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Chapitre 3 : La dignité du travailleur

…​mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé ton Dieu.⁠[1]

Sans trop caricaturer la réalité, on peut dire, à la lumière du chapitre précédent, qu’avant le XIXe siècle, c’est en dehors du monde catholique, à quelques exceptions près, que l’on s’est efforcé de rendre au travail sa dignité, en évitant exaltation et mépris, en réduisant sa pénibilité, en le récompensant mieux, en soulignant ses capacités transformatrices, sa force progressiste.

Au XIXe siècle, l’Église catholique va enfin se pencher sur le problème, interpellée par la nouveauté -les « nouvelles choses »- de l’industrialisation et la déchristianisation de la classe ouvrière. En effet, la transformation du travail au XIXe siècle a eu des conséquences spirituelles. Ce bouleversement a mobilisé les consciences chrétiennes et finalement amené Léon XIII à prendre la parole.

En 1965, Paul VI s’interrogeait encore sur cette période trouble et se demandait, tout d’abord, à propos du rapport entre vie religieuse et vie du travail, « pourquoi ces deux expressions suprêmes de l’activité humaine devraient être séparées l’une de l’autre ? Pourquoi en opposition ? Comment se fait-il que leur alliance, leur symbiose se soit rompue ? Quelle longue histoire, quelle analyse diligente a pu nous en montrer les raisons, les prétextes, les ruines ? Peut-être, continuait-il, n’a-t-on pas compris à temps la transformation psychologique et sociale qu’aurait produite le passage de l’emploi d’outils simples et humbles qui aidaient l’homme dans sa fatigue quotidienne, à l’emploi des machines avec leurs nouvelles puissantes énergies ? N’a-t-on pas vu que naissait à partir du royaume terrestre, une fabuleuse espérance qui aurait obscurci et remplacé l’espérance du royaume des cieux ? Ne s’est-on pas rendu compte que la nouvelle forme du travail aurait réveillé chez le travailleur, la conscience de son aliénation, c’est-à-dire la conscience de ne plus travailler pour lui-même mais pour les autres, avec des instruments qui n’étaient plus les siens mais ceux des autres, non plus seul mais avec d’autres ? Et ne s’est-on pas rendu compte que, dans son âme, serait née une aspiration à une rédemption économique et temporelle qui ne lui aurait plus laissé l’occasion d’apprécier la rédemption morale et spirituelle offerte par la foi au Christ rédemption qui n’est pas contraire à la première mais qui en est le fondement et le couronnement ? Et peut-être ont-ils manqué (certainement pas de la part des papes) le langage et le courage pour dire au monde du travail bouleversé dans ses propres affirmations, quel était le bon chemin à suivre pour son rachat et quelle nécessité et quel devoir il y avait à ne pas sacrifier, au niveau du bien-être économique, sa capacité et son droit de s’élever, en même temps, au niveau des réalités suprêmes de la vie, qui sont celles de l’âme et de Dieu ? »[2] Cette réflexion, trop courte, selon l’aveu même du Souverain Pontife, suggère qu’une théologie du travail est nécessaire pour intégrer le travail d’aujourd’hui dans la perspective de la vie spirituelle.

Comme le saint Père le dit, à sa manière, il est clair que le machinisme a changé considérablement le travail car, désormais, « la finalité de l’œuvre ne coïncide plus avec la finalité de l’opérant. Elle la recouvre, l’élargit surtout jusqu’à devenir un autre domaine. L’œuvre est projetée sur un plan social »[3]. Ce que confirme le P. Chenu en précisant: « Puisque le passage de l’outil à la machine effectue, au-delà d’une intensification quantitative, une transformation qualitative du travail humain, et qu’il aboutit à modifier le genre de vie non seulement des individus mais de l’humanité en corps, ce n’est pas seulement un allongement de la morale des occupations humaines qu’il faut élaborer, mais la signification nouvelle d’un tel travail qu’il importe de définir, dans une rencontre imprévue de l’homme et de la nature. »[4]

Par contre, à propos du lien entre la vie du travail et la vie spirituelle, la réflexion de Paul VI, mérite effectivement une mise au point. Que le lien ait été rompu à l’époque du machinisme, c’est clair. Comme le dit très justement le P. Chenu : « dans la mesure même où l’homme s’aliénait dans le travail, il perdait Dieu en même temps que lui-même. Le travail ne pouvait plus avoir un sens religieux, parce qu’il n’avait plus de sens humain »[5]. Mais quel lien existait entre travail et vie spirituelle avant la révolution industrielle ?

Il est un fait que trop longtemps, on n’a guère retenu que la malédiction : « …​maudit soit le sol à cause de toi. C’est au prix d’un travail pénible que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. Il te produira des épines et des chardons, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras le pain…​ »⁠[6]. On a considéré que le travail était une pénitence. En même temps, nous l’avons vu aussi, on a tenté de persuader les pauvres involontaires d’aimer leur pauvreté et de s’en réjouir.⁠[7]

« Pendant plusieurs siècles, explique le P. Chenu, le travail était considéré par le chrétien, tant dans son comportement que dans sa catéchèse, comme une pesante occupation pour gagner sa vie « à la sueur de son front » (Gn, 2), conséquence d’un mystérieux dérèglement collectif dénommé « péché originel ». L’attention, psychologique et religieuse, ne se porte plus alors sur le contenu objectif et la valeur positive du travail ; on le valorise par l’intention dont on l’anime, de sorte qu’il n’est de lui-même, qu’une occasion, et que ses techniques restent sans intérêt ni profit pour la mentalité chrétienne (…). « Devoir d’état », disait-on, dans le trop court moralisme, qu’on accomplissait dans une oblation à Dieu ou en acceptation pénitentielle de la souffrance, mais sans référence consciente à l’œuvre elle-même. »[8]

En conséquence, « La chrétienté libérait les âmes mais les corps souffraient de misère et de famine, sauf chez la minorité favorisée. Le travail manuel du paysan n’avait pas droit à la même considération que les exploits du seigneur ; le christianisme remettait les valeurs en place, non la structure sociale. »[9]

A manqué donc, au delà ou en deçà de la morale, une véritable théologie du travail. Ont manqué cruellement la poursuite et l’approfondissement de la réflexion plus positive esquissée chez Paul et chez saint Thomas. « Il est curieux et bien douloureux, écrit encore le P. Chenu, d’observer que, sinon depuis le moyen âge de la théologie classique en Occident, du moins depuis le XVIe siècle, avec Vitoria et Suarez, il y a, chez les chrétiens, une théologie de la guerre (…) ; il y a une théologie des affaires, ne fût-ce que dans la condamnation obstinée de l’usure, qu’on nous dit avoir barré - bien inefficacement !- la naissance du capitalisme ; il y a une théologie de l’histoire, voire des théologies différentes, même si on en conteste la vérité, telle la théologie providentialiste de Bossuet ; mais il n’y a pas de théologie du travail. Le mot même est tout récent : car, si, depuis le XIXe siècle on parle d’une morale du travail, et depuis une vingtaine d’années d’une mystique du travail, ou d’une spiritualité du travail, on ne voit apparaître l’expression théologie du travail que depuis cinq ou six ans. C’est significatif. Cela confirme la constatation faite que jusqu’ici les docteurs chrétiens ne prenaient en considération cette réalité humaine comme une matière amorphe, apte ainsi que toutes les autres à être moralisée, sanctifiée, au titre de « devoir d’état ». Ils commentaient, bien sûr, les chapitres de la Genèse sur le caractère pénal du travail ; mais ils ne donnaient pas une attention directe à son contenu objectif, pour discerner la valeur originale que ce contenu, économique et humain, pouvait contracter dans sa relation possible avec le gouvernement de Dieu sur le monde ».⁠[10]

Léon XIII renouant avec saint Thomas va relancer la recherche mais il faut attendre le Concile d’abord et surtout Jean-Paul II pour que se construise et s’affirme la théologie du travail souhaitée. Théologie qui, comme nous allons le voir, change de point de vue. Théologie qui, dans da fraîche nouveauté, n’a pas encore produit tous ses fruits. Les chrétiens, nous l’avons dit, se contentant, dans l’ignorance de leur propre originalité, de souscrire, suivant leur sensibilité et leurs intérêts, aux vieilles théories et habitudes, en tentant, a posteriori, de leur trouver des accents chrétiens.


1. Ex, 20,9.
2. Audience générale, 1-5-1965. Traduction personnelle. Le P. Chenu se réfère aussi mais partiellement à ce texte de Paul VI, in Le travail humain, Lettre encyclique de Jean-Paul II, Introduction, Cana-Cerf, 1981, pp. VII-VIII.
3. GUISSARD Lucien A.A., Catholicisme et progrès social, Je sais-Je crois, V, 57, Arthème Fayard, 1959, p. 77.
4. Pour une théologie du travail, op. cit., p. 12. La révolution que la machine a opérée consiste en ceci : « L’homme vit, d’une manière jadis impensable, non plus la vie de la nature, mais une vie dirigée, rationalisée, une vie qu’il crée lui-même, qu’il s’invente à lui-même. Et ce travail ne va déshumaniser que parce que, de soi, conduit selon sa loi, il serait capable d’humaniser » (Id., p. 31.). Aujourd’hui, le travail n’est plus d’abord l’occasion d’une perfection de l’homme mais  »d’abord la production d’une œuvre ». Si le travailleur travaille pour la perfection de l’œuvre et sa propre perfection, « la perfection de l’œuvre commande ». S’il ne faut pas exagérer le caractère objectif du travail, exagération qui serait dépersonnalisante, on ne peut non plus « faire jouer prématurément (…) les fins subjectives du travailleur » (Id., pp.32-33.).
5. Id., pp. 27-28.
6. Gn 3, 17-19.
7. Il y eut une pensée laïque qui s’accommoda bien de cette vision. On se souvient de la « sagesse » assez négative proposée dans le conte philosophique Candide : « Le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin » ; « Travaillons sans raisonner, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable » et « Il faut cultiver notre jardin ». Voltaire, octogénaire, dans son château de Ferney goûte son aisance et écrit sans autre état d’âme:
   « Je vois de ma terrasse, à l’équerre tracée,
   L’indigent Savoyard, utile en ses travaux,
   Qui vient couper mes blés pour payer ses impôts ;
   Des riches Genevois las campagnes brillantes ;
   Des Bernois valeureux les cités florissantes (…) ». (Epître à Horace, 1772).
   Cette description illustre la conception que Voltaire se faisait de l’égalité et de l’inégalité : « Tous les hommes seraient (…) nécessairement égaux s’ils étaient sans besoins ». Mais « il est impossible, dans notre malheureux globe, que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes, l’une d’oppresseurs, l’autre d’opprimés ; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes. (…) Le genre humain, tel qu’il est, ne peut subsister, à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommes utiles qui ne possèdent rien du tout ; car certainement, un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre ; et, si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes qui vous la fera. L’égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle et en même temps la plus chimérique. » Si c’est un accident de l’histoire qui fait que l’un est cardinal et l’autre cuisinier, que l’un commande et que l’autre obéisse, il se pourrait qu’un autre accident inverse les rôles. « Mais, continue Voltaire, en attendant que le Grand Turc s’empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie. » (Dictionnaire philosophique, article Egalité, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 171-173).
8. Le travail humain…​., Introduction, pp. XIV-XV. L’auteur ajoute cette remarque : « Point ne faut écarter la part de vérité que comportent cette perspective et cette expérience. Après les années faciles de 1950 à 1970, nous ressentons, à mesure de l’humanité entière, le poids lourd d’un travail qu’on disait libérateur, et que la perfection même de la technique rend déshumanisant. La détresse des jeunes, même quand ils ne sont pas chômeurs, nous impose une interprétation plus réaliste de l’évolution présente. Ce réalisme ne doit pas tarir les sources authentiques de notre confiance, confiance en la Création dans son destin suprême : « Dieu vit que cela était bon » (Gn, 1), confiance en l’homme (…), co-auteur conscient de cette Création. »
9. GUISSARD Lucien A.A., Catholicisme et progrès social, Je sais-Je crois, V, 57, Arthème Fayard, 1959, p. 75. Evoquant la situation du XIXe siècle, l’auteur précise : « La moralisation souhaitée en termes divers par les apôtres et par les philanthropes du siècle dernier supposait sans en faire l’aveu la permanence des structures. Il fallait amender les conduites individuelles pour atténuer les effets du désordre. Dans ce but, la religion pouvait prêter main-forte ; elle prêcherait aux patrons et aux ouvriers ; on concevait mal qu’elle pût porter le fer dans les organes vitaux d’un régime économique qui les rivait les uns aux autres au même sort. On ne songeait guère à moraliser par le changement institutionnel et par la purification des doctrines. » (Id. p. 74). Il faut, comme nous le savons, attendre Léon XIII pour entendre évoquer le rôle de l’État et des organisation professionnelles dans la question sociale.
10. Pour une théologie du travail, op. cit., pp. 11-12.

⁢i. L’élaboration d’une théologie du travail

Il n’est pas inutile ici de rappeler ce qu’est une théologie. On entend « par théologie non une science ésotérique d’intellectuels, mais une réflexion se portant, organiquement et rationnellement, sous la lumière de la foi, sur les réalités humaines entrant ainsi, de droit ou de biais, dans une économie du salut »[1].

Elle se greffe donc sur l’expérience des hommes, leur vécu, leur sentiment.


1. CHENU P., id..

⁢a. Les « choses nouvelles »

A l’écoute du monde, qu’est-ce que l’Église a entendu ? Elle n’est pas seule, bien sûr, à avoir été interpellée par les « choses nouvelles ».

Or, depuis le XIXe siècle, la revendication essentielle des hommes au travail est, sans conteste et fondamentalement, le respect de leur dignité.

Ainsi, pour P.-J. Proudhon, « le point de départ de la Justice est le sentiment de la dignité personnelle. Devant le semblable ce sentiment se généralise et devient le sentiment de la dignité humaine, qu’il est de la nature de l’être raisonnable d’éprouver en la personne d’autrui, ami ou ennemi, comme dans la sienne propre. »[1] C’est pour cette raison que le célèbre précurseur du socialisme contestera l’ancienne hiérarchisation fonctionnelle et sociale et estimera que « l’instabilité de l’équilibre politique, quelle que soit la forme du gouvernement, a sa cause première dans l’opposition des intérêts, en autres termes, dans l’inégalité des fortunes »[2].

C’est aussi au nom de cette dignité du travailleur, que Proudhon va s’élever avec vigueur contre la division du travail⁠[3] : « Tout est absurde dans les conditions actuelles du travail, et semble avoir été combiné pour l’asservissement à perpétuité de l’ouvrier. Après avoir, dans l’intérêt de la production, divisé et sous-divisé à l’infini le travail, on a fait de chacune de ses parcelles l’objet d’une profession particulière, de laquelle le travailleur, enroutiné, hébété, ne s’échappe plus. (…) Ce n’est pas tout : comme si l’exercice d’une fonction aussi limitée devait épuiser toutes les forces de son intelligence, toutes les aptitudes de sa main, on a limité à l’apprentissage de cette parcelle l’éducation théorique et pratique du travailleur ».⁠[4] Après avoir rappelé que « l’initiation maçonnique comprend trois degrés : apprenti, compagnon, maître » et que « tous sont appelés à la maîtrise, parce que tous sont frères », Proudhon propose de transporter le « principe d’égalité progressive des cérémonies de l’initiation maçonnique dans la réalité industrielle » et donc:

« 1. Que, l’instruction ouvrière devant être intégralement donnée à tous, tant au point de vue de chaque spécialité industrielle qu’à celui de la collectivité des industries, tout établissement de grande production où les fonctions sont divisées est en même temps, pour les individus en cours d’apprentissage ou non encore associés, un atelier de travail et une école de théorie et d’application ;

2. qu’ainsi tout citoyen voué à l’industrie a le devoir, comme apprenti et compagnon, et indépendamment du service public, dont il doit fournir sa part, de payer sa dette au travail en exécutant l’une après l’autre, pendant un temps déterminé, et moyennant salaire proportionnel, toutes les opérations qui composent la spécialité de l’établissement ; et plus tard le droit, comme associé ou maître, de participer à la direction et aux bénéfices ;

3. Que, sous le bénéfice de la capacité acquise dans un premier apprentissage et de la rémunération à laquelle elle donne droit, le jeune travailleur a tout intérêt à augmenter ses connaissances et perfectionner son talent par de nouvelles études dans d’autre genres d’industrie, et qu’il est invité à le faire jusqu’au moment où il pourra se fixer, avec honneur et avantage, dans une position définitive. » Clairement, et en bref, pour Proudhon, l’émancipation du travailleur consiste dans « l’apprentissage polytechnique et l’ascension à tous les grades ».⁠[5] Même si les mesures proposées semblent, telles quelles, irréalistes⁠[6], retenons quand même cette insistance sur l’égalité au nom de la dignité de chaque travailleur.

On peut aussi évoquer, à cet endroit, l’apport de Karl Marx. Comme les économistes du XVIIIe siècle, Marx construira toute une philosophie autour de ses prises de position économiques de sorte qu’on ne peut sérieusement séparer les thèses économiques de Marx de son athéisme qui est « un principe intérieur au système »[7]. Mais, le mérite particulier de Marx, ne craint pas d’écrire le P. Chenu, a été de faire, à propos de l’homme, une double découverte : « celle de sa misère, dans la condition faite au travail, celle de sa grandeur, dans la nature vraie du travail ».⁠[8] Le travail n’est pas en soi aliénant. Au contraire, c’est par le travail que l’homme se construit et construit la société. C’est le capitalisme qui a défiguré le travail. Marx et Engels vont, dans des pages célèbres, dénoncer, avec le souffle de la colère, la destruction moderne du travail ou plus exactement l’avilissement de l’homme mis au travail, asservi par la bourgeoisie capitaliste :  »A mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, le prolétariat se développe aussi, classe des ouvriers modernes, qui ne vivent qu’en trouvant du travail, et qui n’en trouvent que si le travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre - et se trouvent ainsi exposés à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.

Le travail des prolétaires a perdu tout attrait avec le développement du machinisme et la division du travail. Le travailleur devient un simple accessoire de la machine ; on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, le coût du travailleur se limite à peu près à ce qu’il lui faut pour vivre et perpétuer sa descendance.(…). Au fur et à mesure que le travail devient plus désagréable, le salaire diminue. Il y a plus : la somme de travail s’accroît avec le développement du machinisme et la division du travail, soit par l’augmentation des heures effectuées, soit par l’augmentation du travail exigé dans un temps donné, l’accélération du rythme des machines, etc..

(…) Des masses d’ouvriers entassés dans la fabrique sont organisés militairement. Simples soldats de l’industrie, ils sont placés sous la surveillance d’une hiérarchie complète de sous-officiers et d’officiers. Ils ne sont pas seulement les valets de la classe bourgeoise, de l’état bourgeois, - mais encore chaque jour, chaque heure, les valets de la machine, du contremaître, et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Ce despotisme est d’autant plus mesquin, odieux, exaspérant, qu’il proclame ouvertement le profit comme son but unique.

(…) Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail dont le coût varie suivant l’âge et le sexe.

Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui a compté son salaire, il devient la proie d’autres membres de la bourgeoisie : propriétaire, boutiquier, usurier, etc..

Les petites classes moyennes d’autrefois, petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tombent dans le prolétariat, d’une part parce que leurs faibles capitaux ne leur permettent pas d’employer les procédés de la grande industrie et ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes - d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. Ainsi le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. »[9]

Plus tard, dans le Capital, il décrira de manière encore plus saisissante la déshumanisation du travailleur : « qu’est-ce qu’une journée de travail ? (…) La journée de travail comprend 24 heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu’en conséquence tout son temps disponible est, de droit et naturellement, temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement des fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, même pour la célébration du dimanche et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche[10], pure niaiserie ! Mais, dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il le peut, au procès m_me de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l’entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c’est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu’elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l’ouvrier. Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité. »[11]

Devant cette dégradation et cet asservissement, l’objectif de Marx et d’Engels sera de changer la société⁠[12] pour donner au travail toute sa puissance libératrice : « Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’accroître le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé n’est qu’un moyen d’élargir, d’enrichir, de favoriser l’existence des travailleurs. »[13] On sait que du Manifeste aux dernières œuvres, Marx élargira encore sa vision du travail dans une société communiste qu’il ne décrit pas⁠[14] : « Lorsque la subordination servile des individus dans la division du travail et avec elle l’opposition du travail manuel et du travail intellectuel auront disparu[15] ; lorsque le travail ne sera plus un simple moyen mais sera devenu le premier besoin de la vie ; lorsque les forces de production s’accroîtront avec le développement en tout sens des individus et que toutes les sources de la richesse collective jailliront : alors seulement l’étroit horizon juridique bourgeois pourra être complètement dépassé, et la société inscrira sur ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». »[16]

En attendant, les contradictions mêmes du capitalisme provoquent « à la façon d’une loi physique » une évolution positive : « les catastrophes mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleur, comme une loi de la production moderne, et il faut à tout prix que les circonstances s’adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C’est une question de vie ou de mort. oui, la grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé , porte-douleur d’une fonction productive de détail[17], par l’individu intégral[18] qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises. »[19]

Il est piquant de se rappeler que l’expression « développement intégral » est une expression fréquente dans les textes de Jean-Paul II !

En attendant d’y revenir, constatons qu’indépendamment des solutions proposées, de leur caractère irrecevable ou de leur flou, Proudhon et Marx apparaissent comme des hommes qui ont été profondément et justement choqués par l’avilissement du travail et des travailleurs.

Ces réactions sont intéressantes car elles nous montrent que la révolution industrielle a suscité l’éveil de bien des consciences sensibles à la déshumanisation du travail et provoqué la réflexion philosophique et politique sur une question essentielle qui n’avait jamais été l’objet de tant d’attention dans le passé.

On le voit aussi et plus en profondeur chez H. Bergson. Sa démarche mérite particulièrement d’être évoquée parce que non seulement il a compris l’importance des bouleversements entraînés par la machine mais, contre les scories d’un platonisme diffus, pourrait-on dire, il réhabilite l’intelligence fabricatrice : « En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. ».⁠[20]

Sans sombrer dans le matérialisme, Bergson va aussi rendre à la matière sa vraie valeur. Il sait comme nous que le travail sera toujours chargé de peine car la matière résiste. Nous sommes, dit-il, confrontés sans cesse à « la résistance de la matière à l’effort humain ». Mais nous pouvons travailler même durement si nous savons par ailleurs que l’effort n’est pas inutile et qu’on ne sera pas dépossédé du fruit de son labeur. Qui plus est, le labeur, le dur labeur, dans ces conditions, est réjouissant car l’homme est créateur par nature et ce qui correspond à sa nature est source de joie : « Mettons donc matière et conscience en présence l’une de l’autre : nous verrons que la matière est d’abord ce qui divise et ce qui précise. Une pensée, laissée à elle-même, offre une implication réciproque d’éléments dont on ne peut pas dire qu’ils soient un ou plusieurs : c’est une continuité, et dans toute continuité il y a de la confusion. Pour que la pensée devienne distincte, il faut bien qu’elle s’éparpille en mots : nous ne nous rendons bien compte de ce que nous avons dans l’esprit que lorsque nous avons pris une feuille de papier, et aligné les uns à côté des autres des termes qui s’interpénétraient. Ainsi la matière distingue, sépare, résout en individualités et finalement en personnalités des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie. d’autre part, la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort. L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification.

Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme, n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie : il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faîte, nous trouvons que partout où il y a joie il y a création : plus est riche la création, plus profonde est la joie. »[21]

Nous verrons que cette présentation du travail comme première manifestation de l’activité créatrice est très proche de la théologie développée par Jean-Paul II dans ses encycliques sociales. Après avoir consulté les philosophes, on peut aussi examiner les enquêtes sociologiques⁠[22]. Pour ce qui est du travail, on se souvient certainement, pour rester dans le domaine francophone, des travaux de Georges Friedmann⁠[23]. Après avoir rappelé l’ancienne parole biblique « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », l’auteur face à l’invasion du « milieu technique », fait remarquer que « la machine a pris la sueur. Mais, ajoute-t-il, la vieille malédiction demeure. Seule la formule a changé : « Tu gagneras ton pain dans la tristesse et l’ennui…​ ». »[24] Toutefois, au terme d’une longue enquête à travers les expériences américaines, les travaux des psychologues et des pédagogues, l’auteur entrevoit un « magnifique possible » non seulement dans « une production immensément accrue de biens de consommation » mais aussi dans l’amélioration des tâches et de tout ce qui les entoure par le contrôle psycho-physiologique du travail, la participation aux mesures de rationalisation et de promotion, l’extension de l’enseignement professionnel, les changements de poste et l’accroissement du sentiment d’appartenir à une collectivité. G. Friedmann est bien conscient que ces perspectives « impliquent de considérables transformations économiques et sociales ». Pour éclairer les transformations auxquelles il pense, il cite ce texte qui, selon lui, « exprime les sentiments profonds de nombreux ouvriers » : « La joie au travail dans la production mécanicienne ne se retrouve qu’avec la possession collective des moyens de production ».⁠[25]

Avec beaucoup de réalisme, Friedman ajoute : « Il importe de ne point se faire d’illusions : quelle que soit l’injection d’intérêt dans le travail que puisse réussir une société à laquelle adhérerait continûment et pleinement la masse des citoyens, cette revalorisation se heurtera à des limites imposées par la technique elle-même. Tant qu’il y aura des travaux à la chaîne (…), des travaux de bureaux spécialisés et mécanisés, aussi longtemps se maintiendront de multiples tâches qu’il est difficile de rendre véritablement intéressantes en soi. L’individu sera tenté d’exprimer en dehors d’elles, dans les loisirs, le meilleur de ses virtualités, de son, potentiel d’aptitudes et de goûts. » Aussi finalement l’auteur met-il son espoir dans les « loisirs actifs »[26]« peuvent être assurés l’équilibre, la continuité entre les apports nouveaux, magnifiques de la civilisation technicienne et le legs irremplaçable des civilisations artisanales. »[27]

Cette analyse porte la marque d’une époque profondément marquée par le travail parcellaire. d’autre part, à part les aménagements souhaités dans le cadre de la propriété collective des moyens de production, l’espérance ultime porte une nouvelle fois sur le temps de loisir.

Le travail ayant encore évolué dans la seconde moitié du XXe siècle, le secteur tertiaire rassemblant de plus en plus la majorité des travailleurs et le rêve collectiviste ayant fortement régressé, on doit se tourner vers des analyses plus récentes qui, elles, nous apporteront peut-être des éléments neufs.

Tout d’abord, en 1974, fut publiée une étude à la fois sociologique et médicale qui eut un certain retentissement et consacrée à L’allergie au travail, chez les jeunes principalement.⁠[28]

Au terme de son enquête, l’auteur a le mérite de poser la question essentielle qui est celle du sens du travail.

Tout d’abord, et sans surprise, il rappelle, comme nombre de ses prédécesseurs, que « N’importe quelle réflexion sur le sens à accorder aujourd’hui au travail humain devrait, à son avis, s’inspirer de deux propositions essentielles (…).

-Il existe chez l’homme un besoin naturel d’œuvrer à une activité de son choix pour témoigner de son existence[29]. Ce besoin ne fera que croître à mesure que s’élèvera son niveau de connaissance et ne pourra que se diversifier à mesure qu’augmenteront ses informations sur le monde.

-Le progrès ne libérera jamais entièrement l’homme de l’obligation de travail, mais il lui offrira des chances grandissantes de satisfaire ses appétits d’action, de créativité, et d’épanouissement, à condition de ne plus faire de l’activité de travail l’unique et indispensable instrument de cet accomplissement. »

Mais il ajoute, et ceci doit retenir tout particulièrement notre attention, que le « besoin d’œuvrer » répond au besoin de « retrouver sa propre image dans l’action ». Il explique que « …ce besoin irrésistible d’agir, d’œuvrer, trouverait son origine dans le subconscient. Selon les différentes écoles psychanalytiques, il serait le seul moyen que l’homme a de lutter contre son angoisse existentielle, soit en s’évadant pour un temps de l’éternel conflit entre Eros et Thanatos, soit en obéissant à un profond désir de domination ou d’agression, soit enfin en inspirant son propre vécu du souvenir inconscient de tout le vécu agissant du passé de l’humanité.

Les médecins commencent à bien connaître les troubles organiques entraînés par une trop longue mise au repos d’un ou de plusieurs de nos appareils moteurs, et les psychiatres rattachent beaucoup de névroses à l’impuissance à satisfaire cet élan vital. »[30]

Nous tenterons de voir, plus loin, si la théologie ne nous offre pas une explication plus profonde encore et plus radicale.

En attendant, il est un autre livre incontournable, à mon sens, pour réfléchir sérieusement aux problèmes de toujours et d’aujourd’hui, suscités par l’activité de l’homme au travail. Entre 1995 et 2001, le syndicat français CFDT⁠[31] a questionné 80.000 travailleurs de tous les secteurs et non plus seulement auprès les ouvriers et paysans victimes du machinisme. Le monde du travail a en effet beaucoup évolué depuis Marx, Léon XIII ou Friedmann, même si « le taylorisme le plus contraignant existe toujours, spécialement dans l’industrie. »[32] La place prépondérante prise par le secteur tertiaire⁠[33] réclamait cet élargissement et l’invasion électronique impose une réévaluation du travail qui s’est complexifié et diversifié. Parmi les nouveautés, l’enquête relève aussi la croissance des effectifs dans les fonctions publiques, la féminisation des emplois, le vieillissement de la population active, la difficulté des jeunes à accéder à l’emploi, de nouvelles causes à l’intensification du travail, le développement, par les entreprises, des partenariats et de la sous-traitance, les contrats de faible durée et à définition variable, la politique des préretraites, les pratiques nouvelles du management, etc..

Autre point intéressant de l’enquête : elle ne se contente pas d’interroger les intéressés sur leur travail et les conditions dans lequel il s’exerce mais aussi sur la signification qu’ils lui attribuent⁠[34].

L’enquête révèle tout d’abord une très grande variété de situations suivant les secteurs et même, à l’intérieur du même secteur, suivant le type d’activité. Il n’est ni possible, ni utile, ici, d’en rendre compte. Disons globalement que ceux qui s’attendaient à une mise en exergue des revendications en faveur des salaires et d’une diminution du temps de travail seront déçus. La réalité est beaucoup nuancée voire étrangère à cette problématique classique. Quand il en est question, les travailleurs expriment, d’une part, le désir de voir leurs compétences reconnues et valorisées et, d’autre part, si souvent le temps de travail est l’objet d’un choix, d’autres, les cadres, en particulier, l’ont vu s’allonger par nécessité.

Toutefois, l’insistance des travailleurs porte sur d’autres aspects. Ainsi, si beaucoup de travailleurs constatent qu’ils ont aujourd’hui plus de responsabilité, de participation et d’autonomie, ils souhaitent néanmoins un travail toujours plus épanouissant et une amélioration continue des relations au sein de l’entreprise, au niveau de l’information, de l’expression, de l’écoute. Ce qu’ils déplorent, par-dessus tout, dans l’ensemble toujours, c’est l’augmentation de l’intensité de travail sous la pression des clients ou des usagers et sous la nécessité d’une formation continuée vu la complexité croissante de certains domaines. La cadence et le stress restent des problèmes majeurs qui s’accentuent avec l’âge.

En tout cas, si, dans la mouvance marxiste, l’appropriation collective des moyens de production était la condition sine qua non de la libération des travailleurs, il ne reste plus une ombre de cette vieille revendication. Ce qui confirme l’intuition de P. Jaccard qui affirmait, en 1960, que ce n’est pas la cogestion ou la nationalisation qui intéresse le travailleur : « il suffit que chacun ait, dans son travail, le sentiment d’être à sa place et qu’il n’y ait ni barrages pour les uns ni privilèges pour les autres dans l’activité économique »[35]

De plus, si l’on tient compte de tout ce qui précède, on se rend compte qu’un autre historien du travail avait vu juste en écrivant, à propos des travailleurs, qu’« aucun des problèmes qui se posent à eux ne pourra plus être résolu sans eux ; aucun des problèmes qui se posent à eux ne pourra être résolu par eux seuls ».⁠[36]

Mais venons-en à l’aspect le plus original de l’enquête : que pensent les salariés « du travail pris dans son sens général, sa signification abstraite » ?⁠[37] Plus précisément, il leur était demandé:

« Pour vous, le travail, c’est ?

1) Une obligation que l’on subit pour gagner sa vie.

2) Une obligation et aussi un moyen de se réaliser.

3) Etre utile, participer à la vie en société.

4) Réaliser un projet, une passion. »

Sur les 50.000 salariés qui ont répondu à cette question, 5% définissent le travail comme la réalisation d’un projet ou d’une passion, 20% comme une utilité sociale, 33% comme une obligation subie et 42% comme une obligation et un moyen de se réaliser⁠[38]

Vu la diversité des situations, il est nécessaire d’identifier chaque catégorie.

Ceux qui considèrent le travail comme une obligation subie sont majoritairement ceux qui, par nécessité, exercent un travail répétitif, parcellaire, sous cadence, qui sont peu ou pas informés sur la situation de l’entreprise, peu consultés et dont les salaires sont faibles.

Ceux qui voient le travail comme une obligation mais aussi un moyen de se réaliser appartiennent pour la plupart au secteur tertiaire. La réalisation de soi, comme l’utilité sociale ou la passion du métier, l’emporte sur l’obligation dans la mesure où le travail est choisi et consiste à aider, soigner, enseigner.

Ainsi, alors que souvent les théories du travail le définissent comme « moyen de se réaliser » parce qu’il implique « la transformation de la matière, la production d’un objet utile à partir d’éléments sinon inutiles du moins non directement utilisables », on constate, au contraire, à travers cette enquête, « des salariés qui définissent positivement le travail quand ils ont un emploi qui les place en situation d’échange et de dialogue avec des personnes et négativement quand leur activité consiste à transformer la matière ou à surveiller des processus de transformation de la matière ».⁠[39]

Pour terminer, on retiendra surtout cette remarque qui me paraît capitale : « Comment proposer et convaincre d’agir pour l’emploi, pour le plein emploi, si le travail n’a pas de sens, n’est pas, aussi, un moyen de se réaliser ? »[40]


1. De la justice dans la révolution et dans l’Église, Nouveaux principes de philosophie pratique, Garnier, 1858, tome I, p. 194.
2. Id., p. 392.
3. Adam Smith distinguait 18 opérations dans la fabrication des épingles et proposait de confier chacune de ces tâches à un ouvrier, ainsi, pensait-il, la production serait accrue de 10 à 20 fois (cf. JACCARD, op. cit., pp. 315-316). Déjà en 1836, Charles Fourier avait, dans le titre d’un ouvrage, exprimé son indignation devant le travail réduit à un geste sans égards pour l’ouvrier : La fausse Industrie, morcelée, répugnante, mensongère et l’antidote, l’Industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit et perfection extrême en toutes qualités. La division du travail tant décriée au XIXe siècle et encore au XXe siècle n’est pas un phénomène nouveau. Xénophon en voit l’origine dans une détermination sexuelle : « Ces fonctions du dedans ou du dehors demandent, les unes et les autres, du travail et du soin. Les dieux ont, ce me semblent, créé la femme pour les premières, l’homme pour les autres. Le froid, le chaud, les voyages, la guerre, ont été dévolus à l’homme, dont l’âme et le corps sont mieux trempés pour les supporter: il est donc chargé de l’extérieur ; à la femme, dont la complexion est moins vigoureuse, les dieux ont réservé l’intérieur. Pour la femme, il est plus honnête de rester à la maison que d’être sans cesse au dehors ; pour l’homme, il serait honteux de toujours rester enfermé chez soi, au lieu de s’occuper des affaires du dehors. » (Economique, VII). Platon attribuera la division du travail à la diversité de nos besoins que nous ne pouvons seuls satisfaire. Telle est l’origine de la société politique (La République, II, 369-371, in Œuvres complètes, La Pléiade, 1950, pp. 914-919.). Ce phénomène inévitable mais qui fut poussé à l’extrême, est-il toujours néfaste ? Pour P. Jaccard (op. cit., p. 317), ce sont les conditions dans lesquelles s’exerce la travail parcellaire lorsqu’il est exclusivement justifié par la poursuite du profit qui le rendent pénible : « Appliquant la division du travail, l’entrepreneur la pousse aussi loin que lui commande son intérêt, sans s’inquiéter des conséquences fâcheuses qu’elle peut avoir pour l’ouvrier, seul chargé, avec son salaire, du soin de sa personne. De savoir ensuite ce qui peut résulter pour cet ouvrier, pour sa santé, son intelligence, son bien-être, ses mœurs, d’un travail excessif, insalubre, répugnant, parcellaire, mal rétribué : c’est une autre affaire, dont la psychologie et l’hygiène ont le droit de s’enquérir, qui pourrait bien aussi intéresser la justice, partant l’économie politique et le gouvernement, mais qui ne regarde point l’entrepreneur, qui ne lui impose aucune responsabilité, qui n’affecte en rien sa religion et ne soulève en lui ni scrupule ni regret ». En dehors de ce cas, comme G. Friedman, appelé à la rescousse, le précise : « Peut-être la division du travail est-elle, après tout, un mal nécessaire. Le travail étant arrivé à sa dernière limite de simplification, la machine prend la place de l’homme et l’homme reprend un autre travail plus compliqué, qu’il s’applique ensuite à diviser, à simplifier, en vue d’en faire encore besogne à machine, et ainsi de suite. En sorte que la machine envahit de plus en plus le domaine du manouvrier et qu’en poussant le système jusqu’à ses dernières limites, la fonction du travailleur deviendrait de plus en plus intellectuelle. Cet idéal me va beaucoup ; mais la transition est bien dure puisqu’il faut, avant d’avoir trouvé les machines, que l’ouvrier, par le fait de la simplification du travail, se fasse lui-même machine et subisse les conséquences déplorables d’une nécessité abrutissante…​ Acceptons donc la division du travail là où elle est démontrée nécessaire, mais avec l’espoir que la mécanique se chargera de plus en plus des travaux simplifiés ; et demandons pour les travailleurs des autres classes un enseignement qui non seulement les sauve de l’hébétement, mais surtout qui les incite à trouver les moyens de commander à la machine, au lieu d’être eux-mêmes la machine commandée ». (Le travail en miettes, cité in JACCARD, op. cit., p. 325).
4. Op. cit., tome III, p. 229.
5. Op. cit., III, pp. 239-240.
6. Marx critiquera la suggestion de Proudhon en ces termes : « M. Proudhon (…) fait un pas en arrière, et propose à l’ouvrier de faire non seulement la douzième partie d’une épingle, mais successivement toutes les douze parties. L’ouvrier arriverait ainsi à la science et à la conscience de l’épingle. Voilà ce que c’est que le travail synthétique de M. Proudhon. (…)
   En résumé, M. Proudhon n’est pas allé au delà de l’idéal du petit bourgeois. Et pour réaliser cet idéal, il n’imagine rien de mieux que de nous ramener au compagnon, ou tout au plus au maître artisan du moyen âge. »( Misère de la philosophie, Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon, 1847, in Œuvres, Economie, I, La Pléiade, 1965, pp. 108-109).
7. CHENU, op. cit., p. 64. Marx lie l’aliénation économique à l’aliénation religieuse.
8. CHENU, op. cit., pp. 60-61.
9. Manifeste du parti communiste (1847), UGE 10/18, pp. 28-30.
10. « En Angleterre, par exemple, on vit de temps à autre dans les districts ruraux quelque ouvrier condamné à la prison pour avoir profané le sabbat en travaillant devant sa maison dans son petit jardin. Le même ouvrier est puni pour rupture de contrat s’il s’absente le dimanche de la fabrique (…), même par dévotion. Le Parlement orthodoxe ne s’inquiète pas de la profanation du sabbat quand elle a lieu en l’honneur et dans l’intérêt du dieu Capital. Dans un mémoire des journaliers de Londres employés chez des marchands de poisson et de volaille, où l’abolition du travail du dimanche est demandée (août 1863), il est dit que leur travail dure en moyenne 15 heures chacun des 6 premiers jours de la semaine et 8 à 10 heures le dimanche. On voit par ce mémoire que c’est surtout la gourmandise délicate des bigots aristocratiques d’Exeter Hall qui encourage cette profanation du jour du Seigneur. Ces saints personnages si zélés in cute curanda, autrement dit, dans le soin de leur peau, attestent leur qualité de chrétien par la résignation avec laquelle ils supportent le travail excessif et les privations d’autrui. Obsequium ventris istis perniciosus est, - mener joyeuse vie leur (c’est-à-dire aux travailleurs) fait du tort. » (Note de Marx).
11. Le Capital, I, 1867, III, X, V, in Œuvres, op. cit., pp. 799-800.
12. On sait que la société, pour Marx, se transforme par la lutte des classes inspirée par la dialectique du Maître et de l’Esclave de Hegel. Mais, pour celui-ci, ce n’était pas la lutte mais le travail de l’Esclave qui était transformateur. A. Kojève explique ainsi ce passage célèbre de la Phénoménologie de l’esprit : « Le Maître force l’Esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la nature. Or, il n’est devenu l’Esclave du Maître que parce que -au prime abord- il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave : il se libère du Maître. Dans le monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le monde technique, transformé par son travail, il règne -ou, du moins, règnera un jour- en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise « immédiate » du Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu’il laisse -ne travaillant pas- intact. Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait. » Alors que le Maître satisfait immédiatement son désir en consommant ce que l’Esclave a préparé, l’Esclave, lui, ne peut travailler pour le Maître qu’en refoulant ses propres désirs. « Il se transcende donc en travaillant ; ou si l’on préfère, il s’éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. d’autre part, il ne détruit pas la chose telle qu’elle est donnée. Il diffère la destruction de la chose en la transformant d’abord par le travail ; il la prépare pour la consommation ; c’est-à-dire - il la « forme ». Dans le travail, il transforme les choses et se transforme lui-même : il forme les choses et le monde en se transformant, en s’éduquant soi-même ; et il s’éduque, il se forme, en transformant des choses du Monde ». (Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1980, pp. 28-30).
13. Id., p. 39.
14. Cf. H. Lefebvre : « Marx n’a pas essayé de pousser plus loin la description de l’État socialiste et de la société communiste. On le lui reproche parfois. Mais il savait que tout essai d’anticipation eût été aussi vain, aussi stérile, aussi critiquable qu’une utopie. » (in Pour connaître la pensée de Marx, Bordas, 1966, p. 269).
15. « Une araignée accomplit des opérations qui ressemblent à celles du tisserand ; une abeille , par la construction de ses cellules de cire, confond plus d’un architecte. Mais ce qui distingue d’abord le plus mauvais architecte et l’abeille la plus habile, c’est que le premier a construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire. A la fin du travail se produit un résultat qui, dès le commencement, existait déjà dans la représentation du travailleur, d’une manière idéale, par conséquent. Ce n’est pas seulement une modification de formes qu’il effectue dans la nature, c’est aussi une réalisation dans la nature de ses fins ; il connaît cette fin, qui définit comme une loi les modalités de son action et _ laquelle il doit subordonner sa volonté. » (Le capital, I, 3e section, chap. VII, in Œuvres, La Pléiade, 1965, p. 728).
16. Critique du programme de Gotha (1875), Librairie de l’Humanité, 1922, pp. 35-36.
17. Une autre traduction propose : « individu parcellaire, simple exécutant d’une fonction sociale de détail » (Cf. FRIEDMANN G., op. cit., p. 365).
18. Le texte allemand parle de « l’individu totalement développé » (Œuvres, Economie I, op. cit., p. 1675).
19. Le Capital, I, IV, XV, IX, 1867, in Œuvres, Economie, I, op. cit., p. 992. Dans la conclusion du tome III, Marx développe un peu plus concrètement sa pensée. Elle pourra décevoir dans la mesure où elle aboutit à une revendication plus modeste que ce que les formules précédentes suggéraient : « A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : l’homme socialisé, les producteurs associés règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. » (Œuvres, Economie, II, op. cit., pp. 1487-1488). Nous verrons plus loin que Jean-Paul II est bien plus ambitieux…​
20. L’évolution créatrice (1907), in Œuvres, PUF, 1963, pp. 612-613. C’est l’auteur qui souligne. Le lien entre l’intelligence et la main a été aussi mis en évidence par Marx (cf. supra), par G. Friedman qui parle d’ »intelligence ouvrière » (in Où va le travail humain, Gallimard, 1950, pp. 55-56), ou encore par G. Bachelard, qui complète Bergson en soulignant que « l’imagination intelligente des formes imposées par le travail à la matière doit être doublée par l’énergétisme d’une imagination des forces (…) qui organise le temps de travail, qui en fait une durée volontaire et réglée (…). » (La terre et les rêveries de la volonté, II, J. Corti, 1948, pp. 36-62).
21. L’énergie spirituelle, La conscience et la vie (1911), in Œuvres, op. cit., pp. 831-832.
22. Il est parfois malaisé, surtout en ce qui concerne le XIXe, de distinguer philosophie et sociologie. On dit de Proudhon et de Marx qu’ils sont aussi sociologues comme on dit d’A. Comte (1798-1857) (créateur du mot) et d’E. Durkheim (1858-1917) (fondateur de la méthode) qu’ils sont philosophes.
23. 1902-1977. Il est surtout connu pour ces deux ouvrages qui eurent un grand succès : Où va le travail humain ? Gallimard, 1950 et Le travail en miettes, Gallimard, 1956. G. Friedmann a été fortement marqué par les « romans » autobiographiques de Georges Navel (1904-1993). Ce cadet d’une pauvre famille paysanne de treize enfants fut un ouvrier autodidacte, proche des milieux libertaires et anarchistes. Il nous livre à travers ses œuvres (Travaux, Stock, 1945 ; Parcours, Gallimard, 1950 ; Sable et limon, Gallimard, 1952 ; Chacun son royaume, Gallimard, 1960 ; Passages, Le Sycomore, 1982) un portrait très réaliste du passage de l’économie rurale à la société industrielle. A la « tristesse ouvrière », il ne voit qu’un remède : l’action politique. (cf. A contretemps, Bulletin de critique bibliographique, n° 14-15, décembre 2003, disponible sur www.acontretemps.plusloin.org). G. Friedmann collabora aussi avec Pierre Naville (1904-1993) à la rédaction d’un Traité de sociologie du travail, Tomes I et II, A. Colin, 1961-1962. P. Naville, fils de banquier genevois, politisa le mouvement surréaliste, se rallia à Trotsky puis, après la guerre, milita dans les mouvements socialistes tout en menant une carrière de sociologue. Son « pessimisme utile », selon sa propre expression, s’est exprimé dans divers ouvrages dont certains sont souvent réédités : Essai sur la qualification du travail, Rivière et Cie, 1956 ; La classe ouvrière et le régime gaulliste, EDI, 1964 ; La révolution et les intellectuels, Gallimard, 1975 ; Le nouveau Léviathan, Gallimard, 1977 ; La maîtrise du salariat, Economica, 1999 ; Sociologie d’aujourd’hui, Economica, 1999 ; Trotsky vivant, M. Nadeau, 2001 ; etc.. (Cf. ROLLE P., Essai sur Pierre Naville, du surréalisme à la sociologie, http://multitudes.samizdat.net).
24. Où va le travail humain ?, op. cit., p. 67.
25. Marcel Mermoz, in Le Lien, N° 54, p. 4, cité in FRIEDMANN G., op. cit., pp. 358-359. M. Mermoz, qui fut successivement ouvrier, anarchiste, communiste, maquisard, est surtout connu pour avoir été le responsable de la communauté de travail « Boimondau » à Valence (France) et dirigeant d’une entreprise dans laquelle il a aboli le salariat et instauré l’autogestion. (Cf. DOMENACH J.-M., L’autogestion, c’est pas de la tarte, Entretiens avec Marcel Mermoz, Seuil, 1978). M. Mermoz justifie ainsi sa prise de position: « Dans la communauté de travail, l’homme travaille pour lui-même et sa famille ; il travaille avec ses machines, avec ses copains dans un climat de liberté. Il n’a plus au cœur cette sensation avilissante d’être exploité. La Communauté, c’est son œuvre. Quelque parcellaire que soit la besogne accomplie, l’homme dans la Communauté sait que l’opération faite contribue à la grandeur, à la solidité de son affaire, de son entreprise, du groupe solidaire auquel il appartient. Tout comme l’artisan ou le cultivateur (…). La joie dans le travail industriel est possible mais d’abord à condition que les moyens de production soient des biens collectifs à la mesure de la production industrielle qui, elle, est collective. »
26. Rappelons-nous les « compositions libres » de Proudhon : « Il n’est pas rare de trouver des hommes, d’une capacité réelle et d’un talent très développé, qui préfèrent, à salaire égal, la fonction la plus simple et la plus uniforme, parce qu’ils réservent toutes les forces de leur intelligence pour des compositions libres et desquelles ils n’attendent aucune rétribution. Dans ce cas le travail parcellaire, ne portant préjudice ni à la société ni aux personnes, exécuté par des mains capables, à l’occasion, de direction et de synthèse, n’offre plus d’inconvénient. Qui sait même si, un jour, telle ne sera pas notre condition commune et définitive ? L’homme, après avoir parcouru la sphère de sa spécialité, commandé et instruit les autres, à son tour, aime à se replier sur lui-même et à concentrer sa pensée. Alors, pourvu que le salaire quotidien arrive, content d’avoir fait ses preuves, il laisse à d’autres les grands projets et les postes brillants et s’abandonne aux rêveries de son cœur, dont l’uniformité du travail parcellaire ne fait plus que faciliter le cours. » (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, op. cit., t. II, p. 336).
27. Où va le travail humain, op. cit., pp. 356-361.
28. ROUSSELET Jean, L’allergie au travail, Seuil, 1974.
29. Cf. Freud : « Quand l’homme n’a pas, dans sa vie, de dispositions particulières, il ne peut rien faire de mieux que de suivre le sage conseil de Voltaire : cultiver son jardin. A cet égard, il n’y a pas de différence entre le travail scientifique et les plus communes besognes par lesquelles on puisse gagner son pain. Le travail assure à l’homme non seulement sa subsistance, mais il justifie sa vie en société. Il n’est pas moins utile lorsqu’il donne à l’individu la possibilité de se décharger des pulsions de sa libido, narcissiques, agressives et même érotiques. Il est vrai que la grande majorité des gens ne travaillent que par nécessité et ne s’engagent pas volontiers dans cette voie vers le bonheur. C’est que la vie est trop dure pour nous ; elle nous apporte trop de souffrances, trop de déceptions, trop de tâches impossibles à remplir. Il n’y a qu’une solution à ce très difficile problème social: le libre choix du métier. Alors le travail de chaque jour apporte une satisfaction particulière car il est soutenu non seulement par une inclination naturelle, mais encore par la sublimation d’instincts profonds qui, sans cela, demeurent inutilisés ». (La civilisation et ses insatisfactions, cité in JACCARD, op. cit., p. 336).
30. ROUSSELET J., op. cit., pp. 252-254.
31. Fondée en 1919 sous le nom de Confédération française des travailleurs chrétiens, la CFDC est devenue en 1964 la CFDT : Confédération française démocratique du travail.
32. CFDT, Le travail en questions, Enquêtes sur les mutations du travail, Syros, 2001, p. 8.
33. Cf. PRADERIE M., Ni ouvriers, ni paysans : les tertiaires, Seuil, 1968.
34. La CFDT définit ainsi sa propre « philosophie » du travail : « le travail est, continue et continuera à être un élément majeur de l’organisation de nos sociétés, de la dignité des hommes et des femmes qui y vivent et de leur investissement dans des pratiques collectives. Cette conviction, pour autant, ne fait pas du travail le nec plus ultra de l’aventure humaine. Elle considère comme tout à fait utile, important et nécessaire de critiquer le travail dans certaines formes concrètes qu’il prend, parce qu’elles sont « vides de sens » et d’intérêt ou dangereuses, comme de défendre l’importance pour la société d’activités bénévoles, militantes et associatives, qui ne sont pas du « travail » au sens précis du terme. d’une certaine manière, la CFDT aborde le travail avec une approche laïcisée : elle n’en fait pas l’activité unique qui fabrique l’homme et, surtout, le héros de l’avenir de l’humanité, mais elle le prend au sérieux et souhaite autant le promouvoir qu’en changer les conditions d’exercice. » (Op. cit., pp. 23-24). Comme nous le verrons, cette approche « laïcisée » n’est pas très éloignée de la conception défendue par Jean-Paul II.
35. Op. cit., p. 326.
36. LEFRANC, op. cit., p. 480.
37. Op. cit., pp. 187-228.
38. Id., p. 189.
39. Id., p. 194.
40. Id., p. 193. On peut aussi noter que « le travail est souvent défini en référence à la situation professionnelle » : situation contractuelle, nature des activités et des contraintes, finalités du travail et valorisation de ces finalités. Ceci peut expliquer, en partie ,parfois, les différences entre les revendications : « Si le travail, c’est-à-dire en fait mon travail, a pour caractéristique d’être utile à la société et de me permettre de me réaliser, n’est-il pas naturel et logique d’en défendre une meilleure reconnaissance ou de vouloir qu’il continue à s’exercer « comme avant » ? Si le travail, c’est-à-dire en fait mon travail, est une obligation à laquelle je ne peux pas me soustraire, parce qu’il faut gagner sa vie, n’est-il pas naturel et logique de défendre mon emploi, de hurler de rage quand on annonce sa transformation ou, pire, sa suppression ? On peut à la fois dénoncer le caractère pénible de son travail, la faiblesse de sa rémunération et tenir à le conserver, puisque travailler est une obligation et que je n’ai que cet emploi pour y satisfaire. » (p. 210).

⁢b. Une nouvelle orientation philosophique

L’Église qui se dit « experte en humanité » ne peut se passer d’écouter le « monde », les plaintes et les espoirs des hommes, les analyses et les réflexions que le travail a suscitée et suscite. Nous savons que, face aux injustices et aux réductions idéologiques, à partir de Léon XIII, les souverains pontifes vont appeler au respect de la dignité de l’homme, dignité naturelle et dignité éminente d’un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Comme l’a très bien vu M. Schooyans, toutes les questions particulières qu’ils ont abordées, travail, propriété, entreprise, salaire, etc., ont été étudiées en référence à cette dignité. Mais, « avec Jean-Paul II, cette perspective classique bascule : tout part de la question centrale : celle de l’homme, et toutes les questions particulières s’articulent autour de ce pôle ».⁠[1] « La question ouvrière, explique-t-il, était perçue, du temps de Rerum novarum, comme un problème technique dont on mesurait la dimension morale, et à la solution duquel les intéressés, l’État et l’Église, avaient quelque chose à apporter. Le développement selon Jean-Paul II n’est un problème technique qu’à titre dérivé ; il est avant tout un problème d’anthropologie et de morale ressortissant à la théologie ».⁠[2] C’est pourquoi dans l’encyclique Laborem exercens[3] qui nous servira de guide principal, l’accent est mis « sur le travailleur plutôt que sur le travail ».⁠[4]

Ce « basculement » qui n’est en rien une rupture avec la tradition, a été expliqué par divers auteurs. Ph. Jobert⁠[5], par exemple, nous rappelle que le philosophe Karol Wojtyla a, bien sûr, étudié la philosophie objective de saint Thomas mais aussi la philosophie subjectiviste moderne. « Si l’on étudie les choses en tant qu’objets connus, on bâtit une philosophie objective, ou réaliste parce qu’elle concerne les choses telles qu’elles sont dans la réalité, distinctes du sujet, extérieures à lui (…). Si l’on étudie les choses du point de vue du sujet connaissant, on construit une philosophie subjective. Elles ne considère pas les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais telles que le sujet les connaît en raison de ce qu’il est lui-même. (…) Il en résulte une certaine interprétation des choses par le sujet, ce qu’on appelle aujourd’hui pompeusement l’herméneutique. Cependant, il est évident que c’est l’objectivité qui domine de beaucoup dans le domaine de la connaissance et que la subjectivité ne joue qu’un rôle secondaire, subordonné et limité. Le subjectivisme est donc l’erreur qui lui attribue le rôle principal et dominant ». Dans une perspective subjective (non subjectiviste), on « prend comme centre absolu de référence le sujet connaissant et agissant. Autrement dit, c’est l’homme qui est le centre du monde dans une philosophie subjective. » La philosophie de la subjectivité élaborée par K. Wojtyla ne va pas s’opposer au système thomiste mais le compléter. En effet, « la subjectivité de l’homme est sa personnalité consciente , sa face intérieure. La personnalité totale de l’homme est la synthèse de sa face intérieure et subjective, et de sa face extérieure et objective. Il s’agit de la même personne vue de l’intérieur et de l’extérieur. Une philosophie complète de la personne humaine comprend donc une partie objective et une partie subjective. St Thomas d’Aquin a élaboré la partie objective de l’anthropologie, le professeur Wojtyla la partie subjective. La partie objective est première parce que l’homme commence par être et agir. La partie subjective est postérieure et fondée sur la partie objective, puisqu’elle résulte de la connaissance que l’homme a de son agir et de son être ». Comme dans l’anthropologie objective de saint Thomas, il est dit que « l’action révèle la personne » mais K. Wojtyla précisera que « la personne, par la conscience, devient pour elle-même (comme sujet) sujet de son acte, elle l’assume, le reconnaît comme sien, s’en sait responsable ; en même temps sa subjectivité se manifeste objectivement à elle par la conscience, et la personne prend conscience de sa personnalité intérieure ; simultanément sujet et objet, elle appréhende qu’elle est l’agent de sa propre action et de l’actualisation de soi-même comme sujet, par opposition à ce qui se passe naturellement en elle : par exemple ce qui est corporel, ce qui est instinctif, les passions et les velléités. » L’acte conscient révèle donc la personne. Mais l’acte conscient est un acte libre, volontaire, qui accomplit la personne. Comme chez saint Thomas, l’acte volontaire est intentionnalité (désir éveillé par la connaissance) puis  »manifeste une direction active de l’agent vers l’objet », mouvement qui  »laisse le sujet identique à lui-même ». K. Wojtyla va plus loin et souligne « que dans l’acte volontaire, il n’y a pas seulement la direction active du sujet vers son objet ; car le sujet décide non seulement en ce qui concerne son mouvement, amis aussi en ce qui le concerne lui-même : il se meut. L’autodétermination consiste à se mouvoir ; elle inclut plus qu’agir, accomplir une action ; par elle, l’homme s’accomplit lui-même, il se développe, se perfectionne, devient son propre fabricant. L’autodétermination est dirigée vers l’intérieur, alors que la direction active de l’acte volontaire est orientée vers l’extérieur : mais c’est par le moyen du mouvement volontaire que l’autodétermination agit sur le sujet. Avant d’agir l’homme est déjà une personne substantiellement, mais en agissant il devient de plus en plus une personne opérativement ; il tend à la plénitude personnelle de son humanité, vers la « vérité de l’homme ». » Tel est le sens profond de cette injonction récurrente dans l’enseignement de Jean-Paul II : il faut que l’homme soit toujours plus homme. Tel est le fondement de toute l’éthique personnelle, familiale et sociale du Souverain pontife, éthique subjective aussi, éthique des valeurs c’est-à-dire de « ce que le sujet expérimente comme lui convenant, répondant à son désir. Tandis que le bien est bon en soi, la valeur est bonne pour moi ». Plus exactement, car on pourrait mal comprendre, la valeur « est un bien objectif subjectivement expérimenté comme tel. » Cette éthique « axiologique » (du grec axiô : estimer, apprécier) « se distingue ainsi de l’éthique téléologique, celle d’Aristote et de saint Thomas, qui se base sur la fin à atteindre, en grec télos. Cela ne veut pas dire que l’éthique du professeur Wojtyla abandonne la notion de fin, fondamentale en morale, puisqu’on agit toujours pour un but ; mais pour sa morale, la fin est le point d’arrivée, tandis que le point de départ est dans le sujet agissant qui fait dans l’expérience des actes humains, l’expérience des valeurs qui conviennent au sujet. »

En tout cas, le système de K. Wojtyla est « une clé de l’enseignement du Concile Vatican II comme de Jean-Paul II ». Lui seul « explique l’anthropocentrisme de cet enseignement : l’homme en est bien le centre unique, un centre totalement dépendant de Dieu par la création, et totalement orienté vers Dieu par la vocation à la vie éternelle, l’homme racheté en Jésus-Christ. » Mais si ce système qui crée « une vision globale des choses à partir de l’homme », «  conduit par la voie subjective à la Vérité que le thomisme démontre par la voie objective », quel peut être son intérêt ? Indépendamment de son utilité philosophique, il est d’une très importance pédagogique aujourd’hui parce que les « axiomes du subjectivisme (…) sont devenus les dogmes de la civilisation contemporaine : ils imprègnent la mentalité des foules du monde entier. »⁠[6]

Et qu’on ne dise pas qu’il ne s’agit là que de subtilités pour intellectuels ! L’orientation philosophique de K. Wojtyla a immédiatement trouvé son incarnation politique dans l’éthique du mouvement « Solidarité », en Pologne. Joseph Tischner écrit clairement que « l’éthique de Solidarité se veut une éthique de la conscience. Elle part du principe que l’homme est doué d’une conscience, d’un « sens éthique » naturel dans une large mesure indépendant des systèmes éthiques. Ceux-ci sont multiples, mais la conscience est une. Elle leur est antérieure. Elle constitue en l’homme une réalité autonome, un peu comme la raison et la volonté. De même qu’il peut exercer sa volonté et sa raison ou négliger de le faire, l’homme peut écouter sa conscience ou l’étouffer. A quoi l’exhorte-t-elle, aujourd’hui ? Avant tout, à ce qu’il veuille avoir une conscience, être conscience. (…)

Mais quelle idée de l’homme défendons-nous alors ? La qualité d’un acte proprement humain ne peut venir d’un exercice effectué sur commande, mais uniquement d’un comportement inspiré depuis l’intérieur de l’être. Pour que se construise la moralité, toute règle doit être acceptée par la conscience qui est capacité instinctive de déchiffrer le sens des panneaux et de déterminer lequel est important ici et maintenant. Les penseurs chrétiens disaient : la conscience est la voix de Dieu. Cela signifiait qu’un Dieu qui ne se manifeste pas à travers la conscience de l’homme n’est pas un vrai Dieu, mais une idole. Le vrai Dieu touche d’abord les consciences ».⁠[7] L’auteur ajoute, comme nous l’avons déjà vu précédemment dans le commentaire de la parabole du bon Samaritain : « Chaque « nous », chaque « avec » n’est pas la solidarité. (…) La solidarité authentique est la solidarité des consciences. Car être solidaire d’un homme c’est pouvoir compter sur lui, et compter sur un homme, c’est croire qu’il y a en lui quelque chose de stable, qui ne décevra pas. La conscience est en l’homme cet élément stable qui ne déçoit pas ? Encore faut-il vouloir avoir une conscience. Or, l’homme a le triste pouvoir de détruire ce qu’il y a en lui d’humain. Mais aussi l’heureux pouvoir de reconstruire sa conscience, à condition qu’il en ait la volonté. »[8]

Nous verrons plus loin les conséquences de cette vision sur le travail mais il est bon de s’attarder encore un peu aux fondements philosophiques pour bien saisir en profondeur l’importance du « basculement », sa nouveauté et sa possible efficacité face aux idéologies et aux théories à la mode.

Rocco Buttiglione⁠[9] a longuement suivi le parcours intellectuel du futur pape Jean-Paul II et confirme, en l’approfondissant, la brève présentation de Ph. Jobert.⁠[10] Dans ce qui peut paraître au lecteur comme un détour de plus, nous ne perdons pas de vue que nous devons bien parler du travail dans la conception chrétienne d’aujourd’hui mais justement l’auteur insiste sur ce fait que nous pressentions : « La crise du travail se présente avant tout, comme crise de la signification et du contenu éthique du travail »[11]

Et « si le marxisme, écrit Rocco Buttiglione, est devenu dominant dans le mouvement ouvrier, cela vient en grande partie de ce qu’il a réussi à penser le travail humain et le fait que l’homme se réalise par son travail ».⁠[12]

Il nous faut nous attarder un peu à cette affirmation parce qu’on la retrouve chez Jean-Paul II et que cette parenté a pu paraître troublante. René Coste qui relève cette proximité l’explique ainsi : « Ce dont les fondateurs du marxisme ne se sont pas rendu compte, c’est que, dans leur effort de revalorisation du travailleur, ils recueillaient en réalité un héritage chrétien essentiel »[13]. En témoigne, selon l’auteur, la position de Paul opposée à la mentalité grecque de l’époque. Or, nous avons vu que la réalité grecque était plus nuancée qu’on ne le dit souvent et aussi et surtout qu’après Paul et en exceptant saint Thomas, les chrétiens ont rapidement et longuement perdu le fil…​

Certes, Marx écrit bien que « pour l’homme socialiste, l’histoire universelle n’est rien d’autre que la génération de l’homme par le travail humain, rien d’autre que le devenir de la nature pour l’homme ; c’est pour lui la preuve évidente et irréfutable de sa génération par lui-même, du processus de sa genèse. »[14] Position confirmée par Engels : « Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est effectivement…​ conjointement avec la nature qui lui fournit la matière qu’il transforme en richesse. Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition fondamentale première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même. »[15]

Toutefois, l’affirmation de Marx, comme celle d’Engels, s’inscrit dans un contexte matérialiste. Engels, dans le dernier chapitre de sa Dialectique de la nature, chapitre intitulé « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme », raconte comment « sous l’influence, au premier chef sans doute, de leur mode de vie », chez des singes anthropoïdes, la main s’est libérée, une main « hautement perfectionnée par le travail de milliers de siècles ». « Ainsi la main n’est pas seulement l’organe du travail, elle est aussi le produit du travail ». Ensuite, » le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les liens entre les membres de la société (…) Bref, les hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire. Le besoin se créa son organe (…). » Le langage est donc « né du travail et l’accompagnant. » Le travail puis le langage ont été « les deux stimulants essentiels sous l’influence desquels le cerveau d’un singe s’est peu à peu transformé en un cerveau d’homme (…). » Plus tard encore, « le régime carné a conduit à deux nouveaux progrès d’importance décisive : l’usage du feu et la domestication des animaux. » Engels alors tire de cette évolution cette idée importante pour la suite du débat : « Comme nous l’avons indiqué, les animaux modifient la nature extérieure par leur activité aussi bien que l’homme, bien que dans une mesure moindre, et, comme nous l’avons vu, les modifications qu’ils ont opérées dans leur milieu réagissent à leur tour en les transformant sur leurs auteurs. » Avec les progrès de la science de la nature et la connaissance de ses lois, nous apprendrons à connaître et maîtriser les conséquences de nos actions puisque nous appartenons à la nature « avec notre chair, notre sang, notre cerveau », et que, chaque jour davantage, « les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature. » Ainsi, de plus en plus, « deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. »[16]

Il est inutile ici de revenir sur l’ »opposition » signalée. Soyons attentifs aux implications de cette philosophie qui est bien conforme a ce que Marx avait établi dans sa critique du matérialisme un peu simpliste de Feuerbach⁠[17] à qui il reproche de n’avoir pas compris « l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité « pratique-critique » » : « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique. (…) La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. (…) Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». En conséquence, Marx reproche donc à Feuerbach « de faire abstraction du cours de l’histoire », de ne pas voir « que l’ »esprit religieux » est lui-même un produit social » et que « toute vie sociale est essentiellement pratique ». Et il conclut par la formule célèbre : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer ».⁠[18]

L’homme n’est pas une essence à penser en dehors du contexte social et de la « praxis ». L’homme se fait par la praxis mais indirectement car si son action, son travail transforme le milieu, le milieu transformé, à son tour, transforme l’homme. Dans ce mouvement, le plus important, c’est la transformation efficace du milieu matériel et des relations sociales. Peu importe les moyens.⁠[19] Cette « philosophie de la praxis », comme on l’appelle⁠[20], K. Wojtyla va la reformuler ou plus précisément l’« approprier à la philosophie de l’être »[21]. Il montre que la conception marxiste de la praxis, de l’acte, est limitée. En effet, elle met bien en évidence le fait que l’acte transforme la nature -c’est son aspect « transitif », dira-t-il-, l’acte « en revanche, a toujours et immédiatement un effet sur l’homme qui l’accomplit, il est pour lui réalisation de sa propre vérité humaine ou sa négation ».⁠[22] Les adverbes « toujours et immédiatement » ont ici toute leur importance.

Avec saint Thomas, Wojtyla affirme bien que « l’homme préexiste ontologiquement à l’action » mais il ajoute « qu’il se réalise en elle et que la praxis, et particulièrement le travail, est comme le lieu de la réalisation de l’humanum dans l’homme »[23]. Indépendamment de l’influence que peut avoir le milieu transformé sur l’homme, le travail accroît dans son acte même l’humanité de l’homme.

La tradition chrétienne et post-chrétienne avait surtout étudié l’action de l’homme sur la nature, l’aspect objectif du travail, et oublié qu’ »il est aussi -et fondamentalement- un système de relations entre les hommes et un processus d’accomplissement de soi par la personne. »[24]

C’est au cœur du travail que naissent la culture et la contemplation⁠[25]. La confrontation avec la chose révèle à l’homme, dans le travail, sa valeur pratique pour la satisfaction de ses besoins mais aussi sa valeur esthétique. Cette relation a donc un caractère éthique Les choses ne sont plus, comme chez Marx, de la matière indifférenciée qu’il s’agit de transformer efficacement. Et l’homme ne peut plus être un Prométhée destructeur, pollueur, exploiteur.

Si, par le travail, l’homme se réalise et découvre ses liens avec la nature faite pour lui, il entre aussi en relation avec les autres⁠[26] et protège sa vie de la mort⁠[27].

Cette courte évocation de la philosophie du futur Jean-Paul II suggère clairement l’allure nouvelle que va prendre la réflexion de l’Église sur le travail à partir d’un enracinement anthropologique d’une perspicacité inégalée jusque là.

Cette anthropologie va se confirmer et se renforcer dans la redécouverte de la Parole de Dieu.


1. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, in Conseil pontifical « Justice et paix », De Rerum novarum à Centesimus annus, Cité du Vatican, 1991, pp. 51-52.
2. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, op. cit., p. 67. L’auteur renvoie à SRS, 28-37, à CA, 53-55 et 59 et ajoute : « Il n’y a pas de plus grand sous-développement pour l’homme, ni de plus grande pauvreté, que d e ne pas connaître Jésus-Christ. Ceux qui reprochent à Jean-Paul II de « se mêler de politique » n’ont pas compris que les considérations qu’il expose à ce sujet ne sont pas la pointe de son discours social ; elles ne font qu’expliciter les retombées pratiques d’un discours essentiellement évangélique ».
3. LE, 1981.
4. SCHOOYANS M., Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, op. cit., pp. 52.
5. JOBERT Dom Ph., moine de Solesmes, Iniciación a la filosofía de Juan Pablo II, in Tierra nueva, Cedial, Bogotá, año XII, n° 47, octubre de 1983, pp. 5-25. (Traduction communiquée par l’auteur).
6. Jean-Paul II dira : « (…) si la foi est indispensable pour marcher sur les eaux, nous devons chercher sans cesse telle forme de foi qui soit à la mesure d’un monde qui se renouvelle sans cesse, et non pas seulement à la mesure d’un passé que nous avons quitté sans retour. Il nous serait, du reste, difficile de nous identifier avec ce monde d’autrefois que par ailleurs nous admirons ; nous aurions du mal à vivre dans un monde d’ »avant Copernic », d’ »avant Einstein »…​et même d’ »avant Kant ». » ( « N’ayez pas peur ! », André Frossard dialogue avec Jean-Paul II, Laffont, 1982, p. 282).
7. Ethique de Solidarité, Ardant-Criterion, 1983, pp. 19-20.
8. Id., p. 21
9. Né en 1948, professeur de philosophie politique et homme politique italien.
10. BUTTIGLIONE Rocco, La pensée de Karol Wojtyla, Communio-Fayard, 1984. Notamment le chapitre 8: Conclusions : une confrontation avec les philosophies contemporaines (pp. 374 et svtes). Suite à la formulation cartésienne du « cogito ergo sum », « dans la pensée moderne, l’accès à la connaissance de l’homme est totalement conditionné par la connaissance de soi, à tel point que l’on ne peut avoir de connaissance de l’homme qui ne coïncide pas avec la conscience de soi ». C’est bien l’essence du subjectivisme puisque le « cogito » « en fondant la connaissance sur la conscience de soi, réduit l’objectivité des objets connus à la pure succession des états de conscience. Cela conduit à un primat absolu de la conscience subjective et, à la limite, au refus de la part du sujet de rien reconnaître comme réel, doté d’un droit autonome propre qui soit extérieur à la conscience » (pp. 396-397). Cette prise de position a des conséquences politiques. « d’une part, cette position est tendanciellement anarchiste, parce qu’elle finit par concevoir la liberté comme pur arbitre de la volonté subjective qui suit le sentiment propre sans se soumettre à aucune loi morale.
   d’une façon contradictoire cependant, cette même position a également un aboutissement totalitaire. Dans l’impossibilité de fonder d’une manière adéquate la communication entre les sujets, elle finit, pour expliquer la dimension sociale et historique, par postuler une espèce de macro-subjectivité sociale dans laquelle l’individu s’annule.
   La séparation entre le moi et l’autre est dépassée par un coup de force spéculatif. Ce qui devient le véritable sujet, c’est le sujet collectif, qu’il soit État, classe ou humanité, et devant lui le sujet empirique est réduit à n’être qu’un lieu phénoménal de la manifestation de la subjectivité collective. Individualisme et totalitarisme sont les deux aspects entre lesquels, éternellement inquiète, hésite et doit hésiter la conscience moderne » (pp. 397-398).
   K. Wojtyla va réinterpréter le « cogito » cartésien. Pour lui, « la connaissance ne se fonde pas sur la conscience. La conscience ne fait rien connaître mais subjective, introduit et ouvre vers l’intimité du sujet ce qui a été connu. A la valeur objective que la connaissance reconnaît comme telle, la conscience ajoute la participation de la personne » (p. 398). De plus, à partir du moment où le sujet humain, « en même temps, existe en soi et prend conscience qu’il existe par la relation avec l’autre » (399), s’amorce une autre vision socio-politique : « l’homme réalise sa liberté intérieure en intériorisant dans la conscience la vérité et le bien qui s’offrent à sa connaissance. Ni pure authenticité conscientielle ne se tournant pas vers la vérité objective, ni l’obéissance à une norme objective sans une authentique participation de la conscience ne peuvent accomplir le destin de l’homme. La voie de la participation apparaît alors alternative tant pour un individualisme qui ne peut reconnaître l’autre sans se renier lui-même, que pour un totalitarisme abandonnant la subjectivité de l’individu dans le collectif. C’est par cette double négation que s’affirme l’idéal de la communion des personnes, la réalisation de soi dans la participation à l’humanité de l’autre et dans la communion avec lui ». (p. 403).
11. Id., p. 389.
12. Id., p. 412.
13. René Coste, professeur à l’Institut catholique de Toulouse, Une intense vérité humaine, in L’homme et son travail, Proposition de seize pistes d’échanges ou de réflexions pour l’étude de l’encyclique de Jean-Paul II sur le travail (septembre 1981), Editions du Paroi, sd., p. 7.
14. Economie et philosophie, 1844, in Œuvres, Economie II, op. cit., p. 89.
15. Friedrich Engels, Dialectique de la nature, 1883, p. 134, sur www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales.
16. Id., pp. 135-143.
17. Ludwig Feuerbach (1804-1872), philosophe et sociologue allemand, disciple de Hegel, influença Marx et Engels. Dans son œuvre principale, « L’essence du christianisme » (1841) (François Maspero -Fondations, 1982) que Marx va critiquer, « la relation religieuse représente la différence entre l’homme comme individu, et l’Homme dans son essence complète. Essence qui est aussi le genre humain récupérant la totalité des individus dans sa plénitude substantielle. Voilà ce que contient, mais en termes impropres, la religion chrétienne. Car son Dieu représente exactement ce qui manque à l’individu pour être pleinement Homme. Le Dieu représenté est le détour par lequel chaque conscience réfléchit, sous forme d’Objet , comme sur un miroir, son être essentiel qu’elle n’arrive pas à rejoindre ni à vivre : « Dieu est le miroir de l’homme. » Que cela soit compris, que l’individu recouvre son essence, que l’Homme soit restitué à l’homme, et l’humanisme accomplira les vœux religieux, opérera le salut des hommes. » (BRUAIRE Cl., Le droit de Dieu, Aubier Montaigne, 1974, p. 43). Autrement dit, la religion est un dialogue entre l’homme tel qu’il est et l’Homme tel qu’il doit être. Il faut donc revendiquer pour soi le droit de Dieu et ne plus projeter ses désirs dans un autre monde. On gardera la dimension anthropologique du christianisme où l’Église sera remplacée par l’État, les miracles par la technologie, la prière par le travail et les sacrements par la nourriture.
18. Thèses sur Feuerbach (1845), I, II, III, VI, VII, VIII, XI, texte disponible sur www.marxists.org.
19. « L’attention portée unilatéralement à la transformation du milieu explique que n’importe quel prix, en termes de valeurs humaines et même en termes de souffrances des individus coexistant réellement, apparaisse comme acceptable, afin de parvenir à ce changement révolutionnaire des structures objectives qui, par la suite, réagira infailliblement, même sur les générations futures, en produisant une humanité entièrement nouvelle. » (BUTTIGLIONE R., op. cit., p. 412).
20. Cf. BUTTIGLIONE R., Vers une nouvelle philosophie de la praxis, in op. cit., pp. 404-422.
21. Id., p. 413.
22. Id., pp. 414-415. R. Buttiglione cite ce texte de K. Wojtyla : « l’agir humain, c’est-à-dire l’acte, est à la fois transitif (…) et non-transitif. Il est transitif en tant qu’il va « au-delà » du sujet en cherchant une expression ou un effet dans le monde extérieur, et ainsi s’objective dans quelque production. Il est non-transitif dans la mesure où il « reste dans le sujet », en détermine la qualité et la valeur, et établit son devenir essentiellement humain. C’est pourquoi l’homme en agissant, non seulement accomplit quelque action, mais en quelque sorte se réalise lui-même et devient lui-même. (…) Le travail (…) est possible dans la mesure où l’homme existe déjà (…) La priorité de l’homme comme sujet essentiel de l’action humaine, c’est-à-dire la priorité au sens métaphysique, est liée à l’idée de la praxis, dans le sens qu’il décide d’elle. Il serait absurde d’entendre cela dans un sens opposé, c’est-à-dire de considérer comme sujet une sorte de praxis indéterminée, qui devrait ensuite définir et déterminer ses sujets. Il n’est pas possible non plus de penser à une praxis a priori, comme si de cette praxis presque absolue devaient émerger, sur la voie de l’évolution du monde, les catégories, les formes particulières de l’opération, que détermineraient ses agents. Notre thèse est que l’agir humain (praxis) nous permet de comprendre l’agent d’une manière plus complète (…) ». (Il problema del costituirsi della cultura attraverso la « praxis » umana, in Rivista di Filosofia neoscolastica, a. 69, n. 3, pp. 515-516).
23. BUTTIGLIONE R., op. cit., , p. 415.
24. Id., p. 416.
25. « Ce qui est culture, c’est la capacité d’aimer et de respecter et d’utiliser toutes les choses, chacune selon la dignité qui lui est propre. » (Id. p., 418). R. Buttiglione cite encore K. Wojtyla : « C’est par la praxis humaine que se forme la culture, dans la mesure même où l’homme ne devient pas un esclave de l’agir, du travail, mais parvient à l’admiration de la réalité (…) c’est-à-dire dans la mesure où il retrouve en lui-même le sens fort du « cosmos » et donc de l’ordre du monde dans sa dimension macro et micro-cosmique (…) fascination, admiration, « contemplation » constituent la base essentielle de la construction de la culture par la praxis humaine. » (Il problema…​, op. cit., p. 521).
26. Cet aspect sera développé par J. Tischner qui présente le travail comme une « forme particulière du dialogue entre les hommes qui contribue à maintenir et développer la vie humaine ». (Ethique de Solidarité, op. cit., p. 32). Nous y reviendrons.
27. Certes, l’homme meurt et ce qu’il a créé s’use également mais ne s’use pas « l’aspect intransitif du travail, ce que l’homme est devenu par lui. C’est dans la culture de l’homme que se conserve le résultat de cette lutte avec la mort que les hommes, au cours des générations, ont menée à l’intérieur d’eux-mêmes. » (BUTTIGLIONE R., op. cit., p. 421). Et K. Wojtyla va plus loin : « Les empreintes laissées dans la culture humaine non seulement s’opposent en soi à la mort, parce qu’elles vivent et inspirent toujours les hommes nouveaux, mais elles semblent en outre rappeler l’immortalité - et peut-être encore davantage : elles semblent témoigner de l’immortalité personnelle de l’homme sur la base, précisément, de ce qui en lui est « intransitif ». La culture devient ainsi une expérience et un témoignage perpétuels qui se présentent comme une réponse à un pessimisme existentiel de l’homme » (Il problema..., op. cit., p. 524).

⁢ii. Une théologie du travail

Si le travail a un sens, c’est dans l’homme que nous devons le chercher. Or, nous savons aussi que Dieu révèle l’homme à lui-même. C’est pourquoi il nous faut écouter les testaments de Dieu avant de nous pencher sur les « questions particulières ». Le sens profond du travail doit s’éclairer à la Parole de Dieu, sinon Dieu n’est pas Dieu créateur de l’homme, du ciel et de la terre ou bien le travail est une pure absurdité et toute recherche de sens est trompeuse.

Nous allons voir que la Parole de Dieu écarte d’abord deux idéologies extrêmes. Celle, d’une part, véhiculée par une fausse conception religieuse qui considère le travail comme une punition, une expiation, conception qui imprègne aussi certaines revendications visant à réduire au maximum le temps de travail. Celle, d’autre part, qui considère le travail comme l’essentiel de la vie, l’unique moyen pour l’homme de se construire par le biais incontournable de la société nouvelle dont il sera l’artisan.

La Parole de Dieu nous permet de sortir des apparentes contradictions relevées par les philosophes et les sociologues, de justifier la nécessité et la pénibilité, d’échapper à la dialectique travail-loisir en établissant les conditions d’un travail humain épanouissant qui réponde autant que faire se peut aux aspirations de l’homme.

Avant le Concile, tout un courant théologique qu’on a appelé « humaniste » ou « temporel » s’est attaché à montrer que les choses et les faits temporels sont une préparation secondaire, certes, mais une préparation tout de même au Royaume des cieux.

Jean Laloup et Jean Nélis⁠[1] qui appartiennent à ce courant, font remarquer, dans leurs ouvrages de vulgarisation que leur position « s’oppose à une conception « eschatologique », qui est attirée par la transcendance des réalités surnaturelles et n’accorde aux réalités temporelles qu’une valeur d’étape dont il faut se dégager au plus tôt par l’esprit et la grâce. »[2] Il est vrai qu’a perduré chez nombre de théologiens un certain platonisme alors que d’autres, dont les auteurs cités, à la suite de saint Thomas, renouaient avec la vision positive que la Genèse, par exemple, nous offre de la Création tout entière⁠[3].

On sait que le cardinal Mercier fut, en Belgique, le promoteur d’un renouveau thomiste dont le centre fut Louvain.⁠[4]

Dans cette mouvance, en 1933, le P. Mersch va, à propos du Corps mystique du Christ⁠[5], rappeler la largeur de vue d’un certains nombre d’auteurs scolastiques et de saint Thomas, en particulier, qui affirme, tout d’abord, que tous les hommes⁠[6], corps⁠[7] et âme, sont membres du Christ qui est aussi tête des anges⁠[8]. Reste la question des créatures matérielles qui nous intéresse tout spécialement ici. La position de saint Thomas est claire : « Une fois fini le jugement dernier, la nature humaine sera entièrement fixée en son terme. Mais, puisque toutes les choses corporelles sont en quelque façon faites pour l’homme, il est convenable qu’à ce moment aussi l’état de toute la création matérielle soit changé, afin d’être adapté à l’état des hommes qui seront alors.(…)

Le mouvement du ciel cessera et toute génération et toute corruption dans les éléments. Mais la substance des choses demeurera, appuyée sur l’immobilité de la bonté divine. Dieu a créé les choses pour qu’elles soient ; en conséquence, l’être des choses qui ont aptitude à demeurer sans fin, demeurera sans fin. (…) Dieu suppléant par sa puissance tout ce qui fait défaut à leur faiblesse.(…)

Puisque les hommes ne seront pas seulement délivrés de la corruption, mais aussi revêtus de gloire, et puisque la création matérielle sera finalement disposée en conformité avec l’état des hommes, il faudra aussi que la création matérielle reçoive une certaine splendeur de gloire. C’est pourquoi il est écrit (Ap 21, 1) : « J’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle » et encore (Is 65, 17-18) : « Je créerai des cieux nouveaux et une terre nouvelle, et on ne se souviendra plus des anciens, et on n’y pensera plus, mais vous serez dans la joie et dans l’allégresse pour toujours ». Amen »[9].

La pensée de Thomas est bien conforme avec celle de Paul lorsqu’il écrivait que « la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise,- c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. »[10] Le P. Mersch fait remarquer que « ce texte, fort clair cependant, avait été (…) commenté par saint Augustin d’une façon qui en réduisait beaucoup la portée. Par crainte de manichéisme, et d’origénisme, il avait déclaré que « toute la création » dont il s’agit, ce n’est en réalité que l’homme tout seul. L’homme, en effet, disait le saint, contient en lui-même tous les éléments de la création : l’esprit, la vie, la matière. Aussi, quand, seul, il crie vers Dieu dans l’attente, on peut dire qu’en lui, c’est l’univers entier qui crie. L’autorité d’Augustin domina un certain temps l’exégèse du passage (…). Mais l’évidence finit par l’emporter. Les scolastiques forcés en quelque sorte par l’Écriture, oseront évoquer l’image grandiose mais vague d’un univers haletant de désir et tendu vers l’adoption divine (…). »

Et le P. Mersch ajoute que, pour les scolastiques, ce n’est « pas plus tard seulement que le monde sera repris par l’économie du salut. Dès maintenant, le Christ utilise tout pour le bien de ses élus. (…) Il est Seigneur de tout, déclarent unanimement, quoique en des sens divers, les scolastiques, et il l’est parce que tout rentre dans son œuvre rédemptrice. »

Et il conclut : « Par continuité avec l’homme, dirons-nous, les choses reçoivent quelque prolongement de l’influx de la grâce, en même temps qu’elles servent, à leur manière, à transmettre cet influx. Le Christ est donc leur chef, pour autant qu’elles rentrent de la sorte dans l’économie de la rédemption. Le Christ complet, c’est le Sauveur avec toute l’humanité ; l’humanité complète, c’est l’homme avec tout l’univers ; le Christ complet, c’est donc le Christ avec tous les hommes et avec le monde entier. »[11]

Les recherches historiques du P. Mersch reprises et développées en 1936 et plus tard⁠[12] encore ne passeront pas inaperçues. Elles s’inscrivent en fait dans un large mouvement de réflexion dont la Nouvelle revue théologique[13] sera le porte-parole. Le P. Malevez⁠[14] revisite la thèse ressuscitée par le P. Mersch et l’appuie. Il réaffirme que « le dogme des origines nous invite à penser que normalement la grâce désire, pour bien être, une transformation du corps et de son milieu » ; que l’Incarnation, la Rédemption et la promesse de notre « sublimation » attestent que « l’univers matériel fait partie du Corps mystique du Christ »[15]. Poussant jusqu’au bout cette logique, il n’hésite pas à écrire que « les plus précieuses conquêtes de la civilisation occidentale, dans le domaine purement « temporel », peuvent s’interpréter comme le prolongement de l’Incarnation, comme le produit d’une grâce se composant peu à peu le climat nécessaire à sa parfaite floraison »[16]. Dès lors, « prise en elle-même, la maîtrise contemporaine de la matière, l’organisation politique, l’art, la pensée et toute la technique complètent le Christ et, en le complétant, le glorifient. » Le chrétien est donc invité à voir le progrès sous un angle positif et à découvrir « un aspect intrinsèque du Christ total et la lente élaboration mystérieuse « des cieux nouveaux et de la terre nouvelle ». »

Le P. Malevez est bien conscient que cette ébauche d’une « théologie du progrès » risque de surprendre tous les désenchantés du monde, chrétiens ou non⁠[17] mais elle est une « théologie du Bien » qui dit à l’homme moderne : « oui, le monde est grand et digne de ton effort et de ta vie, si toutefois tu le cherches non pas pour son excellence séparée, mais dans un Tout et en vue d’un Tout qui l’englobe et qui le dépasse, et qui est le Corps mystique du Christ, vivant de la vie de Dieu. » Ajoutons à cet optimisme dynamique qui est une invitation à la transformation du monde et une justification essentielle du travail humain⁠[18], que cette théologie du Corps mystique est une théologie de la solidarité qui condamne aussi bien l’individualisme libéral que le nationalisme⁠[19] dans le respect des droits de chaque personne.⁠[20]

Ce que la théologie du Corps mystique nous dit de la valeur du « monde », se renforce encore à la lumière de la théologie de la création qui fleurit, à l’époque, dans le même cercle intellectuel et qui lui est liée⁠[21].

Ainsi, le P. Charles⁠[22] qui fut un des maîtres du P. Mersch, montre que, contrairement à ce que l’on croit, dans le binôme Dieu-monde, l’homme, partout et toujours a d’abord cru à l’invisible et s’est intéressé à lui prioritairement : « ce n’est qu’à une époque relativement récente que l’homme s’est passionné pour les « nourritures terrestres » et qu’il s’est enivré du visible. L’homme, en fait, a mis un temps infini, des dizaines, des centaines de siècles peut-être, à découvrir non pas qu’il avait une âme mais qu’il avait un corps. Il a cru au ciel invisible, à l’enfer tout aussi lointain, bien avant de découvrir la terre ; et la matière, précisément parce qu’elle est sa découverte la plus récente, exerce encore sur lui, aujourd’hui, la fascination de la nouveauté. »[23]

Bouddhisme, soufisme⁠[24], platonisme, augustinisme⁠[25], stoïcisme, gnoses⁠[26], ont enseigné, d’une manière ou d’une autre, « l’exaltation de l’esprit, de l’idée, de l’invisible ; et le mépris des choses, de la matière, du corps, et du monde. »[27] Et que l’on ne se méprenne pas sur la condamnation de la « chair » chez saint Paul⁠[28] . On se rappellera que dans l’Ancien Testament déjà, la chair désigne « la créature (âme aussi bien que corps) laissée à elle-même, quand l’ »l’Esprit » de Dieu ne vient pas la soutenir d’en-haut (cf. Gn 6,3) ». C’est dans ce sens que Jean emploiera le mot⁠[29]. Paul ajoutera l’idée de « la perversion de l’homme naturel, due à son péché », péché qui touche d’abord l’âme et qui, à travers elle, dérègle le corps. Dès lors, « puisque c’est l’âme qui a péché, le corps n’étant que son instrument, c’est elle-même qui a le plus besoin de salut. Seul l’Esprit de Dieu pourra, en la délivrant de l’esclavage de ses désirs, restaurer avec elle le corps dans la gloire finale à laquelle Dieu destine l’homme tout entier (Rm 8, 11) ».⁠[30]

Le P. Charles a donc parfaitement raison de souligner que « la première grande lutte doctrinale de l’Église n’a pas été contre les négateurs de Dieu, mais contre les négateurs du monde ; et sa première victoire, aujourd’hui presque oubliée dans nos Somme théologiques, a consisté à « sauver la terre ». »[31]

La tâche de la théologie qui s’occupe de « toutes les choses », visibles et invisibles, individuelles et sociales, passées, présentes ou à venir, est de « s’efforcer d’en comprendre et d’en faire comprendre la signification et la valeur divine ».⁠[32] Dieu n’est-il pas, comme le proclame le Credo, créateur de « l’univers visible et invisible » ? « Puisque tout vient de Dieu, créateur unique, commente le P. Charles, et que toutes les choses ont une signification divine, adorer Dieu, tendre vers lui, et respecter le monde, lui demeurer fidèle, ne sont pas deux attitudes, deux tendances divergentes entre lesquelles il faudrait choisir. Ce sont deux aspects solidaires, complémentaires, logiquement et naturellement liés, d’un seul et même devoir, d’un seul et même amour. »⁠[33] Et la valeur du monde vient d’abord de son principe, c’est-à-dire du fait qu’il est fait par Dieu et non pas du fait qu’il est fait pour l’homme. La théologie de la création, d’une création « bonne » répète la Genèse, révèle que c’est l’homme qui est l’ennemi de l’homme et non le monde, que tout ce qui particularise et individualise est estimable est respectable puisque « les choses et la matière ont leur valeur divine, parce que venant du même auteur que l’élément spirituel »[34].

La tâche de la théologie paraît immense : « Il ne suffit pas qu’elle détaille des règles de conduite morale ni qu’elle tranche des cas de conscience. Avant de dire aux hommes comment ils doivent se comporter avec les choses, il faut leur en donner la vision divine et les leur faire comprendre. Le sens divin du monde et la vie concrète du métier et de la terre, de la santé et de la souffrance, du progrès industriel et du sport, du labeur et du rythme, de la maison et du voyage, du corps et de la route, des larmes et de l’amour ; le sens divin du monde bourru et hostile où nous sommes, de l’effort humain vers plus de puissance et plus de fierté ; le sens divin de la terre et de tout ce qu’elle porte, c’est à la théologie, à la théologie dogmatique à le montrer. » Et l’auteur ajoute cette remarque importante : « Ce n’est plus là un monopole des clercs, c’est le pain que demandent les foules des croyants - et les autres aussi - et les pierres de la dialectique ne remplacent pas cette nourriture. »[35]

Le lecteur aura senti, dans ce bref résumé, combien la pensée du P. Charles est proche de celle de Teilhard de Chardin⁠[36]. Si l’œuvre du célèbre jésuite n’a été accessible qu’après sa mort, il faut savoir qu’en 1927, c’est précisément au P. Charles qu’il envoya le manuscrit du Milieu divin qui ne sera publié qu’en 1957⁠[37]. Dans une perspective eschatologique où, conformément à la Tradition, il nous faudra, pour être divinisés, nous abandonner à la volonté divine, le monde n’est pas insignifiant pour autant car, « au chrétien qui sait regarder, il n’est rien dans le monde qui ne montre Dieu. Tout y est capable de mener à Dieu, « point ultime » où tout converge. Tout, et plus spécialement, d’abord, ce qui est notre lot constant de chaque jour : le travail ; pas seulement ce travail humainement privilégié dans lequel l’homme aurait le sentiment qu’il « fait de l’histoire », ou qu’il « construit l’histoire » (…), ou encore le sentiment qu’il élève de quelques degrés l’édifice toujours montant de la science ; mais, sans distinction, toute œuvre humaine, la plus humble tâche ménagère aussi bien que l’activité la plus spirituelle. »[38] Comme l’écrit Teilhard, Dieu « est, en quelque manière, au bout de ma plume, de mon pic, de mon pinceau, de mon aiguille, de mon cœur, de ma pensée ».⁠[39] Dans cet esprit, « le croyant s’exerce donc à la seule chose qui importe : voir Dieu en toutes choses, en tout être ; le voir « où que ce soit »[40]. Il cherche Dieu en toute action, en tout amour, -sans que jamais rien ne lui soit Dieu, que Dieu seul. »[41]

Le cardinal Ratzinger fera remarquer qu’on ne peut « ignorer la dimension cosmique du culte chrétien. » Il rappelle que la création débouche sur le sabbat, c’est-à-dire « le jour où l’homme et tout l’univers créé participent au repos de Dieu. » Et l’on constate dans le récit de la Genèse, qu’« il n’y est pas directement question de culte, encore moins de ce que le Créateur puisse avoir besoin des dons des hommes. Le sabbat offre au contraire une vision de liberté : ce jour-là, esclave et maître se retrouvent sur le même plan, ils sont égaux. » Bien sûr, il ne s’agit pas de réduire le sens de l’événement à un niveau seulement social car la Création « a pour raison d’être l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme. » Ainsi, la liberté et l’égalité découvertes « n’ont de sens que d’un point de vue théologique : c’est par son alliance avec Dieu que l’homme devient libre, c’est dans cette alliance que tous les hommes deviennent égaux. » Dieu de se donne à l’homme et l’homme répond à Dieu par l’adoration. Cette alliance a lieu dans l’espace de la Création. celle-ci « est donc destinée à être l’espace de l’adoration. » C’est pourquoi le culte « ne sauve pas l’homme seulement, mais entraîne toute la réalité dans la communion avec Dieu. » Dès lors l’opposition que certains font entre le culte des religions naturelles ou encore des religions non théistes, qui aurait un caractère cosmique et le culte judéo-chrétien qui aurait un caractère historique ne tient pas vraiment. « Le cosmos en effet n’est pas une construction immuable, un lieu clos reposant en lui-même, où de déroulerait l’histoire. le cosmos est aussi mouvement, qui va d’un commencement à une fin, et en ce sens il est histoire. »[42]

Dans cet esprit, comment considérer le travail ? « L’homme, répond Teilhard, ne continuera à travailler et à chercher que s’il conserve le goût passionné de le faire. Or ce goût est entièrement suspendu à la conviction, strictement indémontrable à la Science, que l’Univers a un sens, et qu’il peut, ou même qu’il doit aboutir, si nous sommes fidèles, à quelque irréversible perfection. Foi au progrès. »[43]

On a reconnu, au passage, l’influence des Exercices spirituels de saint Ignace et, au delà, la théologie de certains Pères de l’Église⁠[44] et finalement de Paul qui, très nettement, lui a inspiré la vision d’un « Christ cosmique » notamment, à partir de ce passage de l’épître aux Colossiens où il est dit du Christ : « Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances, tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. »[45] Ou encore au début de l’épître aux Ephésiens où Paul salue « le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ » en ces termes: « Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. »[46]

Dans cette mouvance, mais en prolongeant explicitement « par une réflexion existentielle », les conclusions du P. Malevez, le P. Rideau⁠[47] relève à travers les « parasites » et les « contaminations », une « avance » des techniques et des sciences, de l’éducation de la conscience et de l’organisation sociale. Ces « montées » sont sans doute l’œuvre « latérale » de la Révélation de l’Incarnation qui « fonde et stimule la liberté de la personne » et de la Résurrection qui, par l’espérance, ouvre l’avenir. La conclusion du P. Rideau rejoint par un chemin parallèle celle de Teilhard qui n’est jamais cité⁠[48] : « Le mouvement de l’histoire pose au monde des problèmes que seul le christianisme peut résoudre, et c’est « par ma force des choses » que l’homme est acculé à l’inévitable option, sinon d’un dépassement, du moins d’un consentement à l’Esprit. Comme à Babel, toute construction s’écroule, qui n’est pas fondée sur Dieu. (…) La transformation finale de l’homme par la surabondance gratuite du Don de Jésus, dans son second Avènement, sera (…) d’abord une purification et un rachat ; et il faudra que soit surmonté, résorbé, le « mystère d’iniquité », plus actif à mesure qu’approche sa défaite. Elle implique aussi une récapitulation de toute l’histoire et de tous les élus qui y sont apparus. Mais la nouveauté de cette grâce, qui sera l’achèvement de l’homme en Dieu et le commencement de la Cité éternelle, n’exclut pas une préparation de la conscience et une économie de continuité : le premier avènement du Christ fut enté sur l’histoire d’Israël. d’où la nécessité, sinon d’un progrès - le terme est ambigu - du moins d’une avance de l’homme dans l’histoire. (…) Nous allons vers Dieu, mais, le premier, Dieu vient à nous, prior dilexit nos. Déjà, depuis Jésus, nous sommes entrés dans la fin des temps, mais, par la miséricorde du Seigneur, cette fin des temps a elle-même une histoire réelle, une histoire sainte, qui assume et consacre, tout en l’animant, une histoire profane, encore mêlée de mal et d’erreur. Nous sommes déjà dans l’éternel, et pourtant nous attendons non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour toute l’humanité une révélation plénière du Seigneur. La croissance qui nous en rapproche n’est pas comparable à un progrès mécanique, ni à une maturation biologique ; elle se signale pourtant mystérieusement à l’œil de la foi. Veni, Domine Jesu. »

Nous sommes loin de cet esprit que nous avons détecté dans notre parcours historique et qui se caractérisait par un certain mépris pour le monde matériel, par la hiérarchisation des tâches, par l’insistance sur la pénibilité rédemptrice du travail, par l’acceptation de sa pauvreté. Nous sommes loin aussi du pessimisme exprimé par certains penseurs chrétiens⁠[49] qui, au XXe siècle, exprimaient leur méfiance vis-à-vis de la civilisation technicienne.

Les théologiens que nous venons de survoler ont une tout autre vue : la transformation du monde sert à l’édification du Corps du Christ et l’Église peut répondre aux problèmes temporels des hommes, non en leur proposant de fuir mais en les invitant à découvrir le sens divin de l’agir humain puisque, depuis la Résurrection du Christ, ils sont déjà dans la vie de Dieu au cœur d’un monde qu’il a créé et où l’Esprit reste à l’œuvre.

Le Concile Vatican II va consacrer cette tendance théologique⁠[50].

Seize ans avant Laborem exercens, il proclame clairement combien l’activité humaine est conforme au plan de Dieu : « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout en étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.

Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire.

Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire bien persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plus s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant. »[51]

Avant d’aborder « quelques problèmes plus urgents », les Pères conciliaires vont insister sur l’importance et la valeur de l’engagement temporel en reprenant l’essentiel théologique : « le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s’est lui-même fait chair, il est entré dans l’histoire du monde, l’assumant et la récapitulant en lui (c.f Ep 1, 10). C’est lui qui nous révèle que « Dieu est charité » (1 Jn 4, 8) et qui nous enseigne en même temps que la loi fondamentale de la perfection humaine, et donc de la transformation du monde, est le commandement nouveau de l’amour. A ceux qui croient à la divine charité, il apporte ainsi la certitude que la voie de l’amour est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain. Il nous avertit aussi que cette charité ne doit pas seulement s’exercer dans des actions d’éclat, mais, avant tout, dans le quotidien de la vie. En acceptant de mourir pour nous tous, pécheurs (cf. Jn 3, 16 ; Rm 5, 8-10), il nous apprend, par son exemple, que nous devons aussi porter cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix. Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre (cf. Ac 2, 36 ; Mt 28, 18), agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir, mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière. (…) De tous il fait des hommes libres pour que, renonçant à l’amour-propre et rassemblant toutes les énergies terrestres pour la vie humaine, ils s’élancent vers l’avenir, vers ce temps où l’humanité elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu (cf. Rm 15, 16). »[52]

« Nous ignorons le temps de l’achèvement de la terre et de l’humanité (cf Ac 1, 7), nous ne connaissons pas le mode de transformation du cosmos. Elle passe, certes, la figure de ce monde déformée par le péché (cf. 1 Co 7, 31) ; mais, nous l’avons appris, Dieu nous prépare une nouvelle demeure et une nouvelle terre où règnera la justice (cf. 2 Co, 5, 2 ; 2 P 3, 13) et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme (cf. 1 Co 2, 9, Ap 21, 4-5). Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu ressusciteront dans le Christ, et ce qui fut semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité (cf 1 Co 15, 42 et 53). La charité et ses œuvres demeureront (cf 1 Co 13, 8 ; 3, 14) et toute cette création que Dieu a faite pour l’homme sera délivrée de l’esclavage de la vanité (cf. Rm 8, 19-21).

Certes, nous savons qu’il ne sert à rien à l’homme de gagner l’univers s’il vient à se perdre lui-même (cf. Lc 9, 25), mais l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine (cf. Pie XI, QA). »[53]

La Constitution se clôturera sur cette formule forte : « Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père (cf. Mt 7, 25) et qui, courageusement, agissent. »[54]

Quand il aborde plus précisément la vie économico-sociale, le Concile rappelle encore : « Le travail des hommes, celui qui s’exerce dans la production et l’échange des biens ou dans la prestation de services économiques, passe avant les autres éléments de la vie économique, qui n’ont valeur que d’instruments.

Ce travail, en effet, qu’il soit entrepris de manière indépendante ou par contrat avec un employeur, procède immédiatement de la personne: celle-ci marque en quelque sorte la nature de son empreinte et la soumet à ses desseins. Par son travail, l’homme assure habituellement sa subsistance et celle de sa famille, s’associe à ses frères et leur rend service, peut pratiquer une vraie charité et coopérer à l’achèvement de la création divine. Bien plus, par l’hommage de son travail à Dieu, nous tenons que l’homme est associé à l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ qui a donné au travail une dignité éminente en œuvrant de ses propres mains à Nazareth. »[55]

Faut-il s’étonner que Gaudium et spes contienne déjà tous les éléments théologiques fondamentaux qui seront développés dans Laborem exercens ? On se rappelle le rôle décisif que joua le cardinal Wojtyla dans la réorientation et la correction du schéma 13 qui allait devenir la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes.⁠[56]

C’est pour donner son plein sens au travail que l’encyclique Laborem exercens s’ouvre, après une introduction qui inscrit le document dans la tradition de l’Église⁠[57], sur une méditation du livre de la Genèse[58] et se ferme avec les « Eléments pour une spiritualité du travail »[59].

L’encadrement théologique nous permet de dépasser les meilleures analyses sociologiques et même philosophiques. Car si l’on veut rendre le travail plus humain, encore faut-il savoir ce que « humain » veut dire, savoir de quel homme nous parlons et surtout replacer l’homme au centre du problème. C’est pourquoi l’encyclique Laborem exercens nous parle en fait du travailleur plus que du travail : L’Église « croit en l’homme: elle pense à l’homme et s’adresse à lui, non seulement à la lumière de l’expérience historique ou avec l’aide des multiples méthodes de la connaissance scientifique, mais encore et surtout à la lumière de la parole révélée du Dieu vivant. Se référant à l’homme, elle cherche à exprimer les desseins éternels et les destins transcendants que le Dieu vivant, Créateur et Rédempteur, a liés à l’homme ».⁠[60]

Or, pour tous les siècles, la mission donnée à l’homme, à tout homme, créé à l’image de Dieu⁠[61], est de soumettre la terre⁠[62], tout le monde visible avec ses innombrables ressources que le travail révèle et utilise. Mais il est bien clair que « ce plan est nécessairement et indissolublement lié au fait que l’être humain a été créé, en qualité d’homme et de femme, « à l’image de Dieu ». »[63]

En s’attachant au récit de la création qui est un texte de bénédiction⁠[64], Jean-Paul II met en évidence l’aspect positif du travail humain et la dignité du travailleur plutôt que l’aspect douloureux du travail. En évoquant la semaine du « travail » de Dieu », le Pape montre que, dans son travail, l’homme « reflète l’action même du Créateur ». Dès lors, la malédiction qui suit le péché n’annule pas « l’intention fondamentale et primordiale de Dieu »[65].

Tel est le message essentiel du chapitre 4.

Il faut attendre les tout derniers chapitres (24-27) pour que la réflexion théologique reprenne et se prolonge. Comment expliquer cette construction ? Pour bien souligner, avons-nous dit, dans quelle vision significative s’inscrit le travail humain. Mais on peut ajouter, en regardant le texte de plus près, qu’après avoir donné, d’ouverture, le sens profond du travail, en rappelant la théologie de la création, il était bon, pour clore, d’offrir, à la vie laborieuse, « des exemples à suivre ou à fuir, des modèles à vivre »[66], empruntés à l’Ancien Testament mais surtout à « l’évangile du travail ». Dans le mystère de l’Incarnation (26), Jésus est devenu, par son travail, « non pas exclusivement, mais très réellement » « l’homme qu’il était et qu’il demeure par la gloire de sa résurrection. Pour se faire homme, le Verbe de Dieu, s’est fait travailleur. »[67] Finalement, le mystère pascal (27) marque le triomphe de la bénédiction sur la malédiction, dès maintenant. Si nous le suivons, « le Christ intervient (…) à l’intérieur du labeur pour en changer le sens (…). C’est parce qu’il n’y a pas évasion qu’il peut y avoir anticipation : que le labeur humain prépare l’ébauche terrestre de la cité de Dieu (…). Le Royaume n’est pas un phantasme, un délire, une compensation, une sécrétion onirique : il est une œuvre présente ».

Nous sommes loin aussi de la mentalité ancienne qui considérait le travail comme une pure ascèse indifférente au contenu de l’œuvre⁠[68]. Et nous sommes loin, évidemment de la mentalité, hélas, trop répandue aujourd’hui, du travailleur qui estime que « le labeur n’est plus guère que le prix consenti de mauvaise grâce pour s’offrir le loisir hebdomadaire ou annuel ».⁠[69]

La théologie du travail telle qu’elle est présentée dans Laborem Exercens se marie parfaitement avec la théologie du dimanche. Le dimanche, jour de la résurrection du Seigneur, est le jour de la Libération de l’homme. Certes, il fixe une limite au travail qui n’est pas le tout de la vie humaine et qui, dans son caractère pénible, réclame aussi une libération⁠[70]. Mais, bien davantage, au cœur du dimanche chrétien, la participation au sacrifice de la messe est l’occasion toute particulière de sanctifier et consacrer le travail représenté, sur l’autel, par le pain et le vin, ces fruits de la terre et « du travail des hommes ».⁠[71]

Le dimanche, illuminé par l’eucharistie, lève l’antique malédiction et rend le travail à la bénédiction primitive A ce moment, le travail se révèle non comme une simple occupation mais « le moyen d’exprimer et de façonner en nous la ressemblance divine, (…) (de) participer à l’œuvre créatrice de Dieu toujours au travail dans le monde ».[72]

Par le travail, l’homme « se travaille », se rend toujours plus « à l’image de Dieu », du Dieu du premier jour, qui se met au travail, du Dieu du septième jour, qui n’a plus ni matin ni soir parce qu’il est aussi déjà huitième jour, jour de l’éternité.

Il est donc bien entendu, une fois pour toutes, que « tout travail, qu’il soit matériel ou intellectuel, est inévitablement lié à la peine », que le travail demeure fondamentalement bon mais que le péché y a attaché un coût. Enfin, qu’« en supportant la peine de son travail en union avec le Christ, l’homme collabore en quelque sorte avec le Fils de Dieu à la Rédemption de l’humanité ».⁠[73] « Si nous vivons en chrétiens notre travail, nous faisons aussi l’œuvre de prophètes et nous annonçons cette terre nouvelle et ce monde nouveau qui sont notre grande espérance à tous. »[74]


1. Hommes et machines, Casterman, 1953, republié en 1957 sous le titre général « Dimensions de l’humanisme contemporain » reprenant aussi Communauté des hommes (1950) et Culture et civilisation (1955).
2. Hommes et machines, op. cit., p. 261.
3. Cf Bouyer: « Ce qui est vrai, c’est qu’une certaine influence des idées platoniciennes sur les théologiens a pu parfois les conduire à minimiser l’importance positive du corps dans le composé humain, comme s’il était accidentel à l’âme humaine de vivre dans un corps. C’est là un trait particulièrement remarquable dans l’augustinisme (…). L’inspiration aristotélicienne de saint Thomas l’a aidé au contraire à rendre pleine justice à l’anthropologie biblique. » (op. cit., p. 94).
4. Désiré Joseph Mercier (1851-1926). Pendant ses années de formation, « il a rencontré fortuitement la pensée de saint Thomas -alors bien oubliée- (…) Il voit dans cette théologie, et surtout dans cette philosophie, l’instrument indispensable pour répondre, sur son terrain, au rationalisme ambiant. Sans le savoir, il rejoint ainsi Léon XIII qui, peu de temps après son élection, propose dans l’encyclique Aeterni Patris (4 août 1879), la pensée de l’Aquinate comme modèle à la chrétienté. Dans le renouveau intellectuel par le thomisme qu’il souhaite promouvoir, Louvain occupe une place de choix : en 1880, il demande aux évêques protecteurs d’y créer une chaire de philosophie thomiste ; elle est confiée, en 1882, au jeune Mercier. L’enthousiasme du professeur et le soutien constant du pontife font de Louvain l’un des centres de la renaissance thomiste qui marque la pensée catholique à la fin du XIXe siècle : la fondation de l’Institut supérieur de philosophie et de la société philosophique (1888), celle du séminaire Léon XIII pour la formation philosophique des prêtres (1892), la parution de la Revue néo-scolastique de philosophie (1894) jalonnent une œuvre qui se trouvera en butte aux manœuvres de l’université d’accueil et de milieux romains désireux de conserver l’apanage et la direction du renouveau. Cependant, l’appui pontifical ne se dément pas : chanoine honoraire de Malines en 1882, prélat en 1886, Mercier reçoit le siège archiépiscopal belge en 1906 et le chapeau de cardinal l’année suivante. » (Universalis).
5. MERSCH Emile, sj, professeur aux Facultés N.-D. De la Paix, Le Corps mystique du Christ, 2 tomes, Museum Lessianum, 1933.
6. « Si nous considérons en général toutes les époques du monde, le Christ est tête de tous les hommes, mais à divers degrés : en premier lieu et principalement il est tête de ceux qui lui sont unis dans la gloire ; en second lieu il est tête de ceux qui lui sont unis actuellement par la charité ; en troisième lieu, de ceux qui lui sont unis par la foi ; en quatrième lieu, de ceux qui lui sont unis en puissance mais qui, dans les desseins de la prédestination divine, le seront un jour en acte ; en cinquième lieu enfin, de ceux qui lui sont unis en puissance et qui ne le seront jamais en acte, tels les hommes qui vivent en ce monde et qui ne sont pas prédestinés ; quant aux autres qui ont quitté cette vie, ils cessent entièrement d’être membres du Christ, car ils ne sont plus en puissance de lui être unis. » (Somme théologique, IIIa, qu. 8, art. 3, c.).
7. « Le corps humain possède un ordre naturel à l’âme rationnelle, qui est sa forme propre et son moteur : en tant qu’elle est sa forme, l’âme lui communique la vie et les autres propriétés qui appartiennent spécifiquement au corps humain ; en tant qu’elle est son moteur l’âme se sert du corps instrumentalement.
   Ainsi l’humanité du Christ possède un pouvoir d’influence, parce qu’elle est conjointe au Verbe de Dieu, le corps se trouvant uni par l’intermédiaire de l’âme, comme il a été déjà dit. Dès lors toute l’humanité du Christ, aussi bien son âme que son corps, exerce une influence sur les hommes, sur leurs âmes comme sur leurs corps ; principalement sur leurs âmes, il est vrai ; et sur leurs corps secondairement. Cette dernière influence se manifeste d’une double manière : en ce sens d’abord que comme dit l’apôtre, « les membres du corps sont offerts pour être les instruments se la justice » qui, grâce au Christ, se trouve dans l’âme, pour parler comme l’Apôtre (Rm 6, 13) ; en ce sens encore que la vie glorieuse dérive de l’âme jusqu’au corps, selon cette parole de l’Epître aux Romains : « Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts, rendra la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous » (Rm, 8, 11). » ( id., IIIa, qu. 8, art. 2, c).
8. « Là où il y a un seul corps, il faut nécessairement placer une seule tête : or par analogie nous appelons corps une multitude ordonnée dans l’unité, selon des activités et des fonctions distinctes : et il est manifeste que les hommes et les anges sont ordonnés à une seule fin qui est la gloire de la divine béatitude. Le corps mystique de l’Église ne se compose donc pas seulement des hommes, mais aussi des anges. De toute cette multitude, le Christ est la tête : il est plus près de Dieu en effet et reçoit ses dons avec une plus entière plénitude que les hommes et même que les anges ; en outre les anges, aussi bien que les hommes, reçoivent son influence : il est écrit en effet dans l’Epître aux Ephésiens (1, 20-22), que « (Dieu le père) l’a fait asseoir à sa droite dans les cieux, au-dessus de toute principauté, de toute autorité, de toute puissance, de toute dignité et de tout nom qui peut se nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir : et il a tout mis sous ses pieds (Ps 8, 8). » Le Christ n’est donc pas seulement tête des hommes, mais aussi tête des anges, et c’est pourquoi nous lisons dans saint Matthieu : « Des anges s’approchèrent et le servaient » (Mt 4, 11) ». (id., IIIa, qu. 8, art. 4, c).
9. Somme contre les Gentils, IV, XCVII.
10. Rm 8, 19-23.
11. Le corps du Christ, op. cit., tome II, pp. 234-236.
12. Le projet du P. Mersch était d’écrire une « synthèse théologique de la doctrine du Corps Mystique ». Il y travailla jusqu’en 1940, date de sa mort tragique. En 1946, le P. J. Levie publia les manuscrits retrouvés sous le titre La théologie du Corps Mystique, Desclée de Brouwer. Il y développe sa pensée sur le « Christ total » qui est « une unité -la vie n’est-elle pas une unité- mais une unité surnaturelle : l’unité surnaturelle de toute la création, et plus spécialement, puisqu’il s’agit des hommes, l’unité de l’humanité dans l’Homme-Dieu » (op. cit., tome I, p. 61). Pour comprendre le Christ total, le Corps mystique, il faut comprendre l’homme. Celui-ci donne son sens à l’univers : « Il y a, dans l’univers, une partie de cet univers, et bien prise dans la masse, bien reliée à la lignée animale où elle a sa place, bien partie de l’univers par son corps, et qui est cependant, par son âme, capable d’exprimer tout cet univers en elle-même, dans l’acte infiniment un où elle se replie sur elle-même, et de l’exprimer en son être à lui, en sa réalité même qui, bien plus que les êtres sans raison, est tout l’univers en petit -faut-il même dire, en petit ?- dans le grand univers. C’est l’homme.
   C’est donc à l’homme qu’aboutit l’effort vers l’unité qui se trouve partout dans l’univers. L’acte humain de penser, dans lequel l’univers se retrouve, mais pensé, mais un, n’est pas seulement activité humaine ; il est fonction cosmique.
   Nulle part ailleurs l’unité qui travaillait la masse n’avait son principe, parce qu’elle n’y avait pas son être propre. C’est dans l’homme, dans l’homme seul qu’elle arrive à se trouver et à trouver sa force en elle-même. Ainsi, si elle est l’intériorité de l’homme en lui-même, elle est aussi l’intériorité, la seule, que le monde ait en lui-même, l’unité du monde. » (Id., p. 122). On peut donc dire que l’homme est la fin de la création, « la fin intérieure au monde, relativement dernière pour le monde ; Dieu étant la fin transcendante et absolument dernière, mais le monde ne tendant vers Dieu que dans l’homme ». Il n’empêche que l’homme a besoin de l’univers, il y est lié par son corps (« il faut partir du chaos primitif, comme, pour faire l’histoire sainte de l’Homme-Dieu, l’auteur divin a fait commencer le récit à la création du ciel et de la terre »), par son âme qui ne vit et ne connaît que par le corps qui lui-même « n’est que par l’ensemble de l’univers ». La science « manifeste la même parenté de l’homme et de l’univers ». Et, dans la vie morale aussi, l’homme a besoin de l’univers :  »L’âme est l’expression du corps dans le domaine du spirituel ; elle est faite, dans l’état d’union, pour vouloir selon les lois du corps. Dieu l’a mise là, dans la matière, pour changer en acceptation morale ce qui est phénomène matériel et pour assimiler ainsi l’univers dans l’esprit.
   Il faut donc que l’homme arrive à les vouloir et à les aimer, ces lois du monde, ses lois à lui, à les édicter lui-même en quelque sorte même quand il en souffre et cela, sans raideur stoïcienne, mais avec une tendresse fraternelle et une sympathie ontologique, pour avoir rempli une de ses plus augustes fonctions : celle de reprendre tout l’ordre de la matière dans la vie de l’esprit et dans l’action morale, de faire, avec l’univers humain tout entier, un immense acte d’amour du bien et de Dieu.
   Aussi est-ce cet univers qui lui permet ses principaux actes moraux: actes de patience, de sérénité, de force ; les maladies, les incommodités de l’âge, sont ses grands éducateurs ; et son acte humain suprême, celui où il fera passer tout son être, celui de mourir en acceptant de mourir, c’est encore grâce à l’univers et à ses lois qu’il le fera.
   Ainsi, même en sa moralité, l’homme est cosmique ; il va vers le bien, à sa manière d’homme, dans le rythme des choses. » (Id., pp. 124-127)
13. Revue des professeurs jésuites de l’Institut d’Etudes théologiques à Bruxelles.
14. La philosophie chrétienne du progrès, in Nouvelle Revue théologique, avril 1937, t. 64, n° 4, pp. 381 et svtes.
15. A propos de la Rédemption, le P. Mersch, rappelle le récit de la mort du Christ :  »C’était déjà environ la sixième heure quand le soleil s’éclipsant, l’obscurité se fit sur la terre entière, jusqu’à la neuvième heure » (Lc 23, 44). « Et voilà que le voile du Sanctuaire se déchira en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent » (Mt 27, 51-52). Il y voit une confirmation de sa thèse : « (…) A la rédemption, les choses matérielles ont coopéré elles aussi, et la mort de Jésus-Christ sur la croix s’est manifestée comme un événement cosmique, alors qu’aucun autre geste de jésus n’avait fait apparaître de tels prolongements. (…) C’est le Créateur qui est devenu rédempteur. Ne faut-il pas que la création entière devienne une rédemption ? » Et de citer Paul : « Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise, - c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude et de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ?. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule: nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps » (Rm 8, 19-23). Le Père en conclut : « L’économie rédemptrice, parce qu’elle est divine, parce qu’elle est ainsi totalement humaine, est cosmique ». ( La théologie du Corps du Christ, op. cit., pp. 375-376).
16. L’auteur cite ce passage de Bergson : « Que le mysticisme appelle l’ascétisme, cela n’est pas douteux. L’un et l’autre seront toujours l’apanage d’un petit nombre. Mais que le mysticisme vrai, complet, agissant, aspire à se répandre, en vertu de la charité qui en est l’essence, cela est non moins certain. Comment se propagerait-il, même dilué et atténué comme il le sera nécessairement, dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim ? L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. » (Les deux sources de la Morale et de la Religion, in Œuvres, op. cit., p. 1238.)
17. Ses contemporains sont-ils si différents des nôtres ? Voici comment l’auteur en parle : « Ils ne croient plus à la valeur absolue des étapes ni des fins possibles de leur progrès. Ils commencent à dire avec les philosophes de l’Existence tragique -lesquels du reste ne font qu’exprimer la sourde angoisse de tous les esprits- : Nous devons avoir « la conscience nette de notre être humain comme d’une existence délaissée et déjetée, régie par la fatalité…​ ; à ce savoir clair de notre anéantissement final, nous opposons une décision courageuse de nous consacrer quand même à la tâche qui nous incombe » ; et, si le devoir de l’homme consiste à « se donner tout entier à l’édification d’une civilisation terrestre » (THIELEMANS H., sj, Existence Tragique, La métaphysique du Nazisme, Nouvelle Revue théologique, t. LXIII, 1936, p. 561 et 573), qu’il sache en l’accomplissant que cette civilisation elle-même est périssable, et que seules des valeurs relatives, aussi peu divines et éternelles que lui-même, termineront son effort. » On songe, avant la lettre, au mythe de Sisyphe qui sera au cœur de la méditation d’A. Camus sur l’absurde (cf. Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, pp. 161-166). On songe aussi aux théologiens du « désenchantement » dont Karl Barth, pour le P. Malevez, est le prototype. « Sans doute, écrit-il, à la différence de « l’Existence Tragique », la « Parole de Dieu en Christ », telle que l’entend Barth, est une Parole de salut, et donc aussi une promesse de résurrection et de joie. Mais cette Parole est perçue et ce salut est rencontré par ceux-là seuls qui nient et qui condamnent le monde ; la personne humaine est divinement libérée dans l’acte même où, à la lumière de la Révélation, elle confesse le néant de toutes les formes de sa vie. Ainsi, le Royaume de Dieu n’est en prolongement d’aucun de nos actes, ni de notre spéculation sur les mystères divins, ni de notre vertu, ni de notre mystique, ni même d’une foi chrétienne que l’on considérerait comme une richesse devenue nôtre et qu’il nous serait loisible de faire fructifier - a fortiori, le Royaume n’est-il pas sur le prolongement de notre progrès et de notre culture humaine. Il est le pur Evénement, le fait que rien, en nous, ne prépare, qui tombe verticalement sur nos vies, et auquel nous ne pouvons apporter que l’acceptation et la décision de l’instant. »
18. d’une part, ramener toute la religion à un phénomène de conscience est « un résumé de toutes les hérésies » comme si en dehors de notre conscience, de nos sentiments intérieurs, de notre appétit religieux, tout était inconnaissable. « Quant à l’aspiration d’une religion plus intérieure (…), elle paraîtra toujours fausse, et, plus encore, douloureusement vulgaire, à ceux qui ont compris la doctrine du corps mystique. Pauvre immanence que cet emprisonnement de l’homme en lui-même et que cet appel qui se perd dans la nuit !
   qu’on parle d’immanence, soit. Pourquoi abandonnerait-on à l’erreur un mot qu’elle a dérobé ? Mais non d’une immanence qui nous priverait de notre plus précieux trésor intérieur. Toute vie est immanente. La vie de l’homme l’est aussi. Elle l’est, non en se refermant sur elle-même, mais en aspirant à la vie et à l’immanence suprême, au Dieu qui vit en lui-même. Et la vie chrétienne est immanente aussi, mais d’une immanence supérieure à celle de l’homme seul. Repris tous dans le Christ, nous sommes tous repris en Dieu. C’est la vie éternelle, qui, vivifiant l’humanité sainte du Sauveur, nous vivifie tous en lui. Et cette vie est catholique, universellement humaine, comme elle est éternelle et divine. Et puisqu’elle est une vie, elle est, en même temps, immanente. Mais de quelle immanence ! C’est l’intériorité du Christ mystique, l’intimité de la catholicité entière, la coïncidence, au dedans de soi-même, dans le Christ et par le Christ, avec toute l’humanité régénérée et avec Dieu.
   Chaque chrétien a sa grâce propre ; mais toutes les grâces, en chacun de ceux qui les possèdent, demeurent unies par leur commune origine, qui est le Christ, chef de l’Église ; en lui, il n’y a, dans l’ordre surnaturel, qu’un seul vivant. Et ce vivant, à travers les siècles, grandit et se développe ; en tous les peuples, sur toute la terre, il s’étend et se dilate. Et tout cela, toute cette vie, tout ce qui se fait de bien, au ciel, parmi les saints, et ici-bas, en tout l’univers et pendant toute la durée des temps, cela ne fait qu’un seul Christ, tête et membres, unus Chistus amans seipsum. » (MERSCH E., op. cit., tome II, pp. 336-337).
19. Cf. Paul : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. » (Ga 3, 28).
20. Cf. MERSCH E., op. cit., tome II, pp. 334-337.
21. Le P. Mersch, par exemple, écrit : « le Christ, en fait, est venu dès les premières origines, et le dogme qui dit le commencement de tout dit par le fait même son commencement à lui, en tant qu’il est homme. (…) Ce n’est pas l’homme qui y dit ses déductions ; c’est Dieu qui y déclare son amour : la création est le début d’une donation totale ; s’il donne aux hommes tout leur être, c’est pour leur donner tout le sien, en Jésus-Christ. (…) Dans le chaos qui surgit à l’origine, éparses dans l’universel mélange, il ya avait toutes les parcelles qui à la plénitude des temps feraient le corps du Seigneur : Dieu, dès lors, se formait un corps. La race humaine, qu’il suscita le sixième jour, était en réalité sa race à lui ; en la produisant, il commençait à produire l’Homme-Dieu, et cette humanité régénérée qui serait le plérôme de l’Homme-Dieu ». (La théologie du Corps Mystique, op. cit., pp. 160-163).(Plérôme : plénitude divine (Rel)).
22. CHARLES Pierre, sj, Créateur des choses visibles, in Nouvelle Revue Théologique, mars 1940, texte republié par les Editions du Renouveau-Casterman, collection Rencontres, VI, 1946. P. Charles fut professeur de dogme à Louvain.
23. Op. cit., p. 13.
24. Appelé aussi « mystique musulmane », le soufisme estime, à la limite, que Dieu « est seul réellement existant et, (que) devant lui, toute créature est comme non existante, sans cesse « périssante » (Coran 55, 26-27) ».( Rel)
25. Cf. « Je désire connaître Dieu et l’âme. Rien de plus ? Absolument rien ! » (Soliloquiorum libri duo, XXXII, 872).
26. Les sectes gnostiques, dans leur apparente diversité, ont « une attitude constante de rejet du monde et de l’histoire », elles sont dualistes, opposant le monde d’ »ici », monde de ténèbres au monde de « là-bas », monde de lumière. (Rel)
27. Id., p. 23.
28. Cf. Rm 7, 7-20, 18 et 24-25 ; 8, 5-13 ; 1 Cor 15, 50 ; Ga 5, 12-24.
29. Cf. Jn 6, 62.
30. Bouyer.
31. CHARLES P., op. cit., p. 26.
32. Id., pp. 26-27.
33. Id., p. 43.
34. Id., p. 51. Cette remarque a une très grande portée sur le plan de l’évangélisation du monde car « l’Église (…) ne cherche pas seulement à sauver les âmes mais à sanctifier les hommes et les choses. Elle ne peut pas considérer que les Chinois et les Indiens et les Noirs sont tous interchangeables « parce qu’une âme vaut une âme ». Toute la civilisation chinoise, et le milieu indien, et la psychologie ou l’art africain, tout cela, qui a pour auteur Dieu et sa Providence, est aussi son patrimoine et son champ d’action. Ce sont, non pas des prétextes, des accidents, mais des œuvres divines auxquelles il ne faut toucher qu’avec des mains délicates et que personne n’a le droit de modifier ou d’abolir ou de mutiler que suivant la volonté de leur auteur divin » (p. 52). Nous y reviendrons dans le tome consacré à l’action et notamment à propos de l’inculturation.
35. Id., pp. 52-53.
36. Pierre Teilhard de Chardin, sj, 1881-1955.
37. Cf. De LUBAC H., sj, La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, Aubier, 1962, p. 24.
38. Id., pp. 38-39.
39. Milieu divin, Seuil, 1957, p. 54.
40. Lettre du 22-8-1925.
41. De LUBAC H., op. cit., p. 39. Déjà en 1916, Teilhard écrivait à une cousine-: « Ce qui me passionne dans la vie c’est de pouvoir collaborer à une œuvre, à une Réalité plus durable que moi : c’est dans cet esprit et cette vue que je cherche à me perfectionner et à dominer un peu plus les choses. » (Hymne de l’univers, Seuil, 1961, p. 122).
42. RATZINGER J. cardinal, L’esprit de la liturgie, Ad Solem, 2001, pp. 21-29. Une manière de comprendre la relation entre cosmos et histoire est celle proposée par Teilhard de Chardin que résume ainsi le cardinal Ratzinger : « Pierre Teilhard de Chardin, par exemple, prenant appui sur la conception moderne de l’évolution, a décrit le cosmos comme un processus d’ascension, fait d’unions successives. Ce chemin conduirait d’unités très simples à des unités de plus en plus grandes et complexes, dans lesquelles la multiplicité ne serait pas annulée mais fondue dans une synthèse en expansion qui mènerait à la noosphère, où l’esprit embrasserait tout et se fondrait dans une sorte d’organisme vivant. S’appuyant sur les épîtres aux Ephésiens et aux Colossiens, Teilhard voit le Christ comme cette énergie qui s’épandrait vers la noosphère et qui finalement comprendrait tout dans sa « plénitude ». A partir de là, Teilhard propose une interprétation nouvelle et personnelle du culte chrétien : l’hostie transformée serait pour lui l’anticipation de la transformation de la matière et de sa déification dans la « plénitude » christologique. L’eucharistie donnerait en quelque sorte sa direction au mouvement cosmique ; elle anticiperait son but et en même temps hâterait son accomplissement. » (id., pp. 24-25).
43. Le phénomène humain, Seuil, 1955, p. 316. Cette réflexion n’est pas dévalorisée par ce que Jean-Paul II dira du « progrès » en 1988. A propos du développement des peuples, il soulignait qu’il « n’est pas un processus linéaire, quasi automatique et par lui-même illimité, comme si, à certaines conditions, le genre humain devait marcher rapidement vers une sorte de perfection indéfinie. Une telle conception, explique le Saint Père, plus liée à une notion de « progrès », inspirée par des considérations caractéristiques de la philosophie des lumières, qu’à celle de « développement », employée dans un sens spécifiquement économique et social, semble maintenant sérieusement remise en question (…). A un optimisme mécaniste naïf s’est substituée une inquiétude justifiée pour le destin de l’humanité » (SRS 27). Pour Teilhard, avec l’apparition de l’homme, l’évolution qui marche selon une loi de complexité croissante, est devenue consciente d’elle-même. Cette évolution dont l’homme est la « flèche montante », « non seulement nous lisons dans nos moindres actes le secret de ses démarches. Mais, pour une part élémentaire, nous la tenons dans nos mains : responsables de son passé devant son avenir ». (Le phénomène humain, op. cit., pp. 249-251). A ce niveau, la montée vers le point Omega n’est pas « automatique ». Même si « immenses seront les puissances dégagées dans l’Humanité par le jeu interne de sa cohésion (…), encore se peut-il que demain, comme hier et aujourd’hui, cette énergie opère de façon discordante. Synergie mécanisante, sous la force brutale ? Ou synergie dans la sympathie ? L’Homme cherchant à s’achever collectivement sur soi ? Ou personnellement sur un plus grand que lui-même ? Refus ou acceptation d’Oméga ? » (id., p. 321). Cela dépendra donc de nous. Et l’optimisme dont on accuse parfois Teilhard, optimisme qu’il a reconnu lui-même, est un optimisme chrétien ou, si l’on préfère l’interprétation du P. de Lubac : « un pessimisme surmonté » (op. cit., p. 47) qui est une victoire de la foi. Notons que le P. Mersch avait lui aussi, avant Teilhard, répondu à cette accusation d’optimisme apparemment choquant dans un monde voué au mal et à la souffrance. Lorsque l’on dit que « nos maux, dès qu’ils sont pris par le Verbe de Dieu dans sa propre personne, sont incontestablement déifiés » (Cajetan), il ne s’agit pas, écrit-il, « d’un petit optimisme naïf, qui refuse de voir le mal, ni d’un petit optimisme modeste qui concède une place au mal, mais se restreint lui-même en proportion. Il s’agit d’un optimisme courageusement intégral, qui regarde le mal en face, si avant qu’il y voit l’œuvre de réparation qui s’y opère, si avant qu’il parvient à l’annexer.
   Il ne s’agit pas non plus du pseudo-optimisme philosophique, qui prétend que le monde qui existe est le meilleur monde possible. Comme si l’idée même du meilleur monde possible n’était pas contradictoire en soi.
   Mais optimisme de croyants, optimisme surnaturel.
   Il déclare que ce monde, comme l’humanité, n’est certes pas ce qu’il y a de meilleur, au contraire ; mais que Dieu y fait l’œuvre la meilleure possible : la divinisation de l’homme, de l’homme devenu mauvais, par l’homme lui-même et au moyen de maux qu’il s’est lui-même attirés.
   Optimisme que n’entament pas les douleurs, les dangers, les terribles angoisses morales, individuelles et collectives, comme une dure nourriture : c’est de cela que l’on fait le renoncement et la confiance qu’il y faut.
   Optimisme, encore, qui n’est pas une bonne humeur facile, mais une attitude à conquérir par la grâce de Dieu, car il n’existe qu’à un niveau d’âme où l’homme pécheur n’arrive et ne se maintient que par l’effort de toute sa ferveur. Il ne vient pas tout seul : on doit le faire en soi ; et le faire, puisqu’il inclut la souffrance et la peine, au prix de peines et de souffrances, optimisme racheté de rachetés, optimisme de rédemption.
   Optimisme enfin, qui est une grâce, et que Dieu même opère dans les efforts de l’homme. Car il n’est que l’anticipation, par la foi, l’espérance et la charité, de la béatitude, et tout cela est grâce et don ». (La théologie du Corps mystique, op. cit., pp. 378379).
44. On peut évoquer, par exemple, la doctrine de la « récapitulation » chère à Irénée de Lyon. (Cf. CAYRE F., op. cit., I, p. 143).
45. Col 1, 15-17. Sur ce sujet, on peut lire, de LUBAC H., La prière du Père Teilhard de Chardin, Arthème Fayard, 1964, pp. 39-50.
46. Ep 1, 9-10. La Bible de Jérusalem (Desclée, 1975, p. 1959), résume ainsi la pensée de Paul à cet endroit : « la révélation de la gloire (1 Co 2, 9-10 ; 2 Co 4, 17+ ; Col 3,3-4) va intéresser tout l’univers (Col 3, 19-22). Celui-ci créé pour l’homme (Gn 1, 28 ; 2, 19), déchu à cause de lui (Gn 3,17-19), participera à la libération des rachetés (Ep 1, 10 ; Col 1, 16-20 ; 2 P 3, 12-13 ; Ap 21, 1+). »
47. RIDEAU Emile, sj, Problème et mystère du progrès humain, in Nouvelle Revue Théologique, sept.-oct. 1952, t. LXXIV, n° 8, pp. 834-847.
48. Par contre, il cite E. Mounier (La petite peur du XXe siècle, Seuil, 1948) et G. Thibon (Destin de l’homme, Desclée de Brouwer, 1941) pour des perspectives analogues.
49. Le P. Rideau cite le Bernanos de La France contre les robots et Gabriel Marcel.
50. On peut encore citer, en Belgique, les travaux de THILS Gustave : Théologie des réalités terrestres, 2 tomes, Desclée-De Brouwer, 1946 et 1949 ; Transcendance ou incarnation ?, Nauwelaerts, 1950.
51. GS, 34, § 1-3.
52. GS 38, § 1.
53. GS 39, § 1 et 2.
54. GS 93 § 1.
55. GS, 67, § 1-2.
56. Cf. BUTTIGLIONE R., op. cit., chapitre VI et en particulier pp. 272 et svtes.
57. L’encyclique se réfère, évidemment, en particulier, à Gaudium et spes.
58. LE, 4 et 9.
59. LE, 24-27.
60. LE, 4.
61. Gn, 27.
62. Gn, 28.
63. LE, 4.
64. Cf. GUILLET Jacques, Présence de l’Écriture sainte, in L’homme au travail, L’encyclique « Laborem exercens » de Jean-Paul II, Le Centurion, 1982, p. 137 et svtes.
65. J. Guillet remarque que le même mot « abd » (servir) est utilisé dans Gn 2, 15 pour le travail à l’intérieur du jardin et dans Gn 3, 23, pour le travail à l’extérieur du jardin : « Signe sans doute que la chute ne change en substance ni la nature de l’homme ni celle du sol » (op. cit., p. 141)..
66. Id., p. 142.
67. Id., p. 143.
68. Id., p. 150.
69. MANARANCHE A., Un discours théologique, in L’homme au travail, CERAS/Action populaire, Le Centurion, 1982, pp. 151-152.
70. « Pendant six jours, tu feras tes travaux, et le septième jour tu chômeras, afin que se repose ton bœuf et ton âne, et que reprennent souffle le fils de ta servante ainsi que l’étranger » (Ex 23, 12).
71. Il est essentiel que repos et travail soient tous deux ordonnés à Dieu. L’évangélisation est indispensable pour donner son vrai sens au labeur et au loisir, pour rendre les hommes solidaires et rendre possible la paix sociale : « Le travail et le repos dominical sont l’un et l’autre, dans une mesure égale, une loi divine sociale. C’est seulement lorsque chacun de nous sera prêt à porter et à diminuer le fardeau du travail pour soi et pour les autres ; lorsque le plus fort ne cherchera plus à faire peser sur les épaules du plus faible sa propre part du fardeau ; lorsque, au contraire, chacun de ceux qui peuvent travailler portera (comme le fardeau du Christ) la part de ceux qui n’ont plus de forces, c’est alors seulement que l’homme aura chance de remplir sans catastrophe sa mission de domination sur le monde. Car le travail ne divisera plus les hommes entre eux, comme il l’a fait si souvent dans l’histoire. Il sera le joug du Christ qui unira les hommes, parce qu’ils le porteront ensemble dans le sentiment d’une même mission, avec le même amour. » (HÄRING Bernard, La loi du Christ, tome II, Desclée, 1957, p. 355).
72. Id., p. 359.
73. LE 27.
74. RAYNAUD Michel, Travail et foi : Dieu s’intéresse-t-il à mon travail ?, in Pâque nouvelle, n° 4, oct.-nov.-déc. 2003, p. 40. M. Rayanud est cadre dirigeant dans une entreprise multinationale à Bruxelles.

⁢a. Conséquences pratiques

Vu tout ce qui précède, on peut, très concrètement affirmer que le travail est une valeur à la fois objective et subjective.⁠[1]

Objectivement

Le travail est une valeur parce que c’est une activité universelle ⁠[2] par laquelle l’homme, par son corps et son esprit, « soumet la terre » pour en tirer sa subsistance en domestiquant les animaux, en cultivant, en perfectionnant ses outils, en développant l’industrie, etc.. Le travail est ainsi facteur de progrès et peut être considéré, à cet endroit, comme plus ou moins synonyme d’une « technique » qui, selon son usage, sera l’alliée ou l’ennemie de l’homme, qui influera, de toute façon, sur le milieu, sur le mode de vie, et sur l’homme lui-même.

Par le fait même, Le problème du travail est une clé et probablement la clé essentielle de toute la question sociale. On le voit très bien, par exemple, à travers les problèmes nés au XIXe siècle, problèmes qui, aujourd’hui, se sont confirmés et accentués non plus à l’échelle des classes mais à celle du monde. Et le problème se double encore, de nos jours, du fait que nous sommes à un tournant de l’histoire, marqué par une révolution semblable à la révolution industrielle et sous-tendu par la crise de l’énergie et l’invasion de l’électronique, des microprocesseurs, etc..

Subjectivement

Mais le travail vaut surtout parce que, quel que soit le genre de travail qu’on accomplit, il est l’œuvre d’une personne. « Le premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même, son sujet »[3] Ainsi, précise un commentateur, « disparaît le fondement même de la distinction des hommes en groupes déterminés par le genre de travail qu’ils exécutent ».⁠[4]

En fait, le but ultime du travail n’est pas de soumettre la terre, mais de promouvoir l’homme lui-même. L’aspect subjectif, c’est-à-dire la personne qui agit, l’emporte sur l’aspect objectif, c’est-à-dire l’action. Si le travail est objectivement un bien utile puisqu’il produit des fruits dont on peut jouir, c’est aussi un bien digne, conforme à la dignité de l’homme.

L’originalité du message social chrétien, nous le savons, est de repenser tous les problèmes temporels à partir de l’anthropologie chrétienne. Les ouvrages consacrés aux problèmes du travail pèchent par l’absence de cette référence et ne déboucher, par le fait même, sur une véritable rénovation, sociale.

Et pourtant, par quelque côté que l’on aborde le problème, on est contraint, pour être complet ou rigoureux, de tenir compte de la place privilégiée que l’homme doit occuper dans le processus du travail et occupe d’ailleurs de plus en plus.

« Dans l’histoire, écrit Jean-Paul II, (…) le travail et la terre se retrouvent toujours au principe de toute société humaine ; cependant ils ne se situent pas toujours dans le même rapport entre eux. Il fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité. En notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles[5] et matérielles (…). En outre (…) plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[6]

Cette constatation permet au saint Père d’affirmer qu’en somme, « avec la terre, la principale ressource de l’homme, c’est l’homme lui-même. (…) Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui, le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et satisfaire les besoins des autres. »[7]

Reste à savoir qui est l’homme, à découvrir le vrai sens de sa liberté et de sa vocation tel qu’il est révélé en Jésus-Christ qui seul nous permet de vivre, à sa suite, selon le plan de Dieu qui a donné l’homme à lui-même⁠[8]. Nous voilà revenu au point de départ de toute la morale sociale chrétienne.

Considérons donc, en priorité, l’homme au travail ou plus exactement comment le travail peut être vraiment digne de l’homme. Il est un peu court, en effet, et finalement peu mobilisateur d’insister simplement sur le « devoir d’état », comme on disait jadis, « dans ce trop court moralisme, qu’on accomplissait dans une oblation à Dieu ou en acceptation pénitentielle de la souffrance, mais sans référence consciente à l’œuvre elle-même. »[9]

Le travail est digne s’il est bien un des moyens par lequel l’homme exprime son être intime, réalise sa destinée, devient plus homme.

Georges Friedman, lui-même, notait à propos de la joie au travail « proprement dite », qu’elle est « fondée sur une adhésion profonde de la personnalité au travail : la personnalité enrichit le travail et réciproquement se trouve enrichie, épanouie même, par son accomplissement ». Elle exige certaines conditions : « Il faut d’abord que le travail, considéré globalement, soit constitué par un ensemble de tâches demeurées sous l’entier contrôle de l’opérateur : tâches qui, par conséquent, sont définies et coordonnées selon son initiative, sa volonté et, par définition, demeurées d’une certaine plasticité ; tâches, qui possèdent à ses yeux une finalité (qu’il comprend et domine) et sont tendues vers un achèvement maintenu sous son contrôle, vers un but plus ou moins lointain, mais qui reste dans son champ de vision et d’action ; tâches qui, par conséquent, mettent en jeu sa responsabilité et constituent une épreuve, toujours renouvelée et surmontée, de ses capacités. »⁠[10]

Le travail est digne parce qu’il est le fondement de la vie familiale. En effet, c’est par lui que la vie et l’éducation sont assurées.

Le travail est digne parce qu’il accroît le bien commun de la nation et de toute la famille humaine.

Le travail est digne parce qu’il est un facteur de solidarité à tel point que M. Schooyans ne craint pas d’écrire qu’ »avec Jean-Paul II la doctrine sociale de l’Église devient en quelque sorte une théologie de la solidarité (…) ».⁠[11] En effet, le travail, par sa nature même, est susceptible de créer l’union de tous dans une activité qui a la même signification et la même source. On constate ainsi souvent qu’une solidarité du travail se développe spontanément entre ceux qui partagent le même type d’activité ou de profession, pour embrasser, avec les intérêts des individus et des groupes, le bien commun de toute la société.

On constate aussi une solidarité avec le travail (avec chaque homme qui travaille) qui dépasse tout égoïsme de classe ou les intérêts politiques unilatéraux et prend en charge le drame du chômeur ou de celui qui est dans une situation difficile de travail.

Enfin, dans le travail, la solidarité peut être sans frontières si elle se fonde sur la nature du travail humain, c’est-à-dire sur la priorité de la personne humaine sur toute chose. Elle brise alors toute barrière de division et d’incompréhension et devient une catégorie morale en tant que détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, afin que tous soient vraiment responsables de tous.

Le travail socialise, diront certains⁠[12], c’est-à-dire qu’il contribue à la construction d’une vraie société qui est plus qu’un rassemblement d’individus.⁠[13]

J. Tischner confirme cette analyse en définissant le travail comme « une forme particulière du dialogue entre les hommes qui contribue à maintenir et à développer la vie humaine »[14]. Comme dans une conversation, les travailleurs échangent des produits qui, comme des mots, sont la synthèse d’une matière et d’une signification. Cette « conversation » ne concerne pas que les contemporains, elle se fait avec le passé, par l’héritage du travail d’autrui, et avec le futur qui héritera de mon travail. Elle est source de sagesse au delà du savoir nécessaire, grâce à la pratique. Enfin, « le travail sert la vie quand il la maintient et assure son développement (travail du paysan, du médecin, de l’ouvrier du bâtiment, etc.), ou bien il lui donne un sens plus profond (comme par exemple le travail de l’artiste, du philosophe, du prêtre). » C’est « au service de la vie » que « le travail acquiert valeur et dignité ». Tel est le critère qui nous permet d’apprécier la juste valeur du travail : « le vrai travail est celui qui adhère à la vie et qui (…) naît de l’entente et la prolonge » et « le fruit du travail est une sorte de mot d’amitié qui parcourt le temps et l’espace ». L’exploitation du travailleur, qui asservit et divise, n’est pas du vrai travail.

Enfin, M. Schooyans rappelle que « c’est (…) tout à la fois, en travaillant pour autrui, en se souciant des besoins d’autrui, en souffrant pour autrui que l’homme collabore dès ici-bas à la construction du Royaume »[15].

Ainsi, par quelque côté qu’on aborde le problème, on constate que « la valeur du travail humain n’est pas avant tout le genre de travail que l’on accomplit mais le fait que celui qui l’exécute est une personne. Les sources de la dignité du travail doivent être cherchées surtout, non pas dans sa dimension objective mais dans sa dimension subjective »[16].

On ne peut donc jamais accepter que l’aspect objectif l’emporte sur l’aspect subjectif. Au XIXe siècle, par exemple, l’homme fut considéré comme un simple instrument de production et le travail comme une marchandise. Depuis lors, des changements sont intervenus dans l’aspect objectif du travail et des réactions sont apparues contre la dégradation de l’homme. Toutefois, le danger reste permanent dans la mouvance du néo-capitalisme et du collectivisme. Il est donc nécessaire de toujours défendre l’aspect subjectif.

La personne humaine dans toute sa complexité et sa richesse est le principe et l’objectif de l’économie. Telle est l’affirmation à laquelle nous devons sans cesse nous référer.

C’est pourquoi l’Église va insister sur les droits du travailleur.

Le travail est une obligation, un devoir. Indépendamment de l’ordre du Créateur, il est nécessaire de travailler pour sa propre subsistance et son développement, pour le service du prochain, de sa famille en particulier, de la société nationale et internationale, pour renforcer l’union entre les hommes.

A toute obligation correspond évidemment un droit. Le premier des droits en matière de travail paraît logiquement devoir être le droit de travailler. Droit inaliénable et capital ; découlant de la nature même de l’homme.


1. Nous suivons ici la présentation offerte par LE 5 et svts.
2. Cf. Pie XI : « L’homme est fait pour travailler comme l’oiseau pour voler » QA, 563 in Marmy. A l’expérience, on se rend compte que ce n’est pas le travail qui est intolérable mais, bien plus souvent, l’absence de travail. Combien de chômeurs et même de retraités souffrent du désœuvrement.
3. LE 6.
4. SCHOTTE Ian, Réfexions sur « Laborem exercens, Commission pontificale « Iustitia et Pax », 1982, p. 4.
5. Il s’agit « de la connaissance, de la technique et du savoir » (CA 32 a). Par la suite, Jean-Paul II parlera de la capacité de collaborer, d’organiser, de planifier, de créer, de la capacité d’initiative et d’entreprise ((id. 32 b).
6. CA 31 c.
7. Id. 32 c et d.
8. Cf. CA 38 a.
9. CHENU M.-D., in Le travail humain, Cana-Cerf, 1981, pp. XIV-XV. Cf. Georges Lefranc, à propos de la conception chrétienne « classique » du travail : « Par le travail accepté comme une pénitence, le plus misérable des hommes peut accéder à la communion des saints. » ( Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1957, p. 8)
10. Où va le travail humain ? Gallimard 1950, p. 341. Dans le même ordre d’esprit : WEIL S., L’enracinement, Le déracinement ouvrier, Idées-Gallimard, 1949, pp. 81-83.
11. Centesimus annus et la sève généreuse de Rerum novarum, in Conseil pontifical « Justice et Paix », De « Rerum novarum » à « Centesimus annus »,, Cité du Vatican, 1991, p. 33. Jean-Paul II développera particulièrement cet aspect dans Sollicitudo Rei Socialis, à propos du développement des peuples.
12. C’est un point sur lequel le P. M.-D. Chenu a beaucoup insisté. Pour lui, le travail est bien « un facteur de vraie socialisation, un principe de vie communautaire » (op. cit., p. 99). Si les individus sont mis en présence par quelques déterminismes, il est clair que la liberté doit prendre le relais. Un devenir social humain ne peut être que l’effet de la liberté, d’une socialisation donc consciente et volontaire.
   Dans ce cas, la socialisation n’est pas une juxtaposition d’activités mais « la concentration en une densité collective, au-delà et au-dessus des individus, des valeurs humaines engagées. De sorte que leur ensemble est plus et autre, en efficacité et en vérité, que la somme des parties » (p. 88).
   M.-D. Chenu ajoute encore que dans le processus de socialisation, les faits économiques et en particulier les nouvelles techniques jouent un rôle majeur : « C’est par les nouveaux modes de production que l’homme antique se dégage de l’esclavage ; au moyen-âge l’emploi du collier et du fer à cheval libère des blocs humains entiers des liens matériels et spirituels du servage. (…) Les techniques, avec leurs déterminismes objectifs, rendent les progrès de demain possibles et deviennent les propulseurs de l’histoire » (pp. 90-91). La machine n’est donc pas, a priori, l’ennemie de l’homme. Pas plus que le corps. Il s’agit, comme dans la vie personnelle, de trouver l’équilibre de l’âme et du corps. Ici, « le corps, c’est l’appareil économique dont les forces productrices enserrent d’avance toutes les activités et en commandent le destin ; l’âme, c’est dans la communauté d’hommes ainsi réunis, par leur appartenance à ce milieu déterminant, l’éveil de la conscience par laquelle, non comme individus, mais comme membres du groupe, ils aperçoivent l’engagement de leur destinée » . Alors se produit, dit Chenu, « une intériorisation du bien commun ».(p. 93)
   Qui plus est, au-delà encore de cette socialisation, on assiste à ce que l’auteur appelle, en 1947, « une collectivisation » progressive de l’humanité qui est ainsi définie : « Interdépendance étroitement contraignante des besoins économiques, rapidité étourdissante des communications, brassage continu et parfois violent des peuples, déracinements et transplantations collectifs, loisirs dirigés et « propagandes » éducatives, trusts financiers et centrales intellectuelles, avènement des masses er régimes totalitaires (…) » (pp. 96-97). Cette « collectivisation » progressive entendue par Chenu comme une « évolution vers une structure communautaire » (p. 98) et que nous appellerions aujourd’hui « mondialisation » a été aussi évoquée par Teilhard de Chardin qui la considère comme un processus naturel. L’évolution révèle une montée de la conscience qui elle-même provoque un effet d’union. C’est dans ce sens que Teilhard parlait de « la confluence des grains de Pensée » (Le phénomène humain, op. cit., p. 265).
13. C’est bien la pensée de Pie XII : « Par-dessus la distinction entre employeurs et employés, qui menace de devenir toujours davantage une inexorable séparation, il y a le travail lui-même, le travail, tâche de la vie personnelle de tous en vue de procurer à la société les biens et les services qui lui sont nécessaires ou utiles. Ainsi compris, le travail est capable, en raison de sa nature même, d’unir les hommes véritablement et intimement ; il est capable de redonner forme et structure à la société devenue amorphe et sans consistance et par là d’assainir à nouveau les relations de la société avec l’État. Lorsque, au contraire, on veut faire de la société et de l’État un pur et simple rassemblement de travailleurs, on méconnaît ce qui constitue l’essence de l’une et de l’autre, on ôte au travail son véritable sens et la puissance intime qu’il a d’unir, on organise en fin de compte non des hommes, travailleurs considérés comme tels, mais une gigantesque addition de revenus en salaires ou traitements. Le danger que l’État soit dominé par les forces économiques, au grand détriment du bien général, est exactement aussi grave dans ce cas que dans celui où la conduite de l’État est soumise à la pression du capital ». ( Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 18-7-1947).
14. Op. cit., pp. 32-36.
15. Centesimus annus…​, op. cit., p. 71.
16. LE 6.

⁢iii. Le droit de travailler.

Nous avons vu que le travail est une dimension fondamentale de l’existence de l’homme sur terre. Il lui permet, répétons-le, de devenir plus homme, de fonder une famille et d’accroître le bien commun de la nation et de l’humanité, il est participation à la Création et annonce des cieux nouveaux et d’une terre nouvelle.

Même si le travail comporte inévitablement une part de peine, l’expérience des hommes nous révèle que l’absence de travail est encore plus pénible. « Rien n’est si insupportable à l’homme, écrivait Pascal, que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »

« Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre (…) ». Et il concluait: « Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur, etc., qu’on les mette à ne rien faire ».⁠[1]

Toutefois, dans les anciennes sociétés rurales, on a traditionnellement réclamé le droit à la subsistance et le droit au repos avant de réclamer, au XVIIIe siècle, contre l’excès de réglementation, le droit de travailler. La liberté de travailler s’est traduite pratiquement par la liberté du contrat de travail qui, on le sait, a été l’occasion de nombreux abus dans un contexte où la main-d’œuvre était surabondante. C’est pourquoi cette liberté est appelée « liberté négative. C’est la liberté qui résulte de la protection légale des individus contre la contrainte d’autres individus ou de groupes, ou de l’État. Elle a été nommée formelle, du côté marxiste, et stigmatisée comme telle dans les communautarismes d’hier et d’aujourd’hui, parce que, notamment, elle n’est pas la liberté positive de travailler si on veut, et encore moins de s’épanouir dans un travail de son choix. »[2]

C’est avec la société industrielle et la montée parfois spectaculaire du phénomène du chômage que l’on a commencé à parler de droit au travail.⁠[3] Expression qui sous-entend l’obligation dans laquelle se trouve l’État de créer les conditions du plein emploi.

En 1848, en France, la question sera âprement discutée. Il n’est pas inutile d’évoquer à nouveau ce débat car il interpelle encore aujourd’hui. En 1848, le socialiste Louis Blanc⁠[4] va développer une argumentation simple pour répondre au refus d’Adolphe Thiers⁠[5] d’inscrire le droit au travail dans la Constitution:

« M. Thiers nie résolument le droit au travail. Toutefois, il daigne admettre le droit à l’assistance. Eh bien ! à vrai dire, nous ne pensons pas que jamais on se soit permis une contradiction plus étonnante. Sur quoi peut reposer, en effet, le droit à l’assistance ? Evidemment, sur ce principe que tout homme, en naissant, a reçu de Dieu le droit de vivre. Or, voilà le principe qui, justement, fonde le droit au travail. Si l’homme a droit à la vie, il faut bien qu’il ait droit au moyen de la conserver. Ce moyen, quel est-il ? Le travail. Admettre le droit à l’assistance et nier le droit au travail, c’est reconnaître à l’homme le droit de vivre improductivement, quand on ne lui reconnaît pas celui de vivre productivement ; c’est consacrer son existence comme charge, quand on refuse de la consacrer comme emploi, ce qui est d’une remarquable absurdité. De deux choses l’une, ou le droit à l’assistance est un mot vide de sens, ou le droit au travail est incontestable. Nous mettons au défi qu’on sorte de ce dilemme. »[6]

Ce texte est intéressant car, depuis 1848, on peut affirmer que  »pendant plus d’un siècle, on a continué à ressasser les mêmes arguments ».⁠[7]

En attendant, la Constitution française n’a pas inscrit le droit au travail parmi les droits du citoyen. Elle déclara dans son Préambule: « La République doit protéger le citoyen dans (…) son travail (…) ; elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler. »[8]

En fait, comme aucun État n’est capable de garantir le plein emploi sans être autoritaire, le droit au travail va être entendu comme droit au chômage. Il va servir à justifier le droit à un revenu assuré à toutes les personnes qui restent disponibles pour le travail, celles qui ont travaillé et se trouvent momentanément sans emploi ou celles qui sont prêtes à travailler et qui n’ont pas encore trouvé d’emploi.

En soi, n’hésite pas à dire F. Tanghe, le droit au travail « n’a jamais signifié grand-chose »[9]. En effet, explique D. Maugenest, « ou bien ce droit est un droit moral seulement, et il n’est pas nécessaire alors de le proclamer ; ou bien c’est un véritable droit juridique, positif, exigible, et la question se pose alors -et elle n’est pas résolue- de savoir auprès de qui un particulier peut recourir pour faire valoir son droit. On voit mal comment un particulier pourrait se voir opposer le droit au travail d’un autre particulier envers qui il n’a aucune obligation ou à qui il n’a plus la possibilité de fournir effectivement du travail. On voit tout aussi mal comment ce droit serait opposable à l’État qui n’a pas normalement pour mission d’organiser le travail de tous ».⁠[10]

Il n’empêche qu’au XXe siècle, devant l’accroissement du risque de chômage massif, le droit au travail va apparaître dans plusieurs textes officiels.

Dans le camp communiste, d’abord. En 1936, la Constitution soviétique reconnaît le droit au travail dans son article 118 ; en 1977, la nouvelle Constitution soviétique précisera : « Les citoyens de l’URSS ont droit au travail -c’est-à-dire à recevoir un emploi garanti, avec une rémunération selon la quantité et la qualité du travail fourni, non inférieure au minimum fixé par l’État-, y compris le droit de choisir la profession, le type d’occupation et d’emploi conformes à leur vocation, à leurs capacités, à leur formation professionnelle, à leur instruction, compte tenu des besoins de la société » (art 40)⁠[11]. En 1982, la Constitution chinoise écrit : « Les citoyens de la République populaire de Chine ont droit au travail et le devoir de travailler.

L’État crée les conditions pour l’emploi par divers moyens, renforce la protection du travail, améliore les conditions de travail et, sur la base du développement de la production, assure une rémunération accrue du travail et accroît le bien-être des travailleurs.

Le travail est le devoir glorieux de tout citoyen ayant la capacité de travail. Les travailleurs des entreprise d’État et des organisations de l’économie collective urbaine et rurale doivent tous se comporter, envers leur travail, en maîtres du pays. L’État encourage l’émulation socialiste au travail, accorde des récompenses aux travailleurs modèles et d’avant-garde. L’État met en honneur le travail bénévole parmi les citoyens.

L’État donne la formation professionnelle nécessaire aux citoyens avant qu’ils reçoivent un emploi. » (Art. 42). Notons, à propos de la Chine, que la révision de mars 1993 qui introduit l’économie de marché dans la Constitution, ne modifie pas cet article.

On sait que les pays communistes européens ont toujours prétendu qu’ils ne connaissaient pas le phénomène du chômage. Mais même si nous ne mettons pas en question les affirmations officielles⁠[12], il est sûr, pour certains auteurs, « qu’un chômage déguisé très important (a alourdi) considérablement l’appareil économique de ces pays, leur productivité, leur compétitivité et leur croissance ». L’expression « chômage déguisé » désigne ici « la situation de travailleurs occupant des emplois qui ne sont pas vraiment nécessaires à la vie de l’entreprise », travailleurs qui, « dans un système économique ouvert et concurrentiel (…) seraient des chômeurs réels ».⁠[13]

d’autres contestent l’idée d’ »un chômage caché pour des raisons de propagande » et font remarquer que « pour beaucoup d’économistes, le plein emploi est une conséquence naturelle de l’état de pénurie chronique généré par le système de planification lui-même. Pour d’autres, le plein emploi est un objectif politique, voulu par les autorités. » Mais, dans l’un ou l’autre cas, il faut se poser cette question : « veut-on réellement obtenir cet avantage, même au prix de toutes les inefficacités du système ? »[14]. Des inefficacités et, doit-on ajouter, des répressions. Le coût humain de la collectivisation forcée de la terre, à partir de 1929, fut considérable : « on évalue le nombre des victimes à 8 à 10 millions de personnes, sans tenir compte de celles de la famine de l’hiver 1932-1933 »[15]. Rappelons aussi que l’industrialisation fut forcée et que le régime profita, dans des travaux titanesques de la main-d’œuvre fournie par les camps.

En Chine, on parle aujourd’hui, suite à l’introduction de l’économie de marché, d’une explosion du chômage et de la pauvreté⁠[16]. Analysant ce phénomène inquiétant, un chercheur chinois⁠[17] reconnaît, au passage, que la Chine de l’ »ancien régime » a connu deux vagues de chômage. De 1949 à 1953⁠[18], il y eut sur 27,54 millions d’employés dans les villes, 3,33 millions de chômeurs enregistrés c’est-à-dire de sans-emploi parmi les résidents permanents des villes qui avaient entre 16 et 60 ans. Ensuite, entre 1976 et 1980, c’est-à-dire après la Révolution culturelle⁠[19], on enregistra sur 105,25 millions d’employés dans les villes, 5,41 millions de chômeurs dont la plupart étaient des « jeunes instruits ».

Même si l’on estime ces chiffres dérisoires par rapport au niveau de chômage actuel et même si les Chinois nous disent que ces deux premières vagues ont été « apaisées », reste le problème des droits du travailleur et des autres droits personnels. Comme dans la fable de La Fontaine, Le loup et le chien, faut-il nécessairement sacrifier la liberté à l’emploi aliénant dans un contexte de contraintes ?

S’il paraît « normal » que l’on ait affiché le droit à l’emploi dans des économies dirigistes avec comme corollaire le devoir pour l’État-employeur de fournir coûte que coûte un emploi à tous les citoyens, il peut être étonnant d’entendre proclamer aussi, dans des démocraties libérales, le droit au travail.

En 1941, le président Roosevelt le cite dans son Discours des quatre libertés ; en 1946, la Constitution française affirme que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » (Préambule). En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule: « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage » (art. 23). Dans cette mouvance, sans doute, en 1978, la Constitution espagnole déclare : « Tous les Espagnols ont le devoir de travailler et le droit au travail, au libre choix de leur profession ou de leur métier, à la promotion par le travail et à une rémunération suffisante pour satisfaire leurs besoins et ceux de leur famille, sans qu’en aucun cas ils puissant faire l’objet d’une discrimination pour des raisons de sexe » (art 35).⁠[20]

L’interprétation la plus courante ici, nous l’avons déjà rencontrée plus haut, elle consiste à retenir « du droit au travail la revendication surtout à un revenu qui, normalement, est acquis précisément par un travail dans un emploi effectif, mais qui, à défaut de celui-ci, doit être assuré à chacun sous forme d’un revenu de substitution. C’est la voie dans laquelle sont engagées les législations de la plupart des nations industrielles avancées ».⁠[21]

Toutefois, depuis quelques années, de nombreux auteurs font remarquer que le chômage ne sera jamais entièrement résorbé. Nous le constatons chaque jour, malgré les efforts déployés par les gouvernements, la mondialisation, la délocalisation et l’automation forcent nombre d’entreprises à « se restructurer » ou à fermer leurs portes. Le drame est que le taux de croissance peut rester satisfaisant malgré l’aggravation du chômage et que la bourse réagit parfois positivement à des licenciements. Face à cette situation, dans l’espoir d’enrayer le mal, les solutions proposées sont la flexibilité des prestations et des salaires et la formation professionnelle. Certains envisagent même le rétrécissement de la protection sociale.

Quelques auteurs, plus audacieux, comme Philippe Van Parijs⁠[22] ou Jean-Marc Ferry⁠[23], veulent rompre avec ces solutions hasardeuses ou inadéquates et avec les interprétations traditionnelles du droit au travail. Ils proposent l’instauration d’une allocation universelle, pour assurer une liberté du travail positive et en finir avec le spectre du chômage, la limitation quantitative et qualitative du marché de l’emploi et précisément avec cette « aumône déguisée » qu’est l’allocation de chômage qui transforme l’appareil d’État « en atelier protégé pour une partie considérable des salariés. ».⁠[24]

De quoi s’agit-il ?

« Une allocation universelle est un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence en termes de travail »[25], revenu, supérieur au seuil de pauvreté, versé en espèces et régulièrement, précise Ph. Van Parijs.

Tel est le principe. Certes les avis divergent sur le montant de ce revenu, son financement, sa combinaison avec d’autres allocations, son imposition éventuelle ou encore l’âge à partir duquel on y aurait droit mais l’idée centrale est que ce « revenu de base », ce « revenu de citoyenneté », soit bien inconditionnel⁠[26] c’est-à-dire versé a priori et automatiquement du simple fait qu’on est citoyen et non en fonction d’un travail qu’on a déjà effectué ou que l’on recherche. Ce revenu n’est plus lié à l’obligation de travailler. A partir de là, chacun pourrait choisir sa vie, ne serait plus obligé d’accepter n’importe quel travail par nécessité⁠[27], pourrait s’engager dans des activités lucratives ou non, faire preuve d’initiative, de créativité ou ne rien faire. Alors que l’économie actuelle sans contrôle politique et obsédée par la conquête des marchés perd sa finalité sociale, le capitalisme étant devenu surtout financier et spéculatif, le socle de sécurité offert par ce revenu inconditionnel qu’est l’allocation universelle, réorienterait l’économie vers des activités socialisantes sur le marché intérieur, activités que J.-M. Ferry appelle quaternaires.⁠[28] Dans cette optique, « il s’agit moins de donner de l’emploi aux gens que de les empêcher d’être exclus »[29].

Le droit au travail s’entend ici comme un droit non à l’emploi mais comme un droit au revenu qui permet à chacun de choisir librement de travailler ou non.⁠[30]

Il n’est pas question ici de discuter tous les aspects économiques de l’allocation universelle⁠[31]. Nous resterons sur le terrain éthique.

A ce propos, et en dehors de toute référence chrétienne même implicite, des remarques sévères ont été faites par divers auteurs.

L’un, reconnaît que « cette allocation est équitable, mais au regard d’un critère lexicalement inférieur à un autre critère : inférieur au droit au travail parce que le travail constitue encore, qu’on le regrette ou non, l’un des facteurs essentiels d’intégration sociale, et parce qu’il est à l’origine de tout revenu ; sans lui, tout revenu, d’activité ou de transfert, est impossible. Nous considérons donc que toutes les théories cherchant à légitimer une allocation universelle dissociée du travail ne sont admissibles qu’une fois reconnue l’équité devant un droit fondamental supérieur à la fois parce qu’il est conforme à la réalité -l’activité productive précède la distribution de revenus- et parce qu’il est respectueux de la dignité de soi, que l’on peut considérer avec Rawls comme bien premier parmi les premiers ».⁠[32]

Un autre⁠[33], après avoir souligné le flou qui entoure la proposition, déclare l’allocation universelle immorale. Pourquoi ? Parce qu’elle ne réclame aucune réciprocité de la part du citoyen dans la mesure où il n’est pas tenu de manifester sa gratitude vis-à-vis de la société par le désir, d’une manière ou d’une autre, de « rendre la pareille ». Il prend l’exemple d’un citoyen qui déciderait, fort de son allocation, de se consacrer au surf : « si le surfeur ne peut rien exiger du travailleur au nom de la réciprocité, il est clair que, s’il reçoit quand même quelque chose de ce dernier, il lui doit alors une contrepartie au nom de cette même réciprocité. (…) On ne peut bénéficier par principe d’avantages qu’à titre provisoire ou sous condition de payement ultérieur sous une forme ou sous une autre ». Or, l’allocation universelle « exonère explicitement les bénéficiaires de toute obligation de réciprocité (…) ». Le principe de réciprocité est, pour l’auteur, « le principe constitutif du lien social entre personnes non apparentées ».⁠[34]


1. Pensées, Audin-Gilbert Jeune, 1949, pp. 110 et 117.
2. FERRY J.-M., Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration sociale, dans Vers un revenu minimum inconditionnel ?, in Revue du Mauss, 1996, n° 7, pp. 115-134, disponible sur http://users.skynet.be, p. 10. Le Mauss est le mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales. Jean-Marc Ferry est professeur à l’ULB en Philosophie et en Sciences politiques et à l’Institut d’Etudes européennes de Bruxelles.
3. Pour étudier en détail l’avènement du droit au travail, on peut lire TANGHE Fernand, Le droit au travail entre histoire et utopie, 1789-1848-1989: de la répression de la mendicité à l’allocation universelle, Facultés universitaires Saint-Louis,1989.
4. 1811-1882.
5. 1797-1877. Historien, ministre et député.
6. BLANC L., Droit au travail, réponse à M. Thiers, Kiessling, 1848, p. 45. Cité in DIJON X., Droit naturel, tome I, PUF, 1998, p. 327.
7. TANGHE F., op. cit., p. 221.
8. Constitution du 4 novembre 1848, Préambule VIII, in Textes constitutionnels français, PUF, Que sais-je ?, 1996, p. 57.
9. TANGHE F., op. cit., p. 222. J.-M. Ferry parle d’ »une hypocrisie de l’État social » (op. cit., p. 10).
10. MAUGENEST Denis, Droit au travail et droit des travailleurs, in L’homme au travail, op. cit., p. 193.
11. Références données par MAUGENEST D., op. cit., pp. 193-194.
12. A partir de 1930, le chômage « en tant que catégorie statistique officielle », disparaît et ne réapparaîtra qu’en 1991.(Cf. LEFEVRE Cécile, Note sur les notions de chômage et d’emploi dans les années 1920 et 1930 en URSS, in Cahiers du monde russe, 38/4, 1997, Statistique démographique et sociale).
13. Id., p. 194.
14. ROLAND Gérard, L’économie soviétique : du Plan au chaos, in L’URSS de Lénine à Gorbatchev, GRIP, 1989, p. 73. G. Roland est économiste, assistant à l’ULB. Il explique : « Le plein emploi et la croissance par les plans tendus sont en effet obtenus au prix d’innombrables gaspillages microéconomiques ainsi qu’au détriment de la satisfaction des besoins. (…) Ces gaspillages ont évidemment des conséquences macroéconomiques. d’abord, la mauvaise qualité pose un problème de compétitivité, et donc d’exportation, sur les marchés mondiaux et limite par conséquent les possibilités d’importations en devises. Par ailleurs, la haute consommation de ressources par unité produite implique la prépondérance du secteur des moyens de production. L’absence de motivation à économiser sur les ressources entraîne un manque d’intérêt des entreprises pour le progrès technique, et les dépenses élevées de ressources donnent à la croissance son caractère extensif. Le progrès technique doit être injecté d’en haut, ce qui entraîne également toutes sortes de gaspillages et un taux d’investissement élevé, au détriment de la consommation qui ne croît que faiblement. Enfin, les pénuries de biens de consommation ne stimulent pas les travailleurs à accroître leur productivité, car les accroissements de revenus permettent rarement d’acheter les marchandises désirées » (pp. 73-74). On peut aussi rappeler l’importance de la bureaucratie. Mikha_l Gorbatchev reconnaissait en 1987: « La sphère de gestion emploie aujourd’hui environ 18 millions de personnes, dont 2,5 millions pour l’appareil des différents organes de direction et environ 15 millions pour l’appareil de gestion des unions de production, entreprises et organisations. Ce qui constitue 15% des ressources de main-d’œuvre du pays. (…) Actuellement, pour l’entretien et la rémunération de cet appareil, nous dépensons plus de 40 milliards de roubles, alors que depuis quelques années nous n’augmentons le revenu national que de 20 milliards par an environ » (Discours à Mourmansk, in Pravda, 2-10-1987). G. Roland ajoute encore le témoignage d’un témoin de la « base » : « L’an dernier, notre canton a fait l’objet d’environ 200 contrôles divers de la part des instances supérieures ; rien qu’en octobre, nous avons reçu 37 représentants de la région. Exprimé en langage statistique, cela veut dire que 114 journées-homme ont été passées en un mois à nous accorder de l’ »aide ». Et cela sans compter le temps passé par les spécialistes, les dirigeants du canton et des fermes à offrir de l’ »aide » en retour, pour accompagner ces représentants et leur préparer rapports et comptes-rendus. » (Discours de Janna Fedorova, chef du parti dans un canton de la région de Voronej, au 27e Congrès du Parti, in Pravda, 2-3-1986).
15. FEJTÖ François, L’héritage de Lénine, Livre de poche, 1977, p. 135.
16. Cf., entre autres, De RUDDER Chantal, L’empire déboussolé, Dossier spécial Chine, Le Nouvel Observateur, semaine du 6 mai 1999, n° 1800. L’auteur parle de « dizaines de millions d’ouvriers ».
17. Jun Tang, maître de conférence, Département de sociologie, Université de Pékin, octobre 2001. Analyse disponible sur www1.msh-paris.fr.
18. La République populaire de Chine a été fondée en 1949.
19. Cette révolution dura de 1966 à 1976.
20. Plus prudente, la Loi fondamentale allemande de 1949 affirme que « tous les Allemands ont le droit de choisir librement leur profession, leur emploi et leur établissement de formation » et que « nul ne peut être astreint à un travail déterminé sinon dans le cadre d’une obligation publique de prestation de services, traditionnelle, générale et égale pour tous. Le travail forcé n’est licite que dans le cas d’une peine privative de liberté prononcée par un tribunal » (art. 12). Et la Constitution italienne (1947) déclare que « La République protège le travail » (art. 35).
21. MAUGENEST D., op. cit., p. 195.
22. Ce professeur très « rawlsien » d’éthique économique à l’UCL est membre du Basic Income European Network (BIEN) qui est un réseau européen de personnes et d’organisations intéressés par le thème de l’allocation universelle. On peut lire à ce propos : GUERICOLAS Pascale, A quand l’allocation universelle ?, www.scom.ulaval.ca. Auparavant, dans les années 80, il avait été, sur ce sujet, l’un des animateurs du collectif Charles Fourier à Louvain-la-Neuve. De Ph. Van Parijs, outre qu’est-ce qu’une société juste ? déjà analysé : L’allocation universelle. Utopie pour l’Europe d’aujourd’hui, www.etes.ucl.ac.be ; Peut-on justifier une allocation universelle ? in Futuribles, n° 144, juin 1990 ; Au delà de la solidarité, Les fondements éthiques de l’État-Providence et de son dépassement, in Futuribles, n° 184, février 1994 ; Sauver la solidarité, Cerf, 1995 ; De la trappe au socle : l’allocation universelle contre le chômage, supplément aux Actes de la recherche en sciences sociales, n° 120, décembre 1997 ; L’allocation universelle: une idée simple et forte pour le XXIe siècle, in FITOUSSI Jean-Paul et SAVIDAN Patrick, Comprendre, n° 4, « Les inégalités », PUF, octobre 2003, pp. 155-200.
23. Outre l’article du Mauss déjà cité : L’allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Cerf, 1995 ; Entretien avec Jean-Marc Ferry, in Le Soir, 21-11-1997 ; L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse ? Plaidoyer pour l’allocation universelle, http://users.skynet.be/sky95042/plaidoye.html ; Emploi, sécurité, Zéro, Fondation Collège du travail, 1998, pp. 109-117 ; Entretien avec Jean-Marc Ferry, in Esprit, juillet 1997, n° 234, pp. 5-17 ; Jean-Marc Ferry, Entretiens, Labor, 2003.
24. TANGHE F., op. cit., pp. 221-222 et 225.
25. Van PARIJS Ph., L’allocation universelle : une idée simple et forte pour le XXIe siècle, op. cit.. Il s’agirait, selon Ferry, d’établir « un droit inconditionnel à un revenu versé à chacun, indépendamment de sa situation dans la production, qu’il (ou elle) soit actif, chômeur, étudiant, retraité, femme au foyer, banquier ou autre ». ( L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse, op. cit., p. 1).
26. Sauf en cas d’incapacité légale et tant qu’elle dure.
27. « Une allocation universelle sans contrainte de travail assure aux plus faibles un pouvoir de négociation que ne permet pas un revenu garanti conditionné au travail ». (Van PARIJS Ph., L’allocation universelle : une idée simple et forte pour le XXIe siècle, op. cit.).
28. FERRY J.-M., L’allocation universelle, solution d’avenir ou utopie dangereuse, op. cit., pp. 5-7. Ailleurs l’auteur explique : « Nous connaissons le secteur primaire dont, avec l’exode rural, les forces productives se sont déversées dans le secteur secondaire et ont alimenté la révolution industrielle ; ce secteur secondaire s’est dégagé à son tour dans un secteur tertiaire de services actuellement pléthorique. Nous sommes donc dans une situation où les exclus de la grande production n’ont plus de secteur d’accueil, et la notion de secteur quaternaire figure l’idée de ce secteur d’accueil » (Entretien, in Esprit, op. cit.) . L’auteur cite les activités autonomes, personnelles et non automatisables comme les activités artistiques, artisanales, relationnelles (assistance, animation, surveillance, tutelle, médiation), scientifiques, etc.. (Cf. Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration, op. cit.).
29. FERRY J.-M., Entretien, in Esprit, op. cit..
30. Cf. HARRIBEY Jean-Marie, Une allocation universelle garantirait-elle une meilleure justice sociale ? in Encyclopédie : Protection sociale, quelle refondation ?, Economica, Liaisons sociales, 2000, pp. 1211-1221, disponible sur Internet, p. 3.
31. On peut se reporter, à ce point de vue, par exemple et pour faire simple, à l’article de QUIRION Philippe, Les justifications en faveur de l’allocation universelle : une présentation critique, 1995, disponible sur http://perso.wanadoo.fr/marxiens/politic/revenus : quirionO.htm. Par contre, on peut discuter de la « crédibilité politique » de l’allocation universelle. Ph. Quirion se demande « quelles forces sociales se battront pour une revendication aussi éloignée des luttes passées du mouvement ouvrier ? (…) Ce système rencontre à la fois l’hostilité de « la droite » parce qu’il nécessite un accroissement des prélèvements obligatoires et la méfiance de « la gauche » en apparaissant comme une caution possible à une offensive ultra-libérale de démantèlement de l’État-providence et du droit au travail. » (Op. cit, p. 9). Les partisans de l’allocation universelle rétorquent qu’elle n’accroîtra pas les prélèvements mais les réduira. Et pour affirmer leur réalisme, ils évoquent des expériences réussies qui vont dans leur sens : la pension universelle pour tous les plus de 65 ans en Nouvelle-Zélande (1938) ; le système d’allocations familiales universelles au Canada (1944) ; le système universel de protection contre la maladie et l’invalidité au Royaume-Uni (1946) ; et surtout depuis 1984, l’exemple de l’État d’Alaska qui « commence à verser à chaque résident, de manière indifférenciée et inconditionnelle, un revenu pouvant aller jusqu’à $1000 par an et financé par une part de la rente provenant de l’exploitation du pétrole. » (Van PARIJS Ph., L’allocation universelle. Utopie pour l’Europe d’aujourd’hui, op. cit., p. 4). Ph. Van Parijs salue aussi l’action du syndicat néerlandais Voedingsbond FNV qui milite depuis des années pour l’allocation universelle. En Belgique, les partis Ecolo et Agalev se sont intéressées à cette formule mais c’est surtout le parti Vivant (1997-2007) qui en a fait son programme électoral, sans succès. ‘Cf. VANDERBORGHT Yannick, « Vivant » ou l’allocation universelle pour seul programme électoral, in Multitudes 8, mars-avril 2002, disponible sur http://multitudes.samizdat.net).
32. HARRIBEY J.-M., op. cit., p. 8. L’auteur, visiblement d’obédience libérale, montre la différence qui existe entre cette allocation et l’impôt négatif de Milton Friedman. Cet impôt négatif intervient a posteriori et éventuellement, c’est-à-dire lorsque l’on constate que les revenus déclarés sont inférieurs à un chiffre donné. A ce moment, une allocation est prévue pour que les revenus perçus atteignent le minimum légal. L’allocation universelle, elle, fonctionne inconditionnellement et a priori. L’auteur ajoute que Milton craignait néanmoins que son système n’ait un effet de désincitation au travail.
33. WOLFESPERGER Alain, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, L’immoralité de l’allocation universelle, disponible sur www.libre.org.
34. Id., p. 14.

⁢a. Et l’Église, parle-t-elle de droit au travail et si oui, dans quel sens ?

L’expression « droit au travail » n’apparaît pas chez Léon XIII. Dans Rerum Novarum, il écrit : « Dans la réalité, c’est une obligation commune pour tous de subvenir à sa vie, et s’y soustraire est un crime. Il en résulte nécessairement le droit de se procurer ce qui permet de subvenir à sa vie ; et à celui qui n’a pas de moyens, la faculté ne lui est donnée que par le salaire acquis par le travail. » Le devoir de travailler implique qu’on ait la liberté de le faire. C’est clair.

Il semble que le premier pontife à parler de « droit au travail » soit Pie XII. Evoquant le « droit naturel de chaque individu à faire du travail le moyen de pourvoir à sa vie propre et à celle de ses fils », il précisera :  »Un tel devoir et le droit correspondant au travail est imposé et accordé à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris. »[1]

Dans un autre message , il citera parmi les « droits fondamentaux de la personne » : « le droit au travail comme moyen indispensable à l’entretien de la vie familiale ».⁠[2]

Il est très important de noter que le droit au travail ici est lié au devoir d’en procurer ou de s’en procurer mais il n’implique pas, pour autant et immédiatement, le devoir de l’État de fournir un travail. La responsabilité première en incombe prioritairement aux intéressés eux-mêmes. L’État n’intervient qu’à titre subsidiaire et dans le respect du bien commun, ce qui évite toute interprétation de type autoritaire

Quand Jean XXIII rédige l’encyclique Pacem in terris, il a sous les yeux la Déclaration universelle des droits de l’homme. Celle-ci déclare, d’une part que : « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage »[3], et, d’autre part, que. : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ces moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. »[4] Ces extraits ont visiblement inspiré le Souverain Pontife qui écrira d’abord que « Tout être humain a droit à la vie, à l’intégrité physique et aux moyens nécessaires et suffisants pour une existence décente, notamment en ce qui concerne l’alimentation, le vêtement, l’habitation, le repos, les soins médicaux, les services sociaux. Par conséquent, l’homme a droit à la sécurité en cas de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse, de chômage et chaque fois qu’il est privé de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ».⁠[5] Un peu plus loin, le texte rappelle que « Tout homme a droit au travail et à l’initiative dans le domaine économique »[6]. Et il ajoute que « La dignité humaine fonde également le droit de déployer l’activité économique dans des conditions normales de responsabilité personnelle. »[7]

Cet ordre qui place le droit à la vie et à la subsistance avant le droit au travail semble, mieux que la Déclaration universelle, suggérer que le droit au travail doit « être compris avant tout comme le droit à subsister, indépendamment de la possibilité et de l’existence d’un travail réel (…) ».⁠[8] En tout cas, cette présentation tend à justifier les allocations sociales qui existent dans plusieurs pays et qui sont octroyées indépendamment du travail et en fonction des besoins. Ces allocations garantissent non plus au travailleur mais au citoyen un minimum vital. Il s’agit en Belgique du Revenu d’intégration sociale (RIS, l’ancien « Minimex », Minimum moyen d’existence), en France du Revenu minimum d’insertion (RMI) qui sont octroyés à certaines conditions et à certaines catégories de personnes. De plus, cette aide financière à laquelle peuvent s’ajouter d’autres aides sociales s’inscrit dans la perspective d’une remise au travail.

Mais peut-on déduire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et, partant, des extraits cités de Jean XXIII, la légitimité de l’allocation universelle ?

Mireille Chabal affirme sans hésiter que l’allocation universelle est « un don nécessaire, elle est un dû. Elle est implicitement prescrite par la Déclaration universelle des Droits de l’homme ».⁠[9] C’est aller un peu vite, semble-t-il mais, en ce qui concerne la pensée de l’Église, l’affaire paraît plus claire et, nous allons le voir, il est difficile dans la perspective qui est la sienne d’admettre le principe de l’allocation universelle tel qu’il a été défini. Même si, après Jean XXIII, le concile Vatican II⁠[10] puis Paul VI réaffirment que « Tout homme a droit au travail, à la possibilité de développer ses qualités et sa personnalité dans l’exercice de sa profession (…) »⁠[11], ce ne peut être que dans le sens où ses prédécesseurs en ont parlé.

C’est peut-être pour éviter l’équivoque née, dans les années 80, autour de l’expression « droit au travail » que Jean-Paul II ne l’emploie pas au grand étonnement d’ailleurs de son commentateur Denis Maugenest qui écrit : « En ces temps difficiles, le droit au travail paraît encore plus urgent que ne le sont les droits des travailleurs. Curieusement pourtant l’encyclique ne parle nulle part de droit au travail…​ »[12] Laborem exercens parle du « travail humain, compris comme un droit fondamental de tous les hommes »[13] et Jan Schotte⁠[14] explique cette phrase en ces termes : « Respecter ce droit est la responsabilité de tous ceux qui appartiennent à une société déterminée et agissent à travers les structures de l’État, mais il est aussi la responsabilité de toute la communauté internationale. » Nous allons y revenir.

Mais ce que souligne avec force l’encyclique, c’est que « Le travail est (…) une obligation, c’est-à-dire un devoir de l’homme, et ceci à plusieurs titres. L’homme doit travailler parce que le Créateur le lui a ordonné, et aussi du fait de son humanité même dont la subsistance et le développement exigent le travail. L’homme doit travailler par égard pour le prochain, spécialement pour sa famille, mais aussi pour la société à laquelle il appartient, pour la nation dont il est le fils ou la fille, pour toute la famille humaine dont il est membre, étant héritier du travail des générations qui l’ont précédé et en même temps co-artisan de l’avenir de ceux qui viendront après lui dans la suite de l’histoire. Tout cela constitue l’obligation morale du travail entendue en son sens le plus large ».⁠[15] Obligation morale très large puisque « Le mot « travail » désigne tout travail accompli par l’homme, quelles que soient les caractéristiques et les circonstances de ce travail, autrement dit toute activité humaine qui peut et qui doit être reconnue comme travail parmi la richesse des activités dont l’homme est capable et auxquelles il est prédisposé par sa nature même, en vertu de son caractère humain. »[16] Dans cette optique, celui qui n’aurait pas besoin de travailler pour vivre ou même pour faire vivre sa famille, a encore des obligations vis-à-vis de ses compatriotes et, au delà, vis-à-vis de la famille humaine tout entière dans la mesure où nous sommes responsables des autres quels qu’ils soient. La théologie du travail est une théologie de la solidarité. Le travail bénévole, par exemple, s’inscrit bien dans ce cadre.

Il paraît difficile donc de séparer, comme le fait l’allocation universelle, le don et le travail.⁠[17] On se rappelle l’injonction de Paul : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ».⁠[18]

Mais allons plus loin. Plusieurs partisans de l’allocation universelle évoquent la figure d’un ancêtre, Thomas Paine⁠[19], qui, à la fin du XVIIIe siècle, dans une réflexion sur la réforme agraire en France⁠[20], « propose l’instauration d’une pension universelle (à partir de 50 ans) et d’une dotation universelle (à 21 ans) en reconnaissance de la propriété commune de la terre ».⁠[21] Cette propriété commune est « de droit naturel » dit Paine. Toutefois, comme chez Rousseau⁠[22], il précise que « pour bien concevoir ce que l’état de société devrait être, il est indispensable d’avoir quelques notions de l’état primitif et naturel des hommes, tel qu’il est encore aujourd’hui. On n’aperçoit chez eux aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits de la vie civilisée. Elle n’existe point dans l’état naturel. »[23] Ce développement nous montre à quel sens du mot « nature » Paine se réfère dans l’expression ambigüe « droit naturel ». Dans le fond, « La nature est l’état primitif des choses, auquel elles doivent s’arrêter ou qu’elles doivent restituer pour satisfaire à leur essence, ou encore la nature est l’exigence essentielle, divinement déposée dans les choses, d’un certain état primitif ou d’avant-culture que les choses sont faites pour réaliser ».⁠[24]

Il n’empêche que le chrétien peut se sentir interpellé par l’argument de Paine. En effet, même s’il reconnaît le bien-fondé de la propriété privée, comme nous le verrons plus tard, il ne peut oublier que le livre de la Genèse, livre des origines qui nous révèle quelque chose l’avenir auquel nous sommes appelés, fonde le principe de la destination universelle de tous les biens puisque la terre a été donnée à tous les hommes. Dès lors, la proposition de Taine comme l’allocation universelle ne sont-elles pas justifiées dans la mesure où elles se présentent comme une anticipation de la communauté des biens à laquelle nous devons tendre sans pour autant, comme les marxistes, abolir la propriété privée ? L’allocation universelle serait un moyen de restituer un peu la justice originelle qui sera notre justice finale.

Une telle interprétation est impossible. Indépendamment de l’insistance des papes sur le devoir de travailler, indépendamment de l’injonction de Paul, il reste que la terre a été donnée à l’homme, avant la chute, pour qu’il la travaille (domine, soumette, cultive, garde).


1. Radiomessage pour le cinquantenaire de l’Encyclique « Rerum Novarum », 1-6-1941.
2. Radiomessage de Noël au monde entier, 24-12-1942.
3. Art. 23.
4. Art. 25.
5. PT §12.
6. PT § 19.
7. PT §21.
8. MAUGENEST D., op. cit., p. 196.
9. L’allocation universelle, http://mireille.chabal.free.fr ; M. Chabal est l’auteur de qu’est-ce que le travail humain ? Communication au Colloque Lupasco, 13-3-1998, Bulletin du CIRET, n° 13 ; et avec Dominique Temple, de La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, L’Harmattan, 1995. Stéphane Lupasco (1900-1988) est un philosophe d’origine roumaine qui a tenté de construire une philosophie à partir de la physique quantique. Il a fondé le Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires (CIRET).
10. Cf. GS 26 qui cite le droit « au travail ».
11. OA 14.
12. Op. cit., p. 189.
13. LE 18.
14. Réflexions sur « Laborem Exercens », Commission pontificale « Iustitia et Pax », 1982, p. 16.
15. LE 16 §2.
16. LE, Adresse.
17. Ph. Quirion présente finalement l’allocation universelle comme « un moyen d’assurer le « droit à la paresse » » (op. cit., p. 9).
18. 2 Th 3, 10.
19. 1737-1809. Cet Anglais, ami de Benjamin Franklin fut un des artisans de l’indépendance des États-Unis et de la Constitution de Pennsylvanie. Il participa à la vie politique de la jeune république puis s’engage dans la révolution en France où il connut la prison et les honneurs avant de regagner l’Amérique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages politiques.
20. La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires, précédé de A la Législature et au Directoire, 1797, in Revue du Mauss, n° 7, 1er trimestre 1996.
21. Van PARIJS Ph., L’allocation universelle. Utopie pour l’Europe d’aujourd’hui, op. cit., p. 3. Th. Paine propose « un fonds national pour payer à tous les individus qui auront atteint l’âge de vingt-un ans, la somme de quinze livres sterling, à titre d’indemnité du droit naturel, dont le système des propriétés territoriales les a dépouillés. Et pour payer annuellement la somme de six livres sterling, durant leur vie, à tous les individus qui ont atteint l’âge de cinquante ans, et aux autres, à mesure qu’ils arriveront audit âge. (…) Je propose d’abord de faire les paiements tels que je les ai énoncés, à tous les individus, pauvres ou riches. Cette mesure commune est propre à éviter toute odieuse distinction, et elle est d’autant plus convenable qu’à titre d’indemnité ou de compensation d’une propriété naturelle, tous les individus y ont un droit égal, indépendamment des propriétés qu’ils peuvent avoir créées ou acquises par hérédité ou de toute manière.(…) » (Extraits de La justice agraire…​cités in GUILLON Claude, Economie de la misère, La Digitale, 1999, disponibles sur http://claudeguillon.internetdown.org.
22. A propos de Rousseau, J. Maritain rappelle l’explication que saint Thomas donne de l’expression « droit naturel » : « Une chose est dite de droit naturel de deux façons : une chose peut être dite « de droit naturel » soit parce que la nature y incline (comme de ne pas faire injure à autrui), soit seulement parce que la nature n’assure pas du premier coup la disposition contraire, « en ce sens-là on pourrait dire que d’être nu est pour l’homme de jure naturali, parce que c’est l’art, et non la nature, qui lui fournit le vêtement ; c’est en ce sens qu’on doit entendre le mot d’Isidore, appelant de droit naturel l’état de possession commune, et d’une et identique liberté pour tous ; en effet la distinction des propriétés et la soumission à un maître ne sont pas choses fournies par la nature, mais amenées par la raison des hommes pour l’utilité de la vie humaine ». (Ia IIae qu. 94, art. 5, sol. 3). Commentant ce passage, J. Maritain écrit : « En d’autres termes, le mot nature peut être pris au sens métaphysique d’essence comportant une certaine finalité. Est naturel alors ce qui répond aux exigences et aux inclinations de l’essence, ce à quoi les choses sont ordonnées en raison de leur type spécifique et en définitive par l’auteur de l’être. Et il peut être pris au sens matériel d’état primitif donné en fait. Est naturel alors ce qui se trouve exister de fait avant tout développement dû à l’intelligence. » (Trois réformateurs, Plon, 1925, pp. 181-182).
23. Extrait de La justice agraire…​, cité in GUILLON Claude, op. cit..
24. MARITAIN J., Trois réformateurs, op. cit., p. 183.

⁢b. Propriété collective ou privée, la propriété est liée au travail

[1].

Les partisans de l’allocation universelle procèdent à une dissociation entre le devoir et le droit, les besoins et le travail.

Pour J.-M. Ferry, il s’agit bien « de dissocier le droit au revenu de la contrainte du travail et, ce faisant, de mieux penser le droit au travail comme tel, c’est-à-dire comme un droit et non pas comme un devoir imposé de l’extérieur par la nécessité de gagner un revenu, lequel ne fait pas toujours l’objet d’un droit indépendant. En effet, le droit au revenu, loin d’être inconditionnel, reste plus ou moins implicitement fondé par référence à un principe de contributivité, c’est-à-dire de proportionnalité entre le revenu que l’on reçoit et la contribution productive que l’on apporte. S’il était rendu inconditionnel, le droit au revenu, loin d’attenter au droit au travail, l’émanciperait, au contraire, puisqu’il cesserait de faire du travail une obligation de survie alimentaire.

Tant que le travail est une contrainte, il n’est pas un droit. Et si le droit au travail était ainsi émancipé, non seulement il supprimerait son hypocrisie, mais la morale du travail, qui, dans la rhétorique politique, frise parfois le ridicule, pourrait plus clairement devenir une morale autonome, c’est-à-dire une vraie morale. L’attachement au droit au travail, ainsi qu’à la forme d’intégration sociale par le travail n’est pas répressif par lui-même. Il le devient, lorsqu’il entre en réaction contre un droit au revenu indépendant du travail. »[2]

Nous retrouvons ici, une conception du droit très libérale. Le divorce étant à nouveau prononcé entre la liberté et le devoir. La liberté ne peut être que sans condition préalable, sans examen préalable de ce qui constitue l’homme et de la « vérité » du travail dans tous ses aspects personnels et sociaux. Le droit à la subsistance que l’Église a toujours défendu dans sa lutte contre la pauvreté est détaché du devoir de travailler pour fonder la nécessité de l’allocation universelle, autrement dit, le devoir de l’État d’assurer cette subsistance. Nous nous trouvons face à une version allégée et apparemment séduisante du mouvement classique qui entraîne tout individualisme à une forme ou autre de collectivisme.

Nous nous trouvons aussi devant une nouvelle dévalorisation du travail. Si l’on estime qu’en soi le travail est enrichissant pour l’homme et pour la société, il est nécessaire à tous et doit être l’objet de soins attentifs pour que tous y accèdent et qu’il soit réellement et le mieux possible source de tous les bienfaits qu’il peut offrir.

En séparant la satisfaction des besoins du travail qui peut y pourvoir, on met logiquement en péril la subsistance car si personne ne choisit de travailler, comment pourra-t-elle être assurée ?

Et même si on refuse d’envisager la possibilité de cette position extrême que l’on peut contester au nom du réalisme dans la mesure où le montant de l’allocation ne permet que la survie et incitera donc les « gourmands » ù trouver d’autres revenus, l’allocation universelle ne justifie-t-elle une nouvelle forme d’esclavage ? N’est-il pas établi, depuis la suppression théorique de l’esclavage, que « nul ne doit porter le fardeau de la nécessité pour le compte des autres et (que) nul, donc, ne doit être dispensé d’en porte sa part » ? « Or l’allocation universelle ouvre le droit à la dispense. Elle permet à la société de ne pas s’occuper de la répartition équitable du fardeau. En cela, elle fait, par idéalisme, le jeu de l’idéologie du travail : elle paraît considérer le travail comme une activité choisie, facultative, qui peut être réservée à celles et à ceux qui aiment le faire. Or le travail est d’abord à faire, qu’on l’aime ou non, et c’est seulement en partant de la reconnaissance de sa nécessité qu’on peut chercher à le rendre aussi plaisant et épanouissant que possible, à en alléger le poids et la durée ».⁠[3]

On peut encore ajouter un argument. Dans le binôme subsistance-travail, si, chronologiquement, la subsistance a priorité sur le travail, celui-ci est intrinsèquement plus important sur le plan de la croissance intégrale de l’être. Car si la subsistance nous rend dépendants de nos besoins et, dans le cas de l’allocation universelle, dépendants de la collectivité, le travail, lui, est un lieu de liberté parce qu’il me permet d’accroître mes pouvoirs et notamment sur le plan politique au sens large : « puisque le travailleur, écrit X. Dijon, exprime, par sa peine, sa soumission responsable à la loi de la pénurie qui affecte tous les humains (« il faut travailler pour gagner sa vie »), le voici mieux habilité à entrer avec le sérieux qui convient dans le débat politique qui déterminera la loi de la cité ».⁠[4]

Pour appuyer cette idée, l’auteur en appelle au témoignage des premiers intéressés -les pauvres-, et affirme que « la « contributivité » (…) constitue en réalité le souhait le plus cher des personnes qui, reléguées aux marges de la société, voudraient au contraire exercer leur citoyenneté en y apportant leur capacité de se mettre à l’œuvre. Or en dissociant le revenu et le travail, l’allocation universelle fait l’impasse sur la cause efficiente de l’appropriation ; en se polarisant de la sorte sur la satisfaction du besoin, cause finale de l’appropriation, elle ne rencontre pas l’aspiration des pauvres qui considèrent précisément le travail comme un lieu important de reconnaissance sociale. »[5]

Une fois encore, comme nous l’avons vu, il faut rappeler que les droits de l’homme sont indivisibles. Dans la mesure où ils sont concrets et objectifs, en détacher un de l’ensemble est une mutilation de la personne considérée dans son intégralité. « Par exemple, continue le P. Dijon, le critère qui légitime toutes les appropriations pourvu qu’elles résultent du travail de leur titulaire méconnaît les conditions personnelles et sociales de l’activité laborieuse, laissant ainsi sans réponse la question du chômage : le sujet jouissait-il de la capacité physique et psychique d’entreprendre un travail ? La société a-t-elle distribué les biens culturels et matériels de telle sorte que chaque sujet ait pu exercer par le travail sa maîtrise sur la nature ? Si l’on tient par contre que les attributions de biens se règlent seulement selon les besoins des sujets, comment assurera-t-on l’effectivité de cette répartition qui, de soi, impose une limite alors que les besoins, hâtivement confondus avec le désir, connaissent une extension indéfinie ? Comment savoir que tel bien de la nature doit satisfaire le besoin de telle personne et non de tel autre ? N’est-ce donc pas dans la tension de ces deux critères que se joue la reconnaissance inhérente au droit ? »[6]

En un mot, pour conclure, « l’idée de verser un revenu à des personnes sans en attendre, en contrepartie, une utilité sociale est une idée qui dégrade »[7].


1. « Quand une terre est « commune », écrit Alain Wolfsperger dans une perspective libérale que nous ne pouvons suivre jusqu’au bout, cela signifie que chacun y a un droit d’accès pour l’utiliser et la faire lui-même fructifier et non pas que chacun a un droit sur les produits de l’usage qu’en font les autres ». (op. cit., p. 14).
2. L’allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Cerf, 1995, pp. 46-47).
3. GORZ A., Capitalisme, Socialisme, Ecologie, Désorientations, Orientations, Galilée, 1991, pp. 175-176, cité in DIJON X., Droit naturel, Tome 1, op. cit., p. 329. A. Gorz lie le droit à un revenu de citoyenneté d’une part « à un programme de réduction progressive mais radicale de la durée du travail sans réduction de salaire » et d’autre part au droit, voire à l’obligation de travailler. En effet, « le revenu garanti représente la part de richesse à laquelle chacun(e) a droit en raison de sa participation au processus social de production ». (Cf. CERICA Claudio et VERCELLONE Carlo, Au-deà de Gorz, travail et revenu garanti_, disponible sur http://multitudes.samizdat.net).
4. DIJON X., id..
5. Id.. X. Dijon s’appuie sur le Rapport général sur la pauvreté réalisé par la Fondation Roi Baudouin à la demande du ministère de l’Intégration sociale, 1994: »qu’est-ce qu’être citoyen quand la dignité d’une personne ne peut plus ni s’exprimer ni être reconnue par les autres ; qu’est-ce qu’être citoyen quand on ne dispose pas d’un logement décent, pas de travail, pas de protection sociale, ni plus généralement d’aucun outil de reconnaissance sociale à sa disposition ? (…) Le Rapport montre-t-il à suffisance les effets ravageurs de la pauvreté, de l’absence d’emploi, de l’inutilité contrainte, sur la conscience qu’un individu peut avoir de sa dignité, et de ses droits, du lien civique, d’un contrat social ? » (pp. 394 et 397).
6. Op. cit., p. 331.
7. Mgr Albert Rouet, Président de la Commission sociale de l’épiscopat français, in Face au chômage, changer le travail, Centurion, 1993, p. 201. Et même, ajoute l’auteur, très sévèrement, « un « petit boulot », un emploi plus ou moins fictif est indigne des hommes, et loin de les aider, la société les humilierait un peu plus en les payant pour une tâche qui limiterait l’épanouissement de leur humanité. L’utilité sociale est beaucoup plus large que celle d’une organisation où des serviteurs feraient, grâce à leur disponibilité, des tâches dont une élite ne voudrait plus. Ce serait passer du travail au noir à l’obscurité totale ! » (Id., pp. 200-201).

⁢c. Que propose l’Église face au chômage ?

L’Église, en particulier dans l’encyclique Laborem exercens, a insisté sur le devoir du travail étant donné sa valeur multiforme. Et donc, le chômage, quelle que soit sa nature⁠[1], qu’il soit technologique suite, par exemple, à l’introduction de nouvelles machines⁠[2], conjoncturel ou cyclique découlant des crises de surproduction, doit toujours être considéré comme un mal, une calamité⁠[3] et non comme la conséquence fatale et naturelle des lois économiques qui finiraient par l’estomper si on laissait les « lois » jouer sans contrainte⁠[4]. Deux siècles d’expériences libérales ou néo-libérales n’ont pas réussi à assurer le plein emploi⁠[5] d’autant plus que la production a tendance à croître beaucoup plus vite que la main-d’œuvre à cause de la mécanisation, de la concurrence.

Disons d’emblée, pour ne pas y revenir, que le principe de l’usage commun des biens impose surtout à l’État, un des employeurs indirects⁠[6], comme dit Jean-Paul II, d’assurer des subventions qui permettent aux chômeurs et à leurs familles de subsister après la perte d’un emploi ou en attente d’un travail : « L’obligation de prestations en faveur des chômeurs, c’est-à-dire le devoir d’assurer les subventions indispensables à la subsistance des chômeurs et de leurs familles, est un devoir qui découle du principe fondamental de l’ordre moral en ce domaine, c’est-à-dire du principe de l’usage commun des biens ou, pour s’exprimer de manière encore plus simple, du droit à la vie et à la subsistance ».⁠[7]

Cela étant dit, on peut penser, tout d’abord, que le chômage est le résultat d’une mauvaise organisation du travail comme en témoigne le contraste entre les ressources naturelles inutilisées et les foules de chômeurs. Avec beaucoup d’analystes, nous pouvons dénoncer « la pseudo-fatalité d’un chômage important »[8]. Avec humilité cependant pour ne pas tomber dans la dangereuse utopie qui a animé les sociétés marxistes.⁠[9]

Dans la lutte contre le chômage⁠[10], puisqu’on ne peut, l’actualité le montre, faire confiance aux seuls mécanismes du marché, une large mobilisation est nécessaire, à tous les niveaux. Une mobilisation permanente car le problème ressurgit constamment. Toute politique à court ou moyen terme finira par être prise en défaut. Le chômage doit être combattu avec le concours de toutes les parties intéressées : les instances internationales, l’État, les partenaires sociaux⁠[11], les employeurs⁠[12], les collectivités et les chômeurs eux-mêmes⁠[13].

Les instances internationales

Au plan international, étant donné les relations d’interdépendance, la collaboration et la solidarité entre États sont indispensables à la promotion du travail et de l’emploi et pour éviter que les marchés financiers et les grandes entreprises continuent à perturber gravement parfois le marché du travail. « Les pays hautement industrialisés, écrit Jean-Paul II, et plus encore les entreprises qui contrôlent sur une grande échelle les moyens de production industrielle ‘ce qu’on appelle les sociétés multinationales ou transnationales) imposent les prix les plus élevés possibles pour leurs produits, et cherchent en même temps à fixer les prix les plus bas possible pour les matières premières ou les produits semi-finis (…) Il est évident que cela ne peut pas demeurer sans effet sur la politique locale du travail ni sur la situation du travailleur dans les sociétés économiquement désavantagées. »[14]

Tout en respectant les droits et la personnalité des États, et avec l’aide efficace des organisations internationales, bien des mesures doivent être prises au niveau européen et mondial en faveur du Tiers-Monde. Mesures qui auraient aussi d’heureuses répercussions en nos pays et qui réduiraient les différences choquantes et injustes dans le niveau de vie des travailleurs. Nous y reviendrons.

L’objectif premier des instances internationales, comme des instances nationales, est de favoriser l’accès du plus grand nombre au travail et de garantir aux travailleurs l’ensemble de leurs droits. De plus, il est indispensable « que le niveau de vie des travailleurs dans les diverses sociétés soit de moins en moins marqué par ces différences choquantes qui, dans leur injustice, sont susceptibles de provoquer de violentes réactions. »[15] Nous le savons, la justice sociale ne peut s’installer sans une recherche d’une certaine égalité.

L’État

Au plan national, l’employeur indirect, en définitive l’État, gardien du bien commun, doit coordonner les efforts en respectant l’initiative des personnes, des groupes, etc., en vue d’une organisation correcte et rationnelle d’un chantier de travail différencié et équilibré⁠[16]. Dès 1932, pour remédier à la crise en cours depuis 1929, le futur Président Roosevelt lançait son «  New Deal »⁠[17] : « Si vous parlez avec nos jeunes hommes et nos jeunes femmes, vous constaterez qu’ils ne demandent qu’à travailler pour eux et leur famille ; qu’ils estiment avoir un droit au travail. Ils auront le droit de réclamer pour eux et pour tous les hommes et femmes valides et désireux de travailler, la subsistance pour vivre et une occupation selon leurs capacités. Notre gouvernement peut et doit leur assurer cette sécurité ». Et en 1944, toujours dans la libérale Amérique, la Conférence internationale du travail, à Philadelphie, affirmait clairement : « Ils sont définitivement révolus, les temps où un État pouvait croire qu’il avait rempli son devoir lorsqu’il avait garanti un revenu minimum aux chômeurs au moyen d’assurances ou de toute autre manière. Les travailleurs ne tolèreront plus longtemps une société où ceux qui veulent du travail et s’efforcent sérieusement d’en trouver seraient inévitablement contraints d’abdiquer toute dignité si on les condamnait à l’inaction (…). Un système politique et économique incapable de résoudre ce problème ne pourra paraître acceptable à un monde qui, au cours de deux guerres mondiales, se sera rendu compte de l’efficacité de l’intervention de l’État ».⁠[18]

Bien entendu, cette planification globale ne peut s’entendre comme une centralisation unilatérale par les pouvoirs publics. Elle doit s’appuyer sur le principe de subsidiarité et c’est pour cela que tous les acteurs sont concernés. Les corps intermédiaires ont un rôle important à jouer.

En attendant, si c’est une erreur de compter d’emblée ou exclusivement, comme on le fait trop souvent aujourd’hui, sur l’action de l’État, son rôle est néanmoins important, nous l’avons déjà dit et nous le verrons encore plus tard. Il n’est pas question, en effet, de laisser sans brides ni balises le pouvoir économique mais il ne s’agit pas non plus de l’étouffer par une politique fiscale ou une réglementation sociale qui paralyse l’activité ou l’empêche de se développer. Il ne s’agit pas non plus que l’État se fasse employeur, outre mesure. Il a néanmoins l’obligation, au nom du bien commun, de stimuler le travail.

Les corps intermédiaires

Entre l’État et l’individu, ils ont une utilité capitale. On pense principalement aux organisations syndicales et aux entreprises elles-mêmes⁠[19], au service du travail et non du capital d’abord. Mais il ne faut pas négliger le rôle que peuvent jouer les communes, les régions et toutes les associations à caractère social. Enfin, comme nous allons le voir, dans le paragraphe suivant, n’oublions jamais la mission primordiale de l’école et des différentes formes d’apprentissage.

Comme le souligne un sociologue, « qu’il s’agisse de l’activité industrielle, commerciale ou de services, des activités culturelles ou éducatives, des secteurs médico-sociaux, de la vie politique et syndicale, (…) cet espace-temps tire sa valeur des ressources qu’il permet de créer, une dynamique sociale de rapprochement des individus comme acteurs de réalisations, au-delà des règles et structures établies ».⁠[20] Les structures intermédiaires « mobilisent des dynamiques exceptionnelles de régulations sociales conférant une légitimité particulière de réactivité transitionnelle et de lien social entre acteurs du changement ».⁠[21] Ces valeurs, l’auteur, au terme d’une vaste enquête⁠[22] va les rappeler tout particulièrement à propos des « organisations productives » dans un monde en profonde mutation dont la description révèle a contrario leur fonction cruciale :  »Le contexte contemporain d’une mondialisation des économies libérales et des réseaux de communication d’une part, de l’autonomie et des individus sujets et acteurs de leur propre histoire d’autre part, pose ainsi la question cruciale de l’existence même de la société démocratique. Un monde virtuel d’images à destination universelle estompe en effet les représentations de cultures spécifiques, et les multimédias accélèrent les échanges, sans pour autant situer les acteurs dans la vérité de leurs appartenances et de leurs responsabilités ; tandis que les rapprochements dans les rapports humains dépassent certes les frontières nationales, objet de tant de luttes passées, mais plongent les individus dans l’inquiétude pour l’avenir de leurs sociétés devenues incertaines sur leurs fondements culturels et leurs structures politiques. Un tel constat exige qu’apparaissent d’autres modalités de régulation sociale de la vie collective sous peine de livrer les individus à l’emprise de communautés défensives aux allures de sectes et de mafias. »[23] Dans un tel monde, les organisations productives intermédiaires « entre les institutions du politique et celles de l’éducation (…) doivent aider leurs individus salariés à retrouver de nouvelles légitimités collectives sous peine de basculer dans de brutales régressions sociales et économiques ». Et cela sans « substituer l’entreprise aux structures sociales d’État ou des familles. Ce serait retourner aux modalités paternalistes ou totalitaires du développement économique ». Dans un monde marqué par le libéralisme, ces organisations sont des lieux de socialisation et de « solidarisation ». Tel est en effet le travail qui, malgré ses difficultés et ses problèmes, révèle « combien les individus sont acteurs et quasiment citoyens d’une œuvre collective de production pour laquelle ils s’engagent et se veulent partie prenante. (…) En bref, l’expérience vécue du travail fait concrètement expérimenter les valeurs de la démocratie (…). »[24]

Bien conscient des problèmes graves suscités par les inégalités, l’espérance de travail et la misère, l’auteur prêche pour que les valeurs démocratiques ne restent pas cantonnées dans les activités civiques. Il n’est pas question « de supprimer « les méfaits du travail » pour imaginer un monde meilleur, sans travail pour les uns, mais avec trop de travail pour les autres. Il s’agit de tirer les conséquences des acquis de la socialisation par le travail pour tous (…). »⁠[25] Il s’agit de « trouver les voies efficaces d’une dynamique de légitimation des institutions intermédiaires, car c’est dans cette ressource des activités productives que doit s’inventer concrètement plus d’égalité sociale, plus de compréhension entre les hommes et plus de mobilisation sur des projets d’avenir, puisque les citoyens consommateurs et salariés s’y vivent aussi comme acteurs de réalisations collectives. »⁠[26]

Les personnes

En définitive, il va de soi et à la lumière de l’analyse que nous venons de survoler, qu’au premier chef, ce sont les personnes elles-mêmes qui sont immédiatement concernées par le problème du travail et du chômage. En effet, expliquait Pie XII, le « devoir et le droit correspondant au travail est imposé et accordé à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris ».⁠[27]

A la lumière de cette sagesse, s’il n’est pas possible dans l’immédiat de créer tous les emplois stables nécessaires, parmi les mesures qui peuvent être prises pour mettre au travail davantage de personnes, la mesure prioritaire touche à la formation.

Même aux États-Unis, c’est une réalité qui n’avait pas échappé au Dr Raymond L. Saulnier, conseiller du président Eisenhower⁠[28], qui recommandait « training, education, relocation » : c’est-à-dire le perfectionnement de la formation des travailleurs, une meilleure éducation et une mobilité accrue pour les jeunes. Il faut élever le niveau de qualification du travailleur car le progrès technique à long terme crée des emplois mais des emplois qui demandent toujours plus de formation. Il faut aider le travailleur à s’adapter à un genre nouveau de travail ou à un nouveau lieu de travail. Le recyclage facilitera le passage des travailleurs de secteurs en crise vers d’autres secteurs en développement. De toute façon, l’éducation doit être la préoccupation première en adaptant le système d’instruction et d’éducation, qui doit se préoccuper, avant tout, certes, du développement et la maturation de toute la personne, mais aussi de la formation spécifique nécessaire à l’insertion dans le chantier de travail. La prolongation de la scolarité peut être bénéfique, de même que l’apprentissage sous toutes ses formes.

Dans une perspective plus directement volontariste encore, les pouvoirs publics et les associations sociales peuvent aider les sans-emploi à créer leur emploi⁠[29] ou, par un système de coaching, faire accompagner par des intervenants sociaux les chômeurs dans la recherche d’un emploi, dans leurs démarches administratives ou encore dans leurs problèmes juridiques. Si, comme on l’a dit, le manque de travail est d’abord un manque d’idées⁠[30], il faut tout faire pour encourager la créativité et la responsabilité des intéressés.

Autrement dit, c’est la personne du travailleur qui doit être au centre des préoccupations. Trop souvent, pour ne pas dire dans tous les cas, les politiques de l’emploi ou les politiques pour l’emploi⁠[31] réfléchissent non à partir des besoins objectifs de la personne et de ses capacités acquises ou à acquérir, mais à partir du nécessaire élargissement du marché du travail, de sa répartition, en tout cas, de l’indispensable croissance économique⁠[32] ou du « benchmarking »⁠[33]. A partir de ce point de vue, diverses pistes sont proposées. Par exemple, certains veulent favoriser le temps partiel qui, selon eux, assurerait un partage efficace du travail, créerait des emplois et permettrait de concilier vie familiale, vie associative et vie professionnelle. Mais il faut aussi se rendre bien compte que dans la création d’emplois nouveaux par le partage, la solidarité est nécessaire et doit entraîner un effort de réduction des privilèges sectoriels et des « droits acquis »⁠[34]. Beaucoup d’observateurs vont plus loin encore et contestent, comme un leurre, « l’idée qu’on partagera l’emploi en travaillant moins et moins longtemps »[35]. d’autres, aujourd’hui, plus nombreux, réclament la flexibilité des salaires, la mobilité des travailleurs, l’abaissement des charges sociales patronales et du coût salarial, s’accommodent de la précarité d’emploi, vantent le travail intérimaire, pour une économie plus concurrentielle et donc plus efficace, plus productive. Mais qu’en est-il de la sécurité et de la stabilité nécessaires à l’épanouissement de la personne et de la famille ?⁠[36]

Le droit à l’initiative que Jean XXIII liait au droit au travail⁠[37], doit être étendu le plus largement possible : « Le développement doit être sous le contrôle de l’homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d’un petit nombre d’hommes ou de groupes jouissant d’une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique ou à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et au plan international l’ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation. (…) Les citoyens doivent se rappeler que c’est leur droit et leur devoir (et le pouvoir civil doit aussi le reconnaître) de contribuer selon leurs moyens au progrès véritable de la communauté à laquelle ils appartiennent ».⁠[38]

C’est dire combien la personne est importante dans le processus économique : « Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni et avec qui l’on travaille (…). Il y a des différences caractéristiques entre les tendances de la société moderne et celles du passé même récent. Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, ce fut le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres »[39]. S’il est donc très « important que les pays en voie de développement favorisent l’épanouissement de tout citoyen, par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations »[40], il en va de même dans les pays « développés » qui connaissent la marginalisation croissante d’un nombre non négligeable de citoyens.

Comme l’écrit très justement J.-Y. Calvez, «  le libéralisme courant défend la liberté d’initiative économique, liberté d’entreprendre, mais sans un très grand souci de mettre chacun en condition d’exercer une telle liberté, alors que ceci ne va nullement de soi pour le plus grand nombre des hommes. L’Église lutte, elle, en vue de l’initiative pour tous…​ «⁠[41] Pour tous : nuance capitale !

Une autre culture

Prioritairement, à travers les quelques mesures suggérées par l’Église et les mesures concrètes et positives prises par certains États, c’est un renouveau de la culture du travail qu’il faut souhaiter. Pour améliorer en profondeur et durablement la situation, disait un évêque, il faut:

« -Avoir en vue que construire une société digne de l’homme requiert le travail de chacun ;

-Maîtriser le progrès technique et les flux financiers au service de l’homme ;

-Répartir plus équitablement les ressources ;

-Trouver un nouvel équilibre de vie. »[42]

Qui ne voit la réforme intellectuelle et morale indispensable à ce changement qui ne peut se réaliser sans l’attachement à une juste hiérarchie de valeurs, un sens aigu de la solidarité et une volonté politique déterminée à se préoccuper d’abord de la promotion intégrale de la personne humaine et non de la productivité, de la rentabilité, de la performance à n’importe quel prix.

d’une manière générale, d’ailleurs, s’il se vérifie que l’automation et la mondialisation continuent à saccager le marché de l’emploi, ce n’est que dans l’exercice de la vertu de tempérance, dans le souci de l’autre, qu’employeurs et employés devront accepter de vivre.

Le souci des vraies priorités rendrait aussi vigueur au secteur non marchand qui manque souvent cruellement de bras dans la mesure où il n’est pas reconnu comme rentable économiquement. Une meilleure reconnaissance serait nécessaire au bénéfice de toute la vie sociale et finalement économique.

On l’a compris, rien ne peut réussir dans le court terme puisqu’on ne peut rien réussir sans se soucier en premier de la formation professionnelle certes, mais aussi civique, éthique, spirituelle⁠[43].

En conclusion, deux maîtres-mots : formation donc et, par-dessus tout, solidarité. Ce n’est pas pour rien que M. Schooyans a présenté la théologie du travail chez Jean-Paul II comme une théologie de la solidarité. Une solidarité sans frontières, une « solidarité fondée sur la vraie signification du travail humain », solidarité de tous au service du bien commun de toute la société, pour le travail, pour la justice sociale en renversant « les fondements de la haine, de l’égoïsme, de l’injustice », solidarité des travailleurs et solidarité avec les travailleurs, avec le travail, « c’est-à-dire en acceptant le principe de la primauté du travail humain sur les moyens de production, la primauté de la personne au travail sur les exigences de la production ou les lois purement économiques ». Bref, « la solidarité est (…) la clé du problème de l’emploi ». Mais elle ne peut exister que si elle « voit dans la dignité de la personne humaine en conformité avec le mandat reçu du Créateur le critère premier et ultime de sa valeur ».⁠[44]


1. Il s’agit de chômage involontaire. Le chômage est considéré comme volontaire « dans les cas suivants : -un abandon d’emploi sans raison légale ; -un licenciement qui est la suite logique d’une attitude fautive de la part du travailleur salarié ; -ne pas se présenter auprès d’un employeur ou refuser un emploi convenable ; -ne pas se présenter auprès du service compétent de l’emploi et de formation professionnelle ; -le refus ou l’échec d’un parcours d’insertion. » (Source : http://socialsecurity.fgov.be). Ce type de chômage implique surtout des personnes ne voulant pas travailler à cause d’un gain potentiel de revenu jugé trop faible. On parle aussi de « chômage déguisé » pour désigner, par exemple, le temps partiel subi ou des emplois non marchands aidés.
2. Encore une fois, ne nous méprenons pas. La machine, œuvre de l’homme n’est pas nécessairement un mal. Il ne faut pas oublier que l’homme, par le biais de la machine, ne travaille plus seulement pour son pain, pour son profit ou le profit d’un autre, profit qu’il faut apprendre à modérer, il travaille dans la quantité et peut donc se mettre au service des besoins d’une collectivité plus ou moins large, au service de la construction du monde, de son humanisation. « La vie des sociétés humaines, écrivait J. Maritain, avance et progresse (…) au prix de beaucoup de pertes, elle avance et progresse grâce à cette surélévation de l’énergie de l’histoire due à l’esprit et à la liberté, et grâce aux perfectionnements techniques qui sont parfois en avance sur l’esprit (d’où des catastrophes) mais qui demandent par nature à être des instruments de l’esprit » ( Les droits de l’homme et la loi naturelle, Hartmann, 1947, pp. 34-35).
3. Un mal, disait Pie XI, qui « afflige un très grand nombre de travailleurs, les plonge dans la misère et les expose à mille tentations ; il consume la prospérité des nations et compromet, par tout l’univers, l’ordre public, la paix et la tranquillité. » (QA, 570 in Marmy).
4. « Je me refuse à croire, déclare Jean-Paul II, que l’humanité contemporaine, apte à réaliser de si prodigieuses prouesses scientifiques et techniques, soit incapable, à travers un effort de créativité inspiré par la nature même du travail humain et par la solidarité unissant tous les êtres, de trouver des solutions justes et efficaces au problème essentiellement humain qu’est celui de l’emploi. » (Allocution à l’Organisation internationale du travail, Genève, 15-6-1982, in DC, 1833, 4-7-1982, p. 650).
5. Classiquement, on définit le plein emploi suivant la formule de William Beveridge : situation où « le nombre des places vacantes (est) supérieur au nombre de candidats à un emploi, et (où) les places (sont) telles et localisées de telle façon que le chômage se ramène à de brefs intervalles d’attente ». Ce chômage estimé normal à 3%, est appelé « frictionnel » : « constitué de personnes recherchant un emploi pendant une courte période ». Le chômage frictionnel et le chômage volontaire forment ce que l’on appelle le chômage structurel ou chômage d’équilibre c’est-à-dire un « chômage qui ne peut être expliqué par une insuffisance de l’activité économique ». (Cf. BOURDIN Joël, Rapport d’information, Sénat français, le 30-5-2001 (disponible sur www.senat.fr).
6. « Dans le concept d’employeur indirect entrent les personnes, les institutions de divers types, comme aussi les conventions collectives de travail et les principes de comportement, qui, établis par ces personnes et institutions, déterminent tout le système socio-économique ou en découlent. (…) L’employeur indirect détermine substantiellement l’un ou l’autre aspect du rapport de travail et conditionne ainsi le comportement de l’employeur direct lorsque ce dernier détermine le contrat et les rapports de travail. (…) Le concept d’employeur indirect peut être appliqué à chaque société particulière, et avant tout à l’État ». (LE, 17).
7. LE 18.
8. RUOL M., op. cit., pp.5 et svtes.
9. C’est avec sagesse que P. Jaccard nous met en garde : « Au lieu de souhaiter la proclamation d’un droit absolu au travail, dont la mise en pratique sera toujours malaisée, nous préférerions qu’on s’accordât sur la volonté de réaliser le vœu de Lord Beveridge : « utiliser les pouvoirs de l’État pour assurer à tous, non pas une sécurité absolue de trouver du travail, mais une chance raisonnable d’être employé dans une activité utile ». » (Op. cit., p. 287). Lord William Beveridge (1879-1963) fut un économiste et homme politique britannique.
10. Il n’est pas simple d’évaluer le nombre de chômeurs dans une société donnée. En Belgique, en 1997, le ministère de l’Emploi et du Travail ne recensait qu’un peu plus de 420.000 chômeurs indemnisés qui sont inscrits comme demandeurs d’emploi et ne travaillent pas du tout. La même année, la FGTB recensait près d’un million de chômeurs en incluant dans son calcul les chômeurs indemnisés non inscrits comme demandeurs d’emploi (chômeurs âgés, prépensionnés, exemptés et interruptions de carrière à plein temps), les travailleurs combinant leur salaire avec une indemnité de chômage (temps partiel, interruption de carrière partielle, travailleurs de l’Agence locale pour l’emploi, travailleurs en formation, chômeurs temporaires) et les chômeurs sanctionnés ( chômeurs volontaires, chômeurs de longue durée, chômeurs sanctionnés administrativement), les demandeurs d’emplois libres non indemnisés, les jeunes en stage d’attente, les minimexés). Le calcul des chômeurs volontaires et leur identification relève aussi de critères variables suivant les pays. Toujours en Belgique et en 1997,la FGTB estimait qu’il y avait un peu plus de 16.000 chômeurs volontaires alors qu’en France , la même année le nombre de chômeurs volontaires représentait 53% de la masse globale ! (Sources: http://users.skynet.be/fgtbbruxelles et BOURDIN J., op. cit.). En 2003, Jan Smets, Vice-Président du Conseil supérieur de l’emploi et Directeur de la Banque nationale de Belgique, parlait, chez nous, de 36% de sans-emploi qui « n’en cherchent pas non plus activement » alors que la moyenne européenne est de 30%. (Mobilisation générale pour l’emploi, Conférence pour l’emploi, 19-9-2003, www.meta.fgov.be). En octobre 2019, le taux de chômage était de 5,6%. deux ans plus tôt, le taux était à 7,9% selon le rapport de l’OCDE.
11. « Les prérogatives des partenaires sociaux et du gouvernement sont absolues dans ces matières. En tout état de cause, le dernier mot leur appartient (…) ». (JADOT Michel, secrétaire général du Ministère fédéral de l’Emploi et du Travail, La politique fédérale de l’emploi, Rapport d’évaluation 1997, Ministère fédéral de l’Emploi et du Travail, pp., 15). Comme nous allons le voir, il faut sans doute nuancer cette affirmation ou du moins préciser l’identité des « partenaires sociaux ». En tout cas, il est sûr qu’on ne peut, en aucune manière, accepter le libre jeu de la « main invisible ».
12. L’employeur a sa part de responsabilité. Le licenciement ne devrait être que l’ultime recours alors « qu’on règle le problème des restructurations sur le dos des derniers entrés et des plus âgés. On ne renouvelle pas le contrat des uns et on pousse les autres à la prépension. Le noyau « stable », lui, s’en sort plus ou moins non affecté…​ jusqu’à la prochaine restructuration ! Hélas, syndicats et employeurs, encouragés par le cadre législatif, s’entendent pour maintenir cette politique du court terme. Il faudrait des solutions « qui coûtent » à l’ensemble des travailleurs et à l’employeur. Mais c’est un discours dérangeant. » (Bruno Van der Linden, président de l’Institut de recherches économiques et Sociales de l’UCL (IRES), in L’Appel, n° 259, septembre 2003, p. 5).
13. Cf. P. Bigo : le droit au travail « ne peut être un droit en justice commutative exercé à l’égard d’une entreprise. Il est un droit en justice distributive exercé à l’égard de la société globale, c’est-à-dire non pas seulement de l’État, mais de tous ceux qui ont en mains les possibilités de création de travail » (op. cit., p. 415, note 2).
14. LE 17.
15. Id.. C’est aussi l’avis du sociologue R. Sainsaulieu : « Mais peut-on (…) oublier que d’autres classes et sociétés de mondes en développement difficile, ont encore à espérer le travail, quels que soient les horaires, pour sortir de la misère et accéder à une définition plus digne de leur existence. Cela ne mènera-t-il pas à une nouvelle coupure dans la civilisation, à un malaise d’inégalité fondamentale ? Les empires de l’Ancien Régime ont explosé sur leur superbe ignorance des inégalités sociales issues des contraintes et bénéfices de la sphère productive. Récemment encore, l’empire soviétique n’a pas résisté aux inégalités de la nomenklatura. » ( Des sociétés en mouvement, La ressource des institutions intermédiaires, Desclée de Brouwer, 2001, pp. 218-219)
16. LE 18.
17. La « nouvelle donne » fut le nom donné à sa politique économique qu’il mit en place dès son installation à la Maison blanche.
18. Cités in JACCARD P., op. cit., pp. 286-287.
19. Le problème du syndicat va être abordé un peu plus loin. Quant à l’entreprise, nous nous y attarderons dans le volume suivant.
20. SAINSAULIEU Renaud, op. cit., p. 105.
21. Id., p. 133.
22. Son analyse n’est pas une pure spéculation intellectuelle. Elle repose sur une recherche de « toutes les valeurs, les fractures et les audaces de la vie sociale de travail, dans les pays industrialisés d’Europe de l’Ouest et de l’Est mais aussi dans le monde des pays francophones. ». (op. cit., p. 216).
23. Id., p. 215.
24. Id., pp. 217-218. « Au travail, en effet, explique Sainsaulieu, les individus ne sont pas que les contractants rationnels d’un échange entre salariés et résultats. Dans le processus même de compétence et de performance, ils s’impliquent dans une extrême richesse de relations, d’engagement et de risques. De ce fiat ils vivent des collectifs de coopération toujours fragiles ; ils en retirent estime, confiance mais aussi inquiétudes sur l’avenir. Ils apprennent que la qualité de leur travail dépend de la qualité de sociétés qu’ils constituent avec les collègues et collaborateurs. C’est ainsi qu’ils rencontrent, comme salariés, la fraternité des solidarités actives dans toutes sortes d’épreuves et de succès. Ils font aussi l’expérience difficile d’une liberté d’engagement comme acteurs d’une scène collective de production, où les désirs de coopération affrontent souvent la passion des relations de pouvoir. Ils espèrent enfin plus d’égalité et de justice dans toute la diversité des modalités de reconnaissance des investissements personnels et collectifs qu’exigent les impératifs techniques et commerciaux de la production. » (Id.).
25. Id., p. 219.
26. Id., p. 220.
27. Radiomessage pour le cinquantenaire de l’encyclique Rerum Novarum, 1-6-1941.
28. Cf. SAINSAULIEU, op. cit., p. 284.
29. Cf. Sortir du chômage en créant son emploi, Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale, août 2003. Cette brochure décrit les différentes formalités à remplir, les obligations à respecter et les dispositifs d’aide en matière de formation, de préparation ou de prêt.
30. Mgr Albert Rouet, Président de la Commission sociale de l’épiscopat français, in Face au chômage, changer le travail, Centurion, 1993, p. 175. Dans cet esprit, le Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale, a publié en 2003: Nouveaux gisements d’idées, 50 initiatives locales de développement et d’emploi. L’objectif est de montrer que la question de l’emploi « trouve une multiplicité de réponses innovantes grâce à des acteurs qui s’appuient sur les ressources et les enjeux locaux, cherchant à transformer les problèmes en atouts ». Dans les réalisations décrites, on constate que « la dimension locale est prise en compte de façon de plus en plus sérieuse comme source d’innovation et comme potentiel de création de nouveaux emplois, y compris dans des déclinaisons particulières que sont l’économie sociale et solidaire, et les services de proximité ». A travers les pratiques mises en œuvre, on découvre que « la rencontre entre l’initiative privée, associative en particulier, et l’État produit généralement des développements intéressants ».(p. 1).
31. « Au sens strict, la politique de l’emploi réunit l’ensemble des dispositifs mis en œuvre pour corriger les déséquilibres observés sur les marchés du travail ou en réduire le coût social ». Tandis que la politique pour l’emploi, « au sens large, (…) désigne l’ensemble des interventions publiques visant à agir sur le niveau ou sur la qualité de l’emploi ». (FREYSSINET Jacques, Agir pour l’emploi, in Projet, n° 278, 2004, p. 53.
32. « Il ne suffit pas, écrivait Pie XII, de répéter sans cesse le mot d’ordre, trop simpliste, que : ce qui importe le plus, c’est de produire. La production se fait elle aussi par les hommes et pour les hommes. La production est par elle-même éminemment une question -et un facteur- d’ordre et d’ordre vrai entre les hommes ». (Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 18-7-1947).
33. Il s’agit de « l’échange de bonnes pratiques » : pour établir une politique d’emploi, on s’appuie sur un exemple étranger ou sur le « modèle » proposé par les organisations internationales à partir d’emprunts aux meilleures pratiques. Michel Jadot, fait remarquer « que s’il advenait que notre gouvernement adopte dans tous les domaines les recommandations qui lui sont faites, rien ne garantit absolument que les résultats promis soient au rendez-vous. Sur le terrain social, en effet, l’absolue certitude -même quand elle est étayée par moult analyses- ne peut être de mise. On entend aussi que le domaine social est par excellence le lieu des spécificités, que la machine sociale ne sera jamais affaire de pure mécanique être que tel dispositif qui délivre d’heureux résultats là-bas serait inopérant ici. Autrement dit, aucun modèle n’aurait de validité universelle : alors que, d’une certaine façon, c’est effectivement l’ambition qui se dégage des études qui balisent ce travail de recommandation.
   Les critiques adressées au travail de ces instances emportent assurément leur part de vérité, mais on conviendra que, dès lors qu’il ne puisse en aucun cas s’agir de transposer mécaniquement ces recommandations dans nos réalités institutionnelles et que tout « emprunt » passera nécessairement par les conditions de notre démocratie sociale et politique, les dangers supposés de la prise en, compte de celles-là sont forcément limités ».(in La politique fédérale de l’emploi, Rapport d’évaluation 1997, op. cit., pp. 15-16). Cette mise ne garde nous rappelle que les théories les plus belles ne peuvent faire fi de la complexité historique et, en dernière analyse, du vécu des individus.
34. Il n’est pas sûr du tout, comme le suggère Jan Smets (op. cit.), que l’organisation « assouplie » du travail rencontre le souhait « des travailleurs de mieux combiner vie professionnelle et vie familiale, activités sociales et loisirs ». C’est vrai chez un certain nombre de femmes mais le temps partiel ou intérimaire répond d’abord au désir des entreprises « d’adapter, de la manière la plus souple possible, le volume de travail à la production ». La vie familiale demande stabilité et sécurité. Elle s’accommode mal des variations dans les salaires, l’emploi, les horaires, etc..
35. Cf. Van der LINDEN Bruno, op. cit., pp. 4-5. R. Rezsohazy explique: « une politique d’emploi qui s’inspire directement de la justice distributive raisonne volontiers comme si le travail disponible était une quantité fixe qu’il s’agit tout simplement de répartir en diminuant la durée du travail et en abaissant l’âge de la pension. Or cette politique, inspirée de sentiments nobles, est purement défensive. Elle ne considère pas que les emplois résultent de facteurs qui se situent plus haut dans la chaîne causale, comme les besoins nouveaux à satisfaire ou les investissements. Agir sur ceux-ci apparaît alors prioritaire. » (La justice : réflexions sociologiques et normatives, in La justice sociale en question ? op. cit., pp. 88-89). Mgr Albert Rouet, renchérit et poursuit : « L’idée est généreuse à première vue. Mais le remède risque d’être pire que le mal. (…) Le travail est envisagé comme une masse globale à répartir entre les intéressés. Outre que certaines tâches sont insécables, qui peut garantir que cette masse n’est pas elle-même fluctuante, qu’elle ne va pas encore décliner ? On irait ainsi vers un nombre croissant d’emplois frappés de précarité grandissante. Ce remède offre une plus grande souplesse -et il y en a besoin- mais il reste de tendance « malthusienne ».
   Beaucoup avancent une précision en demandant de partager le temps de travail, en clair de le réduire progressivement. Cela est une perspective à étudier sérieusement, et à programmer dans le temps par des accords entre les parties intéressées. Mais la réduction du temps de travail conduit inexorablement à deux questions.
   d’abord, celle de la répartition des charges de la protection sociale qui ne peuvent indéfiniment être prélevées seulement sur les salaires, sauf à accepter qu’un temps de travail attribué à davantage d’hommes mais pour moins longtemps, supporte un prélèvement proportionnellement plus important.(…)
   La seconde question posée par la réduction du temps de travail, bien évidemment, est celle du partage des revenus. Travailler moins conduit à gagner moins, donc le niveau de vie devra être réduit en proportion. » (op. cit., pp. 199-200).
36. « Avant tout, écrivait le futur Paul VI, la famille a besoin d’une certaine sécurité économique. Quand, en effet, l’homme est obligé de mener une vie désespérément malheureuse et de vivre dans des habitations malsaines et repoussantes ; aussi longtemps que ne lui sont pas assurés une certaine tranquillité de travail, la possibilité de se marier jeune, un salaire qui lui permette d’épargner et d’acquérir une petite propriété familiale, la vie domestique deviendra pour lui dans ces conditions, toujours plus désorganisée et toujours plus exposée aux germes de corruption sociale et morale ». (Lettre de Mgr J.-B. Montini, Pro-secrétaire d’État, à la XXVIIe Semaine sociale d’Italie, 19-9-1954).
37. PT 18: « Tout homme a droit au travail et à l’initiative économique ».
38. GS 65.
39. CA, 31-32.
40. SRS, 44.
41. L’Église devant le libéralisme, op. cit., p. 84.
42. ROUET Albert Mgr, op. cit., p. 216.
43. Pie XII parlait de « l’esprit de justice, d’amour et de paix ». Il ajoutait : « c’est (…) dans l’absence de cet esprit qu’il faut voir une des principales causes des maux dont souffrent, dans la société moderne, des millions d’hommes, toute l’immense multitude de malheureux, que le chômage affame ou menace d’affamer ». (Discours au Congrès international des Etudes sociales, 3-6-1950).
44. JEAN-PAUL II, Allocution à l’Organisation internationale du travail, 15 juin 1982.

⁢iv. Les droits du travailleur

[1]

On se souvient que c’est en réagissant à la condition scandaleuse dans laquelle se trouvaient les travailleurs au XIXe siècle, que Léon XIII, au nom de la dignité de la personne humaine, établit la première liste des droits de la personne au travail et, par le même coup, réconcilie l’Église avec les droits de l’homme dont la proclamation avait été ressentie comme une menace jusque là.

Parmi les droits du travailleur, l’Église en relève deux d’importance majeure : le droit à une juste rémunération et le droit d’association.


1. Le mot « travailleur » désigne bien toute personne au travail : ouvrier, employé, technicien, cadre ou directeur. P. Bigo ajoute : « Quand le chef d’entreprise est propriétaire, il faut distinguer son rôle comme travailleur et son rôle comme propriétaire. » (Op. cit., p. 314, note 1).

⁢a. Le droit à une juste rémunération.

Ce problème est très important car la rémunération est la voie par laquelle la grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens naturels et aux fruits de la production, à ces biens de la terre qui sont destinés à tous. Dans une société artisanale où le travailleur est propriétaire des instruments de production et du produit, sa rémunération se fait par les prix. Mais dans une société industrielle où travail et propriété sont dissociés, la question du salaire devient essentielle.⁠[1]

Par ailleurs, la salaire est un droit personnel, nécessaire⁠[2] et non pas l’équivalent de la valeur d’une marchandise. Il fut un temps où, trop souvent, le patron avait tendance à ne faire du salaire qu’un élément du prix de revient des marchandises. Et pourtant, le théoricien du libéralisme économique, Adam Smith⁠[3], lui-même, avait établi : « Il faut de toute nécessité qu’un homme vive de son travail et que son salaire suffise au moins à sa subsistance ; il faut même quelque chose de plus dans la plupart des circonstances, autrement il serait impossible au travailleur d’élever sa famille ».⁠[4]

Léon XIII ira plus loin. Il montrera que la justice, au sens le plus large, reste lésée même si le salaire est « librement consenti de part et d’autre » et satisfait donc à la justice commutative : « Que le patron et l’ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu’il leur plaira. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures que, d’ailleurs, il ne peut refuser parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre de travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste.

Mais, dans ces cas et autres analogues, comme en ce qui concerne la journée de travail et les soins de santé des ouvriers dans les usines, les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…), ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État ».⁠[5]

Texte intéressant parce qu’il évoque, comme nous l’avons déjà vu, un au delà de la justice commutative, la « justice naturelle » qui nous renvoie à la « justice sociale » de Pie XI. De plus, la « subsistance de l’ouvrier » inclut bien la famille comme il est dit immédiatement après, « pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille »[6]. « Aisément » car le Saint Père souhaite aussi que l’ouvrier s’applique « à être économe », à « de prudentes épargnes », à se ménager « un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine ». Enfin, le texte en appelle à la vigilance, dans l’ordre, des « corporations et syndicats », corps intermédiaires, et de l’État, si nécessaire, pour qu’ils garantissent de justes salaires et favorisent « l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires ».

En somme, Léon XIII estime que « pour fixer la juste mesure du salaire, il y a de nombreux points de vue à considérer ».⁠[7]

Pie XI reprend l’enseignement de son prédécesseur et précise qu’il devient impossible d’estimer le travail « à sa juste valeur et de lui attribuer une exacte rémunération, si l’on néglige de prendre en considération son aspect à la fois individuel et social. »[8] Concrètement, le salaire doit permettre premièrement l’ouvrier « de pourvoir à sa subsistance et à celle des siens », notamment parce que le travail des mères de famille est à la maison. « A cet égard, écrit-il, il convient de rendre un juste hommage à l’initiative de ceux qui, dans un très sage et très utile dessein, ont imaginé des formules diverses destinées, soit à proportionner la rémunération aux charges familiales, de telle manière que l’accroissement de celles-ci s’accompagne d’un relèvement du salaire, soit à pourvoir le cas échéant à des nécessités extraordinaires. »[9] Deuxièmement, le salaire doit tenir compte « des besoins de l’entreprise et de ceux qui l’assument. Il serait injuste d’exiger d’eux des salaires exagérés, qu’ils ne sauraient supporter sans courir à la ruine et entraîner les travailleurs avec eux dans le désastre. Assurément, si par son indolence, sa négligence, ou parce qu’elle n’a pas un suffisant souci du progrès économique et technique, l’entreprise réalise de moindres profits, elle ne peut se prévaloir de cette circonstance comme d’une raison légitime pour réduire le salaire des ouvriers. Mais si, d’autre part, les ressources lui manquent pour allouer à ses employés une équitable rémunération, soit qu’elle succombe elle-même sous le fardeau de charges injustifiées, soit qu’elle doive écouler des produits à des prix injustement déprimés, ceux qui la réduisent à cette extrémité se rendent coupables d’une criante iniquité, car c’est par leur faute que les ouvriers sont privés de la rémunération qui leur est due, lorsque sous l’empire de la nécessité, ils acceptent des salaires inférieurs à ce qu’ils étaient en droit de réclamer. »[10] Enfin, troisièmement, la fixation du taux des salaires doit s’inspirer « des nécessités de l’économie générale » car « un niveau ou trop bas ou exagérément élevé des salaires engendre également le chômage ». La justice sociale demande « que tous les efforts et toutes les volontés conspirent à réaliser, autant qu’il peut se faire, une politique des salaires qui offre au plus grand nombre possible de travailleurs le moyen de louer leurs services et de se procurer ainsi tous les éléments d’une honnête subsistance. » Pour y arriver, il faut aussi « un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires » et « un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des différentes branches de l’activité économique (…) ». Il faut enfin que tous puissent profiter des biens produits et que ceux-ci soient « assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilité au contraire singulièrement l’exercice. »[11]

Devant l’extension du travail féminin, Pie XII ajoutera « que l’on doit à la femme, pour le même travail et à parité de rendement, la même rémunération qu’à l’homme »[12] et qu’ »il serait injuste et contraire au bien commun d’exploiter sans ménagement le travail de la femme, seulement parce qu’on peut l’avoir à plus bas prix, au préjudice non pas uniquement de l’ouvrière, mais encore de l’ouvrier, qui se trouve ainsi exposé au danger du chômage ! »[13]

Jean XXIII reprendra les différents paramètres déjà cités par Pie XI en ajoutant quelques précisions intéressantes, en élargissant encore le concept d’ »économie générale » mais en mettant bien en évidence la primauté des obligations familiales : « Les travailleurs doivent recevoir un salaire suffisant pour mener une vie digne de l’homme et subvenir à leurs charges de famille. Mais, dans la fixation d’un juste salaire, on doit aussi considérer l’apport effectif de chacun à la production, la situation financière de l’entreprise où il travaille, les exigences qu’impose le bien du pays, en particulier le plein emploi ; ce que requiert, enfin, le bien commun de toutes les nations, c’est-à-dire les communautés internationales rassemblant les États de nature et d’étendue diverses. »[14] Ce texte nous invite à penser aux disparités mondiales et de mesurer le salaire au nom du droit au travail pour tous toujours dans la perspective d’une solidarité nécessaire pour combattre les inégalités et par là assurer plus de justice sociale.

Plus brièvement encore mais toujours avec le souci prioritaire de la famille, le Concile déclarera : « Compte tenu des fonctions et de la productivité de chacun, de la situation de l’entreprise et du bien commun, la rémunération du travail doit assurer à l’homme les ressources nécessaires qui lui permettent, à lui et à sa famille, une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel. »[15]

Enfin, si Jean-Paul II n’apporte rien de neuf d’une certaine manière, il va, très opportunément et avec force insister sur l’importance du salaire au regard de la justice générale et d’autre part, pour la vie familiale. « Le problème clé de l’éthique sociale dans ce cas est celui de la juste rémunération du travail accompli. Dans le contexte actuel, il n’y a pas de manière plus importante de réaliser la justice dans les rapports entre travailleurs et employeurs que la rémunération du travail. Indépendamment du fait que le travail s’effectue dans le système de la propriété privée des moyens de production ou dans un système où cette propriété a subi une sorte de « socialisation », le rapport entre employeur (avant tout direct) et travailleur se résout sur la base du salaire, c’est-à-dire par la juste rémunération du travail accompli ». Jean-Paul II va plus loin encore et relève « que la justice d’un système économique, et, en tout cas, son juste fonctionnement, doivent être appréciés en définitive d’après la manière dont on rémunère équitablement le travail humain dans ce système. Sur ce point, nous en arrivons de nouveau au premier principe de tout l’ordre éthico-social, c’est-à-dire au principe de l’usage commun des biens. En tout système, indépendamment des rapports fondamentaux qui existent entre le capital et le travail, le salaire, c’est-à-dire la rémunération du travail, demeure la voie par laquelle la très grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens qui sont destinés à l’usage commun, qu’il s’agisse des biens naturels ou des biens qui sont le fruit de la production. Les uns et les autres deviennent accessibles au travailleur grâce au salaire qu’il reçoit comme rémunération de son travail. Il découle de là que le juste salaire devient en chaque cas la vérification concrète de la justice de tout le système socio-économique et en tout cas de son juste fonctionnement. Ce n’est pas l’unique vérification, mais celle-ci est particulièrement importante et elle en est, en un certain sens, la vérification clé. » Comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II rappelle qu’ »une juste rémunération est celle qui sera suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et pour en assurer l’avenir. » Il précisera néanmoins que « cette rémunération peut être réalisée soit par l’intermédiaire de ce qu’on appelle le salaire familial, c’est-à-dire un salaire unique donné au chef de famille pour son travail, et qui est suffisant pour les besoins de sa famille sans que son épouse soit obligée de prendre un travail rétribué hors de son foyer, soit par l’intermédiaire d’autres mesures sociales, telles que les allocations familiales ou les allocations de la mère au foyer, allocations qui doivent correspondre aux besoins effectifs, c’est-à-dire au nombre de personnes à charge durant tout le temps où elles ne sont pas capables d’assumer dignement la responsabilité de leur propre vie. »[16]

Au salaire que touche immédiatement le salarié et qu’on appelle souvent salaire direct sont associées diverses prestations sociales -salaire indirect ou différé, dit-on parfois- qui ont aussi comme but « d’assurer la vie et la santé des travailleurs et de leurs familles ». Léon XIII y était déjà attentif et Jean-Paul II cite rapidement comme autant de droits : l’assistance sanitaire, le repos, la retraite, l’assurance-vieillesse, l’assurance pour les accidents de travail, et « des lieux et des méthodes de travail qui ne portent pas préjudice à la santé physique des travailleurs et qui ne blessent pas leur intégrité morale ».⁠[17]

Ce rappel n’est pas superfétatoire parce que « malheureusement, aujourd’hui encore, on trouve des cas de contrats passés entre patrons et ouvriers qui ignorent la justice la plus élémentaire en matière de travail des mineurs ou des femmes, pour les horaires de travail, les conditions d’hygiène dans les locaux et la juste rétribution. Cela arrive, affirme encore Jean-Paul II, malgré les Déclarations et les Conventions internationales qui en traitent, et même les lois des divers États. » Et d’évoquer à nouveau l’intervention de Léon XIII qui « assignait à l’ »autorité publique » le « strict devoir » de prendre grand soin du bien-être des travailleurs, parce qu’en ne le faisant pas, on offensait la justice, et il n’hésitait pas à parler de « justice distributive ». »[18]

Notons, pour terminer, que nous avons encore quelques problèmes annexes à aborder comme celui du salaire familial, celui de la participation éventuelle des travailleurs aux bénéfices ou celui du dépassement du salariat par un régime de société. Ces questions seront étudiées dans les chapitres suivants.


1. BIGO, op. cit., p. 314.
2. Le travail « est nécessaire parce que l’homme a besoin du fruit de son travail pour conserver son existence, et qu’il doit la conserver pour obéir aux ordres irréfragables de la nature. Or, si l’on ne regarde le travail que par le côté où il est personnel, nul doute qu’il ne soit au pouvoir de l’ouvrier de restreindre à son gré le taux du salaire. La même volonté qui donne le travail peut se contenter d’une faible rémunération ou même n’en exiger aucune. Mais il en va tout autrement si, au caractère de personnalité on joint celui de nécessité dont la pensée peut bien faire abstraction, mais qui n’en est pas séparable en réalité. En effet, conserver l’existence est un devoir imposé à tous les hommes et auquel ils ne peuvent se soustraire sans crime. De ce devoir découle nécessairement le droit de se procurer les choses nécessaires à la subsistance que le pauvre ne se procure que moyennant le salaire de son travail. » (RN, 479 in Marmy).
3. 1723-1790.
4. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, II, 2, cité in JACCARD, op. cit., p. 232.
5. RN, 479 in Marmy.
6. P. Bigo explique que si Léon XIII ne parle pas explicitement de la proportionnalité entre salaire et nombre d’enfants, comme le fera Jean-Paul II, c’est pour éviter une discrimination à l’embauche ou pénaliser les entreprises qui employaient des pères de famille nombreuse. (Op. cit., p. 316).
7. RN, 450 in Marmy.
8. QA, 567 in Marmy.
9. QA, 568 in Marmy.
10. QA, 569 in Marmy.
11. QA, 570-571 in Marmy.
12. Discours aux dirigeantes féminines de l’Action catholique italienne, 21-10-1945.
13. Discours aux ouvrières catholiques, 15-8-1945.
14. MM 71.
15. GS 67, § 2.
16. LE 19. Le problème du travail féminin sera abordé plus en profondeur dans un chapitre suivant.
17. Id..
18. CA 8.

⁢b. Le droit d’association

Nous connaissons bien l’histoire des corporations et de leur suppression au XVIIIe siècle pour libérer l’accès au travail.

La fameuse loi Le Chapelier stipule que « Les citoyens de même état ou profession, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer de président ou secrétaire ou syndic, tenir registre, prendre des arrêtés, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs ».⁠[1] Et le 14 juin 1791, Le Chapelier, devant l’Assemblée nationale, critique la Municipalité de Paris qui avait accordé aux charpentiers la permission de s’assembler, en ces termes : « Il n’y a plus de corporation dans l’État. Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général ». Autrement, dit, il n’y a plus de corps intermédiaires mais des individus et l’État.⁠[2]

Dès lors, le travailleur est livré au bon vouloir ou à l’arbitraire de l’employeur.

Mais plus ou moins rapidement, on voit apparaître des sociétés de secours mutuel, des coopératives d’achat, de production, et, en certains endroits, des associations de travailleurs se constituent clandestinement avant que le droit d’association ne soit petit à petit reconnu par les États⁠[3].

Un droit naturel

L’Église, quant à elle, reconnaît, depuis toujours, le droit d’association comme un droit naturel. Léon XIII après avoir rappelé « la bienfaisante influence des corporations » se réjouit de voir « se former partout des sociétés de ce genre » et il souhaite « qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action ».⁠[4] Voici comment il en justifie l’existence : « L’expérience que fait l’homme de l’exigüité de ses forces l’engage et le pousse à s’adjoindre une coopération étrangère. C’est dans les Saintes Écritures qu’on lit cette maxime : « Mieux vaut vivre à deux que solitaire ; il y a pour les deux un bon salaire dans leur travail ; car s’ils tombent, l’un peut relever son compagnon. Malheur à celui qui est seul et qui tombe sans avoir un second pour le relever » (Qo 4, 9-12) ! Et cet autre : « le frère qui est aidé par son frère est comme une ville forte (Pr 18, 19). De cette tendance naturelle, comme d’un même germe, naissent la société civile d’abord, puis au sein même de celle-ci, d’autres sociétés qui, pour être restreintes et imparfaites, n’en sont pas moins des sociétés véritables ».⁠[5] Au sein de la société civile, société « publique » ou encore « grande société », se constituent donc des sociétés « privées » « car leur raison d’être immédiate est l’utilité particulière exclusive de leurs membres »[6]. Ces sociétés privées « n’ont d’existence qu’au sein de la société civile, dont elles sont comme autant de parties. Il ne s’ensuit pas, cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme ».⁠[7]

Il est demandé à l’État qu’il « protège ces sociétés fondées sur le droit ; que toutefois, il ne s’immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur donnent la vie ; car le mouvement vital procède essentiellement d’un principe intérieur et s’éteint très facilement sous l’action d’une cause externe. »[8] Mais il va de soi aussi que si une de ces sociétés « poursuivait une fin en opposition flagrante avec la probité, avec la justice, avec la sécurité de l’État, les pouvoirs publics auraient le droit d’en empêcher la formation, et, si elle était formée, de la dissoudre. »[9]

Est donc clairement et solidement établi, dans les limites du bien commun, le droit des citoyens de s’associer et « de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent. »[10] Cette doctrine simple sera, on s’en doute, reprise sans cesse par les Souverains Pontifes⁠[11] qui insisteront, comme leur prédécesseur, sur le fait qu’il s’agit bien d’une liberté. d’une part, on ne peut forcer les ouvriers à y adhérer⁠[12], d’autre part, l’État ne peut y être acteur et il faut éviter les monopoles ou les cartels dominateurs.

Pie XI rappellera que « les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences de la justice et du bien commun ».⁠[13] Ce qui est vrai pour les formes de gouvernement⁠[14], est vrai aussi pour les associations de travailleurs : « Mais comme les habitants d’une cité ont coutume de créer aux fins les plus diverses des associations auxquelles il est loisible à chacun de donner ou de refuser son nom, ainsi les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession ».⁠[15]

Très soucieux de défendre la juste autonomie des corps intermédiaires, il mettra ses contemporains en garde contre la dérive fasciste en la matière : « (…) Il ne manque pas de personnes qui redoutent que l’État ne se substitue à l’initiative privée, au lieu de se limiter à une aide ou à une assistance nécessaire et suffisante. On craint que la nouvelle organisation syndicale et corporative ne revête un caractère exagérément bureaucratique et politique, et qu’(…) elle ne risque d’être mise au service de fins politiques particulières, plutôt que de contribuer à l’avènement d’un meilleur équilibre social « .⁠[16]

S’adressant aux évêques des États-Unis oµ les syndicats ont toujours eu quelques difficultés à rayonner comme il serait souhaitable, Pie XII dira : « puisque naturellement les hommes sont portés à vivre en société et qu’il est licite, en unissant ses forces, d’accroître ce qui est honnêtement utile, on ne peut, sans injustice, refuser ou restreindre, pour les patrons comme pour les ouvriers et les paysans, la libre faculté de former des associations ou sociétés, par lesquelles ils défendront leurs droits et obtiendront, d’une façon plus complète, des avantages relatifs aux biens de l’âme et du corps et au confort légitime de la vie ».⁠[17]

Et aux cheminots romains : « Aucun vrai chrétien ne peut rien trouver à redire si vous vous unissez en organisations fortes afin de défendre vos droits -tout en reconnaissant pleinement vos devoirs- et d’arriver à améliorer vos conditions de vie. Bien plus, précisément parce que l’action commune de tous les groupes de la nation est une obligation chrétienne, aucun d’eux ne doit devenir la victime de l’arbitraire et de l’oppression des autres. Vous agissez donc en pleine conformité avec la doctrine sociale de l’Église quand, par tous les moyens moralement licites, vous faites valoir vos justes droits. »[18]

Mais cette liberté est toujours menacée non seulement de l’extérieur mais aussi de l’intérieur ; « Le syndicat doit se maintenir dans les limites de son but essentiel qui est de défendre les intérêts des travailleurs dans les contrats de travail. Dans le cercle de cette fonction, le syndicat exerce naturellement une influence sur la politique. Mais il ne pourrait pas dépasser ces limites sans se causer à lui-même un grave préjudice. Si le syndicat, comme tel, par suite de l’évolution politique et économique, en venait à exercer une sorte de patronage ou le droit en vertu duquel il de disposerait librement du travailleur, de ses forces et de ses biens, comme il arrive dans d’autres domaines, le concept même de syndicat qui est une union pour l’aide et la défense de ses membres, en serait altérée ou détruit. »[19] Si les syndicats visaient « à la domination exclusive dans l’État et la société, s’ils voulaient exercer un pouvoir absolu sur l’ouvrier, s’ils repoussaient le sentiment strict de la justice et la sincère volonté de collaborer avec les autres classes sociales, ils failliraient à l’attente et aux espérances que tout honnête et consciencieux travailleur met en eux. Que faudrait-il penser de l’exclusion du travail d’un ouvrier, parce qu’il n’est pas persona grata du syndicat, de la cessation forcée du travail pour l’obtention de buts politiques, de l’égarement dans de nombreux autres sentiers erronés qui mènent loin du vrai bien et de l’unité de la masse ouvrière tant souhaitée ».« La défense des intérêts légitimes des travailleurs par les contrats de travail est la tâche propre des syndicats ». Les syndicats « ne doivent pas viser à la domination exclusive dans l’État et la société », ils ne doivent pas « exercer un pouvoir absolu sur l’ouvrier ».⁠[20] Le Concile consacrera cet enseignement et le résumera ainsi : « Il faut mettre au rang des droits fondamentaux de la personne le droit des travailleurs de fonder librement des associations capables de les représenter d’une façon valable et de collaborer à la bonne organisation de la vie économique, ainsi que le droit de prendre librement part aux activités de ces associations, sans courir le risque de représailles. »[21]

Dans cette ligne et fort, non seulement de son expérience polonaise mais aussi des situations dramatiques où des travailleurs se trouvent, à travers le monde, Jean-Paul II replacera l’association dans le contexte général de la solidarité : « Une société solidaire se construit chaque jour en créant, d’abord, et en défendant ensuite les conditions effectives de la participation libre de tous à l’œuvre commune. Toute politique visant le bien commun doit être le fruit de la cohésion organique et spontanée des forces sociales. C’est là encore une forme de cette solidarité qui se manifeste d’une façon particulière à travers l’existence et l’œuvre des associations des partenaires sociaux. Le droit de s’associer librement est un droit fondamental pour tous ceux qui sont liés au monde du travail et qui constituent la communauté du travail. Ce droit signifie pour chaque homme au travail de n’être ni seul ni isolé ; il exprime la solidarité de tous pour défendre les droits qui leur reviennent et qui découlent des exigences du travail ; il offre, de manière normale, le moyen de participer activement à la réalisation du travail et de tout ce qui y a trait, en étant guidé également par le souci du bien commun. Ce droit suppose que les partenaires sociaux soient réellement libres de s’unir, d’adhérer à l’association de leur choix et de la gérer. Bien que le droit à la liberté syndicale apparaisse sans conteste comme un des droits fondamentaux les plus généralement reconnus -et la Convention numéro 87 (1948) de l’Organisation Internationale du Travail en fait foi-, il est pourtant un droit très menacé, parfois bafoué, soit en son principe, soit -plus souvent- dans tel ou tel de ses aspects substantiels, de sorte que la liberté syndicale s’en trouve défigurée. Il apparaît essentiel de rappeler que la cohésion des forces sociales -toujours souhaitable- doit être le fruit d’une décision libre des intéressés, prise en toute indépendance par rapport au pouvoir politique, élaborée dans la pleine liberté de déterminer l’organisation interne, le mode de fonctionnement et les activités propres des syndicats. L’homme au travail doit lui-même assumer la défense de la vérité et de la vraie dignité de son travail. L’homme au travail ne peut pas par conséquent être empêché d’exercer cette responsabilité, à charge pour lui de tenir compte aussi du bien commun de l’ensemble. »[22]

Syndicat ou corporation ?

On l’a remarqué, le vocabulaire des Souverains Pontifes paraît avoir évolué de Léon XIII à Jean-Paul II. Alors que le premier parlait beaucoup de « corporation », le second ne parle que de « syndicat ». Voyons cela de plus près.

Léon XIII, comme ses successeurs⁠[23], encourage la création d’associations de travailleurs, « soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons »[24]. Dans le développement qui suit, le Pape continuera à parler d’ »associations », de « sociétés » mais aussi de « corporations ». Or, la corporation est précisément la société qui associe patrons et ouvriers. Formule qui sans conteste a la faveur du Pape car à plusieurs reprises, il évoquera la collaboration entre patrons et ouvriers. L’autre association réunissant seulement des ouvriers, est celle qui sera appelée syndicat. On sait que « c’est seulement sur les instances du cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, que Léon XIII introduisit le membre de phrase décisif, « sociétés…​ composées des seuls ouvriers » (…) ».⁠[25] Ce sont donc les circonstances qui ont amené Léon XIII à accepter l’idée du syndicat, ainsi qu’en témoigne cet autre passage : « Jamais assurément à aucune époque, on ne vit une si grande multiplicité d’associations de tout genre, surtout d’associations ouvrières.(…) Mais c’est une opinion confirmée par de nombreux indices, qu’elles sont ordinairement gouvernées par des chefs occultes et qu’elles obéissent à un mot d’ordre également hostile au nom chrétien et à la sécurité des nations : qu’après avoir accaparé toutes les entreprises, s’il se trouve des ouvriers qui se refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce refus par la misère. Dans cet état de choses, les ouvriers chrétiens n’ont plus qu’à choisir entre deux partis : ou s’inscrire dans ces associations périlleuses pour la religion, ou en former eux-mêmes d’autres et unir ainsi leurs forces afin de pouvoir se soustraire hardiment à un joug si injuste et si intolérable. qu’il faille opter pour ce dernier parti, est-il personne, ayant vraiment à cœur d’arracher le plus grand bien de l’humanité à un péril imminent, qui puisse avoir là-dessus le moindre doute ? »[26].

La porte était ouverte pour la reconnaissance du syndicalisme ce qui sera fait d’une manière plus nette en 1895, dans l’encyclique Longinqua où Léon XIII, à propos des classes ouvrières, déclare qu’ »elles assurément le droit de s’unir en associations pour la promotion de leurs intérêts ; un droit reconnu par l’Église et sans opposition avec la nature ».⁠[27]

Le mot « syndicat » apparaît sous la plume de Pie X qui permet aux évêques allemands de « tolérer » les « syndicats dits chrétiens », « parce que le nombre des ouvriers qu’ils comprennent est bien supérieur à celui des associations catholiques et que de graves inconvénients résulteraient du refus de cette permission. Cette demande, précise le Saint-Père, eu égard à la situation particulière du catholicisme en Allemagne, Nous croyons devoir l’accueillir (…) ». Pie X ajoute : « Nous déclarons qu’on peut tolérer et permettre que les catholiques entrent aussi dans les syndicats mixtes existant dans vos diocèses, tant que de nouvelles circonstances n’auront pas rendu cette tolérance ou inopportune ou illégitime. » Le syndicat mixte désigne ici un syndicat où catholiques et non catholiques se trouvent associés « pour travailler au bien commun (…), pour ménager à l’ouvrier un meilleur sort, arriver à une plus juste organisation du salaire et du travail, ou pour toute autre cause utile et honnête ». Il faut toutefois, recommande Pie X, que certaines précautions soient prises : que les catholiques membres de ces syndicats s’inscrivent également dans une association catholique et veillent à ce que, au sein d’un syndicat mixte, ils ne soient jamais, en théorie ou dans l’action, en opposition avec « les enseignements et les ordres de l’Église ou de l’autorité religieuse compétente » ou confrontés à des discours ou comportements répréhensibles.

La réticence de Pie X vient du fait que les associations catholiques, ont comme première tâche, sous la direction du clergé, la défense de la foi et des mœurs : « les associations catholiques, sous l’impulsion du clergé qui les conduit et gouverne avec vigilance, contribuent puissamment à sauvegarder la pureté de la foi et l’intégrité des mœurs de leurs membres, comme elles fortifient leur esprit religieux par de multiples exercices de piété. »[28]

Il n’empêche, que dans ce débat, était implicitement reconnu le droit des ouvriers à entrer dans un syndicat.

Plus directement, sous le pontificat de Pie XI qui est très attaché, nous allons le voir plus loin, à l’idée de corporation, la Sacrée Congrégation du Concile eut à prendre position dans un conflit qui opposait, en France, cette fois, un Consortium patronal et des syndicats ouvriers chrétiens⁠[29]. Dans sa lettre à l’évêque de Lille⁠[30], la Congrégation, sollicitée par les patrons, affirme que « L’Église reconnaît et affirme le droit des patrons et des ouvriers de constituer des associations syndicales, soit séparées, soit mixtes, et y voit un moyen efficace pour la solution de la question sociale ». Et à propos des sociétés d’ouvriers, que « L’Église, dans l’état actuel des choses, estime moralement nécessaire la constitution de telles associations syndicales ». Elle exhorte les catholiques à les constituer « selon les principes de la foi et de la morale chrétienne » pour être « des instruments de concorde et de paix ». Ces associations seront de préférence catholiques, mixtes si nécessaire. qu’il y ait de toute façon une certaine union entre associations catholiques diverses, entre associations ouvrières et patronales « pour un travail commun dans les liens de la charité chrétienne » et grâce, est-il suggéré, à des « commissions mixtes ».⁠[31]

Pie XII recevant les délégués du Mouvement ouvrier chrétien leur dira: « Votre mouvement comporte une forte organisation syndicale visant à sauvegarder, dans cette vaste sphère, les droits de l’ouvrier, à les maintenir au niveau des exigences modernes. Les syndicats ont surgi, comme une conséquence spontanée et nécessaire du capitalisme érigé en système économique. Comme tels, l’Église leur a donné son approbation, à la condition toutefois que, appuyés sur les lois du Christ, comme sur leur base inébranlable, ils s’efforcent de promouvoir l’ordre chrétien dans le monde ouvrier. C’est bien cela que veut votre syndicat : c’est à ce titre que Nous le bénissons. »[32]

Pour Jean-Paul II, on appelle bien syndicats ces unions de défense des « intérêts vitaux des hommes employés dans les différentes professions », intérêts vitaux qui « sont, jusqu’à un certain point, communs à tous », même si « chaque genre de travail, chaque profession a une spécificité propre, qui devrait se refléter de manière particulière dans ces organisations. »

Un distinguo historique ?

P. Bigo pense que « la dissociation opérée entre la propriété et le travail dans l’entreprise » a rendu nécessaire l’action du syndicat⁠[33]. L’ouvrier devait sortir d’une situation d’infériorité face au patron et à la concurrence et il le fit par une « association, non pas seulement avec les autres ouvriers de l’entreprise, mais avec tous les travailleurs hors de l’entreprise qui peuvent le concurrencer en acceptant des conditions inférieures aux siennes et en le supplantant ainsi dans son emploi. »[34]

De même, Jean-Paul II se placera d’un point de vue historique pour distinguer la corporation du syndicat : « Les syndicats ont en un certain sens pour ancêtres les anciennes corporations d’artisans du moyen-âge, dans la mesure où ces organisations regroupaient des hommes du même métier, c’est-à-dire les regroupaient en fonction de leur travail. Mais les syndicats diffèrent des corporations sur un point essentiel ; les syndicats modernes ont grandi à partir de la lutte des travailleurs, du monde du travail et surtout de l’industrie, pour la sauvegarde de leurs justes droits vis-vis des entrepreneurs et des propriétaires des moyens de production. Leur tâche consiste dans la défense des intérêts existentiels des travailleurs dans tous les secteurs où leurs droits sont en cause. L’expérience historique apprend que les organisations de ce type sont un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées. Cela ne signifie évidemment pas que seuls les ouvriers de l’industrie puissent constituer des associations de ce genre. Les représentants de toutes les professions peuvent s’en servir pour défendre leurs droits respectifs. En fait, il y a des syndicats d’agriculteurs et des syndicats de travailleurs intellectuels ; il y a aussi des organisations patronales. Ils se subdivisent tous, comme on l’a déjà dit, en groupes et sous-groupes selon les spécialisations professionnelles ».

Ce sont donc les conditions nouvelles du travail qui auraient imposé cette forme nouvelle d’association.

Reste que le mot « corporation » va continuer, bien au delà du XIXe siècle, à être utilisé dans l’enseignement de l’Église.

Chez Léon XIII, la frontière entre le syndicat et la corporation, malgré ce qui a été dit plus haut, reste floue. A propos de la journée de travail et des soins de santé, il écrit qu’il sera « préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats »[35]. Et après avoir évoqué les bienfaits des corporations au Moyen Age, il précise qu’il n’est pas « douteux qu’il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles »[36]. Toujours est-il que le Souverain Pontife insinue en plusieurs endroit que ces « corporations » seront bien des associations mixtes : il évoque certains « hommes de grand mérite » qui « s’occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers et d’y faire entrer les ouvriers » qu’ils « aident de leurs conseils et de leur fortune et pourvoient à ce qu’ils ne manquent jamais d’un travail honnête et fructueux ». Ou encore ces catholiques « pourvus d’abondantes richesses », qui, « devenus en quelque sorte compagnons volontaires des travailleurs, ne regardent à aucune dépense pour fonder et étendre au loin des sociétés, où ceux-ci peuvent trouver, avec une certaine aisance pour le présent, le gage d’un repos honorable pour l’avenir ».⁠[37]. Cette présentation peut paraître quelque peu paternaliste. Mais quels buts Léon XIII assigne-t-il à ces corporations ? L’assistance, on vient de le voir, l’« accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l’esprit et de la fortune », mais « avant tout », au « perfectionnement moral et religieux » qui est « l’objet principal ».⁠[38] Il faut, en effet, donner « une large place à l’instruction religieuse ».⁠[39] Le Pape est tout au long de l’encyclique très sensible à la menace socialiste et à l’athéisme qu’il entraîne. Mais il y a encore une fonction très importante que la corporation doit remplir : il s’agit de la paix sociale. Le socialisme a lancé les ouvriers dans la lutte des classes qui, aux yeux de l’Église est et sera toujours, inacceptable. Aussi Léon XIII souligne-t-il qu’il faut « régler avec équité les relations réciproques des patrons et des ouvriers »[40], que dans l’organisation interne des corporations, « les diverses fonctions doivent être réparties de la manière la plus favorable aux intérêts communs, et de telle sorte que l’inégalité ne nuise point à la concorde ». « Que les droits et les devoirs des patrons soient parfaitement conciliés avec les droits et les devoirs des ouvriers », tel est l’idéal.⁠[41]

Dans le même souci majeur de « mettre un terme au conflit qui divise les classes », Pie XI insistera sur la nécessité de « provoquer et encourager une cordiale collaboration des professions ». Pour y arriver, il faut substituer aux classes opposées « des organes bien constitués, des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se rattachent. »[42] Ces « ordres », « professions », « organisations professionnelles », « corps professionnels » ne remplacent pas les syndicats, comme certains l’ont cru. Pie XI précise « qu’au sein de ces groupements corporatifs la primauté appartient incontestablement aux intérêts communs de la profession ; entre tous le plus important est de veiller à ce que l’activité collective s’oriente toujours vers le bien commun de la société. Pour ce qui est des questions dans lesquelles les intérêts particuliers, soit des employeurs, soit des employés, sont en jeu de façon spéciale au point que l’une des parties doive prévenir les abus que l’autre ferait de sa supériorité, chacune des deux pourra délibérer séparément sur ces objets et prendre les décisions que comporte la matière. »[43] C’est ainsi qu’on a résumé la position de la doctrine sociale chrétienne en la matière par la formule: « Le syndicat libre dans la profession organisée ».⁠[44]

Organisée par qui ? Est une autre question importante. La réponse de Pie XI est claire : « ce que Léon XIII a enseigné, au sujet des formes de gouvernements, vaut également, tout proportion gardée, pour les groupements corporatifs des diverses professions, et doit leur être appliqué : les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences du bien commun. (…) Les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession. (…) L’homme est libre, non seulement de créer de pareilles sociétés d’ordre et de droit privé, mais encore de leur « donner les statuts et règlements qui paraissent les plus appropriés au but poursuivi » (RN, 490 in Marmy). La même faculté doit être reconnue pour les associations dont l’objet déborde le cadre propre des diverses professions. Puissent les libres associations qui fleurissent déjà et portent de si heureux fruits se donner pour tâche, en pleine conformité avec les principes de la philosophie sociale chrétienne, de frayer la voie à ces organismes meilleurs, à ces groupements corporatifs dont Nous avons parlé, et d’arriver, chacune dans la mesure de ses moyens, à en procurer la réalisation. »[45] Cet extrait est clair : si ce sont les associations de « base », syndicats ou corporations pour reprendre la distinction prêtée à Léon XIII, associations de droit privé, qui doivent « frayer la voie » aux groupements corporatifs, ceux-ci sont aussi le fruit de la liberté d’association même si, comme le souhaitait Pie XII, ces organismes ont intérêt à relever du droit public.

Dans ces conditions, on ne peut accepter le reproche qui a été fait à Pie XI de vouloir cautionner le mouvement corporatif fascisant de son époque alors que sa théorie générale sur le principe de subsidiarité et les corps intermédiaires s’opposaient d’emblée à une telle interprétation. Analysant les organisations corporatives de plusieurs pays européens, dans les années trente, Le P. A. Muller montre bien la différence qui existe entre leur corporatisme d’État et le « corporatisme d’association » tel que souhaité par Pie XI : « Certains, écrivait-il, veulent bien concéder que le corporatisme existe, mais ils font observer qu’il n’est réalisé qu’en terre de dictature. Italie, Portugal, Allemagne, Autriche se disent à l’envi États corporatifs ; la Bulgarie a suivi leur exemple. Le corporatisme serait fait pour un régime dictatorial et ne se concevrait pas en dehors de lui. Il est l’armature rigide où l’État autoritaire emprisonne toute initiative, l’appareil qui lui sert à régenter toutes les activités économiques et à les plier à ses fins politiques. d’autre part, l’organisation corporative ne saurait fonctionner sans une discipline rigoureuse dont la dictature possède seule le secret.

Nous ne pouvons souscrire à pareille thèse.

Nous tenons, tout au contraire, que le corporatisme -le vrai- ne peut s’épanouir et prospérer que sous un régime de large liberté, compatible néanmoins avec un pouvoir fort et respecté, strictement cantonné dans l’exercice de ses fonctions naturelles. Et nous invoquons à l’appui de cette manière de voir le corporatisme tel qu’on le conçoit en Suisse, en Hollande, en Belgique, en France.

Un vrai et sincère régime corporatif est, à nos yeux, absolument incompatible avec la dictature au sens moderne du mot.

Cette dictature est par essence centralisatrice. Ayant réuni tous les pouvoirs entre ses mains, il lui répugne d’en soustraire au profit d’organismes autonomes la moindre parcelle. C’est une loi historique que tout gouvernement autoritaire incline à prendre ombrage des groupements puissants, capables de gérer en pleine indépendance, au besoin de défendre contre ses empiètements les intérêts de leurs membres. S’imagine-t-on que les dictatures modernes vont se montrer moins défiantes et constituer de gaieté de cœur des organismes soustraits, dans une large mesure, à leur ingérence ? »[46] Dans le même esprit, M. Clément, commentant la pensée de Pie XII en la matière, faisait remarquer que « l’organisation professionnelle est fondée sur la commune responsabilité des employeurs et des salariés » et que, par le fait même, « une telle structure n’est en rien comparable à celle (…) qu’avait instaurée en France la loi du 16 août 1940 »[47]

Pie XII, on le sait regretta publiquement la confusion opérée avant guerre entre le système proposé par son prédécesseur et les expériences des régimes dictatoriaux⁠[48]. Il va donc reprendre les thèses de Pie XI et les préciser.

Il relèvera le rôle fondamental des syndicats : « Quel est (…) le but essentiel des syndicats, sinon l’affirmation pratique que l’homme est le sujet et non l’objet des relations sociales, sinon de privilégier en face de l’irresponsabilité collective et des propriétaires anonymes, sinon de défendre la personne du travailleur devant ceux qui tendent à le considérer seulement comme une force productive ? »[49] Toutefois, au service du bien commun, les syndicats ne doivent pas « abuser de la force d’organisation, tentation aussi redoutable et dangereuse que d’abuser de la force du capital privé.(…) La force de l’organisation, si puissante qu’on veuille la supposer, n’est pas d’elle-même, et prise en soi, un élément d’ordre : l’histoire récente et actuelle en fournit constamment la preuve tragique : quiconque a des yeux pour voir s’en peut aisément convaincre. Aujourd’hui comme hier, dans l’avenir comme dans le passé, une situation ferme et solide ne peut s’édifier que sur les bases jetées par la nature -en réalité par le Créateur- comme fondements de la seule véritable stabilité.

Voilà pourquoi, Nous ne Nous lassons pas de recommander instamment l’élaboration d’un statut de droit public de la vie économique, de toute la vie sociale en général, selon l’organisation professionnelle. » ⁠[50]

Il avait tenu des propos semblables⁠[51] devant des patrons : « Avec une égale sollicitude, un égal intérêt, Nous voyons venir à Nous, tour à tour les ouvriers et les représentants des organisations industrielles ; les uns et les autres Nous exposent avec une confiance qui Nous touche profondément, leurs préoccupations respectives. (…) Nous venons de faire allusion aux préoccupations de ceux qui participent à la production industrielle. Erroné et funeste est, en ses conséquences, le préjugé trop répandu, qui voit en elles une opposition irréductible d’intérêts divergents.

Dans le domaine économique, il y a communauté d’intérêts et d’activités, entre chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque, travailler à le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprise et ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables, ils sont coopérateurs dans une œuvre commune.

Ils mangent, pour ainsi dire, à la même table, puisqu’ils vivent en fin de compte, du bénéfice net et global de l’économie nationale. (…)

Il s’ensuit, que, des deux cotés, on a intérêt à voir les dépenses de la production nationale proportionnelles à son rendement.

Mais dès lors que l’intérêt est commun, pourquoi ne pourrait-il pas se traduire dans une expression commune ? Pourquoi ne serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de l’économie nationale ? (…)

Mais alors, pourquoi quand il en est encore temps, ne pas mettre les choses au point, dans la pleine conscience de la commune responsabilité, en sorte d’assurer les uns[52] contre d’injustes défiances, les autres[53] contre des illusions qui ne tarderaient pas à devenir un péril social ?

Cette communauté d’intérêt et de responsabilité dans l’œuvre de l’économie nationale, Notre inoubliable prédécesseur Pie XI en avait suggéré la formule concrète et opportune lorsque, dans son encyclique Quadragesimo Anno, il recommandait « l’organisation professionnelle » dans les diverses branches de la production.

Rien, en effet, ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production. »

On a bien entendu que d’une part, « le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et salariés »[54], de manière paritaire, peut-on dire, et que, d’autre part, est souhaitable » l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production ». Ce statut de droit public est nettement distingué « d’autres formes d’organisation juridique publique de l’économie sociale » comme l’étatisation ou la nationalisation dont Pie XII montre les insuffisances et les dangers.⁠[55]

Le principe de la participation de tous, employeurs et employés, dans les institutions responsables des différents secteurs de la vie économique, sera confirmé par Jean XXIII : « Il est opportun, voire nécessaire, que la voix des travailleurs ait la possibilité de se faire entendre et écouter hors des limites de chaque organisme de production, à tous les échelons. » Les choix qui influent sur le contexte économique et social « ne sont pas décidés à l’intérieur de chaque organisme productif, mais bien par les pouvoirs publics, ou des institutions à compétence mondiale, régionale ou nationale, ou bien qui relèvent soit du secteur économique, soit de la catégorie de production. d’où l’opportunité -la nécessité- de voir présents dans ces pouvoirs ou ces institutions, outre les apporteurs de capitaux et ceux qui représentent leurs intérêts, aussi les travailleurs et ceux qui représentent leurs droits, leurs exigences, leurs aspirations ».⁠[56]

De plus, même si Jean XXIII n’insiste pas, comme ses prédécesseurs sur l’organisation professionnelle⁠[57], il n’en reprend pas moins telle quelle l’idée des corps intermédiaires: « Nous estimons (…) nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s’exprime et se réalise la « socialisation », jouissent d’une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapport de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun. »[58] En effet, selon P. Bigo, « le péril majeur des organisations professionnelles (…) c’est de tourner exclusivement à la protection professionnelle en perdant leur objectif premier qui est d’améliorer le service rendu au public, les intérêts des membres de la profession étant l’objectif second poursuivi à travers la réalisation de l’objectif premier. »[59]

Tout l’enseignement des Papes, depuis Léon XIII, s’efforce de mettre en évidence trois nécessités : la défense des droits du travailleur, la participation de ceux-ci à tous les niveaux de l’organisation de la vie économique et la coopération des employés et des employeurs. Ces trois points seront au centre des préoccupations des pères conciliaires: « Comme bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis.

Il faut mettre au rang des droits fondamentaux de la personne le droit des travailleurs de fonder librement des associations capables de les représenter d’une façon valable et de collaborer à la bonne organisation de la vie économique, ainsi que le droit de prendre librement part aux activités de ces associations, sans courir le risque de représailles. Grâce à cette participation organisée, jointe à un progrès de la formation économique et sociale, le sens des responsabilités grandira de plus en plus chez tous : ils seront ainsi amenés à se sentir associés, selon leurs moyens et leurs aptitudes personnels, à l’ensemble du développement économique et social ainsi qu’à la réalisation du bien commun universel. »[60]

On constate que, depuis Jean XXIII, tout en insistant sur le droit d’association, l’Église s’attache plus aux fonctions des ces associations qu’à leur nature. La distinction syndicat-organisation professionnelle n’est plus mise en avant comme elle l’était précédemment. Est-elle devenue obsolète pour autant ? Je ne le pense pas et pour s’en convaincre, il suffit de lire attentivement les textes de Jean-Paul II.

Nous avons vu plus haut avec quelle force Jean-Paul II défendait la liberté syndicale. Ce n’est pas seulement parce qu’il a été marqué par l’expérience polonaise et la puissance transformatrice du syndicat Solidarnosc mais aussi parce que traîne encore aujourd’hui et surtout dans le contexte néo-libéral une grande méfiance des patrons et parfois du pouvoir politique vis-à-vis de l’action syndicale qui souvent indispose, au passage, l’opinion publique ou, du moins, une large frange de ceux qui ne sont pas concernés directement mais perturbés par les manifestations ou les grèves. Il est vrai que « Le défaut du syndicalisme (d’un certain syndicalisme, devrait-on dire), c’est qu’il n’existe que pour la lutte et la revendication : ne groupant que les ouvriers, il les oppose aux échelons intermédiaires et supérieurs du travail ; il fait ainsi obstacle à toute réconciliation, à tout établissement d’une communauté durable sur le plan de l’entreprise, de la nation ou des nations ».⁠[61] Il est vrai aussi que, souvent, le syndicat est un instrument de massification, créateur de solidarités artificielles et instrument d’action politique au sens étroit, partisan, du terme⁠[62]. Ces déviations existent et nous ne les connaissons que trop mais il n’empêche et il ne faudrait pas l’oublier que « le syndicat, selon la doctrine chrétienne, est l’institution qui permet à l’ouvrier de se faire reconnaître comme personne dans les relations de travail, et de discuter d’égal à égal les conditions de l’emploi, de donner son consentement au contrat de travail. Le rôle du syndicat est de conduire la masse des travailleurs salariés à la conscience de sa dignité, à la volonté d’une promotion, aux conventions, aux institutions et aux actions qui en sont les moyens ».⁠[63]

Pour Jean-Paul II, le syndicat n’est pas seulement « le reflet d’une structure « de classe » » ni le porte-parole « d’une lutte de classe ». Il est « un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées », le « porte-parole de la lutte pour la justice sociale, pour les droits des travailleurs ». Pour que, plus précisément encore, « le travailleur non seulement puisse « avoir » plus, mais aussi et surtout puisse « être » davantage, c’est-à-dire qu’il puisse réaliser plus pleinement son humanité sous tous ses aspects. »[64]

Ceci rappelé, Jean-Paul II insiste constamment sur le fait que les travailleurs constituent des associations selon leur profession : « Les représentants de toutes les professions peuvent s’en servir syndicats de travailleurs intellectuels ; il y a aussi des organisations patronales. Ils se subdivisent tous (…) pour défendre leurs droits respectifs. En fait, il y a des syndicats d’agriculteurs et des en groupes et sous-groupes selon les spécialisations professionnelles »[65]

il est clair que Jean-Paul II veut que les associations se créent sur des solidarités naturelles et qu’ainsi soit évitée toute massification.

De même, il dénonce clairement la politisation : « l’activité des syndicats entre de manière indubitable dans le domaine de la « politique » entendue comme un souci prudent du bien commun. Mais, en même temps, le rôle des syndicats n’est pas de « faire de la politique » au sens que l’on donne généralement aujourd’hui à ce terme. Les syndicats n’ont pas le caractère de « partis politiques » qui luttent pour le pouvoir, et ils ne devraient jamais non plus être soumis aux décisions des partis politiques ni avoir des liens trop étroits avec eux. En effet, si telle est leur situation, ils perdent facilement le contact avec ce qui est leur rôle spécifique, celui de défendre les justes droits des travailleurs dans le cadre du bien commun de toute la société, et ils deviennent, au contraire, un instrument pour d’autres buts. »[66]

Très positivement, outre la défense des droits des travailleurs, les syndicats doivent être au service du « juste bien » et ne pas « se transformer en une sorte d’ »égoïsme » de groupe ou de classe ».

Ils doivent non pas lutter contre les autres mais être des instruments de solidarité dans le plus large sens du terme : « Si, dans les questions controversées, (la lutte) prend un caractère d’opposition aux autres, cela se produit parce qu’on recherche le bien qu’est la justice sociale, et non pas la « lutte » pour elle-même, ou l’élimination de l’adversaire. La caractéristique du travail est avant tout d’unir les hommes et c’est en cela que consiste sa force sociale : la force de construire une communauté. En définitive, dans cette communauté, doivent s’unir de quelque manière et les travailleurs et ceux qui disposent des moyens de production ou en sont propriétaires. A la lumière de cette structure fondamentale de tout travail -à la lumière du fait que, en définitive, le « travail » et le « capital » sont des composantes indispensables de la production dans quelque système social que ce soit-, l’union des hommes pour défendre les droits qui leur reviennent, née des exigences du travail, demeure un élément dont on ne saurait faire abstraction. »[67]

La lutte des classes est condamnable parce qu’elle fait fi de toute considération éthique ou juridique, qu’elle ne respecte pas la dignité de la personne, exclut un accommodement raisonnable et recherche non pas le bien général de la société mais plutôt un intérêt de parti qui se substitue au bien commun et veut détruire ce qui s’oppose à lui.

Il n’empêche que, dans le cadre du syndicat, on peut parfois parler de lutte contre un système économique entendu comme méthode pour assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des instruments de production et de la terre sur la liberté et le travail de l’homme sans pour autant rêver de substituer à ce système le système socialiste qui est en fait un capitalisme d’État.

Les syndicats qui ont été souvent et longtemps parfois dominés par l’idéologie marxiste, doivent donc jouer le rôle délicat de médiation entre les travailleurs et les organes dirigeants par le dialogue et la négociation de préférence à d’autres instruments de revendication. Cette méthode fastidieuse, peut-être, se révèle, en fin de compte, plus féconde parce qu’elle favorise la compréhension réciproque et assure une meilleure base pour la stabilité des conquêtes.

Le souci d’une telle solidarité est constructif, il est pour le travail, pour la justice, la paix le bien-être et la vérité dans la vie sociale.⁠[68]

Nous vérifions donc toujours les mêmes préoccupations à travers la doctrine concernant le droit d’association avec, de nouveau, chez Jean-Paul II une accentuation du caractère professionnel des associations.

Et qu’en est-il des organisations professionnelles plus vastes si chères à Pie XI ? Nous pouvons en trouver un écho dans ce passage où le Pape met en garde contre l’élimination de la propriété privée et évoque, a contrario, les conditions d’une vraie socialisation : « on ne peut parler de socialisation que si la subjectivité de la société est assurée, c’est-à-dire si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. Une des voies pour parvenir à cet objectif pourrait être d’associer le travail, dans la mesure du possible, à la propriété du capital, et de donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles: ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics, ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »[69] Le texte qui renvoie à l’encyclique Mater et Magistra[70] qui, à cet endroit, renvoie elle-même à la doctrine des corps intermédiaires selon Pie XI, évoque un autre type de « corps » que le syndicat bien identifié comme tel dans la suite de Laborem Exercens.

Le lecteur regrettera peut-être le manque de précisons sur l’organisation professionnelle, son fonctionnement et sa conjonction avec les organisations syndicales. Il sera peut-être aussi dérouté par le flou du vocabulaire dans la mesure où aucune expression ne s’est imposée pour désigner clairement ce type de structure. Mais, d’un autre côté, il serait peut-être délicat ou inconvenant de dépasser le rappel des principes et valeurs en question. On quitterait alors le domaine de la doctrine pour se hasarder sur le terrain des programmes qui ne peuvent être que l’œuvre de l’imagination prudente d’un laïcat engagé.

Un syndicat chrétien ?

Les textes cités plus haut peuvent nous aider à répondre à cette question.

Nous avons entendu Léon XIII souhaiter que, sans négliger « les biens du corps, de l’esprit et du patrimoine familial », l’« objet principal » du syndicat soit « le perfectionnement moral et religieux ». On peut penser que la formule peut s’interpréter de diverses manières⁠[71] et considérer que, selon cette définition, le syndicat doit être confessionnel puisqu’il « serait avant tout un mouvement de ferveur et d’apostolat ». On peut penser aussi que le Souverain Pontife songe à « une action syndicale selon les principes chrétiens, donnant une priorité aux aspects moraux et religieux de son action temporelle. Dans ce cas, le syndicat reste une institution de la société civile, il n’est nullement confessionnel. »

Nous avons vu que les réalisations inspirées par Rerum Novarum, en Belgique, étaient nettement confessionnelles et nous savons qu’elles seront la préoccupation première des successeurs de Léon XIII qui, en parlant de « perfectionnement moral et religieux », s’exprimait donc littéralement.

Toutefois, du moins sur le terrain doctrinal, nous allons assister à quelques modifications dans le sens d’une plus grande ouverture. Nous avons ainsi entendu Pie X demander qu’on établisse et favorise « de toute manière des associations confessionnelles catholiques », bien dans la ligne, à mon avis, de Rerum Novarum, mais, en même temps, Pie X acceptait que ces associations collaborent avec d’autres et même que catholiques et protestants constituent des syndicats mixtes à certaines conditions.

Mgr Liénart⁠[72], de même, milite en faveur du syndicat catholique mais n’en ferme pas pour autant la porte aux non catholiques ou aux incroyants puisqu’un tel syndicat doit « préparer un sûr refuge pour les ouvriers inscrits au syndicat anti-chrétien qui sentiraient le besoin et le devoir de se libérer d’un lien qui, pour des intérêts purement économiques, rend esclave la conscience ».

Pie XI, cite textuellement le passage de Rerum Novarum qui précise les buts du syndicat puis note que « les idées et les directives de Léon XIII ont été réalisées de diverses manières, selon les lieux et les circonstances. En certaines régions, une seule et même association se proposa s’atteindre tous les buts assignés par le Pontife. Ailleurs, on préféra recourir, selon qu’y invitait la situation, en quelque sorte à une division du travail, laissant à des groupements spéciaux le soin de défendre sur le marché du travail les droits et les justes intérêts des associés, à d’autres la mission d’organiser l’entraide dans les questions économiques, tandis que d’autres enfin se consacraient tout entiers aux seuls besoins religieux et moraux de leurs membres ou à d’autres tâches du même ordre ».⁠[73]

Pie XII ira dans ce sens. Aux Associations catholiques des travailleurs italiens, il déclarera que « pour ne pas défaillir le long des chemins et particulièrement pour gagner la jeunesse à votre cause, il faut avoir constamment devant les yeux la haute fin vers laquelle doit tendre votre mouvement : c’est-à-dire la formation des travailleurs vraiment chrétiens qui excellent également en capacité dans l’exercice de leur art et en conscience religieuse, sachant mettre en harmonie la ferme protection de leurs intérêts économiques avec le sentiment le plus strict de la justice et avec la sincère volonté de collaborer avec les autres classes de la société au renouveau de la vie sociale tout entière. (…)

Tel est le but élevé du mouvement des travailleurs chrétiens, même si celui-ci se divise en Unions particulières et distinctes, dont les unes visent à la défense de leurs intérêts légitimes par les contrats de travail - tâche propre des Syndicats-, d’autres aux œuvres d’assistance, telles que les coopératives de consommation ; d’autres enfin à l’aide religieuse et morale aux travailleurs, comme sont les Associations ouvrières catholiques. »[74]

Au niveau du syndicat proprement dit, il importe que l’inspiration soit chrétienne, évidemment, ce qui ne veut pas que le syndicat doit être une œuvre d’apostolat au sens étroit du terme. Il n’y a plus de confusion de fonctions désormais.

C’est bien cela qui apparaît sous la plume de Jean XIII : « Notre pensée affectueuse, Notre encouragement paternel se tournent vers les associations professionnelles et les mouvements syndicaux d’inspiration chrétienne présents et agissant sur plusieurs continents. Malgré les difficultés souvent graves, ils ont su agir, et agissent, pour la poursuite efficace des intérêts des classes laborieuses, pour leur relèvement matériel et moral, aussi bien à l’intérieur de chaque État que sur le plan mondial.

Nous remarquons avec satisfaction que leur action n’est pas mesurée seulement par ses résultats directs et immédiats, faciles à constater, mais aussi par ses répercussions positives sur l’ensemble du monde du travail, où ils répandent des idées correctement orientées et exercent une impulsion chrétiennement novatrice.

Nous observons aussi qu’il faut prendre en considération l’action exercée dans un esprit chrétien, par Nos chers fils, dans les autres associations professionnelles et syndicales qu’animent les principes naturels de la vie commune, et qui respectent la liberté de conscience ».⁠[75]

C’est dans cet esprit qu’il faut, bien entendu, relire les passages cités de Gaudium et Spes, de Laborem Exercens et de Centesimus annus, consacrés au syndicat.


1. Article 2 cité in JACCARD P., op. cit., p. 290.
2. Cf. JACCARD P., op. cit., p. 293. Pie XI, dans Quadragesimo anno, écrit encore : « Depuis que l’individualisme a réussi à briser, à étouffer presque, l’intense mouvement de la vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’État. » (572 in Marmy). Il saluera, en ces termes, l’œuvre de Léon XIII : « Cet enseignement (…) venait à un moment des plus opportuns. Car en plus d’un pays à cette époque, les pouvoirs publics, imbus de libéralisme, témoignaient peu de sympathie pour ces groupements ouvriers et mêm les combattaient ouvertement. Ils reconnaissaient volontiers et appuyaient des associations analogues fondées dans d’autres classes ; mais, par une injustice criante, ils déniaient le droit naturel d’association à ceux-là qui en avaient le plus grand besoin pour se défendre contre l’exploitation des plus forts. Même dans certains milieux catholiques, les efforts des ouvriers vers ce genre d’organisation étaient vus de mauvais œil, comme d’inspiration socialiste ou révolutionnaire.
   Les directives de Léon XIII eurent le grand mérite de briser ces oppositions et de désarmer ces méfiances » (QA, 539 in Marmy).
3. En France, des sociétés de secours mutuels apparaissent en 1848. Mais ces sociétés et coopératives ouvrières subventionnées par l’État vont disparaître ce qui explique sans doute, en partie, le retard social de la France par rapport aux autres pays. Le livret ouvrier est supprimé en 1890. Aux USA, dès 1786 se constitue la première Union du travail. En Angleterre, la liberté d’association est reconnue en 1824 et les trade-unions (syndicats) organisés clandestinement agirent désormais au grand jour. En Suisse, les privilèges corporatifs sont supprimés en 1776 dans plusieurs cantons ; rapidement se forment des sociétés de secours mutuels et une caisse autonome de chômage est mise sur pied dès 1788. Enfin, en 1848, liberté d’association sera reconnue dans la Constitution fédérale. En Belgique, la liberté d’association est reconnue par la Constitution mais l’interdiction de la coalition c’est-à-dire de la grève ne sera levée qu’en 1866. Des « caisses communes » existent dans les années 1850 et les premiers syndicats voient le jour à partir de 1860. Le livret ouvrier obligatoire est supprimé en 1883.
4. RN, 485 in Marmy.
5. RN, 486 in Marmy. Nous avons expliqué précédemment le sens de l’expression « société parfaite »
6. Id..
7. RN, 487 in Marmy.
8. RN, 490 in Marmy.
9. RN, 487 in Marmy. Léon XIII toutefois recommande la plus grande prudence aux pouvoirs publics en cette circonstance : « encore faut-il qu’en tout cela ils n’agissent qu’avec une très grande circonspection. Il faut éviter d’empiéter sur les droits des citoyens et de prendre, sous couleur d’utilité publique, une décision qui serait désavouée par la raison. Car une loi ne mérite obéissance qu’autant qu’elle est conforme à la droite raison et, ainsi, à la loi éternelle de Dieu. » (Id).
10. RN, 490 in Marmy.
11. Cf. Pie XI qui formula le principe de subsidiarité s’y référera explicitement (QA, 576 in Marmy) ; Jean XXIII, PT 23 ; Jean-Paul II, CA 7.
12. Léon XIII dénonce ces sociétés qui se livrent à un chantage ou à des représailles vis-à-vis des récalcitrants: « s’il se trouve des ouvriers qui se refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce refus par la misère » (cf. infra). Les États-Unis ont connu le closed-shop qui faisait « obligation à l’employeur d’une entreprise « syndiquée » d’embaucher une main-d’œuvre syndiquée ». En 1947, les employeurs obtinrent le vote du Labor-Management Relations Act connu sous le nom de loi Taft-Hartley qui bannit le closed-shop mais non l’union-shop qui « laisse au nouvel embauché le soin de se syndiquer lui-même dans les six mois suivant son entrée dans l’entreprise ». La même loi introduisait « des clauses « de droit au travail » (…) destinées aux salariés qui choisissent de ne pas être membre d’un syndicat ». (FONDEUR Yannick et SAUVIAT Catherine, Un syndicalisme toujours en mal de reconnaissance, in Chronique internationale de l’IRES, n° 66, septembre 2000, pp. 94-95).
13. QA, 576 in Marmy.
14. Cf. Immortale Dei, 1-11-1885, 704 in Marmy.
15. QA, 576 in Marmy.
16. QA, 581 in Marmy. Visant toujours l’État fasciste, Pie XI écrit: « L’État accorde au syndicat une reconnaissance légale qui n’est pas sans conférer à ce dernier un caractère de monopole, en tant que seul syndicat reconnu pour représenter respectivement les ouvriers et les patrons, que seul il est autorisé à conclure les contrats ou conventions collectives de travail ». Très pratiquement et très habilement, Pie XI note les aspects positifs de ce syndicat mais fait remarquer que « l’affiliation est facultative » et que « le syndicat légal n’exclut pas l’existence d’associations professionnelles de fait. » On se souvient aussi de l’intervention de Pie XI après « la dissolution des Associations de jeunesse et des Associations universitaire de l’Action catholique. Dissolution exécutée par des voies de fait et par des procédés qui donnèrent l’impression que c’était une vaste et périlleuse association de criminels que l’on poursuivait (…) ». (Non abbiamo bisogno, 29-6-1931, 207 in Marmy). On se souvient aussi des protestations du même Pontife face aux attaques nazies contre les associations religieuses et les écoles confessionnelles (cf. Mit Brennender Sorge, 14-3-1937). On se souvient enfin de la condamnation du communisme qui dépouille l’homme de sa liberté (Divini Redemptoris, 19-3-1937).
   Aux États-Unis, les employeurs ont su régulièrement « mobiliser et remodeler le système institutionnel à leur avantage » et disposer ainsi d’un arsenal variable de lois anti-syndicales. Les droits syndicaux cèdent la place aux droits individuels et la représentation syndicale dans les entreprises est soumise à des règles très contraignantes qui fragilisent sa légitimité. Dans ces conditions le taux de syndicalisation est faible et à la baisse. En 1955, 33% des salariés étaient membres d’un syndicat. En 1999, ils n’étaient plus que 14%. (FONDEUR Y. et SAUVIAT C., op. cit., pp. 95 et 100).
17. Encyclique Sertum Laetitiae, 1-11-1939.
18. Discours du 26-6-1955.
19. Allocution aux Travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945.
20. Discours aux Associations catholiques des Travailleurs italiens, 29-6-1948.
21. GS 68, § 2.
22. Allocution à l’Organisation Internationale du Travail, à l’occasion de la 68e session de la Confédération internationale du travail, Genève, 15-6-1982, in DC, n° 1833, 4-7-1982, p. 650.
23. Cf. Pie X aux archevêques et évêques du Brésil : « Nous exhortons en premier lieu à constituer parmi les catholiques de ces sociétés qui s’établissent un peu partout à l’effet de sauvegarder les intérêts sur le terrain social » (Lettre Paulopolim, 18-12-1910) ; aux directeurs de l’Union économique sociale des catholiques italiens : « Quelles institutions devrez-vous de préférence promouvoir dans le sein de votre Union ? Votre industrieuse charité en décidera. Quant à Nous, celles qu’on appelle des syndicats Nous semblent très opportunes » (Lettre du 20-1-1907).
24. RN, 485 in Marmy.
25. CAVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 235. On se souvient que les Knights of Labour (Chevaliers du travail), aux États-Unis et au Canada, qui s’étaient rassemblés pour défendre les ouvriers, avaient dû entrer en clandestinité pour échapper à la tyrannie des patrons qui prétendaient contrôler le pouvoir politique et les lois. Accusés par la hiérarchie canadienne de constituer une société secrète anti-religieuse, ils furent condamnés et la sanction fut confirmée par Rome. Le Cardinal Gibbons (1834-1921), seul cardinal aux États-Unis, devait se prononcer également. Il consulta le Président Cleveland, le cardinal Manning, en Angleterre, et entra en contact avec le chef des Knights of Labour. Convaincu de l’honnêteté et de la légitimité de l’association, il entreprit de la défendre à Rome et adressa un Rapport en 1887 au Préfet de la Propagande dont la conclusion était particulièrement ferme:
   « Finalement et pour tout résumer, il me paraît que le Saint-Siège ne saurait se décider à la condamnation, attendu :
   1° qu’elle ne paraît justifiée, ni par la lettre, ni par l’esprit des constitutions et des lois de l’association incriminée, ni par les déclarations de ses chefs ;
   2° qu’elle ne paraît pas nécessaire, vu le caractère changeant de l’organisation et des conditions sociales aux États-Unis ;
   3° qu’elle ne paraît pas prudente, en raison de la réalité, reconnue par le peuple américain, des abus dont se plaignent les classes ouvrières ;
   4° qu’elle serait dangereuse pour la réputation de l’Église dans notre pays démocratique et qu’elle y pourrait même provoquer une persécution ;
   5° qu’elle serait probablement inefficace, étant donné que le sentiments général la trouverait injuste ;
   6° qu’elle serait destructive au lieu d’être bienfaisante dans ses effets, en poussant les enfants de l’Église à désobéir à leur Mère et même à entrer dans des sociétés condamnées qu’ils ont évitées jusqu’ici ;
   7° qu’elle changerait, en suspicion et hostilité, le dévouement singulier de notre peuple américain envers le Saint-Siège ;
   8° qu’elle porterait un coup terrible à l’autorité des évêques américains, lesquels, au su de tous, protestent contre une telle condamnation.
   Et maintenant, j’espère que les considérations présentées dans ce rapport ont suffisamment démontré que tel serait bien l’effet, aux États-Unis, d’une condamnation portée contre les Chevaliers du travail. » ( Cité in KOTHEN R., La pensée et l’action sociale des catholiques, 1789-1944, Warny, 1945, pp. 280-281).
26. RN, 489 in Marmy.
27. Encyclique sur le catholicisme aux États-Unis, Longinqua, n° 16, 6-1-1895. (Disponible sur www.vatican.va).
28. Encyclique Singulari Quadam, 24-9-1912. Au syndicat mixte ou interconfessionnel, le Pape préfère le cartel c’est-à-dire un pacte de collaboration entre sociétés catholiques et non-catholiques.
29. Dans la région de Roubaix-Tourcoing.
30. Lettre à Mgr Achille Liénart, 5-6-1929. Il s’agit du futur cardinal Liénart, 1884-1973.
31. A la lumière de ces principes soutenus par la plupart des citations qui ont été reprises plus haut, la Congrégation invitait les parties à se retrouver au sein d’une commission mixte permanente. Au passage, la Congrégation lavait les associations ouvrières de l’accusation de marxisme portée contre elles par les patrons et regrettait que ceux-ci aient constitué leur association « sur le terrain de la neutralité » et n’aient pas fait « ouvertement profession de catholicisme ».
32. Discours du 11-9-1949.
33. Le mot « syndicat » est dérivé du mot syndic: « celui qui assiste quelqu’un en justice ». Il désigne d’abord la fonction du syndic puis, à partir de 1839, « un groupement d’ouvriers réunis pour défendre leurs intérêts ». Le verbe « syndiquer » qui au XVIe siècle signifiait « critiquer, censurer », prend, en 1768, le sens de « former en corps les membres d’une corporation ».(Bvon W).
34. Op. cit., pp. 436-437.
35. RN, 479 in Marmy.
36. RN, 485 in Marmy.
37. RN, 489 in Marmy.
38. RN, 490 in Marmy.
39. RN, 491 in Marmy. Léon XIII la décrit ainsi : « Ce qu’il faut croire, ce qu’il faut espérer, ce qu’il faut faire en vue du salut éternel, tout cela doit leur être soigneusement inculqué. qu’on les prémunisse avec une sollicitude particulière contre les opinions erronées et toutes les variétés du vice. qu’on porte l’ouvrier au culte de Dieu, qu’on excite en lui l’esprit de piété, qu’on le rende surtout fidèle à l’observation des dimanches et des jours de fête. qu’il apprenne à respecter et à aimer l’Église, la commune mère de tous les chrétiens ; à obéir à ses préceptes, à fréquenter ses sacrements qui sont des sources divines où l’âme se purifie de ses tâches et puise la sainteté. » Avec un tel programme, il ne faut pas s’étonner que bon nombre de ces syndicats et corporations aient été fondés et animés par des prêtres pleins de zèle certes mais la confusion des pouvoirs fut souvent lourde de conséquences. La confusion est générale d’ailleurs. En Belgique, en 1907, voici comment est présenté le mouvement Démocratie chrétienne qui se détache du Parti catholique : « ...l’homme est désespéré parce qu’il ne croit plus ; la Démocratie chrétienne lui enseignera la religion catholique d’Espérance, de Justice et de Paix ; l’homme souffre de son « état de misère immérité », la démocratie chrétienne lui donnera l’exacte notion de ses devoirs et de ses droits, lui fournissant également les moyens de faire respecter ceux-ci. L’homme perdu, désespéré ne sait comment sortir de l’étau de l’adversité qui l’étreint : la démocratie chrétienne fera naître chez lui la conscience de sa dignité de créature de Dieu, et après l’avoir grandi par la religion et le bonheur (autant que ce dernier puisse se trouver ici-bas), elle le fera grand par l’esprit. » (L’Avant-Garde, novembre 1907). Pour en revenir aux syndicats, c’est le Père Georges Rutten, dominicain, qui fonde la puissante CSC et en est le secrétaire général de 1904 à 1919. Il sera aussi sénateur coopté de 1921 à 1946. Les prêtres sont partout et jouent rôle dirigeant déterminant. En 1930, par exemple, l’abbé Louis Colens écrit : « Etant donné que l’Église a le droit de déterminer et d’enseigner les principes sur lesquels doit se baser une organisation ouvrière catholique, étant donné le fait que l’organisation ouvrière doit s’occuper du relèvement moral et religieux de ses membres, l’autorité ecclésiastique a le droit de juger qu’il est non seulement utile mais encore nécessaire d’adjoindre à la direction des sociétés ouvrières chrétiennes, un représentant de l’autorité religieuse. L’autorité religieuse a le droit d’exiger que l’action d’une organisation ouvrière catholique ne soit jamais en contradiction avec l’action de l’autorité religieuse et de plus elle a le droit de demander à l’organisation ouvrière d’être un soutien efficace pour son action religieuse ». Ainsi « le prêtre-directeur sera également le conseiller moral de la section politique. » (La formation des dirigeants d’œuvres sociales, Louvain, 1930, pp. 60-61). Beaucoup rejetteront ces organisations jugées cléricales et auront malheureusement trop souvent tendance à rejeter aussi la doctrine sociale de l’Église, signe de la domination cléricale. (Cf. NEUVILLE Jean, Adieu à la Démocratie chrétienne ? Elie Baussart et le mouvement ouvrier, Vie Ouvrière, 1972).
40. RN, 489 in Marmy.
41. RN, 492 in Marmy.
42. QA, 573 in Marmy.
43. QA, 575 in Marmy.
44. Cf. BIGO P., op. cit., p. 460.
45. QA, 576 in Marmy.
46. MULLER Albert, sj, La politique corporative, Essai d’organisation corporative, Rex, 1935, pp. 212-213).
47. L’économie sociale selon Pie XII, Synthèse doctrinale, Nouvelles éditions latines, 1953, p. 210. Commentant cette loi du 16-8-1940, Le Conseil d’État, en son Assemblée du 31 juillet 1942 « qu’il résulte de l’ensemble de ses dispositions que ladite loi a entendu instituer (…) un service public ; que, pour gérer le service en attendant que l’organisation professionnelle ait reçu sa forme définitive, elle a prévu la création de comités auxquels elle a confié, sous l’autorité du secrétaire d’État, le pouvoir d’arrêter les programmes de production et de fabrication, de fixer les règles à imposer aux entreprises en ce qui concerne les conditions générales de leur activité, de proposer aux autorités compétentes le prix des produits et services ; qu’ainsi, les comités d’organisation, bien que le législateur n’en ait pas fait des établissements publics, sont chargés de participer à l’exécution d’un service public, et que les décisions qu’ils sont amenés à prendre dans la sphère de ces attributions, soit par voie de règlement, soit par des dispositions d’ordre individuel, constituent des actes administratifs - que le Conseil d’État est, dès lors, compétent pour connaître des recours auxquels ces actes peuvent donner lieu (…). » (Texte disponible sur www.rajf.org).
   Par contre, parmi les bonnes interprétations du principe corporatif, A. Muller cite l’arrêté belge du 13 janvier 1935, « arrêté royal permettant l’institution d’une réglementation économique de la production et de la distribution ». L’article 1er stipule la responsabilité des acteurs et le rôle de l’État : « Tout groupement de producteurs et distributeurs, revêtu de la personnalité civile, peut solliciter l’extension à tous les autres producteurs ou distributeurs, appartenant à la même branche d’industrie ou de commerce, d’une obligation volontairement assumée par lui, concernant la production, la distribution, la vente, l’exportation ou l’importation. » (Op. cit., pp. 198-199). Cet arrêté a été modifié par la loi du 5-8-1991.
48. Pie XII regrette que « ce point de l’encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers » car « les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres, un retour au Moyen Age. Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques.
   Mais à présent, cette partie de l’encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps. »
   (Allocution aux membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques, 7-5-1949).
49. Radiomessage au monde, 24-12-1952.
50. Discours au délégués du MOC, op. cit.. Pie XII ajoute un autre garde-fou : « Voilà pourquoi Nous ne Nous lassons pas non plus de recommander la diffusion progressive de la propriété privée, des moyennes et petites entreprises. »
51. Cf. également : Allocution aux participants du Congrès des Associations chrétiennes des travailleurs italiens, 11-3-1945 ; Allocution aux représentants des organisations patronales et ouvrières de l’Industrie électrique italienne, 25-1-1946 ; Lettre à Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 10-7-1947 ; Allocution aux membres du Sacré Collège, 2-6-1948 ; Allocution aux Associations catholiques des travailleurs italiens, 29-6-1948 ; Radiomessage aux catholiques allemands à l’occasion du Katholikentag, le 4 septembre 1949: « L’Église n’a pas renoncé un instant à sa lutte pour que l’apparente opposition du capital et du travail, de l’employeur et du salarié, se fonde en une unité supérieure, en une collaboration organique que la nature elle-même recommande, selon le travail ou le secteur économique, par l’organisation, professionnelle » ; Lettre de MONTINI J.-B. aux Semaines sociales d’Italie, 23-9-1949 ; Allocution aux Membres du Congrès du « Mouvement universel pour une Confédération mondiale », 6-4-1951 ; MONTINI J.-B., Lettre aux Semaines sociales d’Italie, 23-9-1951 ; Allocution aux membres de l’Union chrétienne des Chefs d’entreprises italiens, 31-1-1952 ; Message radiophonique aux Catholiques autrichiens, 14-9-1952 ; MONTINI J.-B., Lettre aux Semaines sociales d’Italie, 21-9-1952.
52. Les patrons qui se méfient de la place que pourrait prendre le monde ouvrier.
53. Les ouvriers qui rêvent de diriger l’économie sans les patrons.
54. Radiomessage pour le cinquantenaire de l’encyclique Rerum Novarum, 1-6-1941.
55. Allocution aux Membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques, 7-5-1949.
56. MM, 98 et 100.
57. P. Bigo explique : « Jean XXIII ne veut pas accréditer l’idée d’une sorte de grande administration professionnelle dotée d’un pouvoir réglementaire et résolvant tous les problèmes. L’organisation professionnelle ne peut résulter que d’une socialisation raisonnable et progressive, à partir d’expériences spontanées, et elle n’est que l’une des institutions qui permet de progresser dans la solution des problèmes de l’économie nationale » (op. cit., p. 462). L’auteur estime que les conventions collectives, les commissions paritaires qui existent dans divers pays, vont dans le sens souhaité. Mais , pour lui, le meilleur exemple d’organisation européenne a été fourni par la CECA (Communauté européenne Charbon-Acier).
58. MM 65.
59. Op. cit., p. 467.
60. GS 68, § 1 et 2.
61. JACCARD P., op. cit., p. 299.
62. Cf. CHAPELLE M.J., Le syndicalisme belge, Savoir et Agir, sd.
63. BIGO P., op. cit., p. 434.
64. C’est pourquoi, dira encore Jean-Paul II, sont souhaitables les actions syndicales en faveur de l’enseignement, de l’éducation et de la promotion de l’auto-éducation. Par ailleurs, le syndicat sert aussi au développement d’une authentique culture du travail et doit aider les travailleurs à participer d’une façon pleinement humaine à la vie de l’entreprise. Nous le verrons plus tard.
65. LE 20. La précision est récurrente : « les justes droits des travailleurs selon leurs diverses professions » ; le bien « qui correspond aux besoins et aux mérites des travailleurs associés selon leurs professions » ; « les droits des travailleurs unis dans la même profession » ; « la sauvegarde des justes droits des travailleurs selon leurs diverses professions » ; « il faut naturellement avoir toujours davantage devant les yeux ce dont dépend le caractère subjectif du travail dans chaque profession ».
66. Dans Centesimus annus, il ira plus loin et dénoncera la dérive marxiste du mouvement ouvrier. Si « ce mouvement déploya une vaste activité syndicale et réformiste, qui était loin des brumes de l’idéologie et plus proche des besoins quotidiens des travailleurs (…) par la suite, ce mouvement fut dans une certaine mesure dominé précisément par l’idéologie marxiste contra laquelle de dressait Rerum Novarum. » (CA 16).
67. CA 20.
68. Cf. de Jean-Paul II, entre autres, Discours au monde du travail en Espagne, 7-11-1982,in OR, 30-11-1982, pp. 9-10 ; Rencontre avec les représentants du monde économique à Milan, 22-5-1983, in OR, 31-5-1983, p. 14 ; Discours aux délégués de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, 3-4-1987, in OR, 28-4-1987, p. 5 ; Discours aux entrepreneurs d’Argentine, 11-4-1987, in OR, 28-4-1987, p. 9 ; Rencontre avec le monde du travail en Allemagne, 2-5-1987, in OR, 26-5-1987, p. 4 ; Lettre au XVIIIe Congrès de l’UNIAPAC, 21-9-1989, in DC 1989, pp. 1004-1005 ; Discours aux ouvriers de l’usine Olivetti, 19-3-1990, in OR, 24-4-1990, pp. 9-10 ; Discours aux ouvriers et dirigeants de l’usine Lancia-Auto, id., pp. 10-11.
69. LE 14.
70. MM 54.
71. C’est l’opinion de J.-Y. Calvez, L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 452.
72. 1884-1973, le cardinal Liénart fut évêque de Lille et est connu pour son soutien au syndicalisme chrétien.
73. QA, 540 in Marmy. Pie XI précise : « Cette seconde méthode a prévalu là surtout où, soit la législation, soit certaines pratiques de la vie économique, soit la déplorable division des esprits et des cœurs, si profonde dans la société moderne, soit encore l’urgente nécessité d’opposer un front unique à la poussée des ennemis de l’ordre, empêchaient de fonder des syndicats nettement catholiques. Dans de telles conjonctures, les ouvriers catholiques se voient pratiquement contraints de donner leurs noms à des syndicats neutres, où cependant l’on respecte la justice et l’équité, et où pleine liberté est laissée aux fidèles d’obéir à leur conscience et à la voix de l’Église. Il appartient aux évêques, s’ils reconnaissent que ces associations sont imposées par les circonstances et ne présentent pas de danger pour la religion, d’approuver que les ouvriers catholiques y donnent leur adhésion, observant toutefois à cet égard les règles et les précautions recommandées par Notre Prédécesseur de saint mémoire Pie X. Entre ces précautions, la première et la plus importante est que, toujours, à côté de ces syndicats, existeront alors d’autres associations qui s’emploient à donner à leurs membres une sérieuse formation religieuse et morale, afin qu’à leur tour ils infusent aux organisations syndicales le bon esprit qui doit animer toute leur activité. Ainsi, il arrivera que ces groupements exerceront une influence qui dépasse même le cercle de leurs membres. » (Id., 541 in Marmy).
74. Discours du 29-6-1948.
75. MM 101-103.

⁢c. Le droit de grève

[1]

Parmi les moyens d’action du syndicat, c’est certainement la grève qui fait souvent problème à la conscience chrétienne dans la mesure où elle apparaît comme la manifestation d’une certaine violence.

La position de Léon XIII, sur ce sujet, semble, à première vue, très négative : « s’il arrive que des ouvriers, abandonnant le travail ou le suspendant par les grèves, menacent la tranquillité publique (…), il faut absolument appliquer, dans de certaines limites, la force et l’autorité des lois ».⁠[2] A relire cette phrase, on peut avoir finalement l’impression que la grève est un mal dans la mesure où elle menace la tranquillité publique. Il n’y a pas de condamnation formelle et préalable de ce type d’action qui est un signe de malaise mais qui peut avoir des conséquences très dommageable pour la société. C’est cette idée que l’on retrouve un peu plus loin : « Il n’est pas rare qu’un travail trop prolongé ou trop pénible, et un salaire jugé trop faible, donnent lieu à ces chômages, voulus et concertés qu’on appelle des grèves. A cette maladie si commune et en même temps si dangereuse, il appartient au pouvoir public de porter remède. Ces chômages, en effet, non seulement tournent au détriment des patrons et des ouvriers eux-mêmes, mais ils entravent le commerce et nuisent aux intérêts généraux de la société. Comme ils dégénèrent facilement en violences et en tumultes, la tranquillité publique s’en trouve gravement compromise.

Mais ici il est plus efficace et plus salutaire que l’autorité des lois prévienne le mal et l’empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons »[3].

Comme on le voit, pour Léon XIII, il s’agit prioritairement de supprimer les causes de conflit plutôt que d’interdire purement et simplement les grèves malgré ce qu’il en dit. C’est pourquoi il est si attaché à la concertation entre ouvriers et patrons.

Pie XI n’évoque la grève qu’au moment où il signale, sans porter de jugement, que le système fasciste qu’il n’apprécie pas, interdit « grève et lock-out »[4].

Le Concile Vatican II prend un position moins négative et déclare: « s’il faut toujours recourir d’abord au dialogue sincère entre les parties, la grève peut cependant, même dans les circonstances actuelles, demeurer un moyen nécessaire, bien qu’ultime, pour la défense des droits propres et la réalisation des justes aspirations des travailleurs. Que les voies de la négociation et du dialogue soient toutefois reprises, dès que possible, en vue d’un accord. »[5]

Dans le même sens, Jean-Paul II dira de la grève, non sans solennité, que « c’est un procédé que la doctrine sociale catholique reconnaît comme légitime sous certaines conditions et dans de justes limites. » C’est « une sorte d’ultimatum adressé aux organismes compétents et, avant tout, aux employeurs ». Il ajoutera que « les travailleurs devraient se voir assurer le droit de grève et ne pas subir de sanctions pénales personnelles pour leur participation à la grève ». Mais il précisera les « conditions » et les « limites ». C’est « un moyen extrême » : « on ne peut pas en abuser (…) spécialement pour faire le jeu de la politique ». Ensuite, « lorsqu’il s’agit de services essentiels à la vie de la société, ces derniers doivent être toujours assurés, y compris, si c’est nécessaire, par des mesures légales adéquates. L’abus de la grève peut conduire à la paralysie de toute la vie socio-économique. Or cela est contraire aux exigences du bien commun de la société qui correspond également à la nature bien comprise du travail lui-même. »[6]


1. La grève a existé aussi jadis. On disait parfois «  monopole «  ou « conspiration » ou « tric » ( du néerlandais trekken : émigrer, déménager, aller ailleurs). Les ouvriers réclament des salaires suffisants, plus de liberté dans l’horaire de travail (souvent pour travailler plus), protestent contre la multiplication des apprentis qui porte préjudice aux compagnons.
   Lors de la grève des imprimeurs à Lyon ,en juillet 1539, une sentence est édictée, où l’on peut lire : « Avons ordonné (…) et défendons aux dits compagnons et apprentis d’icelle imprimerie de ne faire aucun serment, ni monopole, ni eux assembler hors les maisons et poêles de leurs maîtres en plus grand nombre de cinq sans congé et autorité de justice, sur peine d’être emprisonnés, bannis, punis comme monopoleurs et autres amendes arbitraires. » Suit une série de mesures concrètes:
   « 1° Interdiction aux compagnons de quitter la tâche, individuellement ou collectivement, sous peine de payer au maître le montant de la forme qui se trouve perdue et la valeur des journées de travail.
   2° Obligation pour les maîtres, dès que la presse est commencée, de payer le salaire jusqu’à complet achèvement de la besogne.
   3° Interdiction au maître de renvoyer dans le même moment l’ouvrier qui fait correctement son travail.
   4° Droit pour le maître de remplacer à sa guise l’ouvrier qui tombe malade au cours de ce travail.
   5° En cas de travail pressé ou abondant, droit pour le maître de faire appel à des ouvriers supplémentaires.
   6° Interdiction pour les compagnons de travailler les jours de fête et de cesser le travail plus tôt qu’à l’ordinaire les veilles de jours de fête.
   7° Limitation du chômage - en dehors des jours de fête - au cas de deuil pour la mort du maître et de sa femme, et pour la mort d’un compagnon d’atelier. »(cf. LEFRANC, op. cit., pp. 199-200). Cette sentence fut confirmée, un mois plus tard, sur un plan général par l’ordonnance de Villers-Cotterets et vint affirmer surtout le droit du patron de faire travailler. Elle stipule : « Nous défendons à tous lesdits maîtres, ensemble aux compagnons et serviteurs de tous métiers, de ne faire aucunes congrégations ou assemblées grandes ou petites et pour quelque cause ou occasion que ce soit, ni faire aucuns monopoles, et n’avoir ou prendre aucune intelligence les uns avec les autres du fait de leur métier. » (Cf. LEFRANC, op. cit., p. 200).
   Il y eut ainsi et malgré tout, sous l’Ancien régime, des troubles, des soulèvements à cause de la fiscalité, de la dictature des corporations, etc. Les sanctions furent lourdes. Ainsi, à Lyon, en 1717, suite à une manifestation d’ouvriers de la soie réclamant une diminution du prix du pain, l’un fut condamné à cinq ans de galère et l’autre aux galères à perpétuité. Ils furent astreints « à faire amende honorable, nus en chemise, la corde au cou, tenant chacun en leur main une torche de cire du poids de deux livres, au-devant de la principale porte et entrée de l’hôtel commun de cette ville où ils seront menés et conduits par l’exécuteur de haute justice et là, nu tête et à genoux, dire et déclarer à haute et intelligible voix que méchamment et comme mal avisés, ils se sont tumultueusement assemblés, joints au nombre des séditieux et jeté des pierres, dont ils se repentent et demandent pardon à Dieu, au roi et à la justice. » (In LEFRANC, op. cit., p. 216)
2. RN, 470 in Marmy.
3. RN, 473 in Marmy.
4. QA, 580 in Marmy. Le « lock-out » est une « fermeture des ateliers par les patrons pour amener à composition leurs ouvriers ou employés qui menacent de faire grève ». (Larousse).
5. GS 68, § 3.
6. LE 20.

⁢v. Les droits de tout travailleur

Il faut parfois le rappeler, tous les travailleurs jouissent des mêmes droits fondamentaux, quel que soit le travail qu’ils accomplissent et quelle que soit leur identité puisqu’il s’agit toujours d’une personne au travail : « le travail (…) donne à tous des droits analogues »[1].


1. LE 18.

⁢a. Le droit du travailleur agricole.

On l’oublie souvent dans la mesure où la révolution industrielle a focalisé l’attention sur la condition de ses ouvriers alors que d’immenses territoires à travers le monde sont principalement livrés au travail de la terre.

Le travailleur agricole a pourtant une importance capitale. Il est producteur de biens nécessaires à l’alimentation quotidienne et sa vie est dure. Souvent méprisé, marginalisé ou découragé, il connaît de grandes et multiples difficultés.

Dans les pays en voie de développement, il est souvent victime d’injustices diverses, exploité, sans propriété, sans protection.

Dans les pays industrialisés, le paysan ne peut pas toujours participer aux choix qui déterminent ses prestations de travail et se voit parfois refuser « le droit à la libre association en vue de la juste promotion sociale, culturelle et économique du travailleur agricole. »[1]

Des réformes sont donc nécessaire, suivant les lieux, pour assurer aux travailleurs agricoles : - le droit à la terre et à ses ressources,

  • le droit de participer aux décisions qui les concernent,

  • la protection légale⁠[2],

  • le juste salaire,

  • la formation adéquate,

  • l’accès aux outils appropriés.⁠[3]


1. LE 21.
2. « Il semble indispensable en agriculture d’instituer deux systèmes d’assurances ; l’un pour les produits agricoles, l’autre en faveur des agriculteurs et de leurs familles. Du fait que les revenus agraires pro capite sont généralement inférieurs au revenu pro capite des secteurs industriels et des services, il ne paraît entièrement conforme ni à la justice sociale, ni à l’équité d’établir des régimes d’assurances sociales ou de sécurité sociale, où les agriculteurs et leurs familles seraient traités de façon nettement inférieure à ce qui est garanti au secteur industriel ou aux services. Nous estimons en conséquence que la politique sociale devrait avoir pour objet d’offrir aux citoyens un régime d’assurances qui ne présente pas de différences trop notables suivant le secteur économique où ils s ‘emploient, d’où ils tirent leurs revenus. » (MM, n° 135).
3. Cf., notamment, de JEAN-PAUL II : Discours aux agriculteurs au Portugal, 14-5-1982, in OR 1-6-1982, p. 6 ; Rencontre avec le monde de l’agriculture en Italie, 26-2-1984, in OR 13-3-1984, p. 8 ; Homélie, 9-5-1986, in OR 27-5-1986, p. 6 ; Homélie pour le monde de l’agriculture en Argentine, 7-4-1987, in OR 5-5-1987, p. 13 ; Discours aux jeunes de la Confédération nationale italienne des exploitants agricoles, 9-1-1988, in OR 19-1-1988, p. 4 ; Homélie de la messe pour les agriculteurs au Paraguay, 17-5-1988, in OR 28-6-1988, p. 13.

⁢b. Le droit de la personne handicapée.

Le travail doit être, avons-nous dit, subordonné d’abord à la dignité de l’homme et non à l’intérêt économique. La personne handicapée, donc, comme tout homme, a droit au travail accessible à ses capacités. Des mesures doivent être prises pour sa formation professionnelle et chaque communauté doit se donner des structures adaptées pour trouver ou pour créer des postes, selon leurs possibilités, pour ces personnes qui ne peuvent être en marge de la société.

Négliger cela serait « une forme importante de discrimination ». La personne handicapée doit avoir, en entreprise ou en milieu protégé, « la possibilité de se sentir, non point en marge du monde du travail ou en dépendance de la société, mais comme un sujet du travail de plein droit, utile, respecté dans sa dignité humaine et appelé à contribuer au progrès et au bien de sa famille et de la communauté selon ses propres capacités. » La personne handicapée a droit aussi « aux conditions de travail physiques et psychologiques », à la « juste rémunération », à « la possibilité de promotion », à « l’élimination des divers obstacles ».⁠[1]


1. LE 22.

⁢c. Le droit du travailleur migrant

[1].

L’homme a le droit de quitter son pays d’origine comme d’y retourner. Cette émigration est sans doute, sous certains aspects, un mal mais un mal parfois nécessaire. Il ne faut pas qu’à ce mal matériel s’ajoute un mal moral ni que le travailleur émigré soit désavantagé pour des raisons de nationalité, race ou religion.

Certes, il appartient aux pouvoirs publics, qui ont la charge du bien commun, de déterminer la proportion de réfugiés ou d’immigrés que leur pays peut accueillir, compte tenu de ses possibilités d’emploi, de ses perspectives de développement, des équilibres sociaux et culturels, mais aussi de l’urgence du besoin des autres peuples.

Mais, une fois qu’une personne étrangère a été admise et se soumet aux règlements de l’ordre public, elle a droit à la protection de la loi pour toute la durée de son insertion sociale. De même, la législation du travail ne doit pas permettre que, pour une prestation égale de travail, des étrangers, ayant trouvé un emploi dans un pays sans en être les citoyens, subissent une discrimination par rapport aux travailleurs autochtones en ce qui concerne le salaire, les prestations sociales et les assurances vieillesse.

C’est justement dans les relations de travail que devraient naître une meilleure connaissance et une acceptation mutuelle entre personnes d’origine ethnique et culturelle différente, et se souder une solidarité humaine apte à surmonter les préjugés.⁠[2]


1. Le synode de 1987 sur la mission et la vocation des laïcs dans l’Église a lancé aussi l’idée d’un « principe de réciprocité », notamment entre pays chrétiens et pays musulmans, en ce qui concerne surtout la liberté religieuse qui est un droit universel fondé sur la dignité même de la personne humaine. Selon ce principe, on ne pourrait, par exemple, construire de mosquées en pays chrétien sans clause de réciprocité en faveur de la construction d’églises en pays musulman (cf. CHANTRAINE G., sj, Le Synode de 1987: expérience et bilan, in Communio, XIII, 4, juillet-août 1988, p. 126 ; DANNEELS G. cardinal, Synode 1987, vocation et mission des laïcs, Conférence enregistrée, Sénevé-Centre Multimedia, Namur, 1987 ; Commission pontificale « Iustitia et Pax », L’Église face au racisme, Cité du Vatican, 1988, n° 29 ; Déclaration finale du Synode des évêques d’Europe, in OR 24-12-1991, pp. 5-9 n° 9).
2. LE 23. En 2004, les Turcs et les marocains de Belgique connaissaient un chômage 5 fois plus élevé que les autochtones. A qualification égale, ils ont plus de mal à trouver un emploi. (Cf. La libre Belgique, 8 décembre 2004).