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b. Une contestation esquissée

On voit clairement que même s’il ne touche que sporadiquement aux questions qui nous intéressent ici, même si la présentation qui précède est quelque peu trompeuse dans la mesure où elle rassemble des éléments épars, la pensée de saint Thomas pouvait être le point de départ d’une réflexion plus développée et plus systématique sur le travail. Réflexion qui n’a pas eu lieu avant le XIXe siècle⁠[1], avant Léon XIII, dirons-nous, pour faire court, même si quelques travaux déjà cités précédemment ont préparé l’avènement d’une doctrine sociale catholique.

En gros, on peut dire, du côté catholique, du moins, rien d’essentiel ne s’est produit sur le plan de la réflexion économique et sociale entre saint Thomas et Léon XIII qui s’appuiera précisément sur l’illustre théologien.⁠[2]

Comment expliquer ce vide ?

La synthèse thomiste ayant été déchirée dès le XIVe siècle entre réel et raison, entre nominalisme et idéalisme, il n’a plus été possible, semble-t-il de « penser » le travail avant que quelques philosophes et théologiens ne tentent, à partir du XIXe siècle précisément, de retrouver l’équilibre rompu.⁠[3]

L’équilibre thomiste consistait à dire que l’homme est créateur, à l’image de son Créateur. Il est artifex[4]. Saint Thomas le mit bien en évidence en écrivant que genus humanum arte et ratione vivit[5]. En latin, on le sait, le mot ars, par opposition à natura, désigne toute espèce d’art ou de science, toute habileté, métier, profession. L’artifex est l’artiste, l’artisan ou l’ouvrier. L’homme est invité par Dieu à dominer la nature, à l’humaniser (Gn 1, 26) et sa raison est à la fois fabricatrice et spéculative. L’homme est tout entier à l’image de Dieu et pas seulement par ses plus hautes facultés intellectuelles, par sa capacité contemplative. Raison fabricatrice et raison contemplative ne sont pas étrangères.

Le travail est précisément à la jonction du corps et de l’esprit, de l’homme et de l’univers. A l’image de Dieu, l’homme est homo faber et le travail est participation divine, collaboration à la création. Le cosmos entre par le travail dans l’économie totale du salut et le travail peut entrer dans l’économie de la grâce puisqu’il est œuvre de l’homme et principe d’une communauté. Par le travail « l’incarnation est continuée ».⁠[6]

Si l’on sépare corps et âme, si l’on craint la fragilité de l’esprit confronté à la matière, si l’on tient trop exclusivement à l’ »intériorité » de l’esprit, la recherche de la perfection de l’œuvre devient une aliénation. (comme chez Platon). Par contre, si l’on tient à l’union substantielle du corps et de l’âme, comme saint Thomas, « la supériorité de l’esprit sur la matière n’implique point cette indépendance vis-à-vis de la matière, par quoi la perfection spirituelle du travailleur se réglerait en définitive hors la perfection de l’œuvre, simple matière amorphe dont les lois internes ne seraient que des « moyens » pour une fin transcendante ». Le travail « vaut en soi, pour sa vérité propre, pour son efficacité originale, pour la construction du monde, pour le destin historique de l’humanité ; non certes qu’elle soit une fin suprême, par laquelle l’homme s’accomplirait définitivement, comme le pense le marxisme, dans une dictature du travail ; mais ce travail est vraiment une fin en son ordre, une fin seconde, non un instrument de perfection, simple faisceau d’utilités, d’avantages, de prospérités, à moraliser par de pieuses intentions. » Le travail doit être « à la jointure de la matière et de l’esprit, dans l’humanisation de l’homme comme dans la qualité de la civilisation, et alors, ultérieurement, dans l’incarnation individuelle et collective de la grâce chrétienne ».⁠[7]

Comme dit déjà précédemment, la synthèse thomiste éclate dès le XIVe siècle, l’influence de Platon par l’entremise du pseudo-Denys et, dans une certaine mesure, de saint Augustin perdure et s’impose, la morale se privatise⁠[8] : ce n’est pas donc un hasard si l’émergence d’une doctrine sociale coïncide avec une renaissance du thomisme et une redécouverte des aspects sociaux de la justice. Dans le déclin relatif⁠[9] du thomisme du XIVe au XIXe siècle⁠[10], brille tout de même l’exception espagnole. Est-ce un hasard si, après le Concile de Trente, c’est dans le giron des dominicains⁠[11] fidèles à la pensée de saint Thomas, qu’apparaissent non seulement les illustres théologiens Dominique Soto (1494-1556), Melchior Cano 1509-1560), Domingo Bañez (1528-1604), mais aussi les protestations de Las Casas et les bases du droit international établies par Francisco de Vitoria ? Enfin, est-ce un hasard si c’est Léon XIII, le père de la doctrine sociale, qui relança, avec l’encyclique Aeterni Patris[12], en 1879, les études thomistes ?

En attendant, quelle fut la condition des travailleurs ?


1. Et il ne s’agit encore que d’une réflexion morale et pas encore d’une vraie théologie du travail comme nous l’avons déjà dit. Confirmant la réflexion de M.-D. Chenu, Bernard Häring écrit en 1954: « Les bases d’une théologie du travail seraient à chercher dans le prolongement dogmatique de la Création ». (C’est moi qui souligne). (Cf. La loi du Christ, Tome II, Théologie morale spéciale, Desclée & Cie, 1957, p. 352).
2. Cf. HAESSLE Johannes, Le travail, Desclée de Brouwer, 1933. Dans sa présentation d’une philosophie morale du travail, l’auteur allemand montre, tout au long de son étude, ce que Léon XIII, « le restaurateur de la philosophie thomiste » (p. 18) doit à saint Thomas.
3. Cf. TOURPE E., Donation et consentement, Lessius, 2001.
4. M.-D. Chenu emprunte cette définition à E. Mounier, in La petite peur du XXe siècle, Seuil, 1948, p. 29.
5. Commentaires sur Aristote, Post. Analyt., n° 1, cité par JEAN-PAUL II, Discours à l’Unesco, 2-6-1980, n° 6.
6. CHENU M.-D., op. cit., pp. 28-30.
7. Id., pp. 34-35.
8. Même s’il situe tardivement le problème, la remarque de M. Schooyans n’en est pas moins éclairante : « Le XVIIe siècle avait déjà vu fleurir une conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonnes œuvres. C’est l’époque où certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres. L’influence durable de Molina (1535-1600), théologien jésuite, doit être rappelée ici. Sa doctrine accentue le rôle de la liberté individuelle, imprimant une orientation correspondante à une conception de la pédagogie chrétienne, et par là, à la vie publique. » (La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991, p. 95).
9. Malgré la canonisation de Thomas en 1323 par Jean XXII, malgré sa proclamation comme docteur de l’Église par Pie V en 1567, malgré la demande que fit Clément VIII aux jésuites, en 1594, d’adhérer à la doctrine thomiste.
10. Cf. JUGNET Louis, Pour connaître la pensée de saint Thomas d’Aquin, Bordas, 1964, pp. 221-224.
11. C’est en, 1346 que Clément VI avait demandé aux dominicains de rester fidèles à la doctrine de saint Thomas mais c’est surtout après le Concile de Trente que l’appel du souverain Pontife porta ses fruits.
12. L’encyclique attire l’attention sur les limites mais aussi sur l’importance de la philosophie dans l’histoire de la pensée chrétienne avant de célébrer la qualité exceptionnelle et l’intérêt majeur du travail de saint Thomas dont le saint Père dit que « ça été une témérité de n’avoir continué, ni en tous temps, ni en tous lieux, à lui rendre l’honneur qu’il mérite ».