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ii. Une théologie du travail

Si le travail a un sens, c’est dans l’homme que nous devons le chercher. Or, nous savons aussi que Dieu révèle l’homme à lui-même. C’est pourquoi il nous faut écouter les testaments de Dieu avant de nous pencher sur les « questions particulières ». Le sens profond du travail doit s’éclairer à la Parole de Dieu, sinon Dieu n’est pas Dieu créateur de l’homme, du ciel et de la terre ou bien le travail est une pure absurdité et toute recherche de sens est trompeuse.

Nous allons voir que la Parole de Dieu écarte d’abord deux idéologies extrêmes. Celle, d’une part, véhiculée par une fausse conception religieuse qui considère le travail comme une punition, une expiation, conception qui imprègne aussi certaines revendications visant à réduire au maximum le temps de travail. Celle, d’autre part, qui considère le travail comme l’essentiel de la vie, l’unique moyen pour l’homme de se construire par le biais incontournable de la société nouvelle dont il sera l’artisan.

La Parole de Dieu nous permet de sortir des apparentes contradictions relevées par les philosophes et les sociologues, de justifier la nécessité et la pénibilité, d’échapper à la dialectique travail-loisir en établissant les conditions d’un travail humain épanouissant qui réponde autant que faire se peut aux aspirations de l’homme.

Avant le Concile, tout un courant théologique qu’on a appelé « humaniste » ou « temporel » s’est attaché à montrer que les choses et les faits temporels sont une préparation secondaire, certes, mais une préparation tout de même au Royaume des cieux.

Jean Laloup et Jean Nélis⁠[1] qui appartiennent à ce courant, font remarquer, dans leurs ouvrages de vulgarisation que leur position « s’oppose à une conception « eschatologique », qui est attirée par la transcendance des réalités surnaturelles et n’accorde aux réalités temporelles qu’une valeur d’étape dont il faut se dégager au plus tôt par l’esprit et la grâce. »[2] Il est vrai qu’a perduré chez nombre de théologiens un certain platonisme alors que d’autres, dont les auteurs cités, à la suite de saint Thomas, renouaient avec la vision positive que la Genèse, par exemple, nous offre de la Création tout entière⁠[3].

On sait que le cardinal Mercier fut, en Belgique, le promoteur d’un renouveau thomiste dont le centre fut Louvain.⁠[4]

Dans cette mouvance, en 1933, le P. Mersch va, à propos du Corps mystique du Christ⁠[5], rappeler la largeur de vue d’un certains nombre d’auteurs scolastiques et de saint Thomas, en particulier, qui affirme, tout d’abord, que tous les hommes⁠[6], corps⁠[7] et âme, sont membres du Christ qui est aussi tête des anges⁠[8]. Reste la question des créatures matérielles qui nous intéresse tout spécialement ici. La position de saint Thomas est claire : « Une fois fini le jugement dernier, la nature humaine sera entièrement fixée en son terme. Mais, puisque toutes les choses corporelles sont en quelque façon faites pour l’homme, il est convenable qu’à ce moment aussi l’état de toute la création matérielle soit changé, afin d’être adapté à l’état des hommes qui seront alors.(…)

Le mouvement du ciel cessera et toute génération et toute corruption dans les éléments. Mais la substance des choses demeurera, appuyée sur l’immobilité de la bonté divine. Dieu a créé les choses pour qu’elles soient ; en conséquence, l’être des choses qui ont aptitude à demeurer sans fin, demeurera sans fin. (…) Dieu suppléant par sa puissance tout ce qui fait défaut à leur faiblesse.(…)

Puisque les hommes ne seront pas seulement délivrés de la corruption, mais aussi revêtus de gloire, et puisque la création matérielle sera finalement disposée en conformité avec l’état des hommes, il faudra aussi que la création matérielle reçoive une certaine splendeur de gloire. C’est pourquoi il est écrit (Ap 21, 1) : « J’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle » et encore (Is 65, 17-18) : « Je créerai des cieux nouveaux et une terre nouvelle, et on ne se souviendra plus des anciens, et on n’y pensera plus, mais vous serez dans la joie et dans l’allégresse pour toujours ». Amen »[9].

La pensée de Thomas est bien conforme avec celle de Paul lorsqu’il écrivait que « la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise,- c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. »[10] Le P. Mersch fait remarquer que « ce texte, fort clair cependant, avait été (…) commenté par saint Augustin d’une façon qui en réduisait beaucoup la portée. Par crainte de manichéisme, et d’origénisme, il avait déclaré que « toute la création » dont il s’agit, ce n’est en réalité que l’homme tout seul. L’homme, en effet, disait le saint, contient en lui-même tous les éléments de la création : l’esprit, la vie, la matière. Aussi, quand, seul, il crie vers Dieu dans l’attente, on peut dire qu’en lui, c’est l’univers entier qui crie. L’autorité d’Augustin domina un certain temps l’exégèse du passage (…). Mais l’évidence finit par l’emporter. Les scolastiques forcés en quelque sorte par l’Écriture, oseront évoquer l’image grandiose mais vague d’un univers haletant de désir et tendu vers l’adoption divine (…). »

Et le P. Mersch ajoute que, pour les scolastiques, ce n’est « pas plus tard seulement que le monde sera repris par l’économie du salut. Dès maintenant, le Christ utilise tout pour le bien de ses élus. (…) Il est Seigneur de tout, déclarent unanimement, quoique en des sens divers, les scolastiques, et il l’est parce que tout rentre dans son œuvre rédemptrice. »

Et il conclut : « Par continuité avec l’homme, dirons-nous, les choses reçoivent quelque prolongement de l’influx de la grâce, en même temps qu’elles servent, à leur manière, à transmettre cet influx. Le Christ est donc leur chef, pour autant qu’elles rentrent de la sorte dans l’économie de la rédemption. Le Christ complet, c’est le Sauveur avec toute l’humanité ; l’humanité complète, c’est l’homme avec tout l’univers ; le Christ complet, c’est donc le Christ avec tous les hommes et avec le monde entier. »[11]

Les recherches historiques du P. Mersch reprises et développées en 1936 et plus tard⁠[12] encore ne passeront pas inaperçues. Elles s’inscrivent en fait dans un large mouvement de réflexion dont la Nouvelle revue théologique[13] sera le porte-parole. Le P. Malevez⁠[14] revisite la thèse ressuscitée par le P. Mersch et l’appuie. Il réaffirme que « le dogme des origines nous invite à penser que normalement la grâce désire, pour bien être, une transformation du corps et de son milieu » ; que l’Incarnation, la Rédemption et la promesse de notre « sublimation » attestent que « l’univers matériel fait partie du Corps mystique du Christ »[15]. Poussant jusqu’au bout cette logique, il n’hésite pas à écrire que « les plus précieuses conquêtes de la civilisation occidentale, dans le domaine purement « temporel », peuvent s’interpréter comme le prolongement de l’Incarnation, comme le produit d’une grâce se composant peu à peu le climat nécessaire à sa parfaite floraison »[16]. Dès lors, « prise en elle-même, la maîtrise contemporaine de la matière, l’organisation politique, l’art, la pensée et toute la technique complètent le Christ et, en le complétant, le glorifient. » Le chrétien est donc invité à voir le progrès sous un angle positif et à découvrir « un aspect intrinsèque du Christ total et la lente élaboration mystérieuse « des cieux nouveaux et de la terre nouvelle ». »

Le P. Malevez est bien conscient que cette ébauche d’une « théologie du progrès » risque de surprendre tous les désenchantés du monde, chrétiens ou non⁠[17] mais elle est une « théologie du Bien » qui dit à l’homme moderne : « oui, le monde est grand et digne de ton effort et de ta vie, si toutefois tu le cherches non pas pour son excellence séparée, mais dans un Tout et en vue d’un Tout qui l’englobe et qui le dépasse, et qui est le Corps mystique du Christ, vivant de la vie de Dieu. » Ajoutons à cet optimisme dynamique qui est une invitation à la transformation du monde et une justification essentielle du travail humain⁠[18], que cette théologie du Corps mystique est une théologie de la solidarité qui condamne aussi bien l’individualisme libéral que le nationalisme⁠[19] dans le respect des droits de chaque personne.⁠[20]

Ce que la théologie du Corps mystique nous dit de la valeur du « monde », se renforce encore à la lumière de la théologie de la création qui fleurit, à l’époque, dans le même cercle intellectuel et qui lui est liée⁠[21].

Ainsi, le P. Charles⁠[22] qui fut un des maîtres du P. Mersch, montre que, contrairement à ce que l’on croit, dans le binôme Dieu-monde, l’homme, partout et toujours a d’abord cru à l’invisible et s’est intéressé à lui prioritairement : « ce n’est qu’à une époque relativement récente que l’homme s’est passionné pour les « nourritures terrestres » et qu’il s’est enivré du visible. L’homme, en fait, a mis un temps infini, des dizaines, des centaines de siècles peut-être, à découvrir non pas qu’il avait une âme mais qu’il avait un corps. Il a cru au ciel invisible, à l’enfer tout aussi lointain, bien avant de découvrir la terre ; et la matière, précisément parce qu’elle est sa découverte la plus récente, exerce encore sur lui, aujourd’hui, la fascination de la nouveauté. »[23]

Bouddhisme, soufisme⁠[24], platonisme, augustinisme⁠[25], stoïcisme, gnoses⁠[26], ont enseigné, d’une manière ou d’une autre, « l’exaltation de l’esprit, de l’idée, de l’invisible ; et le mépris des choses, de la matière, du corps, et du monde. »[27] Et que l’on ne se méprenne pas sur la condamnation de la « chair » chez saint Paul⁠[28] . On se rappellera que dans l’Ancien Testament déjà, la chair désigne « la créature (âme aussi bien que corps) laissée à elle-même, quand l’ »l’Esprit » de Dieu ne vient pas la soutenir d’en-haut (cf. Gn 6,3) ». C’est dans ce sens que Jean emploiera le mot⁠[29]. Paul ajoutera l’idée de « la perversion de l’homme naturel, due à son péché », péché qui touche d’abord l’âme et qui, à travers elle, dérègle le corps. Dès lors, « puisque c’est l’âme qui a péché, le corps n’étant que son instrument, c’est elle-même qui a le plus besoin de salut. Seul l’Esprit de Dieu pourra, en la délivrant de l’esclavage de ses désirs, restaurer avec elle le corps dans la gloire finale à laquelle Dieu destine l’homme tout entier (Rm 8, 11) ».⁠[30]

Le P. Charles a donc parfaitement raison de souligner que « la première grande lutte doctrinale de l’Église n’a pas été contre les négateurs de Dieu, mais contre les négateurs du monde ; et sa première victoire, aujourd’hui presque oubliée dans nos Somme théologiques, a consisté à « sauver la terre ». »[31]

La tâche de la théologie qui s’occupe de « toutes les choses », visibles et invisibles, individuelles et sociales, passées, présentes ou à venir, est de « s’efforcer d’en comprendre et d’en faire comprendre la signification et la valeur divine ».⁠[32] Dieu n’est-il pas, comme le proclame le Credo, créateur de « l’univers visible et invisible » ? « Puisque tout vient de Dieu, créateur unique, commente le P. Charles, et que toutes les choses ont une signification divine, adorer Dieu, tendre vers lui, et respecter le monde, lui demeurer fidèle, ne sont pas deux attitudes, deux tendances divergentes entre lesquelles il faudrait choisir. Ce sont deux aspects solidaires, complémentaires, logiquement et naturellement liés, d’un seul et même devoir, d’un seul et même amour. »⁠[33] Et la valeur du monde vient d’abord de son principe, c’est-à-dire du fait qu’il est fait par Dieu et non pas du fait qu’il est fait pour l’homme. La théologie de la création, d’une création « bonne » répète la Genèse, révèle que c’est l’homme qui est l’ennemi de l’homme et non le monde, que tout ce qui particularise et individualise est estimable est respectable puisque « les choses et la matière ont leur valeur divine, parce que venant du même auteur que l’élément spirituel »[34].

La tâche de la théologie paraît immense : « Il ne suffit pas qu’elle détaille des règles de conduite morale ni qu’elle tranche des cas de conscience. Avant de dire aux hommes comment ils doivent se comporter avec les choses, il faut leur en donner la vision divine et les leur faire comprendre. Le sens divin du monde et la vie concrète du métier et de la terre, de la santé et de la souffrance, du progrès industriel et du sport, du labeur et du rythme, de la maison et du voyage, du corps et de la route, des larmes et de l’amour ; le sens divin du monde bourru et hostile où nous sommes, de l’effort humain vers plus de puissance et plus de fierté ; le sens divin de la terre et de tout ce qu’elle porte, c’est à la théologie, à la théologie dogmatique à le montrer. » Et l’auteur ajoute cette remarque importante : « Ce n’est plus là un monopole des clercs, c’est le pain que demandent les foules des croyants - et les autres aussi - et les pierres de la dialectique ne remplacent pas cette nourriture. »[35]

Le lecteur aura senti, dans ce bref résumé, combien la pensée du P. Charles est proche de celle de Teilhard de Chardin⁠[36]. Si l’œuvre du célèbre jésuite n’a été accessible qu’après sa mort, il faut savoir qu’en 1927, c’est précisément au P. Charles qu’il envoya le manuscrit du Milieu divin qui ne sera publié qu’en 1957⁠[37]. Dans une perspective eschatologique où, conformément à la Tradition, il nous faudra, pour être divinisés, nous abandonner à la volonté divine, le monde n’est pas insignifiant pour autant car, « au chrétien qui sait regarder, il n’est rien dans le monde qui ne montre Dieu. Tout y est capable de mener à Dieu, « point ultime » où tout converge. Tout, et plus spécialement, d’abord, ce qui est notre lot constant de chaque jour : le travail ; pas seulement ce travail humainement privilégié dans lequel l’homme aurait le sentiment qu’il « fait de l’histoire », ou qu’il « construit l’histoire » (…), ou encore le sentiment qu’il élève de quelques degrés l’édifice toujours montant de la science ; mais, sans distinction, toute œuvre humaine, la plus humble tâche ménagère aussi bien que l’activité la plus spirituelle. »[38] Comme l’écrit Teilhard, Dieu « est, en quelque manière, au bout de ma plume, de mon pic, de mon pinceau, de mon aiguille, de mon cœur, de ma pensée ».⁠[39] Dans cet esprit, « le croyant s’exerce donc à la seule chose qui importe : voir Dieu en toutes choses, en tout être ; le voir « où que ce soit »[40]. Il cherche Dieu en toute action, en tout amour, -sans que jamais rien ne lui soit Dieu, que Dieu seul. »[41]

Le cardinal Ratzinger fera remarquer qu’on ne peut « ignorer la dimension cosmique du culte chrétien. » Il rappelle que la création débouche sur le sabbat, c’est-à-dire « le jour où l’homme et tout l’univers créé participent au repos de Dieu. » Et l’on constate dans le récit de la Genèse, qu’« il n’y est pas directement question de culte, encore moins de ce que le Créateur puisse avoir besoin des dons des hommes. Le sabbat offre au contraire une vision de liberté : ce jour-là, esclave et maître se retrouvent sur le même plan, ils sont égaux. » Bien sûr, il ne s’agit pas de réduire le sens de l’événement à un niveau seulement social car la Création « a pour raison d’être l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme. » Ainsi, la liberté et l’égalité découvertes « n’ont de sens que d’un point de vue théologique : c’est par son alliance avec Dieu que l’homme devient libre, c’est dans cette alliance que tous les hommes deviennent égaux. » Dieu de se donne à l’homme et l’homme répond à Dieu par l’adoration. Cette alliance a lieu dans l’espace de la Création. celle-ci « est donc destinée à être l’espace de l’adoration. » C’est pourquoi le culte « ne sauve pas l’homme seulement, mais entraîne toute la réalité dans la communion avec Dieu. » Dès lors l’opposition que certains font entre le culte des religions naturelles ou encore des religions non théistes, qui aurait un caractère cosmique et le culte judéo-chrétien qui aurait un caractère historique ne tient pas vraiment. « Le cosmos en effet n’est pas une construction immuable, un lieu clos reposant en lui-même, où de déroulerait l’histoire. le cosmos est aussi mouvement, qui va d’un commencement à une fin, et en ce sens il est histoire. »[42]

Dans cet esprit, comment considérer le travail ? « L’homme, répond Teilhard, ne continuera à travailler et à chercher que s’il conserve le goût passionné de le faire. Or ce goût est entièrement suspendu à la conviction, strictement indémontrable à la Science, que l’Univers a un sens, et qu’il peut, ou même qu’il doit aboutir, si nous sommes fidèles, à quelque irréversible perfection. Foi au progrès. »[43]

On a reconnu, au passage, l’influence des Exercices spirituels de saint Ignace et, au delà, la théologie de certains Pères de l’Église⁠[44] et finalement de Paul qui, très nettement, lui a inspiré la vision d’un « Christ cosmique » notamment, à partir de ce passage de l’épître aux Colossiens où il est dit du Christ : « Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances, tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. »[45] Ou encore au début de l’épître aux Ephésiens où Paul salue « le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ » en ces termes: « Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. »[46]

Dans cette mouvance, mais en prolongeant explicitement « par une réflexion existentielle », les conclusions du P. Malevez, le P. Rideau⁠[47] relève à travers les « parasites » et les « contaminations », une « avance » des techniques et des sciences, de l’éducation de la conscience et de l’organisation sociale. Ces « montées » sont sans doute l’œuvre « latérale » de la Révélation de l’Incarnation qui « fonde et stimule la liberté de la personne » et de la Résurrection qui, par l’espérance, ouvre l’avenir. La conclusion du P. Rideau rejoint par un chemin parallèle celle de Teilhard qui n’est jamais cité⁠[48] : « Le mouvement de l’histoire pose au monde des problèmes que seul le christianisme peut résoudre, et c’est « par ma force des choses » que l’homme est acculé à l’inévitable option, sinon d’un dépassement, du moins d’un consentement à l’Esprit. Comme à Babel, toute construction s’écroule, qui n’est pas fondée sur Dieu. (…) La transformation finale de l’homme par la surabondance gratuite du Don de Jésus, dans son second Avènement, sera (…) d’abord une purification et un rachat ; et il faudra que soit surmonté, résorbé, le « mystère d’iniquité », plus actif à mesure qu’approche sa défaite. Elle implique aussi une récapitulation de toute l’histoire et de tous les élus qui y sont apparus. Mais la nouveauté de cette grâce, qui sera l’achèvement de l’homme en Dieu et le commencement de la Cité éternelle, n’exclut pas une préparation de la conscience et une économie de continuité : le premier avènement du Christ fut enté sur l’histoire d’Israël. d’où la nécessité, sinon d’un progrès - le terme est ambigu - du moins d’une avance de l’homme dans l’histoire. (…) Nous allons vers Dieu, mais, le premier, Dieu vient à nous, prior dilexit nos. Déjà, depuis Jésus, nous sommes entrés dans la fin des temps, mais, par la miséricorde du Seigneur, cette fin des temps a elle-même une histoire réelle, une histoire sainte, qui assume et consacre, tout en l’animant, une histoire profane, encore mêlée de mal et d’erreur. Nous sommes déjà dans l’éternel, et pourtant nous attendons non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour toute l’humanité une révélation plénière du Seigneur. La croissance qui nous en rapproche n’est pas comparable à un progrès mécanique, ni à une maturation biologique ; elle se signale pourtant mystérieusement à l’œil de la foi. Veni, Domine Jesu. »

Nous sommes loin de cet esprit que nous avons détecté dans notre parcours historique et qui se caractérisait par un certain mépris pour le monde matériel, par la hiérarchisation des tâches, par l’insistance sur la pénibilité rédemptrice du travail, par l’acceptation de sa pauvreté. Nous sommes loin aussi du pessimisme exprimé par certains penseurs chrétiens⁠[49] qui, au XXe siècle, exprimaient leur méfiance vis-à-vis de la civilisation technicienne.

Les théologiens que nous venons de survoler ont une tout autre vue : la transformation du monde sert à l’édification du Corps du Christ et l’Église peut répondre aux problèmes temporels des hommes, non en leur proposant de fuir mais en les invitant à découvrir le sens divin de l’agir humain puisque, depuis la Résurrection du Christ, ils sont déjà dans la vie de Dieu au cœur d’un monde qu’il a créé et où l’Esprit reste à l’œuvre.

Le Concile Vatican II va consacrer cette tendance théologique⁠[50].

Seize ans avant Laborem exercens, il proclame clairement combien l’activité humaine est conforme au plan de Dieu : « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout en étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.

Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire.

Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire bien persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plus s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant. »[51]

Avant d’aborder « quelques problèmes plus urgents », les Pères conciliaires vont insister sur l’importance et la valeur de l’engagement temporel en reprenant l’essentiel théologique : « le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s’est lui-même fait chair, il est entré dans l’histoire du monde, l’assumant et la récapitulant en lui (c.f Ep 1, 10). C’est lui qui nous révèle que « Dieu est charité » (1 Jn 4, 8) et qui nous enseigne en même temps que la loi fondamentale de la perfection humaine, et donc de la transformation du monde, est le commandement nouveau de l’amour. A ceux qui croient à la divine charité, il apporte ainsi la certitude que la voie de l’amour est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain. Il nous avertit aussi que cette charité ne doit pas seulement s’exercer dans des actions d’éclat, mais, avant tout, dans le quotidien de la vie. En acceptant de mourir pour nous tous, pécheurs (cf. Jn 3, 16 ; Rm 5, 8-10), il nous apprend, par son exemple, que nous devons aussi porter cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix. Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre (cf. Ac 2, 36 ; Mt 28, 18), agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir, mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière. (…) De tous il fait des hommes libres pour que, renonçant à l’amour-propre et rassemblant toutes les énergies terrestres pour la vie humaine, ils s’élancent vers l’avenir, vers ce temps où l’humanité elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu (cf. Rm 15, 16). »[52]

« Nous ignorons le temps de l’achèvement de la terre et de l’humanité (cf Ac 1, 7), nous ne connaissons pas le mode de transformation du cosmos. Elle passe, certes, la figure de ce monde déformée par le péché (cf. 1 Co 7, 31) ; mais, nous l’avons appris, Dieu nous prépare une nouvelle demeure et une nouvelle terre où règnera la justice (cf. 2 Co, 5, 2 ; 2 P 3, 13) et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme (cf. 1 Co 2, 9, Ap 21, 4-5). Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu ressusciteront dans le Christ, et ce qui fut semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité (cf 1 Co 15, 42 et 53). La charité et ses œuvres demeureront (cf 1 Co 13, 8 ; 3, 14) et toute cette création que Dieu a faite pour l’homme sera délivrée de l’esclavage de la vanité (cf. Rm 8, 19-21).

Certes, nous savons qu’il ne sert à rien à l’homme de gagner l’univers s’il vient à se perdre lui-même (cf. Lc 9, 25), mais l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine (cf. Pie XI, QA). »[53]

La Constitution se clôturera sur cette formule forte : « Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père (cf. Mt 7, 25) et qui, courageusement, agissent. »[54]

Quand il aborde plus précisément la vie économico-sociale, le Concile rappelle encore : « Le travail des hommes, celui qui s’exerce dans la production et l’échange des biens ou dans la prestation de services économiques, passe avant les autres éléments de la vie économique, qui n’ont valeur que d’instruments.

Ce travail, en effet, qu’il soit entrepris de manière indépendante ou par contrat avec un employeur, procède immédiatement de la personne: celle-ci marque en quelque sorte la nature de son empreinte et la soumet à ses desseins. Par son travail, l’homme assure habituellement sa subsistance et celle de sa famille, s’associe à ses frères et leur rend service, peut pratiquer une vraie charité et coopérer à l’achèvement de la création divine. Bien plus, par l’hommage de son travail à Dieu, nous tenons que l’homme est associé à l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ qui a donné au travail une dignité éminente en œuvrant de ses propres mains à Nazareth. »[55]

Faut-il s’étonner que Gaudium et spes contienne déjà tous les éléments théologiques fondamentaux qui seront développés dans Laborem exercens ? On se rappelle le rôle décisif que joua le cardinal Wojtyla dans la réorientation et la correction du schéma 13 qui allait devenir la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes.⁠[56]

C’est pour donner son plein sens au travail que l’encyclique Laborem exercens s’ouvre, après une introduction qui inscrit le document dans la tradition de l’Église⁠[57], sur une méditation du livre de la Genèse[58] et se ferme avec les « Eléments pour une spiritualité du travail »[59].

L’encadrement théologique nous permet de dépasser les meilleures analyses sociologiques et même philosophiques. Car si l’on veut rendre le travail plus humain, encore faut-il savoir ce que « humain » veut dire, savoir de quel homme nous parlons et surtout replacer l’homme au centre du problème. C’est pourquoi l’encyclique Laborem exercens nous parle en fait du travailleur plus que du travail : L’Église « croit en l’homme: elle pense à l’homme et s’adresse à lui, non seulement à la lumière de l’expérience historique ou avec l’aide des multiples méthodes de la connaissance scientifique, mais encore et surtout à la lumière de la parole révélée du Dieu vivant. Se référant à l’homme, elle cherche à exprimer les desseins éternels et les destins transcendants que le Dieu vivant, Créateur et Rédempteur, a liés à l’homme ».⁠[60]

Or, pour tous les siècles, la mission donnée à l’homme, à tout homme, créé à l’image de Dieu⁠[61], est de soumettre la terre⁠[62], tout le monde visible avec ses innombrables ressources que le travail révèle et utilise. Mais il est bien clair que « ce plan est nécessairement et indissolublement lié au fait que l’être humain a été créé, en qualité d’homme et de femme, « à l’image de Dieu ». »[63]

En s’attachant au récit de la création qui est un texte de bénédiction⁠[64], Jean-Paul II met en évidence l’aspect positif du travail humain et la dignité du travailleur plutôt que l’aspect douloureux du travail. En évoquant la semaine du « travail » de Dieu », le Pape montre que, dans son travail, l’homme « reflète l’action même du Créateur ». Dès lors, la malédiction qui suit le péché n’annule pas « l’intention fondamentale et primordiale de Dieu »[65].

Tel est le message essentiel du chapitre 4.

Il faut attendre les tout derniers chapitres (24-27) pour que la réflexion théologique reprenne et se prolonge. Comment expliquer cette construction ? Pour bien souligner, avons-nous dit, dans quelle vision significative s’inscrit le travail humain. Mais on peut ajouter, en regardant le texte de plus près, qu’après avoir donné, d’ouverture, le sens profond du travail, en rappelant la théologie de la création, il était bon, pour clore, d’offrir, à la vie laborieuse, « des exemples à suivre ou à fuir, des modèles à vivre »[66], empruntés à l’Ancien Testament mais surtout à « l’évangile du travail ». Dans le mystère de l’Incarnation (26), Jésus est devenu, par son travail, « non pas exclusivement, mais très réellement » « l’homme qu’il était et qu’il demeure par la gloire de sa résurrection. Pour se faire homme, le Verbe de Dieu, s’est fait travailleur. »[67] Finalement, le mystère pascal (27) marque le triomphe de la bénédiction sur la malédiction, dès maintenant. Si nous le suivons, « le Christ intervient (…) à l’intérieur du labeur pour en changer le sens (…). C’est parce qu’il n’y a pas évasion qu’il peut y avoir anticipation : que le labeur humain prépare l’ébauche terrestre de la cité de Dieu (…). Le Royaume n’est pas un phantasme, un délire, une compensation, une sécrétion onirique : il est une œuvre présente ».

Nous sommes loin aussi de la mentalité ancienne qui considérait le travail comme une pure ascèse indifférente au contenu de l’œuvre⁠[68]. Et nous sommes loin, évidemment de la mentalité, hélas, trop répandue aujourd’hui, du travailleur qui estime que « le labeur n’est plus guère que le prix consenti de mauvaise grâce pour s’offrir le loisir hebdomadaire ou annuel ».⁠[69]

La théologie du travail telle qu’elle est présentée dans Laborem Exercens se marie parfaitement avec la théologie du dimanche. Le dimanche, jour de la résurrection du Seigneur, est le jour de la Libération de l’homme. Certes, il fixe une limite au travail qui n’est pas le tout de la vie humaine et qui, dans son caractère pénible, réclame aussi une libération⁠[70]. Mais, bien davantage, au cœur du dimanche chrétien, la participation au sacrifice de la messe est l’occasion toute particulière de sanctifier et consacrer le travail représenté, sur l’autel, par le pain et le vin, ces fruits de la terre et « du travail des hommes ».⁠[71]

Le dimanche, illuminé par l’eucharistie, lève l’antique malédiction et rend le travail à la bénédiction primitive A ce moment, le travail se révèle non comme une simple occupation mais « le moyen d’exprimer et de façonner en nous la ressemblance divine, (…) (de) participer à l’œuvre créatrice de Dieu toujours au travail dans le monde ».[72]

Par le travail, l’homme « se travaille », se rend toujours plus « à l’image de Dieu », du Dieu du premier jour, qui se met au travail, du Dieu du septième jour, qui n’a plus ni matin ni soir parce qu’il est aussi déjà huitième jour, jour de l’éternité.

Il est donc bien entendu, une fois pour toutes, que « tout travail, qu’il soit matériel ou intellectuel, est inévitablement lié à la peine », que le travail demeure fondamentalement bon mais que le péché y a attaché un coût. Enfin, qu’« en supportant la peine de son travail en union avec le Christ, l’homme collabore en quelque sorte avec le Fils de Dieu à la Rédemption de l’humanité ».⁠[73] « Si nous vivons en chrétiens notre travail, nous faisons aussi l’œuvre de prophètes et nous annonçons cette terre nouvelle et ce monde nouveau qui sont notre grande espérance à tous. »[74]


1. Hommes et machines, Casterman, 1953, republié en 1957 sous le titre général « Dimensions de l’humanisme contemporain » reprenant aussi Communauté des hommes (1950) et Culture et civilisation (1955).
2. Hommes et machines, op. cit., p. 261.
3. Cf Bouyer: « Ce qui est vrai, c’est qu’une certaine influence des idées platoniciennes sur les théologiens a pu parfois les conduire à minimiser l’importance positive du corps dans le composé humain, comme s’il était accidentel à l’âme humaine de vivre dans un corps. C’est là un trait particulièrement remarquable dans l’augustinisme (…). L’inspiration aristotélicienne de saint Thomas l’a aidé au contraire à rendre pleine justice à l’anthropologie biblique. » (op. cit., p. 94).
4. Désiré Joseph Mercier (1851-1926). Pendant ses années de formation, « il a rencontré fortuitement la pensée de saint Thomas -alors bien oubliée- (…) Il voit dans cette théologie, et surtout dans cette philosophie, l’instrument indispensable pour répondre, sur son terrain, au rationalisme ambiant. Sans le savoir, il rejoint ainsi Léon XIII qui, peu de temps après son élection, propose dans l’encyclique Aeterni Patris (4 août 1879), la pensée de l’Aquinate comme modèle à la chrétienté. Dans le renouveau intellectuel par le thomisme qu’il souhaite promouvoir, Louvain occupe une place de choix : en 1880, il demande aux évêques protecteurs d’y créer une chaire de philosophie thomiste ; elle est confiée, en 1882, au jeune Mercier. L’enthousiasme du professeur et le soutien constant du pontife font de Louvain l’un des centres de la renaissance thomiste qui marque la pensée catholique à la fin du XIXe siècle : la fondation de l’Institut supérieur de philosophie et de la société philosophique (1888), celle du séminaire Léon XIII pour la formation philosophique des prêtres (1892), la parution de la Revue néo-scolastique de philosophie (1894) jalonnent une œuvre qui se trouvera en butte aux manœuvres de l’université d’accueil et de milieux romains désireux de conserver l’apanage et la direction du renouveau. Cependant, l’appui pontifical ne se dément pas : chanoine honoraire de Malines en 1882, prélat en 1886, Mercier reçoit le siège archiépiscopal belge en 1906 et le chapeau de cardinal l’année suivante. » (Universalis).
5. MERSCH Emile, sj, professeur aux Facultés N.-D. De la Paix, Le Corps mystique du Christ, 2 tomes, Museum Lessianum, 1933.
6. « Si nous considérons en général toutes les époques du monde, le Christ est tête de tous les hommes, mais à divers degrés : en premier lieu et principalement il est tête de ceux qui lui sont unis dans la gloire ; en second lieu il est tête de ceux qui lui sont unis actuellement par la charité ; en troisième lieu, de ceux qui lui sont unis par la foi ; en quatrième lieu, de ceux qui lui sont unis en puissance mais qui, dans les desseins de la prédestination divine, le seront un jour en acte ; en cinquième lieu enfin, de ceux qui lui sont unis en puissance et qui ne le seront jamais en acte, tels les hommes qui vivent en ce monde et qui ne sont pas prédestinés ; quant aux autres qui ont quitté cette vie, ils cessent entièrement d’être membres du Christ, car ils ne sont plus en puissance de lui être unis. » (Somme théologique, IIIa, qu. 8, art. 3, c.).
7. « Le corps humain possède un ordre naturel à l’âme rationnelle, qui est sa forme propre et son moteur : en tant qu’elle est sa forme, l’âme lui communique la vie et les autres propriétés qui appartiennent spécifiquement au corps humain ; en tant qu’elle est son moteur l’âme se sert du corps instrumentalement.
   Ainsi l’humanité du Christ possède un pouvoir d’influence, parce qu’elle est conjointe au Verbe de Dieu, le corps se trouvant uni par l’intermédiaire de l’âme, comme il a été déjà dit. Dès lors toute l’humanité du Christ, aussi bien son âme que son corps, exerce une influence sur les hommes, sur leurs âmes comme sur leurs corps ; principalement sur leurs âmes, il est vrai ; et sur leurs corps secondairement. Cette dernière influence se manifeste d’une double manière : en ce sens d’abord que comme dit l’apôtre, « les membres du corps sont offerts pour être les instruments se la justice » qui, grâce au Christ, se trouve dans l’âme, pour parler comme l’Apôtre (Rm 6, 13) ; en ce sens encore que la vie glorieuse dérive de l’âme jusqu’au corps, selon cette parole de l’Epître aux Romains : « Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts, rendra la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous » (Rm, 8, 11). » ( id., IIIa, qu. 8, art. 2, c).
8. « Là où il y a un seul corps, il faut nécessairement placer une seule tête : or par analogie nous appelons corps une multitude ordonnée dans l’unité, selon des activités et des fonctions distinctes : et il est manifeste que les hommes et les anges sont ordonnés à une seule fin qui est la gloire de la divine béatitude. Le corps mystique de l’Église ne se compose donc pas seulement des hommes, mais aussi des anges. De toute cette multitude, le Christ est la tête : il est plus près de Dieu en effet et reçoit ses dons avec une plus entière plénitude que les hommes et même que les anges ; en outre les anges, aussi bien que les hommes, reçoivent son influence : il est écrit en effet dans l’Epître aux Ephésiens (1, 20-22), que « (Dieu le père) l’a fait asseoir à sa droite dans les cieux, au-dessus de toute principauté, de toute autorité, de toute puissance, de toute dignité et de tout nom qui peut se nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir : et il a tout mis sous ses pieds (Ps 8, 8). » Le Christ n’est donc pas seulement tête des hommes, mais aussi tête des anges, et c’est pourquoi nous lisons dans saint Matthieu : « Des anges s’approchèrent et le servaient » (Mt 4, 11) ». (id., IIIa, qu. 8, art. 4, c).
9. Somme contre les Gentils, IV, XCVII.
10. Rm 8, 19-23.
11. Le corps du Christ, op. cit., tome II, pp. 234-236.
12. Le projet du P. Mersch était d’écrire une « synthèse théologique de la doctrine du Corps Mystique ». Il y travailla jusqu’en 1940, date de sa mort tragique. En 1946, le P. J. Levie publia les manuscrits retrouvés sous le titre La théologie du Corps Mystique, Desclée de Brouwer. Il y développe sa pensée sur le « Christ total » qui est « une unité -la vie n’est-elle pas une unité- mais une unité surnaturelle : l’unité surnaturelle de toute la création, et plus spécialement, puisqu’il s’agit des hommes, l’unité de l’humanité dans l’Homme-Dieu » (op. cit., tome I, p. 61). Pour comprendre le Christ total, le Corps mystique, il faut comprendre l’homme. Celui-ci donne son sens à l’univers : « Il y a, dans l’univers, une partie de cet univers, et bien prise dans la masse, bien reliée à la lignée animale où elle a sa place, bien partie de l’univers par son corps, et qui est cependant, par son âme, capable d’exprimer tout cet univers en elle-même, dans l’acte infiniment un où elle se replie sur elle-même, et de l’exprimer en son être à lui, en sa réalité même qui, bien plus que les êtres sans raison, est tout l’univers en petit -faut-il même dire, en petit ?- dans le grand univers. C’est l’homme.
   C’est donc à l’homme qu’aboutit l’effort vers l’unité qui se trouve partout dans l’univers. L’acte humain de penser, dans lequel l’univers se retrouve, mais pensé, mais un, n’est pas seulement activité humaine ; il est fonction cosmique.
   Nulle part ailleurs l’unité qui travaillait la masse n’avait son principe, parce qu’elle n’y avait pas son être propre. C’est dans l’homme, dans l’homme seul qu’elle arrive à se trouver et à trouver sa force en elle-même. Ainsi, si elle est l’intériorité de l’homme en lui-même, elle est aussi l’intériorité, la seule, que le monde ait en lui-même, l’unité du monde. » (Id., p. 122). On peut donc dire que l’homme est la fin de la création, « la fin intérieure au monde, relativement dernière pour le monde ; Dieu étant la fin transcendante et absolument dernière, mais le monde ne tendant vers Dieu que dans l’homme ». Il n’empêche que l’homme a besoin de l’univers, il y est lié par son corps (« il faut partir du chaos primitif, comme, pour faire l’histoire sainte de l’Homme-Dieu, l’auteur divin a fait commencer le récit à la création du ciel et de la terre »), par son âme qui ne vit et ne connaît que par le corps qui lui-même « n’est que par l’ensemble de l’univers ». La science « manifeste la même parenté de l’homme et de l’univers ». Et, dans la vie morale aussi, l’homme a besoin de l’univers :  »L’âme est l’expression du corps dans le domaine du spirituel ; elle est faite, dans l’état d’union, pour vouloir selon les lois du corps. Dieu l’a mise là, dans la matière, pour changer en acceptation morale ce qui est phénomène matériel et pour assimiler ainsi l’univers dans l’esprit.
   Il faut donc que l’homme arrive à les vouloir et à les aimer, ces lois du monde, ses lois à lui, à les édicter lui-même en quelque sorte même quand il en souffre et cela, sans raideur stoïcienne, mais avec une tendresse fraternelle et une sympathie ontologique, pour avoir rempli une de ses plus augustes fonctions : celle de reprendre tout l’ordre de la matière dans la vie de l’esprit et dans l’action morale, de faire, avec l’univers humain tout entier, un immense acte d’amour du bien et de Dieu.
   Aussi est-ce cet univers qui lui permet ses principaux actes moraux: actes de patience, de sérénité, de force ; les maladies, les incommodités de l’âge, sont ses grands éducateurs ; et son acte humain suprême, celui où il fera passer tout son être, celui de mourir en acceptant de mourir, c’est encore grâce à l’univers et à ses lois qu’il le fera.
   Ainsi, même en sa moralité, l’homme est cosmique ; il va vers le bien, à sa manière d’homme, dans le rythme des choses. » (Id., pp. 124-127)
13. Revue des professeurs jésuites de l’Institut d’Etudes théologiques à Bruxelles.
14. La philosophie chrétienne du progrès, in Nouvelle Revue théologique, avril 1937, t. 64, n° 4, pp. 381 et svtes.
15. A propos de la Rédemption, le P. Mersch, rappelle le récit de la mort du Christ :  »C’était déjà environ la sixième heure quand le soleil s’éclipsant, l’obscurité se fit sur la terre entière, jusqu’à la neuvième heure » (Lc 23, 44). « Et voilà que le voile du Sanctuaire se déchira en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent » (Mt 27, 51-52). Il y voit une confirmation de sa thèse : « (…) A la rédemption, les choses matérielles ont coopéré elles aussi, et la mort de Jésus-Christ sur la croix s’est manifestée comme un événement cosmique, alors qu’aucun autre geste de jésus n’avait fait apparaître de tels prolongements. (…) C’est le Créateur qui est devenu rédempteur. Ne faut-il pas que la création entière devienne une rédemption ? » Et de citer Paul : « Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise, - c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude et de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ?. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule: nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps » (Rm 8, 19-23). Le Père en conclut : « L’économie rédemptrice, parce qu’elle est divine, parce qu’elle est ainsi totalement humaine, est cosmique ». ( La théologie du Corps du Christ, op. cit., pp. 375-376).
16. L’auteur cite ce passage de Bergson : « Que le mysticisme appelle l’ascétisme, cela n’est pas douteux. L’un et l’autre seront toujours l’apanage d’un petit nombre. Mais que le mysticisme vrai, complet, agissant, aspire à se répandre, en vertu de la charité qui en est l’essence, cela est non moins certain. Comment se propagerait-il, même dilué et atténué comme il le sera nécessairement, dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim ? L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. » (Les deux sources de la Morale et de la Religion, in Œuvres, op. cit., p. 1238.)
17. Ses contemporains sont-ils si différents des nôtres ? Voici comment l’auteur en parle : « Ils ne croient plus à la valeur absolue des étapes ni des fins possibles de leur progrès. Ils commencent à dire avec les philosophes de l’Existence tragique -lesquels du reste ne font qu’exprimer la sourde angoisse de tous les esprits- : Nous devons avoir « la conscience nette de notre être humain comme d’une existence délaissée et déjetée, régie par la fatalité…​ ; à ce savoir clair de notre anéantissement final, nous opposons une décision courageuse de nous consacrer quand même à la tâche qui nous incombe » ; et, si le devoir de l’homme consiste à « se donner tout entier à l’édification d’une civilisation terrestre » (THIELEMANS H., sj, Existence Tragique, La métaphysique du Nazisme, Nouvelle Revue théologique, t. LXIII, 1936, p. 561 et 573), qu’il sache en l’accomplissant que cette civilisation elle-même est périssable, et que seules des valeurs relatives, aussi peu divines et éternelles que lui-même, termineront son effort. » On songe, avant la lettre, au mythe de Sisyphe qui sera au cœur de la méditation d’A. Camus sur l’absurde (cf. Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, pp. 161-166). On songe aussi aux théologiens du « désenchantement » dont Karl Barth, pour le P. Malevez, est le prototype. « Sans doute, écrit-il, à la différence de « l’Existence Tragique », la « Parole de Dieu en Christ », telle que l’entend Barth, est une Parole de salut, et donc aussi une promesse de résurrection et de joie. Mais cette Parole est perçue et ce salut est rencontré par ceux-là seuls qui nient et qui condamnent le monde ; la personne humaine est divinement libérée dans l’acte même où, à la lumière de la Révélation, elle confesse le néant de toutes les formes de sa vie. Ainsi, le Royaume de Dieu n’est en prolongement d’aucun de nos actes, ni de notre spéculation sur les mystères divins, ni de notre vertu, ni de notre mystique, ni même d’une foi chrétienne que l’on considérerait comme une richesse devenue nôtre et qu’il nous serait loisible de faire fructifier - a fortiori, le Royaume n’est-il pas sur le prolongement de notre progrès et de notre culture humaine. Il est le pur Evénement, le fait que rien, en nous, ne prépare, qui tombe verticalement sur nos vies, et auquel nous ne pouvons apporter que l’acceptation et la décision de l’instant. »
18. d’une part, ramener toute la religion à un phénomène de conscience est « un résumé de toutes les hérésies » comme si en dehors de notre conscience, de nos sentiments intérieurs, de notre appétit religieux, tout était inconnaissable. « Quant à l’aspiration d’une religion plus intérieure (…), elle paraîtra toujours fausse, et, plus encore, douloureusement vulgaire, à ceux qui ont compris la doctrine du corps mystique. Pauvre immanence que cet emprisonnement de l’homme en lui-même et que cet appel qui se perd dans la nuit !
   qu’on parle d’immanence, soit. Pourquoi abandonnerait-on à l’erreur un mot qu’elle a dérobé ? Mais non d’une immanence qui nous priverait de notre plus précieux trésor intérieur. Toute vie est immanente. La vie de l’homme l’est aussi. Elle l’est, non en se refermant sur elle-même, mais en aspirant à la vie et à l’immanence suprême, au Dieu qui vit en lui-même. Et la vie chrétienne est immanente aussi, mais d’une immanence supérieure à celle de l’homme seul. Repris tous dans le Christ, nous sommes tous repris en Dieu. C’est la vie éternelle, qui, vivifiant l’humanité sainte du Sauveur, nous vivifie tous en lui. Et cette vie est catholique, universellement humaine, comme elle est éternelle et divine. Et puisqu’elle est une vie, elle est, en même temps, immanente. Mais de quelle immanence ! C’est l’intériorité du Christ mystique, l’intimité de la catholicité entière, la coïncidence, au dedans de soi-même, dans le Christ et par le Christ, avec toute l’humanité régénérée et avec Dieu.
   Chaque chrétien a sa grâce propre ; mais toutes les grâces, en chacun de ceux qui les possèdent, demeurent unies par leur commune origine, qui est le Christ, chef de l’Église ; en lui, il n’y a, dans l’ordre surnaturel, qu’un seul vivant. Et ce vivant, à travers les siècles, grandit et se développe ; en tous les peuples, sur toute la terre, il s’étend et se dilate. Et tout cela, toute cette vie, tout ce qui se fait de bien, au ciel, parmi les saints, et ici-bas, en tout l’univers et pendant toute la durée des temps, cela ne fait qu’un seul Christ, tête et membres, unus Chistus amans seipsum. » (MERSCH E., op. cit., tome II, pp. 336-337).
19. Cf. Paul : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. » (Ga 3, 28).
20. Cf. MERSCH E., op. cit., tome II, pp. 334-337.
21. Le P. Mersch, par exemple, écrit : « le Christ, en fait, est venu dès les premières origines, et le dogme qui dit le commencement de tout dit par le fait même son commencement à lui, en tant qu’il est homme. (…) Ce n’est pas l’homme qui y dit ses déductions ; c’est Dieu qui y déclare son amour : la création est le début d’une donation totale ; s’il donne aux hommes tout leur être, c’est pour leur donner tout le sien, en Jésus-Christ. (…) Dans le chaos qui surgit à l’origine, éparses dans l’universel mélange, il ya avait toutes les parcelles qui à la plénitude des temps feraient le corps du Seigneur : Dieu, dès lors, se formait un corps. La race humaine, qu’il suscita le sixième jour, était en réalité sa race à lui ; en la produisant, il commençait à produire l’Homme-Dieu, et cette humanité régénérée qui serait le plérôme de l’Homme-Dieu ». (La théologie du Corps Mystique, op. cit., pp. 160-163).(Plérôme : plénitude divine (Rel)).
22. CHARLES Pierre, sj, Créateur des choses visibles, in Nouvelle Revue Théologique, mars 1940, texte republié par les Editions du Renouveau-Casterman, collection Rencontres, VI, 1946. P. Charles fut professeur de dogme à Louvain.
23. Op. cit., p. 13.
24. Appelé aussi « mystique musulmane », le soufisme estime, à la limite, que Dieu « est seul réellement existant et, (que) devant lui, toute créature est comme non existante, sans cesse « périssante » (Coran 55, 26-27) ».( Rel)
25. Cf. « Je désire connaître Dieu et l’âme. Rien de plus ? Absolument rien ! » (Soliloquiorum libri duo, XXXII, 872).
26. Les sectes gnostiques, dans leur apparente diversité, ont « une attitude constante de rejet du monde et de l’histoire », elles sont dualistes, opposant le monde d’ »ici », monde de ténèbres au monde de « là-bas », monde de lumière. (Rel)
27. Id., p. 23.
28. Cf. Rm 7, 7-20, 18 et 24-25 ; 8, 5-13 ; 1 Cor 15, 50 ; Ga 5, 12-24.
29. Cf. Jn 6, 62.
30. Bouyer.
31. CHARLES P., op. cit., p. 26.
32. Id., pp. 26-27.
33. Id., p. 43.
34. Id., p. 51. Cette remarque a une très grande portée sur le plan de l’évangélisation du monde car « l’Église (…) ne cherche pas seulement à sauver les âmes mais à sanctifier les hommes et les choses. Elle ne peut pas considérer que les Chinois et les Indiens et les Noirs sont tous interchangeables « parce qu’une âme vaut une âme ». Toute la civilisation chinoise, et le milieu indien, et la psychologie ou l’art africain, tout cela, qui a pour auteur Dieu et sa Providence, est aussi son patrimoine et son champ d’action. Ce sont, non pas des prétextes, des accidents, mais des œuvres divines auxquelles il ne faut toucher qu’avec des mains délicates et que personne n’a le droit de modifier ou d’abolir ou de mutiler que suivant la volonté de leur auteur divin » (p. 52). Nous y reviendrons dans le tome consacré à l’action et notamment à propos de l’inculturation.
35. Id., pp. 52-53.
36. Pierre Teilhard de Chardin, sj, 1881-1955.
37. Cf. De LUBAC H., sj, La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, Aubier, 1962, p. 24.
38. Id., pp. 38-39.
39. Milieu divin, Seuil, 1957, p. 54.
40. Lettre du 22-8-1925.
41. De LUBAC H., op. cit., p. 39. Déjà en 1916, Teilhard écrivait à une cousine-: « Ce qui me passionne dans la vie c’est de pouvoir collaborer à une œuvre, à une Réalité plus durable que moi : c’est dans cet esprit et cette vue que je cherche à me perfectionner et à dominer un peu plus les choses. » (Hymne de l’univers, Seuil, 1961, p. 122).
42. RATZINGER J. cardinal, L’esprit de la liturgie, Ad Solem, 2001, pp. 21-29. Une manière de comprendre la relation entre cosmos et histoire est celle proposée par Teilhard de Chardin que résume ainsi le cardinal Ratzinger : « Pierre Teilhard de Chardin, par exemple, prenant appui sur la conception moderne de l’évolution, a décrit le cosmos comme un processus d’ascension, fait d’unions successives. Ce chemin conduirait d’unités très simples à des unités de plus en plus grandes et complexes, dans lesquelles la multiplicité ne serait pas annulée mais fondue dans une synthèse en expansion qui mènerait à la noosphère, où l’esprit embrasserait tout et se fondrait dans une sorte d’organisme vivant. S’appuyant sur les épîtres aux Ephésiens et aux Colossiens, Teilhard voit le Christ comme cette énergie qui s’épandrait vers la noosphère et qui finalement comprendrait tout dans sa « plénitude ». A partir de là, Teilhard propose une interprétation nouvelle et personnelle du culte chrétien : l’hostie transformée serait pour lui l’anticipation de la transformation de la matière et de sa déification dans la « plénitude » christologique. L’eucharistie donnerait en quelque sorte sa direction au mouvement cosmique ; elle anticiperait son but et en même temps hâterait son accomplissement. » (id., pp. 24-25).
43. Le phénomène humain, Seuil, 1955, p. 316. Cette réflexion n’est pas dévalorisée par ce que Jean-Paul II dira du « progrès » en 1988. A propos du développement des peuples, il soulignait qu’il « n’est pas un processus linéaire, quasi automatique et par lui-même illimité, comme si, à certaines conditions, le genre humain devait marcher rapidement vers une sorte de perfection indéfinie. Une telle conception, explique le Saint Père, plus liée à une notion de « progrès », inspirée par des considérations caractéristiques de la philosophie des lumières, qu’à celle de « développement », employée dans un sens spécifiquement économique et social, semble maintenant sérieusement remise en question (…). A un optimisme mécaniste naïf s’est substituée une inquiétude justifiée pour le destin de l’humanité » (SRS 27). Pour Teilhard, avec l’apparition de l’homme, l’évolution qui marche selon une loi de complexité croissante, est devenue consciente d’elle-même. Cette évolution dont l’homme est la « flèche montante », « non seulement nous lisons dans nos moindres actes le secret de ses démarches. Mais, pour une part élémentaire, nous la tenons dans nos mains : responsables de son passé devant son avenir ». (Le phénomène humain, op. cit., pp. 249-251). A ce niveau, la montée vers le point Omega n’est pas « automatique ». Même si « immenses seront les puissances dégagées dans l’Humanité par le jeu interne de sa cohésion (…), encore se peut-il que demain, comme hier et aujourd’hui, cette énergie opère de façon discordante. Synergie mécanisante, sous la force brutale ? Ou synergie dans la sympathie ? L’Homme cherchant à s’achever collectivement sur soi ? Ou personnellement sur un plus grand que lui-même ? Refus ou acceptation d’Oméga ? » (id., p. 321). Cela dépendra donc de nous. Et l’optimisme dont on accuse parfois Teilhard, optimisme qu’il a reconnu lui-même, est un optimisme chrétien ou, si l’on préfère l’interprétation du P. de Lubac : « un pessimisme surmonté » (op. cit., p. 47) qui est une victoire de la foi. Notons que le P. Mersch avait lui aussi, avant Teilhard, répondu à cette accusation d’optimisme apparemment choquant dans un monde voué au mal et à la souffrance. Lorsque l’on dit que « nos maux, dès qu’ils sont pris par le Verbe de Dieu dans sa propre personne, sont incontestablement déifiés » (Cajetan), il ne s’agit pas, écrit-il, « d’un petit optimisme naïf, qui refuse de voir le mal, ni d’un petit optimisme modeste qui concède une place au mal, mais se restreint lui-même en proportion. Il s’agit d’un optimisme courageusement intégral, qui regarde le mal en face, si avant qu’il y voit l’œuvre de réparation qui s’y opère, si avant qu’il parvient à l’annexer.
   Il ne s’agit pas non plus du pseudo-optimisme philosophique, qui prétend que le monde qui existe est le meilleur monde possible. Comme si l’idée même du meilleur monde possible n’était pas contradictoire en soi.
   Mais optimisme de croyants, optimisme surnaturel.
   Il déclare que ce monde, comme l’humanité, n’est certes pas ce qu’il y a de meilleur, au contraire ; mais que Dieu y fait l’œuvre la meilleure possible : la divinisation de l’homme, de l’homme devenu mauvais, par l’homme lui-même et au moyen de maux qu’il s’est lui-même attirés.
   Optimisme que n’entament pas les douleurs, les dangers, les terribles angoisses morales, individuelles et collectives, comme une dure nourriture : c’est de cela que l’on fait le renoncement et la confiance qu’il y faut.
   Optimisme, encore, qui n’est pas une bonne humeur facile, mais une attitude à conquérir par la grâce de Dieu, car il n’existe qu’à un niveau d’âme où l’homme pécheur n’arrive et ne se maintient que par l’effort de toute sa ferveur. Il ne vient pas tout seul : on doit le faire en soi ; et le faire, puisqu’il inclut la souffrance et la peine, au prix de peines et de souffrances, optimisme racheté de rachetés, optimisme de rédemption.
   Optimisme enfin, qui est une grâce, et que Dieu même opère dans les efforts de l’homme. Car il n’est que l’anticipation, par la foi, l’espérance et la charité, de la béatitude, et tout cela est grâce et don ». (La théologie du Corps mystique, op. cit., pp. 378379).
44. On peut évoquer, par exemple, la doctrine de la « récapitulation » chère à Irénée de Lyon. (Cf. CAYRE F., op. cit., I, p. 143).
45. Col 1, 15-17. Sur ce sujet, on peut lire, de LUBAC H., La prière du Père Teilhard de Chardin, Arthème Fayard, 1964, pp. 39-50.
46. Ep 1, 9-10. La Bible de Jérusalem (Desclée, 1975, p. 1959), résume ainsi la pensée de Paul à cet endroit : « la révélation de la gloire (1 Co 2, 9-10 ; 2 Co 4, 17+ ; Col 3,3-4) va intéresser tout l’univers (Col 3, 19-22). Celui-ci créé pour l’homme (Gn 1, 28 ; 2, 19), déchu à cause de lui (Gn 3,17-19), participera à la libération des rachetés (Ep 1, 10 ; Col 1, 16-20 ; 2 P 3, 12-13 ; Ap 21, 1+). »
47. RIDEAU Emile, sj, Problème et mystère du progrès humain, in Nouvelle Revue Théologique, sept.-oct. 1952, t. LXXIV, n° 8, pp. 834-847.
48. Par contre, il cite E. Mounier (La petite peur du XXe siècle, Seuil, 1948) et G. Thibon (Destin de l’homme, Desclée de Brouwer, 1941) pour des perspectives analogues.
49. Le P. Rideau cite le Bernanos de La France contre les robots et Gabriel Marcel.
50. On peut encore citer, en Belgique, les travaux de THILS Gustave : Théologie des réalités terrestres, 2 tomes, Desclée-De Brouwer, 1946 et 1949 ; Transcendance ou incarnation ?, Nauwelaerts, 1950.
51. GS, 34, § 1-3.
52. GS 38, § 1.
53. GS 39, § 1 et 2.
54. GS 93 § 1.
55. GS, 67, § 1-2.
56. Cf. BUTTIGLIONE R., op. cit., chapitre VI et en particulier pp. 272 et svtes.
57. L’encyclique se réfère, évidemment, en particulier, à Gaudium et spes.
58. LE, 4 et 9.
59. LE, 24-27.
60. LE, 4.
61. Gn, 27.
62. Gn, 28.
63. LE, 4.
64. Cf. GUILLET Jacques, Présence de l’Écriture sainte, in L’homme au travail, L’encyclique « Laborem exercens » de Jean-Paul II, Le Centurion, 1982, p. 137 et svtes.
65. J. Guillet remarque que le même mot « abd » (servir) est utilisé dans Gn 2, 15 pour le travail à l’intérieur du jardin et dans Gn 3, 23, pour le travail à l’extérieur du jardin : « Signe sans doute que la chute ne change en substance ni la nature de l’homme ni celle du sol » (op. cit., p. 141)..
66. Id., p. 142.
67. Id., p. 143.
68. Id., p. 150.
69. MANARANCHE A., Un discours théologique, in L’homme au travail, CERAS/Action populaire, Le Centurion, 1982, pp. 151-152.
70. « Pendant six jours, tu feras tes travaux, et le septième jour tu chômeras, afin que se repose ton bœuf et ton âne, et que reprennent souffle le fils de ta servante ainsi que l’étranger » (Ex 23, 12).
71. Il est essentiel que repos et travail soient tous deux ordonnés à Dieu. L’évangélisation est indispensable pour donner son vrai sens au labeur et au loisir, pour rendre les hommes solidaires et rendre possible la paix sociale : « Le travail et le repos dominical sont l’un et l’autre, dans une mesure égale, une loi divine sociale. C’est seulement lorsque chacun de nous sera prêt à porter et à diminuer le fardeau du travail pour soi et pour les autres ; lorsque le plus fort ne cherchera plus à faire peser sur les épaules du plus faible sa propre part du fardeau ; lorsque, au contraire, chacun de ceux qui peuvent travailler portera (comme le fardeau du Christ) la part de ceux qui n’ont plus de forces, c’est alors seulement que l’homme aura chance de remplir sans catastrophe sa mission de domination sur le monde. Car le travail ne divisera plus les hommes entre eux, comme il l’a fait si souvent dans l’histoire. Il sera le joug du Christ qui unira les hommes, parce qu’ils le porteront ensemble dans le sentiment d’une même mission, avec le même amour. » (HÄRING Bernard, La loi du Christ, tome II, Desclée, 1957, p. 355).
72. Id., p. 359.
73. LE 27.
74. RAYNAUD Michel, Travail et foi : Dieu s’intéresse-t-il à mon travail ?, in Pâque nouvelle, n° 4, oct.-nov.-déc. 2003, p. 40. M. Rayanud est cadre dirigeant dans une entreprise multinationale à Bruxelles.

⁢a. Conséquences pratiques

Vu tout ce qui précède, on peut, très concrètement affirmer que le travail est une valeur à la fois objective et subjective.⁠[1]

Objectivement

Le travail est une valeur parce que c’est une activité universelle ⁠[2] par laquelle l’homme, par son corps et son esprit, « soumet la terre » pour en tirer sa subsistance en domestiquant les animaux, en cultivant, en perfectionnant ses outils, en développant l’industrie, etc.. Le travail est ainsi facteur de progrès et peut être considéré, à cet endroit, comme plus ou moins synonyme d’une « technique » qui, selon son usage, sera l’alliée ou l’ennemie de l’homme, qui influera, de toute façon, sur le milieu, sur le mode de vie, et sur l’homme lui-même.

Par le fait même, Le problème du travail est une clé et probablement la clé essentielle de toute la question sociale. On le voit très bien, par exemple, à travers les problèmes nés au XIXe siècle, problèmes qui, aujourd’hui, se sont confirmés et accentués non plus à l’échelle des classes mais à celle du monde. Et le problème se double encore, de nos jours, du fait que nous sommes à un tournant de l’histoire, marqué par une révolution semblable à la révolution industrielle et sous-tendu par la crise de l’énergie et l’invasion de l’électronique, des microprocesseurs, etc..

Subjectivement

Mais le travail vaut surtout parce que, quel que soit le genre de travail qu’on accomplit, il est l’œuvre d’une personne. « Le premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même, son sujet »[3] Ainsi, précise un commentateur, « disparaît le fondement même de la distinction des hommes en groupes déterminés par le genre de travail qu’ils exécutent ».⁠[4]

En fait, le but ultime du travail n’est pas de soumettre la terre, mais de promouvoir l’homme lui-même. L’aspect subjectif, c’est-à-dire la personne qui agit, l’emporte sur l’aspect objectif, c’est-à-dire l’action. Si le travail est objectivement un bien utile puisqu’il produit des fruits dont on peut jouir, c’est aussi un bien digne, conforme à la dignité de l’homme.

L’originalité du message social chrétien, nous le savons, est de repenser tous les problèmes temporels à partir de l’anthropologie chrétienne. Les ouvrages consacrés aux problèmes du travail pèchent par l’absence de cette référence et ne déboucher, par le fait même, sur une véritable rénovation, sociale.

Et pourtant, par quelque côté que l’on aborde le problème, on est contraint, pour être complet ou rigoureux, de tenir compte de la place privilégiée que l’homme doit occuper dans le processus du travail et occupe d’ailleurs de plus en plus.

« Dans l’histoire, écrit Jean-Paul II, (…) le travail et la terre se retrouvent toujours au principe de toute société humaine ; cependant ils ne se situent pas toujours dans le même rapport entre eux. Il fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité. En notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles[5] et matérielles (…). En outre (…) plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[6]

Cette constatation permet au saint Père d’affirmer qu’en somme, « avec la terre, la principale ressource de l’homme, c’est l’homme lui-même. (…) Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui, le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et satisfaire les besoins des autres. »[7]

Reste à savoir qui est l’homme, à découvrir le vrai sens de sa liberté et de sa vocation tel qu’il est révélé en Jésus-Christ qui seul nous permet de vivre, à sa suite, selon le plan de Dieu qui a donné l’homme à lui-même⁠[8]. Nous voilà revenu au point de départ de toute la morale sociale chrétienne.

Considérons donc, en priorité, l’homme au travail ou plus exactement comment le travail peut être vraiment digne de l’homme. Il est un peu court, en effet, et finalement peu mobilisateur d’insister simplement sur le « devoir d’état », comme on disait jadis, « dans ce trop court moralisme, qu’on accomplissait dans une oblation à Dieu ou en acceptation pénitentielle de la souffrance, mais sans référence consciente à l’œuvre elle-même. »[9]

Le travail est digne s’il est bien un des moyens par lequel l’homme exprime son être intime, réalise sa destinée, devient plus homme.

Georges Friedman, lui-même, notait à propos de la joie au travail « proprement dite », qu’elle est « fondée sur une adhésion profonde de la personnalité au travail : la personnalité enrichit le travail et réciproquement se trouve enrichie, épanouie même, par son accomplissement ». Elle exige certaines conditions : « Il faut d’abord que le travail, considéré globalement, soit constitué par un ensemble de tâches demeurées sous l’entier contrôle de l’opérateur : tâches qui, par conséquent, sont définies et coordonnées selon son initiative, sa volonté et, par définition, demeurées d’une certaine plasticité ; tâches, qui possèdent à ses yeux une finalité (qu’il comprend et domine) et sont tendues vers un achèvement maintenu sous son contrôle, vers un but plus ou moins lointain, mais qui reste dans son champ de vision et d’action ; tâches qui, par conséquent, mettent en jeu sa responsabilité et constituent une épreuve, toujours renouvelée et surmontée, de ses capacités. »⁠[10]

Le travail est digne parce qu’il est le fondement de la vie familiale. En effet, c’est par lui que la vie et l’éducation sont assurées.

Le travail est digne parce qu’il accroît le bien commun de la nation et de toute la famille humaine.

Le travail est digne parce qu’il est un facteur de solidarité à tel point que M. Schooyans ne craint pas d’écrire qu’ »avec Jean-Paul II la doctrine sociale de l’Église devient en quelque sorte une théologie de la solidarité (…) ».⁠[11] En effet, le travail, par sa nature même, est susceptible de créer l’union de tous dans une activité qui a la même signification et la même source. On constate ainsi souvent qu’une solidarité du travail se développe spontanément entre ceux qui partagent le même type d’activité ou de profession, pour embrasser, avec les intérêts des individus et des groupes, le bien commun de toute la société.

On constate aussi une solidarité avec le travail (avec chaque homme qui travaille) qui dépasse tout égoïsme de classe ou les intérêts politiques unilatéraux et prend en charge le drame du chômeur ou de celui qui est dans une situation difficile de travail.

Enfin, dans le travail, la solidarité peut être sans frontières si elle se fonde sur la nature du travail humain, c’est-à-dire sur la priorité de la personne humaine sur toute chose. Elle brise alors toute barrière de division et d’incompréhension et devient une catégorie morale en tant que détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, afin que tous soient vraiment responsables de tous.

Le travail socialise, diront certains⁠[12], c’est-à-dire qu’il contribue à la construction d’une vraie société qui est plus qu’un rassemblement d’individus.⁠[13]

J. Tischner confirme cette analyse en définissant le travail comme « une forme particulière du dialogue entre les hommes qui contribue à maintenir et à développer la vie humaine »[14]. Comme dans une conversation, les travailleurs échangent des produits qui, comme des mots, sont la synthèse d’une matière et d’une signification. Cette « conversation » ne concerne pas que les contemporains, elle se fait avec le passé, par l’héritage du travail d’autrui, et avec le futur qui héritera de mon travail. Elle est source de sagesse au delà du savoir nécessaire, grâce à la pratique. Enfin, « le travail sert la vie quand il la maintient et assure son développement (travail du paysan, du médecin, de l’ouvrier du bâtiment, etc.), ou bien il lui donne un sens plus profond (comme par exemple le travail de l’artiste, du philosophe, du prêtre). » C’est « au service de la vie » que « le travail acquiert valeur et dignité ». Tel est le critère qui nous permet d’apprécier la juste valeur du travail : « le vrai travail est celui qui adhère à la vie et qui (…) naît de l’entente et la prolonge » et « le fruit du travail est une sorte de mot d’amitié qui parcourt le temps et l’espace ». L’exploitation du travailleur, qui asservit et divise, n’est pas du vrai travail.

Enfin, M. Schooyans rappelle que « c’est (…) tout à la fois, en travaillant pour autrui, en se souciant des besoins d’autrui, en souffrant pour autrui que l’homme collabore dès ici-bas à la construction du Royaume »[15].

Ainsi, par quelque côté qu’on aborde le problème, on constate que « la valeur du travail humain n’est pas avant tout le genre de travail que l’on accomplit mais le fait que celui qui l’exécute est une personne. Les sources de la dignité du travail doivent être cherchées surtout, non pas dans sa dimension objective mais dans sa dimension subjective »[16].

On ne peut donc jamais accepter que l’aspect objectif l’emporte sur l’aspect subjectif. Au XIXe siècle, par exemple, l’homme fut considéré comme un simple instrument de production et le travail comme une marchandise. Depuis lors, des changements sont intervenus dans l’aspect objectif du travail et des réactions sont apparues contre la dégradation de l’homme. Toutefois, le danger reste permanent dans la mouvance du néo-capitalisme et du collectivisme. Il est donc nécessaire de toujours défendre l’aspect subjectif.

La personne humaine dans toute sa complexité et sa richesse est le principe et l’objectif de l’économie. Telle est l’affirmation à laquelle nous devons sans cesse nous référer.

C’est pourquoi l’Église va insister sur les droits du travailleur.

Le travail est une obligation, un devoir. Indépendamment de l’ordre du Créateur, il est nécessaire de travailler pour sa propre subsistance et son développement, pour le service du prochain, de sa famille en particulier, de la société nationale et internationale, pour renforcer l’union entre les hommes.

A toute obligation correspond évidemment un droit. Le premier des droits en matière de travail paraît logiquement devoir être le droit de travailler. Droit inaliénable et capital ; découlant de la nature même de l’homme.


1. Nous suivons ici la présentation offerte par LE 5 et svts.
2. Cf. Pie XI : « L’homme est fait pour travailler comme l’oiseau pour voler » QA, 563 in Marmy. A l’expérience, on se rend compte que ce n’est pas le travail qui est intolérable mais, bien plus souvent, l’absence de travail. Combien de chômeurs et même de retraités souffrent du désœuvrement.
3. LE 6.
4. SCHOTTE Ian, Réfexions sur « Laborem exercens, Commission pontificale « Iustitia et Pax », 1982, p. 4.
5. Il s’agit « de la connaissance, de la technique et du savoir » (CA 32 a). Par la suite, Jean-Paul II parlera de la capacité de collaborer, d’organiser, de planifier, de créer, de la capacité d’initiative et d’entreprise ((id. 32 b).
6. CA 31 c.
7. Id. 32 c et d.
8. Cf. CA 38 a.
9. CHENU M.-D., in Le travail humain, Cana-Cerf, 1981, pp. XIV-XV. Cf. Georges Lefranc, à propos de la conception chrétienne « classique » du travail : « Par le travail accepté comme une pénitence, le plus misérable des hommes peut accéder à la communion des saints. » ( Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1957, p. 8)
10. Où va le travail humain ? Gallimard 1950, p. 341. Dans le même ordre d’esprit : WEIL S., L’enracinement, Le déracinement ouvrier, Idées-Gallimard, 1949, pp. 81-83.
11. Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, in Conseil pontifical « Justice et Paix », De « Rerum novarum » à « Centesimus annus »,, Cité du Vatican, 1991, p. 33. Jean-Paul II développera particulièrement cet aspect dans Sollicitudo Rei Socialis, à propos du développement des peuples.
12. C’est un point sur lequel le P. M.-D. Chenu a beaucoup insisté. Pour lui, le travail est bien « un facteur de vraie socialisation, un principe de vie communautaire » (op. cit., p. 99). Si les individus sont mis en présence par quelques déterminismes, il est clair que la liberté doit prendre le relais. Un devenir social humain ne peut être que l’effet de la liberté, d’une socialisation donc consciente et volontaire.
   Dans ce cas, la socialisation n’est pas une juxtaposition d’activités mais « la concentration en une densité collective, au-delà et au-dessus des individus, des valeurs humaines engagées. De sorte que leur ensemble est plus et autre, en efficacité et en vérité, que la somme des parties » (p. 88).
   M.-D. Chenu ajoute encore que dans le processus de socialisation, les faits économiques et en particulier les nouvelles techniques jouent un rôle majeur : « C’est par les nouveaux modes de production que l’homme antique se dégage de l’esclavage ; au moyen-âge l’emploi du collier et du fer à cheval libère des blocs humains entiers des liens matériels et spirituels du servage. (…) Les techniques, avec leurs déterminismes objectifs, rendent les progrès de demain possibles et deviennent les propulseurs de l’histoire » (pp. 90-91). La machine n’est donc pas, a priori, l’ennemie de l’homme. Pas plus que le corps. Il s’agit, comme dans la vie personnelle, de trouver l’équilibre de l’âme et du corps. Ici, « le corps, c’est l’appareil économique dont les forces productrices enserrent d’avance toutes les activités et en commandent le destin ; l’âme, c’est dans la communauté d’hommes ainsi réunis, par leur appartenance à ce milieu déterminant, l’éveil de la conscience par laquelle, non comme individus, mais comme membres du groupe, ils aperçoivent l’engagement de leur destinée » . Alors se produit, dit Chenu, « une intériorisation du bien commun ».(p. 93)
   Qui plus est, au-delà encore de cette socialisation, on assiste à ce que l’auteur appelle, en 1947, « une collectivisation » progressive de l’humanité qui est ainsi définie : « Interdépendance étroitement contraignante des besoins économiques, rapidité étourdissante des communications, brassage continu et parfois violent des peuples, déracinements et transplantations collectifs, loisirs dirigés et « propagandes » éducatives, trusts financiers et centrales intellectuelles, avènement des masses er régimes totalitaires (…) » (pp. 96-97). Cette « collectivisation » progressive entendue par Chenu comme une « évolution vers une structure communautaire » (p. 98) et que nous appellerions aujourd’hui « mondialisation » a été aussi évoquée par Teilhard de Chardin qui la considère comme un processus naturel. L’évolution révèle une montée de la conscience qui elle-même provoque un effet d’union. C’est dans ce sens que Teilhard parlait de « la confluence des grains de Pensée » (Le phénomène humain, op. cit., p. 265).
13. C’est bien la pensée de Pie XII : « Par-dessus la distinction entre employeurs et employés, qui menace de devenir toujours davantage une inexorable séparation, il y a le travail lui-même, le travail, tâche de la vie personnelle de tous en vue de procurer à la société les biens et les services qui lui sont nécessaires ou utiles. Ainsi compris, le travail est capable, en raison de sa nature même, d’unir les hommes véritablement et intimement ; il est capable de redonner forme et structure à la société devenue amorphe et sans consistance et par là d’assainir à nouveau les relations de la société avec l’État. Lorsque, au contraire, on veut faire de la société et de l’État un pur et simple rassemblement de travailleurs, on méconnaît ce qui constitue l’essence de l’une et de l’autre, on ôte au travail son véritable sens et la puissance intime qu’il a d’unir, on organise en fin de compte non des hommes, travailleurs considérés comme tels, mais une gigantesque addition de revenus en salaires ou traitements. Le danger que l’État soit dominé par les forces économiques, au grand détriment du bien général, est exactement aussi grave dans ce cas que dans celui où la conduite de l’État est soumise à la pression du capital ». ( Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 18-7-1947).
14. Op. cit., pp. 32-36.
15. Centesimus annus…​, op. cit., p. 71.
16. LE 6.