Dans la Grèce archaïque, comme dans la plupart des sociétés anciennes,
le travail dont le caractère pénible est universellement reconnu, est
néanmoins honoré. d’ailleurs, les dieux travaillent. Héphaïstos forge,
Héraclès garde des troupeaux, Poséidon et Apollon participent à la
construction du mur de Troie. De plus, Déméter, déesse de la terre
cultivée, et Artémis, déesse de la chasse semblent confirmer l’opinion
de P. Jaccard qui affirme que « dans une
civilisation où le travail est honoré, la femme est toujours l’objet
d’une attentive considération » et qu’ »inversement, on peut affirmer
aussi que là où la femme est respectée, le travail l’est également ».
Ainsi et mieux encore, Athéna, fille de Zeus, « égale à son père en
force et en prudente sagesse »
« apprend aux hommes à dompter les forces sauvages, à apprivoiser la
nature, à se rendre maîtres des éléments. Elle est à l’origine de toutes
les techniques : elle apprend le filage et le tissage à
Pandore et aux femmes de
Phéacie. Les forgerons l’invoquent. Elle dresse les chevaux et
invente le char. C’est elle qui procure à Bellérophon le mors,
instrument nécessaire pour dompter Pégase. Elle préside aux
travaux des bois et invente le premier navire avec
Danaos. Et c’est Athéna elle-même qui va sur la montagne du Pélion
abattre les arbres à la hache pour la construction du navire des
Argonautes. Car elle veut apprendre aux hommes que c’est « la mêtis,
c’est-à-dire l’intelligence et non la force, qui fait le bon
bûcheron » ». Les
héros et les princes ne sont pas en reste : Prométhée qu’Eschyle célèbre,
apprend aux hommes « des arts sans nombre »
et Ulysse qui sait faucher et charruer, a construit sa chambre nuptiale
et explique avec force détails techniques comment il a construit son
lit. Hésiode fait,
avec réalisme et sans naïveté, l’éloge du travail dans Les Travaux et
les Jours et Sophocle, à l’autre bout de la grande histoire grecque, dit
son admiration pour l’humanité inventive et laborieuse.
Mais on sait que les philosophes eurent, en général, une opinion
négative vis-à-vis du travail manuel. Sentiment de supériorité
relativement classique de l’intellectuel ? Pas seulement. Plusieurs
auteurs font remarquer que la généralisation de l’esclavage qui apporte
une main-d’œuvre abondante et qui avilit la condition du travailleur
dont le rendement, du fait de la servilité, est plus faible, a dû avoir
un effet négatif sur l’opinion et a rendu inutile le progrès
technique.
On ne peut négliger non plus, surtout chez les philosophes, l’influence
de théories orientales comme le taoïsme et le bouddhisme indien.
Le taoïsme loue le travail agricole mais considère la technique comme
impure car elle risque d’absorber l’homme dans le travail.
Le bouddhisme indien, de son côté, considère le travail comme
foncièrement pernicieux et non comme un devoir honorable. Il faut
éteindre les passions, réduire donc l’existence qui peut être une source
de douleur. A cette vision s’ajoute le
système indien des castes qui a cloisonné et hiérarchisé les activités
dont certaines ne sont plus que des formes d’esclavage.
Cette intrusion orientale dans la pensée grecque, sensible chez Platon
surtout, mais aussi chez Xénophon et Aristote,
expliquerait pourquoi ils ont dénaturé le mythe de Prométhée présenté
désormais non plus comme un bienfaiteur de l’humanité mais comme un
dangereux orgueilleux. Le mépris des intellectuels pour la technique
expliquerait aussi pourquoi toute une série de découvertes n’ont été
utilisées qu’exceptionnellement. Les ingénieurs grecs avaient à maintes
reprises montré leur savoir-faire : machines de guerre, élévateurs,
tunnels, transport de bateaux, détournement de fleuve, horloge à eau,
vis et écrou, machine à vapeur, moulin à eau pour l’irrigation et la
meunerie sont restés trop souvent au stade théorique ou ont trouvé de
rares et très limitées applications.
A Rome, il en fut de même. Les techniques qu’ont prête aux Romains
venaient des Etrusques, eux-mêmes tributaires des Crétois mais les
Géorgiques nous montrent que le
paysan romain utilisait un outillage qui n’était pas plus performant que
celui décrit par Hésiode sept siècles auparavant et Pline l’Ancien dans
son Histoire naturelle nous apprend que si, en Gaule, on utilisait des
charrues plus perfectionnées qu’en Italie, ces nouveaux outils furent
peu utilisés par les Romains.
De nouveau, les intellectuels, tel Sénèque, considèrent comme vulgaire
le travail manuel. Cicéron fait, par exemple, cette recommandation à son
fils Marcus qui étudia la philosophie à Athènes : « Voici comment on
distingue entre les professions et les diverses manières de faire du
gain, celles qui sont libérales et celles qui sont sordides. d’abord, on
méprise tout profit odieux : tel est celui des exacteurs, des usuriers.
Ensuite, on regarde comme ignobles et méprisables les gains des
mercenaires et de tous ceux dont ce sont les travaux, et non les
talents, qui sont payés. Car pour ceux-là, leur salaire est le prix
d’une servitude. On doit aussi faire peu de cas des revendeurs en
détail ; leurs bénéfices se fondent sur le mensonge. Or, la fausseté est
ce qu’il y a de plus bas au monde. Tous les artisans sont engagés dans
des occupations sordides : une boutique n’a rien qui puisse convenir à un
homme libre. Les métiers qui méritent le moins d’estime sont ceux qui
servent les plaisirs du corps : tels sont, suivant Térence :
poissonniers, bouchers, cuisiniers, charcutiers et pêcheurs. Mettez
si vous voulez, avec eux, les parfumeurs, les baladins et tout ce qui
vit des jeux de hasard. Par contre, l’exercice des professions
suivantes, dont la société retire beaucoup d’avantages, comme la
médecine, l’architecture, l’enseignement des arts libéraux, est
honorable pour ceux au rang de qui elles conviennent. Méprisons le
commerce s’il se fait en petit ; mais s’il est important et copieux, s’il
fait circuler les marchandises de tous côtés, et s’il se fait sans
fraude, il ne doit plus être réprouvé. Si le négociant, content de sa
fortune plutôt qu’insatiable, se retire du port dans ses terres, comme
auparavant il s’était retiré de la mer dans le port, il a des droits
incontestables à notre estime. Mais de tous les moyens d’acquérir,
l’agriculture est le meilleur, le plus fécond, le plus doux, le plus
digne d’un homme libre. Je l’ai vantée suffisamment dans mon livre de
Caton l’Ancien : c’est là que vous pourrez trouver le complément de ce
chapitre. »
Par contre, on trouve chez Virgile l’éloge littéraire classique de
l’agriculture : « O fortunatos nimium, sua si bona norint, Agricoles ! »
(« O trop fortunés, s’ils connaissaient leurs biens, les
cultivateurs ?). Conscient des
difficultés mais aussi du bien-être qu’apporte cette vie, il écrit:
« Le Père des dieux lui-même a voulu rendre la
culture des champs difficile, et c’est lui qui le premier a fait un art
de remuer la terre, en aiguisant par les soucis les cœurs des mortels et
en ne souffrant pas que son empire s’engourdît dans une triste
indolence. Avant Jupiter,
point de colon qui domptât les guérets ; il n’était même pas permis de
borner ou de partager les champs par une bordure : les récoltes étaient
mises en commun, et la terre produisait tout d’elle-même, librement,
sans contrainte. C’est lui qui donna leur pernicieux virus aux noirs
serpents, qui commanda aux loups de vivre de rapines, à la mer de se
soulever ; qui fit tomber le miel des feuilles, cacha le feu et arrêta
les ruisseaux de vin qui couraient çà et là : son but était, en exerçant
le besoin, de créer peu à peu les différents arts, de faire chercher
dans les sillons l’herbe du blé et jaillir du sein du caillou le feu
qu’il recèle. Alors, pour la première fois, les fleuves sentirent les
troncs creusés des aunes ; alors le nocher dénombra et nomma les étoiles : les
Pléiades, les Hyades et la claire Arctos, fille de
Lycaon. Alors on imagina de prendre aux
lacs les bêtes sauvages, de tromper les oiseaux avec de la glu et
d’entourer d’une meute les profondeurs des bois. L’un fouette déjà de
l’épervier le large fleuve, dont il gagne les eaux hautes ; l’autre traîne
sur la mer ses chaluts humides. Alors on connaît le durcissement du fer
et la lame de la scie aigüe (car les premiers hommes fendaient le bois
avec des coins) ; alors vinrent les différents arts. Tous les obstacles
furent vaincus par un travail acharné et par le besoin pressant en de
dures circonstances. »
d’autres, plus tard, comme Marc-Aurèle ou Epictète loueront, plus
généralement, le travail des mains. Et l’idée germera d’une égale
dignité des hommes. Même si certaines tâches restent peu nobles,
inférieures, elles ne peuvent porter préjudice à la grande fraternité
humaine : « J’ai, appris avec plaisir, par ceux qui me viennent de toi,
la familiarité dans laquelle tu vis avec tes esclaves. Voilà qui est
digne de ta sagesse et de ton instruction. Sont-ce des esclaves ? Non.
Mais des hommes. Des esclaves ? Non. Mais des compagnons de tente. Des
esclaves ? Non. Mais d’humbles amis. Des esclaves ? Dis plutôt des frères
en servitude, si tu réfléchis que la fortune a le même empire sur eux et
sur toi. » En effet, « tu peux le voir libre comme il peut te voir
esclave. Lors du désastre de Varus, bien des hommes de la plus haute naissance, qui
passaient par l’armée pour arriver au rang sénatorial, furent ravalés
par la fortune : de l’un elle fit un berger, de l’autre un gardien de
cabane. Méprise ensuite un homme dont le sort peut devenir le tien, dans
l’instant même où tu le méprises. Voici ma doctrine en deux mots : vis
avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur vécut avec
toi. »
Bref, ce rapide survol nous montre qu’il ne faut pas, à l’instar de
nombreux auteurs, considérer que les Anciens ont eu une « conception
pessimiste » du travail. Nous avons
rencontré diverses conceptions qui peuvent s’affronter lorsque la
société se différencie ou lorsque le travail est nécessaire pour les uns
et superflu pour d’autres. Et encore peut-on préciser que, si certaines
aristocraties à travers l’histoire, affichent un certain mépris pour le
travail, il s’agit plus d’un mépris pour le travail lucratif que pour le
travail en lui-même.