Un distinguo historique ?
P. Bigo pense que « la dissociation opérée entre la propriété et le
travail dans l’entreprise » a rendu nécessaire l’action du
syndicat.
L’ouvrier devait sortir d’une situation d’infériorité face au patron et
à la concurrence et il le fit par une « association, non pas seulement
avec les autres ouvriers de l’entreprise, mais avec tous les
travailleurs hors de l’entreprise qui peuvent le concurrencer en
acceptant des conditions inférieures aux siennes et en le supplantant
ainsi dans son emploi. »
De même, Jean-Paul II se placera d’un point de vue historique pour
distinguer la corporation du syndicat : « Les syndicats ont en un certain
sens pour ancêtres les anciennes corporations d’artisans du moyen-âge,
dans la mesure où ces organisations regroupaient des hommes du même
métier, c’est-à-dire les regroupaient en fonction de leur travail. Mais
les syndicats diffèrent des corporations sur un point essentiel ; les
syndicats modernes ont grandi à partir de la lutte des travailleurs, du
monde du travail et surtout de l’industrie, pour la sauvegarde de leurs
justes droits vis-vis des entrepreneurs et des propriétaires des moyens
de production. Leur tâche consiste dans la défense des intérêts
existentiels des travailleurs dans tous les secteurs où leurs droits
sont en cause. L’expérience historique apprend que les organisations de
ce type sont un élément indispensable de la vie sociale,
particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées. Cela ne
signifie évidemment pas que seuls les ouvriers de l’industrie puissent
constituer des associations de ce genre. Les représentants de toutes les
professions peuvent s’en servir pour défendre leurs droits respectifs.
En fait, il y a des syndicats d’agriculteurs et des syndicats de
travailleurs intellectuels ; il y a aussi des organisations patronales.
Ils se subdivisent tous, comme on l’a déjà dit, en groupes et
sous-groupes selon les spécialisations professionnelles ».
Ce sont donc les conditions nouvelles du travail qui auraient imposé
cette forme nouvelle d’association.
Reste que le mot « corporation » va continuer, bien au delà du XIXe
siècle, à être utilisé dans l’enseignement de l’Église.
Chez Léon XIII, la frontière entre le syndicat et la corporation, malgré
ce qui a été dit plus haut, reste floue. A propos de la journée de
travail et des soins de santé, il écrit qu’il sera « préférable d’en
réserver en principe la solution aux corporations ou
syndicats ». Et après avoir évoqué les
bienfaits des corporations au Moyen Age, il précise qu’il n’est pas
« douteux qu’il faille adapter les corporations à ces conditions
nouvelles ». Toujours est-il que le
Souverain Pontife insinue en plusieurs endroit que ces « corporations »
seront bien des associations mixtes : il évoque certains « hommes de
grand mérite » qui « s’occupent de fonder des corporations assorties aux
divers métiers et d’y faire entrer les ouvriers » qu’ils « aident de
leurs conseils et de leur fortune et pourvoient à ce qu’ils ne manquent
jamais d’un travail honnête et fructueux ». Ou encore ces catholiques
« pourvus d’abondantes richesses », qui, « devenus en quelque sorte
compagnons volontaires des travailleurs, ne regardent à aucune dépense
pour fonder et étendre au loin des sociétés, où ceux-ci peuvent trouver,
avec une certaine aisance pour le présent, le gage d’un repos honorable
pour l’avenir ».. Cette présentation
peut paraître quelque peu paternaliste. Mais quels buts Léon XIII
assigne-t-il à ces corporations ? L’assistance, on vient de le voir,
l’« accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du
corps, de l’esprit et de la fortune », mais « avant tout », au
« perfectionnement moral et religieux » qui est « l’objet
principal ». Il faut, en effet, donner
« une large place à l’instruction religieuse ». Le Pape est tout au long de l’encyclique très sensible à la
menace socialiste et à l’athéisme qu’il entraîne. Mais il y a encore une
fonction très importante que la corporation doit remplir : il s’agit de
la paix sociale. Le socialisme a lancé les ouvriers dans la lutte des
classes qui, aux yeux de l’Église est et sera toujours, inacceptable.
Aussi Léon XIII souligne-t-il qu’il faut « régler avec équité les
relations réciproques des patrons et des ouvriers », que dans l’organisation interne des corporations, « les
diverses fonctions doivent être réparties de la manière la plus
favorable aux intérêts communs, et de telle sorte que l’inégalité ne
nuise point à la concorde ». « Que les droits et les devoirs des patrons
soient parfaitement conciliés avec les droits et les devoirs des
ouvriers », tel est l’idéal.
Dans le même souci majeur de « mettre un terme au conflit qui divise les
classes », Pie XI insistera sur la nécessité de « provoquer et
encourager une cordiale collaboration des professions ». Pour y arriver,
il faut substituer aux classes opposées « des organes bien constitués,
des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes non pas
d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais
d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se
rattachent. » Ces « ordres »,
« professions », « organisations professionnelles », « corps professionnels »
ne remplacent pas les syndicats, comme certains l’ont cru. Pie XI
précise « qu’au sein de ces groupements corporatifs la primauté
appartient incontestablement aux intérêts communs de la profession ;
entre tous le plus important est de veiller à ce que l’activité
collective s’oriente toujours vers le bien commun de la société. Pour ce
qui est des questions dans lesquelles les intérêts particuliers, soit
des employeurs, soit des employés, sont en jeu de façon spéciale au
point que l’une des parties doive prévenir les abus que l’autre ferait
de sa supériorité, chacune des deux pourra délibérer séparément sur ces
objets et prendre les décisions que comporte la
matière. » C’est ainsi qu’on a résumé la
position de la doctrine sociale chrétienne en la matière par la formule:
« Le syndicat libre dans la profession organisée ».
Organisée par qui ? Est une autre question importante. La réponse de Pie
XI est claire : « ce que Léon XIII a enseigné, au sujet des formes de
gouvernements, vaut également, tout proportion gardée, pour les
groupements corporatifs des diverses professions, et doit leur être
appliqué : les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation
qu’ils préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences
du bien commun. (…) Les personnes qui exercent la même profession
gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets
qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession. (…)
L’homme est libre, non seulement de créer de pareilles sociétés d’ordre
et de droit privé, mais encore de leur « donner les statuts et règlements
qui paraissent les plus appropriés au but poursuivi » (RN, 490 in
Marmy). La même faculté doit être reconnue pour les associations dont
l’objet déborde le cadre propre des diverses professions. Puissent les
libres associations qui fleurissent déjà et portent de si heureux fruits
se donner pour tâche, en pleine conformité avec les principes de la
philosophie sociale chrétienne, de frayer la voie à ces organismes
meilleurs, à ces groupements corporatifs dont Nous avons parlé, et
d’arriver, chacune dans la mesure de ses moyens, à en procurer la
réalisation. » Cet extrait est clair : si
ce sont les associations de « base », syndicats ou corporations pour
reprendre la distinction prêtée à Léon XIII, associations de droit
privé, qui doivent « frayer la voie » aux groupements corporatifs,
ceux-ci sont aussi le fruit de la liberté d’association même si, comme
le souhaitait Pie XII, ces organismes ont intérêt à relever du droit
public.
Dans ces conditions, on ne peut accepter le reproche qui a été fait à
Pie XI de vouloir cautionner le mouvement corporatif fascisant de son
époque alors que sa théorie générale sur le principe de subsidiarité et
les corps intermédiaires s’opposaient d’emblée à une telle
interprétation. Analysant les organisations corporatives de plusieurs
pays européens, dans les années trente, Le P. A. Muller montre bien la
différence qui existe entre leur corporatisme d’État et le
« corporatisme d’association » tel que souhaité par Pie XI : « Certains,
écrivait-il, veulent bien concéder que le corporatisme existe, mais ils
font observer qu’il n’est réalisé qu’en terre de dictature. Italie,
Portugal, Allemagne, Autriche se disent à l’envi États corporatifs ; la
Bulgarie a suivi leur exemple. Le corporatisme serait fait pour un
régime dictatorial et ne se concevrait pas en dehors de lui. Il est
l’armature rigide où l’État autoritaire emprisonne toute initiative,
l’appareil qui lui sert à régenter toutes les activités économiques et à
les plier à ses fins politiques. d’autre part, l’organisation
corporative ne saurait fonctionner sans une discipline rigoureuse dont
la dictature possède seule le secret.
Nous ne pouvons souscrire à pareille thèse.
Nous tenons, tout au contraire, que le corporatisme -le vrai- ne peut
s’épanouir et prospérer que sous un régime de large liberté, compatible
néanmoins avec un pouvoir fort et respecté, strictement cantonné dans
l’exercice de ses fonctions naturelles. Et nous invoquons à l’appui de
cette manière de voir le corporatisme tel qu’on le conçoit en Suisse, en
Hollande, en Belgique, en France.
Un vrai et sincère régime corporatif est, à nos yeux, absolument
incompatible avec la dictature au sens moderne du mot.
Cette dictature est par essence centralisatrice. Ayant réuni tous les
pouvoirs entre ses mains, il lui répugne d’en soustraire au profit
d’organismes autonomes la moindre parcelle. C’est une loi historique que
tout gouvernement autoritaire incline à prendre ombrage des groupements
puissants, capables de gérer en pleine indépendance, au besoin de
défendre contre ses empiètements les intérêts de leurs membres.
S’imagine-t-on que les dictatures modernes vont se montrer moins
défiantes et constituer de gaieté de cœur des organismes soustraits,
dans une large mesure, à leur ingérence ? » Dans le même esprit, M. Clément, commentant la pensée de
Pie XII en la matière, faisait remarquer que « l’organisation
professionnelle est fondée sur la commune responsabilité des employeurs
et des salariés » et que, par le fait même, « une telle structure n’est
en rien comparable à celle (…) qu’avait instaurée en France la loi
du 16 août 1940 »
Pie XII, on le sait regretta publiquement la confusion opérée avant
guerre entre le système proposé par son prédécesseur et les expériences
des régimes dictatoriaux. Il va donc
reprendre les thèses de Pie XI et les préciser.
Il relèvera le rôle fondamental des syndicats : « Quel est (…) le but
essentiel des syndicats, sinon l’affirmation pratique que l’homme est le
sujet et non l’objet des relations sociales, sinon de privilégier en
face de l’irresponsabilité collective et des propriétaires anonymes,
sinon de défendre la personne du travailleur devant ceux qui tendent à
le considérer seulement comme une force
productive ? » Toutefois,
au service du bien commun, les syndicats ne doivent pas « abuser de la
force d’organisation, tentation aussi redoutable et dangereuse que
d’abuser de la force du capital privé.(…) La force de
l’organisation, si puissante qu’on veuille la supposer, n’est pas
d’elle-même, et prise en soi, un élément d’ordre : l’histoire récente et
actuelle en fournit constamment la preuve tragique : quiconque a des yeux
pour voir s’en peut aisément convaincre. Aujourd’hui comme hier, dans
l’avenir comme dans le passé, une situation ferme et solide ne peut
s’édifier que sur les bases jetées par la nature -en réalité par le
Créateur- comme fondements de la seule véritable stabilité.
Voilà pourquoi, Nous ne Nous lassons pas de recommander instamment
l’élaboration d’un statut de droit public de la vie économique, de toute
la vie sociale en général, selon l’organisation professionnelle. »
Il avait tenu des propos semblables devant des patrons : « Avec une égale
sollicitude, un égal intérêt, Nous voyons venir à Nous, tour à tour les
ouvriers et les représentants des organisations industrielles ; les uns
et les autres Nous exposent avec une confiance qui Nous touche
profondément, leurs préoccupations respectives. (…) Nous venons de
faire allusion aux préoccupations de ceux qui participent à la
production industrielle. Erroné et funeste est, en ses conséquences, le
préjugé trop répandu, qui voit en elles une opposition irréductible
d’intérêts divergents.
Dans le domaine économique, il y a communauté d’intérêts et
d’activités, entre chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien
réciproque, travailler à le briser, ne peut être que le fait d’une
prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprise et
ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables, ils sont coopérateurs
dans une œuvre commune.
Ils mangent, pour ainsi dire, à la même table, puisqu’ils vivent en fin
de compte, du bénéfice net et global de l’économie nationale. (…)
Il s’ensuit, que, des deux cotés, on a intérêt à voir les dépenses de
la production nationale proportionnelles à son rendement.
Mais dès lors que l’intérêt est commun, pourquoi ne pourrait-il pas se
traduire dans une expression commune ? Pourquoi ne serait-il pas légitime
d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la
constitution et le développement de l’économie nationale ? (…)
Mais alors, pourquoi quand il en est encore temps, ne pas mettre les
choses au point, dans la pleine conscience de la commune responsabilité,
en sorte d’assurer les uns contre d’injustes
défiances, les autres contre des illusions qui ne tarderaient
pas à devenir un péril social ?
Cette communauté d’intérêt et de responsabilité dans l’œuvre de
l’économie nationale, Notre inoubliable prédécesseur Pie XI en avait
suggéré la formule concrète et opportune lorsque, dans son encyclique
Quadragesimo Anno, il recommandait « l’organisation professionnelle » dans
les diverses branches de la production.
Rien, en effet, ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme
économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de
droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre
tous ceux qui prennent part à la production. »
On a bien entendu que d’une part, « le devoir et le droit d’organiser le
travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement
intéressés : employeurs et salariés », de manière
paritaire, peut-on dire, et que, d’autre part, est souhaitable »
l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public
fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux
qui prennent part à la production ». Ce statut de droit public est
nettement distingué « d’autres formes d’organisation juridique publique
de l’économie sociale » comme l’étatisation ou la nationalisation dont
Pie XII montre les insuffisances et les dangers.
Le principe de la participation de tous, employeurs et employés, dans
les institutions responsables des différents secteurs de la vie
économique, sera confirmé par Jean XXIII : « Il est opportun, voire
nécessaire, que la voix des travailleurs ait la possibilité de se faire
entendre et écouter hors des limites de chaque organisme de production,
à tous les échelons. » Les choix qui influent sur le contexte économique
et social « ne sont pas décidés à l’intérieur de chaque organisme
productif, mais bien par les pouvoirs publics, ou des institutions à
compétence mondiale, régionale ou nationale, ou bien qui relèvent soit
du secteur économique, soit de la catégorie de production. d’où
l’opportunité -la nécessité- de voir présents dans ces pouvoirs ou ces
institutions, outre les apporteurs de capitaux et ceux qui représentent
leurs intérêts, aussi les travailleurs et ceux qui représentent leurs
droits, leurs exigences, leurs aspirations ».
De plus, même si Jean XXIII n’insiste pas, comme ses prédécesseurs sur
l’organisation professionnelle, il
n’en reprend pas moins telle quelle l’idée des corps intermédiaires:
« Nous estimons (…) nécessaire que les corps intermédiaires et les
initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s’exprime et se
réalise la « socialisation », jouissent d’une autonomie efficace devant
les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en
rapport de collaboration loyale entre eux et de subordination aux
exigences du bien commun. » En effet, selon P. Bigo,
« le péril majeur des organisations professionnelles (…) c’est de
tourner exclusivement à la protection professionnelle en perdant leur
objectif premier qui est d’améliorer le service rendu au public, les
intérêts des membres de la profession étant l’objectif second poursuivi
à travers la réalisation de l’objectif premier. »
Tout l’enseignement des Papes, depuis Léon XIII, s’efforce de mettre en
évidence trois nécessités : la défense des droits du travailleur, la
participation de ceux-ci à tous les niveaux de l’organisation de la vie
économique et la coopération des employés et des employeurs. Ces trois
points seront au centre des préoccupations des pères conciliaires:
« Comme bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais
à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques
et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants,
ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par
eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis.
Il faut mettre au rang des droits fondamentaux de la personne le droit
des travailleurs de fonder librement des associations capables de les
représenter d’une façon valable et de collaborer à la bonne organisation
de la vie économique, ainsi que le droit de prendre librement part aux
activités de ces associations, sans courir le risque de représailles.
Grâce à cette participation organisée, jointe à un progrès de la
formation économique et sociale, le sens des responsabilités grandira de
plus en plus chez tous : ils seront ainsi amenés à se sentir associés,
selon leurs moyens et leurs aptitudes personnels, à l’ensemble du
développement économique et social ainsi qu’à la réalisation du bien
commun universel. »
On constate que, depuis Jean XXIII, tout en insistant sur le droit
d’association, l’Église s’attache plus aux fonctions des ces
associations qu’à leur nature. La distinction syndicat-organisation
professionnelle n’est plus mise en avant comme elle l’était
précédemment. Est-elle devenue obsolète pour autant ? Je ne le pense pas
et pour s’en convaincre, il suffit de lire attentivement les textes de
Jean-Paul II.
Nous avons vu plus haut avec quelle force Jean-Paul II défendait la
liberté syndicale. Ce n’est pas seulement parce qu’il a été marqué par
l’expérience polonaise et la puissance transformatrice du syndicat
Solidarnosc mais aussi parce que traîne encore aujourd’hui et surtout
dans le contexte néo-libéral une grande méfiance des patrons et parfois
du pouvoir politique vis-à-vis de l’action syndicale qui souvent
indispose, au passage, l’opinion publique ou, du moins, une large frange
de ceux qui ne sont pas concernés directement mais perturbés par les
manifestations ou les grèves. Il est vrai que « Le défaut du
syndicalisme (d’un certain syndicalisme, devrait-on dire), c’est qu’il
n’existe que pour la lutte et la revendication : ne groupant que les
ouvriers, il les oppose aux échelons intermédiaires et supérieurs du
travail ; il fait ainsi obstacle à toute réconciliation, à tout
établissement d’une communauté durable sur le plan de l’entreprise, de
la nation ou des nations ». Il
est vrai aussi que, souvent, le syndicat est un instrument de
massification, créateur de solidarités artificielles et instrument
d’action politique au sens étroit, partisan, du terme. Ces
déviations existent et nous ne les connaissons que trop mais il
n’empêche et il ne faudrait pas l’oublier que « le syndicat, selon la
doctrine chrétienne, est l’institution qui permet à l’ouvrier de se
faire reconnaître comme personne dans les relations de travail, et de
discuter d’égal à égal les conditions de l’emploi, de donner son
consentement au contrat de travail. Le rôle du syndicat est de conduire
la masse des travailleurs salariés à la conscience de sa dignité, à la
volonté d’une promotion, aux conventions, aux institutions et aux
actions qui en sont les moyens ».
Pour Jean-Paul II, le syndicat n’est pas seulement « le reflet d’une
structure « de classe » » ni le porte-parole « d’une lutte de classe ». Il
est « un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans
les sociétés modernes industrialisées », le « porte-parole de la lutte
pour la justice sociale, pour les droits des travailleurs ». Pour que,
plus précisément encore, « le travailleur non seulement puisse « avoir »
plus, mais aussi et surtout puisse « être » davantage, c’est-à-dire qu’il
puisse réaliser plus pleinement son humanité sous tous ses
aspects. »
Ceci rappelé, Jean-Paul II insiste constamment sur le fait que les
travailleurs constituent des associations selon leur profession : « Les
représentants de toutes les professions peuvent s’en servir syndicats de
travailleurs intellectuels ; il y a aussi des organisations patronales.
Ils se subdivisent tous (…) pour défendre leurs droits respectifs.
En fait, il y a des syndicats d’agriculteurs et des en groupes et
sous-groupes selon les spécialisations professionnelles »
il est clair que Jean-Paul II veut que les associations se créent sur
des solidarités naturelles et qu’ainsi soit évitée toute massification.
De même, il dénonce clairement la politisation : « l’activité des
syndicats entre de manière indubitable dans le domaine de la « politique »
entendue comme un souci prudent du bien commun. Mais, en même temps, le
rôle des syndicats n’est pas de « faire de la politique » au sens que l’on
donne généralement aujourd’hui à ce terme. Les syndicats n’ont pas le
caractère de « partis politiques » qui luttent pour le pouvoir, et ils ne
devraient jamais non plus être soumis aux décisions des partis
politiques ni avoir des liens trop étroits avec eux. En effet, si telle
est leur situation, ils perdent facilement le contact avec ce qui est
leur rôle spécifique, celui de défendre les justes droits des
travailleurs dans le cadre du bien commun de toute la société, et ils
deviennent, au contraire, un instrument pour d’autres
buts. »
Très positivement, outre la défense des droits des travailleurs, les
syndicats doivent être au service du « juste bien » et ne pas « se
transformer en une sorte d’ »égoïsme » de groupe ou de classe ».
Ils doivent non pas lutter contre les autres mais être des instruments
de solidarité dans le plus large sens du terme : « Si, dans les questions
controversées, (la lutte) prend un caractère d’opposition aux autres,
cela se produit parce qu’on recherche le bien qu’est la justice sociale,
et non pas la « lutte » pour elle-même, ou l’élimination de l’adversaire.
La caractéristique du travail est avant tout d’unir les hommes et c’est
en cela que consiste sa force sociale : la force de construire une
communauté. En définitive, dans cette communauté, doivent s’unir de
quelque manière et les travailleurs et ceux qui disposent des moyens de
production ou en sont propriétaires. A la lumière de cette structure
fondamentale de tout travail -à la lumière du fait que, en définitive,
le « travail » et le « capital » sont des composantes indispensables de la
production dans quelque système social que ce soit-, l’union des hommes
pour défendre les droits qui leur reviennent, née des exigences du
travail, demeure un élément dont on ne saurait faire
abstraction. »
La lutte des classes est condamnable parce qu’elle fait fi de toute
considération éthique ou juridique, qu’elle ne respecte pas la dignité
de la personne, exclut un accommodement raisonnable et recherche non pas
le bien général de la société mais plutôt un intérêt de parti qui se
substitue au bien commun et veut détruire ce qui s’oppose à lui.
Il n’empêche que, dans le cadre du syndicat, on peut parfois parler de
lutte contre un système économique entendu comme méthode pour assurer la
primauté absolue du capital, de la propriété des instruments de
production et de la terre sur la liberté et le travail de l’homme sans
pour autant rêver de substituer à ce système le système socialiste qui
est en fait un capitalisme d’État.
Les syndicats qui ont été souvent et longtemps parfois dominés par
l’idéologie marxiste, doivent donc jouer le rôle délicat de médiation
entre les travailleurs et les organes dirigeants par le dialogue et la
négociation de préférence à d’autres instruments de revendication. Cette
méthode fastidieuse, peut-être, se révèle, en fin de compte, plus
féconde parce qu’elle favorise la compréhension réciproque et assure une
meilleure base pour la stabilité des conquêtes.
Le souci d’une telle solidarité est constructif, il est pour le travail,
pour la justice, la paix le bien-être et la vérité dans la vie
sociale.
Nous vérifions donc toujours les mêmes préoccupations à travers la
doctrine concernant le droit d’association avec, de nouveau, chez
Jean-Paul II une accentuation du caractère professionnel des
associations.
Et qu’en est-il des organisations professionnelles plus vastes si chères
à Pie XI ? Nous pouvons en trouver un écho dans ce passage où le Pape met
en garde contre l’élimination de la propriété privée et évoque, a
contrario, les conditions d’une vraie socialisation : « on ne peut parler
de socialisation que si la subjectivité de la société est assurée,
c’est-à-dire si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se
considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de
travail dans lequel il s’engage avec tous. Une des voies pour parvenir à
cet objectif pourrait être d’associer le travail, dans la mesure du
possible, à la propriété du capital, et de donner vie à une série de
corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles:
ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs
publics, ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant
entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux
exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance
d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils
considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part
active à leur vie. » Le texte qui renvoie à
l’encyclique Mater et Magistra qui, à cet
endroit, renvoie elle-même à la doctrine des corps intermédiaires selon
Pie XI, évoque un autre type de « corps » que le syndicat bien identifié
comme tel dans la suite de Laborem Exercens.
Le lecteur regrettera peut-être le manque de précisons sur
l’organisation professionnelle, son fonctionnement et sa conjonction
avec les organisations syndicales. Il sera peut-être aussi dérouté par
le flou du vocabulaire dans la mesure où aucune expression ne s’est
imposée pour désigner clairement ce type de structure. Mais, d’un autre
côté, il serait peut-être délicat ou inconvenant de dépasser le rappel
des principes et valeurs en question. On quitterait alors le domaine de
la doctrine pour se hasarder sur le terrain des programmes qui ne
peuvent être que l’œuvre de l’imagination prudente d’un laïcat engagé.