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i. Le problème du travail.

Surgit immédiatement une difficulté car, à toutes les époques de l’histoire de l’humanité, le travail nous révèle son ambivalence. Il a toujours été considéré, en même temps comme une joie et une peine, un bienfait et une souffrance. Il a été, à la fois, honoré et maudit. En effet, il assure à l’homme sa subsistance matérielle, la richesse même, ainsi que d’autres biens, comme une certaine indépendance, le plaisir de la création, de l’œuvre heureusement accomplie, l’admiration, etc. Le travail est aussi à la source du progrès de la société et de la civilisation. Mais tout cela ne se gagne pas sans effort, sans privation de certains plaisirs, sans douleur parfois⁠[1].

L’histoire nous montre aussi d’incessantes hiérarchisations dans le monde du travail. Suivant les époques, les classes sociales, certains genres de travaux ont été discrédités ou exaltés. On ne compte plus les querelles, parfois violentes, entre agriculteurs et éleveurs, intellectuels et manuels, artisans et marchands, travailleurs libres et travailleurs salariés, fonctionnaires et paysans, etc. Même entre divers métiers d’une même catégorie, des classements se sont établis selon des critères variés et changeants. Parfois c’est le travail lucratif qui est méprisé et parfois le travail non rémunéré.

Or, l’histoire semble montrer qu’ »il y a invention, découverte, croissance économique et progrès social lorsque le labeur, autant de la main que de l’esprit, est honoré, mais la ruine est proche lorsque le travailleur est méprisé. »[2] Encore faut-il que cet honneur également accordé aux différents types de travail soit justement mesuré, qu’il ne soit évidemment entaché d’aucun mépris mais qu’il ne soit pas non plus exalté exagérément. Le travail a son importance vitale, personnelle, sociale, spirituelle mais il n’est pas le tout de l’existence.

En définitive, si, au départ, l’estime du travail dépend de la nécessité, elle est surtout tributaire de la conception qu’on s’en fait⁠[3].

Regardons cela de plus près.


1. Le travail est le plus souvent pénible parce qu’il n’a pas sa fin en lui-même : on ne travaille pas pour travailler. d’un autre côté, dans la mesure où le travail aide l’homme à se perfectionner, et qu’il soit choisi par goût, librement, il finit par s’apparenter au jeu qui, dans toute sa noblesse, respecte aussi des règles, demande des efforts et l’exercice de valeurs morales et physiques. (Cf. LECLERCQ J., Leçons de droit naturel, IV Les droits et devoirs individuels, 2e partie Travail, propriété, Wesmael-Charlier, 1946, pp. 5-26)
2. JACCARD P., Histoire sociale du travail de l’antiquité _ nos jours, Payot, 1960, p. 8. Pierre Jaccard fut Président de l’Ecole des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne.
3. Cf. LECLERCQ J., op. cit., pp. 55-61.

⁢a. L’Antiquité

Dans la Grèce archaïque, comme dans la plupart des sociétés anciennes, le travail dont le caractère pénible est universellement reconnu, est néanmoins honoré. d’ailleurs, les dieux travaillent. Héphaïstos forge, Héraclès garde des troupeaux, Poséidon et Apollon participent à la construction du mur de Troie. De plus, Déméter, déesse de la terre cultivée, et Artémis, déesse de la chasse semblent confirmer l’opinion de P. Jaccard⁠[1] qui affirme que « dans une civilisation où le travail est honoré, la femme est toujours l’objet d’une attentive considération » et qu’ »inversement, on peut affirmer aussi que là où la femme est respectée, le travail l’est également ». Ainsi et mieux encore, Athéna, fille de Zeus, « égale à son père en force et en prudente sagesse »[2] « apprend aux hommes à dompter les forces sauvages, à apprivoiser la nature, à se rendre maîtres des éléments. Elle est à l’origine de toutes les techniques : elle apprend le filage et le tissage à Pandore[3] et aux femmes de Phéacie[4]. Les forgerons l’invoquent. Elle dresse les chevaux et invente le char. C’est elle qui procure à Bellérophon le mors, instrument nécessaire pour dompter Pégase[5]. Elle préside aux travaux des bois et invente le premier navire avec Danaos[6]. Et c’est Athéna elle-même qui va sur la montagne du Pélion abattre les arbres à la hache pour la construction du navire des Argonautes[7]. Car elle veut apprendre aux hommes que c’est « la mêtis, c’est-à-dire l’intelligence et non la force, qui fait le bon bûcheron »[8] ».⁠[9] Les héros et les princes ne sont pas en reste : Prométhée qu’Eschyle célèbre, apprend aux hommes « des arts sans nombre »[10] et Ulysse qui sait faucher et charruer, a construit sa chambre nuptiale et explique avec force détails techniques comment il a construit son lit⁠[11]. Hésiode fait, avec réalisme et sans naïveté, l’éloge du travail dans Les Travaux et les Jours[12] et Sophocle, à l’autre bout de la grande histoire grecque, dit son admiration pour l’humanité inventive et laborieuse⁠[13].

Mais on sait que les philosophes eurent, en général, une opinion négative vis-à-vis du travail manuel. Sentiment de supériorité relativement classique de l’intellectuel ? Pas seulement. Plusieurs auteurs font remarquer que la généralisation de l’esclavage qui apporte une main-d’œuvre abondante et qui avilit la condition du travailleur dont le rendement, du fait de la servilité, est plus faible, a dû avoir un effet négatif sur l’opinion et a rendu inutile le progrès technique.⁠[14]

On ne peut négliger non plus, surtout chez les philosophes, l’influence de théories orientales comme le taoïsme et le bouddhisme indien.

Le taoïsme loue le travail agricole mais considère la technique comme impure car elle risque d’absorber l’homme dans le travail.

Le bouddhisme indien, de son côté, considère le travail comme foncièrement pernicieux et non comme un devoir honorable. Il faut éteindre les passions, réduire donc l’existence qui peut être une source de douleur⁠[15]. A cette vision s’ajoute le système indien des castes qui a cloisonné et hiérarchisé les activités dont certaines ne sont plus que des formes d’esclavage.

Cette intrusion orientale dans la pensée grecque, sensible chez Platon surtout⁠[16], mais aussi chez Xénophon⁠[17] et Aristote⁠[18], expliquerait pourquoi ils ont dénaturé le mythe de Prométhée présenté désormais non plus comme un bienfaiteur de l’humanité mais comme un dangereux orgueilleux. Le mépris des intellectuels pour la technique expliquerait aussi pourquoi toute une série de découvertes n’ont été utilisées qu’exceptionnellement. Les ingénieurs grecs avaient à maintes reprises montré leur savoir-faire : machines de guerre, élévateurs, tunnels, transport de bateaux, détournement de fleuve, horloge à eau, vis et écrou, machine à vapeur, moulin à eau pour l’irrigation et la meunerie sont restés trop souvent au stade théorique ou ont trouvé de rares et très limitées applications.

A Rome, il en fut de même. Les techniques qu’ont prête aux Romains venaient des Etrusques, eux-mêmes tributaires des Crétois mais les Géorgiques[19] nous montrent que le paysan romain utilisait un outillage qui n’était pas plus performant que celui décrit par Hésiode sept siècles auparavant et Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle nous apprend que si, en Gaule, on utilisait des charrues plus perfectionnées qu’en Italie, ces nouveaux outils furent peu utilisés par les Romains.

De nouveau, les intellectuels, tel Sénèque, considèrent comme vulgaire le travail manuel. Cicéron fait, par exemple, cette recommandation à son fils Marcus qui étudia la philosophie à Athènes : « Voici comment on distingue entre les professions et les diverses manières de faire du gain, celles qui sont libérales et celles qui sont sordides. d’abord, on méprise tout profit odieux : tel est celui des exacteurs, des usuriers. Ensuite, on regarde comme ignobles et méprisables les gains des mercenaires et de tous ceux dont ce sont les travaux, et non les talents, qui sont payés. Car pour ceux-là, leur salaire est le prix d’une servitude. On doit aussi faire peu de cas des revendeurs en détail ; leurs bénéfices se fondent sur le mensonge. Or, la fausseté est ce qu’il y a de plus bas au monde. Tous les artisans sont engagés dans des occupations sordides : une boutique n’a rien qui puisse convenir à un homme libre. Les métiers qui méritent le moins d’estime sont ceux qui servent les plaisirs du corps : tels sont, suivant Térence : poissonniers, bouchers, cuisiniers, charcutiers et pêcheurs. Mettez si vous voulez, avec eux, les parfumeurs, les baladins et tout ce qui vit des jeux de hasard. Par contre, l’exercice des professions suivantes, dont la société retire beaucoup d’avantages, comme la médecine, l’architecture, l’enseignement des arts libéraux, est honorable pour ceux au rang de qui elles conviennent. Méprisons le commerce s’il se fait en petit ; mais s’il est important et copieux, s’il fait circuler les marchandises de tous côtés, et s’il se fait sans fraude, il ne doit plus être réprouvé. Si le négociant, content de sa fortune plutôt qu’insatiable, se retire du port dans ses terres, comme auparavant il s’était retiré de la mer dans le port, il a des droits incontestables à notre estime. Mais de tous les moyens d’acquérir, l’agriculture est le meilleur, le plus fécond, le plus doux, le plus digne d’un homme libre. Je l’ai vantée suffisamment dans mon livre de Caton l’Ancien : c’est là que vous pourrez trouver le complément de ce chapitre. »[20]

Par contre, on trouve chez Virgile l’éloge littéraire classique de l’agriculture : « O fortunatos nimium, sua si bona norint, Agricoles ! » (« O trop fortunés, s’ils connaissaient leurs biens, les cultivateurs ?)⁠[21]. Conscient des difficultés mais aussi du bien-être qu’apporte cette vie, il écrit: « Le Père des dieux[22] lui-même a voulu rendre la culture des champs difficile, et c’est lui qui le premier a fait un art de remuer la terre, en aiguisant par les soucis les cœurs des mortels et en ne souffrant pas que son empire s’engourdît dans une triste indolence. Avant Jupiter[23], point de colon qui domptât les guérets ; il n’était même pas permis de borner ou de partager les champs par une bordure : les récoltes étaient mises en commun, et la terre produisait tout d’elle-même, librement, sans contrainte. C’est lui qui donna leur pernicieux virus aux noirs serpents, qui commanda aux loups de vivre de rapines, à la mer de se soulever ; qui fit tomber le miel des feuilles, cacha le feu et arrêta les ruisseaux de vin qui couraient çà et là : son but était, en exerçant le besoin, de créer peu à peu les différents arts, de faire chercher dans les sillons l’herbe du blé et jaillir du sein du caillou le feu qu’il recèle. Alors, pour la première fois, les fleuves sentirent les troncs creusés des aunes[24] ; alors le nocher dénombra et nomma les étoiles : les Pléiades, les Hyades et la claire Arctos, fille de Lycaon[25]. Alors on imagina de prendre aux lacs les bêtes sauvages, de tromper les oiseaux avec de la glu et d’entourer d’une meute les profondeurs des bois. L’un fouette déjà de l’épervier[26] le large fleuve, dont il gagne les eaux hautes ; l’autre traîne sur la mer ses chaluts humides. Alors on connaît le durcissement du fer et la lame de la scie aigüe (car les premiers hommes fendaient le bois avec des coins) ; alors vinrent les différents arts. Tous les obstacles furent vaincus par un travail acharné et par le besoin pressant en de dures circonstances. »[27]

d’autres, plus tard, comme Marc-Aurèle ou Epictète loueront, plus généralement, le travail des mains. Et l’idée germera d’une égale dignité des hommes. Même si certaines tâches restent peu nobles, inférieures, elles ne peuvent porter préjudice à la grande fraternité humaine : « J’ai, appris avec plaisir, par ceux qui me viennent de toi, la familiarité dans laquelle tu vis avec tes esclaves. Voilà qui est digne de ta sagesse et de ton instruction. Sont-ce des esclaves ? Non. Mais des hommes. Des esclaves ? Non. Mais des compagnons de tente. Des esclaves ? Non. Mais d’humbles amis. Des esclaves ? Dis plutôt des frères en servitude, si tu réfléchis que la fortune a le même empire sur eux et sur toi. » En effet, « tu peux le voir libre comme il peut te voir esclave. Lors du désastre de Varus[28], bien des hommes de la plus haute naissance, qui passaient par l’armée pour arriver au rang sénatorial, furent ravalés par la fortune : de l’un elle fit un berger, de l’autre un gardien de cabane. Méprise ensuite un homme dont le sort peut devenir le tien, dans l’instant même où tu le méprises. Voici ma doctrine en deux mots : vis avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur vécut avec toi. »[29]

Bref, ce rapide survol nous montre qu’il ne faut pas, à l’instar de nombreux auteurs, considérer que les Anciens ont eu une « conception pessimiste » du travail⁠[30]. Nous avons rencontré diverses conceptions qui peuvent s’affronter lorsque la société se différencie ou lorsque le travail est nécessaire pour les uns et superflu pour d’autres. Et encore peut-on préciser que, si certaines aristocraties à travers l’histoire, affichent un certain mépris pour le travail, il s’agit plus d’un mépris pour le travail lucratif que pour le travail en lui-même.⁠[31]


1. Op. cit., p. 52.
2. HESIODE, Théogonie, 896.
3. HESIODE, Les travaux et les jours, 64. Pandore est la première femme, par qui tous les malheurs des hommes sont arrivés (cf. HESIODE, Théogonie, 79-82).
4. Odyssée, VII, 110. La Phéacie est une région mythique souvent identifiée avec l’île de Corcyre dans la mer Ionienne.
5. PINDARE, Olympiques, XIII, 63-87. Pégase est un cheval ailé qui fut capturé par Bellérophon avant de devenir la monture de Zeus.
6. Apollodore, III, 1, 4. Danaos est un roi légendaire d’Argos.
7. APPOLONIOS de Rhodes, Les Argonautiques, II, 1187-1189.Les Argonautes sont les héros qui s’embarquèrent sur la nef Argo pour aller conquérir la Toison d’or en Colchide (au sud du Caucase).
8. Iliade, XV, 412.
9. COMTE Fernand, Les grandes figures des mythologies, Larousse-Bordas, 1996, p. 64.
10. ESCHYLE, Prométhée enchaîné, v. 200-480. Dans cette pièce, Prométhée est puni parce qu’il s’est opposé à Zeus qui « ne fit aucun compte des malheureux mortels ; il voulait même en faire disparaître la race tout entière pour en faire naître une nouvelle. Et personne ne s’y opposait, dit Prométhée, que moi. Seul, j’eus cette audace et j’empêchai que les mortels mis en pièces ne descendissent dans l’Hadès. (…) d’enfants qu’ils étaient auparavant, j’ai fait des êtres doués de raison et de réflexion. (…) Autrefois ils voyaient sans voir, écoutaient sans entendre, et semblables aux formes des songes, ils brouillaient tout au hasard tout le long de leur vie ; ils ne connaissaient pas les maisons de briques ensoleillées ; ils ne savaient point travailler le bois ; ils vivaient enfouis comme des fourmis agiles au fond d’antres sans soleil. Ils n’avaient point de signe sûr ni de l’hiver, ni du printemps fleuri, ni de l’été riche en fruits ; ils faisaient tout sans user de leur intelligence, jusqu’au jour où je leur montrai l’art difficile de discerner les levers et les couchers des astres. J’inventai aussi pour eux la plus belle de toutes les sciences, celle du nombre, et l’assemblage des lettres, qui conserve le souvenir de toutes choses et favorise la culture des arts. Le premier aussi j’accouplai les animaux et les asservis au joug et au bât pour prendre la place des mortels dans les travaux les plus pénibles, et j’attelai au char les chevaux, dociles aux rênes, luxe dont se pare l’opulence. Nul autre que moi non plus n’inventa ces véhicules aux ailes de lin où les marins courent les mers. Voilà les inventions que j’ai imaginées en faveur des mortels (…). »
11. HOMERE, Odyssée, XIII, 366 et XXIII, 189.
12. Voici, par exemple, comment ce poète-paysan (VIIIe-VIIe s) parle de la réussite : « De la misère, on en gagne tant qu’on veut, à la va-vite ; La route est plane, et on en trouve tout de suite. Mais, devant le mérite, les dieux immortels ont d’abord mis la sueur : Le chemin qui y mène est à pic, et il traîne en longueur, Et il est rocailleux pour commencer, mais si tu arrives à son sommet, Même s’il était difficile, le voilà maintenant tout aisé ! » (In BRASILLACH R., Anthologie de la poésie grecque, Livre de poche, 1950, pp. 82-83).
13. Cf. Antigone, Stasimon I : le chœur chante : « De mille merveilles, merveille entre toutes se dresse l’homme : à travers la mer blanchissante, aux rafales du vent du Sud, il s’avance, il passe au milieu du surplomb d’ondes mugissantes. La Déesse-Mère, la Terre incorruptible, inépuisable, il la travaille de charrues qui vont et viennent chaque année, car pour la retourner il a des bêtes de gent chevaline. La race des oiseux légers, il la capture dans ses pièges ; poissons de la mer bondissante et harde de bêtes des bois, aux plis de ses filets tressés les capture l’homme inventif. La ruse lui soumet le fauve à travers plaines et montagnes ; au col chevelu du cheval il passera le double joug, que de son côté recevra le sauvage taureau des monts. Langage, aile vive, ô pensée, principes fondateurs de villes, il a maintenant tout cela ; comme il sait fuir sous le ciel même et l’importunité du gel et les traits importuns des pluies. Tête féconde et non stérile, il sait affronter l’avenir. Hadès (la mort) seul reste inévitable. Or, atteint du mal le plus grave, on le voit, l’homme trouve remède à force de subtilité. Don des arts, mystère, ô génie riche au delà de tout espoir ! ou vers le mal ou vers le bien, il confond les lois de la terre et le droit qu’il a fait le serment devant les dieux de respecter. Grand, mais rebut de la cité, qui du mal se fait un ami pour satisfaire son audace. Puisse-t-il ne s’asseoir jamais à mon foyer ni dans mon cœur, celui qui tel crime commet ! » (v.332-375).
14. Cf. Daniel-Rops : « Considérons le régime de l’esclavage antique. Du seul point de vue économique et technique, c’est un système remarquable et dont les conséquences spirituelles sont éminentes. Il met à la disposition de la société une telle quantité d’énergie à bas prix qu’il permet à l’homme libre la poursuite des fins vraiment spirituelles. (…) Ce mépris du travailleur dans la société antique (« on ne fera jamais d’un ouvrier, un citoyen ! ») est le corollaire naturel d’un état de fait qui accordait, d’un autre côté, à la pensée, une admirable indépendance. Mais ce système tendait à rendre vains tous progrès techniques, de même qu’il ne pouvait, sous peine de disparaître, modifier les conditions essentielles de la vie servile. d’une part, il était inutile de changer le régime, puisqu’il fonctionnait bien et coûtait fort peu, d’autre part l’esprit humain cherchait à justifier ce régime même, qui nous paraît abominablement injuste, mais qui était indispensable. On saisit là parfaitement cette interférence de l’économique et du technique avec l’éthique qui se retrouve à toutes les étapes de l’humanité. Aux premiers chrétiens eux-mêmes, comme aux plus nobles des philosophes antiques, l’esclavage apparaissait comme une loi naturelle, l’expression d’une volonté divine. » (Pour un avenir humain, in L’avenir de la science, Plon, 1941, pp. 255-256).
15. Cf. BARON Roger, Regards catholiques sur l’Inde, Desclée et Cie, 1959, p. 14: « L’Inde est sensible _ la vanité du monde, se livre à la recherche de la contemplation, à la quête de l’absolu. L’Occident veut la possession du monde, a le culte de l’action, ajoute progrès à progrès dans le domaine du relatif. Le christianisme a le sens de la création, ordonne la vie active à la vie contemplative, réalise la collaboration de l’homme avec Dieu. »
16. Platon développe l’idée que les arts et les métiers ont abîmé les corps des artisans et les ouvriers « de même que leur âme cassée et flétrie par la bassesse de leur travail » (République, VI, 495 d). Ils ne sont pas faits pour la philosophie qui seule forme un homme et un citoyen.
17. Xénophon, comme Platon, parle des corps et des âmes exténuées par le travail (Economique, IV, 2). Il fait dire à Socrate : « Les arts appelés mécaniques sont décriés et c’est avec raison que les gouvernements en font peu de cas. Ils minent le corps de ceux qui les exercent (…) en les forçant de demeurer assis, de vivre dans l’ombre et parfois même de séjourner près du feu. Or, quand les corps sont efféminés, les âmes perdent bientôt toute leur énergie. »
18. Pour Aristote, l’ouvrier ne peut être citoyen : « Dans les temps anciens, écrit-il, chez certains peuples, l’artisan et l’ouvrier étaient sur le même plan que l’esclave et l’étranger. Il en va encore de même à présent en beaucoup de lieux et jamais un État bien policé ne fera d’un artisan un citoyen. S’il le devient, au moins ne faut-il pas attendre de lui le civisme dont nous parlerons : cette vertu ne se rencontre pas partout ; elle suppose un homme non seulement libre mais dont l’existence soit débarrassée du besoin de se vouer aux œuvres serviles. Or quelle différence y a-t-il entre les artisans ou autres mercenaires et les esclaves, si ce n’est que ceux-ci appartiennent à un particulier et ceux-là au public ». (Politique, III, 3). A propos des esclaves précisément, il écrira : « Il existe des hommes inférieurs, autant que l’âme est supérieure au corps et l’homme à la brute : l’emploi de leurs forces corporelles est le meilleur parti qu’on puisse tirer de leur être ; ils sont nés pour être esclaves (…). Utile aux esclaves eux-mêmes, l’esclavage est juste ». (Politique, I, 1.) Plus simplement encore, Plutarque dira que les esclaves sont « les organes vivants de l’économique » (Vie des hommes illustres, Crassus, II).
19. Œuvre de Virgile (70-19).
20. De officiis I, 42.
21. Géorgiques II, v. 458-459.
22. Jupiter.
23. Sous l’âge d’or de Saturne.
24. Pirogues creusées dans un bois qui ne pourrit pas.
25. Callisto changée en ourse par Junon, forme la constellation de la grande Ourse.
26. Filet de pêche muni de pierres ou de balles de plomb.
27. Géorgiques, I, 121-146.
28. Publius Quintilius Varus, général et administrateur romain qui s’enrichit par des spoliations. En 9, en Germanie, ses trois légions furent détruites et il se donna la mort.(Mourre)
29. SENEQUE, Lettres à Lucilius, XLVII.
30. L’expression est de DELHAYE Ph. Théologie du travail, in L’ami du clergé, 18-7-1957, p. 29. L’auteur distingue encore la « conception optimiste des modernes » puis la « conception mélioriste de la « philosophie chrétienne ».«  Cette dernière considère que le travail est naturel à l’homme et que s’il a un caractère pénible, on doit chercher à alléger cette peine.
31. Cf. LECLERCQ J., op. cit., pp. 55-61.

⁢b. Le judéo-christianisme

Il présente, dans son ensemble, une vision positive du travail qui apparaît surtout comme un privilège et un bienfait. N’est-il pas écrit que « le Seigneur Dieu prit (…) l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder »[1]. Après le péché de l’homme, Dieu maudira non pas le travail, mais le sol : « Maudit soit le sol à cause de toi »[2], c’est-à-dire les conditions du travail . Comme l’explique saint Thomas : « A l’homme, chargé du rôle de gagne-pain, la terre maudite opposa sa stérilité, ses épines et ses ronces, et imposa la labeur quotidien. »[3]

Le travail reste, malgré la peine désormais, un avantage, un bien et la paresse un mal. On peut lire, dans le livre des Proverbes[4], cette rude injonction : « Va voir la fourmi, paresseux ! Observe ses mœurs et deviens sage : elle qui n’a ni magistrat, ni surveillant ni chef, durant l’été elle assure sa provende et amasse, au temps de la moisson, sa nourriture. Jusques à quand, paresseux, resteras-tu couché ? Quand te lèveras-tu de ton sommeil ? Un peu dormir, un peu s’assoupir, un peu croiser les bras en s’allongeant, et, tel un rôdeur, viendra l’indigence, et la disette comme un mendiant. »

L’Ecclésiaste qui souligne tant la vanité des efforts humains, reconnaît cependant qu’ »il n’y a de bonheur pour l’homme que dans le manger et le boire et dans le bonheur qu’il trouve dans son travail, (…) cela aussi vient de la main de Dieu (…) »⁠[5] ; « ’il n’y a rien de meilleur pour l’homme que de jouir du fruit de ses travaux »[6].

Le Siracide conseille : « Ne déteste point les besognes pénibles, ni le labeur de la terre, qui a été créé par le Très-Haut. »[7]

Le travail a donc été voulu par Dieu.

Reste, néanmoins, comme dans les autres cultures, l’acceptation de l’esclavage avec, toutefois, comme nous l’avons déjà vu précédemment, d’importants accommodements. Dans le Siracide, précisément, on lit: « A l’âne le picotin, le bâton et le faix ; à l’esclave le pain, la correction et la tâche. L’esclave ne travaille que si on le châtie, et n’aspire qu’au repos ; laisse-lui les mains inoccupées, et il cherchera la liberté. Le joug et la courroie font plier le cou le plus dur, le travail continuel rend l’esclave souple ; à l’esclave malveillant, la torture et les entraves ; fais-le travailler, qu’il ne reste pas oisif, car l’oisiveté enseigne bien des erreurs. Tiens-le au travail, car c’est ce qui lui convient. S’il n’obéit pas, réduis-le par les entraves ; mais ne commets pas d’excès envers qui que ce soit, et ne fais rien d’important sans y avoir réfléchi. Si ton esclave t’est fidèle, qu’il te soit cher comme toi-même ; traite-le comme un frère, parce que tu l’as acquis au prix de ton sang. »[8]

Reste aussi la classique hiérarchisation des tâches. Dans le Siracide, s’exprime ainsi le sentiment de supériorité de l’intellectuel : « La sagesse du scribe s’acquiert à la faveur du loisir ; celui qui s’agite peu deviendra sage. Quelle sagesse pourrait acquérir l’homme qui mène la charrue, qui met son point d’honneur à brandir son aiguillon, qui stimule les bœufs, les dirigeant au son de sa ritournelle, et qui converse avec les bouvillons ? Il est préoccupé de herser les sillons, il met un soin vigilant à engraisser des génisses. »[9] La suite du texte évoque les tâches du charpentier, de l’architecte, du graveur de cachets, du forgeron, du potier et conclut avec plus de nuance : « Tous ces artisans attendent tout de leurs mains ; chacun d’eux est sage en son métier. Sans eux tous, nulle ville ne serait bâtie, ni habitée, ni fréquentée ; mais ils n’entreront point dans l’assemblée, ils ne siégeront pas aux réunions des juges, ils n’auront pas l’intelligence des dispositions judiciaires, ils ne publieront ni l’instruction ni le droit, on ne les trouvera pas à l’étude des maximes. Mais ils maintiennent les choses de ce monde, leur prière se rapporte à l’exercice de leur art ; ils s’y appliquent, et étudient ensemble la loi du Très-Haut. »[10]

Avec le Nouveau Testament, le travail acquiert une plus grande dignité encore puisqu’il est pratiqué par le Fils de Dieu lui-même ! Jésus est un travailleur manuel, charpentier et fils de charpentier⁠[11]. Aux premiers temps, beaucoup, comme Celse, se moquèrent de « ce dieu qui rabotait des planches »[12].

Par contre, Paul, fort de son expérience, va insister sur la nécessité, pour le serviteur de l’Évangile, de n’être à charge de personne et donc de travailler : « Vous vous rappelez, frères, nos labeurs et nos fatigues : à l’œuvre nuit et jour pour n’être à charge à aucun de vous, nous vous avons annoncé l’Évangile de Dieu. »[13]

« Mettez votre point d’honneur à vivre dans la sérénité, à vous occuper de vos propres affaires, à travailler de vos mains, comme nous vous l’avons recommandé. Aux yeux des gens du dehors, vous vous conduirez honorablement et vous ne serez à charge de personne ».⁠[14]

« Frères, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, nous vous enjoignons de vous tenir à distance de tout frère vivant dans la paresse, sans observer la tradition que vous avez reçue de nous. Vous savez vous-mêmes ce que vous avez à faire pour nous imiter. Nous n’avons pas vécu parmi vous dans ce dérèglement ; nous n’avons pas mangé sans rétribution le pain de personne ; mais, nuit et jour, avec fatigue et avec peine, nous avons travaillé pour n’être à charge à personne d’entre vous. Nous en avions pourtant le droit, mais nous avons voulu vous donner en nous-mêmes un exemple à imiter. Aussi bien, lorsque nous étions parmi vous, nous vous disions formellement que, si quelqu’un ne veut pas travailler, il n’a pas non plus le droit de manger. Or nous apprenons qu’il y a des gens désordonnés parmi vous ; au lieu de travailler, ils s’occupent de futilités. Nous les invitons et nous les exhortons, au nom du Seigneur Jésus-Christ, à travailler paisiblement ; qu’ils mangent ainsi le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné. »[15].

Paul, tout en attribuant sa préférence « au travail manuel en tant que source de rétribution », affirme, en même temps, « le droit du travail intellectuel à une rémunération », droit qui, à travers les siècles et encore aujourd’hui sous certains aspects, ne sera guère reconnu.⁠[16] Paul apparaît très en avance sur son temps par un autre aspect également : comme nous le verrons plus tard, il va poser les bases d’une véritable théologie du travail en demandant : « Tout ce que vous faites, faites-le de bon cœur, comme pour le Seigneur, et non pour les hommes »[17].

Nous allons voir que ces avancées resteront, malheureusement, trop longtemps ignorées des successeurs de l’Apôtre.


1. Gn 2, 15.
2. Gn 3, 17.
3. IIa IIae, qu 164, a 2.
4. Pr 6, 6-11.
5. Qo 2, 24.
6. Qo, 3, 22.
7. Si, 7, 16.
8. Si 33, 25-31.
9. Si 38, 25-27.
10. Si 38, 35-39.
11. Cf Mt 13, 55 et Mc 6, 3.
12. JACCARD, op. cit., p. 115. Celse, philosophe (IIe siècle), auteur du Discours véritable (vers 178), œuvre antichrétienne connue par Origène qui la réfuta dans son livre Contre Celse (vers 248).
13. I Th 2, 9.
14. 1 Th 4, 11-12.
15. 2 Th 3, 6-12. Paul souligne ce droit de ne pas travailler auquel il a renoncé: « N’avons-nous pas le droit de manger et de boire ? (…) Ou bien serais-je seul, avec Barnabé, à être privé du droit de ne pas travailler ? (…) Si nous avons semé chez vous les biens spirituels, sera-ce trop exiger que de récolter vos biens temporels ? Si d’autres ont ce droit sur vous, ne l’avons-nous pas davantage ? Cependant, nous n’avons pas usé de ce droit : nous supportons tout, afin de ne pas créer d’obstacle à l’Évangile du Christ. Ne savez-vous pas que les ministres du culte vivent du culte, et que ceux qui servent à l’autel ont leur part à l’autel ? De même , le Seigneur a ordonné que ceux qui annoncent l’Évangile vivent de l’Évangile. Mais moi, je n’ai usé d’aucun de ces droits ; et ce n’est pas pour les revendiquer que j’écris ceci…​ ; mais personne ne m’enlèvera cette fierté. Annoncer l’Évangile n’a rien qui me rende fier ; c’est une nécessité qui me presse. Malheur à moi, si je n’annonce pas l’Évangile ! Si je le faisais de mon propre gré, j’en mériterais récompense ; si je le fais malgré moi, c’est une fonction qui m’est confiée. Alors, quelle est ma récompense ? C’est, dans la prédication de l’Évangile, de l’offrir gratuitement, sans user du droit que cette prédication me confère. » (1 Cor 9, 4-18).
16. LECLERCQ J., op. cit., p. 63. Rappelons-nous l’injonction aux Galates : « Que celui qu’on instruit de la Parole donne de tous ses biens à qui l’en instruit » (Ga 6, 6) et la recommandation à Timothée : « Les anciens qui remplissent bien leur fonction sont dignes d’une double rémunération, et surtout ceux qui se dévouent à la prédication et à l’enseignement » (1 Tm 5, 17). J. Leclercq explique, malgré cela, la « préférence » de Paul en faisant remarquer « combien est générale l’idée que le travail intellectuel ne se paie pas. (…) On peut même dire, d’une manière générale, qu’il a toujours été d’usage de ne pas payer les intellectuels. L’idée d’une équivalence entre une somme d’argent et le travail d’un juge, d’un avocat, d’un professeur, d’un roi ou d’un gouvernant d’État, de province, de commune a toujours paru choquante. Aussi, comme ils doivent vivre, leur paiement a-t-il toujours été irrégulier et irrationnel. (…) Bien que, de nos jours, l’idée d’une rétribution du travail intellectuel se soit acclimatée plus qu’autrefois, on sait combien sont encore nombreux ceux qui trouvent naturel de payer de grosses sommes pour des vêtements, des meubles, des voitures, mais qui ne comprennent pas qu’on leur demande un prix semblable pour des leçons à leurs enfants. (…) Au fond de cela, se trouve l’idée que le travail ne se paie pas. On paie des marchandises, et le salaire du travail manuel n’est, en réalité, pas le salaire du travail, mais le prix des marchandises qu’il procure.(…) Une chose se paie, un service ne se paie pas. » De plus_, « dans la pensée de la plupart des gens, le travail est lié à la nécessité de gagner sa vie. Quand on ne doit pas gagner sa vie, on peut être « occupé », on ne travaille pas_. (…) Or, ce travail qui s’impose comme une nécessité, c’est, à première vue, le travail manuel. (…) Tout cela permet de comprendre, que, lorsqu’on parle du travail, la plupart pensent exclusivement au travail manuel et que les moralistes lui trouvent une valeur spéciale ». On peut encore ajouter que « le devoir du travail à titre de collaboration à la vie sociale est une idée moderne ». ( op. cit., pp. 64-68).
17. Col 3, 23.