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h. Une contestation rêvée

Finalement, chassée du champ de l’investigation intellectuelle, philosophique ou théologique, l’aspiration à une société plus juste, plus égalitaire, à un plus grand respect pour tout travailleur et tout travail, va s’exprimer dans les utopies.

Rabelais⁠[1] décrit l’éducation idéale qui ne néglige aucun domaine de l’activité humaine. Ainsi, Gargantua et son maître utiliseront « des marropchons (houes), des pioches, serfouettes (sortes de bêches), bêches, tranches (tranchoirs) et autres instruments requis à bien herboriser. » Il nous est dit aussi qu’ils « s’ébattaient à botteler du foin, à fendre et scier du bois et à battre les gerbes en la grange. (…) Semblablement, ou allaient voir comment on tirait les métaux, ou comment on fondait l’artillerie ; ou allaient voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries, ou les alchimistes et monnayeurs, ou les hautelissiers (faiseurs de tapisseries de « haute lisse »), les tissoutiers (tisserands), les veloutiers, les horlogers, mirailliers (miroitiers), imprimeurs, organistes, teinturiers, et autres sortes d’ouvriers, et partout donnant le vin, apprenaient et considéraient l’industrie et invention des métiers. »

Ce sont surtout les créateurs de cités idéales, More, Campanella, Fleury ou Fénelon qui, en s’appuyant sur le modèle monastique, exprimeront le rêve de sociétés égalitaires qui estiment tout travail.

Thomas More, dans son Utopie[2] raconte qu’« il est un art commun à tous les Utopiens, hommes et femmes, et dont personne n’a le droit de s’exempter, c’est l’agriculture. (…) Outre l’agriculture, qui, je le répète, est un devoir imposé à tous, on enseigne à chacun une industrie particulière. Les uns tissent la laine ou le lin ; les autres sont maçons ou potiers ; d’autres travaillent le bois ou les métaux.(…) Tous, hommes et femmes, sans exception[3], sont tenus d’apprendre un des métiers mentionnés ci-dessus. (…) La fonction principale et presque unique des syphograntes (magistrats renouvelés annuellement) est de veiller à ce que personne ne se livre à l’oisiveté et à la paresse, et à ce que tout le monde exerce vaillamment son état. Il ne faut pas croire que les Utopiens s’attellent au travail comme des bêtes de somme depuis le matin jusque bien avant dans la nuit. Cette vie abrutissante pour l’esprit et pour le corps serait pire que la torture et l’esclavage. Et cependant tel est partout ailleurs le triste sort de l’ouvrier. Six heures sont employées aux travaux matériels (…): trois heures de travail avant midi, puis dîner. Après midi, deux heures de repos, trois heures de travail, puis souper. » Les moments de loisir sont occupés librement par des cours ou l’« exercice de leur état », la musique, la conversation, pas de jeux hormis « la bataille arithmétique » et le « combat des vices et des vertus. (…) Les six heures de travail produisent abondamment toutes les nécessités et commodités de la vie, et en outre un superflu bien supérieur aux besoins de la consommation ». En effet, tout le monde travaille, à quelques exceptions nécessaires près, aux choses vraiment nécessaires : pas de luxe, pas de gaspillage, ni d’ »arts vains et frivoles ». En conclusion, « le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur. »

De telles descriptions hanteront longtemps encore l’imaginaire et stimuleront peut-être, comme elles l’ont déjà fait⁠[4], les efforts à consentir pour l’établissement d’une société plus juste. Toutefois, dans l’immédiat, l’émergence du protestantisme va, elle, mettre en question, efficacement, l’ordre social établi et le pauvre statut du travailleur.


1. (1494-1554?). In Gargantua, XXIII-XXIV.
2. II, 6, Des arts et métiers, (1516), disponible sur www.uqac.uquebec.ca
3. Thomas Campanella, dans La cité du soleil, 1602, reprendra cette idée. Il avait lu More et Platon (La République).
4. A Moscou, derrière le Kremlin, à deux pas de la statue du maréchal Joukov, s’élève une stèle citant tous les grands précurseurs révolutionnaires. Parmi eux, sont cités More et Campanella.