Alors que les Évangiles nous montrent clairement que Jésus bouscule les
hiérarchies que les hommes ont établies et qu’il déroute ceux qui lui
demandent d’en créer de nouvelles, la société occidentale chrétienne sera influencée par une
conception hiérarchique qu’on a appelée « tripartition fonctionnelle »,
conception typiquement indo-européenne inspirée par le systèmes
hindou des castes et transmise par la Grèce à certains penseurs
chrétiens.
La vision tripartite de la société va se mêler, à partir du IXe siècle à
la vision bipartite qui accorde l’autorité au pouvoir spirituel (pape et
évêques) et la puissance au pouvoir temporel (empereur, rois, comtes).
Le roi Alfred le Grand d’Angleterre (849-899) considère qu’il y a trois
sortes d’hommes : les gebedmen (hommes pour la prière), les fyrdmen
(hommes pour la guerre) et les weorcmen (hommes pour le travail).
A la même époque, en France, à l’abbaye Saint-Germain
d’Auxerre, des théoriciens
vont justifier ce type de classification où les diverses fonctions vont
devenir des états hiérarchisés. Dans ce travail de conceptualisation,
Haymon, maître dans les années 840/845-860, s’appuie sur les œuvres
d’Isidore de Séville (vers 560-636). Heiric (ou Heric), son successeur (né en 841)
distingue, d’une part, les moines et les clercs et, d’autre part, les
laïcs qui, eux, se répartissent en deux ordres : belligerantes et
agricolantes : « Les uns combattant, les autres travaillant la terre,
vous êtes un ordre, vous que Dieu a élus pour que, étant plus libres,
vous vous occupiez des fonctions de son service. » Heiric a été marqué,
lui, par la pensée de Jean Scot Erigène (entre 800 et 870) ; son
néoplatonisme est nourri aussi par Maxime le Confesseur
(580-662) et surtout par le
Pseudo-Denys qui exerça une influence considérable sur les théologiens
du moyen-âge et jusqu’au XVIIe siècle.
La notion dionysienne de hiérarchie « s’inscrit à la fois dans la
tradition des cosmologies antiques et dans celle du système politique de
Platon, l’idée de base étant que chaque intelligence, incarnée ou non,
doit se tenir à sa place hiérarchique et accomplir les fonctions de son
rang. De l’homme à Dieu, la hiérarchie est constituée de triades
ascendendantes. (…) Chaque rang reçoit
la divinisation du rang supérieur et la transmet au rang inférieur, les
deux hiérarchies (céleste et ecclésiastique) reliant l’un à l’autre
les deux mondes des intelligences pures et des intelligences incarnées.
Pour le Pseudo-Denys, la divinisation s’exerce à la manière de
l’illumination solaire, qui atteint de proche en proche les objets les
plus éloignés, mais en perdant de sa lumière à mesure qu’elle s’écarte
de sa source ».
Pour le Pseudo-Denys, « la hiérarchie (…) est un ordre sacré, une
science, une activité s’assimilant, autant que possible, à la
déiformité, et, selon les illuminations dont Dieu lui a fait don,
s’élevant à la mesure de ses forces vers l’imitation de Dieu, - et si la
Beauté qui convient à Dieu, étant simple, bonne, principe de toute
initiation, est entièrement pure de toute dissemblance, Elle fait
participer chacun, selon sa valeur, à la lumière qui est en Elle et Elle
le parfait dans une très divine initiation en façonnant harmonieusement
les initiés à l’immuable ressemblance de sa propre forme ».
Le traducteur note très justement que « l’équivoque de la « hiérarchie »
telle qu’elle est ici entendue est que cette « valeur » est à la fois
une réalité « naturelle » (…) et cependant un mérite qui s’acquiert
par un effort de « tension vers le haut ». Elle est en outre un don
généreux, mais qui ne se transmet que « par degrés ».
Un siècle plus tard, l’évêque Adalbéron de Laon (950/957-1031) va jouer
un rôle politique important. Son oncle, Adalbéron archevêque de Reims,
avait favorisé l’élection d’Hugues Capet au détriment de l’héritier
légitime Charles de Lorraine. Celui-ci fut livré par traîtrise à H.
Capet par Adalbéron de Laon qui , par la suite, s’opposa souvent au nouveau roi et à son
fils Robert le Pieux (987-1031) auquel il adressa son œuvre la plus
célèbre : Poème au roi Robert où il expose la théorie de la
tripartition : « La société des fidèles ne forme qu’un corps ; mais
l’État en comprend trois. Car l’autre loi, la loi humaine, distingue
deux classes : nobles et serfs, en effet, ne sont pas régis par le même
statut. Deux personnages occupent le premier rang : l’un est le roi,
l’autre est l’empereur ; c’est leur gouvernement que nous voyons assurer
la solidité de l’État. Il y en a d’autres dont la condition est telle
que nulle puissance ne les contraint, pourvu qu’ils s’abstiennent des
crimes réprimés par la justice royale. Ceux-ci sont les guerriers,
protecteurs des églises ; ils sont les défenseurs du peuple, des grands
comme des petits, de tous enfin, et assurent du même coup leur propre
sécurité. L’autre classe est celle des serfs : cette malheureuse engeance
ne possède rien qu’au prix de sa peine. Qui pourrait,
l’abaque en main, faire le
compte des soins qui absorbent les serfs, de leurs longues marches, de
leurs durs travaux ? Argent, vêtement, nourriture, les serfs fournissent
tout à tout le monde ; pas un homme libre ne pourrait subsister sans les
serfs. Y a-t-il un travail à accomplir ? Veut-on se mettre en frais ? Nous
voyons rois et prélats se faire les serfs de leurs serfs ; le maître est
nourri par le serf, lui qui prétend le nourrir. Et le serf ne voit point
la fin de ses larmes et de ses soupirs.
La maison de Dieu, que l’on croit une, est donc divisée en trois : les
uns prient, les autres combattent, les autres enfin travaillent. Ces
trois parties qui coexistent ne souffrent pas d’être disjointes ; les
services rendus par l’une sont la condition des œuvres des deux autres ;
chacune à son tour se charge de soulager l’ensemble. Ainsi, cet
assemblage triple n’en est pas moins un ; et c’est ainsi que la loi a pu
triompher, et le monde jouir de la paix. Mais aujourd’hui les lois
tombent en ruines, et déjà toute paix a fui ; les mœurs des hommes
s’altèrent, la structure de l’État s’altère. Roi, tu ne tiens à bon
droit la balance de la justice, tu ne gouvernes le monde que si tu
contiens avec les rênes des lois ceux qui glissent sur la pente du
crime. »
L’auteur dénonce la place qu’occupent les moines dans la société. Il
accuse nommément Odilon de Cluny d’usurper des tâches qui ne sont pas
siennes : les moines prennent la place des évêques, usurpent la justice
et se mêlent de combattre. Les vrais « priants » (oratores) sont les
évêques.
Quelles que soient la formule retenue et sa justification, le fait est
que, jusqu’à la fin de l’ancien Régime, on retrouvera cette tripartition
de la société en classes hiérarchisées : le clergé, la noblesse et les
roturiers (tiers état).
Dans cette optique, les roturiers seront souvent méprisés. Ce n’est pas
neuf, certes, comme nous l’avons vu précédemment. Les intellectuels
ayant souvent regardé le travail des mains avec un certain dédain. Mais
maintenant s’ajoute une justification « spirituelle », le « soleil » ne
brillant que faiblement pour ceux qui sont tout au bas de l’échelle.
Leur « illumination » dépendant d’ailleurs de ceux qui sont au-dessus
d’eux…
Si aujourd’hui encore « paysan ! » est une insulte, il en était déjà de
même en ces temps lointains pour le serf. Ainsi, dans La Chanson de
Roland, quand le héros s’emporte contre Ganelon le traître, il lui
lance : « »Ahi culvert, malvais hom de put aire ! »
Beaucoup de traducteurs ont compris « Ah ! poltron, mauvais homme de sale
race ». Mais le commentateur anglais F.
Whitehead, moins soucieux peut-être des convenances, traduit culvert par
serf et ignoble wretch (ignoble gredin) et put par stinking (
puant) (de put aire : of vile birth, de vile naissance par
opposition à bon aire, de naissance noble).
Quand l’auteur d’Aucassin et Nicolette met en scène un paysan, il le décrit en termes
peu flatteurs visiblement exagérés : « Il était grand et
extraordinairement laid et hideux ; il avait une grande tête poilue, plus
noire que nielle, et avait plus d’une pleine paume entre les deux
yeux et de grandes joues et un énorme nez plat et de grandes et larges
narines et de grosses lèvres plus rouges qu’une grillade et de grandes
dents jaunes et laides. Il était chaussé de jambières et de souliers de
cuir de bœuf, noués par des cordes en écorce de tilleul jusqu’au-dessus
du genou et était enveloppé d’un large manteau réversible, et il était
appuyé sur un grand bâton noueux. »
On a fait remarquer que cette description
est conventionnelle et qu’elle se retrouve parfois mot pour mot dans
d’autres œuvres ce qui révèle un état d’esprit répandu parmi les
lettrés.