Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.

Retour à la vue standard.

c. La condition des travailleurs

A la ville comme à la campagne⁠[1], le travailleur subit la toute puissance du groupe, des confréries, des métiers. Et même si « en Europe, dans tous les domaines, le Moyen Age a développé plus qu’aucune autre civilisation l’usage des machines »[2], la situation des travailleurs n’en reste pas moins lourdement tributaire des règles établies par les puissants et des guerres économiques qu’ils se livrent.

A la ville, la confrérie qui, à l’origine, est une communauté liée par la pratique religieuse, devient une association de secours mutuel, une « charité » (surtout dans les pays du Nord, Scandinavie et Angleterre) dominée par les bourgeois et à la campagne, règnent aussi des confréries rurales qui peuvent posséder terres, bêtes, charrues et qui imposent des contraintes collectives⁠[3].

Les métiers ou guildes (qu’on appellera plus tard « corporations ») sont des associations professionnelles d’abord, de véritables aristocraties des arts et du peuple, riches et puissantes. Tous les membres sont soumis au maître qui le plus souvent n’est pas artisan mais marchand, banquier, riche bourgeois. C’est lui qui prend l’initiative de fonder un « métier juré » pour mieux contrôler les ouvriers « afin d’éviter toute conspiration ou tumulte parmi les compagnons »[4]. L’accès à la maîtrise est difficile car l’habileté professionnelle doit s’accompagner surtout d’une importante mise de fonds et les maîtres auront tendance à favoriser systématiquement leurs fils.

A la tripartition classique, à la hiérarchie construite sur l’argent s’ajoute encore une hiérarchisation des métiers. Les grands métiers (laine et soie) occupent la première place dans le gouvernement des villes : « A Londres, au XIVe s, huit métiers gouvernent la cité. A Florence, seuls les Arts majeurs qui forment le Popolo grasso, élisent les prieurs de la Seigneurie ; ce sont les grands marchands (arte di Calimala), les juges et les notaires, les drapiers (‘arte della lana), les soyeux (arte di Por Santa Maria), les changeurs, les merciers, épiciers et médecins, les pelletiers et fourreurs. Au-dessous, les cinq Arts moyens et les neuf Arts mineurs n’ont, pratiquement, aucune part aux responsabilités politiques et au gouvernement de la ville. Cette stricte hiérarchie des Arts se retrouve dans toute l’Europe occidentale. »[5]

Les règlements de ces métiers ne sont pas « l’expression d’un véritable programme social inspiré par l’Église »[6] mais le moyen d’assurer leurs monopoles et leurs profits par le contrôle des prix, de la concurrence et des points de vente. On dira de ces métiers, futures corporations qu’ils sont des « syndicats de patrons exploitant un monopole »[7].

Dans ce cadre, comment le travail est-il vécu ?

Les petits maîtres artisans propriétaires de leur atelier, de leurs outils et de leurs produits sont libres économiquement à condition de respecter les règlements de la ville et de l’association du métier. Ils sont souvent spécialisés dans les objets de luxe (orfèvrerie, vêtements) mais peu nombreux et peu influents dans les villes marchandes.

Le statut des ouvriers est précaire, ils forment « une plèbe urbaine soigneusement laissée à l’écart du peuple de la ville »[8], objet d’une ségrégation sociale, sous le contrôle des villes et des guildes qui fixent le salaire (payé à la tâche), la durée de travail qui est tributaire de la saison (8 heures en hiver, 16 heures l’été) et de la production (on limite le nombre d’heures pour éviter la surproduction). Le rares documents qui les décrivent « les montrent pauvres, très mal vêtus, les mains abîmées (…) »⁠[9]. Ils formeront aussi des associations, fomenteront des troubles qui inciteront les « patrons » à aller chercher une main-d’œuvre plus docile, divisée, peu habituée aux salaires de la ville⁠[10].

Ainsi, pour ne prendre qu’un secteur d’activité, on peut dire que « les ouvriers du textile des villes industrielles de Flandre et d’Italie formaient un véritable prolétariat asservi à un système capitaliste »[11]. Jusqu’à la fin du XIIIe s, cette industrie s’est développée à Bruges, Gand, Ypres, Arras et Douai. Mais elle s’approvisionne en laine en Angleterre. En 1271, Henri III tente d’attirer les travailleurs flamands en proclamant que « tous les travailleurs du textile, hommes ou femmes, de Flandres ou d’ailleurs, peuvent venir en toute sécurité dans notre royaume pour y faire du drap. »[12] En 1275, Edouard Ier établit une taxe à l’exportation, puis l’embargo en 1296. Des grèves et des révoltes éclatent contre les entrepreneurs ; les foulons et les tisserands émigrent vers le Brabant. Suite à des massacres et pillages, les ouvriers bannis passent Angleterre où ils bénéficieront des avantages fiscaux promis.

Cette guerre économique implique aussi l’Italie : des banquiers florentins⁠[13] interviennent sur le marché anglais : la laine part vers l’Italie. C’‘est l’époque où l’industrie florentine maintient en servitude 30.000 travailleurs, sans droits professionnels ni politiques. La division du travail est poussée au maximum : jusqu’à 26 manipulations sont nécessaires pour produire une pièce de drap. Chaque manipulation est assurée par un ouvrier spécialisé qui n’est plus qu’un rouage dans la chaîne de production. Pour asservir la main-d’œuvre, les Italiens utilisent le système flamand : le « verlag system » (de « verlagen »: abaisser, diminuer, avilir ) qui deviendra le « truck-system » en Angleterre. Ce système enchaîne l’ouvrier à sa tâche car : « il devait rembourser en heures de travail les avances de marchandises ou les prêts d’argent, estimés souvent à une valeur bien supérieure à leur valeur réelle. ». Les banquiers sont maîtres des guildes, leurs inspecteurs ne sont pas habilités à recevoir des plaintes, les guildes ont « leurs propres officiers et leurs propres prisons pour châtier tout travailleur récalcitrant ».⁠[14]

Tous ces faits poussent l’historien à résumer ainsi la situation: « Pendant tout le Moyen Age, dans le monde chrétien d’Occident, le travail des hommes s’inscrit soit dans le cadre féodal des seigneuries locales, soit, plus tard, dans le cadre bourgeois et capitaliste des villes. Aucun métier n’y échappe et l’idée d’une profession « libérale », affranchie de ces contraintes, est complètement étrangère à l’époque. Dans les sociétés médiévales de l’Occident, l’homme ne travaille et ne vit qu’en fonction du groupe, familial, religieux ou professionnel. »[15]

Et on peut ajouter que les conditions de travail sont dures. L’activité économique modelée par le commerce a ses lois et ce ne sont pas les idées religieuses qui semblent déterminantes sauf en ce qui concerne l’interdiction du travail aux jours fixés par l’Église. C’est dans le régime des congés que l’influence de l’Église se fait sentir et, heureusement pour les travailleurs, les fêtes chômées, fêtes religieuses pour la plupart, sont nombreuses « si bien que le nombre de jours de travail, environ 250 par an, était sans doute le même qu’aujourd’hui. »[16] Cet interdit formel, nous le verrons, a ici et là, à certaines époques, suscités le mécontentement des travailleurs, privés de revenus bien nécessaires ou frustrés dans leur désir de gagner davantage. Notons aussi qu’une réflexion sur le « dimanche » et la fête religieuse en général aurait pu aussi déboucher sur d’intéressantes considérations, comme nous le verrons plus loin⁠[17].


1. L’essor des villes marchandes va introduire de nouvelles pratiques à la campagne : l’économie de marché, l’usage de la monnaie, les prêteurs sur gages (juifs ou italiens), les ventes à terme, le crédit, la construction de halles où les paysans viennent vendre leurs produits.
2. GIMPEL J., op. cit., p. 9. L’auteur ajoute : « C’est un des facteurs déterminants de la prépondérance de l’hémisphère occidental sur le reste du monde ».
3. A partir des XIe-XIIe s, des chartes de franchise viennent améliorer, à l’instar des villes, la situation des communautés rurales. Toutefois, « cette émancipation se traduit surtout par une bien plus grave hiérarchie des fortunes à l’intérieur du monde paysan. Les faibles, privés de plus en plus des droits d’usage, des droits de pâture, par exemple, forment, en de nombreux villages, un véritable prolétariat rural (…). De riches laboureurs acquièrent plus de terre, prennent en fermage des parts de la réserve seigneuriale, construisent de belles demeures, accaparent des droits banaux et mettent la main sur l’administration du village. Ainsi, surtout en Angleterre et en Normandie où de riches paysans ont leurs propres sceaux à leurs armes. » (HEERS J., Précis d’histoire du Moyen Age, PUF, 1968, p. 120).
4. HEERS J., op. cit., p. 98.
5. Id., p. 99. Ph. de Beaumanoir (1279-1281),dans ses Coutumes de Beauvaisis (Ed. A. Salmon, 1900), note : « Nous voyons beaucoup de bonnes villes où les bourgeois pauvres et ceux de condition moyenne ne prennent aucune part à l’administration de la ville qui est tout entière entre les mains des hommes riches…​ En dix ans ou en douze, tous les riches hommes possèdent toutes les administrations des bonnes villes. Et quand le commun demande qu’on lui rende des comptes, ils se dérobent en disant qu’ils se sont rendu leurs comptes les uns aux autres. » Et il nous donne cette définition de la grève : « Alliance qui est faite contre le commun profit ; quand les ouvriers promettent ou assurent ou conviennent qu’ils ne travailleront plus à si bas prix, que devant, mais augmentent leur salaire de leur propre autorité, s’accordent pour ne pas travailler à moins et décident entre eux peines ou menaces contre les compagnons qui ne tiendront pas leur parti ».
6. Id., p.100.
7. Formule courante rapportée par J. Gimpel in op. cit., p. 109.
8. HEERS J. s, op. cit., p. 69.
9. Id., p. 74.
10. Id., p. 79.
11. GIMPEL J., op. cit., p. 99.
12. Id., p. 101.
13. Ils utilisent des lettres de crédit payables à l’étranger, des lettres de change non négociables, la comptabilité en partie double.
14. GIMPEL J., op. cit., p. 104.
15. HEERS J., op. cit., p. 101.3. Il faut peut-être faire une exception pour les ouvriers du bâtiment (maçons, mortelliers, tailleurs de pierre) : ils sont libres, ils se déplacent à leur gré d’un chantier à l’autre. C’est une main-d’œuvre flottante, payée à la tâche, qui, par le fait même, peut difficilement organiser une résistance sérieuse face à l’employeur mais qui négocie son salaire, se met en grève. Dans ce domaine donc il y a une grande diversité de salaires mais, en général, les ouvriers du bâtiment sont bien payés : en moyenne 20 deniers la semaine ce qui représente 3 fois le montant dépensé pour la nourriture et à condition ne pas avoir plus d’un enfant. A partir de 2 enfants la vie est plus difficile à moins de jouir des revenus annexe d’une petite terre ce qui n’était pas rare. Donc, finalement, en général, le maçon, ouvrier très qualifié, « eut un niveau de vie supérieur à celui des maçons du XVIIe et du XVIIIe s. » (Cf. GIMPEL J., op. cit., pp. 109-110 et 112).
16. HEERS J., op. cit., p. 71.
17. Cf. HÄRING B., op. cit., pp. 352-364: « le travail dans le rayonnement du dimanche ».