A l’écoute du monde, qu’est-ce que l’Église a entendu ? Elle n’est pas
seule, bien sûr, à avoir été interpellée par les « choses nouvelles ».
Or, depuis le XIXe siècle, la revendication essentielle des hommes au
travail est, sans conteste et fondamentalement, le respect de leur
dignité.
Ainsi, pour P.-J. Proudhon, « le point de départ de la Justice est le
sentiment de la dignité personnelle. Devant le semblable ce sentiment se
généralise et devient le sentiment de la dignité humaine, qu’il est de
la nature de l’être raisonnable d’éprouver en la personne d’autrui, ami
ou ennemi, comme dans la sienne propre. » C’est pour cette raison que
le célèbre précurseur du socialisme contestera l’ancienne
hiérarchisation fonctionnelle et sociale et estimera que « l’instabilité
de l’équilibre politique, quelle que soit la forme du gouvernement, a sa
cause première dans l’opposition des intérêts, en autres termes, dans
l’inégalité des fortunes ».
C’est aussi au nom de cette dignité du travailleur, que Proudhon va
s’élever avec vigueur contre la division du travail : « Tout est absurde dans les conditions actuelles du
travail, et semble avoir été combiné pour l’asservissement à perpétuité
de l’ouvrier. Après avoir, dans l’intérêt de la production, divisé et
sous-divisé à l’infini le travail, on a fait de chacune de ses parcelles
l’objet d’une profession particulière, de laquelle le travailleur,
enroutiné, hébété, ne s’échappe plus. (…) Ce n’est pas tout : comme
si l’exercice d’une fonction aussi limitée devait épuiser toutes les
forces de son intelligence, toutes les aptitudes de sa main, on a limité
à l’apprentissage de cette parcelle l’éducation théorique et pratique du
travailleur ». Après avoir
rappelé que « l’initiation maçonnique comprend trois degrés : apprenti,
compagnon, maître » et que « tous sont appelés à la maîtrise, parce que
tous sont frères », Proudhon propose de transporter le « principe
d’égalité progressive des cérémonies de l’initiation maçonnique dans la
réalité industrielle » et donc:
« 1. Que, l’instruction ouvrière devant être intégralement donnée à
tous, tant au point de vue de chaque spécialité industrielle qu’à celui
de la collectivité des industries, tout établissement de grande
production où les fonctions sont divisées est en même temps, pour les
individus en cours d’apprentissage ou non encore associés, un atelier de
travail et une école de théorie et d’application ;
2. qu’ainsi tout citoyen voué à l’industrie a le devoir, comme apprenti
et compagnon, et indépendamment du service public, dont il doit fournir
sa part, de payer sa dette au travail en exécutant l’une après l’autre,
pendant un temps déterminé, et moyennant salaire proportionnel, toutes
les opérations qui composent la spécialité de l’établissement ; et plus
tard le droit, comme associé ou maître, de participer à la direction et
aux bénéfices ;
3. Que, sous le bénéfice de la capacité acquise dans un premier
apprentissage et de la rémunération à laquelle elle donne droit, le
jeune travailleur a tout intérêt à augmenter ses connaissances et
perfectionner son talent par de nouvelles études dans d’autre genres
d’industrie, et qu’il est invité à le faire jusqu’au moment où il pourra
se fixer, avec honneur et avantage, dans une position définitive. »
Clairement, et en bref, pour Proudhon, l’émancipation du travailleur
consiste dans « l’apprentissage polytechnique et l’ascension à tous les
grades ». Même si les mesures
proposées semblent, telles quelles,
irréalistes, retenons quand même cette
insistance sur l’égalité au nom de la dignité de chaque travailleur.
On peut aussi évoquer, à cet endroit, l’apport de Karl Marx. Comme les
économistes du XVIIIe siècle, Marx construira toute une philosophie
autour de ses prises de position économiques de sorte qu’on ne peut
sérieusement séparer les thèses économiques de Marx de son athéisme qui
est « un principe intérieur au système ». Mais,
le mérite particulier de Marx, ne craint pas d’écrire le P. Chenu, a été
de faire, à propos de l’homme, une double découverte : « celle de sa
misère, dans la condition faite au travail, celle de sa grandeur, dans
la nature vraie du travail ». Le
travail n’est pas en soi aliénant. Au contraire, c’est par le travail
que l’homme se construit et construit la société. C’est le capitalisme
qui a défiguré le travail. Marx et Engels vont, dans des pages célèbres,
dénoncer, avec le souffle de la colère, la destruction moderne du
travail ou plus exactement l’avilissement de l’homme mis au travail,
asservi par la bourgeoisie capitaliste : »A mesure que grandit la
bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, le prolétariat se développe aussi,
classe des ouvriers modernes, qui ne vivent qu’en trouvant du travail,
et qui n’en trouvent que si le travail accroît le capital. Ces ouvriers,
contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un
article de commerce comme un autre - et se trouvent ainsi exposés à
toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du
marché.
Le travail des prolétaires a perdu tout attrait avec le développement
du machinisme et la division du travail. Le travailleur devient un
simple accessoire de la machine ; on n’exige de lui que l’opération la
plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, le
coût du travailleur se limite à peu près à ce qu’il lui faut pour vivre
et perpétuer sa descendance.(…). Au fur et à mesure que le travail
devient plus désagréable, le salaire diminue. Il y a plus : la somme de
travail s’accroît avec le développement du machinisme et la division du
travail, soit par l’augmentation des heures effectuées, soit par
l’augmentation du travail exigé dans un temps donné, l’accélération du
rythme des machines, etc..
(…) Des masses d’ouvriers entassés dans la fabrique sont organisés
militairement. Simples soldats de l’industrie, ils sont placés sous la
surveillance d’une hiérarchie complète de sous-officiers et d’officiers.
Ils ne sont pas seulement les valets de la classe bourgeoise, de l’état
bourgeois, - mais encore chaque jour, chaque heure, les valets de la
machine, du contremaître, et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Ce
despotisme est d’autant plus mesquin, odieux, exaspérant, qu’il proclame
ouvertement le profit comme son but unique.
(…) Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale
pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail
dont le coût varie suivant l’âge et le sexe.
Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui
a compté son salaire, il devient la proie d’autres membres de la
bourgeoisie : propriétaire, boutiquier, usurier, etc..
Les petites classes moyennes d’autrefois, petits industriels, marchands
et rentiers, artisans et paysans, tombent dans le prolétariat, d’une
part parce que leurs faibles capitaux ne leur permettent pas d’employer
les procédés de la grande industrie et ils succombent dans leur
concurrence avec les grands capitalistes - d’autre part, parce que leur
habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de
production. Ainsi le prolétariat se recrute dans toutes les classes de
la population. »
Plus tard, dans le Capital, il décrira de manière encore plus
saisissante la déshumanisation du travailleur : « qu’est-ce qu’une
journée de travail ? (…) La journée de travail comprend 24 heures
pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la
force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est
évident que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que
force de travail, et qu’en conséquence tout son temps disponible est, de
droit et naturellement, temps de travail appartenant au capital et à la
capitalisation. Du temps pour l’éducation, pour le développement
intellectuel, pour l’accomplissement des fonctions sociales, pour les
relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et
de l’esprit, même pour la célébration du dimanche et cela dans le pays
des sanctificateurs du dimanche, pure niaiserie ! Mais,
dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail
extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore
la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le
temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps
en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer
l’air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps
des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il le peut, au procès m_me
de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de
simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du
charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine. Il réduit le
temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale,
au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne
pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l’entretien normal de
la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée
de travail, c’est au contraire la plus grande dépense possible par jour,
si violente et si pénible qu’elle soit, qui règle la mesure du temps de
répit de l’ouvrier. Le capital ne s’inquiète point de la durée de la
force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui
peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en
abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient
de son sol un plus fort rendement en épuisant sa
fertilité. »
Devant cette dégradation et cet asservissement, l’objectif de Marx et
d’Engels sera de changer la société pour donner au travail toute sa puissance
libératrice : « Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un
moyen d’accroître le travail accumulé. Dans la société communiste, le
travail accumulé n’est qu’un moyen d’élargir, d’enrichir, de favoriser
l’existence des travailleurs. » On sait que du
Manifeste aux dernières œuvres, Marx élargira encore sa vision du
travail dans une société communiste qu’il ne décrit pas : « Lorsque la
subordination servile des individus dans la division du travail et avec
elle l’opposition du travail manuel et du travail intellectuel auront
disparu ; lorsque le travail ne
sera plus un simple moyen mais sera devenu le premier besoin de la vie ;
lorsque les forces de production s’accroîtront avec le développement en
tout sens des individus et que toutes les sources de la richesse
collective jailliront : alors seulement l’étroit horizon juridique
bourgeois pourra être complètement dépassé, et la société inscrira sur
ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses
besoins ». »
En attendant, les contradictions mêmes du capitalisme provoquent « à la
façon d’une loi physique » une évolution positive : « les catastrophes
mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de
reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand
développement possible des diverses aptitudes du travailleur, comme une
loi de la production moderne, et il faut à tout prix que les
circonstances s’adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C’est
une question de vie ou de mort. oui, la grande industrie oblige la
société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé ,
porte-douleur d’une fonction productive de détail,
par l’individu intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du
travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à
la diversité de ses capacités naturelles ou acquises. »
Il est piquant de se rappeler que l’expression « développement
intégral » est une expression fréquente dans les textes de Jean-Paul II !
En attendant d’y revenir, constatons qu’indépendamment des solutions
proposées, de leur caractère irrecevable ou de leur flou, Proudhon et
Marx apparaissent comme des hommes qui ont été profondément et justement
choqués par l’avilissement du travail et des travailleurs.
Ces réactions sont intéressantes car elles nous montrent que la
révolution industrielle a suscité l’éveil de bien des consciences
sensibles à la déshumanisation du travail et provoqué la réflexion
philosophique et politique sur une question essentielle qui n’avait
jamais été l’objet de tant d’attention dans le passé.
On le voit aussi et plus en profondeur chez H. Bergson. Sa démarche
mérite particulièrement d’être évoquée parce que non seulement il a
compris l’importance des bouleversements entraînés par la machine mais,
contre les scories d’un platonisme diffus, pourrait-on dire, il
réhabilite l’intelligence fabricatrice : « En ce qui concerne
l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention
mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore
notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation
d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du
progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous
en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent
d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes
individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux
circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les
effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons
déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l’invention de
la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la
secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée
dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les
hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en
voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en
laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos
révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en
souvienne ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout
genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du
bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous
pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce,
nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire
nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de
l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais
Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en
paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des
objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et
d’en varier indéfiniment la fabrication. ».
Sans sombrer dans le matérialisme, Bergson va aussi rendre à la matière
sa vraie valeur. Il sait comme nous que le travail sera toujours chargé
de peine car la matière résiste. Nous sommes, dit-il, confrontés sans
cesse à « la résistance de la matière à l’effort humain ». Mais nous
pouvons travailler même durement si nous savons par ailleurs que
l’effort n’est pas inutile et qu’on ne sera pas dépossédé du fruit de
son labeur. Qui plus est, le labeur, le dur labeur, dans ces conditions,
est réjouissant car l’homme est créateur par nature et ce qui correspond
à sa nature est source de joie : « Mettons donc matière et conscience en
présence l’une de l’autre : nous verrons que la matière est d’abord ce
qui divise et ce qui précise. Une pensée, laissée à elle-même, offre une
implication réciproque d’éléments dont on ne peut pas dire qu’ils soient
un ou plusieurs : c’est une continuité, et dans toute continuité il y a
de la confusion. Pour que la pensée devienne distincte, il faut bien
qu’elle s’éparpille en mots : nous ne nous rendons bien compte de ce que
nous avons dans l’esprit que lorsque nous avons pris une feuille de
papier, et aligné les uns à côté des autres des termes qui
s’interpénétraient. Ainsi la matière distingue, sépare, résout en
individualités et finalement en personnalités des tendances jadis
confondues dans l’élan originel de la vie. d’autre part, la matière
provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée,
l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne
coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème
en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande
un effort. L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus
précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a
tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même.
Or cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance
qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à
la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre
force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification.
Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur
la destinée de l’homme, n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la
peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un
signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie.
Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un
artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la
conservation de la vie : il n’indique pas la direction où la vie est
lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a
gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a
un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si
nous suivons cette nouvelle ligne de faîte, nous trouvons que partout où
il y a joie il y a création : plus est riche la création, plus profonde
est la joie. »
Nous verrons que cette présentation du travail comme première
manifestation de l’activité créatrice est très proche de la théologie
développée par Jean-Paul II dans ses encycliques sociales. Après avoir
consulté les philosophes, on peut aussi examiner les enquêtes
sociologiques. Pour ce qui est du
travail, on se souvient certainement, pour rester dans le domaine
francophone, des travaux de Georges Friedmann. Après avoir rappelé l’ancienne parole
biblique « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », l’auteur face
à l’invasion du « milieu technique », fait remarquer que « la machine a
pris la sueur. Mais, ajoute-t-il, la vieille malédiction demeure.
Seule la formule a changé : « Tu gagneras ton pain dans la tristesse et
l’ennui… ». »
Toutefois, au terme d’une longue enquête à travers les expériences
américaines, les travaux des psychologues et des pédagogues, l’auteur
entrevoit un « magnifique possible » non seulement dans « une production
immensément accrue de biens de consommation » mais aussi dans
l’amélioration des tâches et de tout ce qui les entoure par le contrôle
psycho-physiologique du travail, la participation aux mesures de
rationalisation et de promotion, l’extension de l’enseignement
professionnel, les changements de poste et l’accroissement du sentiment
d’appartenir à une collectivité. G. Friedmann est bien conscient que ces
perspectives « impliquent de considérables transformations économiques
et sociales ». Pour éclairer les transformations auxquelles il pense, il
cite ce texte qui, selon lui, « exprime les sentiments profonds de
nombreux ouvriers » : « La joie au travail dans la production
mécanicienne ne se retrouve qu’avec la possession collective des moyens
de production ».
Avec beaucoup de réalisme, Friedman ajoute : « Il importe de ne point se
faire d’illusions : quelle que soit l’injection d’intérêt dans le
travail que puisse réussir une société à laquelle adhérerait continûment
et pleinement la masse des citoyens, cette revalorisation se heurtera à
des limites imposées par la technique elle-même. Tant qu’il y aura des
travaux à la chaîne (…), des travaux de bureaux spécialisés et
mécanisés, aussi longtemps se maintiendront de multiples tâches qu’il
est difficile de rendre véritablement intéressantes en soi. L’individu
sera tenté d’exprimer en dehors d’elles, dans les loisirs, le meilleur
de ses virtualités, de son, potentiel d’aptitudes et de goûts. » Aussi
finalement l’auteur met-il son espoir dans les « loisirs
actifs » où « peuvent
être assurés l’équilibre, la continuité entre les apports nouveaux,
magnifiques de la civilisation technicienne et le legs irremplaçable des
civilisations artisanales. »
Cette analyse porte la marque d’une époque profondément marquée par le
travail parcellaire. d’autre part, à part les aménagements souhaités
dans le cadre de la propriété collective des moyens de production,
l’espérance ultime porte une nouvelle fois sur le temps de loisir.
Le travail ayant encore évolué dans la seconde moitié du XXe siècle, le
secteur tertiaire rassemblant de plus en plus la majorité des
travailleurs et le rêve collectiviste ayant fortement régressé, on doit
se tourner vers des analyses plus récentes qui, elles, nous apporteront
peut-être des éléments neufs.
Tout d’abord, en 1974, fut publiée une étude à la fois sociologique et
médicale qui eut un certain retentissement et consacrée à L’allergie au
travail, chez les jeunes principalement.
Au terme de son enquête, l’auteur a le mérite de poser la question
essentielle qui est celle du sens du travail.
Tout d’abord, et sans surprise, il rappelle, comme nombre de ses
prédécesseurs, que « N’importe quelle réflexion sur le sens à accorder
aujourd’hui au travail humain devrait, à son avis, s’inspirer de deux
propositions essentielles (…).
-Il existe chez l’homme un besoin naturel d’œuvrer à une activité de
son choix pour témoigner de son existence. Ce besoin
ne fera que croître à mesure que s’élèvera son niveau de connaissance et
ne pourra que se diversifier à mesure qu’augmenteront ses informations
sur le monde.
-Le progrès ne libérera jamais entièrement l’homme de l’obligation de
travail, mais il lui offrira des chances grandissantes de satisfaire ses
appétits d’action, de créativité, et d’épanouissement, à condition de ne
plus faire de l’activité de travail l’unique et indispensable instrument
de cet accomplissement. »
Mais il ajoute, et ceci doit retenir tout particulièrement notre
attention, que le « besoin d’œuvrer » répond au besoin de « retrouver sa
propre image dans l’action ». Il explique que « …ce besoin
irrésistible d’agir, d’œuvrer, trouverait son origine dans le
subconscient. Selon les différentes écoles psychanalytiques, il serait
le seul moyen que l’homme a de lutter contre son angoisse existentielle,
soit en s’évadant pour un temps de l’éternel conflit entre Eros et
Thanatos, soit en obéissant à un profond désir de domination ou
d’agression, soit enfin en inspirant son propre vécu du souvenir
inconscient de tout le vécu agissant du passé de l’humanité.
Les médecins commencent à bien connaître les troubles organiques
entraînés par une trop longue mise au repos d’un ou de plusieurs de nos
appareils moteurs, et les psychiatres rattachent beaucoup de névroses à
l’impuissance à satisfaire cet élan vital. »
Nous tenterons de voir, plus loin, si la théologie ne nous offre pas une
explication plus profonde encore et plus radicale.
En attendant, il est un autre livre incontournable, à mon sens, pour
réfléchir sérieusement aux problèmes de toujours et d’aujourd’hui,
suscités par l’activité de l’homme au travail. Entre 1995 et 2001, le
syndicat français CFDT a
questionné 80.000 travailleurs de tous les secteurs et non plus
seulement auprès les ouvriers et paysans victimes du machinisme. Le
monde du travail a en effet beaucoup évolué depuis Marx, Léon XIII ou
Friedmann, même si « le taylorisme le plus contraignant existe toujours,
spécialement dans l’industrie. »
La place prépondérante prise par le secteur tertiaire
réclamait cet élargissement et l’invasion électronique impose une
réévaluation du travail qui s’est complexifié et diversifié. Parmi les
nouveautés, l’enquête relève aussi la croissance des effectifs dans les
fonctions publiques, la féminisation des emplois, le vieillissement de
la population active, la difficulté des jeunes à accéder à l’emploi, de
nouvelles causes à l’intensification du travail, le développement, par
les entreprises, des partenariats et de la sous-traitance, les contrats
de faible durée et à définition variable, la politique des préretraites,
les pratiques nouvelles du management, etc..
Autre point intéressant de l’enquête : elle ne se contente pas
d’interroger les intéressés sur leur travail et les conditions dans
lequel il s’exerce mais aussi sur la signification qu’ils lui
attribuent.
L’enquête révèle tout d’abord une très grande variété de situations
suivant les secteurs et même, à l’intérieur du même secteur, suivant le
type d’activité. Il n’est ni possible, ni utile, ici, d’en rendre
compte. Disons globalement que ceux qui s’attendaient à une mise en
exergue des revendications en faveur des salaires et d’une diminution du
temps de travail seront déçus. La réalité est beaucoup nuancée voire
étrangère à cette problématique classique. Quand il en est question, les
travailleurs expriment, d’une part, le désir de voir leurs compétences
reconnues et valorisées et, d’autre part, si souvent le temps de travail
est l’objet d’un choix, d’autres, les cadres, en particulier, l’ont vu
s’allonger par nécessité.
Toutefois, l’insistance des travailleurs porte sur d’autres aspects.
Ainsi, si beaucoup de travailleurs constatent qu’ils ont aujourd’hui
plus de responsabilité, de participation et d’autonomie, ils souhaitent
néanmoins un travail toujours plus épanouissant et une amélioration
continue des relations au sein de l’entreprise, au niveau de
l’information, de l’expression, de l’écoute. Ce qu’ils déplorent,
par-dessus tout, dans l’ensemble toujours, c’est l’augmentation de
l’intensité de travail sous la pression des clients ou des usagers et
sous la nécessité d’une formation continuée vu la complexité croissante
de certains domaines. La cadence et le stress restent des problèmes
majeurs qui s’accentuent avec l’âge.
En tout cas, si, dans la mouvance marxiste, l’appropriation collective
des moyens de production était la condition sine qua non de la
libération des travailleurs, il ne reste plus une ombre de cette vieille
revendication. Ce qui confirme l’intuition de P. Jaccard qui affirmait,
en 1960, que ce n’est pas la cogestion ou la nationalisation qui
intéresse le travailleur : « il suffit que chacun ait, dans son travail,
le sentiment d’être à sa place et qu’il n’y ait ni barrages pour les uns
ni privilèges pour les autres dans l’activité économique »
De plus, si l’on tient compte de tout ce qui précède, on se rend compte
qu’un autre historien du travail avait vu juste en écrivant, à propos
des travailleurs, qu’« aucun des problèmes qui se posent à eux ne pourra
plus être résolu sans eux ; aucun des problèmes qui se posent à eux ne
pourra être résolu par eux seuls ».
Mais venons-en à l’aspect le plus original de l’enquête : que pensent les
salariés « du travail pris dans son sens général, sa signification
abstraite » ? Plus précisément, il
leur était demandé:
« Pour vous, le travail, c’est ?
1) Une obligation que l’on subit pour gagner sa vie.
2) Une obligation et aussi un moyen de se réaliser.
3) Etre utile, participer à la vie en société.
4) Réaliser un projet, une passion. »
Sur les 50.000 salariés qui ont répondu à cette question, 5% définissent
le travail comme la réalisation d’un projet ou d’une passion, 20% comme
une utilité sociale, 33% comme une obligation subie et 42% comme une
obligation et un moyen de se réaliser
Vu la diversité des situations, il est nécessaire d’identifier chaque
catégorie.
Ceux qui considèrent le travail comme une obligation subie sont
majoritairement ceux qui, par nécessité, exercent un travail répétitif,
parcellaire, sous cadence, qui sont peu ou pas informés sur la situation
de l’entreprise, peu consultés et dont les salaires sont faibles.
Ceux qui voient le travail comme une obligation mais aussi un moyen de
se réaliser appartiennent pour la plupart au secteur tertiaire. La
réalisation de soi, comme l’utilité sociale ou la passion du métier,
l’emporte sur l’obligation dans la mesure où le travail est choisi et
consiste à aider, soigner, enseigner.
Ainsi, alors que souvent les théories du travail le définissent comme
« moyen de se réaliser » parce qu’il implique « la transformation de la
matière, la production d’un objet utile à partir d’éléments sinon
inutiles du moins non directement utilisables », on constate, au
contraire, à travers cette enquête, « des salariés qui définissent
positivement le travail quand ils ont un emploi qui les place en
situation d’échange et de dialogue avec des personnes et négativement
quand leur activité consiste à transformer la matière ou à surveiller
des processus de transformation de la matière ».
Pour terminer, on retiendra surtout cette remarque qui me paraît
capitale : « Comment proposer et convaincre d’agir pour l’emploi, pour le
plein emploi, si le travail n’a pas de sens, n’est pas, aussi, un moyen
de se réaliser ? »