participer à l’œuvre créatrice de Dieu toujours au travail dans le monde ».[72]

Par le travail, l’homme « se travaille », se rend toujours plus « à l’image de Dieu », du Dieu du premier jour, qui se met au travail, du Dieu du septième jour, qui n’a plus ni matin ni soir parce qu’il est aussi déjà huitième jour, jour de l’éternité.

Il est donc bien entendu, une fois pour toutes, que « tout travail, qu’il soit matériel ou intellectuel, est inévitablement lié à la peine », que le travail demeure fondamentalement bon mais que le péché y a attaché un coût. Enfin, qu’« en supportant la peine de son travail en union avec le Christ, l’homme collabore en quelque sorte avec le Fils de Dieu à la Rédemption de l’humanité ».⁠[73] « Si nous vivons en chrétiens notre travail, nous faisons aussi l’œuvre de prophètes et nous annonçons cette terre nouvelle et ce monde nouveau qui sont notre grande espérance à tous. »[74]


1. Hommes et machines, Casterman, 1953, republié en 1957 sous le titre général « Dimensions de l’humanisme contemporain » reprenant aussi Communauté des hommes (1950) et Culture et civilisation (1955).
2. Hommes et machines, op. cit., p. 261.
3. Cf Bouyer: « Ce qui est vrai, c’est qu’une certaine influence des idées platoniciennes sur les théologiens a pu parfois les conduire à minimiser l’importance positive du corps dans le composé humain, comme s’il était accidentel à l’âme humaine de vivre dans un corps. C’est là un trait particulièrement remarquable dans l’augustinisme (…). L’inspiration aristotélicienne de saint Thomas l’a aidé au contraire à rendre pleine justice à l’anthropologie biblique. » (op. cit., p. 94).
4. Désiré Joseph Mercier (1851-1926). Pendant ses années de formation, « il a rencontré fortuitement la pensée de saint Thomas -alors bien oubliée- (…) Il voit dans cette théologie, et surtout dans cette philosophie, l’instrument indispensable pour répondre, sur son terrain, au rationalisme ambiant. Sans le savoir, il rejoint ainsi Léon XIII qui, peu de temps après son élection, propose dans l’encyclique Aeterni Patris (4 août 1879), la pensée de l’Aquinate comme modèle à la chrétienté. Dans le renouveau intellectuel par le thomisme qu’il souhaite promouvoir, Louvain occupe une place de choix : en 1880, il demande aux évêques protecteurs d’y créer une chaire de philosophie thomiste ; elle est confiée, en 1882, au jeune Mercier. L’enthousiasme du professeur et le soutien constant du pontife font de Louvain l’un des centres de la renaissance thomiste qui marque la pensée catholique à la fin du XIXe siècle : la fondation de l’Institut supérieur de philosophie et de la société philosophique (1888), celle du séminaire Léon XIII pour la formation philosophique des prêtres (1892), la parution de la Revue néo-scolastique de philosophie (1894) jalonnent une œuvre qui se trouvera en butte aux manœuvres de l’université d’accueil et de milieux romains désireux de conserver l’apanage et la direction du renouveau. Cependant, l’appui pontifical ne se dément pas : chanoine honoraire de Malines en 1882, prélat en 1886, Mercier reçoit le siège archiépiscopal belge en 1906 et le chapeau de cardinal l’année suivante. » (Universalis).
5. MERSCH Emile, sj, professeur aux Facultés N.-D. De la Paix, Le Corps mystique du Christ, 2 tomes, Museum Lessianum, 1933.
6. « Si nous considérons en général toutes les époques du monde, le Christ est tête de tous les hommes, mais à divers degrés : en premier lieu et principalement il est tête de ceux qui lui sont unis dans la gloire ; en second lieu il est tête de ceux qui lui sont unis actuellement par la charité ; en troisième lieu, de ceux qui lui sont unis par la foi ; en quatrième lieu, de ceux qui lui sont unis en puissance mais qui, dans les desseins de la prédestination divine, le seront un jour en acte ; en cinquième lieu enfin, de ceux qui lui sont unis en puissance et qui ne le seront jamais en acte, tels les hommes qui vivent en ce monde et qui ne sont pas prédestinés ; quant aux autres qui ont quitté cette vie, ils cessent entièrement d’être membres du Christ, car ils ne sont plus en puissance de lui être unis. » (Somme théologique, IIIa, qu. 8, art. 3, c.).
7. « Le corps humain possède un ordre naturel à l’âme rationnelle, qui est sa forme propre et son moteur : en tant qu’elle est sa forme, l’âme lui communique la vie et les autres propriétés qui appartiennent spécifiquement au corps humain ; en tant qu’elle est son moteur l’âme se sert du corps instrumentalement.
   Ainsi l’humanité du Christ possède un pouvoir d’influence, parce qu’elle est conjointe au Verbe de Dieu, le corps se trouvant uni par l’intermédiaire de l’âme, comme il a été déjà dit. Dès lors toute l’humanité du Christ, aussi bien son âme que son corps, exerce une influence sur les hommes, sur leurs âmes comme sur leurs corps ; principalement sur leurs âmes, il est vrai ; et sur leurs corps secondairement. Cette dernière influence se manifeste d’une double manière : en ce sens d’abord que comme dit l’apôtre, « les membres du corps sont offerts pour être les instruments se la justice » qui, grâce au Christ, se trouve dans l’âme, pour parler comme l’Apôtre (Rm 6, 13) ; en ce sens encore que la vie glorieuse dérive de l’âme jusqu’au corps, selon cette parole de l’Epître aux Romains : « Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts, rendra la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous » (Rm, 8, 11). » ( id., IIIa, qu. 8, art. 2, c).
8. « Là où il y a un seul corps, il faut nécessairement placer une seule tête : or par analogie nous appelons corps une multitude ordonnée dans l’unité, selon des activités et des fonctions distinctes : et il est manifeste que les hommes et les anges sont ordonnés à une seule fin qui est la gloire de la divine béatitude. Le corps mystique de l’Église ne se compose donc pas seulement des hommes, mais aussi des anges. De toute cette multitude, le Christ est la tête : il est plus près de Dieu en effet et reçoit ses dons avec une plus entière plénitude que les hommes et même que les anges ; en outre les anges, aussi bien que les hommes, reçoivent son influence : il est écrit en effet dans l’Epître aux Ephésiens (1, 20-22), que « (Dieu le père) l’a fait asseoir à sa droite dans les cieux, au-dessus de toute principauté, de toute autorité, de toute puissance, de toute dignité et de tout nom qui peut se nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir : et il a tout mis sous ses pieds (Ps 8, 8). » Le Christ n’est donc pas seulement tête des hommes, mais aussi tête des anges, et c’est pourquoi nous lisons dans saint Matthieu : « Des anges s’approchèrent et le servaient » (Mt 4, 11) ». (id., IIIa, qu. 8, art. 4, c).
9. Somme contre les Gentils, IV, XCVII.
10. Rm 8, 19-23.
11. Le corps du Christ, op. cit., tome II, pp. 234-236.
12. Le projet du P. Mersch était d’écrire une « synthèse théologique de la doctrine du Corps Mystique ». Il y travailla jusqu’en 1940, date de sa mort tragique. En 1946, le P. J. Levie publia les manuscrits retrouvés sous le titre La théologie du Corps Mystique, Desclée de Brouwer. Il y développe sa pensée sur le « Christ total » qui est « une unité -la vie n’est-elle pas une unité- mais une unité surnaturelle : l’unité surnaturelle de toute la création, et plus spécialement, puisqu’il s’agit des hommes, l’unité de l’humanité dans l’Homme-Dieu » (op. cit., tome I, p. 61). Pour comprendre le Christ total, le Corps mystique, il faut comprendre l’homme. Celui-ci donne son sens à l’univers : « Il y a, dans l’univers, une partie de cet univers, et bien prise dans la masse, bien reliée à la lignée animale où elle a sa place, bien partie de l’univers par son corps, et qui est cependant, par son âme, capable d’exprimer tout cet univers en elle-même, dans l’acte infiniment un où elle se replie sur elle-même, et de l’exprimer en son être à lui, en sa réalité même qui, bien plus que les êtres sans raison, est tout l’univers en petit -faut-il même dire, en petit ?- dans le grand univers. C’est l’homme.
   C’est donc à l’homme qu’aboutit l’effort vers l’unité qui se trouve partout dans l’univers. L’acte humain de penser, dans lequel l’univers se retrouve, mais pensé, mais un, n’est pas seulement activité humaine ; il est fonction cosmique.
   Nulle part ailleurs l’unité qui travaillait la masse n’avait son principe, parce qu’elle n’y avait pas son être propre. C’est dans l’homme, dans l’homme seul qu’elle arrive à se trouver et à trouver sa force en elle-même. Ainsi, si elle est l’intériorité de l’homme en lui-même, elle est aussi l’intériorité, la seule, que le monde ait en lui-même, l’unité du monde. » (Id., p. 122). On peut donc dire que l’homme est la fin de la création, « la fin intérieure au monde, relativement dernière pour le monde ; Dieu étant la fin transcendante et absolument dernière, mais le monde ne tendant vers Dieu que dans l’homme ». Il n’empêche que l’homme a besoin de l’univers, il y est lié par son corps (« il faut partir du chaos primitif, comme, pour faire l’histoire sainte de l’Homme-Dieu, l’auteur divin a fait commencer le récit à la création du ciel et de la terre »), par son âme qui ne vit et ne connaît que par le corps qui lui-même « n’est que par l’ensemble de l’univers ». La science « manifeste la même parenté de l’homme et de l’univers ». Et, dans la vie morale aussi, l’homme a besoin de l’univers :  »L’âme est l’expression du corps dans le domaine du spirituel ; elle est faite, dans l’état d’union, pour vouloir selon les lois du corps. Dieu l’a mise là, dans la matière, pour changer en acceptation morale ce qui est phénomène matériel et pour assimiler ainsi l’univers dans l’esprit.
   Il faut donc que l’homme arrive à les vouloir et à les aimer, ces lois du monde, ses lois à lui, à les édicter lui-même en quelque sorte même quand il en souffre et cela, sans raideur stoïcienne, mais avec une tendresse fraternelle et une sympathie ontologique, pour avoir rempli une de ses plus augustes fonctions : celle de reprendre tout l’ordre de la matière dans la vie de l’esprit et dans l’action morale, de faire, avec l’univers humain tout entier, un immense acte d’amour du bien et de Dieu.
   Aussi est-ce cet univers qui lui permet ses principaux actes moraux: actes de patience, de sérénité, de force ; les maladies, les incommodités de l’âge, sont ses grands éducateurs ; et son acte humain suprême, celui où il fera passer tout son être, celui de mourir en acceptant de mourir, c’est encore grâce à l’univers et à ses lois qu’il le fera.
   Ainsi, même en sa moralité, l’homme est cosmique ; il va vers le bien, à sa manière d’homme, dans le rythme des choses. » (Id., pp. 124-127)
13. Revue des professeurs jésuites de l’Institut d’Etudes théologiques à Bruxelles.
14. La philosophie chrétienne du progrès, in Nouvelle Revue théologique, avril 1937, t. 64, n° 4, pp. 381 et svtes.
15. A propos de la Rédemption, le P. Mersch, rappelle le récit de la mort du Christ :  »C’était déjà environ la sixième heure quand le soleil s’éclipsant, l’obscurité se fit sur la terre entière, jusqu’à la neuvième heure » (Lc 23, 44). « Et voilà que le voile du Sanctuaire se déchira en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent » (Mt 27, 51-52). Il y voit une confirmation de sa thèse : « (…) A la rédemption, les choses matérielles ont coopéré elles aussi, et la mort de Jésus-Christ sur la croix s’est manifestée comme un événement cosmique, alors qu’aucun autre geste de jésus n’avait fait apparaître de tels prolongements. (…) C’est le Créateur qui est devenu rédempteur. Ne faut-il pas que la création entière devienne une rédemption ? » Et de citer Paul : « Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise, - c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude et de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ?. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule: nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps » (Rm 8, 19-23). Le Père en conclut : « L’économie rédemptrice, parce qu’elle est divine, parce qu’elle est ainsi totalement humaine, est cosmique ». ( La théologie du Corps du Christ, op. cit., pp. 375-376).
16. L’auteur cite ce passage de Bergson : « Que le mysticisme appelle l’ascétisme, cela n’est pas douteux. L’un et l’autre seront toujours l’apanage d’un petit nombre. Mais que le mysticisme vrai, complet, agissant, aspire à se répandre, en vertu de la charité qui en est l’essence, cela est non moins certain. Comment se propagerait-il, même dilué et atténué comme il le sera nécessairement, dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim ? L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. » (Les deux sources de la Morale et de la Religion, in Œuvres, op. cit., p. 1238.)
17. Ses contemporains sont-ils si différents des nôtres ? Voici comment l’auteur en parle : « Ils ne croient plus à la valeur absolue des étapes ni des fins possibles de leur progrès. Ils commencent à dire avec les philosophes de l’Existence tragique -lesquels du reste ne font qu’exprimer la sourde angoisse de tous les esprits- : Nous devons avoir « la conscience nette de notre être humain comme d’une existence délaissée et déjetée, régie par la fatalité…​ ; à ce savoir clair de notre anéantissement final, nous opposons une décision courageuse de nous consacrer quand même à la tâche qui nous incombe » ; et, si le devoir de l’homme consiste à « se donner tout entier à l’édification d’une civilisation terrestre » (THIELEMANS H., sj, Existence Tragique, La métaphysique du Nazisme, Nouvelle Revue théologique, t. LXIII, 1936, p. 561 et 573), qu’il sache en l’accomplissant que cette civilisation elle-même est périssable, et que seules des valeurs relatives, aussi peu divines et éternelles que lui-même, termineront son effort. » On songe, avant la lettre, au mythe de Sisyphe qui sera au cœur de la méditation d’A. Camus sur l’absurde (cf. Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, pp. 161-166). On songe aussi aux théologiens du « désenchantement » dont Karl Barth, pour le P. Malevez, est le prototype. « Sans doute, écrit-il, à la différence de « l’Existence Tragique », la « Parole de Dieu en Christ », telle que l’entend Barth, est une Parole de salut, et donc aussi une promesse de résurrection et de joie. Mais cette Parole est perçue et ce salut est rencontré par ceux-là seuls qui nient et qui condamnent le monde ; la personne humaine est divinement libérée dans l’acte même où, à la lumière de la Révélation, elle confesse le néant de toutes les formes de sa vie. Ainsi, le Royaume de Dieu n’est en prolongement d’aucun de nos actes, ni de notre spéculation sur les mystères divins, ni de notre vertu, ni de notre mystique, ni même d’une foi chrétienne que l’on considérerait comme une richesse devenue nôtre et qu’il nous serait loisible de faire fructifier - a fortiori, le Royaume n’est-il pas sur le prolongement de notre progrès et de notre culture humaine. Il est le pur Evénement, le fait que rien, en nous, ne prépare, qui tombe verticalement sur nos vies, et auquel nous ne pouvons apporter que l’acceptation et la décision de l’instant. »
18. d’une part, ramener toute la religion à un phénomène de conscience est « un résumé de toutes les hérésies » comme si en dehors de notre conscience, de nos sentiments intérieurs, de notre appétit religieux, tout était inconnaissable. « Quant à l’aspiration d’une religion plus intérieure (…), elle paraîtra toujours fausse, et, plus encore, douloureusement vulgaire, à ceux qui ont compris la doctrine du corps mystique. Pauvre immanence que cet emprisonnement de l’homme en lui-même et que cet appel qui se perd dans la nuit !
   qu’on parle d’immanence, soit. Pourquoi abandonnerait-on à l’erreur un mot qu’elle a dérobé ? Mais non d’une immanence qui nous priverait de notre plus précieux trésor intérieur. Toute vie est immanente. La vie de l’homme l’est aussi. Elle l’est, non en se refermant sur elle-même, mais en aspirant à la vie et à l’immanence suprême, au Dieu qui vit en lui-même. Et la vie chrétienne est immanente aussi, mais d’une immanence supérieure à celle de l’homme seul. Repris tous dans le Christ, nous sommes tous repris en Dieu. C’est la vie éternelle, qui, vivifiant l’humanité sainte du Sauveur, nous vivifie tous en lui. Et cette vie est catholique, universellement humaine, comme elle est éternelle et divine. Et puisqu’elle est une vie, elle est, en même temps, immanente. Mais de quelle immanence ! C’est l’intériorité du Christ mystique, l’intimité de la catholicité entière, la coïncidence, au dedans de soi-même, dans le Christ et par le Christ, avec toute l’humanité régénérée et avec Dieu.
   Chaque chrétien a sa grâce propre ; mais toutes les grâces, en chacun de ceux qui les possèdent, demeurent unies par leur commune origine, qui est le Christ, chef de l’Église ; en lui, il n’y a, dans l’ordre surnaturel, qu’un seul vivant. Et ce vivant, à travers les siècles, grandit et se développe ; en tous les peuples, sur toute la terre, il s’étend et se dilate. Et tout cela, toute cette vie, tout ce qui se fait de bien, au ciel, parmi les saints, et ici-bas, en tout l’univers et pendant toute la durée des temps, cela ne fait qu’un seul Christ, tête et membres, unus Chistus amans seipsum. » (MERSCH E., op. cit., tome II, pp. 336-337).
19. Cf. Paul : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. » (Ga 3, 28).
20. Cf. MERSCH E., op. cit., tome II, pp. 334-337.
21. Le P. Mersch, par exemple, écrit : « le Christ, en fait, est venu dès les premières origines, et le dogme qui dit le commencement de tout dit par le fait même son commencement à lui, en tant qu’il est homme. (…) Ce n’est pas l’homme qui y dit ses déductions ; c’est Dieu qui y déclare son amour : la création est le début d’une donation totale ; s’il donne aux hommes tout leur être, c’est pour leur donner tout le sien, en Jésus-Christ. (…) Dans le chaos qui surgit à l’origine, éparses dans l’universel mélange, il ya avait toutes les parcelles qui à la plénitude des temps feraient le corps du Seigneur : Dieu, dès lors, se formait un corps. La race humaine, qu’il suscita le sixième jour, était en réalité sa race à lui ; en la produisant, il commençait à produire l’Homme-Dieu, et cette humanité régénérée qui serait le plérôme de l’Homme-Dieu ». (La théologie du Corps Mystique, op. cit., pp. 160-163).(Plérôme : plénitude divine (Rel)).
22. CHARLES Pierre, sj, Créateur des choses visibles, in Nouvelle Revue Théologique, mars 1940, texte republié par les Editions du Renouveau-Casterman, collection Rencontres, VI, 1946. P. Charles fut professeur de dogme à Louvain.
23. Op. cit., p. 13.
24. Appelé aussi « mystique musulmane », le soufisme estime, à la limite, que Dieu « est seul réellement existant et, (que) devant lui, toute créature est comme non existante, sans cesse « périssante » (Coran 55, 26-27) ».( Rel)
25. Cf. « Je désire connaître Dieu et l’âme. Rien de plus ? Absolument rien ! » (Soliloquiorum libri duo, XXXII, 872).
26. Les sectes gnostiques, dans leur apparente diversité, ont « une attitude constante de rejet du monde et de l’histoire », elles sont dualistes, opposant le monde d’ »ici », monde de ténèbres au monde de « là-bas », monde de lumière. (Rel)
27. Id., p. 23.
28. Cf. Rm 7, 7-20, 18 et 24-25 ; 8, 5-13 ; 1 Cor 15, 50 ; Ga 5, 12-24.
29. Cf. Jn 6, 62.
30. Bouyer.
31. CHARLES P., op. cit., p. 26.
32. Id., pp. 26-27.
33. Id., p. 43.
34. Id., p. 51. Cette remarque a une très grande portée sur le plan de l’évangélisation du monde car « l’Église (…) ne cherche pas seulement à sauver les âmes mais à sanctifier les hommes et les choses. Elle ne peut pas considérer que les Chinois et les Indiens et les Noirs sont tous interchangeables « parce qu’une âme vaut une âme ». Toute la civilisation chinoise, et le milieu indien, et la psychologie ou l’art africain, tout cela, qui a pour auteur Dieu et sa Providence, est aussi son patrimoine et son champ d’action. Ce sont, non pas des prétextes, des accidents, mais des œuvres divines auxquelles il ne faut toucher qu’avec des mains délicates et que personne n’a le droit de modifier ou d’abolir ou de mutiler que suivant la volonté de leur auteur divin » (p. 52). Nous y reviendrons dans le tome consacré à l’action et notamment à propos de l’inculturation.
35. Id., pp. 52-53.
36. Pierre Teilhard de Chardin, sj, 1881-1955.
37. Cf. De LUBAC H., sj, La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, Aubier, 1962, p. 24.
38. Id., pp. 38-39.
39. Milieu divin, Seuil, 1957, p. 54.
40. Lettre du 22-8-1925.
41. De LUBAC H., op. cit., p. 39. Déjà en 1916, Teilhard écrivait à une cousine-: « Ce qui me passionne dans la vie c’est de pouvoir collaborer à une œuvre, à une Réalité plus durable que moi : c’est dans cet esprit et cette vue que je cherche à me perfectionner et à dominer un peu plus les choses. » (Hymne de l’univers, Seuil, 1961, p. 122).
42. RATZINGER J. cardinal, L’esprit de la liturgie, Ad Solem, 2001, pp. 21-29. Une manière de comprendre la relation entre cosmos et histoire est celle proposée par Teilhard de Chardin que résume ainsi le cardinal Ratzinger : « Pierre Teilhard de Chardin, par exemple, prenant appui sur la conception moderne de l’évolution, a décrit le cosmos comme un processus d’ascension, fait d’unions successives. Ce chemin conduirait d’unités très simples à des unités de plus en plus grandes et complexes, dans lesquelles la multiplicité ne serait pas annulée mais fondue dans une synthèse en expansion qui mènerait à la noosphère, où l’esprit embrasserait tout et se fondrait dans une sorte d’organisme vivant. S’appuyant sur les épîtres aux Ephésiens et aux Colossiens, Teilhard voit le Christ comme cette énergie qui s’épandrait vers la noosphère et qui finalement comprendrait tout dans sa « plénitude ». A partir de là, Teilhard propose une interprétation nouvelle et personnelle du culte chrétien : l’hostie transformée serait pour lui l’anticipation de la transformation de la matière et de sa déification dans la « plénitude » christologique. L’eucharistie donnerait en quelque sorte sa direction au mouvement cosmique ; elle anticiperait son but et en même temps hâterait son accomplissement. » (id., pp. 24-25).
43. Le phénomène humain, Seuil, 1955, p. 316. Cette réflexion n’est pas dévalorisée par ce que Jean-Paul II dira du « progrès » en 1988. A propos du développement des peuples, il soulignait qu’il « n’est pas un processus linéaire, quasi automatique et par lui-même illimité, comme si, à certaines conditions, le genre humain devait marcher rapidement vers une sorte de perfection indéfinie. Une telle conception, explique le Saint Père, plus liée à une notion de « progrès », inspirée par des considérations caractéristiques de la philosophie des lumières, qu’à celle de « développement », employée dans un sens spécifiquement économique et social, semble maintenant sérieusement remise en question (…). A un optimisme mécaniste naïf s’est substituée une inquiétude justifiée pour le destin de l’humanité » (SRS 27). Pour Teilhard, avec l’apparition de l’homme, l’évolution qui marche selon une loi de complexité croissante, est devenue consciente d’elle-même. Cette évolution dont l’homme est la « flèche montante », « non seulement nous lisons dans nos moindres actes le secret de ses démarches. Mais, pour une part élémentaire, nous la tenons dans nos mains : responsables de son passé devant son avenir ». (Le phénomène humain, op. cit., pp. 249-251). A ce niveau, la montée vers le point Omega n’est pas « automatique ». Même si « immenses seront les puissances dégagées dans l’Humanité par le jeu interne de sa cohésion (…), encore se peut-il que demain, comme hier et aujourd’hui, cette énergie opère de façon discordante. Synergie mécanisante, sous la force brutale ? Ou synergie dans la sympathie ? L’Homme cherchant à s’achever collectivement sur soi ? Ou personnellement sur un plus grand que lui-même ? Refus ou acceptation d’Oméga ? » (id., p. 321). Cela dépendra donc de nous. Et l’optimisme dont on accuse parfois Teilhard, optimisme qu’il a reconnu lui-même, est un optimisme chrétien ou, si l’on préfère l’interprétation du P. de Lubac : « un pessimisme surmonté » (op. cit., p. 47) qui est une victoire de la foi. Notons que le P. Mersch avait lui aussi, avant Teilhard, répondu à cette accusation d’optimisme apparemment choquant dans un monde voué au mal et à la souffrance. Lorsque l’on dit que « nos maux, dès qu’ils sont pris par le Verbe de Dieu dans sa propre personne, sont incontestablement déifiés » (Cajetan), il ne s’agit pas, écrit-il, « d’un petit optimisme naïf, qui refuse de voir le mal, ni d’un petit optimisme modeste qui concède une place au mal, mais se restreint lui-même en proportion. Il s’agit d’un optimisme courageusement intégral, qui regarde le mal en face, si avant qu’il y voit l’œuvre de réparation qui s’y opère, si avant qu’il parvient à l’annexer.
   Il ne s’agit pas non plus du pseudo-optimisme philosophique, qui prétend que le monde qui existe est le meilleur monde possible. Comme si l’idée même du meilleur monde possible n’était pas contradictoire en soi.
   Mais optimisme de croyants, optimisme surnaturel.
   Il déclare que ce monde, comme l’humanité, n’est certes pas ce qu’il y a de meilleur, au contraire ; mais que Dieu y fait l’œuvre la meilleure possible : la divinisation de l’homme, de l’homme devenu mauvais, par l’homme lui-même et au moyen de maux qu’il s’est lui-même attirés.
   Optimisme que n’entament pas les douleurs, les dangers, les terribles angoisses morales, individuelles et collectives, comme une dure nourriture : c’est de cela que l’on fait le renoncement et la confiance qu’il y faut.
   Optimisme, encore, qui n’est pas une bonne humeur facile, mais une attitude à conquérir par la grâce de Dieu, car il n’existe qu’à un niveau d’âme où l’homme pécheur n’arrive et ne se maintient que par l’effort de toute sa ferveur. Il ne vient pas tout seul : on doit le faire en soi ; et le faire, puisqu’il inclut la souffrance et la peine, au prix de peines et de souffrances, optimisme racheté de rachetés, optimisme de rédemption.
   Optimisme enfin, qui est une grâce, et que Dieu même opère dans les efforts de l’homme. Car il n’est que l’anticipation, par la foi, l’espérance et la charité, de la béatitude, et tout cela est grâce et don ». (La théologie du Corps mystique, op. cit., pp. 378379).
44. On peut évoquer, par exemple, la doctrine de la « récapitulation » chère à Irénée de Lyon. (Cf. CAYRE F., op. cit., I, p. 143).
45. Col 1, 15-17. Sur ce sujet, on peut lire, de LUBAC H., La prière du Père Teilhard de Chardin, Arthème Fayard, 1964, pp. 39-50.
46. Ep 1, 9-10. La Bible de Jérusalem (Desclée, 1975, p. 1959), résume ainsi la pensée de Paul à cet endroit : « la révélation de la gloire (1 Co 2, 9-10 ; 2 Co 4, 17+ ; Col 3,3-4) va intéresser tout l’univers (Col 3, 19-22). Celui-ci créé pour l’homme (Gn 1, 28 ; 2, 19), déchu à cause de lui (Gn 3,17-19), participera à la libération des rachetés (Ep 1, 10 ; Col 1, 16-20 ; 2 P 3, 12-13 ; Ap 21, 1+). »
47. RIDEAU Emile, sj, Problème et mystère du progrès humain, in Nouvelle Revue Théologique, sept.-oct. 1952, t. LXXIV, n° 8, pp. 834-847.
48. Par contre, il cite E. Mounier (La petite peur du XXe siècle, Seuil, 1948) et G. Thibon (Destin de l’homme, Desclée de Brouwer, 1941) pour des perspectives analogues.
49. Le P. Rideau cite le Bernanos de La France contre les robots et Gabriel Marcel.
50. On peut encore citer, en Belgique, les travaux de THILS Gustave : Théologie des réalités terrestres, 2 tomes, Desclée-De Brouwer, 1946 et 1949 ; Transcendance ou incarnation ?, Nauwelaerts, 1950.
51. GS, 34, § 1-3.
52. GS 38, § 1.
53. GS 39, § 1 et 2.
54. GS 93 § 1.
55. GS, 67, § 1-2.
56. Cf. BUTTIGLIONE R., op. cit., chapitre VI et en particulier pp. 272 et svtes.
57. L’encyclique se réfère, évidemment, en particulier, à Gaudium et spes.
58. LE, 4 et 9.
59. LE, 24-27.
60. LE, 4.
61. Gn, 27.
62. Gn, 28.
63. LE, 4.
64. Cf. GUILLET Jacques, Présence de l’Écriture sainte, in L’homme au travail, L’encyclique « Laborem exercens » de Jean-Paul II, Le Centurion, 1982, p. 137 et svtes.
65. J. Guillet remarque que le même mot « abd » (servir) est utilisé dans Gn 2, 15 pour le travail à l’intérieur du jardin et dans Gn 3, 23, pour le travail à l’extérieur du jardin : « Signe sans doute que la chute ne change en substance ni la nature de l’homme ni celle du sol » (op. cit., p. 141)..
66. Id., p. 142.
67. Id., p. 143.
68. Id., p. 150.
69. MANARANCHE A., Un discours théologique, in L’homme au travail, CERAS/Action populaire, Le Centurion, 1982, pp. 151-152.
70. « Pendant six jours, tu feras tes travaux, et le septième jour tu chômeras, afin que se repose ton bœuf et ton âne, et que reprennent souffle le fils de ta servante ainsi que l’étranger » (Ex 23, 12).
71. Il est essentiel que repos et travail soient tous deux ordonnés à Dieu. L’évangélisation est indispensable pour donner son vrai sens au labeur et au loisir, pour rendre les hommes solidaires et rendre possible la paix sociale : « Le travail et le repos dominical sont l’un et l’autre, dans une mesure égale, une loi divine sociale. C’est seulement lorsque chacun de nous sera prêt à porter et à diminuer le fardeau du travail pour soi et pour les autres ; lorsque le plus fort ne cherchera plus à faire peser sur les épaules du plus faible sa propre part du fardeau ; lorsque, au contraire, chacun de ceux qui peuvent travailler portera (comme le fardeau du Christ) la part de ceux qui n’ont plus de forces, c’est alors seulement que l’homme aura chance de remplir sans catastrophe sa mission de domination sur le monde. Car le travail ne divisera plus les hommes entre eux, comme il l’a fait si souvent dans l’histoire. Il sera le joug du Christ qui unira les hommes, parce qu’ils le porteront ensemble dans le sentiment d’une même mission, avec le même amour. » (HÄRING Bernard, La loi du Christ, tome II, Desclée, 1957, p. 355).
72. Id., p. 359.
73. LE 27.
74. RAYNAUD Michel, Travail et foi : Dieu s’intéresse-t-il à mon travail ?, in Pâque nouvelle, n° 4, oct.-nov.-déc. 2003, p. 40. M. Rayanud est cadre dirigeant dans une entreprise multinationale à Bruxelles.

⁢a. Conséquences pratiques

Vu tout ce qui précède, on peut, très concrètement affirmer que le travail est une valeur à la fois objective et subjective.⁠[1]

Objectivement

Le travail est une valeur parce que c’est une activité universelle ⁠[2] par laquelle l’homme, par son corps et son esprit, « soumet la terre » pour en tirer sa subsistance en domestiquant les animaux, en cultivant, en perfectionnant ses outils, en développant l’industrie, etc.. Le travail est ainsi facteur de progrès et peut être considéré, à cet endroit, comme plus ou moins synonyme d’une « technique » qui, selon son usage, sera l’alliée ou l’ennemie de l’homme, qui influera, de toute façon, sur le milieu, sur le mode de vie, et sur l’homme lui-même.

Par le fait même, Le problème du travail est une clé et probablement la clé essentielle de toute la question sociale. On le voit très bien, par exemple, à travers les problèmes nés au XIXe siècle, problèmes qui, aujourd’hui, se sont confirmés et accentués non plus à l’échelle des classes mais à celle du monde. Et le problème se double encore, de nos jours, du fait que nous sommes à un tournant de l’histoire, marqué par une révolution semblable à la révolution industrielle et sous-tendu par la crise de l’énergie et l’invasion de l’électronique, des microprocesseurs, etc..

Subjectivement

Mais le travail vaut surtout parce que, quel que soit le genre de travail qu’on accomplit, il est l’œuvre d’une personne. « Le premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même, son sujet »[3] Ainsi, précise un commentateur, « disparaît le fondement même de la distinction des hommes en groupes déterminés par le genre de travail qu’ils exécutent ».⁠[4]

En fait, le but ultime du travail n’est pas de soumettre la terre, mais de promouvoir l’homme lui-même. L’aspect subjectif, c’est-à-dire la personne qui agit, l’emporte sur l’aspect objectif, c’est-à-dire l’action. Si le travail est objectivement un bien utile puisqu’il produit des fruits dont on peut jouir, c’est aussi un bien digne, conforme à la dignité de l’homme.

L’originalité du message social chrétien, nous le savons, est de repenser tous les problèmes temporels à partir de l’anthropologie chrétienne. Les ouvrages consacrés aux problèmes du travail pèchent par l’absence de cette référence et ne déboucher, par le fait même, sur une véritable rénovation, sociale.

Et pourtant, par quelque côté que l’on aborde le problème, on est contraint, pour être complet ou rigoureux, de tenir compte de la place privilégiée que l’homme doit occuper dans le processus du travail et occupe d’ailleurs de plus en plus.

« Dans l’histoire, écrit Jean-Paul II, (…) le travail et la terre se retrouvent toujours au principe de toute société humaine ; cependant ils ne se situent pas toujours dans le même rapport entre eux. Il fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité. En notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles[5] et matérielles (…). En outre (…) plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[6]

Cette constatation permet au saint Père d’affirmer qu’en somme, « avec la terre, la principale ressource de l’homme, c’est l’homme lui-même. (…) Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui, le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et satisfaire les besoins des autres. »[7]

Reste à savoir qui est l’homme, à découvrir le vrai sens de sa liberté et de sa vocation tel qu’il est révélé en Jésus-Christ qui seul nous permet de vivre, à sa suite, selon le plan de Dieu qui a donné l’homme à lui-même⁠[8]. Nous voilà revenu au point de départ de toute la morale sociale chrétienne.

Considérons donc, en priorité, l’homme au travail ou plus exactement comment le travail peut être vraiment digne de l’homme. Il est un peu court, en effet, et finalement peu mobilisateur d’insister simplement sur le « devoir d’état », comme on disait jadis, « dans ce trop court moralisme, qu’on accomplissait dans une oblation à Dieu ou en acceptation pénitentielle de la souffrance, mais sans référence consciente à l’œuvre elle-même. »[9]

Le travail est digne s’il est bien un des moyens par lequel l’homme exprime son être intime, réalise sa destinée, devient plus homme.

Georges Friedman, lui-même, notait à propos de la joie au travail « proprement dite », qu’elle est « fondée sur une adhésion profonde de la personnalité au travail : la personnalité enrichit le travail et réciproquement se trouve enrichie, épanouie même, par son accomplissement ». Elle exige certaines conditions : « Il faut d’abord que le travail, considéré globalement, soit constitué par un ensemble de tâches demeurées sous l’entier contrôle de l’opérateur : tâches qui, par conséquent, sont définies et coordonnées selon son initiative, sa volonté et, par définition, demeurées d’une certaine plasticité ; tâches, qui possèdent à ses yeux une finalité (qu’il comprend et domine) et sont tendues vers un achèvement maintenu sous son contrôle, vers un but plus ou moins lointain, mais qui reste dans son champ de vision et d’action ; tâches qui, par conséquent, mettent en jeu sa responsabilité et constituent une épreuve, toujours renouvelée et surmontée, de ses capacités. »⁠[10]

Le travail est digne parce qu’il est le fondement de la vie familiale. En effet, c’est par lui que la vie et l’éducation sont assurées.

Le travail est digne parce qu’il accroît le bien commun de la nation et de toute la famille humaine.

Le travail est digne parce qu’il est un facteur de solidarité à tel point que M. Schooyans ne craint pas d’écrire qu’ »avec Jean-Paul II la doctrine sociale de l’Église devient en quelque sorte une théologie de la solidarité (…) ».⁠[11] En effet, le travail, par sa nature même, est susceptible de créer l’union de tous dans une activité qui a la même signification et la même source. On constate ainsi souvent qu’une solidarité du travail se développe spontanément entre ceux qui partagent le même type d’activité ou de profession, pour embrasser, avec les intérêts des individus et des groupes, le bien commun de toute la société.

On constate aussi une solidarité avec le travail (avec chaque homme qui travaille) qui dépasse tout égoïsme de classe ou les intérêts politiques unilatéraux et prend en charge le drame du chômeur ou de celui qui est dans une situation difficile de travail.

Enfin, dans le travail, la solidarité peut être sans frontières si elle se fonde sur la nature du travail humain, c’est-à-dire sur la priorité de la personne humaine sur toute chose. Elle brise alors toute barrière de division et d’incompréhension et devient une catégorie morale en tant que détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, afin que tous soient vraiment responsables de tous.

Le travail socialise, diront certains⁠[12], c’est-à-dire qu’il contribue à la construction d’une vraie société qui est plus qu’un rassemblement d’individus.⁠[13]

J. Tischner confirme cette analyse en définissant le travail comme « une forme particulière du dialogue entre les hommes qui contribue à maintenir et à développer la vie humaine »[14]. Comme dans une conversation, les travailleurs échangent des produits qui, comme des mots, sont la synthèse d’une matière et d’une signification. Cette « conversation » ne concerne pas que les contemporains, elle se fait avec le passé, par l’héritage du travail d’autrui, et avec le futur qui héritera de mon travail. Elle est source de sagesse au delà du savoir nécessaire, grâce à la pratique. Enfin, « le travail sert la vie quand il la maintient et assure son développement (travail du paysan, du médecin, de l’ouvrier du bâtiment, etc.), ou bien il lui donne un sens plus profond (comme par exemple le travail de l’artiste, du philosophe, du prêtre). » C’est « au service de la vie » que « le travail acquiert valeur et dignité ». Tel est le critère qui nous permet d’apprécier la juste valeur du travail : « le vrai travail est celui qui adhère à la vie et qui (…) naît de l’entente et la prolonge » et « le fruit du travail est une sorte de mot d’amitié qui parcourt le temps et l’espace ». L’exploitation du travailleur, qui asservit et divise, n’est pas du vrai travail.

Enfin, M. Schooyans rappelle que « c’est (…) tout à la fois, en travaillant pour autrui, en se souciant des besoins d’autrui, en souffrant pour autrui que l’homme collabore dès ici-bas à la construction du Royaume »[15].

Ainsi, par quelque côté qu’on aborde le problème, on constate que « la valeur du travail humain n’est pas avant tout le genre de travail que l’on accomplit mais le fait que celui qui l’exécute est une personne. Les sources de la dignité du travail doivent être cherchées surtout, non pas dans sa dimension objective mais dans sa dimension subjective »[16].

On ne peut donc jamais accepter que l’aspect objectif l’emporte sur l’aspect subjectif. Au XIXe siècle, par exemple, l’homme fut considéré comme un simple instrument de production et le travail comme une marchandise. Depuis lors, des changements sont intervenus dans l’aspect objectif du travail et des réactions sont apparues contre la dégradation de l’homme. Toutefois, le danger reste permanent dans la mouvance du néo-capitalisme et du collectivisme. Il est donc nécessaire de toujours défendre l’aspect subjectif.

La personne humaine dans toute sa complexité et sa richesse est le principe et l’objectif de l’économie. Telle est l’affirmation à laquelle nous devons sans cesse nous référer.

C’est pourquoi l’Église va insister sur les droits du travailleur.

Le travail est une obligation, un devoir. Indépendamment de l’ordre du Créateur, il est nécessaire de travailler pour sa propre subsistance et son développement, pour le service du prochain, de sa famille en particulier, de la société nationale et internationale, pour renforcer l’union entre les hommes.

A toute obligation correspond évidemment un droit. Le premier des droits en matière de travail paraît logiquement devoir être le droit de travailler. Droit inaliénable et capital ; découlant de la nature même de l’homme.


1. Nous suivons ici la présentation offerte par LE 5 et svts.
2. Cf. Pie XI : « L’homme est fait pour travailler comme l’oiseau pour voler » QA, 563 in Marmy. A l’expérience, on se rend compte que ce n’est pas le travail qui est intolérable mais, bien plus souvent, l’absence de travail. Combien de chômeurs et même de retraités souffrent du désœuvrement.
3. LE 6.
4. SCHOTTE Ian, Réfexions sur « Laborem exercens, Commission pontificale « Iustitia et Pax », 1982, p. 4.
5. Il s’agit « de la connaissance, de la technique et du savoir » (CA 32 a). Par la suite, Jean-Paul II parlera de la capacité de collaborer, d’organiser, de planifier, de créer, de la capacité d’initiative et d’entreprise ((id. 32 b).
6. CA 31 c.
7. Id. 32 c et d.
8. Cf. CA 38 a.
9. CHENU M.-D., in Le travail humain, Cana-Cerf, 1981, pp. XIV-XV. Cf. Georges Lefranc, à propos de la conception chrétienne « classique » du travail : « Par le travail accepté comme une pénitence, le plus misérable des hommes peut accéder à la communion des saints. » ( Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1957, p. 8)
10. Où va le travail humain ? Gallimard 1950, p. 341. Dans le même ordre d’esprit : WEIL S., L’enracinement, Le déracinement ouvrier, Idées-Gallimard, 1949, pp. 81-83.
11. Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, in Conseil pontifical « Justice et Paix », De « Rerum novarum » à « Centesimus annus »,, Cité du Vatican, 1991, p. 33. Jean-Paul II développera particulièrement cet aspect dans Sollicitudo Rei Socialis, à propos du développement des peuples.
12. C’est un point sur lequel le P. M.-D. Chenu a beaucoup insisté. Pour lui, le travail est bien « un facteur de vraie socialisation, un principe de vie communautaire » (op. cit., p. 99). Si les individus sont mis en présence par quelques déterminismes, il est clair que la liberté doit prendre le relais. Un devenir social humain ne peut être que l’effet de la liberté, d’une socialisation donc consciente et volontaire.
   Dans ce cas, la socialisation n’est pas une juxtaposition d’activités mais « la concentration en une densité collective, au-delà et au-dessus des individus, des valeurs humaines engagées. De sorte que leur ensemble est plus et autre, en efficacité et en vérité, que la somme des parties » (p. 88).
   M.-D. Chenu ajoute encore que dans le processus de socialisation, les faits économiques et en particulier les nouvelles techniques jouent un rôle majeur : « C’est par les nouveaux modes de production que l’homme antique se dégage de l’esclavage ; au moyen-âge l’emploi du collier et du fer à cheval libère des blocs humains entiers des liens matériels et spirituels du servage. (…) Les techniques, avec leurs déterminismes objectifs, rendent les progrès de demain possibles et deviennent les propulseurs de l’histoire » (pp. 90-91). La machine n’est donc pas, a priori, l’ennemie de l’homme. Pas plus que le corps. Il s’agit, comme dans la vie personnelle, de trouver l’équilibre de l’âme et du corps. Ici, « le corps, c’est l’appareil économique dont les forces productrices enserrent d’avance toutes les activités et en commandent le destin ; l’âme, c’est dans la communauté d’hommes ainsi réunis, par leur appartenance à ce milieu déterminant, l’éveil de la conscience par laquelle, non comme individus, mais comme membres du groupe, ils aperçoivent l’engagement de leur destinée » . Alors se produit, dit Chenu, « une intériorisation du bien commun ».(p. 93)
   Qui plus est, au-delà encore de cette socialisation, on assiste à ce que l’auteur appelle, en 1947, « une collectivisation » progressive de l’humanité qui est ainsi définie : « Interdépendance étroitement contraignante des besoins économiques, rapidité étourdissante des communications, brassage continu et parfois violent des peuples, déracinements et transplantations collectifs, loisirs dirigés et « propagandes » éducatives, trusts financiers et centrales intellectuelles, avènement des masses er régimes totalitaires (…) » (pp. 96-97). Cette « collectivisation » progressive entendue par Chenu comme une « évolution vers une structure communautaire » (p. 98) et que nous appellerions aujourd’hui « mondialisation » a été aussi évoquée par Teilhard de Chardin qui la considère comme un processus naturel. L’évolution révèle une montée de la conscience qui elle-même provoque un effet d’union. C’est dans ce sens que Teilhard parlait de « la confluence des grains de Pensée » (Le phénomène humain, op. cit., p. 265).
13. C’est bien la pensée de Pie XII : « Par-dessus la distinction entre employeurs et employés, qui menace de devenir toujours davantage une inexorable séparation, il y a le travail lui-même, le travail, tâche de la vie personnelle de tous en vue de procurer à la société les biens et les services qui lui sont nécessaires ou utiles. Ainsi compris, le travail est capable, en raison de sa nature même, d’unir les hommes véritablement et intimement ; il est capable de redonner forme et structure à la société devenue amorphe et sans consistance et par là d’assainir à nouveau les relations de la société avec l’État. Lorsque, au contraire, on veut faire de la société et de l’État un pur et simple rassemblement de travailleurs, on méconnaît ce qui constitue l’essence de l’une et de l’autre, on ôte au travail son véritable sens et la puissance intime qu’il a d’unir, on organise en fin de compte non des hommes, travailleurs considérés comme tels, mais une gigantesque addition de revenus en salaires ou traitements. Le danger que l’État soit dominé par les forces économiques, au grand détriment du bien général, est exactement aussi grave dans ce cas que dans celui où la conduite de l’État est soumise à la pression du capital ». ( Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 18-7-1947).
14. Op. cit., pp. 32-36.
15. Centesimus annus…​, op. cit., p. 71.
16. LE 6.

⁢iii. Le droit de travailler.

Nous avons vu que le travail est une dimension fondamentale de l’existence de l’homme sur terre. Il lui permet, répétons-le, de devenir plus homme, de fonder une famille et d’accroître le bien commun de la nation et de l’humanité, il est participation à la Création et annonce des cieux nouveaux et d’une terre nouvelle.

Même si le travail comporte inévitablement une part de peine, l’expérience des hommes nous révèle que l’absence de travail est encore plus pénible. « Rien n’est si insupportable à l’homme, écrivait Pascal, que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »

« Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre (…) ». Et il concluait: « Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur, etc., qu’on les mette à ne rien faire ».⁠[1]

Toutefois, dans les anciennes sociétés rurales, on a traditionnellement réclamé le droit à la subsistance et le droit au repos avant de réclamer, au XVIIIe siècle, contre l’excès de réglementation, le droit de travailler. La liberté de travailler s’est traduite pratiquement par la liberté du contrat de travail qui, on le sait, a été l’occasion de nombreux abus dans un contexte où la main-d’œuvre était surabondante. C’est pourquoi cette liberté est appelée « liberté négative. C’est la liberté qui résulte de la protection légale des individus contre la contrainte d’autres individus ou de groupes, ou de l’État. Elle a été nommée formelle, du côté marxiste, et stigmatisée comme telle dans les communautarismes d’hier et d’aujourd’hui, parce que, notamment, elle n’est pas la liberté positive de travailler si on veut, et encore moins de s’épanouir dans un travail de son choix. »[2]

C’est avec la société industrielle et la montée parfois spectaculaire du phénomène du chômage que l’on a commencé à parler de droit au travail.⁠[3] Expression qui sous-entend l’obligation dans laquelle se trouve l’État de créer les conditions du plein emploi.

En 1848, en France, la question sera âprement discutée. Il n’est pas inutile d’évoquer à nouveau ce débat car il interpelle encore aujourd’hui. En 1848, le socialiste Louis Blanc⁠[4] va développer une argumentation simple pour répondre au refus d’Adolphe Thiers⁠[5] d’inscrire le droit au travail dans la Constitution:

« M. Thiers nie résolument le droit au travail. Toutefois, il daigne admettre le droit à l’assistance. Eh bien ! à vrai dire, nous ne pensons pas que jamais on se soit permis une contradiction plus étonnante. Sur quoi peut reposer, en effet, le droit à l’assistance ? Evidemment, sur ce principe que tout homme, en naissant, a reçu de Dieu le droit de vivre. Or, voilà le principe qui, justement, fonde le droit au travail. Si l’homme a droit à la vie, il faut bien qu’il ait droit au moyen de la conserver. Ce moyen, quel est-il ? Le travail. Admettre le droit à l’assistance et nier le droit au travail, c’est reconnaître à l’homme le droit de vivre improductivement, quand on ne lui reconnaît pas celui de vivre productivement ; c’est consacrer son existence comme charge, quand on refuse de la consacrer comme emploi, ce qui est d’une remarquable absurdité. De deux choses l’une, ou le droit à l’assistance est un mot vide de sens, ou le droit au travail est incontestable. Nous mettons au défi qu’on sorte de ce dilemme. »[6]

Ce texte est intéressant car, depuis 1848, on peut affirmer que  »pendant plus d’un siècle, on a continué à ressasser les mêmes arguments ».⁠[7]

En attendant, la Constitution française n’a pas inscrit le droit au travail parmi les droits du citoyen. Elle déclara dans son Préambule: « La République doit protéger le citoyen dans (…) son travail (…) ; elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler. »[8]

En fait, comme aucun État n’est capable de garantir le plein emploi sans être autoritaire, le droit au travail va être entendu comme droit au chômage. Il va servir à justifier le droit à un revenu assuré à toutes les personnes qui restent disponibles pour le travail, celles qui ont travaillé et se trouvent momentanément sans emploi ou celles qui sont prêtes à travailler et qui n’ont pas encore trouvé d’emploi.

En soi, n’hésite pas à dire F. Tanghe, le droit au travail « n’a jamais signifié grand-chose »[9]. En effet, explique D. Maugenest, « ou bien ce droit est un droit moral seulement, et il n’est pas nécessaire alors de le proclamer ; ou bien c’est un véritable droit juridique, positif, exigible, et la question se pose alors -et elle n’est pas résolue- de savoir auprès de qui un particulier peut recourir pour faire valoir son droit. On voit mal comment un particulier pourrait se voir opposer le droit au travail d’un autre particulier envers qui il n’a aucune obligation ou à qui il n’a plus la possibilité de fournir effectivement du travail. On voit tout aussi mal comment ce droit serait opposable à l’État qui n’a pas normalement pour mission d’organiser le travail de tous ».⁠[10]

Il n’empêche qu’au XXe siècle, devant l’accroissement du risque de chômage massif, le droit au travail va apparaître dans plusieurs textes officiels.

Dans le camp communiste, d’abord. En 1936, la Constitution soviétique reconnaît le droit au travail dans son article 118 ; en 1977, la nouvelle Constitution soviétique précisera : « Les citoyens de l’URSS ont droit au travail -c’est-à-dire à recevoir un emploi garanti, avec une rémunération selon la quantité et la qualité du travail fourni, non inférieure au minimum fixé par l’État-, y compris le droit de choisir la profession, le type d’occupation et d’emploi conformes à leur vocation, à leurs capacités, à leur formation professionnelle, à leur instruction, compte tenu des besoins de la société » (art 40)⁠[11]. En 1982, la Constitution chinoise écrit : « Les citoyens de la République populaire de Chine ont droit au travail et le devoir de travailler.

L’État crée les conditions pour l’emploi par divers moyens, renforce la protection du travail, améliore les conditions de travail et, sur la base du développement de la production, assure une rémunération accrue du travail et accroît le bien-être des travailleurs.

Le travail est le devoir glorieux de tout citoyen ayant la capacité de travail. Les travailleurs des entreprise d’État et des organisations de l’économie collective urbaine et rurale doivent tous se comporter, envers leur travail, en maîtres du pays. L’État encourage l’émulation socialiste au travail, accorde des récompenses aux travailleurs modèles et d’avant-garde. L’État met en honneur le travail bénévole parmi les citoyens.

L’État donne la formation professionnelle nécessaire aux citoyens avant qu’ils reçoivent un emploi. » (Art. 42). Notons, à propos de la Chine, que la révision de mars 1993 qui introduit l’économie de marché dans la Constitution, ne modifie pas cet article.

On sait que les pays communistes européens ont toujours prétendu qu’ils ne connaissaient pas le phénomène du chômage. Mais même si nous ne mettons pas en question les affirmations officielles⁠[12], il est sûr, pour certains auteurs, « qu’un chômage déguisé très important (a alourdi) considérablement l’appareil économique de ces pays, leur productivité, leur compétitivité et leur croissance ». L’expression « chômage déguisé » désigne ici « la situation de travailleurs occupant des emplois qui ne sont pas vraiment nécessaires à la vie de l’entreprise », travailleurs qui, « dans un système économique ouvert et concurrentiel (…) seraient des chômeurs réels ».⁠[13]

d’autres contestent l’idée d’ »un chômage caché pour des raisons de propagande » et font remarquer que « pour beaucoup d’économistes, le plein emploi est une conséquence naturelle de l’état de pénurie chronique généré par le système de planification lui-même. Pour d’autres, le plein emploi est un objectif politique, voulu par les autorités. » Mais, dans l’un ou l’autre cas, il faut se poser cette question : « veut-on réellement obtenir cet avantage, même au prix de toutes les inefficacités du système ? »[14]. Des inefficacités et, doit-on ajouter, des répressions. Le coût humain de la collectivisation forcée de la terre, à partir de 1929, fut considérable : « on évalue le nombre des victimes à 8 à 10 millions de personnes, sans tenir compte de celles de la famine de l’hiver 1932-1933 »[15]. Rappelons aussi que l’industrialisation fut forcée et que le régime profita, dans des travaux titanesques de la main-d’œuvre fournie par les camps.

En Chine, on parle aujourd’hui, suite à l’introduction de l’économie de marché, d’une explosion du chômage et de la pauvreté⁠[16]. Analysant ce phénomène inquiétant, un chercheur chinois⁠[17] reconnaît, au passage, que la Chine de l’ »ancien régime » a connu deux vagues de chômage. De 1949 à 1953⁠[18], il y eut sur 27,54 millions d’employés dans les villes, 3,33 millions de chômeurs enregistrés c’est-à-dire de sans-emploi parmi les résidents permanents des villes qui avaient entre 16 et 60 ans. Ensuite, entre 1976 et 1980, c’est-à-dire après la Révolution culturelle⁠[19], on enregistra sur 105,25 millions d’employés dans les villes, 5,41 millions de chômeurs dont la plupart étaient des « jeunes instruits ».

Même si l’on estime ces chiffres dérisoires par rapport au niveau de chômage actuel et même si les Chinois nous disent que ces deux premières vagues ont été « apaisées », reste le problème des droits du travailleur et des autres droits personnels. Comme dans la fable de La Fontaine, Le loup et le chien, faut-il nécessairement sacrifier la liberté à l’emploi aliénant dans un contexte de contraintes ?

S’il paraît « normal » que l’on ait affiché le droit à l’emploi dans des économies dirigistes avec comme corollaire le devoir pour l’État-employeur de fournir coûte que coûte un emploi à tous les citoyens, il peut être étonnant d’entendre proclamer aussi, dans des démocraties libérales, le droit au travail.

En 1941, le président Roosevelt le cite dans son Discours des quatre libertés ; en 1946, la Constitution française affirme que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » (Préambule). En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule: « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage » (art. 23). Dans cette mouvance, sans doute, en 1978, la Constitution espagnole déclare : « Tous les Espagnols ont le devoir de travailler et le droit au travail, au libre choix de leur profession ou de leur métier, à la promotion par le travail et à une rémunération suffisante pour satisfaire leurs besoins et ceux de leur famille, sans qu’en aucun cas ils puissant faire l’objet d’une discrimination pour des raisons de sexe » (art 35).⁠[20]

L’interprétation la plus courante ici, nous l’avons déjà rencontrée plus haut, elle consiste à retenir « du droit au travail la revendication surtout à un revenu qui, normalement, est acquis précisément par un travail dans un emploi effectif, mais qui, à défaut de celui-ci, doit être assuré à chacun sous forme d’un revenu de substitution. C’est la voie dans laquelle sont engagées les législations de la plupart des nations industrielles avancées ».⁠[21]

Toutefois, depuis quelques années, de nombreux auteurs font remarquer que le chômage ne sera jamais entièrement résorbé. Nous le constatons chaque jour, malgré les efforts déployés par les gouvernements, la mondialisation, la délocalisation et l’automation forcent nombre d’entreprises à « se restructurer » ou à fermer leurs portes. Le drame est que le taux de croissance peut rester satisfaisant malgré l’aggravation du chômage et que la bourse réagit parfois positivement à des licenciements. Face à cette situation, dans l’espoir d’enrayer le mal, les solutions proposées sont la flexibilité des prestations et des salaires et la formation professionnelle. Certains envisagent même le rétrécissement de la protection sociale.

Quelques auteurs, plus audacieux, comme Philippe Van Parijs⁠[22] ou Jean-Marc Ferry⁠[23], veulent rompre avec ces solutions hasardeuses ou inadéquates et avec les interprétations traditionnelles du droit au travail. Ils proposent l’instauration d’une allocation universelle, pour assurer une liberté du travail positive et en finir avec le spectre du chômage, la limitation quantitative et qualitative du marché de l’emploi et précisément avec cette « aumône déguisée » qu’est l’allocation de chômage qui transforme l’appareil d’État « en atelier protégé pour une partie considérable des salariés. ».⁠[24]

De quoi s’agit-il ?

« Une allocation universelle est un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence en termes de travail »[25], revenu, supérieur au seuil de pauvreté, versé en espèces et régulièrement, précise Ph. Van Parijs.

Tel est le principe. Certes les avis divergent sur le montant de ce revenu, son financement, sa combinaison avec d’autres allocations, son imposition éventuelle ou encore l’âge à partir duquel on y aurait droit mais l’idée centrale est que ce « revenu de base », ce « revenu de citoyenneté », soit bien inconditionnel⁠[26] c’est-à-dire versé a priori et automatiquement du simple fait qu’on est citoyen et non en fonction d’un travail qu’on a déjà effectué ou que l’on recherche. Ce revenu n’est plus lié à l’obligation de travailler. A partir de là, chacun pourrait choisir sa vie, ne serait plus obligé d’accepter n’importe quel travail par nécessité⁠[27], pourrait s’engager dans des activités lucratives ou non, faire preuve d’initiative, de créativité ou ne rien faire. Alors que l’économie actuelle sans contrôle politique et obsédée par la conquête des marchés perd sa finalité sociale, le capitalisme étant devenu surtout financier et spéculatif, le socle de sécurité offert par ce revenu inconditionnel qu’est l’allocation universelle, réorienterait l’économie vers des activités socialisantes sur le marché intérieur, activités que J.-M. Ferry appelle quaternaires.⁠[28] Dans cette optique, « il s’agit moins de donner de l’emploi aux gens que de les empêcher d’être exclus »[29].

Le droit au travail s’entend ici comme un droit non à l’emploi mais comme un droit au revenu qui permet à chacun de choisir librement de travailler ou non.⁠[30]

Il n’est pas question ici de discuter tous les aspects économiques de l’allocation universelle⁠[31]. Nous resterons sur le terrain éthique.

A ce propos, et en dehors de toute référence chrétienne même implicite, des remarques sévères ont été faites par divers auteurs.

L’un, reconnaît que « cette allocation est équitable, mais au regard d’un critère lexicalement inférieur à un autre critère : inférieur au droit au travail parce que le travail constitue encore, qu’on le regrette ou non, l’un des facteurs essentiels d’intégration sociale, et parce qu’il est à l’origine de tout revenu ; sans lui, tout revenu, d’activité ou de transfert, est impossible. Nous considérons donc que toutes les théories cherchant à légitimer une allocation universelle dissociée du travail ne sont admissibles qu’une fois reconnue l’équité devant un droit fondamental supérieur à la fois parce qu’il est conforme à la réalité -l’activité productive précède la distribution de revenus- et parce qu’il est respectueux de la dignité de soi, que l’on peut considérer avec Rawls comme bien premier parmi les premiers ».⁠[32]

Un autre⁠[33], après avoir souligné le flou qui entoure la proposition, déclare l’allocation universelle immorale. Pourquoi ? Parce qu’elle ne réclame aucune réciprocité de la part du citoyen dans la mesure où il n’est pas tenu de manifester sa gratitude vis-à-vis de la société par le désir, d’une manière ou d’une autre, de « rendre la pareille ». Il prend l’exemple d’un citoyen qui déciderait, fort de son allocation, de se consacrer au surf : « si le surfeur ne peut rien exiger du travailleur au nom de la réciprocité, il est clair que, s’il reçoit quand même quelque chose de ce dernier, il lui doit alors une contrepartie au nom de cette même réciprocité. (…) On ne peut bénéficier par principe d’avantages qu’à titre provisoire ou sous condition de payement ultérieur sous une forme ou sous une autre ». Or, l’allocation universelle « exonère explicitement les bénéficiaires de toute obligation de réciprocité (…) ». Le principe de réciprocité est, pour l’auteur, « le principe constitutif du lien social entre personnes non apparentées ».⁠[34]


1. Pensées, Audin-Gilbert Jeune, 1949, pp. 110 et 117.
2. FERRY J.-M., Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration sociale, dans Vers un revenu minimum inconditionnel ?, in Revue du Mauss, 1996, n° 7, pp. 115-134, disponible sur http://users.skynet.be, p. 10. Le Mauss est le mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales. Jean-Marc Ferry est professeur à l’ULB en Philosophie et en Sciences politiques et à l’Institut d’Etudes européennes de Bruxelles.
3. Pour étudier en détail l’avènement du droit au travail, on peut lire TANGHE Fernand, Le droit au travail entre histoire et utopie, 1789-1848-1989: de la répression de la mendicité à l’allocation universelle, Facultés universitaires Saint-Louis,1989.
4. 1811-1882.
5. 1797-1877. Historien, ministre et député.
6. BLANC L., Droit au travail, réponse à M. Thiers, Kiessling, 1848, p. 45. Cité in DIJON X., Droit naturel, tome I, PUF, 1998, p. 327.
7. TANGHE F., op. cit., p. 221.
8. Constitution du 4 novembre 1848, Préambule VIII, in Textes constitutionnels français, PUF, Que sais-je ?, 1996, p. 57.
9. TANGHE F., op. cit., p. 222. J.-M. Ferry parle d’ »une hypocrisie de l’État social » (op. cit., p. 10).
10. MAUGENEST Denis, Droit au travail et droit des travailleurs, in L’homme au travail, op. cit., p. 193.
11. Références données par MAUGENEST D., op. cit., pp. 193-194.
12. A partir de 1930, le chômage « en tant que catégorie statistique officielle », disparaît et ne réapparaîtra qu’en 1991.(Cf. LEFEVRE Cécile, Note sur les notions de chômage et d’emploi dans les années 1920 et 1930 en URSS, in Cahiers du monde russe, 38/4, 1997, Statistique démographique et sociale).
13. Id., p. 194.
14. ROLAND Gérard, L’économie soviétique : du Plan au chaos, in L’URSS de Lénine à Gorbatchev, GRIP, 1989, p. 73. G. Roland est économiste, assistant à l’ULB. Il explique : « Le plein emploi et la croissance par les plans tendus sont en effet obtenus au prix d’innombrables gaspillages microéconomiques ainsi qu’au détriment de la satisfaction des besoins. (…) Ces gaspillages ont évidemment des conséquences macroéconomiques. d’abord, la mauvaise qualité pose un problème de compétitivité, et donc d’exportation, sur les marchés mondiaux et limite par conséquent les possibilités d’importations en devises. Par ailleurs, la haute consommation de ressources par unité produite implique la prépondérance du secteur des moyens de production. L’absence de motivation à économiser sur les ressources entraîne un manque d’intérêt des entreprises pour le progrès technique, et les dépenses élevées de ressources donnent à la croissance son caractère extensif. Le progrès technique doit être injecté d’en haut, ce qui entraîne également toutes sortes de gaspillages et un taux d’investissement élevé, au détriment de la consommation qui ne croît que faiblement. Enfin, les pénuries de biens de consommation ne stimulent pas les travailleurs à accroître leur productivité, car les accroissements de revenus permettent rarement d’acheter les marchandises désirées » (pp. 73-74). On peut aussi rappeler l’importance de la bureaucratie. Mikha_l Gorbatchev reconnaissait en 1987: « La sphère de gestion emploie aujourd’hui environ 18 millions de personnes, dont 2,5 millions pour l’appareil des différents organes de direction et environ 15 millions pour l’appareil de gestion des unions de production, entreprises et organisations. Ce qui constitue 15% des ressources de main-d’œuvre du pays. (…) Actuellement, pour l’entretien et la rémunération de cet appareil, nous dépensons plus de 40 milliards de roubles, alors que depuis quelques années nous n’augmentons le revenu national que de 20 milliards par an environ » (Discours à Mourmansk, in Pravda, 2-10-1987). G. Roland ajoute encore le témoignage d’un témoin de la « base » : « L’an dernier, notre canton a fait l’objet d’environ 200 contrôles divers de la part des instances supérieures ; rien qu’en octobre, nous avons reçu 37 représentants de la région. Exprimé en langage statistique, cela veut dire que 114 journées-homme ont été passées en un mois à nous accorder de l’ »aide ». Et cela sans compter le temps passé par les spécialistes, les dirigeants du canton et des fermes à offrir de l’ »aide » en retour, pour accompagner ces représentants et leur préparer rapports et comptes-rendus. » (Discours de Janna Fedorova, chef du parti dans un canton de la région de Voronej, au 27e Congrès du Parti, in Pravda, 2-3-1986).
15. FEJTÖ François, L’héritage de Lénine, Livre de poche, 1977, p. 135.
16. Cf., entre autres, De RUDDER Chantal, L’empire déboussolé, Dossier spécial Chine, Le Nouvel Observateur, semaine du 6 mai 1999, n° 1800. L’auteur parle de « dizaines de millions d’ouvriers ».
17. Jun Tang, maître de conférence, Département de sociologie, Université de Pékin, octobre 2001. Analyse disponible sur www1.msh-paris.fr.
18. La République populaire de Chine a été fondée en 1949.
19. Cette révolution dura de 1966 à 1976.
20. Plus prudente, la Loi fondamentale allemande de 1949 affirme que « tous les Allemands ont le droit de choisir librement leur profession, leur emploi et leur établissement de formation » et que « nul ne peut être astreint à un travail déterminé sinon dans le cadre d’une obligation publique de prestation de services, traditionnelle, générale et égale pour tous. Le travail forcé n’est licite que dans le cas d’une peine privative de liberté prononcée par un tribunal » (art. 12). Et la Constitution italienne (1947) déclare que « La République protège le travail » (art. 35).
21. MAUGENEST D., op. cit., p. 195.
22. Ce professeur très « rawlsien » d’éthique économique à l’UCL est membre du Basic Income European Network (BIEN) qui est un réseau européen de personnes et d’organisations intéressés par le thème de l’allocation universelle. On peut lire à ce propos : GUERICOLAS Pascale, A quand l’allocation universelle ?, www.scom.ulaval.ca. Auparavant, dans les années 80, il avait été, sur ce sujet, l’un des animateurs du collectif Charles Fourier à Louvain-la-Neuve. De Ph. Van Parijs, outre qu’est-ce qu’une société juste ? déjà analysé : L’allocation universelle. Utopie pour l’Europe d’aujourd’hui, www.etes.ucl.ac.be ; Peut-on justifier une allocation universelle ? in Futuribles, n° 144, juin 1990 ; Au delà de la solidarité, Les fondements éthiques de l’État-Providence et de son dépassement, in Futuribles, n° 184, février 1994 ; Sauver la solidarité, Cerf, 1995 ; De la trappe au socle : l’allocation universelle contre le chômage, supplément aux Actes de la recherche en sciences sociales, n° 120, décembre 1997 ; L’allocation universelle: une idée simple et forte pour le XXIe siècle, in FITOUSSI Jean-Paul et SAVIDAN Patrick, Comprendre, n° 4, « Les inégalités », PUF, octobre 2003, pp. 155-200.
23. Outre l’article du Mauss déjà cité : L’allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Cerf, 1995 ; Entretien avec Jean-Marc Ferry, in Le Soir, 21-11-1997 ; L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse ? Plaidoyer pour l’allocation universelle, http://users.skynet.be/sky95042/plaidoye.html ; Emploi, sécurité, Zéro, Fondation Collège du travail, 1998, pp. 109-117 ; Entretien avec Jean-Marc Ferry, in Esprit, juillet 1997, n° 234, pp. 5-17 ; Jean-Marc Ferry, Entretiens, Labor, 2003.
24. TANGHE F., op. cit., pp. 221-222 et 225.
25. Van PARIJS Ph., L’allocation universelle : une idée simple et forte pour le XXIe siècle, op. cit.. Il s’agirait, selon Ferry, d’établir « un droit inconditionnel à un revenu versé à chacun, indépendamment de sa situation dans la production, qu’il (ou elle) soit actif, chômeur, étudiant, retraité, femme au foyer, banquier ou autre ». ( L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse, op. cit., p. 1).
26. Sauf en cas d’incapacité légale et tant qu’elle dure.
27. « Une allocation universelle sans contrainte de travail assure aux plus faibles un pouvoir de négociation que ne permet pas un revenu garanti conditionné au travail ». (Van PARIJS Ph., L’allocation universelle : une idée simple et forte pour le XXIe siècle, op. cit.).
28. FERRY J.-M., L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse, op. cit., pp. 5-7. Ailleurs l’auteur explique : « Nous connaissons le secteur primaire dont, avec l’exode rural, les forces productives se sont déversées dans le secteur secondaire et ont alimenté la révolution industrielle ; ce secteur secondaire s’est dégagé à son tour dans un secteur tertiaire de services actuellement pléthorique. Nous sommes donc dans une situation où les exclus de la grande production n’ont plus de secteur d’accueil, et la notion de secteur quaternaire figure l’idée de ce secteur d’accueil » (Entretien, in Esprit, op. cit.) . L’auteur cite les activités autonomes, personnelles et non automatisables comme les activités artistiques, artisanales, relationnelles (assistance, animation, surveillance, tutelle, médiation), scientifiques, etc.. (Cf. Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration, op. cit.).
29. FERRY J.-M., Entretien, in Esprit, op. cit..
30. Cf. HARRIBEY Jean-Marie, Une allocation universelle garantirait-elle une meilleure justice sociale ? in Encyclopédie : Protection sociale, quelle refondation ?, Economica, Liaisons sociales, 2000, pp. 1211-1221, disponible sur Internet, p. 3.
31. On peut se reporter, à ce point de vue, par exemple et pour faire simple, à l’article de QUIRION Philippe, Les justifications en faveur de l’allocation universelle : une présentation critique, 1995, disponible sur http://perso.wanadoo.fr/marxiens/politic/revenus : quirionO.htm. Par contre, on peut discuter de la « crédibilité politique » de l’allocation universelle. Ph. Quirion se demande « quelles forces sociales se battront pour une revendication aussi éloignée des luttes passées du mouvement ouvrier ? (…) Ce système rencontre à la fois l’hostilité de « la droite » parce qu’il nécessite un accroissement des prélèvements obligatoires et la méfiance de « la gauche » en apparaissant comme une caution possible à une offensive ultra-libérale de démantèlement de l’État-providence et du droit au travail. » (Op. cit, p. 9). Les partisans de l’allocation universelle rétorquent qu’elle n’accroîtra pas les prélèvements mais les réduira. Et pour affirmer leur réalisme, ils évoquent des expériences réussies qui vont dans leur sens : la pension universelle pour tous les plus de 65 ans en Nouvelle-Zélande (1938) ; le système d’allocations familiales universelles au Canada (1944) ; le système universel de protection contre la maladie et l’invalidité au Royaume-Uni (1946) ; et surtout depuis 1984, l’exemple de l’État d’Alaska qui « commence à verser à chaque résident, de manière indifférenciée et inconditionnelle, un revenu pouvant aller jusqu’à $1000 par an et financé par une part de la rente provenant de l’exploitation du pétrole. » (Van PARIJS Ph., L’allocation universelle. Utopie pour l’Europe d’aujourd’hui, op. cit., p. 4). Ph. Van Parijs salue aussi l’action du syndicat néerlandais Voedingsbond FNV qui milite depuis des années pour l’allocation universelle. En Belgique, les partis Ecolo et Agalev se sont intéressées à cette formule mais c’est surtout le parti Vivant (1997-2007) qui en a fait son programme électoral, sans succès. ‘Cf. VANDERBORGHT Yannick, « Vivant » ou l’allocation universelle pour seul programme électoral, in Multitudes 8, mars-avril 2002, disponible sur http://multitudes.samizdat.net).
32. HARRIBEY J.-M., op. cit., p. 8. L’auteur, visiblement d’obédience libérale, montre la différence qui existe entre cette allocation et l’impôt négatif de Milton Friedman. Cet impôt négatif intervient a posteriori et éventuellement, c’est-à-dire lorsque l’on constate que les revenus déclarés sont inférieurs à un chiffre donné. A ce moment, une allocation est prévue pour que les revenus perçus atteignent le minimum légal. L’allocation universelle, elle, fonctionne inconditionnellement et a priori. L’auteur ajoute que Milton craignait néanmoins que son système n’ait un effet de désincitation au travail.
33. WOLFESPERGER Alain, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, L’immoralité de l’allocation universelle, disponible sur www.libre.org.
34. Id., p. 14.

⁢a. Et l’Église, parle-t-elle de droit au travail et si oui, dans quel sens ?

L’expression « droit au travail » n’apparaît pas chez Léon XIII. Dans Rerum Novarum, il écrit : « Dans la réalité, c’est une obligation commune pour tous de subvenir à sa vie, et s’y soustraire est un crime. Il en résulte nécessairement le droit de se procurer ce qui permet de subvenir à sa vie ; et à celui qui n’a pas de moyens, la faculté ne lui est donnée que par le salaire acquis par le travail. » Le devoir de travailler implique qu’on ait la liberté de le faire. C’est clair.

Il semble que le premier pontife à parler de « droit au travail » soit Pie XII. Evoquant le « droit naturel de chaque individu à faire du travail le moyen de pourvoir à sa vie propre et à celle de ses fils », il précisera :  »Un tel devoir et le droit correspondant au travail est imposé et accordé à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris. »[1]

Dans un autre message , il citera parmi les « droits fondamentaux de la personne » : « le droit au travail comme moyen indispensable à l’entretien de la vie familiale ».⁠[2]

Il est très important de noter que le droit au travail ici est lié au devoir d’en procurer ou de s’en procurer mais il n’implique pas, pour autant et immédiatement, le devoir de l’État de fournir un travail. La responsabilité première en incombe prioritairement aux intéressés eux-mêmes. L’État n’intervient qu’à titre subsidiaire et dans le respect du bien commun, ce qui évite toute interprétation de type autoritaire

Quand Jean XXIII rédige l’encyclique Pacem in terris, il a sous les yeux la Déclaration universelle des droits de l’homme. Celle-ci déclare, d’une part que : « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage »[3], et, d’autre part, que. : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ces moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. »[4] Ces extraits ont visiblement inspiré le Souverain Pontife qui écrira d’abord que « Tout être humain a droit à la vie, à l’intégrité physique et aux moyens nécessaires et suffisants pour une existence décente, notamment en ce qui concerne l’alimentation, le vêtement, l’habitation, le repos, les soins médicaux, les services sociaux. Par conséquent, l’homme a droit à la sécurité en cas de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse, de chômage et chaque fois qu’il est privé de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ».⁠[5] Un peu plus loin, le texte rappelle que « Tout homme a droit au travail et à l’initiative dans le domaine économique »[6]. Et il ajoute que « La dignité humaine fonde également le droit de déployer l’activité économique dans des conditions normales de responsabilité personnelle. »[7]

Cet ordre qui place le droit à la vie et à la subsistance avant le droit au travail semble, mieux que la Déclaration universelle, suggérer que le droit au travail doit « être compris avant tout comme le droit à subsister, indépendamment de la possibilité et de l’existence d’un travail réel (…) ».⁠[8] En tout cas, cette présentation tend à justifier les allocations sociales qui existent dans plusieurs pays et qui sont octroyées indépendamment du travail et en fonction des besoins. Ces allocations garantissent non plus au travailleur mais au citoyen un minimum vital. Il s’agit en Belgique du Revenu d’intégration sociale (RIS, l’ancien « Minimex », Minimum moyen d’existence), en France du Revenu minimum d’insertion (RMI) qui sont octroyés à certaines conditions et à certaines catégories de personnes. De plus, cette aide financière à laquelle peuvent s’ajouter d’autres aides sociales s’inscrit dans la perspective d’une remise au travail.

Mais peut-on déduire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et, partant, des extraits cités de Jean XXIII, la légitimité de l’allocation universelle ?

Mireille Chabal affirme sans hésiter que l’allocation universelle est « un don nécessaire, elle est un dû. Elle est implicitement prescrite par la Déclaration universelle des Droits de l’homme ».⁠[9] C’est aller un peu vite, semble-t-il mais, en ce qui concerne la pensée de l’Église, l’affaire paraît plus claire et, nous allons le voir, il est difficile dans la perspective qui est la sienne d’admettre le principe de l’allocation universelle tel qu’il a été défini. Même si, après Jean XXIII, le concile Vatican II⁠[10] puis Paul VI réaffirment que « Tout homme a droit au travail, à la possibilité de développer ses qualités et sa personnalité dans l’exercice de sa profession (…) »⁠[11], ce ne peut être que dans le sens où ses prédécesseurs en ont parlé.

C’est peut-être pour éviter l’équivoque née, dans les années 80, autour de l’expression « droit au travail » que Jean-Paul II ne l’emploie pas au grand étonnement d’ailleurs de son commentateur Denis Maugenest qui écrit : « En ces temps difficiles, le droit au travail paraît encore plus urgent que ne le sont les droits des travailleurs. Curieusement pourtant l’encyclique ne parle nulle part de droit au travail…​ »[12] Laborem exercens parle du « travail humain, compris comme un droit fondamental de tous les hommes »[13] et Jan Schotte⁠[14] explique cette phrase en ces termes : « Respecter ce droit est la responsabilité de tous ceux qui appartiennent à une société déterminée et agissent à travers les structures de l’État, mais il est aussi la responsabilité de toute la communauté internationale. » Nous allons y revenir.

Mais ce que souligne avec force l’encyclique, c’est que « Le travail est (…) une obligation, c’est-à-dire un devoir de l’homme, et ceci à plusieurs titres. L’homme doit travailler parce que le Créateur le lui a ordonné, et aussi du fait de son humanité même dont la subsistance et le développement exigent le travail. L’homme doit travailler par égard pour le prochain, spécialement pour sa famille, mais aussi pour la société à laquelle il appartient, pour la nation dont il est le fils ou la fille, pour toute la famille humaine dont il est membre, étant héritier du travail des générations qui l’ont précédé et en même temps co-artisan de l’avenir de ceux qui viendront après lui dans la suite de l’histoire. Tout cela constitue l’obligation morale du travail entendue en son sens le plus large ».⁠[15] Obligation morale très large puisque « Le mot « travail » désigne tout travail accompli par l’homme, quelles que soient les caractéristiques et les circonstances de ce travail, autrement dit toute activité humaine qui peut et qui doit être reconnue comme travail parmi la richesse des activités dont l’homme est capable et auxquelles il est prédisposé par sa nature même, en vertu de son caractère humain. »[16] Dans cette optique, celui qui n’aurait pas besoin de travailler pour vivre ou même pour faire vivre sa famille, a encore des obligations vis-à-vis de ses compatriotes et, au delà, vis-à-vis de la famille humaine tout entière dans la mesure où nous sommes responsables des autres quels qu’ils soient. La théologie du travail est une théologie de la solidarité. Le travail bénévole, par exemple, s’inscrit bien dans ce cadre.

Il paraît difficile donc de séparer, comme le fait l’allocation universelle, le don et le travail.⁠[17] On se rappelle l’injonction de Paul : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ».⁠[18]

Mais allons plus loin. Plusieurs partisans de l’allocation universelle évoquent la figure d’un ancêtre, Thomas Paine⁠[19], qui, à la fin du XVIIIe siècle, dans une réflexion sur la réforme agraire en France⁠[20], « propose l’instauration d’une pension universelle (à partir de 50 ans) et d’une dotation universelle (à 21 ans) en reconnaissance de la propriété commune de la terre ».⁠[21] Cette propriété commune est « de droit naturel » dit Paine. Toutefois, comme chez Rousseau⁠[22], il précise que « pour bien concevoir ce que l’état de société devrait être, il est indispensable d’avoir quelques notions de l’état primitif et naturel des hommes, tel qu’il est encore aujourd’hui. On n’aperçoit chez eux aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits de la vie civilisée. Elle n’existe point dans l’état naturel. »[23] Ce développement nous montre à quel sens du mot « nature » Paine se réfère dans l’expression ambigüe « droit naturel ». Dans le fond, « La nature est l’état primitif des choses, auquel elles doivent s’arrêter ou qu’elles doivent restituer pour satisfaire à leur essence, ou encore la nature est l’exigence essentielle, divinement déposée dans les choses, d’un certain état primitif ou d’avant-culture que les choses sont faites pour réaliser ».⁠[24]

Il n’empêche que le chrétien peut se sentir interpellé par l’argument de Paine. En effet, même s’il reconnaît le bien-fondé de la propriété privée, comme nous le verrons plus tard, il ne peut oublier que le livre de la Genèse, livre des origines qui nous révèle quelque chose l’avenir auquel nous sommes appelés, fonde le principe de la destination universelle de tous les biens puisque la terre a été donnée à tous les hommes. Dès lors, la proposition de Taine comme l’allocation universelle ne sont-elles pas justifiées dans la mesure où elles se présentent comme une anticipation de la communauté des biens à laquelle nous devons tendre sans pour autant, comme les marxistes, abolir la propriété privée ? L’allocation universelle serait un moyen de restituer un peu la justice originelle qui sera notre justice finale.

Une telle interprétation est impossible. Indépendamment de l’insistance des papes sur le devoir de travailler, indépendamment de l’injonction de Paul, il reste que la terre a été donnée à l’homme, avant la chute, pour qu’il la travaille (domine, soumette, cultive, garde).


1. Radiomessage pour le cinquantenaire de l’Encyclique « Rerum Novarum », 1-6-1941.
2. Radiomessage de Noël au monde entier, 24-12-1942.
3. Art. 23.
4. Art. 25.
5. PT §12.
6. PT § 19.
7. PT §21.
8. MAUGENEST D., op. cit., p. 196.
9. L’allocation universelle, http://mireille.chabal.free.fr ; M. Chabal est l’auteur de qu’est-ce que le travail humain ? Communication au Colloque Lupasco, 13-3-1998, Bulletin du CIRET, n° 13 ; et avec Dominique Temple, de La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, L’Harmattan, 1995. Stéphane Lupasco (1900-1988) est un philosophe d’origine roumaine qui a tenté de construire une philosophie à partir de la physique quantique. Il a fondé le Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires (CIRET).
10. Cf. GS 26 qui cite le droit « au travail ».
11. OA 14.
12. Op. cit., p. 189.
13. LE 18.
14. Réflexions sur « Laborem Exercens », Commission pontificale « Iustitia et Pax », 1982, p. 16.
15. LE 16 §2.
16. LE, Adresse.
17. Ph. Quirion présente finalement l’allocation universelle comme « un moyen d’assurer le « droit à la paresse » » (op. cit., p. 9).
18. 2 Th 3, 10.
19. 1737-1809. Cet Anglais, ami de Benjamin Franklin fut un des artisans de l’indépendance des États-Unis et de la Constitution de Pennsylvanie. Il participa à la vie politique de la jeune république puis s’engage dans la révolution en France où il connut la prison et les honneurs avant de regagner l’Amérique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages politiques.
20. La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, précédé de A la Législature et au Directoire, 1797, in Revue du Mauss, n° 7, 1er trimestre 1996.
21. Van PARIJS Ph., L’allocation universelle. Utopie pour l’Europe d’aujourd’hui, op. cit., p. 3. Th. Paine propose « un fonds national pour payer à tous les individus qui auront atteint l’âge de vingt-un ans, la somme de quinze livres sterling, à titre d’indemnité du droit naturel, dont le système des propriétés territoriales les a dépouillés. Et pour payer annuellement la somme de six livres sterling, durant leur vie, à tous les individus qui ont atteint l’âge de cinquante ans, et aux autres, à mesure qu’ils arriveront audit âge. (…) Je propose d’abord de faire les paiements tels que je les ai énoncés, à tous les individus, pauvres ou riches. Cette mesure commune est propre à éviter toute odieuse distinction, et elle est d’autant plus convenable qu’à titre d’indemnité ou de compensation d’une propriété naturelle, tous les individus y ont un droit égal, indépendamment des propriétés qu’ils peuvent avoir créées ou acquises par hérédité ou de toute manière.(…) » (Extraits de La justice agraire…​cités in GUILLON Claude, Economie de la misère, La Digitale, 1999, disponibles sur http://claudeguillon.internetdown.org.
22. A propos de Rousseau, J. Maritain rappelle l’explication que saint Thomas donne de l’expression « droit naturel » : « Une chose est dite de droit naturel de deux façons : une chose peut être dite « de droit naturel » soit parce que la nature y incline (comme de ne pas faire injure à autrui), soit seulement parce que la nature n’assure pas du premier coup la disposition contraire, « en ce sens-là on pourrait dire que d’être nu est pour l’homme de jure naturali, parce que c’est l’art, et non la nature, qui lui fournit le vêtement ; c’est en ce sens qu’on doit entendre le mot d’Isidore, appelant de droit naturel l’état de possession commune, et d’une et identique liberté pour tous ; en effet la distinction des propriétés et la soumission à un maître ne sont pas choses fournies par la nature, mais amenées par la raison des hommes pour l’utilité de la vie humaine ». (Ia IIae qu. 94, art. 5, sol. 3). Commentant ce passage, J. Maritain écrit : « En d’autres termes, le mot nature peut être pris au sens métaphysique d’essence comportant une certaine finalité. Est naturel alors ce qui répond aux exigences et aux inclinations de l’essence, ce à quoi les choses sont ordonnées en raison de leur type spécifique et en définitive par l’auteur de l’être. Et il peut être pris au sens matériel d’état primitif donné en fait. Est naturel alors ce qui se trouve exister de fait avant tout développement dû à l’intelligence. » (Trois réformateurs, Plon, 1925, pp. 181-182).
23. Extrait de La justice agraire…​, cité in GUILLON Claude, op. cit..
24. MARITAIN J., Trois réformateurs, op. cit., p. 183.

⁢b. Propriété collective ou privée, la propriété est liée au travail

[1].

Les partisans de l’allocation universelle procèdent à une dissociation entre le devoir et le droit, les besoins et le travail.

Pour J.-M. Ferry, il s’agit bien « de dissocier le droit au revenu de la contrainte du travail et, ce faisant, de mieux penser le droit au travail comme tel, c’est-à-dire comme un droit et non pas comme un devoir imposé de l’extérieur par la nécessité de gagner un revenu, lequel ne fait pas toujours l’objet d’un droit indépendant. En effet, le droit au revenu, loin d’être inconditionnel, reste plus ou moins implicitement fondé par référence à un principe de contributivité, c’est-à-dire de proportionnalité entre le revenu que l’on reçoit et la contribution productive que l’on apporte. S’il était rendu inconditionnel, le droit au revenu, loin d’attenter au droit au travail, l’émanciperait, au contraire, puisqu’il cesserait de faire du travail une obligation de survie alimentaire.

Tant que le travail est une contrainte, il n’est pas un droit. Et si le droit au travail était ainsi émancipé, non seulement il supprimerait son hypocrisie, mais la morale du travail, qui, dans la rhétorique politique, frise parfois le ridicule, pourrait plus clairement devenir une morale autonome, c’est-à-dire une vraie morale. L’attachement au droit au travail, ainsi qu’à la forme d’intégration sociale par le travail n’est pas répressif par lui-même. Il le devient, lorsqu’il entre en réaction contre un droit au revenu indépendant du travail. »[2]

Nous retrouvons ici, une conception du droit très libérale. Le divorce étant à nouveau prononcé entre la liberté et le devoir. La liberté ne peut être que sans condition préalable, sans examen préalable de ce qui constitue l’homme et de la « vérité » du travail dans tous ses aspects personnels et sociaux. Le droit à la subsistance que l’Église a toujours défendu dans sa lutte contre la pauvreté est détaché du devoir de travailler pour fonder la nécessité de l’allocation universelle, autrement dit, le devoir de l’État d’assurer cette subsistance. Nous nous trouvons face à une version allégée et apparemment séduisante du mouvement classique qui entraîne tout individualisme à une forme ou autre de collectivisme.

Nous nous trouvons aussi devant une nouvelle dévalorisation du travail. Si l’on estime qu’en soi le travail est enrichissant pour l’homme et pour la société, il est nécessaire à tous et doit être l’objet de soins attentifs pour que tous y accèdent et qu’il soit réellement et le mieux possible source de tous les bienfaits qu’il peut offrir.

En séparant la satisfaction des besoins du travail qui peut y pourvoir, on met logiquement en péril la subsistance car si personne ne choisit de travailler, comment pourra-t-elle être assurée ?

Et même si on refuse d’envisager la possibilité de cette position extrême que l’on peut contester au nom du réalisme dans la mesure où le montant de l’allocation ne permet que la survie et incitera donc les « gourmands » ù trouver d’autres revenus, l’allocation universelle ne justifie-t-elle une nouvelle forme d’esclavage ? N’est-il pas établi, depuis la suppression théorique de l’esclavage, que « nul ne doit porter le fardeau de la nécessité pour le compte des autres et (que) nul, donc, ne doit être dispensé d’en porte sa part » ? « Or l’allocation universelle ouvre le droit à la dispense. Elle permet à la société de ne pas s’occuper de la répartition équitable du fardeau. En cela, elle fait, par idéalisme, le jeu de l’idéologie du travail : elle paraît considérer le travail comme une activité choisie, facultative, qui peut être réservée à celles et à ceux qui aiment le faire. Or le travail est d’abord à faire, qu’on l’aime ou non, et c’est seulement en partant de la reconnaissance de sa nécessité qu’on peut chercher à le rendre aussi plaisant et épanouissant que possible, à en alléger le poids et la durée ».⁠[3]

On peut encore ajouter un argument. Dans le binôme subsistance-travail, si, chronologiquement, la subsistance a priorité sur le travail, celui-ci est intrinsèquement plus important sur le plan de la croissance intégrale de l’être. Car si la subsistance nous rend dépendants de nos besoins et, dans le cas de l’allocation universelle, dépendants de la collectivité, le travail, lui, est un lieu de liberté parce qu’il me permet d’accroître mes pouvoirs et notamment sur le plan politique au sens large : « puisque le travailleur, écrit X. Dijon, exprime, par sa peine, sa soumission responsable à la loi de la pénurie qui affecte tous les humains (« il faut travailler pour gagner sa vie »), le voici mieux habilité à entrer avec le sérieux qui convient dans le débat politique qui déterminera la loi de la cité ».⁠[4]

Pour appuyer cette idée, l’auteur en appelle au témoignage des premiers intéressés -les pauvres-, et affirme que « la « contributivité » (…) constitue en réalité le souhait le plus cher des personnes qui, reléguées aux marges de la société, voudraient au contraire exercer leur citoyenneté en y apportant leur capacité de se mettre à l’œuvre. Or en dissociant le revenu et le travail, l’allocation universelle fait l’impasse sur la cause efficiente de l’appropriation ; en se polarisant de la sorte sur la satisfaction du besoin, cause finale de l’appropriation, elle ne rencontre pas l’aspiration des pauvres qui considèrent précisément le travail comme un lieu important de reconnaissance sociale. »[5]

Une fois encore, comme nous l’avons vu, il faut rappeler que les droits de l’homme sont indivisibles. Dans la mesure où ils sont concrets et objectifs, en détacher un de l’ensemble est une mutilation de la personne considérée dans son intégralité. « Par exemple, continue le P. Dijon, le critère qui légitime toutes les appropriations pourvu qu’elles résultent du travail de leur titulaire méconnaît les conditions personnelles et sociales de l’activité laborieuse, laissant ainsi sans réponse la question du chômage : le sujet jouissait-il de la capacité physique et psychique d’entreprendre un travail ? La société a-t-elle distribué les biens culturels et matériels de telle sorte que chaque sujet ait pu exercer par le travail sa maîtrise sur la nature ? Si l’on tient par contre que les attributions de biens se règlent seulement selon les besoins des sujets, comment assurera-t-on l’effectivité de cette répartition qui, de soi, impose une limite alors que les besoins, hâtivement confondus avec le désir, connaissent une extension indéfinie ? Comment savoir que tel bien de la nature doit satisfaire le besoin de telle personne et non de tel autre ? N’est-ce donc pas dans la tension de ces deux critères que se joue la reconnaissance inhérente au droit ? »[6]

En un mot, pour conclure, « l’idée de verser un revenu à des personnes sans en attendre, en contrepartie, une utilité sociale est une idée qui dégrade »[7].


1. « Quand une terre est « commune », écrit Alain Wolfsperger dans une perspective libérale que nous ne pouvons suivre jusqu’au bout, cela signifie que chacun y a un droit d’accès pour l’utiliser et la faire lui-même fructifier et non pas que chacun a un droit sur les produits de l’usage qu’en font les autres ». (op. cit., p. 14).
2. L’allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Cerf, 1995, pp. 46-47).
3. GORZ A., Capitalisme, Socialisme, Ecologie, Désorientations, Orientations, Galilée, 1991, pp. 175-176, cité in DIJON X., Droit naturel, Tome 1, op. cit., p. 329. A. Gorz lie le droit à un revenu de citoyenneté d’une part « à un programme de réduction progressive mais radicale de la durée du travail sans réduction de salaire » et d’autre part au droit, voire à l’obligation de travailler. En effet, « le revenu garanti représente la part de richesse à laquelle chacun(e) a droit en raison de sa participation au processus social de production ». (Cf. CERICA Claudio et VERCELLONE Carlo, Au-deà de Gorz, travail et revenu garanti_, disponible sur http://multitudes.samizdat.net).
4. DIJON X., id..
5. Id.. X. Dijon s’appuie sur le Rapport général sur la pauvreté réalisé par la Fondation Roi Baudouin à la demande du ministère de l’Intégration sociale, 1994: »qu’est-ce qu’être citoyen quand la dignité d’une personne ne peut plus ni s’exprimer ni être reconnue par les autres ; qu’est-ce qu’être citoyen quand on ne dispose pas d’un logement décent, pas de travail, pas de protection sociale, ni plus généralement d’aucun outil de reconnaissance sociale à sa disposition ? (…) Le Rapport montre-t-il à suffisance les effets ravageurs de la pauvreté, de l’absence d’emploi, de l’inutilité contrainte, sur la conscience qu’un individu peut avoir de sa dignité, et de ses droits, du lien civique, d’un contrat social ? » (pp. 394 et 397).
6. Op. cit., p. 331.
7. Mgr Albert Rouet, Président de la Commission sociale de l’épiscopat français, in Face au chômage, changer le travail, Centurion, 1993, p. 201. Et même, ajoute l’auteur, très sévèrement, « un « petit boulot », un emploi plus ou moins fictif est indigne des hommes, et loin de les aider, la société les humilierait un peu plus en les payant pour une tâche qui limiterait l’épanouissement de leur humanité. L’utilité sociale est beaucoup plus large que celle d’une organisation où des serviteurs feraient, grâce à leur disponibilité, des tâches dont une élite ne voudrait plus. Ce serait passer du travail au noir à l’obscurité totale ! » (Id., pp. 200-201).

⁢c. Que propose l’Église face au chômage ?

L’Église, en particulier dans l’encyclique Laborem exercens, a insisté sur le devoir du travail étant donné sa valeur multiforme. Et donc, le chômage, quelle que soit sa nature⁠[1], qu’il soit technologique suite, par exemple, à l’introduction de nouvelles machines⁠[2], conjoncturel ou cyclique découlant des crises de surproduction, doit toujours être considéré comme un mal, une calamité⁠[3] et non comme la conséquence fatale et naturelle des lois économiques qui finiraient par l’estomper si on laissait les « lois » jouer sans contrainte⁠[4]. Deux siècles d’expériences libérales ou néo-libérales n’ont pas réussi à assurer le plein emploi⁠[5] d’autant plus que la production a tendance à croître beaucoup plus vite que la main-d’œuvre à cause de la mécanisation, de la concurrence.

Disons d’emblée, pour ne pas y revenir, que le principe de l’usage commun des biens impose surtout à l’État, un des employeurs indirects⁠[6], comme dit Jean-Paul II, d’assurer des subventions qui permettent aux chômeurs et à leurs familles de subsister après la perte d’un emploi ou en attente d’un travail : « L’obligation de prestations en faveur des chômeurs, c’est-à-dire le devoir d’assurer les subventions indispensables à la subsistance des chômeurs et de leurs familles, est un devoir qui découle du principe fondamental de l’ordre moral en ce domaine, c’est-à-dire du principe de l’usage commun des biens ou, pour s’exprimer de manière encore plus simple, du droit à la vie et à la subsistance ».⁠[7]

Cela étant dit, on peut penser, tout d’abord, que le chômage est le résultat d’une mauvaise organisation du travail comme en témoigne le contraste entre les ressources naturelles inutilisées et les foules de chômeurs. Avec beaucoup d’analystes, nous pouvons dénoncer « la pseudo-fatalité d’un chômage important »[8]. Avec humilité cependant pour ne pas tomber dans la dangereuse utopie qui a animé les sociétés marxistes.⁠[9]

Dans la lutte contre le chômage⁠[10], puisqu’on ne peut, l’actualité le montre, faire confiance aux seuls mécanismes du marché, une large mobilisation est nécessaire, à tous les niveaux. Une mobilisation permanente car le problème ressurgit constamment. Toute politique à court ou moyen terme finira par être prise en défaut. Le chômage doit être combattu avec le concours de toutes les parties intéressées : les instances internationales, l’État, les partenaires sociaux⁠[11], les employeurs⁠[12], les collectivités et les chômeurs eux-mêmes⁠[13].

Les instances internationales

Au plan international, étant donné les relations d’interdépendance, la collaboration et la solidarité entre États sont indispensables à la promotion du travail et de l’emploi et pour éviter que les marchés financiers et les grandes entreprises continuent à perturber gravement parfois le marché du travail. « Les pays hautement industrialisés, écrit Jean-Paul II, et plus encore les entreprises qui contrôlent sur une grande échelle les moyens de production industrielle ‘ce qu’on appelle les sociétés multinationales ou transnationales) imposent les prix les plus élevés possibles pour leurs produits, et cherchent en même temps à fixer les prix les plus bas possible pour les matières premières ou les produits semi-finis (…) Il est évident que cela ne peut pas demeurer sans effet sur la politique locale du travail ni sur la situation du travailleur dans les sociétés économiquement désavantagées. »[14]

Tout en respectant les droits et la personnalité des États, et avec l’aide efficace des organisations internationales, bien des mesures doivent être prises au niveau européen et mondial en faveur du Tiers-Monde. Mesures qui auraient aussi d’heureuses répercussions en nos pays et qui réduiraient les différences choquantes et injustes dans le niveau de vie des travailleurs. Nous y reviendrons.

L’objectif premier des instances internationales, comme des instances nationales, est de favoriser l’accès du plus grand nombre au travail et de garantir aux travailleurs l’ensemble de leurs droits. De plus, il est indispensable « que le niveau de vie des travailleurs dans les diverses sociétés soit de moins en moins marqué par ces différences choquantes qui, dans leur injustice, sont susceptibles de provoquer de violentes réactions. »[15] Nous le savons, la justice sociale ne peut s’installer sans une recherche d’une certaine égalité.

L’État

Au plan national, l’employeur indirect, en définitive l’État, gardien du bien commun, doit coordonner les efforts en respectant l’initiative des personnes, des groupes, etc., en vue d’une organisation correcte et rationnelle d’un chantier de travail différencié et équilibré⁠[16]. Dès 1932, pour remédier à la crise en cours depuis 1929, le futur Président Roosevelt lançait son «  New Deal »⁠[17] : « Si vous parlez avec nos jeunes hommes et nos jeunes femmes, vous constaterez qu’ils ne demandent qu’à travailler pour eux et leur famille ; qu’ils estiment avoir un droit au travail. Ils auront le droit de réclamer pour eux et pour tous les hommes et femmes valides et désireux de travailler, la subsistance pour vivre et une occupation selon leurs capacités. Notre gouvernement peut et doit leur assurer cette sécurité ». Et en 1944, toujours dans la libérale Amérique, la Conférence internationale du travail, à Philadelphie, affirmait clairement : « Ils sont définitivement révolus, les temps où un État pouvait croire qu’il avait rempli son devoir lorsqu’il avait garanti un revenu minimum aux chômeurs au moyen d’assurances ou de toute autre manière. Les travailleurs ne tolèreront plus longtemps une société où ceux qui veulent du travail et s’efforcent sérieusement d’en trouver seraient inévitablement contraints d’abdiquer toute dignité si on les condamnait à l’inaction (…). Un système politique et économique incapable de résoudre ce problème ne pourra paraître acceptable à un monde qui, au cours de deux guerres mondiales, se sera rendu compte de l’efficacité de l’intervention de l’État ».⁠[18]

Bien entendu, cette planification globale ne peut s’entendre comme une centralisation unilatérale par les pouvoirs publics. Elle doit s’appuyer sur le principe de subsidiarité et c’est pour cela que tous les acteurs sont concernés. Les corps intermédiaires ont un rôle important à jouer.

En attendant, si c’est une erreur de compter d’emblée ou exclusivement, comme on le fait trop souvent aujourd’hui, sur l’action de l’État, son rôle est néanmoins important, nous l’avons déjà dit et nous le verrons encore plus tard. Il n’est pas question, en effet, de laisser sans brides ni balises le pouvoir économique mais il ne s’agit pas non plus de l’étouffer par une politique fiscale ou une réglementation sociale qui paralyse l’activité ou l’empêche de se développer. Il ne s’agit pas non plus que l’État se fasse employeur, outre mesure. Il a néanmoins l’obligation, au nom du bien commun, de stimuler le travail.

Les corps intermédiaires

Entre l’État et l’individu, ils ont une utilité capitale. On pense principalement aux organisations syndicales et aux entreprises elles-mêmes⁠[19], au service du travail et non du capital d’abord. Mais il ne faut pas négliger le rôle que peuvent jouer les communes, les régions et toutes les associations à caractère social. Enfin, comme nous allons le voir, dans le paragraphe suivant, n’oublions jamais la mission primordiale de l’école et des différentes formes d’apprentissage.

Comme le souligne un sociologue, « qu’il s’agisse de l’activité industrielle, commerciale ou de services, des activités culturelles ou éducatives, des secteurs médico-sociaux, de la vie politique et syndicale, (…) cet espace-temps tire sa valeur des ressources qu’il permet de créer, une dynamique sociale de rapprochement des individus comme acteurs de réalisations, au-delà des règles et structures établies ».⁠[20] Les structures intermédiaires « mobilisent des dynamiques exceptionnelles de régulations sociales conférant une légitimité particulière de réactivité transitionnelle et de lien social entre acteurs du changement ».⁠[21] Ces valeurs, l’auteur, au terme d’une vaste enquête⁠[22] va les rappeler tout particulièrement à propos des « organisations productives » dans un monde en profonde mutation dont la description révèle a contrario leur fonction cruciale :  »Le contexte contemporain d’une mondialisation des économies libérales et des réseaux de communication d’une part, de l’autonomie et des individus sujets et acteurs de leur propre histoire d’autre part, pose ainsi la question cruciale de l’existence même de la société démocratique. Un monde virtuel d’images à destination universelle estompe en effet les représentations de cultures spécifiques, et les multimédias accélèrent les échanges, sans pour autant situer les acteurs dans la vérité de leurs appartenances et de leurs responsabilités ; tandis que les rapprochements dans les rapports humains dépassent certes les frontières nationales, objet de tant de luttes passées, mais plongent les individus dans l’inquiétude pour l’avenir de leurs sociétés devenues incertaines sur leurs fondements culturels et leurs structures politiques. Un tel constat exige qu’apparaissent d’autres modalités de régulation sociale de la vie collective sous peine de livrer les individus à l’emprise de communautés défensives aux allures de sectes et de mafias. »[23] Dans un tel monde, les organisations productives intermédiaires « entre les institutions du politique et celles de l’éducation (…) doivent aider leurs individus salariés à retrouver de nouvelles légitimités collectives sous peine de basculer dans de brutales régressions sociales et économiques ». Et cela sans « substituer l’entreprise aux structures sociales d’État ou des familles. Ce serait retourner aux modalités paternalistes ou totalitaires du développement économique ». Dans un monde marqué par le libéralisme, ces organisations sont des lieux de socialisation et de « solidarisation ». Tel est en effet le travail qui, malgré ses difficultés et ses problèmes, révèle « combien les individus sont acteurs et quasiment citoyens d’une œuvre collective de production pour laquelle ils s’engagent et se veulent partie prenante. (…) En bref, l’expérience vécue du travail fait concrètement expérimenter les valeurs de la démocratie (…). »[24]

Bien conscient des problèmes graves suscités par les inégalités, l’espérance de travail et la misère, l’auteur prêche pour que les valeurs démocratiques ne restent pas cantonnées dans les activités civiques. Il n’est pas question « de supprimer « les méfaits du travail » pour imaginer un monde meilleur, sans travail pour les uns, mais avec trop de travail pour les autres. Il s’agit de tirer les conséquences des acquis de la socialisation par le travail pour tous (…). »⁠[25] Il s’agit de « trouver les voies efficaces d’une dynamique de légitimation des institutions intermédiaires, car c’est dans cette ressource des activités productives que doit s’inventer concrètement plus d’égalité sociale, plus de compréhension entre les hommes et plus de mobilisation sur des projets d’avenir, puisque les citoyens consommateurs et salariés s’y vivent aussi comme acteurs de réalisations collectives. »⁠[26]

Les personnes

En définitive, il va de soi et à la lumière de l’analyse que nous venons de survoler, qu’au premier chef, ce sont les personnes elles-mêmes qui sont immédiatement concernées par le problème du travail et du chômage. En effet, expliquait Pie XII, le « devoir et le droit correspondant au travail est imposé et accordé à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris ».⁠[27]

A la lumière de cette sagesse, s’il n’est pas possible dans l’immédiat de créer tous les emplois stables nécessaires, parmi les mesures qui peuvent être prises pour mettre au travail davantage de personnes, la mesure prioritaire touche à la formation.

Même aux États-Unis, c’est une réalité qui n’avait pas échappé au Dr Raymond L. Saulnier, conseiller du président Eisenhower⁠[28], qui recommandait « training, education, relocation » : c’est-à-dire le perfectionnement de la formation des travailleurs, une meilleure éducation et une mobilité accrue pour les jeunes. Il faut élever le niveau de qualification du travailleur car le progrès technique à long terme crée des emplois mais des emplois qui demandent toujours plus de formation. Il faut aider le travailleur à s’adapter à un genre nouveau de travail ou à un nouveau lieu de travail. Le recyclage facilitera le passage des travailleurs de secteurs en crise vers d’autres secteurs en développement. De toute façon, l’éducation doit être la préoccupation première en adaptant le système d’instruction et d’éducation, qui doit se préoccuper, avant tout, certes, du développement et la maturation de toute la personne, mais aussi de la formation spécifique nécessaire à l’insertion dans le chantier de travail. La prolongation de la scolarité peut être bénéfique, de même que l’apprentissage sous toutes ses formes.

Dans une perspective plus directement volontariste encore, les pouvoirs publics et les associations sociales peuvent aider les sans-emploi à créer leur emploi⁠[29] ou, par un système de coaching, faire accompagner par des intervenants sociaux les chômeurs dans la recherche d’un emploi, dans leurs démarches administratives ou encore dans leurs problèmes juridiques. Si, comme on l’a dit, le manque de travail est d’abord un manque d’idées⁠[30], il faut tout faire pour encourager la créativité et la responsabilité des intéressés.

Autrement dit, c’est la personne du travailleur qui doit être au centre des préoccupations. Trop souvent, pour ne pas dire dans tous les cas, les politiques de l’emploi ou les politiques pour l’emploi⁠[31] réfléchissent non à partir des besoins objectifs de la personne et de ses capacités acquises ou à acquérir, mais à partir du nécessaire élargissement du marché du travail, de sa répartition, en tout cas, de l’indispensable croissance économique⁠[32] ou du « benchmarking »⁠[33]. A partir de ce point de vue, diverses pistes sont proposées. Par exemple, certains veulent favoriser le temps partiel qui, selon eux, assurerait un partage efficace du travail, créerait des emplois et permettrait de concilier vie familiale, vie associative et vie professionnelle. Mais il faut aussi se rendre bien compte que dans la création d’emplois nouveaux par le partage, la solidarité est nécessaire et doit entraîner un effort de réduction des privilèges sectoriels et des « droits acquis »⁠[34]. Beaucoup d’observateurs vont plus loin encore et contestent, comme un leurre, « l’idée qu’on partagera l’emploi en travaillant moins et moins longtemps »[35]. d’autres, aujourd’hui, plus nombreux, réclament la flexibilité des salaires, la mobilité des travailleurs, l’abaissement des charges sociales patronales et du coût salarial, s’accommodent de la précarité d’emploi, vantent le travail intérimaire, pour une économie plus concurrentielle et donc plus efficace, plus productive. Mais qu’en est-il de la sécurité et de la stabilité nécessaires à l’épanouissement de la personne et de la famille ?⁠[36]

Le droit à l’initiative que Jean XXIII liait au droit au travail⁠[37], doit être étendu le plus largement possible : « Le développement doit être sous le contrôle de l’homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d’un petit nombre d’hommes ou de groupes jouissant d’une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique ou à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et au plan international l’ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation. (…) Les citoyens doivent se rappeler que c’est leur droit et leur devoir (et le pouvoir civil doit aussi le reconnaître) de contribuer selon leurs moyens au progrès véritable de la communauté à laquelle ils appartiennent ».⁠[38]

C’est dire combien la personne est importante dans le processus économique : « Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni et avec qui l’on travaille (…). Il y a des différences caractéristiques entre les tendances de la société moderne et celles du passé même récent. Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, ce fut le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres »[39]. S’il est donc très « important que les pays en voie de développement favorisent l’épanouissement de tout citoyen, par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations »[40], il en va de même dans les pays « développés » qui connaissent la marginalisation croissante d’un nombre non négligeable de citoyens.

Comme l’écrit très justement J.-Y. Calvez, «  le libéralisme courant défend la liberté d’initiative économique, liberté d’entreprendre, mais sans un très grand souci de mettre chacun en condition d’exercer une telle liberté, alors que ceci ne va nullement de soi pour le plus grand nombre des hommes. L’Église lutte, elle, en vue de l’initiative pour tous…​ «⁠[41] Pour tous : nuance capitale !

Une autre culture

Prioritairement, à travers les quelques mesures suggérées par l’Église et les mesures concrètes et positives prises par certains États, c’est un renouveau de la culture du travail qu’il faut souhaiter. Pour améliorer en profondeur et durablement la situation, disait un évêque, il faut:

« -Avoir en vue que construire une société digne de l’homme requiert le travail de chacun ;

-Maîtriser le progrès technique et les flux financiers au service de l’homme ;

-Répartir plus équitablement les ressources ;

-Trouver un nouvel équilibre de vie. »[42]

Qui ne voit la réforme intellectuelle et morale indispensable à ce changement qui ne peut se réaliser sans l’attachement à une juste hiérarchie de valeurs, un sens aigu de la solidarité et une volonté politique déterminée à se préoccuper d’abord de la promotion intégrale de la personne humaine et non de la productivité, de la rentabilité, de la performance à n’importe quel prix.

d’une manière générale, d’ailleurs, s’il se vérifie que l’automation et la mondialisation continuent à saccager le marché de l’emploi, ce n’est que dans l’exercice de la vertu de tempérance, dans le souci de l’autre, qu’employeurs et employés devront accepter de vivre.

Le souci des vraies priorités rendrait aussi vigueur au secteur non marchand qui manque souvent cruellement de bras dans la mesure où il n’est pas reconnu comme rentable économiquement. Une meilleure reconnaissance serait nécessaire au bénéfice de toute la vie sociale et finalement économique.

On l’a compris, rien ne peut réussir dans le court terme puisqu’on ne peut rien réussir sans se soucier en premier de la formation professionnelle certes, mais aussi civique, éthique, spirituelle⁠[43].

En conclusion, deux maîtres-mots : formation donc et, par-dessus tout, solidarité. Ce n’est pas pour rien que M. Schooyans a présenté la théologie du travail chez Jean-Paul II comme une théologie de la solidarité. Une solidarité sans frontières, une « solidarité fondée sur la vraie signification du travail humain », solidarité de tous au service du bien commun de toute la société, pour le travail, pour la justice sociale en renversant « les fondements de la haine, de l’égoïsme, de l’injustice », solidarité des travailleurs et solidarité avec les travailleurs, avec le travail, « c’est-à-dire en acceptant le principe de la primauté du travail humain sur les moyens de production, la primauté de la personne au travail sur les exigences de la production ou les lois purement économiques ». Bref, « la solidarité est (…) la clé du problème de l’emploi ». Mais elle ne peut exister que si elle « voit dans la dignité de la personne humaine en conformité avec le mandat reçu du Créateur le critère premier et ultime de sa valeur ».⁠[44]


1. Il s’agit de chômage involontaire. Le chômage est considéré comme volontaire « dans les cas suivants : -un abandon d’emploi sans raison légale ; -un licenciement qui est la suite logique d’une attitude fautive de la part du travailleur salarié ; -ne pas se présenter auprès d’un employeur ou refuser un emploi convenable ; -ne pas se présenter auprès du service compétent de l’emploi et de formation professionnelle ; -le refus ou l’échec d’un parcours d’insertion. » (Source : http://socialsecurity.fgov.be). Ce type de chômage implique surtout des personnes ne voulant pas travailler à cause d’un gain potentiel de revenu jugé trop faible. On parle aussi de « chômage déguisé » pour désigner, par exemple, le temps partiel subi ou des emplois non marchands aidés.
2. Encore une fois, ne nous méprenons pas. La machine, œuvre de l’homme n’est pas nécessairement un mal. Il ne faut pas oublier que l’homme, par le biais de la machine, ne travaille plus seulement pour son pain, pour son profit ou le profit d’un autre, profit qu’il faut apprendre à modérer, il travaille dans la quantité et peut donc se mettre au service des besoins d’une collectivité plus ou moins large, au service de la construction du monde, de son humanisation. « La vie des sociétés humaines, écrivait J. Maritain, avance et progresse (…) au prix de beaucoup de pertes, elle avance et progresse grâce à cette surélévation de l’énergie de l’histoire due à l’esprit et à la liberté, et grâce aux perfectionnements techniques qui sont parfois en avance sur l’esprit (d’où des catastrophes) mais qui demandent par nature à être des instruments de l’esprit » ( Les droits de l’homme et la loi naturelle, Hartmann, 1947, pp. 34-35).
3. Un mal, disait Pie XI, qui « afflige un très grand nombre de travailleurs, les plonge dans la misère et les expose à mille tentations ; il consume la prospérité des nations et compromet, par tout l’univers, l’ordre public, la paix et la tranquillité. » (QA, 570 in Marmy).
4. « Je me refuse à croire, déclare Jean-Paul II, que l’humanité contemporaine, apte à réaliser de si prodigieuses prouesses scientifiques et techniques, soit incapable, à travers un effort de créativité inspiré par la nature même du travail humain et par la solidarité unissant tous les êtres, de trouver des solutions justes et efficaces au problème essentiellement humain qu’est celui de l’emploi. » (Allocution à l’Organisation internationale du travail, Genève, 15-6-1982, in DC, 1833, 4-7-1982, p. 650).
5. Classiquement, on définit le plein emploi suivant la formule de William Beveridge : situation où « le nombre des places vacantes (est) supérieur au nombre de candidats à un emploi, et (où) les places (sont) telles et localisées de telle façon que le chômage se ramène à de brefs intervalles d’attente ». Ce chômage estimé normal à 3%, est appelé « frictionnel » : « constitué de personnes recherchant un emploi pendant une courte période ». Le chômage frictionnel et le chômage volontaire forment ce que l’on appelle le chômage structurel ou chômage d’équilibre c’est-à-dire un « chômage qui ne peut être expliqué par une insuffisance de l’activité économique ». (Cf. BOURDIN Joël, Rapport d’information, Sénat français, le 30-5-2001 (disponible sur www.senat.fr).
6. « Dans le concept d’employeur indirect entrent les personnes, les institutions de divers types, comme aussi les conventions collectives de travail et les principes de comportement, qui, établis par ces personnes et institutions, déterminent tout le système socio-économique ou en découlent. (…) L’employeur indirect détermine substantiellement l’un ou l’autre aspect du rapport de travail et conditionne ainsi le comportement de l’employeur direct lorsque ce dernier détermine le contrat et les rapports de travail. (…) Le concept d’employeur indirect peut être appliqué à chaque société particulière, et avant tout à l’État ». (LE, 17).
7. LE 18.
8. RUOL M., op. cit., pp.5 et svtes.
9. C’est avec sagesse que P. Jaccard nous met en garde : « Au lieu de souhaiter la proclamation d’un droit absolu au travail, dont la mise en pratique sera toujours malaisée, nous préférerions qu’on s’accordât sur la volonté de réaliser le vœu de Lord Beveridge : « utiliser les pouvoirs de l’État pour assurer à tous, non pas une sécurité absolue de trouver du travail, mais une chance raisonnable d’être employé dans une activité utile ». » (Op. cit., p. 287). Lord William Beveridge (1879-1963) fut un économiste et homme politique britannique.
10. Il n’est pas simple d’évaluer le nombre de chômeurs dans une société donnée. En Belgique, en 1997, le ministère de l’Emploi et du Travail ne recensait qu’un peu plus de 420.000 chômeurs indemnisés qui sont inscrits comme demandeurs d’emploi et ne travaillent pas du tout. La même année, la FGTB recensait près d’un million de chômeurs en incluant dans son calcul les chômeurs indemnisés non inscrits comme demandeurs d’emploi (chômeurs âgés, prépensionnés, exemptés et interruptions de carrière à plein temps), les travailleurs combinant leur salaire avec une indemnité de chômage (temps partiel, interruption de carrière partielle, travailleurs de l’Agence locale pour l’emploi, travailleurs en formation, chômeurs temporaires) et les chômeurs sanctionnés ( chômeurs volontaires, chômeurs de longue durée, chômeurs sanctionnés administrativement), les demandeurs d’emplois libres non indemnisés, les jeunes en stage d’attente, les minimexés). Le calcul des chômeurs volontaires et leur identification relève aussi de critères variables suivant les pays. Toujours en Belgique et en 1997,la FGTB estimait qu’il y avait un peu plus de 16.000 chômeurs volontaires alors qu’en France , la même année le nombre de chômeurs volontaires représentait 53% de la masse globale ! (Sources: http://users.skynet.be/fgtbbruxelles et BOURDIN J., op. cit.). En 2003, Jan Smets, Vice-Président du Conseil supérieur de l’emploi et Directeur de la Banque nationale de Belgique, parlait, chez nous, de 36% de sans-emploi qui « n’en cherchent pas non plus activement » alors que la moyenne européenne est de 30%. (Mobilisation générale pour l’emploi, Conférence pour l’emploi, 19-9-2003, www.meta.fgov.be). En octobre 2019, le taux de chômage était de 5,6%. deux ans plus tôt, le taux était à 7,9% selon le rapport de l’OCDE.
11. « Les prérogatives des partenaires sociaux et du gouvernement sont absolues dans ces matières. En tout état de cause, le dernier mot leur appartient (…) ». (JADOT Michel, secrétaire général du Ministère fédéral de l’Emploi et du Travail, La politique fédérale de l’emploi, Rapport d’évaluation 1997, Ministère fédéral de l’Emploi et du Travail, pp., 15). Comme nous allons le voir, il faut sans doute nuancer cette affirmation ou du moins préciser l’identité des « partenaires sociaux ». En tout cas, il est sûr qu’on ne peut, en aucune manière, accepter le libre jeu de la « main invisible ».
12. L’employeur a sa part de responsabilité. Le licenciement ne devrait être que l’ultime recours alors « qu’on règle le problème des restructurations sur le dos des derniers entrés et des plus âgés. On ne renouvelle pas le contrat des uns et on pousse les autres à la prépension. Le noyau « stable », lui, s’en sort plus ou moins non affecté…​ jusqu’à la prochaine restructuration ! Hélas, syndicats et employeurs, encouragés par le cadre législatif, s’entendent pour maintenir cette politique du court terme. Il faudrait des solutions « qui coûtent » à l’ensemble des travailleurs et à l’employeur. Mais c’est un discours dérangeant. » (Bruno Van der Linden, président de l’Institut de recherches économiques et Sociales de l’UCL (IRES), in L’Appel, n° 259, septembre 2003, p. 5).
13. Cf. P. Bigo : le droit au travail « ne peut être un droit en justice commutative exercé à l’égard d’une entreprise. Il est un droit en justice distributive exercé à l’égard de la société globale, c’est-à-dire non pas seulement de l’État, mais de tous ceux qui ont en mains les possibilités de création de travail » (op. cit., p. 415, note 2).
14. LE 17.
15. Id.. C’est aussi l’avis du sociologue R. Sainsaulieu : « Mais peut-on (…) oublier que d’autres classes et sociétés de mondes en développement difficile, ont encore à espérer le travail, quels que soient les horaires, pour sortir de la misère et accéder à une définition plus digne de leur existence. Cela ne mènera-t-il pas à une nouvelle coupure dans la civilisation, à un malaise d’inégalité fondamentale ? Les empires de l’Ancien Régime ont explosé sur leur superbe ignorance des inégalités sociales issues des contraintes et bénéfices de la sphère productive. Récemment encore, l’empire soviétique n’a pas résisté aux inégalités de la nomenklatura. » ( Des sociétés en mouvement, La ressource des institutions intermédiaires, Desclée de Brouwer, 2001, pp. 218-219)
16. LE 18.
17. La « nouvelle donne » fut le nom donné à sa politique économique qu’il mit en place dès son installation à la Maison blanche.
18. Cités in JACCARD P., op. cit., pp. 286-287.
19. Le problème du syndicat va être abordé un peu plus loin. Quant à l’entreprise, nous nous y attarderons dans le volume suivant.
20. SAINSAULIEU Renaud, op. cit., p. 105.
21. Id., p. 133.
22. Son analyse n’est pas une pure spéculation intellectuelle. Elle repose sur une recherche de « toutes les valeurs, les fractures et les audaces de la vie sociale de travail, dans les pays industrialisés d’Europe de l’Ouest et de l’Est mais aussi dans le monde des pays francophones. ». (op. cit., p. 216).
23. Id., p. 215.
24. Id., pp. 217-218. « Au travail, en effet, explique Sainsaulieu, les individus ne sont pas que les contractants rationnels d’un échange entre salariés et résultats. Dans le processus même de compétence et de performance, ils s’impliquent dans une extrême richesse de relations, d’engagement et de risques. De ce fiat ils vivent des collectifs de coopération toujours fragiles ; ils en retirent estime, confiance mais aussi inquiétudes sur l’avenir. Ils apprennent que la qualité de leur travail dépend de la qualité de sociétés qu’ils constituent avec les collègues et collaborateurs. C’est ainsi qu’ils rencontrent, comme salariés, la fraternité des solidarités actives dans toutes sortes d’épreuves et de succès. Ils font aussi l’expérience difficile d’une liberté d’engagement comme acteurs d’une scène collective de production, où les désirs de coopération affrontent souvent la passion des relations de pouvoir. Ils espèrent enfin plus d’égalité et de justice dans toute la diversité des modalités de reconnaissance des investissements personnels et collectifs qu’exigent les impératifs techniques et commerciaux de la production. » (Id.).
25. Id., p. 219.
26. Id., p. 220.
27. Radiomessage pour le cinquantenaire de l’encyclique Rerum Novarum, 1-6-1941.
28. Cf. SAINSAULIEU, op. cit., p. 284.
29. Cf. Sortir du chômage en créant son emploi, Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale, août 2003. Cette brochure décrit les différentes formalités à remplir, les obligations à respecter et les dispositifs d’aide en matière de formation, de préparation ou de prêt.
30. Mgr Albert Rouet, Président de la Commission sociale de l’épiscopat français, in Face au chômage, changer le travail, Centurion, 1993, p. 175. Dans cet esprit, le Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale, a publié en 2003: Nouveaux gisements d’idées, 50 initiatives locales de développement et d’emploi. L’objectif est de montrer que la question de l’emploi « trouve une multiplicité de réponses innovantes grâce à des acteurs qui s’appuient sur les ressources et les enjeux locaux, cherchant à transformer les problèmes en atouts ». Dans les réalisations décrites, on constate que « la dimension locale est prise en compte de façon de plus en plus sérieuse comme source d’innovation et comme potentiel de création de nouveaux emplois, y compris dans des déclinaisons particulières que sont l’économie sociale et solidaire, et les services de proximité ». A travers les pratiques mises en œuvre, on découvre que « la rencontre entre l’initiative privée, associative en particulier, et l’État produit généralement des développements intéressants ».(p. 1).
31. « Au sens strict, la politique de l’emploi réunit l’ensemble des dispositifs mis en œuvre pour corriger les déséquilibres observés sur les marchés du travail ou en réduire le coût social ». Tandis que la politique pour l’emploi, « au sens large, (…) désigne l’ensemble des interventions publiques visant à agir sur le niveau ou sur la qualité de l’emploi ». (FREYSSINET Jacques, Agir pour l’emploi, in Projet, n° 278, 2004, p. 53.
32. « Il ne suffit pas, écrivait Pie XII, de répéter sans cesse le mot d’ordre, trop simpliste, que : ce qui importe le plus, c’est de produire. La production se fait elle aussi par les hommes et pour les hommes. La production est par elle-même éminemment une question -et un facteur- d’ordre et d’ordre vrai entre les hommes ». (Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 18-7-1947).
33. Il s’agit de « l’échange de bonnes pratiques » : pour établir une politique d’emploi, on s’appuie sur un exemple étranger ou sur le « modèle » proposé par les organisations internationales à partir d’emprunts aux meilleures pratiques. Michel Jadot, fait remarquer « que s’il advenait que notre gouvernement adopte dans tous les domaines les recommandations qui lui sont faites, rien ne garantit absolument que les résultats promis soient au rendez-vous. Sur le terrain social, en effet, l’absolue certitude -même quand elle est étayée par moult analyses- ne peut être de mise. On entend aussi que le domaine social est par excellence le lieu des spécificités, que la machine sociale ne sera jamais affaire de pure mécanique être que tel dispositif qui délivre d’heureux résultats là-bas serait inopérant ici. Autrement dit, aucun modèle n’aurait de validité universelle : alors que, d’une certaine façon, c’est effectivement l’ambition qui se dégage des études qui balisent ce travail de recommandation.
   Les critiques adressées au travail de ces instances emportent assurément leur part de vérité, mais on conviendra que, dès lors qu’il ne puisse en aucun cas s’agir de transposer mécaniquement ces recommandations dans nos réalités institutionnelles et que tout « emprunt » passera nécessairement par les conditions de notre démocratie sociale et politique, les dangers supposés de la prise en, compte de celles-là sont forcément limités ».(in La politique fédérale de l’emploi, Rapport d’évaluation 1997, op. cit., pp. 15-16). Cette mise ne garde nous rappelle que les théories les plus belles ne peuvent faire fi de la complexité historique et, en dernière analyse, du vécu des individus.
34. Il n’est pas sûr du tout, comme le suggère Jan Smets (op. cit.), que l’organisation « assouplie » du travail rencontre le souhait « des travailleurs de mieux combiner vie professionnelle et vie familiale, activités sociales et loisirs ». C’est vrai chez un certain nombre de femmes mais le temps partiel ou intérimaire répond d’abord au désir des entreprises « d’adapter, de la manière la plus souple possible, le volume de travail à la production ». La vie familiale demande stabilité et sécurité. Elle s’accommode mal des variations dans les salaires, l’emploi, les horaires, etc..
35. Cf. Van der LINDEN Bruno, op. cit., pp. 4-5. R. Rezsohazy explique: « une politique d’emploi qui s’inspire directement de la justice distributive raisonne volontiers comme si le travail disponible était une quantité fixe qu’il s’agit tout simplement de répartir en diminuant la durée du travail et en abaissant l’âge de la pension. Or cette politique, inspirée de sentiments nobles, est purement défensive. Elle ne considère pas que les emplois résultent de facteurs qui se situent plus haut dans la chaîne causale, comme les besoins nouveaux à satisfaire ou les investissements. Agir sur ceux-ci apparaît alors prioritaire. » (La justice : réflexions sociologiques et normatives, in La justice sociale en question ? op. cit., pp. 88-89). Mgr Albert Rouet, renchérit et poursuit : « L’idée est généreuse à première vue. Mais le remède risque d’être pire que le mal. (…) Le travail est envisagé comme une masse globale à répartir entre les intéressés. Outre que certaines tâches sont insécables, qui peut garantir que cette masse n’est pas elle-même fluctuante, qu’elle ne va pas encore décliner ? On irait ainsi vers un nombre croissant d’emplois frappés de précarité grandissante. Ce remède offre une plus grande souplesse -et il y en a besoin- mais il reste de tendance « malthusienne ».
   Beaucoup avancent une précision en demandant de partager le temps de travail, en clair de le réduire progressivement. Cela est une perspective à étudier sérieusement, et à programmer dans le temps par des accords entre les parties intéressées. Mais la réduction du temps de travail conduit inexorablement à deux questions.
   d’abord, celle de la répartition des charges de la protection sociale qui ne peuvent indéfiniment être prélevées seulement sur les salaires, sauf à accepter qu’un temps de travail attribué à davantage d’hommes mais pour moins longtemps, supporte un prélèvement proportionnellement plus important.(…)
   La seconde question posée par la réduction du temps de travail, bien évidemment, est celle du partage des revenus. Travailler moins conduit à gagner moins, donc le niveau de vie devra être réduit en proportion. » (op. cit., pp. 199-200).
36. « Avant tout, écrivait le futur Paul VI, la famille a besoin d’une certaine sécurité économique. Quand, en effet, l’homme est obligé de mener une vie désespérément malheureuse et de vivre dans des habitations malsaines et repoussantes ; aussi longtemps que ne lui sont pas assurés une certaine tranquillité de travail, la possibilité de se marier jeune, un salaire qui lui permette d’épargner et d’acquérir une petite propriété familiale, la vie domestique deviendra pour lui dans ces conditions, toujours plus désorganisée et toujours plus exposée aux germes de corruption sociale et morale ». (Lettre de Mgr J.-B. Montini, Pro-secrétaire d’État, à la XXVIIe Semaine sociale d’Italie, 19-9-1954).
37. PT 18: « Tout homme a droit au travail et à l’initiative économique ».
38. GS 65.
39. CA, 31-32.
40. SRS, 44.
41. L’Église devant le libéralisme, op. cit., p. 84.
42. ROUET Albert Mgr, op. cit., p. 216.
43. Pie XII parlait de « l’esprit de justice, d’amour et de paix ». Il ajoutait : « c’est (…) dans l’absence de cet esprit qu’il faut voir une des principales causes des maux dont souffrent, dans la société moderne, des millions d’hommes, toute l’immense multitude de malheureux, que le chômage affame ou menace d’affamer ». (Discours au Congrès international des Etudes sociales, 3-6-1950).
44. JEAN-PAUL II, Allocution à l’Organisation internationale du travail, 15 juin 1982.

⁢iv. Les droits du travailleur

[1]

On se souvient que c’est en réagissant à la condition scandaleuse dans laquelle se trouvaient les travailleurs au XIXe siècle, que Léon XIII, au nom de la dignité de la personne humaine, établit la première liste des droits de la personne au travail et, par le même coup, réconcilie l’Église avec les droits de l’homme dont la proclamation avait été ressentie comme une menace jusque là.

Parmi les droits du travailleur, l’Église en relève deux d’importance majeure : le droit à une juste rémunération et le droit d’association.


1. Le mot « travailleur » désigne bien toute personne au travail : ouvrier, employé, technicien, cadre ou directeur. P. Bigo ajoute : « Quand le chef d’entreprise est propriétaire, il faut distinguer son rôle comme travailleur et son rôle comme propriétaire. » (Op. cit., p. 314, note 1).

⁢a. Le droit à une juste rémunération.

Ce problème est très important car la rémunération est la voie par laquelle la grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens naturels et aux fruits de la production, à ces biens de la terre qui sont destinés à tous. Dans une société artisanale où le travailleur est propriétaire des instruments de production et du produit, sa rémunération se fait par les prix. Mais dans une société industrielle où travail et propriété sont dissociés, la question du salaire devient essentielle.⁠[1]

Par ailleurs, la salaire est un droit personnel, nécessaire⁠[2] et non pas l’équivalent de la valeur d’une marchandise. Il fut un temps où, trop souvent, le patron avait tendance à ne faire du salaire qu’un élément du prix de revient des marchandises. Et pourtant, le théoricien du libéralisme économique, Adam Smith⁠[3], lui-même, avait établi : « Il faut de toute nécessité qu’un homme vive de son travail et que son salaire suffise au moins à sa subsistance ; il faut même quelque chose de plus dans la plupart des circonstances, autrement il serait impossible au travailleur d’élever sa famille ».⁠[4]

Léon XIII ira plus loin. Il montrera que la justice, au sens le plus large, reste lésée même si le salaire est « librement consenti de part et d’autre » et satisfait donc à la justice commutative : « Que le patron et l’ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu’il leur plaira. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures que, d’ailleurs, il ne peut refuser parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre de travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste.

Mais, dans ces cas et autres analogues, comme en ce qui concerne la journée de travail et les soins de santé des ouvriers dans les usines, les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…), ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État ».⁠[5]

Texte intéressant parce qu’il évoque, comme nous l’avons déjà vu, un au delà de la justice commutative, la « justice naturelle » qui nous renvoie à la « justice sociale » de Pie XI. De plus, la « subsistance de l’ouvrier » inclut bien la famille comme il est dit immédiatement après, « pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille »[6]. « Aisément » car le Saint Père souhaite aussi que l’ouvrier s’applique « à être économe », à « de prudentes épargnes », à se ménager « un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine ». Enfin, le texte en appelle à la vigilance, dans l’ordre, des « corporations et syndicats », corps intermédiaires, et de l’État, si nécessaire, pour qu’ils garantissent de justes salaires et favorisent « l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires ».

En somme, Léon XIII estime que « pour fixer la juste mesure du salaire, il y a de nombreux points de vue à considérer ».⁠[7]

Pie XI reprend l’enseignement de son prédécesseur et précise qu’il devient impossible d’estimer le travail « à sa juste valeur et de lui attribuer une exacte rémunération, si l’on néglige de prendre en considération son aspect à la fois individuel et social. »[8] Concrètement, le salaire doit permettre premièrement l’ouvrier « de pourvoir à sa subsistance et à celle des siens », notamment parce que le travail des mères de famille est à la maison. « A cet égard, écrit-il, il convient de rendre un juste hommage à l’initiative de ceux qui, dans un très sage et très utile dessein, ont imaginé des formules diverses destinées, soit à proportionner la rémunération aux charges familiales, de telle manière que l’accroissement de celles-ci s’accompagne d’un relèvement du salaire, soit à pourvoir le cas échéant à des nécessités extraordinaires. »[9] Deuxièmement, le salaire doit tenir compte « des besoins de l’entreprise et de ceux qui l’assument. Il serait injuste d’exiger d’eux des salaires exagérés, qu’ils ne sauraient supporter sans courir à la ruine et entraîner les travailleurs avec eux dans le désastre. Assurément, si par son indolence, sa négligence, ou parce qu’elle n’a pas un suffisant souci du progrès économique et technique, l’entreprise réalise de moindres profits, elle ne peut se prévaloir de cette circonstance comme d’une raison légitime pour réduire le salaire des ouvriers. Mais si, d’autre part, les ressources lui manquent pour allouer à ses employés une équitable rémunération, soit qu’elle succombe elle-même sous le fardeau de charges injustifiées, soit qu’elle doive écouler des produits à des prix injustement déprimés, ceux qui la réduisent à cette extrémité se rendent coupables d’une criante iniquité, car c’est par leur faute que les ouvriers sont privés de la rémunération qui leur est due, lorsque sous l’empire de la nécessité, ils acceptent des salaires inférieurs à ce qu’ils étaient en droit de réclamer. »[10] Enfin, troisièmement, la fixation du taux des salaires doit s’inspirer « des nécessités de l’économie générale » car « un niveau ou trop bas ou exagérément élevé des salaires engendre également le chômage ». La justice sociale demande « que tous les efforts et toutes les volontés conspirent à réaliser, autant qu’il peut se faire, une politique des salaires qui offre au plus grand nombre possible de travailleurs le moyen de louer leurs services et de se procurer ainsi tous les éléments d’une honnête subsistance. » Pour y arriver, il faut aussi « un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires » et « un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des différentes branches de l’activité économique (…) ». Il faut enfin que tous puissent profiter des biens produits et que ceux-ci soient « assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilité au contraire singulièrement l’exercice. »[11]

Devant l’extension du travail féminin, Pie XII ajoutera « que l’on doit à la femme, pour le même travail et à parité de rendement, la même rémunération qu’à l’homme »[12] et qu’ »il serait injuste et contraire au bien commun d’exploiter sans ménagement le travail de la femme, seulement parce qu’on peut l’avoir à plus bas prix, au préjudice non pas uniquement de l’ouvrière, mais encore de l’ouvrier, qui se trouve ainsi exposé au danger du chômage ! »[13]

Jean XXIII reprendra les différents paramètres déjà cités par Pie XI en ajoutant quelques précisions intéressantes, en élargissant encore le concept d’ »économie générale » mais en mettant bien en évidence la primauté des obligations familiales : « Les travailleurs doivent recevoir un salaire suffisant pour mener une vie digne de l’homme et subvenir à leurs charges de famille. Mais, dans la fixation d’un juste salaire, on doit aussi considérer l’apport effectif de chacun à la production, la situation financière de l’entreprise où il travaille, les exigences qu’impose le bien du pays, en particulier le plein emploi ; ce que requiert, enfin, le bien commun de toutes les nations, c’est-à-dire les communautés internationales rassemblant les États de nature et d’étendue diverses. »[14] Ce texte nous invite à penser aux disparités mondiales et de mesurer le salaire au nom du droit au travail pour tous toujours dans la perspective d’une solidarité nécessaire pour combattre les inégalités et par là assurer plus de justice sociale.

Plus brièvement encore mais toujours avec le souci prioritaire de la famille, le Concile déclarera : « Compte tenu des fonctions et de la productivité de chacun, de la situation de l’entreprise et du bien commun, la rémunération du travail doit assurer à l’homme les ressources nécessaires qui lui permettent, à lui et à sa famille, une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel. »[15]

Enfin, si Jean-Paul II n’apporte rien de neuf d’une certaine manière, il va, très opportunément et avec force insister sur l’importance du salaire au regard de la justice générale et d’autre part, pour la vie familiale. « Le problème clé de l’éthique sociale dans ce cas est celui de la juste rémunération du travail accompli. Dans le contexte actuel, il n’y a pas de manière plus importante de réaliser la justice dans les rapports entre travailleurs et employeurs que la rémunération du travail. Indépendamment du fait que le travail s’effectue dans le système de la propriété privée des moyens de production ou dans un système où cette propriété a subi une sorte de « socialisation », le rapport entre employeur (avant tout direct) et travailleur se résout sur la base du salaire, c’est-à-dire par la juste rémunération du travail accompli ». Jean-Paul II va plus loin encore et relève « que la justice d’un système économique, et, en tout cas, son juste fonctionnement, doivent être appréciés en définitive d’après la manière dont on rémunère équitablement le travail humain dans ce système. Sur ce point, nous en arrivons de nouveau au premier principe de tout l’ordre éthico-social, c’est-à-dire au principe de l’usage commun des biens. En tout système, indépendamment des rapports fondamentaux qui existent entre le capital et le travail, le salaire, c’est-à-dire la rémunération du travail, demeure la voie par laquelle la très grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens qui sont destinés à l’usage commun, qu’il s’agisse des biens naturels ou des biens qui sont le fruit de la production. Les uns et les autres deviennent accessibles au travailleur grâce au salaire qu’il reçoit comme rémunération de son travail. Il découle de là que le juste salaire devient en chaque cas la vérification concrète de la justice de tout le système socio-économique et en tout cas de son juste fonctionnement. Ce n’est pas l’unique vérification, mais celle-ci est particulièrement importante et elle en est, en un certain sens, la vérification clé. » Comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II rappelle qu’ »une juste rémunération est celle qui sera suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et pour en assurer l’avenir. » Il précisera néanmoins que « cette rémunération peut être réalisée soit par l’intermédiaire de ce qu’on appelle le salaire familial, c’est-à-dire un salaire unique donné au chef de famille pour son travail, et qui est suffisant pour les besoins de sa famille sans que son épouse soit obligée de prendre un travail rétribué hors de son foyer, soit par l’intermédiaire d’autres mesures sociales, telles que les allocations familiales ou les allocations de la mère au foyer, allocations qui doivent correspondre aux besoins effectifs, c’est-à-dire au nombre de personnes à charge durant tout le temps où elles ne sont pas capables d’assumer dignement la responsabilité de leur propre vie. »[16]

Au salaire que touche immédiatement le salarié et qu’on appelle souvent salaire direct sont associées diverses prestations sociales -salaire indirect ou différé, dit-on parfois- qui ont aussi comme but « d’assurer la vie et la santé des travailleurs et de leurs familles ». Léon XIII y était déjà attentif et Jean-Paul II cite rapidement comme autant de droits : l’assistance sanitaire, le repos, la retraite, l’assurance-vieillesse, l’assurance pour les accidents de travail, et « des lieux et des méthodes de travail qui ne portent pas préjudice à la santé physique des travailleurs et qui ne blessent pas leur intégrité morale ».⁠[17]

Ce rappel n’est pas superfétatoire parce que « malheureusement, aujourd’hui encore, on trouve des cas de contrats passés entre patrons et ouvriers qui ignorent la justice la plus élémentaire en matière de travail des mineurs ou des femmes, pour les horaires de travail, les conditions d’hygiène dans les locaux et la juste rétribution. Cela arrive, affirme encore Jean-Paul II, malgré les Déclarations et les Conventions internationales qui en traitent, et même les lois des divers États. » Et d’évoquer à nouveau l’intervention de Léon XIII qui « assignait à l’ »autorité publique » le « strict devoir » de prendre grand soin du bien-être des travailleurs, parce qu’en ne le faisant pas, on offensait la justice, et il n’hésitait pas à parler de « justice distributive ». »[18]

Notons, pour terminer, que nous avons encore quelques problèmes annexes à aborder comme celui du salaire familial, celui de la participation éventuelle des travailleurs aux bénéfices ou celui du dépassement du salariat par un régime de société. Ces questions seront étudiées dans les chapitres suivants.


1. BIGO, op. cit., p. 314.
2. Le travail « est nécessaire parce que l’homme a besoin du fruit de son travail pour conserver son existence, et qu’il doit la conserver pour obéir aux ordres irréfragables de la nature. Or, si l’on ne regarde le travail que par le côté où il est personnel, nul doute qu’il ne soit au pouvoir de l’ouvrier de restreindre à son gré le taux du salaire. La même volonté qui donne le travail peut se contenter d’une faible rémunération ou même n’en exiger aucune. Mais il en va tout autrement si, au caractère de personnalité on joint celui de nécessité dont la pensée peut bien faire abstraction, mais qui n’en est pas séparable en réalité. En effet, conserver l’existence est un devoir imposé à tous les hommes et auquel ils ne peuvent se soustraire sans crime. De ce devoir découle nécessairement le droit de se procurer les choses nécessaires à la subsistance que le pauvre ne se procure que moyennant le salaire de son travail. » (RN, 479 in Marmy).
3. 1723-1790.
4. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, II, 2, cité in JACCARD, op. cit., p. 232.
5. RN, 479 in Marmy.
6. P. Bigo explique que si Léon XIII ne parle pas explicitement de la proportionnalité entre salaire et nombre d’enfants, comme le fera Jean-Paul II, c’est pour éviter une discrimination à l’embauche ou pénaliser les entreprises qui employaient des pères de famille nombreuse. (Op. cit., p. 316).
7. RN, 450 in Marmy.
8. QA, 567 in Marmy.
9. QA, 568 in Marmy.
10. QA, 569 in Marmy.
11. QA, 570-571 in Marmy.
12. Discours aux dirigeantes féminines de l’Action catholique italienne, 21-10-1945.
13. Discours aux ouvrières catholiques, 15-8-1945.
14. MM 71.
15. GS 67, § 2.
16. LE 19. Le problème du travail féminin sera abordé plus en profondeur dans un chapitre suivant.
17. Id..
18. CA 8.

⁢b. Le droit d’association

Nous connaissons bien l’histoire des corporations et de leur suppression au XVIIIe siècle pour libérer l’accès au travail.

La fameuse loi Le Chapelier stipule que « Les citoyens de même état ou profession, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer de président ou secrétaire ou syndic, tenir registre, prendre des arrêtés, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs ».⁠[1] Et le 14 juin 1791, Le Chapelier, devant l’Assemblée nationale, critique la Municipalité de Paris qui avait accordé aux charpentiers la permission de s’assembler, en ces termes : « Il n’y a plus de corporation dans l’État. Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général ». Autrement, dit, il n’y a plus de corps intermédiaires mais des individus et l’État.⁠[2]

Dès lors, le travailleur est livré au bon vouloir ou à l’arbitraire de l’employeur.

Mais plus ou moins rapidement, on voit apparaître des sociétés de secours mutuel, des coopératives d’achat, de production, et, en certains endroits, des associations de travailleurs se constituent clandestinement avant que le droit d’association ne soit petit à petit reconnu par les États⁠[3].

Un droit naturel

L’Église, quant à elle, reconnaît, depuis toujours, le droit d’association comme un droit naturel. Léon XIII après avoir rappelé « la bienfaisante influence des corporations » se réjouit de voir « se former partout des sociétés de ce genre » et il souhaite « qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action ».⁠[4] Voici comment il en justifie l’existence : « L’expérience que fait l’homme de l’exigüité de ses forces l’engage et le pousse à s’adjoindre une coopération étrangère. C’est dans les Saintes Écritures qu’on lit cette maxime : « Mieux vaut vivre à deux que solitaire ; il y a pour les deux un bon salaire dans leur travail ; car s’ils tombent, l’un peut relever son compagnon. Malheur à celui qui est seul et qui tombe sans avoir un second pour le relever » (Qo 4, 9-12) ! Et cet autre : « le frère qui est aidé par son frère est comme une ville forte (Pr 18, 19). De cette tendance naturelle, comme d’un même germe, naissent la société civile d’abord, puis au sein même de celle-ci, d’autres sociétés qui, pour être restreintes et imparfaites, n’en sont pas moins des sociétés véritables ».⁠[5] Au sein de la société civile, société « publique » ou encore « grande société », se constituent donc des sociétés « privées » « car leur raison d’être immédiate est l’utilité particulière exclusive de leurs membres »[6]. Ces sociétés privées « n’ont d’existence qu’au sein de la société civile, dont elles sont comme autant de parties. Il ne s’ensuit pas, cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme ».⁠[7]

Il est demandé à l’État qu’il « protège ces sociétés fondées sur le droit ; que toutefois, il ne s’immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur donnent la vie ; car le mouvement vital procède essentiellement d’un principe intérieur et s’éteint très facilement sous l’action d’une cause externe. »[8] Mais il va de soi aussi que si une de ces sociétés « poursuivait une fin en opposition flagrante avec la probité, avec la justice, avec la sécurité de l’État, les pouvoirs publics auraient le droit d’en empêcher la formation, et, si elle était formée, de la dissoudre. »[9]

Est donc clairement et solidement établi, dans les limites du bien commun, le droit des citoyens de s’associer et « de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent. »[10] Cette doctrine simple sera, on s’en doute, reprise sans cesse par les Souverains Pontifes⁠[11] qui insisteront, comme leur prédécesseur, sur le fait qu’il s’agit bien d’une liberté. d’une part, on ne peut forcer les ouvriers à y adhérer⁠[12], d’autre part, l’État ne peut y être acteur et il faut éviter les monopoles ou les cartels dominateurs.

Pie XI rappellera que « les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences de la justice et du bien commun ».⁠[13] Ce qui est vrai pour les formes de gouvernement⁠[14], est vrai aussi pour les associations de travailleurs : « Mais comme les habitants d’une cité ont coutume de créer aux fins les plus diverses des associations auxquelles il est loisible à chacun de donner ou de refuser son nom, ainsi les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession ».⁠[15]

Très soucieux de défendre la juste autonomie des corps intermédiaires, il mettra ses contemporains en garde contre la dérive fasciste en la matière : « (…) Il ne manque pas de personnes qui redoutent que l’État ne se substitue à l’initiative privée, au lieu de se limiter à une aide ou à une assistance nécessaire et suffisante. On craint que la nouvelle organisation syndicale et corporative ne revête un caractère exagérément bureaucratique et politique, et qu’(…) elle ne risque d’être mise au service de fins politiques particulières, plutôt que de contribuer à l’avènement d’un meilleur équilibre social « .⁠[16]

S’adressant aux évêques des États-Unis oµ les syndicats ont toujours eu quelques difficultés à rayonner comme il serait souhaitable, Pie XII dira : « puisque naturellement les hommes sont portés à vivre en société et qu’il est licite, en unissant ses forces, d’accroître ce qui est honnêtement utile, on ne peut, sans injustice, refuser ou restreindre, pour les patrons comme pour les ouvriers et les paysans, la libre faculté de former des associations ou sociétés, par lesquelles ils défendront leurs droits et obtiendront, d’une façon plus complète, des avantages relatifs aux biens de l’âme et du corps et au confort légitime de la vie ».⁠[17]

Et aux cheminots romains : « Aucun vrai chrétien ne peut rien trouver à redire si vous vous unissez en organisations fortes afin de défendre vos droits -tout en reconnaissant pleinement vos devoirs- et d’arriver à améliorer vos conditions de vie. Bien plus, précisément parce que l’action commune de tous les groupes de la nation est une obligation chrétienne, aucun d’eux ne doit devenir la victime de l’arbitraire et de l’oppression des autres. Vous agissez donc en pleine conformité avec la doctrine sociale de l’Église quand, par tous les moyens moralement licites, vous faites valoir vos justes droits. »[18]

Mais cette liberté est toujours menacée non seulement de l’extérieur mais aussi de l’intérieur ; « Le syndicat doit se maintenir dans les limites de son but essentiel qui est de défendre les intérêts des travailleurs dans les contrats de travail. Dans le cercle de cette fonction, le syndicat exerce naturellement une influence sur la politique. Mais il ne pourrait pas dépasser ces limites sans se causer à lui-même un grave préjudice. Si le syndicat, comme tel, par suite de l’évolution politique et économique, en venait à exercer une sorte de patronage ou le droit en vertu duquel il de disposerait librement du travailleur, de ses forces et de ses biens, comme il arrive dans d’autres domaines, le concept même de syndicat qui est une union pour l’aide et la défense de ses membres, en serait altérée ou détruit. »[19] Si les syndicats visaient « à la domination exclusive dans l’État et la société, s’ils voulaient exercer un pouvoir absolu sur l’ouvrier, s’ils repoussaient le sentiment strict de la justice et la sincère volonté de collaborer avec les autres classes sociales, ils failliraient à l’attente et aux espérances que tout honnête et consciencieux travailleur met en eux. Que faudrait-il penser de l’exclusion du travail d’un ouvrier, parce qu’il n’est pas persona grata du syndicat, de la cessation forcée du travail pour l’obtention de buts politiques, de l’égarement dans de nombreux autres sentiers erronés qui mènent loin du vrai bien et de l’unité de la masse ouvrière tant souhaitée ».« La défense des intérêts légitimes des travailleurs par les contrats de travail est la tâche propre des syndicats ». Les syndicats « ne doivent pas viser à la domination exclusive dans l’État et la société », ils ne doivent pas « exercer un pouvoir absolu sur l’ouvrier ».⁠[20] Le Concile consacrera cet enseignement et le résumera ainsi : « Il faut mettre au rang des droits fondamentaux de la personne le droit des travailleurs de fonder librement des associations capables de les représenter d’une façon valable et de collaborer à la bonne organisation de la vie économique, ainsi que le droit de prendre librement part aux activités de ces associations, sans courir le risque de représailles. »[21]

Dans cette ligne et fort, non seulement de son expérience polonaise mais aussi des situations dramatiques où des travailleurs se trouvent, à travers le monde, Jean-Paul II replacera l’association dans le contexte général de la solidarité : « Une société solidaire se construit chaque jour en créant, d’abord, et en défendant ensuite les conditions effectives de la participation libre de tous à l’œuvre commune. Toute politique visant le bien commun doit être le fruit de la cohésion organique et spontanée des forces sociales. C’est là encore une forme de cette solidarité qui se manifeste d’une façon particulière à travers l’existence et l’œuvre des associations des partenaires sociaux. Le droit de s’associer librement est un droit fondamental pour tous ceux qui sont liés au monde du travail et qui constituent la communauté du travail. Ce droit signifie pour chaque homme au travail de n’être ni seul ni isolé ; il exprime la solidarité de tous pour défendre les droits qui leur reviennent et qui découlent des exigences du travail ; il offre, de manière normale, le moyen de participer activement à la réalisation du travail et de tout ce qui y a trait, en étant guidé également par le souci du bien commun. Ce droit suppose que les partenaires sociaux soient réellement libres de s’unir, d’adhérer à l’association de leur choix et de la gérer. Bien que le droit à la liberté syndicale apparaisse sans conteste comme un des droits fondamentaux les plus généralement reconnus -et la Convention numéro 87 (1948) de l’Organisation Internationale du Travail en fait foi-, il est pourtant un droit très menacé, parfois bafoué, soit en son principe, soit -plus souvent- dans tel ou tel de ses aspects substantiels, de sorte que la liberté syndicale s’en trouve défigurée. Il apparaît essentiel de rappeler que la cohésion des forces sociales -toujours souhaitable- doit être le fruit d’une décision libre des intéressés, prise en toute indépendance par rapport au pouvoir politique, élaborée dans la pleine liberté de déterminer l’organisation interne, le mode de fonctionnement et les activités propres des syndicats. L’homme au travail doit lui-même assumer la défense de la vérité et de la vraie dignité de son travail. L’homme au travail ne peut pas par conséquent être empêché d’exercer cette responsabilité, à charge pour lui de tenir compte aussi du bien commun de l’ensemble. »[22]

Syndicat ou corporation ?

On l’a remarqué, le vocabulaire des Souverains Pontifes paraît avoir évolué de Léon XIII à Jean-Paul II. Alors que le premier parlait beaucoup de « corporation », le second ne parle que de « syndicat ». Voyons cela de plus près.

Léon XIII, comme ses successeurs⁠[23], encourage la création d’associations de travailleurs, « soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons »[24]. Dans le développement qui suit, le Pape continuera à parler d’ »associations », de « sociétés » mais aussi de « corporations ». Or, la corporation est précisément la société qui associe patrons et ouvriers. Formule qui sans conteste a la faveur du Pape car à plusieurs reprises, il évoquera la collaboration entre patrons et ouvriers. L’autre association réunissant seulement des ouvriers, est celle qui sera appelée syndicat. On sait que « c’est seulement sur les instances du cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, que Léon XIII introduisit le membre de phrase décisif, « sociétés…​ composées des seuls ouvriers » (…) ».⁠[25] Ce sont donc les circonstances qui ont amené Léon XIII à accepter l’idée du syndicat, ainsi qu’en témoigne cet autre passage : « Jamais assurément à aucune époque, on ne vit une si grande multiplicité d’associations de tout genre, surtout d’associations ouvrières.(…) Mais c’est une opinion confirmée par de nombreux indices, qu’elles sont ordinairement gouvernées par des chefs occultes et qu’elles obéissent à un mot d’ordre également hostile au nom chrétien et à la sécurité des nations : qu’après avoir accaparé toutes les entreprises, s’il se trouve des ouvriers qui se refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce refus par la misère. Dans cet état de choses, les ouvriers chrétiens n’ont plus qu’à choisir entre deux partis : ou s’inscrire dans ces associations périlleuses pour la religion, ou en former eux-mêmes d’autres et unir ainsi leurs forces afin de pouvoir se soustraire hardiment à un joug si injuste et si intolérable. qu’il faille opter pour ce dernier parti, est-il personne, ayant vraiment à cœur d’arracher le plus grand bien de l’humanité à un péril imminent, qui puisse avoir là-dessus le moindre doute ? »[26].

La porte était ouverte pour la reconnaissance du syndicalisme ce qui sera fait d’une manière plus nette en 1895, dans l’encyclique Longinqua où Léon XIII, à propos des classes ouvrières, déclare qu’ »elles assurément le droit de s’unir en associations pour la promotion de leurs intérêts ; un droit reconnu par l’Église et sans opposition avec la nature ».⁠[27]

Le mot « syndicat » apparaît sous la plume de Pie X qui permet aux évêques allemands de « tolérer » les « syndicats dits chrétiens », « parce que le nombre des ouvriers qu’ils comprennent est bien supérieur à celui des associations catholiques et que de graves inconvénients résulteraient du refus de cette permission. Cette demande, précise le Saint-Père, eu égard à la situation particulière du catholicisme en Allemagne, Nous croyons devoir l’accueillir (…) ». Pie X ajoute : « Nous déclarons qu’on peut tolérer et permettre que les catholiques entrent aussi dans les syndicats mixtes existant dans vos diocèses, tant que de nouvelles circonstances n’auront pas rendu cette tolérance ou inopportune ou illégitime. » Le syndicat mixte désigne ici un syndicat où catholiques et non catholiques se trouvent associés « pour travailler au bien commun (…), pour ménager à l’ouvrier un meilleur sort, arriver à une plus juste organisation du salaire et du travail, ou pour toute autre cause utile et honnête ». Il faut toutefois, recommande Pie X, que certaines précautions soient prises : que les catholiques membres de ces syndicats s’inscrivent également dans une association catholique et veillent à ce que, au sein d’un syndicat mixte, ils ne soient jamais, en théorie ou dans l’action, en opposition avec « les enseignements et les ordres de l’Église ou de l’autorité religieuse compétente » ou confrontés à des discours ou comportements répréhensibles.

La réticence de Pie X vient du fait que les associations catholiques, ont comme première tâche, sous la direction du clergé, la défense de la foi et des mœurs : « les associations catholiques, sous l’impulsion du clergé qui les conduit et gouverne avec vigilance, contribuent puissamment à sauvegarder la pureté de la foi et l’intégrité des mœurs de leurs membres, comme elles fortifient leur esprit religieux par de multiples exercices de piété. »[28]

Il n’empêche, que dans ce débat, était implicitement reconnu le droit des ouvriers à entrer dans un syndicat.

Plus directement, sous le pontificat de Pie XI qui est très attaché, nous allons le voir plus loin, à l’idée de corporation, la Sacrée Congrégation du Concile eut à prendre position dans un conflit qui opposait, en France, cette fois, un Consortium patronal et des syndicats ouvriers chrétiens⁠[29]. Dans sa lettre à l’évêque de Lille⁠[30], la Congrégation, sollicitée par les patrons, affirme que « L’Église reconnaît et affirme le droit des patrons et des ouvriers de constituer des associations syndicales, soit séparées, soit mixtes, et y voit un moyen efficace pour la solution de la question sociale ». Et à propos des sociétés d’ouvriers, que « L’Église, dans l’état actuel des choses, estime moralement nécessaire la constitution de telles associations syndicales ». Elle exhorte les catholiques à les constituer « selon les principes de la foi et de la morale chrétienne » pour être « des instruments de concorde et de paix ». Ces associations seront de préférence catholiques, mixtes si nécessaire. qu’il y ait de toute façon une certaine union entre associations catholiques diverses, entre associations ouvrières et patronales « pour un travail commun dans les liens de la charité chrétienne » et grâce, est-il suggéré, à des « commissions mixtes ».⁠[31]

Pie XII recevant les délégués du Mouvement ouvrier chrétien leur dira: « Votre mouvement comporte une forte organisation syndicale visant à sauvegarder, dans cette vaste sphère, les droits de l’ouvrier, à les maintenir au niveau des exigences modernes. Les syndicats ont surgi, comme une conséquence spontanée et nécessaire du capitalisme érigé en système économique. Comme tels, l’Église leur a donné son approbation, à la condition toutefois que, appuyés sur les lois du Christ, comme sur leur base inébranlable, ils s’efforcent de promouvoir l’ordre chrétien dans le monde ouvrier. C’est bien cela que veut votre syndicat : c’est à ce titre que Nous le bénissons. »[32]

Pour Jean-Paul II, on appelle bien syndicats ces unions de défense des « intérêts vitaux des hommes employés dans les différentes professions », intérêts vitaux qui « sont, jusqu’à un certain point, communs à tous », même si « chaque genre de travail, chaque profession a une spécificité propre, qui devrait se refléter de manière particulière dans ces organisations. »

Un distinguo historique ?

P. Bigo pense que « la dissociation opérée entre la propriété et le travail dans l’entreprise » a rendu nécessaire l’action du syndicat⁠[33]. L’ouvrier devait sortir d’une situation d’infériorité face au patron et à la concurrence et il le fit par une « association, non pas seulement avec les autres ouvriers de l’entreprise, mais avec tous les travailleurs hors de l’entreprise qui peuvent le concurrencer en acceptant des conditions inférieures aux siennes et en le supplantant ainsi dans son emploi. »[34]

De même, Jean-Paul II se placera d’un point de vue historique pour distinguer la corporation du syndicat : « Les syndicats ont en un certain sens pour ancêtres les anciennes corporations d’artisans du moyen-âge, dans la mesure où ces organisations regroupaient des hommes du même métier, c’est-à-dire les regroupaient en fonction de leur travail. Mais les syndicats diffèrent des corporations sur un point essentiel ; les syndicats modernes ont grandi à partir de la lutte des travailleurs, du monde du travail et surtout de l’industrie, pour la sauvegarde de leurs justes droits vis-vis des entrepreneurs et des propriétaires des moyens de production. Leur tâche consiste dans la défense des intérêts existentiels des travailleurs dans tous les secteurs où leurs droits sont en cause. L’expérience historique apprend que les organisations de ce type sont un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées. Cela ne signifie évidemment pas que seuls les ouvriers de l’industrie puissent constituer des associations de ce genre. Les représentants de toutes les professions peuvent s’en servir pour défendre leurs droits respectifs. En fait, il y a des syndicats d’agriculteurs et des syndicats de travailleurs intellectuels ; il y a aussi des organisations patronales. Ils se subdivisent tous, comme on l’a déjà dit, en groupes et sous-groupes selon les spécialisations professionnelles ».

Ce sont donc les conditions nouvelles du travail qui auraient imposé cette forme nouvelle d’association.

Reste que le mot « corporation » va continuer, bien au delà du XIXe siècle, à être utilisé dans l’enseignement de l’Église.

Chez Léon XIII, la frontière entre le syndicat et la corporation, malgré ce qui a été dit plus haut, reste floue. A propos de la journée de travail et des soins de santé, il écrit qu’il sera « préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats »[35]. Et après avoir évoqué les bienfaits des corporations au Moyen Age, il précise qu’il n’est pas « douteux qu’il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles »[36]. Toujours est-il que le Souverain Pontife insinue en plusieurs endroit que ces « corporations » seront bien des associations mixtes : il évoque certains « hommes de grand mérite » qui « s’occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers et d’y faire entrer les ouvriers » qu’ils « aident de leurs conseils et de leur fortune et pourvoient à ce qu’ils ne manquent jamais d’un travail honnête et fructueux ». Ou encore ces catholiques « pourvus d’abondantes richesses », qui, « devenus en quelque sorte compagnons volontaires des travailleurs, ne regardent à aucune dépense pour fonder et étendre au loin des sociétés, où ceux-ci peuvent trouver, avec une certaine aisance pour le présent, le gage d’un repos honorable pour l’avenir ».⁠[37]. Cette présentation peut paraître quelque peu paternaliste. Mais quels buts Léon XIII assigne-t-il à ces corporations ? L’assistance, on vient de le voir, l’« accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l’esprit et de la fortune », mais « avant tout », au « perfectionnement moral et religieux » qui est « l’objet principal ».⁠[38] Il faut, en effet, donner « une large place à l’instruction religieuse ».⁠[39] Le Pape est tout au long de l’encyclique très sensible à la menace socialiste et à l’athéisme qu’il entraîne. Mais il y a encore une fonction très importante que la corporation doit remplir : il s’agit de la paix sociale. Le socialisme a lancé les ouvriers dans la lutte des classes qui, aux yeux de l’Église est et sera toujours, inacceptable. Aussi Léon XIII souligne-t-il qu’il faut « régler avec équité les relations réciproques des patrons et des ouvriers »[40], que dans l’organisation interne des corporations, « les diverses fonctions doivent être réparties de la manière la plus favorable aux intérêts communs, et de telle sorte que l’inégalité ne nuise point à la concorde ». « Que les droits et les devoirs des patrons soient parfaitement conciliés avec les droits et les devoirs des ouvriers », tel est l’idéal.⁠[41]

Dans le même souci majeur de « mettre un terme au conflit qui divise les classes », Pie XI insistera sur la nécessité de « provoquer et encourager une cordiale collaboration des professions ». Pour y arriver, il faut substituer aux classes opposées « des organes bien constitués, des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se rattachent. »[42] Ces « ordres », « professions », « organisations professionnelles », « corps professionnels » ne remplacent pas les syndicats, comme certains l’ont cru. Pie XI précise « qu’au sein de ces groupements corporatifs la primauté appartient incontestablement aux intérêts communs de la profession ; entre tous le plus important est de veiller à ce que l’activité collective s’oriente toujours vers le bien commun de la société. Pour ce qui est des questions dans lesquelles les intérêts particuliers, soit des employeurs, soit des employés, sont en jeu de façon spéciale au point que l’une des parties doive prévenir les abus que l’autre ferait de sa supériorité, chacune des deux pourra délibérer séparément sur ces objets et prendre les décisions que comporte la matière. »[43] C’est ainsi qu’on a résumé la position de la doctrine sociale chrétienne en la matière par la formule: « Le syndicat libre dans la profession organisée ».⁠[44]

Organisée par qui ? Est une autre question importante. La réponse de Pie XI est claire : « ce que Léon XIII a enseigné, au sujet des formes de gouvernements, vaut également, tout proportion gardée, pour les groupements corporatifs des diverses professions, et doit leur être appliqué : les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences du bien commun. (…) Les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession. (…) L’homme est libre, non seulement de créer de pareilles sociétés d’ordre et de droit privé, mais encore de leur « donner les statuts et règlements qui paraissent les plus appropriés au but poursuivi » (RN, 490 in Marmy). La même faculté doit être reconnue pour les associations dont l’objet déborde le cadre propre des diverses professions. Puissent les libres associations qui fleurissent déjà et portent de si heureux fruits se donner pour tâche, en pleine conformité avec les principes de la philosophie sociale chrétienne, de frayer la voie à ces organismes meilleurs, à ces groupements corporatifs dont Nous avons parlé, et d’arriver, chacune dans la mesure de ses moyens, à en procurer la réalisation. »[45] Cet extrait est clair : si ce sont les associations de « base », syndicats ou corporations pour reprendre la distinction prêtée à Léon XIII, associations de droit privé, qui doivent « frayer la voie » aux groupements corporatifs, ceux-ci sont aussi le fruit de la liberté d’association même si, comme le souhaitait Pie XII, ces organismes ont intérêt à relever du droit public.

Dans ces conditions, on ne peut accepter le reproche qui a été fait à Pie XI de vouloir cautionner le mouvement corporatif fascisant de son époque alors que sa théorie générale sur le principe de subsidiarité et les corps intermédiaires s’opposaient d’emblée à une telle interprétation. Analysant les organisations corporatives de plusieurs pays européens, dans les années trente, Le P. A. Muller montre bien la différence qui existe entre leur corporatisme d’État et le « corporatisme d’association » tel que souhaité par Pie XI : « Certains, écrivait-il, veulent bien concéder que le corporatisme existe, mais ils font observer qu’il n’est réalisé qu’en terre de dictature. Italie, Portugal, Allemagne, Autriche se disent à l’envi États corporatifs ; la Bulgarie a suivi leur exemple. Le corporatisme serait fait pour un régime dictatorial et ne se concevrait pas en dehors de lui. Il est l’armature rigide où l’État autoritaire emprisonne toute initiative, l’appareil qui lui sert à régenter toutes les activités économiques et à les plier à ses fins politiques. d’autre part, l’organisation corporative ne saurait fonctionner sans une discipline rigoureuse dont la dictature possède seule le secret.

Nous ne pouvons souscrire à pareille thèse.

Nous tenons, tout au contraire, que le corporatisme -le vrai- ne peut s’épanouir et prospérer que sous un régime de large liberté, compatible néanmoins avec un pouvoir fort et respecté, strictement cantonné dans l’exercice de ses fonctions naturelles. Et nous invoquons à l’appui de cette manière de voir le corporatisme tel qu’on le conçoit en Suisse, en Hollande, en Belgique, en France.

Un vrai et sincère régime corporatif est, à nos yeux, absolument incompatible avec la dictature au sens moderne du mot.

Cette dictature est par essence centralisatrice. Ayant réuni tous les pouvoirs entre ses mains, il lui répugne d’en soustraire au profit d’organismes autonomes la moindre parcelle. C’est une loi historique que tout gouvernement autoritaire incline à prendre ombrage des groupements puissants, capables de gérer en pleine indépendance, au besoin de défendre contre ses empiètements les intérêts de leurs membres. S’imagine-t-on que les dictatures modernes vont se montrer moins défiantes et constituer de gaieté de cœur des organismes soustraits, dans une large mesure, à leur ingérence ? »[46] Dans le même esprit, M. Clément, commentant la pensée de Pie XII en la matière, faisait remarquer que « l’organisation professionnelle est fondée sur la commune responsabilité des employeurs et des salariés » et que, par le fait même, « une telle structure n’est en rien comparable à celle (…) qu’avait instaurée en France la loi du 16 août 1940 »[47]

Pie XII, on le sait regretta publiquement la confusion opérée avant guerre entre le système proposé par son prédécesseur et les expériences des régimes dictatoriaux⁠[48]. Il va donc reprendre les thèses de Pie XI et les préciser.

Il relèvera le rôle fondamental des syndicats : « Quel est (…) le but essentiel des syndicats, sinon l’affirmation pratique que l’homme est le sujet et non l’objet des relations sociales, sinon de privilégier en face de l’irresponsabilité collective et des propriétaires anonymes, sinon de défendre la personne du travailleur devant ceux qui tendent à le considérer seulement comme une force productive ? »[49] Toutefois, au service du bien commun, les syndicats ne doivent pas « abuser de la force d’organisation, tentation aussi redoutable et dangereuse que d’abuser de la force du capital privé.(…) La force de l’organisation, si puissante qu’on veuille la supposer, n’est pas d’elle-même, et prise en soi, un élément d’ordre : l’histoire récente et actuelle en fournit constamment la preuve tragique : quiconque a des yeux pour voir s’en peut aisément convaincre. Aujourd’hui comme hier, dans l’avenir comme dans le passé, une situation ferme et solide ne peut s’édifier que sur les bases jetées par la nature -en réalité par le Créateur- comme fondements de la seule véritable stabilité.

Voilà pourquoi, Nous ne Nous lassons pas de recommander instamment l’élaboration d’un statut de droit public de la vie économique, de toute la vie sociale en général, selon l’organisation professionnelle. » ⁠[50]

Il avait tenu des propos semblables⁠[51] devant des patrons : « Avec une égale sollicitude, un égal intérêt, Nous voyons venir à Nous, tour à tour les ouvriers et les représentants des organisations industrielles ; les uns et les autres Nous exposent avec une confiance qui Nous touche profondément, leurs préoccupations respectives. (…) Nous venons de faire allusion aux préoccupations de ceux qui participent à la production industrielle. Erroné et funeste est, en ses conséquences, le préjugé trop répandu, qui voit en elles une opposition irréductible d’intérêts divergents.

Dans le domaine économique, il y a communauté d’intérêts et d’activités, entre chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque, travailler à le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprise et ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables, ils sont coopérateurs dans une œuvre commune.

Ils mangent, pour ainsi dire, à la même table, puisqu’ils vivent en fin de compte, du bénéfice net et global de l’économie nationale. (…)

Il s’ensuit, que, des deux cotés, on a intérêt à voir les dépenses de la production nationale proportionnelles à son rendement.

Mais dès lors que l’intérêt est commun, pourquoi ne pourrait-il pas se traduire dans une expression commune ? Pourquoi ne serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de l’économie nationale ? (…)

Mais alors, pourquoi quand il en est encore temps, ne pas mettre les choses au point, dans la pleine conscience de la commune responsabilité, en sorte d’assurer les uns[52] contre d’injustes défiances, les autres[53] contre des illusions qui ne tarderaient pas à devenir un péril social ?

Cette communauté d’intérêt et de responsabilité dans l’œuvre de l’économie nationale, Notre inoubliable prédécesseur Pie XI en avait suggéré la formule concrète et opportune lorsque, dans son encyclique Quadragesimo Anno, il recommandait « l’organisation professionnelle » dans les diverses branches de la production.

Rien, en effet, ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production. »

On a bien entendu que d’une part, « le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et salariés »[54], de manière paritaire, peut-on dire, et que, d’autre part, est souhaitable » l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production ». Ce statut de droit public est nettement distingué « d’autres formes d’organisation juridique publique de l’économie sociale » comme l’étatisation ou la nationalisation dont Pie XII montre les insuffisances et les dangers.⁠[55]

Le principe de la participation de tous, employeurs et employés, dans les institutions responsables des différents secteurs de la vie économique, sera confirmé par Jean XXIII : « Il est opportun, voire nécessaire, que la voix des travailleurs ait la possibilité de se faire entendre et écouter hors des limites de chaque organisme de production, à tous les échelons. » Les choix qui influent sur le contexte économique et social « ne sont pas décidés à l’intérieur de chaque organisme productif, mais bien par les pouvoirs publics, ou des institutions à compétence mondiale, régionale ou nationale, ou bien qui relèvent soit du secteur économique, soit de la catégorie de production. d’où l’opportunité -la nécessité- de voir présents dans ces pouvoirs ou ces institutions, outre les apporteurs de capitaux et ceux qui représentent leurs intérêts, aussi les travailleurs et ceux qui représentent leurs droits, leurs exigences, leurs aspirations ».⁠[56]

De plus, même si Jean XXIII n’insiste pas, comme ses prédécesseurs sur l’organisation professionnelle⁠[57], il n’en reprend pas moins telle quelle l’idée des corps intermédiaires: « Nous estimons (…) nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s’exprime et se réalise la « socialisation », jouissent d’une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapport de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun. »[58] En effet, selon P. Bigo, « le péril majeur des organisations professionnelles (…) c’est de tourner exclusivement à la protection professionnelle en perdant leur objectif premier qui est d’améliorer le service rendu au public, les intérêts des membres de la profession étant l’objectif second poursuivi à travers la réalisation de l’objectif premier. »[59]

Tout l’enseignement des Papes, depuis Léon XIII, s’efforce de mettre en évidence trois nécessités : la défense des droits du travailleur, la participation de ceux-ci à tous les niveaux de l’organisation de la vie économique et la coopération des employés et des employeurs. Ces trois points seront au centre des préoccupations des pères conciliaires: « Comme bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis.

Il faut mettre au rang des droits fondamentaux de la personne le droit des travailleurs de fonder librement des associations capables de les représenter d’une façon valable et de collaborer à la bonne organisation de la vie économique, ainsi que le droit de prendre librement part aux activités de ces associations, sans courir le risque de représailles. Grâce à cette participation organisée, jointe à un progrès de la formation économique et sociale, le sens des responsabilités grandira de plus en plus chez tous : ils seront ainsi amenés à se sentir associés, selon leurs moyens et leurs aptitudes personnels, à l’ensemble du développement économique et social ainsi qu’à la réalisation du bien commun universel. »[60]

On constate que, depuis Jean XXIII, tout en insistant sur le droit d’association, l’Église s’attache plus aux fonctions des ces associations qu’à leur nature. La distinction syndicat-organisation professionnelle n’est plus mise en avant comme elle l’était précédemment. Est-elle devenue obsolète pour autant ? Je ne le pense pas et pour s’en convaincre, il suffit de lire attentivement les textes de Jean-Paul II.

Nous avons vu plus haut avec quelle force Jean-Paul II défendait la liberté syndicale. Ce n’est pas seulement parce qu’il a été marqué par l’expérience polonaise et la puissance transformatrice du syndicat Solidarnosc mais aussi parce que traîne encore aujourd’hui et surtout dans le contexte néo-libéral une grande méfiance des patrons et parfois du pouvoir politique vis-à-vis de l’action syndicale qui souvent indispose, au passage, l’opinion publique ou, du moins, une large frange de ceux qui ne sont pas concernés directement mais perturbés par les manifestations ou les grèves. Il est vrai que « Le défaut du syndicalisme (d’un certain syndicalisme, devrait-on dire), c’est qu’il n’existe que pour la lutte et la revendication : ne groupant que les ouvriers, il les oppose aux échelons intermédiaires et supérieurs du travail ; il fait ainsi obstacle à toute réconciliation, à tout établissement d’une communauté durable sur le plan de l’entreprise, de la nation ou des nations ».⁠[61] Il est vrai aussi que, souvent, le syndicat est un instrument de massification, créateur de solidarités artificielles et instrument d’action politique au sens étroit, partisan, du terme⁠[62]. Ces déviations existent et nous ne les connaissons que trop mais il n’empêche et il ne faudrait pas l’oublier que « le syndicat, selon la doctrine chrétienne, est l’institution qui permet à l’ouvrier de se faire reconnaître comme personne dans les relations de travail, et de discuter d’égal à égal les conditions de l’emploi, de donner son consentement au contrat de travail. Le rôle du syndicat est de conduire la masse des travailleurs salariés à la conscience de sa dignité, à la volonté d’une promotion, aux conventions, aux institutions et aux actions qui en sont les moyens ».⁠[63]

Pour Jean-Paul II, le syndicat n’est pas seulement « le reflet d’une structure « de classe » » ni le porte-parole « d’une lutte de classe ». Il est « un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées », le « porte-parole de la lutte pour la justice sociale, pour les droits des travailleurs ». Pour que, plus précisément encore, « le travailleur non seulement puisse « avoir » plus, mais aussi et surtout puisse « être » davantage, c’est-à-dire qu’il puisse réaliser plus pleinement son humanité sous tous ses aspects. »[64]

Ceci rappelé, Jean-Paul II insiste constamment sur le fait que les travailleurs constituent des associations selon leur profession : « Les représentants de toutes les professions peuvent s’en servir syndicats de travailleurs intellectuels ; il y a aussi des organisations patronales. Ils se subdivisent tous (…) pour défendre leurs droits respectifs. En fait, il y a des syndicats d’agriculteurs et des en groupes et sous-groupes selon les spécialisations professionnelles »[65]

il est clair que Jean-Paul II veut que les associations se créent sur des solidarités naturelles et qu’ainsi soit évitée toute massification.

De même, il dénonce clairement la politisation : « l’activité des syndicats entre de manière indubitable dans le domaine de la « politique » entendue comme un souci prudent du bien commun. Mais, en même temps, le rôle des syndicats n’est pas de « faire de la politique » au sens que l’on donne généralement aujourd’hui à ce terme. Les syndicats n’ont pas le caractère de « partis politiques » qui luttent pour le pouvoir, et ils ne devraient jamais non plus être soumis aux décisions des partis politiques ni avoir des liens trop étroits avec eux. En effet, si telle est leur situation, ils perdent facilement le contact avec ce qui est leur rôle spécifique, celui de défendre les justes droits des travailleurs dans le cadre du bien commun de toute la société, et ils deviennent, au contraire, un instrument pour d’autres buts. »[66]

Très positivement, outre la défense des droits des travailleurs, les syndicats doivent être au service du « juste bien » et ne pas « se transformer en une sorte d’ »égoïsme » de groupe ou de classe ».

Ils doivent non pas lutter contre les autres mais être des instruments de solidarité dans le plus large sens du terme : « Si, dans les questions controversées, (la lutte) prend un caractère d’opposition aux autres, cela se produit parce qu’on recherche le bien qu’est la justice sociale, et non pas la « lutte » pour elle-même, ou l’élimination de l’adversaire. La caractéristique du travail est avant tout d’unir les hommes et c’est en cela que consiste sa force sociale : la force de construire une communauté. En définitive, dans cette communauté, doivent s’unir de quelque manière et les travailleurs et ceux qui disposent des moyens de production ou en sont propriétaires. A la lumière de cette structure fondamentale de tout travail -à la lumière du fait que, en définitive, le « travail » et le « capital » sont des composantes indispensables de la production dans quelque système social que ce soit-, l’union des hommes pour défendre les droits qui leur reviennent, née des exigences du travail, demeure un élément dont on ne saurait faire abstraction. »[67]

La lutte des classes est condamnable parce qu’elle fait fi de toute considération éthique ou juridique, qu’elle ne respecte pas la dignité de la personne, exclut un accommodement raisonnable et recherche non pas le bien général de la société mais plutôt un intérêt de parti qui se substitue au bien commun et veut détruire ce qui s’oppose à lui.

Il n’empêche que, dans le cadre du syndicat, on peut parfois parler de lutte contre un système économique entendu comme méthode pour assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des instruments de production et de la terre sur la liberté et le travail de l’homme sans pour autant rêver de substituer à ce système le système socialiste qui est en fait un capitalisme d’État.

Les syndicats qui ont été souvent et longtemps parfois dominés par l’idéologie marxiste, doivent donc jouer le rôle délicat de médiation entre les travailleurs et les organes dirigeants par le dialogue et la négociation de préférence à d’autres instruments de revendication. Cette méthode fastidieuse, peut-être, se révèle, en fin de compte, plus féconde parce qu’elle favorise la compréhension réciproque et assure une meilleure base pour la stabilité des conquêtes.

Le souci d’une telle solidarité est constructif, il est pour le travail, pour la justice, la paix le bien-être et la vérité dans la vie sociale.⁠[68]

Nous vérifions donc toujours les mêmes préoccupations à travers la doctrine concernant le droit d’association avec, de nouveau, chez Jean-Paul II une accentuation du caractère professionnel des associations.

Et qu’en est-il des organisations professionnelles plus vastes si chères à Pie XI ? Nous pouvons en trouver un écho dans ce passage où le Pape met en garde contre l’élimination de la propriété privée et évoque, a contrario, les conditions d’une vraie socialisation : « on ne peut parler de socialisation que si la subjectivité de la société est assurée, c’est-à-dire si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. Une des voies pour parvenir à cet objectif pourrait être d’associer le travail, dans la mesure du possible, à la propriété du capital, et de donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles: ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics, ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »[69] Le texte qui renvoie à l’encyclique Mater et Magistra[70] qui, à cet endroit, renvoie elle-même à la doctrine des corps intermédiaires selon Pie XI, évoque un autre type de « corps » que le syndicat bien identifié comme tel dans la suite de Laborem Exercens.

Le lecteur regrettera peut-être le manque de précisons sur l’organisation professionnelle, son fonctionnement et sa conjonction avec les organisations syndicales. Il sera peut-être aussi dérouté par le flou du vocabulaire dans la mesure où aucune expression ne s’est imposée pour désigner clairement ce type de structure. Mais, d’un autre côté, il serait peut-être délicat ou inconvenant de dépasser le rappel des principes et valeurs en question. On quitterait alors le domaine de la doctrine pour se hasarder sur le terrain des programmes qui ne peuvent être que l’œuvre de l’imagination prudente d’un laïcat engagé.

Un syndicat chrétien ?

Les textes cités plus haut peuvent nous aider à répondre à cette question.

Nous avons entendu Léon XIII souhaiter que, sans négliger « les biens du corps, de l’esprit et du patrimoine familial », l’« objet principal » du syndicat soit « le perfectionnement moral et religieux ». On peut penser que la formule peut s’interpréter de diverses manières⁠[71] et considérer que, selon cette définition, le syndicat doit être confessionnel puisqu’il « serait avant tout un mouvement de ferveur et d’apostolat ». On peut penser aussi que le Souverain Pontife songe à « une action syndicale selon les principes chrétiens, donnant une priorité aux aspects moraux et religieux de son action temporelle. Dans ce cas, le syndicat reste une institution de la société civile, il n’est nullement confessionnel. »

Nous avons vu que les réalisations inspirées par Rerum Novarum, en Belgique, étaient nettement confessionnelles et nous savons qu’elles seront la préoccupation première des successeurs de Léon XIII qui, en parlant de « perfectionnement moral et religieux », s’exprimait donc littéralement.

Toutefois, du moins sur le terrain doctrinal, nous allons assister à quelques modifications dans le sens d’une plus grande ouverture. Nous avons ainsi entendu Pie X demander qu’on établisse et favorise « de toute manière des associations confessionnelles catholiques », bien dans la ligne, à mon avis, de Rerum Novarum, mais, en même temps, Pie X acceptait que ces associations collaborent avec d’autres et même que catholiques et protestants constituent des syndicats mixtes à certaines conditions.

Mgr Liénart⁠[72], de même, milite en faveur du syndicat catholique mais n’en ferme pas pour autant la porte aux non catholiques ou aux incroyants puisqu’un tel syndicat doit « préparer un sûr refuge pour les ouvriers inscrits au syndicat anti-chrétien qui sentiraient le besoin et le devoir de se libérer d’un lien qui, pour des intérêts purement économiques, rend esclave la conscience ».

Pie XI, cite textuellement le passage de Rerum Novarum qui précise les buts du syndicat puis note que « les idées et les directives de Léon XIII ont été réalisées de diverses manières, selon les lieux et les circonstances. En certaines régions, une seule et même association se proposa s’atteindre tous les buts assignés par le Pontife. Ailleurs, on préféra recourir, selon qu’y invitait la situation, en quelque sorte à une division du travail, laissant à des groupements spéciaux le soin de défendre sur le marché du travail les droits et les justes intérêts des associés, à d’autres la mission d’organiser l’entraide dans les questions économiques, tandis que d’autres enfin se consacraient tout entiers aux seuls besoins religieux et moraux de leurs membres ou à d’autres tâches du même ordre ».⁠[73]

Pie XII ira dans ce sens. Aux Associations catholiques des travailleurs italiens, il déclarera que « pour ne pas défaillir le long des chemins et particulièrement pour gagner la jeunesse à votre cause, il faut avoir constamment devant les yeux la haute fin vers laquelle doit tendre votre mouvement : c’est-à-dire la formation des travailleurs vraiment chrétiens qui excellent également en capacité dans l’exercice de leur art et en conscience religieuse, sachant mettre en harmonie la ferme protection de leurs intérêts économiques avec le sentiment le plus strict de la justice et avec la sincère volonté de collaborer avec les autres classes de la société au renouveau de la vie sociale tout entière. (…)

Tel est le but élevé du mouvement des travailleurs chrétiens, même si celui-ci se divise en Unions particulières et distinctes, dont les unes visent à la défense de leurs intérêts légitimes par les contrats de travail - tâche propre des Syndicats-, d’autres aux œuvres d’assistance, telles que les coopératives de consommation ; d’autres enfin à l’aide religieuse et morale aux travailleurs, comme sont les Associations ouvrières catholiques. »[74]

Au niveau du syndicat proprement dit, il importe que l’inspiration soit chrétienne, évidemment, ce qui ne veut pas que le syndicat doit être une œuvre d’apostolat au sens étroit du terme. Il n’y a plus de confusion de fonctions désormais.

C’est bien cela qui apparaît sous la plume de Jean XIII : « Notre pensée affectueuse, Notre encouragement paternel se tournent vers les associations professionnelles et les mouvements syndicaux d’inspiration chrétienne présents et agissant sur plusieurs continents. Malgré les difficultés souvent graves, ils ont su agir, et agissent, pour la poursuite efficace des intérêts des classes laborieuses, pour leur relèvement matériel et moral, aussi bien à l’intérieur de chaque État que sur le plan mondial.

Nous remarquons avec satisfaction que leur action n’est pas mesurée seulement par ses résultats directs et immédiats, faciles à constater, mais aussi par ses répercussions positives sur l’ensemble du monde du travail, où ils répandent des idées correctement orientées et exercent une impulsion chrétiennement novatrice.

Nous observons aussi qu’il faut prendre en considération l’action exercée dans un esprit chrétien, par Nos chers fils, dans les autres associations professionnelles et syndicales qu’animent les principes naturels de la vie commune, et qui respectent la liberté de conscience ».⁠[75]

C’est dans cet esprit qu’il faut, bien entendu, relire les passages cités de Gaudium et Spes, de Laborem Exercens et de Centesimus annus, consacrés au syndicat.


1. Article 2 cité in JACCARD P., op. cit., p. 290.
2. Cf. JACCARD P., op. cit., p. 293. Pie XI, dans Quadragesimo anno, écrit encore : « Depuis que l’individualisme a réussi à briser, à étouffer presque, l’intense mouvement de la vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’État. » (572 in Marmy). Il saluera, en ces termes, l’œuvre de Léon XIII : « Cet enseignement (…) venait à un moment des plus opportuns. Car en plus d’un pays à cette époque, les pouvoirs publics, imbus de libéralisme, témoignaient peu de sympathie pour ces groupements ouvriers et mêm les combattaient ouvertement. Ils reconnaissaient volontiers et appuyaient des associations analogues fondées dans d’autres classes ; mais, par une injustice criante, ils déniaient le droit naturel d’association à ceux-là qui en avaient le plus grand besoin pour se défendre contre l’exploitation des plus forts. Même dans certains milieux catholiques, les efforts des ouvriers vers ce genre d’organisation étaient vus de mauvais œil, comme d’inspiration socialiste ou révolutionnaire.
   Les directives de Léon XIII eurent le grand mérite de briser ces oppositions et de désarmer ces méfiances » (QA, 539 in Marmy).
3. En France, des sociétés de secours mutuels apparaissent en 1848. Mais ces sociétés et coopératives ouvrières subventionnées par l’État vont disparaître ce qui explique sans doute, en partie, le retard social de la France par rapport aux autres pays. Le livret ouvrier est supprimé en 1890. Aux USA, dès 1786 se constitue la première Union du travail. En Angleterre, la liberté d’association est reconnue en 1824 et les trade-unions (syndicats) organisés clandestinement agirent désormais au grand jour. En Suisse, les privilèges corporatifs sont supprimés en 1776 dans plusieurs cantons ; rapidement se forment des sociétés de secours mutuels et une caisse autonome de chômage est mise sur pied dès 1788. Enfin, en 1848, liberté d’association sera reconnue dans la Constitution fédérale. En Belgique, la liberté d’association est reconnue par la Constitution mais l’interdiction de la coalition c’est-à-dire de la grève ne sera levée qu’en 1866. Des « caisses communes » existent dans les années 1850 et les premiers syndicats voient le jour à partir de 1860. Le livret ouvrier obligatoire est supprimé en 1883.
4. RN, 485 in Marmy.
5. RN, 486 in Marmy. Nous avons expliqué précédemment le sens de l’expression « société parfaite »
6. Id..
7. RN, 487 in Marmy.
8. RN, 490 in Marmy.
9. RN, 487 in Marmy. Léon XIII toutefois recommande la plus grande prudence aux pouvoirs publics en cette circonstance : « encore faut-il qu’en tout cela ils n’agissent qu’avec une très grande circonspection. Il faut éviter d’empiéter sur les droits des citoyens et de prendre, sous couleur d’utilité publique, une décision qui serait désavouée par la raison. Car une loi ne mérite obéissance qu’autant qu’elle est conforme à la droite raison et, ainsi, à la loi éternelle de Dieu. » (Id).
10. RN, 490 in Marmy.
11. Cf. Pie XI qui formula le principe de subsidiarité s’y référera explicitement (QA, 576 in Marmy) ; Jean XXIII, PT 23 ; Jean-Paul II, CA 7.
12. Léon XIII dénonce ces sociétés qui se livrent à un chantage ou à des représailles vis-à-vis des récalcitrants: « s’il se trouve des ouvriers qui se refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce refus par la misère » (cf. infra). Les États-Unis ont connu le closed-shop qui faisait « obligation à l’employeur d’une entreprise « syndiquée » d’embaucher une main-d’œuvre syndiquée ». En 1947, les employeurs obtinrent le vote du Labor-Management Relations Act connu sous le nom de loi Taft-Hartley qui bannit le closed-shop mais non l’union-shop qui « laisse au nouvel embauché le soin de se syndiquer lui-même dans les six mois suivant son entrée dans l’entreprise ». La même loi introduisait « des clauses « de droit au travail » (…) destinées aux salariés qui choisissent de ne pas être membre d’un syndicat ». (FONDEUR Yannick et SAUVIAT Catherine, Un syndicalisme toujours en mal de reconnaissance, in Chronique internationale de l’IRES, n° 66, septembre 2000, pp. 94-95).
13. QA, 576 in Marmy.
14. Cf. Immortale Dei, 1-11-1885, 704 in Marmy.
15. QA, 576 in Marmy.
16. QA, 581 in Marmy. Visant toujours l’État fasciste, Pie XI écrit: « L’État accorde au syndicat une reconnaissance légale qui n’est pas sans conférer à ce dernier un caractère de monopole, en tant que seul syndicat reconnu pour représenter respectivement les ouvriers et les patrons, que seul il est autorisé à conclure les contrats ou conventions collectives de travail ». Très pratiquement et très habilement, Pie XI note les aspects positifs de ce syndicat mais fait remarquer que « l’affiliation est facultative » et que « le syndicat légal n’exclut pas l’existence d’associations professionnelles de fait. » On se souvient aussi de l’intervention de Pie XI après « la dissolution des Associations de jeunesse et des Associations universitaire de l’Action catholique. Dissolution exécutée par des voies de fait et par des procédés qui donnèrent l’impression que c’était une vaste et périlleuse association de criminels que l’on poursuivait (…) ». (Non abbiamo bisogno, 29-6-1931, 207 in Marmy). On se souvient aussi des protestations du même Pontife face aux attaques nazies contre les associations religieuses et les écoles confessionnelles (cf. Mit Brennender Sorge, 14-3-1937). On se souvient enfin de la condamnation du communisme qui dépouille l’homme de sa liberté (Divini Redemptoris, 19-3-1937).
   Aux États-Unis, les employeurs ont su régulièrement « mobiliser et remodeler le système institutionnel à leur avantage » et disposer ainsi d’un arsenal variable de lois anti-syndicales. Les droits syndicaux cèdent la place aux droits individuels et la représentation syndicale dans les entreprises est soumise à des règles très contraignantes qui fragilisent sa légitimité. Dans ces conditions le taux de syndicalisation est faible et à la baisse. En 1955, 33% des salariés étaient membres d’un syndicat. En 1999, ils n’étaient plus que 14%. (FONDEUR Y. et SAUVIAT C., op. cit., pp. 95 et 100).
17. Encyclique Sertum Laetitiae, 1-11-1939.
18. Discours du 26-6-1955.
19. Allocution aux Travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945.
20. Discours aux Associations catholiques des Travailleurs italiens, 29-6-1948.
21. GS 68, § 2.
22. Allocution à l’Organisation Internationale du Travail, à l’occasion de la 68e session de la Confédération internationale du travail, Genève, 15-6-1982, in DC, n° 1833, 4-7-1982, p. 650.
23. Cf. Pie X aux archevêques et évêques du Brésil : « Nous exhortons en premier lieu à constituer parmi les catholiques de ces sociétés qui s’établissent un peu partout à l’effet de sauvegarder les intérêts sur le terrain social » (Lettre Paulopolim, 18-12-1910) ; aux directeurs de l’Union économique sociale des catholiques italiens : « Quelles institutions devrez-vous de préférence promouvoir dans le sein de votre Union ? Votre industrieuse charité en décidera. Quant à Nous, celles qu’on appelle des syndicats Nous semblent très opportunes » (Lettre du 20-1-1907).
24. RN, 485 in Marmy.
25. CAVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 235. On se souvient que les Knights of Labour (Chevaliers du travail), aux États-Unis et au Canada, qui s’étaient rassemblés pour défendre les ouvriers, avaient dû entrer en clandestinité pour échapper à la tyrannie des patrons qui prétendaient contrôler le pouvoir politique et les lois. Accusés par la hiérarchie canadienne de constituer une société secrète anti-religieuse, ils furent condamnés et la sanction fut confirmée par Rome. Le Cardinal Gibbons (1834-1921), seul cardinal aux États-Unis, devait se prononcer également. Il consulta le Président Cleveland, le cardinal Manning, en Angleterre, et entra en contact avec le chef des Knights of Labour. Convaincu de l’honnêteté et de la légitimité de l’association, il entreprit de la défendre à Rome et adressa un Rapport en 1887 au Préfet de la Propagande dont la conclusion était particulièrement ferme:
   « Finalement et pour tout résumer, il me paraît que le Saint-Siège ne saurait se décider à la condamnation, attendu :
   1° qu’elle ne paraît justifiée, ni par la lettre, ni par l’esprit des constitutions et des lois de l’association incriminée, ni par les déclarations de ses chefs ;
   2° qu’elle ne paraît pas nécessaire, vu le caractère changeant de l’organisation et des conditions sociales aux États-Unis ;
   3° qu’elle ne paraît pas prudente, en raison de la réalité, reconnue par le peuple américain, des abus dont se plaignent les classes ouvrières ;
   4° qu’elle serait dangereuse pour la réputation de l’Église dans notre pays démocratique et qu’elle y pourrait même provoquer une persécution ;
   5° qu’elle serait probablement inefficace, étant donné que le sentiments général la trouverait injuste ;
   6° qu’elle serait destructive au lieu d’être bienfaisante dans ses effets, en poussant les enfants de l’Église à désobéir à leur Mère et même à entrer dans des sociétés condamnées qu’ils ont évitées jusqu’ici ;
   7° qu’elle changerait, en suspicion et hostilité, le dévouement singulier de notre peuple américain envers le Saint-Siège ;
   8° qu’elle porterait un coup terrible à l’autorité des évêques américains, lesquels, au su de tous, protestent contre une telle condamnation.
   Et maintenant, j’espère que les considérations présentées dans ce rapport ont suffisamment démontré que tel serait bien l’effet, aux États-Unis, d’une condamnation portée contre les Chevaliers du travail. » ( Cité in KOTHEN R., La pensée et l’action sociale des catholiques, 1789-1944, Warny, 1945, pp. 280-281).
26. RN, 489 in Marmy.
27. Encyclique sur le catholicisme aux États-Unis, Longinqua, n° 16, 6-1-1895. (Disponible sur www.vatican.va).
28. Encyclique Singulari Quadam, 24-9-1912. Au syndicat mixte ou interconfessionnel, le Pape préfère le cartel c’est-à-dire un pacte de collaboration entre sociétés catholiques et non-catholiques.
29. Dans la région de Roubaix-Tourcoing.
30. Lettre à Mgr Achille Liénart, 5-6-1929. Il s’agit du futur cardinal Liénart, 1884-1973.
31. A la lumière de ces principes soutenus par la plupart des citations qui ont été reprises plus haut, la Congrégation invitait les parties à se retrouver au sein d’une commission mixte permanente. Au passage, la Congrégation lavait les associations ouvrières de l’accusation de marxisme portée contre elles par les patrons et regrettait que ceux-ci aient constitué leur association « sur le terrain de la neutralité » et n’aient pas fait « ouvertement profession de catholicisme ».
32. Discours du 11-9-1949.
33. Le mot « syndicat » est dérivé du mot syndic: « celui qui assiste quelqu’un en justice ». Il désigne d’abord la fonction du syndic puis, à partir de 1839, « un groupement d’ouvriers réunis pour défendre leurs intérêts ». Le verbe « syndiquer » qui au XVIe siècle signifiait « critiquer, censurer », prend, en 1768, le sens de « former en corps les membres d’une corporation ».(Bvon W).
34. Op. cit., pp. 436-437.
35. RN, 479 in Marmy.
36. RN, 485 in Marmy.
37. RN, 489 in Marmy.
38. RN, 490 in Marmy.
39. RN, 491 in Marmy. Léon XIII la décrit ainsi : « Ce qu’il faut croire, ce qu’il faut espérer, ce qu’il faut faire en vue du salut éternel, tout cela doit leur être soigneusement inculqué. qu’on les prémunisse avec une sollicitude particulière contre les opinions erronées et toutes les variétés du vice. qu’on porte l’ouvrier au culte de Dieu, qu’on excite en lui l’esprit de piété, qu’on le rende surtout fidèle à l’observation des dimanches et des jours de fête. qu’il apprenne à respecter et à aimer l’Église, la commune mère de tous les chrétiens ; à obéir à ses préceptes, à fréquenter ses sacrements qui sont des sources divines où l’âme se purifie de ses tâches et puise la sainteté. » Avec un tel programme, il ne faut pas s’étonner que bon nombre de ces syndicats et corporations aient été fondés et animés par des prêtres pleins de zèle certes mais la confusion des pouvoirs fut souvent lourde de conséquences. La confusion est générale d’ailleurs. En Belgique, en 1907, voici comment est présenté le mouvement Démocratie chrétienne qui se détache du Parti catholique : « ...l’homme est désespéré parce qu’il ne croit plus ; la Démocratie chrétienne lui enseignera la religion catholique d’Espérance, de Justice et de Paix ; l’homme souffre de son « état de misère immérité », la démocratie chrétienne lui donnera l’exacte notion de ses devoirs et de ses droits, lui fournissant également les moyens de faire respecter ceux-ci. L’homme perdu, désespéré ne sait comment sortir de l’étau de l’adversité qui l’étreint : la démocratie chrétienne fera naître chez lui la conscience de sa dignité de créature de Dieu, et après l’avoir grandi par la religion et le bonheur (autant que ce dernier puisse se trouver ici-bas), elle le fera grand par l’esprit. » (L’Avant-Garde, novembre 1907). Pour en revenir aux syndicats, c’est le Père Georges Rutten, dominicain, qui fonde la puissante CSC et en est le secrétaire général de 1904 à 1919. Il sera aussi sénateur coopté de 1921 à 1946. Les prêtres sont partout et jouent rôle dirigeant déterminant. En 1930, par exemple, l’abbé Louis Colens écrit : « Etant donné que l’Église a le droit de déterminer et d’enseigner les principes sur lesquels doit se baser une organisation ouvrière catholique, étant donné le fait que l’organisation ouvrière doit s’occuper du relèvement moral et religieux de ses membres, l’autorité ecclésiastique a le droit de juger qu’il est non seulement utile mais encore nécessaire d’adjoindre à la direction des sociétés ouvrières chrétiennes, un représentant de l’autorité religieuse. L’autorité religieuse a le droit d’exiger que l’action d’une organisation ouvrière catholique ne soit jamais en contradiction avec l’action de l’autorité religieuse et de plus elle a le droit de demander à l’organisation ouvrière d’être un soutien efficace pour son action religieuse ». Ainsi « le prêtre-directeur sera également le conseiller moral de la section politique. » (La formation des dirigeants d’œuvres sociales, Louvain, 1930, pp. 60-61). Beaucoup rejetteront ces organisations jugées cléricales et auront malheureusement trop souvent tendance à rejeter aussi la doctrine sociale de l’Église, signe de la domination cléricale. (Cf. NEUVILLE Jean, Adieu à la Démocratie chrétienne ? Elie Baussart et le mouvement ouvrier, Vie Ouvrière, 1972).
40. RN, 489 in Marmy.
41. RN, 492 in Marmy.
42. QA, 573 in Marmy.
43. QA, 575 in Marmy.
44. Cf. BIGO P., op. cit., p. 460.
45. QA, 576 in Marmy.
46. MULLER Albert, sj, La politique corporative, Essai d’organisation corporative, Rex, 1935, pp. 212-213).
47. L’économie sociale selon Pie XII, Synthèse doctrinale, Nouvelles éditions latines, 1953, p. 210. Commentant cette loi du 16-8-1940, Le Conseil d’État, en son Assemblée du 31 juillet 1942 « qu’il résulte de l’ensemble de ses dispositions que ladite loi a entendu instituer (…) un service public ; que, pour gérer le service en attendant que l’organisation professionnelle ait reçu sa forme définitive, elle a prévu la création de comités auxquels elle a confié, sous l’autorité du secrétaire d’État, le pouvoir d’arrêter les programmes de production et de fabrication, de fixer les règles à imposer aux entreprises en ce qui concerne les conditions générales de leur activité, de proposer aux autorités compétentes le prix des produits et services ; qu’ainsi, les comités d’organisation, bien que le législateur n’en ait pas fait des établissements publics, sont chargés de participer à l’exécution d’un service public, et que les décisions qu’ils sont amenés à prendre dans la sphère de ces attributions, soit par voie de règlement, soit par des dispositions d’ordre individuel, constituent des actes administratifs - que le Conseil d’État est, dès lors, compétent pour connaître des recours auxquels ces actes peuvent donner lieu (…). » (Texte disponible sur www.rajf.org).
   Par contre, parmi les bonnes interprétations du principe corporatif, A. Muller cite l’arrêté belge du 13 janvier 1935, « arrêté royal permettant l’institution d’une réglementation économique de la production et de la distribution ». L’article 1er stipule la responsabilité des acteurs et le rôle de l’État : « Tout groupement de producteurs et distributeurs, revêtu de la personnalité civile, peut solliciter l’extension à tous les autres producteurs ou distributeurs, appartenant à la même branche d’industrie ou de commerce, d’une obligation volontairement assumée par lui, concernant la production, la distribution, la vente, l’exportation ou l’importation. » (Op. cit., pp. 198-199). Cet arrêté a été modifié par la loi du 5-8-1991.
48. Pie XII regrette que « ce point de l’encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers » car « les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres, un retour au Moyen Age. Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques.
   Mais à présent, cette partie de l’encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps. »
   (Allocution aux membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques, 7-5-1949).
49. Radiomessage au monde, 24-12-1952.
50. Discours au délégués du MOC, op. cit.. Pie XII ajoute un autre garde-fou : « Voilà pourquoi Nous ne Nous lassons pas non plus de recommander la diffusion progressive de la propriété privée, des moyennes et petites entreprises. »
51. Cf. également : Allocution aux participants du Congrès des Associations chrétiennes des travailleurs italiens, 11-3-1945 ; Allocution aux représentants des organisations patronales et ouvrières de l’Industrie électrique italienne, 25-1-1946 ; Lettre à Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 10-7-1947 ; Allocution aux membres du Sacré Collège, 2-6-1948 ; Allocution aux Associations catholiques des travailleurs italiens, 29-6-1948 ; Radiomessage aux catholiques allemands à l’occasion du Katholikentag, le 4 septembre 1949: « L’Église n’a pas renoncé un instant à sa lutte pour que l’apparente opposition du capital et du travail, de l’employeur et du salarié, se fonde en une unité supérieure, en une collaboration organique que la nature elle-même recommande, selon le travail ou le secteur économique, par l’organisation, professionnelle » ; Lettre de MONTINI J.-B. aux Semaines sociales d’Italie, 23-9-1949 ; Allocution aux Membres du Congrès du « Mouvement universel pour une Confédération mondiale », 6-4-1951 ; MONTINI J.-B., Lettre aux Semaines sociales d’Italie, 23-9-1951 ; Allocution aux membres de l’Union chrétienne des Chefs d’entreprises italiens, 31-1-1952 ; Message radiophonique aux Catholiques autrichiens, 14-9-1952 ; MONTINI J.-B., Lettre aux Semaines sociales d’Italie, 21-9-1952.
52. Les patrons qui se méfient de la place que pourrait prendre le monde ouvrier.
53. Les ouvriers qui rêvent de diriger l’économie sans les patrons.
54. Radiomessage pour le cinquantenaire de l’encyclique Rerum Novarum, 1-6-1941.
55. Allocution aux Membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques, 7-5-1949.
56. MM, 98 et 100.
57. P. Bigo explique : « Jean XXIII ne veut pas accréditer l’idée d’une sorte de grande administration professionnelle dotée d’un pouvoir réglementaire et résolvant tous les problèmes. L’organisation professionnelle ne peut résulter que d’une socialisation raisonnable et progressive, à partir d’expériences spontanées, et elle n’est que l’une des institutions qui permet de progresser dans la solution des problèmes de l’économie nationale » (op. cit., p. 462). L’auteur estime que les conventions collectives, les commissions paritaires qui existent dans divers pays, vont dans le sens souhaité. Mais , pour lui, le meilleur exemple d’organisation européenne a été fourni par la CECA (Communauté européenne Charbon-Acier).
58. MM 65.
59. Op. cit., p. 467.
60. GS 68, § 1 et 2.
61. JACCARD P., op. cit., p. 299.
62. Cf. CHAPELLE M.J., Le syndicalisme belge, Savoir et Agir, sd.
63. BIGO P., op. cit., p. 434.
64. C’est pourquoi, dira encore Jean-Paul II, sont souhaitables les actions syndicales en faveur de l’enseignement, de l’éducation et de la promotion de l’auto-éducation. Par ailleurs, le syndicat sert aussi au développement d’une authentique culture du travail et doit aider les travailleurs à participer d’une façon pleinement humaine à la vie de l’entreprise. Nous le verrons plus tard.
65. LE 20. La précision est récurrente : « les justes droits des travailleurs selon leurs diverses professions » ; le bien « qui correspond aux besoins et aux mérites des travailleurs associés selon leurs professions » ; « les droits des travailleurs unis dans la même profession » ; « la sauvegarde des justes droits des travailleurs selon leurs diverses professions » ; « il faut naturellement avoir toujours davantage devant les yeux ce dont dépend le caractère subjectif du travail dans chaque profession ».
66. Dans Centesimus annus, il ira plus loin et dénoncera la dérive marxiste du mouvement ouvrier. Si « ce mouvement déploya une vaste activité syndicale et réformiste, qui était loin des brumes de l’idéologie et plus proche des besoins quotidiens des travailleurs (…) par la suite, ce mouvement fut dans une certaine mesure dominé précisément par l’idéologie marxiste contra laquelle de dressait Rerum Novarum. » (CA 16).
67. CA 20.
68. Cf. de Jean-Paul II, entre autres, Discours au monde du travail en Espagne, 7-11-1982,in OR, 30-11-1982, pp. 9-10 ; Rencontre avec les représentants du monde économique à Milan, 22-5-1983, in OR, 31-5-1983, p. 14 ; Discours aux délégués de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, 3-4-1987, in OR, 28-4-1987, p. 5 ; Discours aux entrepreneurs d’Argentine, 11-4-1987, in OR, 28-4-1987, p. 9 ; Rencontre avec le monde du travail en Allemagne, 2-5-1987, in OR, 26-5-1987, p. 4 ; Lettre au XVIIIe Congrès de l’UNIAPAC, 21-9-1989, in DC 1989, pp. 1004-1005 ; Discours aux ouvriers de l’usine Olivetti, 19-3-1990, in OR, 24-4-1990, pp. 9-10 ; Discours aux ouvriers et dirigeants de l’usine Lancia-Auto, id., pp. 10-11.
69. LE 14.
70. MM 54.
71. C’est l’opinion de J.-Y. Calvez, L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 452.
72. 1884-1973, le cardinal Liénart fut évêque de Lille et est connu pour son soutien au syndicalisme chrétien.
73. QA, 540 in Marmy. Pie XI précise : « Cette seconde méthode a prévalu là surtout où, soit la législation, soit certaines pratiques de la vie économique, soit la déplorable division des esprits et des cœurs, si profonde dans la société moderne, soit encore l’urgente nécessité d’opposer un front unique à la poussée des ennemis de l’ordre, empêchaient de fonder des syndicats nettement catholiques. Dans de telles conjonctures, les ouvriers catholiques se voient pratiquement contraints de donner leurs noms à des syndicats neutres, où cependant l’on respecte la justice et l’équité, et où pleine liberté est laissée aux fidèles d’obéir à leur conscience et à la voix de l’Église. Il appartient aux évêques, s’ils reconnaissent que ces associations sont imposées par les circonstances et ne présentent pas de danger pour la religion, d’approuver que les ouvriers catholiques y donnent leur adhésion, observant toutefois à cet égard les règles et les précautions recommandées par Notre Prédécesseur de saint mémoire Pie X. Entre ces précautions, la première et la plus importante est que, toujours, à côté de ces syndicats, existeront alors d’autres associations qui s’emploient à donner à leurs membres une sérieuse formation religieuse et morale, afin qu’à leur tour ils infusent aux organisations syndicales le bon esprit qui doit animer toute leur activité. Ainsi, il arrivera que ces groupements exerceront une influence qui dépasse même le cercle de leurs membres. » (Id., 541 in Marmy).
74. Discours du 29-6-1948.
75. MM 101-103.

⁢c. Le droit de grève

[1]

Parmi les moyens d’action du syndicat, c’est certainement la grève qui fait souvent problème à la conscience chrétienne dans la mesure où elle apparaît comme la manifestation d’une certaine violence.

La position de Léon XIII, sur ce sujet, semble, à première vue, très négative : « s’il arrive que des ouvriers, abandonnant le travail ou le suspendant par les grèves, menacent la tranquillité publique (…), il faut absolument appliquer, dans de certaines limites, la force et l’autorité des lois ».⁠[2] A relire cette phrase, on peut avoir finalement l’impression que la grève est un mal dans la mesure où elle menace la tranquillité publique. Il n’y a pas de condamnation formelle et préalable de ce type d’action qui est un signe de malaise mais qui peut avoir des conséquences très dommageable pour la société. C’est cette idée que l’on retrouve un peu plus loin : « Il n’est pas rare qu’un travail trop prolongé ou trop pénible, et un salaire jugé trop faible, donnent lieu à ces chômages, voulus et concertés qu’on appelle des grèves. A cette maladie si commune et en même temps si dangereuse, il appartient au pouvoir public de porter remède. Ces chômages, en effet, non seulement tournent au détriment des patrons et des ouvriers eux-mêmes, mais ils entravent le commerce et nuisent aux intérêts généraux de la société. Comme ils dégénèrent facilement en violences et en tumultes, la tranquillité publique s’en trouve gravement compromise.

Mais ici il est plus efficace et plus salutaire que l’autorité des lois prévienne le mal et l’empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons »[3].

Comme on le voit, pour Léon XIII, il s’agit prioritairement de supprimer les causes de conflit plutôt que d’interdire purement et simplement les grèves malgré ce qu’il en dit. C’est pourquoi il est si attaché à la concertation entre ouvriers et patrons.

Pie XI n’évoque la grève qu’au moment où il signale, sans porter de jugement, que le système fasciste qu’il n’apprécie pas, interdit « grève et lock-out »[4].

Le Concile Vatican II prend un position moins négative et déclare: « s’il faut toujours recourir d’abord au dialogue sincère entre les parties, la grève peut cependant, même dans les circonstances actuelles, demeurer un moyen nécessaire, bien qu’ultime, pour la défense des droits propres et la réalisation des justes aspirations des travailleurs. Que les voies de la négociation et du dialogue soient toutefois reprises, dès que possible, en vue d’un accord. »[5]

Dans le même sens, Jean-Paul II dira de la grève, non sans solennité, que « c’est un procédé que la doctrine sociale catholique reconnaît comme légitime sous certaines conditions et dans de justes limites. » C’est « une sorte d’ultimatum adressé aux organismes compétents et, avant tout, aux employeurs ». Il ajoutera que « les travailleurs devraient se voir assurer le droit de grève et ne pas subir de sanctions pénales personnelles pour leur participation à la grève ». Mais il précisera les « conditions » et les « limites ». C’est « un moyen extrême » : « on ne peut pas en abuser (…) spécialement pour faire le jeu de la politique ». Ensuite, « lorsqu’il s’agit de services essentiels à la vie de la société, ces derniers doivent être toujours assurés, y compris, si c’est nécessaire, par des mesures légales adéquates. L’abus de la grève peut conduire à la paralysie de toute la vie socio-économique. Or cela est contraire aux exigences du bien commun de la société qui correspond également à la nature bien comprise du travail lui-même. »[6]


1. La grève a existé aussi jadis. On disait parfois «  monopole «  ou « conspiration » ou « tric » ( du néerlandais trekken : émigrer, déménager, aller ailleurs). Les ouvriers réclament des salaires suffisants, plus de liberté dans l’horaire de travail (souvent pour travailler plus), protestent contre la multiplication des apprentis qui porte préjudice aux compagnons.
   Lors de la grève des imprimeurs à Lyon ,en juillet 1539, une sentence est édictée, où l’on peut lire : « Avons ordonné (…) et défendons aux dits compagnons et apprentis d’icelle imprimerie de ne faire aucun serment, ni monopole, ni eux assembler hors les maisons et poêles de leurs maîtres en plus grand nombre de cinq sans congé et autorité de justice, sur peine d’être emprisonnés, bannis, punis comme monopoleurs et autres amendes arbitraires. » Suit une série de mesures concrètes:
   « 1° Interdiction aux compagnons de quitter la tâche, individuellement ou collectivement, sous peine de payer au maître le montant de la forme qui se trouve perdue et la valeur des journées de travail.
   2° Obligation pour les maîtres, dès que la presse est commencée, de payer le salaire jusqu’à complet achèvement de la besogne.
   3° Interdiction au maître de renvoyer dans le même moment l’ouvrier qui fait correctement son travail.
   4° Droit pour le maître de remplacer à sa guise l’ouvrier qui tombe malade au cours de ce travail.
   5° En cas de travail pressé ou abondant, droit pour le maître de faire appel à des ouvriers supplémentaires.
   6° Interdiction pour les compagnons de travailler les jours de fête et de cesser le travail plus tôt qu’à l’ordinaire les veilles de jours de fête.
   7° Limitation du chômage - en dehors des jours de fête - au cas de deuil pour la mort du maître et de sa femme, et pour la mort d’un compagnon d’atelier. »(cf. LEFRANC, op. cit., pp. 199-200). Cette sentence fut confirmée, un mois plus tard, sur un plan général par l’ordonnance de Villers-Cotterets et vint affirmer surtout le droit du patron de faire travailler. Elle stipule : « Nous défendons à tous lesdits maîtres, ensemble aux compagnons et serviteurs de tous métiers, de ne faire aucunes congrégations ou assemblées grandes ou petites et pour quelque cause ou occasion que ce soit, ni faire aucuns monopoles, et n’avoir ou prendre aucune intelligence les uns avec les autres du fait de leur métier. » (Cf. LEFRANC, op. cit., p. 200).
   Il y eut ainsi et malgré tout, sous l’Ancien régime, des troubles, des soulèvements à cause de la fiscalité, de la dictature des corporations, etc. Les sanctions furent lourdes. Ainsi, à Lyon, en 1717, suite à une manifestation d’ouvriers de la soie réclamant une diminution du prix du pain, l’un fut condamné à cinq ans de galère et l’autre aux galères à perpétuité. Ils furent astreints « à faire amende honorable, nus en chemise, la corde au cou, tenant chacun en leur main une torche de cire du poids de deux livres, au-devant de la principale porte et entrée de l’hôtel commun de cette ville où ils seront menés et conduits par l’exécuteur de haute justice et là, nu tête et à genoux, dire et déclarer à haute et intelligible voix que méchamment et comme mal avisés, ils se sont tumultueusement assemblés, joints au nombre des séditieux et jeté des pierres, dont ils se repentent et demandent pardon à Dieu, au roi et à la justice. » (In LEFRANC, op. cit., p. 216)
2. RN, 470 in Marmy.
3. RN, 473 in Marmy.
4. QA, 580 in Marmy. Le « lock-out » est une « fermeture des ateliers par les patrons pour amener à composition leurs ouvriers ou employés qui menacent de faire grève ». (Larousse).
5. GS 68, § 3.
6. LE 20.

⁢v. Les droits de tout travailleur

Il faut parfois le rappeler, tous les travailleurs jouissent des mêmes droits fondamentaux, quel que soit le travail qu’ils accomplissent et quelle que soit leur identité puisqu’il s’agit toujours d’une personne au travail : « le travail (…) donne à tous des droits analogues »[1].


1. LE 18.

⁢a. Le droit du travailleur agricole.

On l’oublie souvent dans la mesure où la révolution industrielle a focalisé l’attention sur la condition de ses ouvriers alors que d’immenses territoires à travers le monde sont principalement livrés au travail de la terre.

Le travailleur agricole a pourtant une importance capitale. Il est producteur de biens nécessaires à l’alimentation quotidienne et sa vie est dure. Souvent méprisé, marginalisé ou découragé, il connaît de grandes et multiples difficultés.

Dans les pays en voie de développement, il est souvent victime d’injustices diverses, exploité, sans propriété, sans protection.

Dans les pays industrialisés, le paysan ne peut pas toujours participer aux choix qui déterminent ses prestations de travail et se voit parfois refuser « le droit à la libre association en vue de la juste promotion sociale, culturelle et économique du travailleur agricole. »[1]

Des réformes sont donc nécessaire, suivant les lieux, pour assurer aux travailleurs agricoles : - le droit à la terre et à ses ressources,

  • le droit de participer aux décisions qui les concernent,

  • la protection légale⁠[2],

  • le juste salaire,

  • la formation adéquate,

  • l’accès aux outils appropriés.⁠[3]


1. LE 21.
2. « Il semble indispensable en agriculture d’instituer deux systèmes d’assurances ; l’un pour les produits agricoles, l’autre en faveur des agriculteurs et de leurs familles. Du fait que les revenus agraires pro capite sont généralement inférieurs au revenu pro capite des secteurs industriels et des services, il ne paraît entièrement conforme ni à la justice sociale, ni à l’équité d’établir des régimes d’assurances sociales ou de sécurité sociale, où les agriculteurs et leurs familles seraient traités de façon nettement inférieure à ce qui est garanti au secteur industriel ou aux services. Nous estimons en conséquence que la politique sociale devrait avoir pour objet d’offrir aux citoyens un régime d’assurances qui ne présente pas de différences trop notables suivant le secteur économique où ils s ‘emploient, d’où ils tirent leurs revenus. » (MM, n° 135).
3. Cf., notamment, de JEAN-PAUL II : Discours aux agriculteurs au Portugal, 14-5-1982, in OR 1-6-1982, p. 6 ; Rencontre avec le monde de l’agriculture en Italie, 26-2-1984, in OR 13-3-1984, p. 8 ; Homélie, 9-5-1986, in OR 27-5-1986, p. 6 ; Homélie pour le monde de l’agriculture en Argentine, 7-4-1987, in OR 5-5-1987, p. 13 ; Discours aux jeunes de la Confédération nationale italienne des exploitants agricoles, 9-1-1988, in OR 19-1-1988, p. 4 ; Homélie de la messe pour les agriculteurs au Paraguay, 17-5-1988, in OR 28-6-1988, p. 13.

⁢b. Le droit de la personne handicapée.

Le travail doit être, avons-nous dit, subordonné d’abord à la dignité de l’homme et non à l’intérêt économique. La personne handicapée, donc, comme tout homme, a droit au travail accessible à ses capacités. Des mesures doivent être prises pour sa formation professionnelle et chaque communauté doit se donner des structures adaptées pour trouver ou pour créer des postes, selon leurs possibilités, pour ces personnes qui ne peuvent être en marge de la société.

Négliger cela serait « une forme importante de discrimination ». La personne handicapée doit avoir, en entreprise ou en milieu protégé, « la possibilité de se sentir, non point en marge du monde du travail ou en dépendance de la société, mais comme un sujet du travail de plein droit, utile, respecté dans sa dignité humaine et appelé à contribuer au progrès et au bien de sa famille et de la communauté selon ses propres capacités. » La personne handicapée a droit aussi « aux conditions de travail physiques et psychologiques », à la « juste rémunération », à « la possibilité de promotion », à « l’élimination des divers obstacles ».⁠[1]


1. LE 22.

⁢c. Le droit du travailleur migrant

[1].

L’homme a le droit de quitter son pays d’origine comme d’y retourner. Cette émigration est sans doute, sous certains aspects, un mal mais un mal parfois nécessaire. Il ne faut pas qu’à ce mal matériel s’ajoute un mal moral ni que le travailleur émigré soit désavantagé pour des raisons de nationalité, race ou religion.

Certes, il appartient aux pouvoirs publics, qui ont la charge du bien commun, de déterminer la proportion de réfugiés ou d’immigrés que leur pays peut accueillir, compte tenu de ses possibilités d’emploi, de ses perspectives de développement, des équilibres sociaux et culturels, mais aussi de l’urgence du besoin des autres peuples.

Mais, une fois qu’une personne étrangère a été admise et se soumet aux règlements de l’ordre public, elle a droit à la protection de la loi pour toute la durée de son insertion sociale. De même, la législation du travail ne doit pas permettre que, pour une prestation égale de travail, des étrangers, ayant trouvé un emploi dans un pays sans en être les citoyens, subissent une discrimination par rapport aux travailleurs autochtones en ce qui concerne le salaire, les prestations sociales et les assurances vieillesse.

C’est justement dans les relations de travail que devraient naître une meilleure connaissance et une acceptation mutuelle entre personnes d’origine ethnique et culturelle différente, et se souder une solidarité humaine apte à surmonter les préjugés.⁠[2]


1. Le synode de 1987 sur la mission et la vocation des laïcs dans l’Église a lancé aussi l’idée d’un « principe de réciprocité », notamment entre pays chrétiens et pays musulmans, en ce qui concerne surtout la liberté religieuse qui est un droit universel fondé sur la dignité même de la personne humaine. Selon ce principe, on ne pourrait, par exemple, construire de mosquées en pays chrétien sans clause de réciprocité en faveur de la construction d’églises en pays musulman (cf. CHANTRAINE G., sj, Le Synode de 1987: expérience et bilan, in Communio, XIII, 4, juillet-août 1988, p. 126 ; DANNEELS G. cardinal, Synode 1987, vocation et mission des laïcs, Conférence enregistrée, Sénevé-Centre Multimedia, Namur, 1987 ; Commission pontificale « Iustitia et Pax », L’Église face au racisme, Cité du Vatican, 1988, n° 29 ; Déclaration finale du Synode des évêques d’Europe, in OR 24-12-1991, pp. 5-9 n° 9).
2. LE 23. En 2004, les Turcs et les marocains de Belgique connaissaient un chômage 5 fois plus élevé que les autochtones. A qualification égale, ils ont plus de mal à trouver un emploi. (Cf. La libre Belgique, 8 décembre 2004).