Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.

Retour à la vue standard.

i. L’élaboration d’une théologie du travail

Il n’est pas inutile ici de rappeler ce qu’est une théologie. On entend « par théologie non une science ésotérique d’intellectuels, mais une réflexion se portant, organiquement et rationnellement, sous la lumière de la foi, sur les réalités humaines entrant ainsi, de droit ou de biais, dans une économie du salut »[1].

Elle se greffe donc sur l’expérience des hommes, leur vécu, leur sentiment.


1. CHENU P., id..

⁢a. Les « choses nouvelles »

A l’écoute du monde, qu’est-ce que l’Église a entendu ? Elle n’est pas seule, bien sûr, à avoir été interpellée par les « choses nouvelles ».

Or, depuis le XIXe siècle, la revendication essentielle des hommes au travail est, sans conteste et fondamentalement, le respect de leur dignité.

Ainsi, pour P.-J. Proudhon, « le point de départ de la Justice est le sentiment de la dignité personnelle. Devant le semblable ce sentiment se généralise et devient le sentiment de la dignité humaine, qu’il est de la nature de l’être raisonnable d’éprouver en la personne d’autrui, ami ou ennemi, comme dans la sienne propre. »[1] C’est pour cette raison que le célèbre précurseur du socialisme contestera l’ancienne hiérarchisation fonctionnelle et sociale et estimera que « l’instabilité de l’équilibre politique, quelle que soit la forme du gouvernement, a sa cause première dans l’opposition des intérêts, en autres termes, dans l’inégalité des fortunes »[2].

C’est aussi au nom de cette dignité du travailleur, que Proudhon va s’élever avec vigueur contre la division du travail⁠[3] : « Tout est absurde dans les conditions actuelles du travail, et semble avoir été combiné pour l’asservissement à perpétuité de l’ouvrier. Après avoir, dans l’intérêt de la production, divisé et sous-divisé à l’infini le travail, on a fait de chacune de ses parcelles l’objet d’une profession particulière, de laquelle le travailleur, enroutiné, hébété, ne s’échappe plus. (…) Ce n’est pas tout : comme si l’exercice d’une fonction aussi limitée devait épuiser toutes les forces de son intelligence, toutes les aptitudes de sa main, on a limité à l’apprentissage de cette parcelle l’éducation théorique et pratique du travailleur ».⁠[4] Après avoir rappelé que « l’initiation maçonnique comprend trois degrés : apprenti, compagnon, maître » et que « tous sont appelés à la maîtrise, parce que tous sont frères », Proudhon propose de transporter le « principe d’égalité progressive des cérémonies de l’initiation maçonnique dans la réalité industrielle » et donc:

« 1. Que, l’instruction ouvrière devant être intégralement donnée à tous, tant au point de vue de chaque spécialité industrielle qu’à celui de la collectivité des industries, tout établissement de grande production où les fonctions sont divisées est en même temps, pour les individus en cours d’apprentissage ou non encore associés, un atelier de travail et une école de théorie et d’application ;

2. qu’ainsi tout citoyen voué à l’industrie a le devoir, comme apprenti et compagnon, et indépendamment du service public, dont il doit fournir sa part, de payer sa dette au travail en exécutant l’une après l’autre, pendant un temps déterminé, et moyennant salaire proportionnel, toutes les opérations qui composent la spécialité de l’établissement ; et plus tard le droit, comme associé ou maître, de participer à la direction et aux bénéfices ;

3. Que, sous le bénéfice de la capacité acquise dans un premier apprentissage et de la rémunération à laquelle elle donne droit, le jeune travailleur a tout intérêt à augmenter ses connaissances et perfectionner son talent par de nouvelles études dans d’autre genres d’industrie, et qu’il est invité à le faire jusqu’au moment où il pourra se fixer, avec honneur et avantage, dans une position définitive. » Clairement, et en bref, pour Proudhon, l’émancipation du travailleur consiste dans « l’apprentissage polytechnique et l’ascension à tous les grades ».⁠[5] Même si les mesures proposées semblent, telles quelles, irréalistes⁠[6], retenons quand même cette insistance sur l’égalité au nom de la dignité de chaque travailleur.

On peut aussi évoquer, à cet endroit, l’apport de Karl Marx. Comme les économistes du XVIIIe siècle, Marx construira toute une philosophie autour de ses prises de position économiques de sorte qu’on ne peut sérieusement séparer les thèses économiques de Marx de son athéisme qui est « un principe intérieur au système »[7]. Mais, le mérite particulier de Marx, ne craint pas d’écrire le P. Chenu, a été de faire, à propos de l’homme, une double découverte : « celle de sa misère, dans la condition faite au travail, celle de sa grandeur, dans la nature vraie du travail ».⁠[8] Le travail n’est pas en soi aliénant. Au contraire, c’est par le travail que l’homme se construit et construit la société. C’est le capitalisme qui a défiguré le travail. Marx et Engels vont, dans des pages célèbres, dénoncer, avec le souffle de la colère, la destruction moderne du travail ou plus exactement l’avilissement de l’homme mis au travail, asservi par la bourgeoisie capitaliste :  »A mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, le prolétariat se développe aussi, classe des ouvriers modernes, qui ne vivent qu’en trouvant du travail, et qui n’en trouvent que si le travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre - et se trouvent ainsi exposés à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.

Le travail des prolétaires a perdu tout attrait avec le développement du machinisme et la division du travail. Le travailleur devient un simple accessoire de la machine ; on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, le coût du travailleur se limite à peu près à ce qu’il lui faut pour vivre et perpétuer sa descendance.(…). Au fur et à mesure que le travail devient plus désagréable, le salaire diminue. Il y a plus : la somme de travail s’accroît avec le développement du machinisme et la division du travail, soit par l’augmentation des heures effectuées, soit par l’augmentation du travail exigé dans un temps donné, l’accélération du rythme des machines, etc..

(…) Des masses d’ouvriers entassés dans la fabrique sont organisés militairement. Simples soldats de l’industrie, ils sont placés sous la surveillance d’une hiérarchie complète de sous-officiers et d’officiers. Ils ne sont pas seulement les valets de la classe bourgeoise, de l’état bourgeois, - mais encore chaque jour, chaque heure, les valets de la machine, du contremaître, et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Ce despotisme est d’autant plus mesquin, odieux, exaspérant, qu’il proclame ouvertement le profit comme son but unique.

(…) Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail dont le coût varie suivant l’âge et le sexe.

Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui a compté son salaire, il devient la proie d’autres membres de la bourgeoisie : propriétaire, boutiquier, usurier, etc..

Les petites classes moyennes d’autrefois, petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tombent dans le prolétariat, d’une part parce que leurs faibles capitaux ne leur permettent pas d’employer les procédés de la grande industrie et ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes - d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. Ainsi le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. »[9]

Plus tard, dans le Capital, il décrira de manière encore plus saisissante la déshumanisation du travailleur : « qu’est-ce qu’une journée de travail ? (…) La journée de travail comprend 24 heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu’en conséquence tout son temps disponible est, de droit et naturellement, temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement des fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, même pour la célébration du dimanche et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche[10], pure niaiserie ! Mais, dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il le peut, au procès m_me de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l’entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c’est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu’elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l’ouvrier. Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité. »[11]

Devant cette dégradation et cet asservissement, l’objectif de Marx et d’Engels sera de changer la société⁠[12] pour donner au travail toute sa puissance libératrice : « Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’accroître le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé n’est qu’un moyen d’élargir, d’enrichir, de favoriser l’existence des travailleurs. »[13] On sait que du Manifeste aux dernières œuvres, Marx élargira encore sa vision du travail dans une société communiste qu’il ne décrit pas⁠[14] : « Lorsque la subordination servile des individus dans la division du travail et avec elle l’opposition du travail manuel et du travail intellectuel auront disparu[15] ; lorsque le travail ne sera plus un simple moyen mais sera devenu le premier besoin de la vie ; lorsque les forces de production s’accroîtront avec le développement en tout sens des individus et que toutes les sources de la richesse collective jailliront : alors seulement l’étroit horizon juridique bourgeois pourra être complètement dépassé, et la société inscrira sur ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». »[16]

En attendant, les contradictions mêmes du capitalisme provoquent « à la façon d’une loi physique » une évolution positive : « les catastrophes mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleur, comme une loi de la production moderne, et il faut à tout prix que les circonstances s’adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C’est une question de vie ou de mort. oui, la grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé , porte-douleur d’une fonction productive de détail[17], par l’individu intégral[18] qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises. »[19]

Il est piquant de se rappeler que l’expression « développement intégral » est une expression fréquente dans les textes de Jean-Paul II !

En attendant d’y revenir, constatons qu’indépendamment des solutions proposées, de leur caractère irrecevable ou de leur flou, Proudhon et Marx apparaissent comme des hommes qui ont été profondément et justement choqués par l’avilissement du travail et des travailleurs.

Ces réactions sont intéressantes car elles nous montrent que la révolution industrielle a suscité l’éveil de bien des consciences sensibles à la déshumanisation du travail et provoqué la réflexion philosophique et politique sur une question essentielle qui n’avait jamais été l’objet de tant d’attention dans le passé.

On le voit aussi et plus en profondeur chez H. Bergson. Sa démarche mérite particulièrement d’être évoquée parce que non seulement il a compris l’importance des bouleversements entraînés par la machine mais, contre les scories d’un platonisme diffus, pourrait-on dire, il réhabilite l’intelligence fabricatrice : « En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. ».⁠[20]

Sans sombrer dans le matérialisme, Bergson va aussi rendre à la matière sa vraie valeur. Il sait comme nous que le travail sera toujours chargé de peine car la matière résiste. Nous sommes, dit-il, confrontés sans cesse à « la résistance de la matière à l’effort humain ». Mais nous pouvons travailler même durement si nous savons par ailleurs que l’effort n’est pas inutile et qu’on ne sera pas dépossédé du fruit de son labeur. Qui plus est, le labeur, le dur labeur, dans ces conditions, est réjouissant car l’homme est créateur par nature et ce qui correspond à sa nature est source de joie : « Mettons donc matière et conscience en présence l’une de l’autre : nous verrons que la matière est d’abord ce qui divise et ce qui précise. Une pensée, laissée à elle-même, offre une implication réciproque d’éléments dont on ne peut pas dire qu’ils soient un ou plusieurs : c’est une continuité, et dans toute continuité il y a de la confusion. Pour que la pensée devienne distincte, il faut bien qu’elle s’éparpille en mots : nous ne nous rendons bien compte de ce que nous avons dans l’esprit que lorsque nous avons pris une feuille de papier, et aligné les uns à côté des autres des termes qui s’interpénétraient. Ainsi la matière distingue, sépare, résout en individualités et finalement en personnalités des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie. d’autre part, la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort. L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification.

Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme, n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie : il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faîte, nous trouvons que partout où il y a joie il y a création : plus est riche la création, plus profonde est la joie. »[21]

Nous verrons que cette présentation du travail comme première manifestation de l’activité créatrice est très proche de la théologie développée par Jean-Paul II dans ses encycliques sociales. Après avoir consulté les philosophes, on peut aussi examiner les enquêtes sociologiques⁠[22]. Pour ce qui est du travail, on se souvient certainement, pour rester dans le domaine francophone, des travaux de Georges Friedmann⁠[23]. Après avoir rappelé l’ancienne parole biblique « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », l’auteur face à l’invasion du « milieu technique », fait remarquer que « la machine a pris la sueur. Mais, ajoute-t-il, la vieille malédiction demeure. Seule la formule a changé : « Tu gagneras ton pain dans la tristesse et l’ennui…​ ». »[24] Toutefois, au terme d’une longue enquête à travers les expériences américaines, les travaux des psychologues et des pédagogues, l’auteur entrevoit un « magnifique possible » non seulement dans « une production immensément accrue de biens de consommation » mais aussi dans l’amélioration des tâches et de tout ce qui les entoure par le contrôle psycho-physiologique du travail, la participation aux mesures de rationalisation et de promotion, l’extension de l’enseignement professionnel, les changements de poste et l’accroissement du sentiment d’appartenir à une collectivité. G. Friedmann est bien conscient que ces perspectives « impliquent de considérables transformations économiques et sociales ». Pour éclairer les transformations auxquelles il pense, il cite ce texte qui, selon lui, « exprime les sentiments profonds de nombreux ouvriers » : « La joie au travail dans la production mécanicienne ne se retrouve qu’avec la possession collective des moyens de production ».⁠[25]

Avec beaucoup de réalisme, Friedman ajoute : « Il importe de ne point se faire d’illusions : quelle que soit l’injection d’intérêt dans le travail que puisse réussir une société à laquelle adhérerait continûment et pleinement la masse des citoyens, cette revalorisation se heurtera à des limites imposées par la technique elle-même. Tant qu’il y aura des travaux à la chaîne (…), des travaux de bureaux spécialisés et mécanisés, aussi longtemps se maintiendront de multiples tâches qu’il est difficile de rendre véritablement intéressantes en soi. L’individu sera tenté d’exprimer en dehors d’elles, dans les loisirs, le meilleur de ses virtualités, de son, potentiel d’aptitudes et de goûts. » Aussi finalement l’auteur met-il son espoir dans les « loisirs actifs »[26]« peuvent être assurés l’équilibre, la continuité entre les apports nouveaux, magnifiques de la civilisation technicienne et le legs irremplaçable des civilisations artisanales. »[27]

Cette analyse porte la marque d’une époque profondément marquée par le travail parcellaire. d’autre part, à part les aménagements souhaités dans le cadre de la propriété collective des moyens de production, l’espérance ultime porte une nouvelle fois sur le temps de loisir.

Le travail ayant encore évolué dans la seconde moitié du XXe siècle, le secteur tertiaire rassemblant de plus en plus la majorité des travailleurs et le rêve collectiviste ayant fortement régressé, on doit se tourner vers des analyses plus récentes qui, elles, nous apporteront peut-être des éléments neufs.

Tout d’abord, en 1974, fut publiée une étude à la fois sociologique et médicale qui eut un certain retentissement et consacrée à L’allergie au travail, chez les jeunes principalement.⁠[28]

Au terme de son enquête, l’auteur a le mérite de poser la question essentielle qui est celle du sens du travail.

Tout d’abord, et sans surprise, il rappelle, comme nombre de ses prédécesseurs, que « N’importe quelle réflexion sur le sens à accorder aujourd’hui au travail humain devrait, à son avis, s’inspirer de deux propositions essentielles (…).

-Il existe chez l’homme un besoin naturel d’œuvrer à une activité de son choix pour témoigner de son existence[29]. Ce besoin ne fera que croître à mesure que s’élèvera son niveau de connaissance et ne pourra que se diversifier à mesure qu’augmenteront ses informations sur le monde.

-Le progrès ne libérera jamais entièrement l’homme de l’obligation de travail, mais il lui offrira des chances grandissantes de satisfaire ses appétits d’action, de créativité, et d’épanouissement, à condition de ne plus faire de l’activité de travail l’unique et indispensable instrument de cet accomplissement. »

Mais il ajoute, et ceci doit retenir tout particulièrement notre attention, que le « besoin d’œuvrer » répond au besoin de « retrouver sa propre image dans l’action ». Il explique que « …ce besoin irrésistible d’agir, d’œuvrer, trouverait son origine dans le subconscient. Selon les différentes écoles psychanalytiques, il serait le seul moyen que l’homme a de lutter contre son angoisse existentielle, soit en s’évadant pour un temps de l’éternel conflit entre Eros et Thanatos, soit en obéissant à un profond désir de domination ou d’agression, soit enfin en inspirant son propre vécu du souvenir inconscient de tout le vécu agissant du passé de l’humanité.

Les médecins commencent à bien connaître les troubles organiques entraînés par une trop longue mise au repos d’un ou de plusieurs de nos appareils moteurs, et les psychiatres rattachent beaucoup de névroses à l’impuissance à satisfaire cet élan vital. »[30]

Nous tenterons de voir, plus loin, si la théologie ne nous offre pas une explication plus profonde encore et plus radicale.

En attendant, il est un autre livre incontournable, à mon sens, pour réfléchir sérieusement aux problèmes de toujours et d’aujourd’hui, suscités par l’activité de l’homme au travail. Entre 1995 et 2001, le syndicat français CFDT⁠[31] a questionné 80.000 travailleurs de tous les secteurs et non plus seulement auprès les ouvriers et paysans victimes du machinisme. Le monde du travail a en effet beaucoup évolué depuis Marx, Léon XIII ou Friedmann, même si « le taylorisme le plus contraignant existe toujours, spécialement dans l’industrie. »[32] La place prépondérante prise par le secteur tertiaire⁠[33] réclamait cet élargissement et l’invasion électronique impose une réévaluation du travail qui s’est complexifié et diversifié. Parmi les nouveautés, l’enquête relève aussi la croissance des effectifs dans les fonctions publiques, la féminisation des emplois, le vieillissement de la population active, la difficulté des jeunes à accéder à l’emploi, de nouvelles causes à l’intensification du travail, le développement, par les entreprises, des partenariats et de la sous-traitance, les contrats de faible durée et à définition variable, la politique des préretraites, les pratiques nouvelles du management, etc..

Autre point intéressant de l’enquête : elle ne se contente pas d’interroger les intéressés sur leur travail et les conditions dans lequel il s’exerce mais aussi sur la signification qu’ils lui attribuent⁠[34].

L’enquête révèle tout d’abord une très grande variété de situations suivant les secteurs et même, à l’intérieur du même secteur, suivant le type d’activité. Il n’est ni possible, ni utile, ici, d’en rendre compte. Disons globalement que ceux qui s’attendaient à une mise en exergue des revendications en faveur des salaires et d’une diminution du temps de travail seront déçus. La réalité est beaucoup nuancée voire étrangère à cette problématique classique. Quand il en est question, les travailleurs expriment, d’une part, le désir de voir leurs compétences reconnues et valorisées et, d’autre part, si souvent le temps de travail est l’objet d’un choix, d’autres, les cadres, en particulier, l’ont vu s’allonger par nécessité.

Toutefois, l’insistance des travailleurs porte sur d’autres aspects. Ainsi, si beaucoup de travailleurs constatent qu’ils ont aujourd’hui plus de responsabilité, de participation et d’autonomie, ils souhaitent néanmoins un travail toujours plus épanouissant et une amélioration continue des relations au sein de l’entreprise, au niveau de l’information, de l’expression, de l’écoute. Ce qu’ils déplorent, par-dessus tout, dans l’ensemble toujours, c’est l’augmentation de l’intensité de travail sous la pression des clients ou des usagers et sous la nécessité d’une formation continuée vu la complexité croissante de certains domaines. La cadence et le stress restent des problèmes majeurs qui s’accentuent avec l’âge.

En tout cas, si, dans la mouvance marxiste, l’appropriation collective des moyens de production était la condition sine qua non de la libération des travailleurs, il ne reste plus une ombre de cette vieille revendication. Ce qui confirme l’intuition de P. Jaccard qui affirmait, en 1960, que ce n’est pas la cogestion ou la nationalisation qui intéresse le travailleur : « il suffit que chacun ait, dans son travail, le sentiment d’être à sa place et qu’il n’y ait ni barrages pour les uns ni privilèges pour les autres dans l’activité économique »[35]

De plus, si l’on tient compte de tout ce qui précède, on se rend compte qu’un autre historien du travail avait vu juste en écrivant, à propos des travailleurs, qu’« aucun des problèmes qui se posent à eux ne pourra plus être résolu sans eux ; aucun des problèmes qui se posent à eux ne pourra être résolu par eux seuls ».⁠[36]

Mais venons-en à l’aspect le plus original de l’enquête : que pensent les salariés « du travail pris dans son sens général, sa signification abstraite » ?⁠[37] Plus précisément, il leur était demandé:

« Pour vous, le travail, c’est ?

1) Une obligation que l’on subit pour gagner sa vie.

2) Une obligation et aussi un moyen de se réaliser.

3) Etre utile, participer à la vie en société.

4) Réaliser un projet, une passion. »

Sur les 50.000 salariés qui ont répondu à cette question, 5% définissent le travail comme la réalisation d’un projet ou d’une passion, 20% comme une utilité sociale, 33% comme une obligation subie et 42% comme une obligation et un moyen de se réaliser⁠[38]

Vu la diversité des situations, il est nécessaire d’identifier chaque catégorie.

Ceux qui considèrent le travail comme une obligation subie sont majoritairement ceux qui, par nécessité, exercent un travail répétitif, parcellaire, sous cadence, qui sont peu ou pas informés sur la situation de l’entreprise, peu consultés et dont les salaires sont faibles.

Ceux qui voient le travail comme une obligation mais aussi un moyen de se réaliser appartiennent pour la plupart au secteur tertiaire. La réalisation de soi, comme l’utilité sociale ou la passion du métier, l’emporte sur l’obligation dans la mesure où le travail est choisi et consiste à aider, soigner, enseigner.

Ainsi, alors que souvent les théories du travail le définissent comme « moyen de se réaliser » parce qu’il implique « la transformation de la matière, la production d’un objet utile à partir d’éléments sinon inutiles du moins non directement utilisables », on constate, au contraire, à travers cette enquête, « des salariés qui définissent positivement le travail quand ils ont un emploi qui les place en situation d’échange et de dialogue avec des personnes et négativement quand leur activité consiste à transformer la matière ou à surveiller des processus de transformation de la matière ».⁠[39]

Pour terminer, on retiendra surtout cette remarque qui me paraît capitale : « Comment proposer et convaincre d’agir pour l’emploi, pour le plein emploi, si le travail n’a pas de sens, n’est pas, aussi, un moyen de se réaliser ? »[40]


1. De la justice dans la révolution et dans l’Église, Nouveaux principes de philosophie pratique, Garnier, 1858, tome I, p. 194.
2. Id., p. 392.
3. Adam Smith distinguait 18 opérations dans la fabrication des épingles et proposait de confier chacune de ces tâches à un ouvrier, ainsi, pensait-il, la production serait accrue de 10 à 20 fois (cf. JACCARD, op. cit., pp. 315-316). Déjà en 1836, Charles Fourier avait, dans le titre d’un ouvrage, exprimé son indignation devant le travail réduit à un geste sans égards pour l’ouvrier : La fausse Industrie, morcelée, répugnante, mensongère et l’antidote, l’Industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit et perfection extrême en toutes qualités. La division du travail tant décriée au XIXe siècle et encore au XXe siècle n’est pas un phénomène nouveau. Xénophon en voit l’origine dans une détermination sexuelle : « Ces fonctions du dedans ou du dehors demandent, les unes et les autres, du travail et du soin. Les dieux ont, ce me semblent, créé la femme pour les premières, l’homme pour les autres. Le froid, le chaud, les voyages, la guerre, ont été dévolus à l’homme, dont l’âme et le corps sont mieux trempés pour les supporter: il est donc chargé de l’extérieur ; à la femme, dont la complexion est moins vigoureuse, les dieux ont réservé l’intérieur. Pour la femme, il est plus honnête de rester à la maison que d’être sans cesse au dehors ; pour l’homme, il serait honteux de toujours rester enfermé chez soi, au lieu de s’occuper des affaires du dehors. » (Economique, VII). Platon attribuera la division du travail à la diversité de nos besoins que nous ne pouvons seuls satisfaire. Telle est l’origine de la société politique (La République, II, 369-371, in Œuvres complètes, La Pléiade, 1950, pp. 914-919.). Ce phénomène inévitable mais qui fut poussé à l’extrême, est-il toujours néfaste ? Pour P. Jaccard (op. cit., p. 317), ce sont les conditions dans lesquelles s’exerce la travail parcellaire lorsqu’il est exclusivement justifié par la poursuite du profit qui le rendent pénible : « Appliquant la division du travail, l’entrepreneur la pousse aussi loin que lui commande son intérêt, sans s’inquiéter des conséquences fâcheuses qu’elle peut avoir pour l’ouvrier, seul chargé, avec son salaire, du soin de sa personne. De savoir ensuite ce qui peut résulter pour cet ouvrier, pour sa santé, son intelligence, son bien-être, ses mœurs, d’un travail excessif, insalubre, répugnant, parcellaire, mal rétribué : c’est une autre affaire, dont la psychologie et l’hygiène ont le droit de s’enquérir, qui pourrait bien aussi intéresser la justice, partant l’économie politique et le gouvernement, mais qui ne regarde point l’entrepreneur, qui ne lui impose aucune responsabilité, qui n’affecte en rien sa religion et ne soulève en lui ni scrupule ni regret ». En dehors de ce cas, comme G. Friedman, appelé à la rescousse, le précise : « Peut-être la division du travail est-elle, après tout, un mal nécessaire. Le travail étant arrivé à sa dernière limite de simplification, la machine prend la place de l’homme et l’homme reprend un autre travail plus compliqué, qu’il s’applique ensuite à diviser, à simplifier, en vue d’en faire encore besogne à machine, et ainsi de suite. En sorte que la machine envahit de plus en plus le domaine du manouvrier et qu’en poussant le système jusqu’à ses dernières limites, la fonction du travailleur deviendrait de plus en plus intellectuelle. Cet idéal me va beaucoup ; mais la transition est bien dure puisqu’il faut, avant d’avoir trouvé les machines, que l’ouvrier, par le fait de la simplification du travail, se fasse lui-même machine et subisse les conséquences déplorables d’une nécessité abrutissante…​ Acceptons donc la division du travail là où elle est démontrée nécessaire, mais avec l’espoir que la mécanique se chargera de plus en plus des travaux simplifiés ; et demandons pour les travailleurs des autres classes un enseignement qui non seulement les sauve de l’hébétement, mais surtout qui les incite à trouver les moyens de commander à la machine, au lieu d’être eux-mêmes la machine commandée ». (Le travail en miettes, cité in JACCARD, op. cit., p. 325).
4. Op. cit., tome III, p. 229.
5. Op. cit., III, pp. 239-240.
6. Marx critiquera la suggestion de Proudhon en ces termes : « M. Proudhon (…) fait un pas en arrière, et propose à l’ouvrier de faire non seulement la douzième partie d’une épingle, mais successivement toutes les douze parties. L’ouvrier arriverait ainsi à la science et à la conscience de l’épingle. Voilà ce que c’est que le travail synthétique de M. Proudhon. (…)
   En résumé, M. Proudhon n’est pas allé au delà de l’idéal du petit bourgeois. Et pour réaliser cet idéal, il n’imagine rien de mieux que de nous ramener au compagnon, ou tout au plus au maître artisan du moyen âge. »( Misère de la philosophie, Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon, 1847, in Œuvres, Economie, I, La Pléiade, 1965, pp. 108-109).
7. CHENU, op. cit., p. 64. Marx lie l’aliénation économique à l’aliénation religieuse.
8. CHENU, op. cit., pp. 60-61.
9. Manifeste du parti communiste (1847), UGE 10/18, pp. 28-30.
10. « En Angleterre, par exemple, on vit de temps à autre dans les districts ruraux quelque ouvrier condamné à la prison pour avoir profané le sabbat en travaillant devant sa maison dans son petit jardin. Le même ouvrier est puni pour rupture de contrat s’il s’absente le dimanche de la fabrique (…), même par dévotion. Le Parlement orthodoxe ne s’inquiète pas de la profanation du sabbat quand elle a lieu en l’honneur et dans l’intérêt du dieu Capital. Dans un mémoire des journaliers de Londres employés chez des marchands de poisson et de volaille, où l’abolition du travail du dimanche est demandée (août 1863), il est dit que leur travail dure en moyenne 15 heures chacun des 6 premiers jours de la semaine et 8 à 10 heures le dimanche. On voit par ce mémoire que c’est surtout la gourmandise délicate des bigots aristocratiques d’Exeter Hall qui encourage cette profanation du jour du Seigneur. Ces saints personnages si zélés in cute curanda, autrement dit, dans le soin de leur peau, attestent leur qualité de chrétien par la résignation avec laquelle ils supportent le travail excessif et les privations d’autrui. Obsequium ventris istis perniciosus est, - mener joyeuse vie leur (c’est-à-dire aux travailleurs) fait du tort. » (Note de Marx).
11. Le Capital, I, 1867, III, X, V, in Œuvres, op. cit., pp. 799-800.
12. On sait que la société, pour Marx, se transforme par la lutte des classes inspirée par la dialectique du Maître et de l’Esclave de Hegel. Mais, pour celui-ci, ce n’était pas la lutte mais le travail de l’Esclave qui était transformateur. A. Kojève explique ainsi ce passage célèbre de la Phénoménologie de l’esprit : « Le Maître force l’Esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la nature. Or, il n’est devenu l’Esclave du Maître que parce que -au prime abord- il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave : il se libère du Maître. Dans le monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le monde technique, transformé par son travail, il règne -ou, du moins, règnera un jour- en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise « immédiate » du Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu’il laisse -ne travaillant pas- intact. Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait. » Alors que le Maître satisfait immédiatement son désir en consommant ce que l’Esclave a préparé, l’Esclave, lui, ne peut travailler pour le Maître qu’en refoulant ses propres désirs. « Il se transcende donc en travaillant ; ou si l’on préfère, il s’éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. d’autre part, il ne détruit pas la chose telle qu’elle est donnée. Il diffère la destruction de la chose en la transformant d’abord par le travail ; il la prépare pour la consommation ; c’est-à-dire - il la « forme ». Dans le travail, il transforme les choses et se transforme lui-même : il forme les choses et le monde en se transformant, en s’éduquant soi-même ; et il s’éduque, il se forme, en transformant des choses du Monde ». (Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1980, pp. 28-30).
13. Id., p. 39.
14. Cf. H. Lefebvre : « Marx n’a pas essayé de pousser plus loin la description de l’État socialiste et de la société communiste. On le lui reproche parfois. Mais il savait que tout essai d’anticipation eût été aussi vain, aussi stérile, aussi critiquable qu’une utopie. » (in Pour connaître la pensée de Marx, Bordas, 1966, p. 269).
15. « Une araignée accomplit des opérations qui ressemblent à celles du tisserand ; une abeille , par la construction de ses cellules de cire, confond plus d’un architecte. Mais ce qui distingue d’abord le plus mauvais architecte et l’abeille la plus habile, c’est que le premier a construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire. A la fin du travail se produit un résultat qui, dès le commencement, existait déjà dans la représentation du travailleur, d’une manière idéale, par conséquent. Ce n’est pas seulement une modification de formes qu’il effectue dans la nature, c’est aussi une réalisation dans la nature de ses fins ; il connaît cette fin, qui définit comme une loi les modalités de son action et _ laquelle il doit subordonner sa volonté. » (Le capital, I, 3e section, chap. VII, in Œuvres, La Pléiade, 1965, p. 728).
16. Critique du programme de Gotha (1875), Librairie de l’Humanité, 1922, pp. 35-36.
17. Une autre traduction propose : « individu parcellaire, simple exécutant d’une fonction sociale de détail » (Cf. FRIEDMANN G., op. cit., p. 365).
18. Le texte allemand parle de « l’individu totalement développé » (Œuvres, Economie I, op. cit., p. 1675).
19. Le Capital, I, IV, XV, IX, 1867, in Œuvres, Economie, I, op. cit., p. 992. Dans la conclusion du tome III, Marx développe un peu plus concrètement sa pensée. Elle pourra décevoir dans la mesure où elle aboutit à une revendication plus modeste que ce que les formules précédentes suggéraient : « A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : l’homme socialisé, les producteurs associés règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. » (Œuvres, Economie, II, op. cit., pp. 1487-1488). Nous verrons plus loin que Jean-Paul II est bien plus ambitieux…​
20. L’évolution créatrice (1907), in Œuvres, PUF, 1963, pp. 612-613. C’est l’auteur qui souligne. Le lien entre l’intelligence et la main a été aussi mis en évidence par Marx (cf. supra), par G. Friedman qui parle d’ »intelligence ouvrière » (in Où va le travail humain, Gallimard, 1950, pp. 55-56), ou encore par G. Bachelard, qui complète Bergson en soulignant que « l’imagination intelligente des formes imposées par le travail à la matière doit être doublée par l’énergétisme d’une imagination des forces (…) qui organise le temps de travail, qui en fait une durée volontaire et réglée (…). » (La terre et les rêveries de la volonté, II, J. Corti, 1948, pp. 36-62).
21. L’énergie spirituelle, La conscience et la vie (1911), in Œuvres, op. cit., pp. 831-832.
22. Il est parfois malaisé, surtout en ce qui concerne le XIXe, de distinguer philosophie et sociologie. On dit de Proudhon et de Marx qu’ils sont aussi sociologues comme on dit d’A. Comte (1798-1857) (créateur du mot) et d’E. Durkheim (1858-1917) (fondateur de la méthode) qu’ils sont philosophes.
23. 1902-1977. Il est surtout connu pour ces deux ouvrages qui eurent un grand succès : Où va le travail humain ? Gallimard, 1950 et Le travail en miettes, Gallimard, 1956. G. Friedmann a été fortement marqué par les « romans » autobiographiques de Georges Navel (1904-1993). Ce cadet d’une pauvre famille paysanne de treize enfants fut un ouvrier autodidacte, proche des milieux libertaires et anarchistes. Il nous livre à travers ses œuvres (Travaux, Stock, 1945 ; Parcours, Gallimard, 1950 ; Sable et limon, Gallimard, 1952 ; Chacun son royaume, Gallimard, 1960 ; Passages, Le Sycomore, 1982) un portrait très réaliste du passage de l’économie rurale à la société industrielle. A la « tristesse ouvrière », il ne voit qu’un remède : l’action politique. (cf. A contretemps, Bulletin de critique bibliographique, n° 14-15, décembre 2003, disponible sur www.acontretemps.plusloin.org). G. Friedmann collabora aussi avec Pierre Naville (1904-1993) à la rédaction d’un Traité de sociologie du travail, Tomes I et II, A. Colin, 1961-1962. P. Naville, fils de banquier genevois, politisa le mouvement surréaliste, se rallia à Trotsky puis, après la guerre, milita dans les mouvements socialistes tout en menant une carrière de sociologue. Son « pessimisme utile », selon sa propre expression, s’est exprimé dans divers ouvrages dont certains sont souvent réédités : Essai sur la qualification du travail, Rivière et Cie, 1956 ; La classe ouvrière et le régime gaulliste, EDI, 1964 ; La révolution et les intellectuels, Gallimard, 1975 ; Le nouveau Léviathan, Gallimard, 1977 ; La maîtrise du salariat, Economica, 1999 ; Sociologie d’aujourd’hui, Economica, 1999 ; Trotsky vivant, M. Nadeau, 2001 ; etc.. (Cf. ROLLE P., Essai sur Pierre Naville, du surréalisme à la sociologie, http://multitudes.samizdat.net).
24. Où va le travail humain ?, op. cit., p. 67.
25. Marcel Mermoz, in Le Lien, N° 54, p. 4, cité in FRIEDMANN G., op. cit., pp. 358-359. M. Mermoz, qui fut successivement ouvrier, anarchiste, communiste, maquisard, est surtout connu pour avoir été le responsable de la communauté de travail « Boimondau » à Valence (France) et dirigeant d’une entreprise dans laquelle il a aboli le salariat et instauré l’autogestion. (Cf. DOMENACH J.-M., L’autogestion, c’est pas de la tarte, Entretiens avec Marcel Mermoz, Seuil, 1978). M. Mermoz justifie ainsi sa prise de position: « Dans la communauté de travail, l’homme travaille pour lui-même et sa famille ; il travaille avec ses machines, avec ses copains dans un climat de liberté. Il n’a plus au cœur cette sensation avilissante d’être exploité. La Communauté, c’est son œuvre. Quelque parcellaire que soit la besogne accomplie, l’homme dans la Communauté sait que l’opération faite contribue à la grandeur, à la solidité de son affaire, de son entreprise, du groupe solidaire auquel il appartient. Tout comme l’artisan ou le cultivateur (…). La joie dans le travail industriel est possible mais d’abord à condition que les moyens de production soient des biens collectifs à la mesure de la production industrielle qui, elle, est collective. »
26. Rappelons-nous les « compositions libres » de Proudhon : « Il n’est pas rare de trouver des hommes, d’une capacité réelle et d’un talent très développé, qui préfèrent, à salaire égal, la fonction la plus simple et la plus uniforme, parce qu’ils réservent toutes les forces de leur intelligence pour des compositions libres et desquelles ils n’attendent aucune rétribution. Dans ce cas le travail parcellaire, ne portant préjudice ni à la société ni aux personnes, exécuté par des mains capables, à l’occasion, de direction et de synthèse, n’offre plus d’inconvénient. Qui sait même si, un jour, telle ne sera pas notre condition commune et définitive ? L’homme, après avoir parcouru la sphère de sa spécialité, commandé et instruit les autres, à son tour, aime à se replier sur lui-même et à concentrer sa pensée. Alors, pourvu que le salaire quotidien arrive, content d’avoir fait ses preuves, il laisse à d’autres les grands projets et les postes brillants et s’abandonne aux rêveries de son cœur, dont l’uniformité du travail parcellaire ne fait plus que faciliter le cours. » (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, op. cit., t. II, p. 336).
27. Où va le travail humain, op. cit., pp. 356-361.
28. ROUSSELET Jean, L’allergie au travail, Seuil, 1974.
29. Cf. Freud : « Quand l’homme n’a pas, dans sa vie, de dispositions particulières, il ne peut rien faire de mieux que de suivre le sage conseil de Voltaire : cultiver son jardin. A cet égard, il n’y a pas de différence entre le travail scientifique et les plus communes besognes par lesquelles on puisse gagner son pain. Le travail assure à l’homme non seulement sa subsistance, mais il justifie sa vie en société. Il n’est pas moins utile lorsqu’il donne à l’individu la possibilité de se décharger des pulsions de sa libido, narcissiques, agressives et même érotiques. Il est vrai que la grande majorité des gens ne travaillent que par nécessité et ne s’engagent pas volontiers dans cette voie vers le bonheur. C’est que la vie est trop dure pour nous ; elle nous apporte trop de souffrances, trop de déceptions, trop de tâches impossibles à remplir. Il n’y a qu’une solution à ce très difficile problème social: le libre choix du métier. Alors le travail de chaque jour apporte une satisfaction particulière car il est soutenu non seulement par une inclination naturelle, mais encore par la sublimation d’instincts profonds qui, sans cela, demeurent inutilisés ». (La civilisation et ses insatisfactions, cité in JACCARD, op. cit., p. 336).
30. ROUSSELET J., op. cit., pp. 252-254.
31. Fondée en 1919 sous le nom de Confédération française des travailleurs chrétiens, la CFDC est devenue en 1964 la CFDT : Confédération française démocratique du travail.
32. CFDT, Le travail en questions, Enquêtes sur les mutations du travail, Syros, 2001, p. 8.
33. Cf. PRADERIE M., Ni ouvriers, ni paysans : les tertiaires, Seuil, 1968.
34. La CFDT définit ainsi sa propre « philosophie » du travail : « le travail est, continue et continuera à être un élément majeur de l’organisation de nos sociétés, de la dignité des hommes et des femmes qui y vivent et de leur investissement dans des pratiques collectives. Cette conviction, pour autant, ne fait pas du travail le nec plus ultra de l’aventure humaine. Elle considère comme tout à fait utile, important et nécessaire de critiquer le travail dans certaines formes concrètes qu’il prend, parce qu’elles sont « vides de sens » et d’intérêt ou dangereuses, comme de défendre l’importance pour la société d’activités bénévoles, militantes et associatives, qui ne sont pas du « travail » au sens précis du terme. d’une certaine manière, la CFDT aborde le travail avec une approche laïcisée : elle n’en fait pas l’activité unique qui fabrique l’homme et, surtout, le héros de l’avenir de l’humanité, mais elle le prend au sérieux et souhaite autant le promouvoir qu’en changer les conditions d’exercice. » (Op. cit., pp. 23-24). Comme nous le verrons, cette approche « laïcisée » n’est pas très éloignée de la conception défendue par Jean-Paul II.
35. Op. cit., p. 326.
36. LEFRANC, op. cit., p. 480.
37. Op. cit., pp. 187-228.
38. Id., p. 189.
39. Id., p. 194.
40. Id., p. 193. On peut aussi noter que « le travail est souvent défini en référence à la situation professionnelle » : situation contractuelle, nature des activités et des contraintes, finalités du travail et valorisation de ces finalités. Ceci peut expliquer, en partie ,parfois, les différences entre les revendications : « Si le travail, c’est-à-dire en fait mon travail, a pour caractéristique d’être utile à la société et de me permettre de me réaliser, n’est-il pas naturel et logique d’en défendre une meilleure reconnaissance ou de vouloir qu’il continue à s’exercer « comme avant » ? Si le travail, c’est-à-dire en fait mon travail, est une obligation à laquelle je ne peux pas me soustraire, parce qu’il faut gagner sa vie, n’est-il pas naturel et logique de défendre mon emploi, de hurler de rage quand on annonce sa transformation ou, pire, sa suppression ? On peut à la fois dénoncer le caractère pénible de son travail, la faiblesse de sa rémunération et tenir à le conserver, puisque travailler est une obligation et que je n’ai que cet emploi pour y satisfaire. » (p. 210).

⁢b. Une nouvelle orientation philosophique

L’Église qui se dit « experte en humanité » ne peut se passer d’écouter le « monde », les plaintes et les espoirs des hommes, les analyses et les réflexions que le travail a suscitée et suscite. Nous savons que, face aux injustices et aux réductions idéologiques, à partir de Léon XIII, les souverains pontifes vont appeler au respect de la dignité de l’homme, dignité naturelle et dignité éminente d’un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Comme l’a très bien vu M. Schooyans, toutes les questions particulières qu’ils ont abordées, travail, propriété, entreprise, salaire, etc., ont été étudiées en référence à cette dignité. Mais, « avec Jean-Paul II, cette perspective classique bascule : tout part de la question centrale : celle de l’homme, et toutes les questions particulières s’articulent autour de ce pôle ».⁠[1] « La question ouvrière, explique-t-il, était perçue, du temps de Rerum novarum, comme un problème technique dont on mesurait la dimension morale, et à la solution duquel les intéressés, l’État et l’Église, avaient quelque chose à apporter. Le développement selon Jean-Paul II n’est un problème technique qu’à titre dérivé ; il est avant tout un problème d’anthropologie et de morale ressortissant à la théologie ».⁠[2] C’est pourquoi dans l’encyclique Laborem exercens[3] qui nous servira de guide principal, l’accent est mis « sur le travailleur plutôt que sur le travail ».⁠[4]

Ce « basculement » qui n’est en rien une rupture avec la tradition, a été expliqué par divers auteurs. Ph. Jobert⁠[5], par exemple, nous rappelle que le philosophe Karol Wojtyla a, bien sûr, étudié la philosophie objective de saint Thomas mais aussi la philosophie subjectiviste moderne. « Si l’on étudie les choses en tant qu’objets connus, on bâtit une philosophie objective, ou réaliste parce qu’elle concerne les choses telles qu’elles sont dans la réalité, distinctes du sujet, extérieures à lui (…). Si l’on étudie les choses du point de vue du sujet connaissant, on construit une philosophie subjective. Elles ne considère pas les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais telles que le sujet les connaît en raison de ce qu’il est lui-même. (…) Il en résulte une certaine interprétation des choses par le sujet, ce qu’on appelle aujourd’hui pompeusement l’herméneutique. Cependant, il est évident que c’est l’objectivité qui domine de beaucoup dans le domaine de la connaissance et que la subjectivité ne joue qu’un rôle secondaire, subordonné et limité. Le subjectivisme est donc l’erreur qui lui attribue le rôle principal et dominant ». Dans une perspective subjective (non subjectiviste), on « prend comme centre absolu de référence le sujet connaissant et agissant. Autrement dit, c’est l’homme qui est le centre du monde dans une philosophie subjective. » La philosophie de la subjectivité élaborée par K. Wojtyla ne va pas s’opposer au système thomiste mais le compléter. En effet, « la subjectivité de l’homme est sa personnalité consciente , sa face intérieure. La personnalité totale de l’homme est la synthèse de sa face intérieure et subjective, et de sa face extérieure et objective. Il s’agit de la même personne vue de l’intérieur et de l’extérieur. Une philosophie complète de la personne humaine comprend donc une partie objective et une partie subjective. St Thomas d’Aquin a élaboré la partie objective de l’anthropologie, le professeur Wojtyla la partie subjective. La partie objective est première parce que l’homme commence par être et agir. La partie subjective est postérieure et fondée sur la partie objective, puisqu’elle résulte de la connaissance que l’homme a de son agir et de son être ». Comme dans l’anthropologie objective de saint Thomas, il est dit que « l’action révèle la personne » mais K. Wojtyla précisera que « la personne, par la conscience, devient pour elle-même (comme sujet) sujet de son acte, elle l’assume, le reconnaît comme sien, s’en sait responsable ; en même temps sa subjectivité se manifeste objectivement à elle par la conscience, et la personne prend conscience de sa personnalité intérieure ; simultanément sujet et objet, elle appréhende qu’elle est l’agent de sa propre action et de l’actualisation de soi-même comme sujet, par opposition à ce qui se passe naturellement en elle : par exemple ce qui est corporel, ce qui est instinctif, les passions et les velléités. » L’acte conscient révèle donc la personne. Mais l’acte conscient est un acte libre, volontaire, qui accomplit la personne. Comme chez saint Thomas, l’acte volontaire est intentionnalité (désir éveillé par la connaissance) puis  »manifeste une direction active de l’agent vers l’objet », mouvement qui  »laisse le sujet identique à lui-même ». K. Wojtyla va plus loin et souligne « que dans l’acte volontaire, il n’y a pas seulement la direction active du sujet vers son objet ; car le sujet décide non seulement en ce qui concerne son mouvement, amis aussi en ce qui le concerne lui-même : il se meut. L’autodétermination consiste à se mouvoir ; elle inclut plus qu’agir, accomplir une action ; par elle, l’homme s’accomplit lui-même, il se développe, se perfectionne, devient son propre fabricant. L’autodétermination est dirigée vers l’intérieur, alors que la direction active de l’acte volontaire est orientée vers l’extérieur : mais c’est par le moyen du mouvement volontaire que l’autodétermination agit sur le sujet. Avant d’agir l’homme est déjà une personne substantiellement, mais en agissant il devient de plus en plus une personne opérativement ; il tend à la plénitude personnelle de son humanité, vers la « vérité de l’homme ». » Tel est le sens profond de cette injonction récurrente dans l’enseignement de Jean-Paul II : il faut que l’homme soit toujours plus homme. Tel est le fondement de toute l’éthique personnelle, familiale et sociale du Souverain pontife, éthique subjective aussi, éthique des valeurs c’est-à-dire de « ce que le sujet expérimente comme lui convenant, répondant à son désir. Tandis que le bien est bon en soi, la valeur est bonne pour moi ». Plus exactement, car on pourrait mal comprendre, la valeur « est un bien objectif subjectivement expérimenté comme tel. » Cette éthique « axiologique » (du grec axiô : estimer, apprécier) « se distingue ainsi de l’éthique téléologique, celle d’Aristote et de saint Thomas, qui se base sur la fin à atteindre, en grec télos. Cela ne veut pas dire que l’éthique du professeur Wojtyla abandonne la notion de fin, fondamentale en morale, puisqu’on agit toujours pour un but ; mais pour sa morale, la fin est le point d’arrivée, tandis que le point de départ est dans le sujet agissant qui fait dans l’expérience des actes humains, l’expérience des valeurs qui conviennent au sujet. »

En tout cas, le système de K. Wojtyla est « une clé de l’enseignement du Concile Vatican II comme de Jean-Paul II ». Lui seul « explique l’anthropocentrisme de cet enseignement : l’homme en est bien le centre unique, un centre totalement dépendant de Dieu par la création, et totalement orienté vers Dieu par la vocation à la vie éternelle, l’homme racheté en Jésus-Christ. » Mais si ce système qui crée « une vision globale des choses à partir de l’homme », «  conduit par la voie subjective à la Vérité que le thomisme démontre par la voie objective », quel peut être son intérêt ? Indépendamment de son utilité philosophique, il est d’une très importance pédagogique aujourd’hui parce que les « axiomes du subjectivisme (…) sont devenus les dogmes de la civilisation contemporaine : ils imprègnent la mentalité des foules du monde entier. »⁠[6]

Et qu’on ne dise pas qu’il ne s’agit là que de subtilités pour intellectuels ! L’orientation philosophique de K. Wojtyla a immédiatement trouvé son incarnation politique dans l’éthique du mouvement « Solidarité », en Pologne. Joseph Tischner écrit clairement que « l’éthique de Solidarité se veut une éthique de la conscience. Elle part du principe que l’homme est doué d’une conscience, d’un « sens éthique » naturel dans une large mesure indépendant des systèmes éthiques. Ceux-ci sont multiples, mais la conscience est une. Elle leur est antérieure. Elle constitue en l’homme une réalité autonome, un peu comme la raison et la volonté. De même qu’il peut exercer sa volonté et sa raison ou négliger de le faire, l’homme peut écouter sa conscience ou l’étouffer. A quoi l’exhorte-t-elle, aujourd’hui ? Avant tout, à ce qu’il veuille avoir une conscience, être conscience. (…)

Mais quelle idée de l’homme défendons-nous alors ? La qualité d’un acte proprement humain ne peut venir d’un exercice effectué sur commande, mais uniquement d’un comportement inspiré depuis l’intérieur de l’être. Pour que se construise la moralité, toute règle doit être acceptée par la conscience qui est capacité instinctive de déchiffrer le sens des panneaux et de déterminer lequel est important ici et maintenant. Les penseurs chrétiens disaient : la conscience est la voix de Dieu. Cela signifiait qu’un Dieu qui ne se manifeste pas à travers la conscience de l’homme n’est pas un vrai Dieu, mais une idole. Le vrai Dieu touche d’abord les consciences ».⁠[7] L’auteur ajoute, comme nous l’avons déjà vu précédemment dans le commentaire de la parabole du bon Samaritain : « Chaque « nous », chaque « avec » n’est pas la solidarité. (…) La solidarité authentique est la solidarité des consciences. Car être solidaire d’un homme c’est pouvoir compter sur lui, et compter sur un homme, c’est croire qu’il y a en lui quelque chose de stable, qui ne décevra pas. La conscience est en l’homme cet élément stable qui ne déçoit pas ? Encore faut-il vouloir avoir une conscience. Or, l’homme a le triste pouvoir de détruire ce qu’il y a en lui d’humain. Mais aussi l’heureux pouvoir de reconstruire sa conscience, à condition qu’il en ait la volonté. »[8]

Nous verrons plus loin les conséquences de cette vision sur le travail mais il est bon de s’attarder encore un peu aux fondements philosophiques pour bien saisir en profondeur l’importance du « basculement », sa nouveauté et sa possible efficacité face aux idéologies et aux théories à la mode.

Rocco Buttiglione⁠[9] a longuement suivi le parcours intellectuel du futur pape Jean-Paul II et confirme, en l’approfondissant, la brève présentation de Ph. Jobert.⁠[10] Dans ce qui peut paraître au lecteur comme un détour de plus, nous ne perdons pas de vue que nous devons bien parler du travail dans la conception chrétienne d’aujourd’hui mais justement l’auteur insiste sur ce fait que nous pressentions : « La crise du travail se présente avant tout, comme crise de la signification et du contenu éthique du travail »[11]

Et « si le marxisme, écrit Rocco Buttiglione, est devenu dominant dans le mouvement ouvrier, cela vient en grande partie de ce qu’il a réussi à penser le travail humain et le fait que l’homme se réalise par son travail ».⁠[12]

Il nous faut nous attarder un peu à cette affirmation parce qu’on la retrouve chez Jean-Paul II et que cette parenté a pu paraître troublante. René Coste qui relève cette proximité l’explique ainsi : « Ce dont les fondateurs du marxisme ne se sont pas rendu compte, c’est que, dans leur effort de revalorisation du travailleur, ils recueillaient en réalité un héritage chrétien essentiel »[13]. En témoigne, selon l’auteur, la position de Paul opposée à la mentalité grecque de l’époque. Or, nous avons vu que la réalité grecque était plus nuancée qu’on ne le dit souvent et aussi et surtout qu’après Paul et en exceptant saint Thomas, les chrétiens ont rapidement et longuement perdu le fil…​

Certes, Marx écrit bien que « pour l’homme socialiste, l’histoire universelle n’est rien d’autre que la génération de l’homme par le travail humain, rien d’autre que le devenir de la nature pour l’homme ; c’est pour lui la preuve évidente et irréfutable de sa génération par lui-même, du processus de sa genèse. »[14] Position confirmée par Engels : « Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est effectivement…​ conjointement avec la nature qui lui fournit la matière qu’il transforme en richesse. Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition fondamentale première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même. »[15]

Toutefois, l’affirmation de Marx, comme celle d’Engels, s’inscrit dans un contexte matérialiste. Engels, dans le dernier chapitre de sa Dialectique de la nature, chapitre intitulé « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme », raconte comment « sous l’influence, au premier chef sans doute, de leur mode de vie », chez des singes anthropoïdes, la main s’est libérée, une main « hautement perfectionnée par le travail de milliers de siècles ». « Ainsi la main n’est pas seulement l’organe du travail, elle est aussi le produit du travail ». Ensuite, » le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les liens entre les membres de la société (…) Bref, les hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire. Le besoin se créa son organe (…). » Le langage est donc « né du travail et l’accompagnant. » Le travail puis le langage ont été « les deux stimulants essentiels sous l’influence desquels le cerveau d’un singe s’est peu à peu transformé en un cerveau d’homme (…). » Plus tard encore, « le régime carné a conduit à deux nouveaux progrès d’importance décisive : l’usage du feu et la domestication des animaux. » Engels alors tire de cette évolution cette idée importante pour la suite du débat : « Comme nous l’avons indiqué, les animaux modifient la nature extérieure par leur activité aussi bien que l’homme, bien que dans une mesure moindre, et, comme nous l’avons vu, les modifications qu’ils ont opérées dans leur milieu réagissent à leur tour en les transformant sur leurs auteurs. » Avec les progrès de la science de la nature et la connaissance de ses lois, nous apprendrons à connaître et maîtriser les conséquences de nos actions puisque nous appartenons à la nature « avec notre chair, notre sang, notre cerveau », et que, chaque jour davantage, « les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature. » Ainsi, de plus en plus, « deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. »[16]

Il est inutile ici de revenir sur l’ »opposition » signalée. Soyons attentifs aux implications de cette philosophie qui est bien conforme a ce que Marx avait établi dans sa critique du matérialisme un peu simpliste de Feuerbach⁠[17] à qui il reproche de n’avoir pas compris « l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité « pratique-critique » » : « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique. (…) La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. (…) Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». En conséquence, Marx reproche donc à Feuerbach « de faire abstraction du cours de l’histoire », de ne pas voir « que l’ »esprit religieux » est lui-même un produit social » et que « toute vie sociale est essentiellement pratique ». Et il conclut par la formule célèbre : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer ».⁠[18]

L’homme n’est pas une essence à penser en dehors du contexte social et de la « praxis ». L’homme se fait par la praxis mais indirectement car si son action, son travail transforme le milieu, le milieu transformé, à son tour, transforme l’homme. Dans ce mouvement, le plus important, c’est la transformation efficace du milieu matériel et des relations sociales. Peu importe les moyens.⁠[19] Cette « philosophie de la praxis », comme on l’appelle⁠[20], K. Wojtyla va la reformuler ou plus précisément l’« approprier à la philosophie de l’être »[21]. Il montre que la conception marxiste de la praxis, de l’acte, est limitée. En effet, elle met bien en évidence le fait que l’acte transforme la nature -c’est son aspect « transitif », dira-t-il-, l’acte « en revanche, a toujours et immédiatement un effet sur l’homme qui l’accomplit, il est pour lui réalisation de sa propre vérité humaine ou sa négation ».⁠[22] Les adverbes « toujours et immédiatement » ont ici toute leur importance.

Avec saint Thomas, Wojtyla affirme bien que « l’homme préexiste ontologiquement à l’action » mais il ajoute « qu’il se réalise en elle et que la praxis, et particulièrement le travail, est comme le lieu de la réalisation de l’humanum dans l’homme »[23]. Indépendamment de l’influence que peut avoir le milieu transformé sur l’homme, le travail accroît dans son acte même l’humanité de l’homme.

La tradition chrétienne et post-chrétienne avait surtout étudié l’action de l’homme sur la nature, l’aspect objectif du travail, et oublié qu’ »il est aussi -et fondamentalement- un système de relations entre les hommes et un processus d’accomplissement de soi par la personne. »[24]

C’est au cœur du travail que naissent la culture et la contemplation⁠[25]. La confrontation avec la chose révèle à l’homme, dans le travail, sa valeur pratique pour la satisfaction de ses besoins mais aussi sa valeur esthétique. Cette relation a donc un caractère éthique Les choses ne sont plus, comme chez Marx, de la matière indifférenciée qu’il s’agit de transformer efficacement. Et l’homme ne peut plus être un Prométhée destructeur, pollueur, exploiteur.

Si, par le travail, l’homme se réalise et découvre ses liens avec la nature faite pour lui, il entre aussi en relation avec les autres⁠[26] et protège sa vie de la mort⁠[27].

Cette courte évocation de la philosophie du futur Jean-Paul II suggère clairement l’allure nouvelle que va prendre la réflexion de l’Église sur le travail à partir d’un enracinement anthropologique d’une perspicacité inégalée jusque là.

Cette anthropologie va se confirmer et se renforcer dans la redécouverte de la Parole de Dieu.


1. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, in Conseil pontifical « Justice et paix », De Rerum novarum à Centesimus annus, Cité du Vatican, 1991, pp. 51-52.
2. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, op. cit., p. 67. L’auteur renvoie à SRS, 28-37, à CA, 53-55 et 59 et ajoute : « Il n’y a pas de plus grand sous-développement pour l’homme, ni de plus grande pauvreté, que d e ne pas connaître Jésus-Christ. Ceux qui reprochent à Jean-Paul II de « se mêler de politique » n’ont pas compris que les considérations qu’il expose à ce sujet ne sont pas la pointe de son discours social ; elles ne font qu’expliciter les retombées pratiques d’un discours essentiellement évangélique ».
3. LE, 1981.
4. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, op. cit., pp. 52.
5. JOBERT Dom Ph., moine de Solesmes, Iniciación a la filosofía de Juan Pablo II, in Tierra nueva, Cedial, Bogotá, año XII, n° 47, octubre de 1983, pp. 5-25. (Traduction communiquée par l’auteur).
6. Jean-Paul II dira : « (…) si la foi est indispensable pour marcher sur les eaux, nous devons chercher sans cesse telle forme de foi qui soit à la mesure d’un monde qui se renouvelle sans cesse, et non pas seulement à la mesure d’un passé que nous avons quitté sans retour. Il nous serait, du reste, difficile de nous identifier avec ce monde d’autrefois que par ailleurs nous admirons ; nous aurions du mal à vivre dans un monde d’ »avant Copernic », d’ »avant Einstein »…​et même d’ »avant Kant ». » ( « N’ayez pas peur ! », André Frossard dialogue avec Jean-Paul II, Laffont, 1982, p. 282).
7. Ethique de Solidarité, Ardant-Criterion, 1983, pp. 19-20.
8. Id., p. 21
9. Né en 1948, professeur de philosophie politique et homme politique italien.
10. BUTTIGLIONE Rocco, La pensée de Karol Wojtyla, Communio-Fayard, 1984. Notamment le chapitre 8: Conclusions : une confrontation avec les philosophies contemporaines (pp. 374 et svtes). Suite à la formulation cartésienne du « cogito ergo sum », « dans la pensée moderne, l’accès à la connaissance de l’homme est totalement conditionné par la connaissance de soi, à tel point que l’on ne peut avoir de connaissance de l’homme qui ne coïncide pas avec la conscience de soi ». C’est bien l’essence du subjectivisme puisque le « cogito » « en fondant la connaissance sur la conscience de soi, réduit l’objectivité des objets connus à la pure succession des états de conscience. Cela conduit à un primat absolu de la conscience subjective et, à la limite, au refus de la part du sujet de rien reconnaître comme réel, doté d’un droit autonome propre qui soit extérieur à la conscience » (pp. 396-397). Cette prise de position a des conséquences politiques. « d’une part, cette position est tendanciellement anarchiste, parce qu’elle finit par concevoir la liberté comme pur arbitre de la volonté subjective qui suit le sentiment propre sans se soumettre à aucune loi morale.
   d’une façon contradictoire cependant, cette même position a également un aboutissement totalitaire. Dans l’impossibilité de fonder d’une manière adéquate la communication entre les sujets, elle finit, pour expliquer la dimension sociale et historique, par postuler une espèce de macro-subjectivité sociale dans laquelle l’individu s’annule.
   La séparation entre le moi et l’autre est dépassée par un coup de force spéculatif. Ce qui devient le véritable sujet, c’est le sujet collectif, qu’il soit État, classe ou humanité, et devant lui le sujet empirique est réduit à n’être qu’un lieu phénoménal de la manifestation de la subjectivité collective. Individualisme et totalitarisme sont les deux aspects entre lesquels, éternellement inquiète, hésite et doit hésiter la conscience moderne » (pp. 397-398).
   K. Wojtyla va réinterpréter le « cogito » cartésien. Pour lui, « la connaissance ne se fonde pas sur la conscience. La conscience ne fait rien connaître mais subjective, introduit et ouvre vers l’intimité du sujet ce qui a été connu. A la valeur objective que la connaissance reconnaît comme telle, la conscience ajoute la participation de la personne » (p. 398). De plus, à partir du moment où le sujet humain, « en même temps, existe en soi et prend conscience qu’il existe par la relation avec l’autre » (399), s’amorce une autre vision socio-politique : « l’homme réalise sa liberté intérieure en intériorisant dans la conscience la vérité et le bien qui s’offrent à sa connaissance. Ni pure authenticité conscientielle ne se tournant pas vers la vérité objective, ni l’obéissance à une norme objective sans une authentique participation de la conscience ne peuvent accomplir le destin de l’homme. La voie de la participation apparaît alors alternative tant pour un individualisme qui ne peut reconnaître l’autre sans se renier lui-même, que pour un totalitarisme abandonnant la subjectivité de l’individu dans le collectif. C’est par cette double négation que s’affirme l’idéal de la communion des personnes, la réalisation de soi dans la participation à l’humanité de l’autre et dans la communion avec lui ». (p. 403).
11. Id., p. 389.
12. Id., p. 412.
13. René Coste, professeur à l’Institut catholique de Toulouse, Une intense vérité humaine, in L’homme et son travail, Proposition de seize pistes d’échanges ou de réflexions pour l’étude de l’encyclique de Jean-Paul II sur le travail (septembre 1981), Editions du Paroi, sd., p. 7.
14. Economie et philosophie, 1844, in Œuvres, Economie II, op. cit., p. 89.
15. Friedrich Engels, Dialectique de la nature, 1883, p. 134, sur www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales.
16. Id., pp. 135-143.
17. Ludwig Feuerbach (1804-1872), philosophe et sociologue allemand, disciple de Hegel, influença Marx et Engels. Dans son œuvre principale, « L’essence du christianisme » (1841) (François Maspero -Fondations, 1982) que Marx va critiquer, « la relation religieuse représente la différence entre l’homme comme individu, et l’Homme dans son essence complète. Essence qui est aussi le genre humain récupérant la totalité des individus dans sa plénitude substantielle. Voilà ce que contient, mais en termes impropres, la religion chrétienne. Car son Dieu représente exactement ce qui manque à l’individu pour être pleinement Homme. Le Dieu représenté est le détour par lequel chaque conscience réfléchit, sous forme d’Objet , comme sur un miroir, son être essentiel qu’elle n’arrive pas à rejoindre ni à vivre : « Dieu est le miroir de l’homme. » Que cela soit compris, que l’individu recouvre son essence, que l’Homme soit restitué à l’homme, et l’humanisme accomplira les vœux religieux, opérera le salut des hommes. » (BRUAIRE Cl., Le droit de Dieu, Aubier Montaigne, 1974, p. 43). Autrement dit, la religion est un dialogue entre l’homme tel qu’il est et l’Homme tel qu’il doit être. Il faut donc revendiquer pour soi le droit de Dieu et ne plus projeter ses désirs dans un autre monde. On gardera la dimension anthropologique du christianisme où l’Église sera remplacée par l’État, les miracles par la technologie, la prière par le travail et les sacrements par la nourriture.
18. Thèses sur Feuerbach (1845), I, II, III, VI, VII, VIII, XI, texte disponible sur www.marxists.org.
19. « L’attention portée unilatéralement à la transformation du milieu explique que n’importe quel prix, en termes de valeurs humaines et même en termes de souffrances des individus coexistant réellement, apparaisse comme acceptable, afin de parvenir à ce changement révolutionnaire des structures objectives qui, par la suite, réagira infailliblement, même sur les générations futures, en produisant une humanité entièrement nouvelle. » (BUTTIGLIONE R., op. cit., p. 412).
20. Cf. BUTTIGLIONE R., Vers une nouvelle philosophie de la praxis, in op. cit., pp. 404-422.
21. Id., p. 413.
22. Id., pp. 414-415. R. Buttiglione cite ce texte de K. Wojtyla : « l’agir humain, c’est-à-dire l’acte, est à la fois transitif (…) et non-transitif. Il est transitif en tant qu’il va « au-delà » du sujet en cherchant une expression ou un effet dans le monde extérieur, et ainsi s’objective dans quelque production. Il est non-transitif dans la mesure où il « reste dans le sujet », en détermine la qualité et la valeur, et établit son devenir essentiellement humain. C’est pourquoi l’homme en agissant, non seulement accomplit quelque action, mais en quelque sorte se réalise lui-même et devient lui-même. (…) Le travail (…) est possible dans la mesure où l’homme existe déjà (…) La priorité de l’homme comme sujet essentiel de l’action humaine, c’est-à-dire la priorité au sens métaphysique, est liée à l’idée de la praxis, dans le sens qu’il décide d’elle. Il serait absurde d’entendre cela dans un sens opposé, c’est-à-dire de considérer comme sujet une sorte de praxis indéterminée, qui devrait ensuite définir et déterminer ses sujets. Il n’est pas possible non plus de penser à une praxis a priori, comme si de cette praxis presque absolue devaient émerger, sur la voie de l’évolution du monde, les catégories, les formes particulières de l’opération, que détermineraient ses agents. Notre thèse est que l’agir humain (praxis) nous permet de comprendre l’agent d’une manière plus complète (…) ». (Il problema del costituirsi della cultura attraverso la « praxis » umana, in Rivista di Filosofia neoscolastica, a. 69, n. 3, pp. 515-516).
23. BUTTIGLIONE R., op. cit., , p. 415.
24. Id., p. 416.
25. « Ce qui est culture, c’est la capacité d’aimer et de respecter et d’utiliser toutes les choses, chacune selon la dignité qui lui est propre. » (Id. p., 418). R. Buttiglione cite encore K. Wojtyla : « C’est par la praxis humaine que se forme la culture, dans la mesure même où l’homme ne devient pas un esclave de l’agir, du travail, mais parvient à l’admiration de la réalité (…) c’est-à-dire dans la mesure où il retrouve en lui-même le sens fort du « cosmos » et donc de l’ordre du monde dans sa dimension macro et micro-cosmique (…) fascination, admiration, « contemplation » constituent la base essentielle de la construction de la culture par la praxis humaine. » (Il problema…​, op. cit., p. 521).
26. Cet aspect sera développé par J. Tischner qui présente le travail comme une « forme particulière du dialogue entre les hommes qui contribue à maintenir et développer la vie humaine ». (Ethique de Solidarité, op. cit., p. 32). Nous y reviendrons.
27. Certes, l’homme meurt et ce qu’il a créé s’use également mais ne s’use pas « l’aspect intransitif du travail, ce que l’homme est devenu par lui. C’est dans la culture de l’homme que se conserve le résultat de cette lutte avec la mort que les hommes, au cours des générations, ont menée à l’intérieur d’eux-mêmes. » (BUTTIGLIONE R., op. cit., p. 421). Et K. Wojtyla va plus loin : « Les empreintes laissées dans la culture humaine non seulement s’opposent en soi à la mort, parce qu’elles vivent et inspirent toujours les hommes nouveaux, mais elles semblent en outre rappeler l’immortalité - et peut-être encore davantage : elles semblent témoigner de l’immortalité personnelle de l’homme sur la base, précisément, de ce qui en lui est « intransitif ». La culture devient ainsi une expérience et un témoignage perpétuels qui se présentent comme une réponse à un pessimisme existentiel de l’homme » (Il problema..., op. cit., p. 524).