Si le travail a un sens, c’est dans l’homme que nous devons le chercher.
Or, nous savons aussi que Dieu révèle l’homme à lui-même. C’est pourquoi
il nous faut écouter les testaments de Dieu avant de nous pencher sur
les « questions particulières ». Le sens profond du travail doit
s’éclairer à la Parole de Dieu, sinon Dieu n’est pas Dieu créateur de
l’homme, du ciel et de la terre ou bien le travail est une pure
absurdité et toute recherche de sens est trompeuse.
Nous allons voir que la Parole de Dieu écarte d’abord deux idéologies
extrêmes. Celle, d’une part, véhiculée par une fausse conception
religieuse qui considère le travail comme une punition, une expiation,
conception qui imprègne aussi certaines revendications visant à réduire
au maximum le temps de travail. Celle, d’autre part, qui considère le
travail comme l’essentiel de la vie, l’unique moyen pour l’homme de se
construire par le biais incontournable de la société nouvelle dont il
sera l’artisan.
La Parole de Dieu nous permet de sortir des apparentes contradictions
relevées par les philosophes et les sociologues, de justifier la
nécessité et la pénibilité, d’échapper à la dialectique travail-loisir
en établissant les conditions d’un travail humain épanouissant qui
réponde autant que faire se peut aux aspirations de l’homme.
Avant le Concile, tout un courant théologique qu’on a appelé « humaniste »
ou « temporel » s’est attaché à montrer que les choses et les faits
temporels sont une préparation secondaire, certes, mais une préparation
tout de même au Royaume des cieux.
Jean Laloup et Jean Nélis qui appartiennent à ce courant, font
remarquer, dans leurs ouvrages de vulgarisation que leur position
« s’oppose à une conception « eschatologique », qui est attirée par la
transcendance des réalités surnaturelles et n’accorde aux réalités
temporelles qu’une valeur d’étape dont il faut se dégager au plus tôt
par l’esprit et la grâce. » Il est vrai qu’a perduré chez nombre de théologiens un certain
platonisme alors que d’autres, dont les auteurs cités, à la suite de
saint Thomas, renouaient avec la vision positive que la Genèse, par
exemple, nous offre de la Création tout entière.
On sait que le cardinal Mercier fut, en Belgique, le promoteur d’un
renouveau thomiste dont le centre fut Louvain.
Dans cette mouvance, en 1933, le P. Mersch va, à propos du Corps
mystique du Christ, rappeler la largeur de vue d’un certains nombre
d’auteurs scolastiques et de saint Thomas, en particulier, qui affirme,
tout d’abord, que tous les hommes,
corps et âme, sont membres du Christ qui
est aussi tête des anges. Reste la question des créatures matérielles qui nous intéresse
tout spécialement ici. La position de saint Thomas est claire : « Une
fois fini le jugement dernier, la nature humaine sera entièrement fixée
en son terme. Mais, puisque toutes les choses corporelles sont en
quelque façon faites pour l’homme, il est convenable qu’à ce moment
aussi l’état de toute la création matérielle soit changé, afin d’être
adapté à l’état des hommes qui seront alors.(…)
Le mouvement du ciel cessera et toute génération et toute corruption
dans les éléments. Mais la substance des choses demeurera, appuyée sur
l’immobilité de la bonté divine. Dieu a créé les choses pour qu’elles
soient ; en conséquence, l’être des choses qui ont aptitude à demeurer
sans fin, demeurera sans fin. (…) Dieu suppléant par sa puissance tout
ce qui fait défaut à leur faiblesse.(…)
Puisque les hommes ne seront pas seulement délivrés de la corruption,
mais aussi revêtus de gloire, et puisque la création matérielle sera
finalement disposée en conformité avec l’état des hommes, il faudra
aussi que la création matérielle reçoive une certaine splendeur de
gloire. C’est pourquoi il est écrit (Ap 21, 1) : « J’ai vu un ciel nouveau
et une terre nouvelle » et encore (Is 65, 17-18) : « Je créerai des cieux
nouveaux et une terre nouvelle, et on ne se souviendra plus des anciens,
et on n’y pensera plus, mais vous serez dans la joie et dans
l’allégresse pour toujours ». Amen ».
La pensée de Thomas est bien conforme avec celle de Paul lorsqu’il
écrivait que « la création en attente aspire à la révélation des fils de
Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais
à cause de celui qui l’y a soumise,- c’est avec l’espérance d’être elle
aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la
liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute
la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas
elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous
gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de
notre corps. » Le P. Mersch fait remarquer que
« ce texte, fort clair cependant, avait été (…) commenté par saint
Augustin d’une façon qui en réduisait beaucoup la portée. Par crainte de
manichéisme, et d’origénisme, il avait déclaré que « toute la création »
dont il s’agit, ce n’est en réalité que l’homme tout seul. L’homme, en
effet, disait le saint, contient en lui-même tous les éléments de la
création : l’esprit, la vie, la matière. Aussi, quand, seul, il crie vers
Dieu dans l’attente, on peut dire qu’en lui, c’est l’univers entier qui
crie. L’autorité d’Augustin domina un certain temps l’exégèse du
passage (…). Mais l’évidence finit par l’emporter. Les scolastiques
forcés en quelque sorte par l’Écriture, oseront évoquer l’image
grandiose mais vague d’un univers haletant de désir et tendu vers
l’adoption divine (…). »
Et le P. Mersch ajoute que, pour les scolastiques, ce n’est « pas plus
tard seulement que le monde sera repris par l’économie du salut. Dès
maintenant, le Christ utilise tout pour le bien de ses élus. (…) Il
est Seigneur de tout, déclarent unanimement, quoique en des sens divers,
les scolastiques, et il l’est parce que tout rentre dans son œuvre
rédemptrice. »
Et il conclut : « Par continuité avec l’homme, dirons-nous, les choses
reçoivent quelque prolongement de l’influx de la grâce, en même temps
qu’elles servent, à leur manière, à transmettre cet influx. Le Christ
est donc leur chef, pour autant qu’elles rentrent de la sorte dans
l’économie de la rédemption. Le Christ complet, c’est le Sauveur avec
toute l’humanité ; l’humanité complète, c’est l’homme avec tout
l’univers ; le Christ complet, c’est donc le Christ avec tous les hommes
et avec le monde entier. »
Les recherches historiques du P. Mersch reprises et développées en 1936
et plus tard encore ne passeront pas
inaperçues. Elles s’inscrivent en fait dans un large mouvement de
réflexion dont la Nouvelle revue théologique
sera le porte-parole. Le P. Malevez revisite la thèse ressuscitée par le P. Mersch et
l’appuie. Il réaffirme que « le dogme des origines nous invite à
penser que normalement la grâce désire, pour bien être, une
transformation du corps et de son milieu » ; que l’Incarnation, la
Rédemption et la promesse de notre « sublimation » attestent que
« l’univers matériel fait partie du Corps mystique du
Christ ». Poussant jusqu’au bout cette logique, il n’hésite pas à
écrire que « les plus précieuses conquêtes de la civilisation
occidentale, dans le domaine purement « temporel », peuvent s’interpréter
comme le prolongement de l’Incarnation, comme le produit d’une grâce se
composant peu à peu le climat nécessaire à sa parfaite
floraison ». Dès lors, « prise en elle-même, la maîtrise
contemporaine de la matière, l’organisation politique, l’art, la pensée
et toute la technique complètent le Christ et, en le complétant, le
glorifient. » Le chrétien est donc invité à voir le progrès sous un
angle positif et à découvrir « un aspect intrinsèque du Christ total et
la lente élaboration mystérieuse « des cieux nouveaux et de la terre
nouvelle ». »
Le P. Malevez est bien conscient que cette ébauche d’une « théologie du
progrès » risque de surprendre tous les désenchantés du monde, chrétiens
ou non mais elle est
une « théologie du Bien » qui dit à l’homme moderne : « oui, le monde est
grand et digne de ton effort et de ta vie, si toutefois tu le cherches
non pas pour son excellence séparée, mais dans un Tout et en vue d’un
Tout qui l’englobe et qui le dépasse, et qui est le Corps mystique du
Christ, vivant de la vie de Dieu. » Ajoutons à cet optimisme dynamique
qui est une invitation à la transformation du monde et une justification
essentielle du travail humain, que cette
théologie du Corps mystique est une théologie de la solidarité qui
condamne aussi bien l’individualisme libéral que le
nationalisme dans le respect des
droits de chaque personne.
Ce que la théologie du Corps mystique nous dit de la valeur du « monde »,
se renforce encore à la lumière de la théologie de la création qui
fleurit, à l’époque, dans le même cercle intellectuel et qui lui est
liée.
Ainsi, le P. Charles qui fut un des
maîtres du P. Mersch, montre que, contrairement à ce que l’on croit,
dans le binôme Dieu-monde, l’homme, partout et toujours a d’abord cru à
l’invisible et s’est intéressé à lui prioritairement : « ce n’est qu’à
une époque relativement récente que l’homme s’est passionné pour les
« nourritures terrestres » et qu’il s’est enivré du visible. L’homme, en
fait, a mis un temps infini, des dizaines, des centaines de siècles
peut-être, à découvrir non pas qu’il avait une âme mais qu’il avait un
corps. Il a cru au ciel invisible, à l’enfer tout aussi lointain, bien
avant de découvrir la terre ; et la matière, précisément parce qu’elle
est sa découverte la plus récente, exerce encore sur lui, aujourd’hui,
la fascination de la nouveauté. »
Bouddhisme, soufisme, platonisme,
augustinisme,
stoïcisme, gnoses, ont enseigné,
d’une manière ou d’une autre, « l’exaltation de l’esprit, de l’idée, de
l’invisible ; et le mépris des choses, de la matière, du corps, et du
monde. » Et que l’on ne se méprenne pas sur la
condamnation de la « chair » chez saint Paul . On se rappellera
que dans l’Ancien Testament déjà, la chair désigne « la créature (âme
aussi bien que corps) laissée à elle-même, quand l’ »l’Esprit » de Dieu ne
vient pas la soutenir d’en-haut (cf. Gn 6,3) ». C’est dans ce sens que
Jean emploiera le mot. Paul ajoutera l’idée de
« la perversion de l’homme naturel, due à son péché », péché qui touche
d’abord l’âme et qui, à travers elle, dérègle le corps. Dès lors,
« puisque c’est l’âme qui a péché, le corps n’étant que son instrument,
c’est elle-même qui a le plus besoin de salut. Seul l’Esprit de Dieu
pourra, en la délivrant de l’esclavage de ses désirs, restaurer avec
elle le corps dans la gloire finale à laquelle Dieu destine l’homme tout
entier (Rm 8, 11) ».
Le P. Charles a donc parfaitement raison de souligner que « la première
grande lutte doctrinale de l’Église n’a pas été contre les négateurs de
Dieu, mais contre les négateurs du monde ; et sa première victoire,
aujourd’hui presque oubliée dans nos Somme théologiques, a consisté à
« sauver la terre ». »
La tâche de la théologie qui s’occupe de « toutes les choses », visibles
et invisibles, individuelles et sociales, passées, présentes ou à venir,
est de « s’efforcer d’en comprendre et d’en faire comprendre la
signification et la valeur divine ». Dieu
n’est-il pas, comme le proclame le Credo, créateur de « l’univers
visible et invisible » ? « Puisque tout vient de Dieu, créateur unique,
commente le P. Charles, et que toutes les choses ont une signification
divine, adorer Dieu, tendre vers lui, et respecter le monde, lui
demeurer fidèle, ne sont pas deux attitudes, deux tendances divergentes
entre lesquelles il faudrait choisir. Ce sont deux aspects solidaires,
complémentaires, logiquement et naturellement liés, d’un seul et même
devoir, d’un seul et même amour. » Et la valeur
du monde vient d’abord de son principe, c’est-à-dire du fait qu’il est
fait par Dieu et non pas du fait qu’il est fait pour l’homme. La
théologie de la création, d’une création « bonne » répète la Genèse,
révèle que c’est l’homme qui est l’ennemi de l’homme et non le monde,
que tout ce qui particularise et individualise est estimable est
respectable puisque « les choses et la matière ont leur valeur divine,
parce que venant du même auteur que l’élément
spirituel ».
La tâche de la théologie paraît immense : « Il ne suffit pas qu’elle
détaille des règles de conduite morale ni qu’elle tranche des cas de
conscience. Avant de dire aux hommes comment ils doivent se comporter
avec les choses, il faut leur en donner la vision divine et les leur
faire comprendre. Le sens divin du monde et la vie concrète du métier et
de la terre, de la santé et de la souffrance, du progrès industriel et
du sport, du labeur et du rythme, de la maison et du voyage, du corps et
de la route, des larmes et de l’amour ; le sens divin du monde bourru et
hostile où nous sommes, de l’effort humain vers plus de puissance et
plus de fierté ; le sens divin de la terre et de tout ce qu’elle porte,
c’est à la théologie, à la théologie dogmatique à le montrer. » Et
l’auteur ajoute cette remarque importante : « Ce n’est plus là un
monopole des clercs, c’est le pain que demandent les foules des croyants
- et les autres aussi - et les pierres de la dialectique ne remplacent
pas cette nourriture. »
Le lecteur aura senti, dans ce bref résumé, combien la pensée du P.
Charles est proche de celle de Teilhard de Chardin. Si l’œuvre du célèbre jésuite n’a
été accessible qu’après sa mort, il faut savoir qu’en 1927, c’est
précisément au P. Charles qu’il envoya le manuscrit du Milieu divin
qui ne sera publié qu’en 1957. Dans
une perspective eschatologique où, conformément à la Tradition, il nous
faudra, pour être divinisés, nous abandonner à la volonté divine, le
monde n’est pas insignifiant pour autant car, « au chrétien qui sait
regarder, il n’est rien dans le monde qui ne montre Dieu. Tout y est
capable de mener à Dieu, « point ultime » où tout converge. Tout, et plus
spécialement, d’abord, ce qui est notre lot constant de chaque jour : le
travail ; pas seulement ce travail humainement privilégié dans lequel
l’homme aurait le sentiment qu’il « fait de l’histoire », ou qu’il
« construit l’histoire » (…), ou encore le sentiment qu’il élève de
quelques degrés l’édifice toujours montant de la science ; mais, sans
distinction, toute œuvre humaine, la plus humble tâche ménagère aussi
bien que l’activité la plus spirituelle. »
Comme l’écrit Teilhard, Dieu « est, en quelque manière, au bout de ma
plume, de mon pic, de mon pinceau, de mon aiguille, de mon cœur, de ma
pensée ». Dans cet esprit,
« le croyant s’exerce donc à la seule chose qui importe : voir Dieu en
toutes choses, en tout être ; le voir « où que ce soit ». Il cherche Dieu en toute action, en tout amour, -sans
que jamais rien ne lui soit Dieu, que Dieu seul. »
Le cardinal Ratzinger fera remarquer qu’on ne peut « ignorer la
dimension cosmique du culte chrétien. » Il rappelle que la création
débouche sur le sabbat, c’est-à-dire « le jour où l’homme et tout
l’univers créé participent au repos de Dieu. » Et l’on constate dans le
récit de la Genèse, qu’« il n’y est pas directement question de culte,
encore moins de ce que le Créateur puisse avoir besoin des dons des
hommes. Le sabbat offre au contraire une vision de liberté : ce jour-là,
esclave et maître se retrouvent sur le même plan, ils sont égaux. » Bien
sûr, il ne s’agit pas de réduire le sens de l’événement à un niveau
seulement social car la Création « a pour raison d’être l’histoire
d’amour entre Dieu et l’homme. » Ainsi, la liberté et l’égalité
découvertes « n’ont de sens que d’un point de vue théologique : c’est par
son alliance avec Dieu que l’homme devient libre, c’est dans cette
alliance que tous les hommes deviennent égaux. » Dieu de se donne à
l’homme et l’homme répond à Dieu par l’adoration. Cette alliance a lieu
dans l’espace de la Création. celle-ci « est donc destinée à être
l’espace de l’adoration. » C’est pourquoi le culte « ne sauve pas
l’homme seulement, mais entraîne toute la réalité dans la communion avec
Dieu. » Dès lors l’opposition que certains font entre le culte des
religions naturelles ou encore des religions non théistes, qui aurait un
caractère cosmique et le culte judéo-chrétien qui aurait un caractère
historique ne tient pas vraiment. « Le cosmos en effet n’est pas une
construction immuable, un lieu clos reposant en lui-même, où de
déroulerait l’histoire. le cosmos est aussi mouvement, qui va d’un
commencement à une fin, et en ce sens il est
histoire. »
Dans cet esprit, comment considérer le travail ? « L’homme, répond
Teilhard, ne continuera à travailler et à chercher que s’il conserve le
goût passionné de le faire. Or ce goût est entièrement suspendu à la
conviction, strictement indémontrable à la Science, que l’Univers a un
sens, et qu’il peut, ou même qu’il doit aboutir, si nous sommes fidèles,
à quelque irréversible perfection. Foi au
progrès. »
On a reconnu, au passage, l’influence des Exercices spirituels de
saint Ignace et, au delà, la théologie de certains Pères de
l’Église et finalement de Paul qui, très nettement, lui a inspiré la
vision d’un « Christ cosmique » notamment, à partir de ce passage de
l’épître aux Colossiens où il est dit du Christ : « Il est l’Image du
Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont
été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles
et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances, tout a
été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout
subsiste en lui. » Ou encore au début de l’épître aux Ephésiens où Paul
salue « le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ » en ces termes:
« Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein
bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand
les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef,
le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. »
Dans cette mouvance, mais en prolongeant explicitement « par une
réflexion existentielle », les conclusions du P. Malevez, le P.
Rideau relève à travers les « parasites » et les
« contaminations », une « avance » des techniques et des sciences, de
l’éducation de la conscience et de l’organisation sociale. Ces « montées »
sont sans doute l’œuvre « latérale » de la Révélation de l’Incarnation
qui « fonde et stimule la liberté de la personne » et de la Résurrection
qui, par l’espérance, ouvre l’avenir. La conclusion du P. Rideau rejoint
par un chemin parallèle celle de Teilhard qui n’est jamais
cité : « Le mouvement de
l’histoire pose au monde des problèmes que seul le christianisme peut
résoudre, et c’est « par ma force des choses » que l’homme est acculé à
l’inévitable option, sinon d’un dépassement, du moins d’un consentement
à l’Esprit. Comme à Babel, toute construction s’écroule, qui n’est pas
fondée sur Dieu. (…) La transformation finale de l’homme par la
surabondance gratuite du Don de Jésus, dans son second Avènement, sera
(…) d’abord une purification et un rachat ; et il faudra que soit
surmonté, résorbé, le « mystère d’iniquité », plus actif à mesure
qu’approche sa défaite. Elle implique aussi une récapitulation de toute
l’histoire et de tous les élus qui y sont apparus. Mais la nouveauté de
cette grâce, qui sera l’achèvement de l’homme en Dieu et le commencement
de la Cité éternelle, n’exclut pas une préparation de la conscience et
une économie de continuité : le premier avènement du Christ fut enté sur
l’histoire d’Israël. d’où la nécessité, sinon d’un progrès - le terme
est ambigu - du moins d’une avance de l’homme dans l’histoire. (…)
Nous allons vers Dieu, mais, le premier, Dieu vient à nous, prior
dilexit nos. Déjà, depuis Jésus, nous sommes entrés dans la fin des
temps, mais, par la miséricorde du Seigneur, cette fin des temps a
elle-même une histoire réelle, une histoire sainte, qui assume et
consacre, tout en l’animant, une histoire profane, encore mêlée de mal
et d’erreur. Nous sommes déjà dans l’éternel, et pourtant nous attendons
non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour toute l’humanité une
révélation plénière du Seigneur. La croissance qui nous en rapproche
n’est pas comparable à un progrès mécanique, ni à une maturation
biologique ; elle se signale pourtant mystérieusement à l’œil de la foi.
Veni, Domine Jesu. »
Nous sommes loin de cet esprit que nous avons détecté dans notre
parcours historique et qui se caractérisait par un certain mépris pour
le monde matériel, par la hiérarchisation des tâches, par l’insistance
sur la pénibilité rédemptrice du travail, par l’acceptation de sa
pauvreté. Nous sommes loin aussi du pessimisme exprimé par certains
penseurs chrétiens qui, au XXe siècle, exprimaient
leur méfiance vis-à-vis de la civilisation technicienne.
Les théologiens que nous venons de survoler ont une tout autre vue : la
transformation du monde sert à l’édification du Corps du Christ et
l’Église peut répondre aux problèmes temporels des hommes, non en leur
proposant de fuir mais en les invitant à découvrir le sens divin de
l’agir humain puisque, depuis la Résurrection du Christ, ils sont déjà
dans la vie de Dieu au cœur d’un monde qu’il a créé et où l’Esprit reste
à l’œuvre.
Le Concile Vatican II va consacrer cette tendance
théologique.
Seize ans avant Laborem exercens, il proclame clairement combien
l’activité humaine est conforme au plan de Dieu : « Pour les croyants,
une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine,
individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes,
tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de
vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a
en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle
contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en
reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son
être ainsi que l’univers : en sorte que, tout en étant soumis à l’homme,
le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.
Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes.
Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de
leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la
société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre
du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la
réalisation du plan providentiel dans l’histoire.
Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la
puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une
sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire bien
persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur
divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le
pouvoir de l’homme, plus s’élargit le champ de ses responsabilités,
personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien
ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite
pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au
contraire un devoir plus pressant. »
Avant d’aborder « quelques problèmes plus urgents », les Pères
conciliaires vont insister sur l’importance et la valeur de l’engagement
temporel en reprenant l’essentiel théologique : « le Verbe de Dieu, par
qui tout a été fait, s’est lui-même fait chair, il est entré dans
l’histoire du monde, l’assumant et la récapitulant en lui (c.f Ep 1,
10). C’est lui qui nous révèle que « Dieu est charité » (1 Jn 4, 8) et qui
nous enseigne en même temps que la loi fondamentale de la perfection
humaine, et donc de la transformation du monde, est le commandement
nouveau de l’amour. A ceux qui croient à la divine charité, il apporte
ainsi la certitude que la voie de l’amour est ouverte à tous les hommes
et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est
pas vain. Il nous avertit aussi que cette charité ne doit pas seulement
s’exercer dans des actions d’éclat, mais, avant tout, dans le quotidien
de la vie. En acceptant de mourir pour nous tous, pécheurs (cf. Jn 3,
16 ; Rm 5, 8-10), il nous apprend, par son exemple, que nous devons aussi
porter cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules
de ceux qui poursuivent la justice et la paix. Constitué Seigneur par sa
résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur
la terre (cf. Ac 2, 36 ; Mt 28, 18), agit désormais dans le cœur des
hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le
désir du siècle à venir, mais par là même anime aussi, purifie et
fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à
améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre
entière. (…) De tous il fait des hommes libres pour que, renonçant à
l’amour-propre et rassemblant toutes les énergies terrestres pour la vie
humaine, ils s’élancent vers l’avenir, vers ce temps où l’humanité
elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu (cf. Rm 15,
16). »
« Nous ignorons le temps de l’achèvement de la terre et de l’humanité
(cf Ac 1, 7), nous ne connaissons pas le mode de transformation du
cosmos. Elle passe, certes, la figure de ce monde déformée par le péché
(cf. 1 Co 7, 31) ; mais, nous l’avons appris, Dieu nous prépare une
nouvelle demeure et une nouvelle terre où règnera la justice (cf. 2 Co,
5, 2 ; 2 P 3, 13) et dont la béatitude comblera et dépassera tous les
désirs de paix qui montent au cœur de l’homme (cf. 1 Co 2, 9, Ap 21,
4-5). Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu ressusciteront dans le
Christ, et ce qui fut semé dans la faiblesse et la corruption revêtira
l’incorruptibilité (cf 1 Co 15, 42 et 53). La charité et ses œuvres
demeureront (cf 1 Co 13, 8 ; 3, 14) et toute cette création que Dieu a
faite pour l’homme sera délivrée de l’esclavage de la vanité (cf. Rm 8,
19-21).
Certes, nous savons qu’il ne sert à rien à l’homme de gagner l’univers
s’il vient à se perdre lui-même (cf. Lc 9, 25), mais l’attente de la
nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette
terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine
y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est
pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la
croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup
d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut
contribuer à une meilleure organisation de la société humaine (cf. Pie
XI, QA). »
La Constitution se clôturera sur cette formule forte : « Ce ne sont pas
ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des
cieux, mais ceux qui font la volonté du Père (cf. Mt 7, 25) et qui,
courageusement, agissent. »
Quand il aborde plus précisément la vie économico-sociale, le Concile
rappelle encore : « Le travail des hommes, celui qui s’exerce dans la
production et l’échange des biens ou dans la prestation de services
économiques, passe avant les autres éléments de la vie économique, qui
n’ont valeur que d’instruments.
Ce travail, en effet, qu’il soit entrepris de manière indépendante ou
par contrat avec un employeur, procède immédiatement de la personne:
celle-ci marque en quelque sorte la nature de son empreinte et la soumet
à ses desseins. Par son travail, l’homme assure habituellement sa
subsistance et celle de sa famille, s’associe à ses frères et leur rend
service, peut pratiquer une vraie charité et coopérer à l’achèvement de
la création divine. Bien plus, par l’hommage de son travail à Dieu, nous
tenons que l’homme est associé à l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ qui
a donné au travail une dignité éminente en œuvrant de ses propres mains
à Nazareth. »
Faut-il s’étonner que Gaudium et spes contienne déjà tous les éléments
théologiques fondamentaux qui seront développés dans Laborem exercens ?
On se rappelle le rôle décisif que joua le cardinal Wojtyla dans la
réorientation et la correction du schéma 13 qui allait devenir la
Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps,
Gaudium et spes.
C’est pour donner son plein sens au travail que l’encyclique Laborem
exercens s’ouvre, après une introduction qui inscrit le document dans
la tradition de l’Église, sur une méditation du livre de la
Genèse et se ferme avec les « Eléments pour
une spiritualité du travail ».
L’encadrement théologique nous permet de dépasser les meilleures
analyses sociologiques et même philosophiques. Car si l’on veut rendre
le travail plus humain, encore faut-il savoir ce que « humain » veut dire,
savoir de quel homme nous parlons et surtout replacer l’homme au centre
du problème. C’est pourquoi l’encyclique Laborem exercens nous parle
en fait du travailleur plus que du travail : L’Église « croit en l’homme:
elle pense à l’homme et s’adresse à lui, non seulement à la lumière de
l’expérience historique ou avec l’aide des multiples méthodes de la
connaissance scientifique, mais encore et surtout à la lumière de la
parole révélée du Dieu vivant. Se référant à l’homme, elle cherche à
exprimer les desseins éternels et les destins transcendants que le Dieu
vivant, Créateur et Rédempteur, a liés à l’homme ».
Or, pour tous les siècles, la mission donnée à l’homme, à tout homme,
créé à l’image de Dieu, est de soumettre la
terre, tout le monde visible avec ses innombrables
ressources que le travail révèle et utilise. Mais il est bien clair que
« ce plan est nécessairement et indissolublement lié au fait que l’être
humain a été créé, en qualité d’homme et de femme, « à l’image de
Dieu ». »
En s’attachant au récit de la création qui est un texte de
bénédiction, Jean-Paul II met
en évidence l’aspect positif du travail humain et la dignité du
travailleur plutôt que l’aspect douloureux du travail. En évoquant la
semaine du « travail » de Dieu », le Pape montre que, dans son travail,
l’homme « reflète l’action même du Créateur ». Dès lors, la malédiction
qui suit le péché n’annule pas « l’intention fondamentale et primordiale
de Dieu ».
Tel est le message essentiel du chapitre 4.
Il faut attendre les tout derniers chapitres (24-27) pour que la
réflexion théologique reprenne et se prolonge. Comment expliquer cette
construction ? Pour bien souligner, avons-nous dit, dans quelle vision
significative s’inscrit le travail humain. Mais on peut ajouter, en
regardant le texte de plus près, qu’après avoir donné, d’ouverture, le
sens profond du travail, en rappelant la théologie de la création, il
était bon, pour clore, d’offrir, à la vie laborieuse, « des exemples à
suivre ou à fuir, des modèles à vivre »,
empruntés à l’Ancien Testament mais surtout à « l’évangile du travail ».
Dans le mystère de l’Incarnation (26), Jésus est devenu, par son
travail, « non pas exclusivement, mais très réellement » « l’homme qu’il
était et qu’il demeure par la gloire de sa résurrection. Pour se faire
homme, le Verbe de Dieu, s’est fait travailleur. » Finalement, le mystère pascal (27) marque le triomphe de la
bénédiction sur la malédiction, dès maintenant. Si nous le suivons, « le
Christ intervient (…) à l’intérieur du labeur pour en changer le
sens (…). C’est parce qu’il n’y a pas évasion qu’il peut y avoir
anticipation : que le labeur humain prépare l’ébauche terrestre de la
cité de Dieu (…). Le Royaume n’est pas un phantasme, un délire, une
compensation, une sécrétion onirique : il est une œuvre présente ».
Nous sommes loin aussi de la mentalité ancienne qui considérait le
travail comme une pure ascèse indifférente au contenu de
l’œuvre. Et nous sommes loin, évidemment de la
mentalité, hélas, trop répandue aujourd’hui, du travailleur qui estime
que « le labeur n’est plus guère que le prix consenti de mauvaise grâce
pour s’offrir le loisir hebdomadaire ou annuel ».
La théologie du travail telle qu’elle est présentée dans Laborem
Exercens se marie parfaitement avec la théologie du dimanche. Le
dimanche, jour de la résurrection du Seigneur, est le jour de la
Libération de l’homme. Certes, il fixe une limite au travail qui n’est
pas le tout de la vie humaine et qui, dans son caractère pénible,
réclame aussi une libération. Mais, bien davantage, au cœur du dimanche
chrétien, la participation au sacrifice de la messe est l’occasion toute
particulière de sanctifier et consacrer le travail représenté, sur
l’autel, par le pain et le vin, ces fruits de la terre et « du travail
des hommes ».
Le dimanche, illuminé par l’eucharistie, lève l’antique malédiction et
rend le travail à la bénédiction primitive A ce moment, le travail se
révèle non comme une simple occupation mais « le moyen d’exprimer et de
façonner en nous la ressemblance divine, (…) (de) participer à
l’œuvre créatrice de Dieu toujours au travail dans le
monde ».
Par le travail, l’homme « se travaille », se rend toujours plus « à l’image
de Dieu », du Dieu du premier jour, qui se met au travail, du Dieu du
septième jour, qui n’a plus ni matin ni soir parce qu’il est aussi déjà
huitième jour, jour de l’éternité.
Il est donc bien entendu, une fois pour toutes, que « tout travail,
qu’il soit matériel ou intellectuel, est inévitablement lié à la
peine », que le travail demeure fondamentalement bon mais que le péché y
a attaché un coût. Enfin, qu’« en supportant la peine de son travail en
union avec le Christ, l’homme collabore en quelque sorte avec le Fils de
Dieu à la Rédemption de l’humanité ». « Si nous
vivons en chrétiens notre travail, nous faisons aussi l’œuvre de
prophètes et nous annonçons cette terre nouvelle et ce monde nouveau qui
sont notre grande espérance à tous. »