Alors que les Évangiles nous montrent clairement que Jésus bouscule les hiérarchies que les hommes ont établies et qu’il déroute ceux qui lui demandent d’en créer de nouvelles[1], la société occidentale chrétienne sera influencée par une conception hiérarchique qu’on a appelée « tripartition fonctionnelle », conception typiquement indo-européenne[2] inspirée par le systèmes hindou des castes[3] et transmise par la Grèce à certains penseurs chrétiens.[4]
La vision tripartite de la société va se mêler, à partir du IXe siècle à la vision bipartite qui accorde l’autorité au pouvoir spirituel (pape et évêques) et la puissance au pouvoir temporel (empereur, rois, comtes).
Le roi Alfred le Grand d’Angleterre (849-899) considère qu’il y a trois sortes d’hommes : les gebedmen (hommes pour la prière), les fyrdmen (hommes pour la guerre) et les weorcmen (hommes pour le travail).
A la même époque, en France, à l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre[5], des théoriciens vont justifier ce type de classification où les diverses fonctions vont devenir des états hiérarchisés. Dans ce travail de conceptualisation, Haymon, maître dans les années 840/845-860, s’appuie sur les œuvres d’Isidore de Séville (vers 560-636)[6]. Heiric (ou Heric), son successeur (né en 841) distingue, d’une part, les moines et les clercs et, d’autre part, les laïcs qui, eux, se répartissent en deux ordres : belligerantes et agricolantes : « Les uns combattant, les autres travaillant la terre, vous êtes un ordre, vous que Dieu a élus pour que, étant plus libres, vous vous occupiez des fonctions de son service. » Heiric a été marqué, lui, par la pensée de Jean Scot Erigène (entre 800 et 870)[7] ; son néoplatonisme est nourri aussi par Maxime le Confesseur (580-662)[8] et surtout par le Pseudo-Denys[9] qui exerça une influence considérable sur les théologiens du moyen-âge[10] et jusqu’au XVIIe siècle.[11]
La notion dionysienne de hiérarchie « s’inscrit à la fois dans la tradition des cosmologies antiques et dans celle du système politique de Platon, l’idée de base étant que chaque intelligence, incarnée ou non, doit se tenir à sa place hiérarchique et accomplir les fonctions de son rang. De l’homme à Dieu, la hiérarchie est constituée de triades ascendendantes.[12] (…) Chaque rang reçoit la divinisation du rang supérieur et la transmet au rang inférieur, les deux hiérarchies (céleste et ecclésiastique) reliant l’un à l’autre les deux mondes des intelligences pures et des intelligences incarnées. Pour le Pseudo-Denys, la divinisation s’exerce à la manière de l’illumination solaire, qui atteint de proche en proche les objets les plus éloignés, mais en perdant de sa lumière à mesure qu’elle s’écarte de sa source ».[13]
Pour le Pseudo-Denys, « la hiérarchie (…) est un ordre sacré, une science, une activité s’assimilant, autant que possible, à la déiformité, et, selon les illuminations dont Dieu lui a fait don, s’élevant à la mesure de ses forces vers l’imitation de Dieu, - et si la Beauté qui convient à Dieu, étant simple, bonne, principe de toute initiation, est entièrement pure de toute dissemblance, Elle fait participer chacun, selon sa valeur, à la lumière qui est en Elle et Elle le parfait dans une très divine initiation en façonnant harmonieusement les initiés à l’immuable ressemblance de sa propre forme ».
Le traducteur note très justement que « l’équivoque de la « hiérarchie » telle qu’elle est ici entendue est que cette « valeur » est à la fois une réalité « naturelle » (…) et cependant un mérite qui s’acquiert par un effort de « tension vers le haut ». Elle est en outre un don généreux, mais qui ne se transmet que « par degrés ».[14]
Un siècle plus tard, l’évêque Adalbéron de Laon (950/957-1031) va jouer un rôle politique important. Son oncle, Adalbéron archevêque de Reims, avait favorisé l’élection d’Hugues Capet au détriment de l’héritier légitime Charles de Lorraine. Celui-ci fut livré par traîtrise à H. Capet par Adalbéron de Laon[15] qui , par la suite, s’opposa souvent au nouveau roi et à son fils Robert le Pieux (987-1031) auquel il adressa son œuvre la plus célèbre : Poème au roi Robert où il expose la théorie de la tripartition : « La société des fidèles ne forme qu’un corps ; mais l’État en comprend trois. Car l’autre loi, la loi humaine, distingue deux classes : nobles et serfs, en effet, ne sont pas régis par le même statut. Deux personnages occupent le premier rang : l’un est le roi, l’autre est l’empereur ; c’est leur gouvernement que nous voyons assurer la solidité de l’État. Il y en a d’autres dont la condition est telle que nulle puissance ne les contraint, pourvu qu’ils s’abstiennent des crimes réprimés par la justice royale. Ceux-ci sont les guerriers, protecteurs des églises ; ils sont les défenseurs du peuple, des grands comme des petits, de tous enfin, et assurent du même coup leur propre sécurité. L’autre classe est celle des serfs : cette malheureuse engeance ne possède rien qu’au prix de sa peine. Qui pourrait, l’abaque[16] en main, faire le compte des soins qui absorbent les serfs, de leurs longues marches, de leurs durs travaux ? Argent, vêtement, nourriture, les serfs fournissent tout à tout le monde ; pas un homme libre ne pourrait subsister sans les serfs. Y a-t-il un travail à accomplir ? Veut-on se mettre en frais ? Nous voyons rois et prélats se faire les serfs de leurs serfs ; le maître est nourri par le serf, lui qui prétend le nourrir. Et le serf ne voit point la fin de ses larmes et de ses soupirs.
La maison de Dieu, que l’on croit une, est donc divisée en trois : les uns prient, les autres combattent, les autres enfin travaillent. Ces trois parties qui coexistent ne souffrent pas d’être disjointes ; les services rendus par l’une sont la condition des œuvres des deux autres ; chacune à son tour se charge de soulager l’ensemble. Ainsi, cet assemblage triple n’en est pas moins un ; et c’est ainsi que la loi a pu triompher, et le monde jouir de la paix. Mais aujourd’hui les lois tombent en ruines, et déjà toute paix a fui ; les mœurs des hommes s’altèrent, la structure de l’État s’altère. Roi, tu ne tiens à bon droit la balance de la justice, tu ne gouvernes le monde que si tu contiens avec les rênes des lois ceux qui glissent sur la pente du crime. »[17]
L’auteur dénonce la place qu’occupent les moines dans la société. Il accuse nommément Odilon de Cluny d’usurper des tâches qui ne sont pas siennes : les moines prennent la place des évêques, usurpent la justice et se mêlent de combattre. Les vrais « priants » (oratores) sont les évêques.
Quelles que soient la formule retenue et sa justification, le fait est que, jusqu’à la fin de l’ancien Régime, on retrouvera cette tripartition de la société en classes hiérarchisées : le clergé, la noblesse et les roturiers (tiers état).
Dans cette optique, les roturiers seront souvent méprisés. Ce n’est pas neuf, certes, comme nous l’avons vu précédemment. Les intellectuels ayant souvent regardé le travail des mains avec un certain dédain. Mais maintenant s’ajoute une justification « spirituelle », le « soleil » ne brillant que faiblement pour ceux qui sont tout au bas de l’échelle. Leur « illumination » dépendant d’ailleurs de ceux qui sont au-dessus d’eux…
Si aujourd’hui encore « paysan ! » est une insulte, il en était déjà de même en ces temps lointains pour le serf. Ainsi, dans La Chanson de Roland, quand le héros s’emporte contre Ganelon le traître, il lui lance : « »Ahi culvert, malvais hom de put aire ! »[18] Beaucoup de traducteurs ont compris « Ah ! poltron, mauvais homme de sale race ».[19] Mais le commentateur anglais F. Whitehead[20], moins soucieux peut-être des convenances, traduit culvert par serf et ignoble wretch (ignoble gredin) et put par stinking ( puant) (de put aire : of vile birth, de vile naissance par opposition à bon aire, de naissance noble).
Quand l’auteur d’Aucassin et Nicolette[21] met en scène un paysan, il le décrit en termes peu flatteurs visiblement exagérés : « Il était grand et extraordinairement laid et hideux ; il avait une grande tête poilue, plus noire que nielle[22], et avait plus d’une pleine paume entre les deux yeux et de grandes joues et un énorme nez plat et de grandes et larges narines et de grosses lèvres plus rouges qu’une grillade et de grandes dents jaunes et laides. Il était chaussé de jambières et de souliers de cuir de bœuf, noués par des cordes en écorce de tilleul jusqu’au-dessus du genou et était enveloppé d’un large manteau réversible, et il était appuyé sur un grand bâton noueux. »[23]
On a fait remarquer[24] que cette description est conventionnelle et qu’elle se retrouve parfois mot pour mot dans d’autres œuvres ce qui révèle un état d’esprit répandu parmi les lettrés.
Seule la première triade de la hiérarchie céleste communique directement avec Dieu. » (COULIE B. in op. cit., p. 394).