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d. Un ordre contesté

Une fois de plus, certains écrivains vont se montrer sensibles à la condition des travailleurs. On se souvient de Complainte des tisserandes flamandes:

« Toujours tisserons drap de soie,

Jamais n’en serons mieux vêtues,

Toujours serons pauvres et nues

Et toujours aurons faim et soif…​

Nous avons du pain à grand-peine,

Peu le matin et le soir moins…​

Mais notre travail enrichit

Celui pour qui nous travaillons.

Des nuits veillons grande partie. »[1]

Les hiérarchies et les crises économiques ont ainsi suscité des revendications d’égalité. Au cœur de la très prospère cité de Bruges, Jacob van Maerlant⁠[2] s’insurge : « Il y a deux mots funestes dans le monde, le mien et le tien. Si on pouvait les supprimer, partout régneraient paix et discorde. Hommes et femmes, tous seraient libres et il n’y aurait plus d’esclaves. Tout serait en commun, le blé comme le vin…​ Les biens abondent ; il faudrait les mettre en commun et en faire profiter ceux qui sont pauvres. Ainsi toute guerre cesserait, l’âme se laverait et se purifierait du péché. »[3]

De telles théories « communisantes » se répandent partout, en Angleterre surtout : le prêtre John Ball, en 1381, prêche la révolte de région en région, proclame l’égalité des hommes, réclame la confiscation des terres de l’Église pour les distribuer aux paysans pauvres. Dans un célèbre sermon sur l’inégalité, il lança « Lorsque Adam bêchait et qu’Eve filait, où était le gentilhomme ? »[4]

On trouve l’écho de ces protestations chez Froissart⁠[5] : « Bonnes gens, les choses ne peuvent pas bien aller et n’iront pas bien en Angleterre tant que les biens ne seront pas mis en commun, tant qu’il y aura des vilains et des gentilshommes et que nous ne serons pas tous égaux. Pourquoi ceux que nous nommons seigneurs sont-ils plus grands maîtres que nous ? Nous venons tous d’un même père et d’une seule mère, Adam et Eve. En quoi peuvent-ils dire et montrer qu’ils sont mieux seigneurs que nous, sauf parce qu’ils nous font cultiver et labourer ce qu’ils dépensent ? Ils sont vêtus de velours et nous de pauvres étoffes ; ils ont les vins, les épices et les bons pains, nous avons le seigle, le son et la paille et nous buvons de l’eau ; ils reposent en de beaux manoirs et nous avons la pluie et le vent dans les champs, et il faut que de nous et de notre labeur, vienne ce dont ils vivent. »

Dans son Roman de Troie qui forme avec les deux autres romans de la « trilogie antique » (Roman de Thèbes et Roman d’Eneas) une sorte d’ »encyclopédie »⁠[6]où, notamment, nous voyons vivre les diverses classes de la société, Benoît de Sainte-Maure écrit : « Ce sont les paysans qui font vivre les autres, qui les nourrissent et les soutiennent, et pourtant ils endurent les plus graves tourments, les neiges, les pluies, les ouragans. Ils ouvrent la terre de leurs mains, avec grand mésaise et grande faim. Ils mènent une assez âpre vie, pauvre, souffreteuse et mendiante. Sans cette race d’hommes, je ne sais pas vraiment comment les autres pourraient durer. »

Outre ces prises de position d’intellectuels éclairés, il convient de constater aussi que les travailleurs ont réagi souvent violemment contre le sort qu’ils subissaient mais ces réactions ne sont ni générales, ni uniformes, ni nécessairement codifiées. Elles se heurteront longtemps, d’une manière ou d’une autre, à l’idéologie tripartite et à la bipartition économique.

Des avancées eurent lieu, lorsque les « maîtres » y trouvaient de l’intérêt : bien des affranchissements, par exemple, furent octroyés non pour raisons humanitaires mais simplement parce qu’on avait constaté que le salarié travaille davantage et rapporte plus que le serf.

Les circonstances peuvent aussi inopinément servir la cause des travailleurs. Aux XIVe et XVe s, l’Europe connut une agitation religieuse, une extension de la sorcellerie, les croisades, les famines, la peste, la guerre de cent ans, des dévaluations ; tous ces facteurs, à des titres divers, ont eu des incidences sur la vie sociale et économique. Pour ne prendre qu’un exemple, « la peste fut la cause de l’amélioration du niveau de vie des survivants »[7] : la raréfaction de la main-d’œuvre favorisa les revendications et les ouvriers non spécialisés malgré les réticences et les efforts des employeurs. De plus, après les hausses du temps de la peste, les prix diminuèrent (sauf pour le fer à cause de l’industrie des armes). La situation nouvelle poussa le poète John Gower, vers 1375, à se plaindre en ces termes choquants même s’ils sont littérairement exagérés : « Tout va de mal en pis dans ce bas monde : bergers et vachers exigent pour leur labeur plus que le bailli acceptait autrefois pour lui-même. Pour mener à bien une affaire, il faut payer la main-d’œuvre cinq ou six shillings, alors qu’elle en valait deux il n’y a pas si longtemps…​ Ah, quelle époque !…​ Les pauvres et le petit peuple s’habillent mieux que leurs maîtres. Bien plus, ils s’attifent de beaux vêtements de toutes les couleurs. Si ce n’était pour flatter leur vanité ou pour leurs affaires personnelles, ils se contenteraient de toile grossière comme au bon vieux temps…​ Ah, quelle époque !…​ Je vois des pauvres plus hautains que leurs seigneurs. Chacun tire à soi ce qui lui plaît. »⁠[8]


1. CHRETIEN de Troyes, Le chevalier au lion (1170).
2. 1235?-1293?. Le premier à avoir introduit l’usage, dans sa région où il n’y avait que des dialectes, d’une langue générale, le « diets ». Il écrivit de nombreuses œuvres qui furent traduites, dès le Moyen-Age, en français et en latin (romans, ouvrages scientifiques, historiques, poésie). Il a sa statue sur la grand place de Damme. (Cf. www.damme-online.com)
3. In Wapene Martijn, cité in GENICOT L., Les lignes de faîte du Moyen Age, Casterman, 1969, p. 252.
4. Cité in MOLLAT M. et WOLFF P., Ongles bleus, Jacques et Ciompi, Les révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe s, Calman-Lévy, 1970, p. 194 et in GIMPEL, op. cit., p. 208.
5. Chroniques, II, chap. 106.
6. BAUMGARTNER E., in Patrimoine littéraire européen, 4b, op. cit., p. 455.
7. GIMPEL J., op. cit., p. 203.
8. GHOWER J., Miroer de l’omme, v. 26437-26529, in Complete works, G.C. Macaulay, 1899, voL I, cité in GIMPEL, op. cit., p. 207.