L’expression « droit au travail » n’apparaît pas chez Léon XIII. Dans Rerum Novarum, il écrit : « Dans la réalité, c’est une obligation commune pour tous de subvenir à sa vie, et s’y soustraire est un crime. Il en résulte nécessairement le droit de se procurer ce qui permet de subvenir à sa vie ; et à celui qui n’a pas de moyens, la faculté ne lui est donnée que par le salaire acquis par le travail. » Le devoir de travailler implique qu’on ait la liberté de le faire. C’est clair.
Il semble que le premier pontife à parler de « droit au travail » soit Pie XII. Evoquant le « droit naturel de chaque individu à faire du travail le moyen de pourvoir à sa vie propre et à celle de ses fils », il précisera : »Un tel devoir et le droit correspondant au travail est imposé et accordé à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris. »[1]
Dans un autre message , il citera parmi les « droits fondamentaux de la personne » : « le droit au travail comme moyen indispensable à l’entretien de la vie familiale ».[2]
Il est très important de noter que le droit au travail ici est lié au devoir d’en procurer ou de s’en procurer mais il n’implique pas, pour autant et immédiatement, le devoir de l’État de fournir un travail. La responsabilité première en incombe prioritairement aux intéressés eux-mêmes. L’État n’intervient qu’à titre subsidiaire et dans le respect du bien commun, ce qui évite toute interprétation de type autoritaire
Quand Jean XXIII rédige l’encyclique Pacem in terris, il a sous les yeux la Déclaration universelle des droits de l’homme. Celle-ci déclare, d’une part que : « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage »[3], et, d’autre part, que. : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ces moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. »[4] Ces extraits ont visiblement inspiré le Souverain Pontife qui écrira d’abord que « Tout être humain a droit à la vie, à l’intégrité physique et aux moyens nécessaires et suffisants pour une existence décente, notamment en ce qui concerne l’alimentation, le vêtement, l’habitation, le repos, les soins médicaux, les services sociaux. Par conséquent, l’homme a droit à la sécurité en cas de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse, de chômage et chaque fois qu’il est privé de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ».[5] Un peu plus loin, le texte rappelle que « Tout homme a droit au travail et à l’initiative dans le domaine économique »[6]. Et il ajoute que « La dignité humaine fonde également le droit de déployer l’activité économique dans des conditions normales de responsabilité personnelle. »[7]
Cet ordre qui place le droit à la vie et à la subsistance avant le droit au travail semble, mieux que la Déclaration universelle, suggérer que le droit au travail doit « être compris avant tout comme le droit à subsister, indépendamment de la possibilité et de l’existence d’un travail réel (…) ».[8] En tout cas, cette présentation tend à justifier les allocations sociales qui existent dans plusieurs pays et qui sont octroyées indépendamment du travail et en fonction des besoins. Ces allocations garantissent non plus au travailleur mais au citoyen un minimum vital. Il s’agit en Belgique du Revenu d’intégration sociale (RIS, l’ancien « Minimex », Minimum moyen d’existence), en France du Revenu minimum d’insertion (RMI) qui sont octroyés à certaines conditions et à certaines catégories de personnes. De plus, cette aide financière à laquelle peuvent s’ajouter d’autres aides sociales s’inscrit dans la perspective d’une remise au travail.
Mais peut-on déduire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et, partant, des extraits cités de Jean XXIII, la légitimité de l’allocation universelle ?
Mireille Chabal affirme sans hésiter que l’allocation universelle est « un don nécessaire, elle est un dû. Elle est implicitement prescrite par la Déclaration universelle des Droits de l’homme ».[9] C’est aller un peu vite, semble-t-il mais, en ce qui concerne la pensée de l’Église, l’affaire paraît plus claire et, nous allons le voir, il est difficile dans la perspective qui est la sienne d’admettre le principe de l’allocation universelle tel qu’il a été défini. Même si, après Jean XXIII, le concile Vatican II[10] puis Paul VI réaffirment que « Tout homme a droit au travail, à la possibilité de développer ses qualités et sa personnalité dans l’exercice de sa profession (…) »[11], ce ne peut être que dans le sens où ses prédécesseurs en ont parlé.
C’est peut-être pour éviter l’équivoque née, dans les années 80, autour de l’expression « droit au travail » que Jean-Paul II ne l’emploie pas au grand étonnement d’ailleurs de son commentateur Denis Maugenest qui écrit : « En ces temps difficiles, le droit au travail paraît encore plus urgent que ne le sont les droits des travailleurs. Curieusement pourtant l’encyclique ne parle nulle part de droit au travail… »[12] Laborem exercens parle du « travail humain, compris comme un droit fondamental de tous les hommes »[13] et Jan Schotte[14] explique cette phrase en ces termes : « Respecter ce droit est la responsabilité de tous ceux qui appartiennent à une société déterminée et agissent à travers les structures de l’État, mais il est aussi la responsabilité de toute la communauté internationale. » Nous allons y revenir.
Mais ce que souligne avec force l’encyclique, c’est que « Le travail est (…) une obligation, c’est-à-dire un devoir de l’homme, et ceci à plusieurs titres. L’homme doit travailler parce que le Créateur le lui a ordonné, et aussi du fait de son humanité même dont la subsistance et le développement exigent le travail. L’homme doit travailler par égard pour le prochain, spécialement pour sa famille, mais aussi pour la société à laquelle il appartient, pour la nation dont il est le fils ou la fille, pour toute la famille humaine dont il est membre, étant héritier du travail des générations qui l’ont précédé et en même temps co-artisan de l’avenir de ceux qui viendront après lui dans la suite de l’histoire. Tout cela constitue l’obligation morale du travail entendue en son sens le plus large ».[15] Obligation morale très large puisque « Le mot « travail » désigne tout travail accompli par l’homme, quelles que soient les caractéristiques et les circonstances de ce travail, autrement dit toute activité humaine qui peut et qui doit être reconnue comme travail parmi la richesse des activités dont l’homme est capable et auxquelles il est prédisposé par sa nature même, en vertu de son caractère humain. »[16] Dans cette optique, celui qui n’aurait pas besoin de travailler pour vivre ou même pour faire vivre sa famille, a encore des obligations vis-à-vis de ses compatriotes et, au delà, vis-à-vis de la famille humaine tout entière dans la mesure où nous sommes responsables des autres quels qu’ils soient. La théologie du travail est une théologie de la solidarité. Le travail bénévole, par exemple, s’inscrit bien dans ce cadre.
Il paraît difficile donc de séparer, comme le fait l’allocation universelle, le don et le travail.[17] On se rappelle l’injonction de Paul : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ».[18]
Mais allons plus loin. Plusieurs partisans de l’allocation universelle évoquent la figure d’un ancêtre, Thomas Paine[19], qui, à la fin du XVIIIe siècle, dans une réflexion sur la réforme agraire en France[20], « propose l’instauration d’une pension universelle (à partir de 50 ans) et d’une dotation universelle (à 21 ans) en reconnaissance de la propriété commune de la terre ».[21] Cette propriété commune est « de droit naturel » dit Paine. Toutefois, comme chez Rousseau[22], il précise que « pour bien concevoir ce que l’état de société devrait être, il est indispensable d’avoir quelques notions de l’état primitif et naturel des hommes, tel qu’il est encore aujourd’hui. On n’aperçoit chez eux aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits de la vie civilisée. Elle n’existe point dans l’état naturel. »[23] Ce développement nous montre à quel sens du mot « nature » Paine se réfère dans l’expression ambigüe « droit naturel ». Dans le fond, « La nature est l’état primitif des choses, auquel elles doivent s’arrêter ou qu’elles doivent restituer pour satisfaire à leur essence, ou encore la nature est l’exigence essentielle, divinement déposée dans les choses, d’un certain état primitif ou d’avant-culture que les choses sont faites pour réaliser ».[24]
Il n’empêche que le chrétien peut se sentir interpellé par l’argument de Paine. En effet, même s’il reconnaît le bien-fondé de la propriété privée, comme nous le verrons plus tard, il ne peut oublier que le livre de la Genèse, livre des origines qui nous révèle quelque chose l’avenir auquel nous sommes appelés, fonde le principe de la destination universelle de tous les biens puisque la terre a été donnée à tous les hommes. Dès lors, la proposition de Taine comme l’allocation universelle ne sont-elles pas justifiées dans la mesure où elles se présentent comme une anticipation de la communauté des biens à laquelle nous devons tendre sans pour autant, comme les marxistes, abolir la propriété privée ? L’allocation universelle serait un moyen de restituer un peu la justice originelle qui sera notre justice finale.
Une telle interprétation est impossible. Indépendamment de l’insistance des papes sur le devoir de travailler, indépendamment de l’injonction de Paul, il reste que la terre a été donnée à l’homme, avant la chute, pour qu’il la travaille (domine, soumette, cultive, garde).