A la lumière de ce bref aperçu théologique, on peut affirmer que la pauvreté n’est pas un problème marginal, un épiphénomène, un accident inévitable de la croissance : c’est un problème fondamental car il atteint tout l’homme et tous les hommes. Un chrétien ne peut accepter c’e qu’on a appelé le darwinisme social inspiré de Malthus où l’on considère que les pauvres sont naturellement faibles et qu’ils sont tout aussi naturellement éliminés par les plus forts.[1] Il n’y a pas non plus à diviser les pauvres en bons et mauvais, comme on l’a fait parfois : les bons qui vont à la messe et les mauvais qui votent socialiste. Le marxisme lui-même a érigé cette tentation en principe : il a pris le parti du prolétariat mais s’est méfié du lumpenprolétariat[2] prêt à se rallier aux forces réactionnaires.
La pauvreté ne se définit pas non plus simplement par le manque de pain ou de travail[3] ou de capacités physiques, intellectuelles, psychologiques. Un manque entraîne d’autres manques. Cette description de la pauvreté bâtie à partir des réalités sociales du XIXe siècle reste valable aujourd’hui et nous montre les résonances d’une indigence matérielle : « Le quart-monde dans les pays riches rassemble des populations dominées qui manquent du minimum vital et du minimum en général compte tenu des usages sociaux, qui ont des comportements marginaux et se trouvent exclues par l’absence de travail, par la difficulté de communiquer, par le sentiment de perte de dignité, et d’humiliation par leurs comportements mêmes. Privées souvent de liens contractuels, elles se heurtent à des phénomènes de blocages permanents tels, qu’elles ont les plus grandes difficultés pour s’intégrer, voire seulement pour s’insérer socialement ».[4]
Il serait étonnant que l’indigence matérielle, pour ne parler que d’elle, n’ait pas d’incidences spirituelles. P. Scolas pose cette question qui est, en fait, une affirmation : « La lutte résolue pour un vrai bien-être matériel ne va-t-elle pas nécessairement de pair avec l’ouverture vers d’autres biens aussi vitaux ? »[5]
Par ailleurs, la pauvreté est un mal commun. La pauvreté n’est pas seulement un mal qui atteint une personne ou une catégorie de personnes, un mal auquel une autre personne ou un autre groupe de personnes peut apporter soulagement à défaut de guérison, la pauvreté est un mal social, une atteinte au bien commun. Le pauvre est celui qui ne peut partiellement ou totalement travailler à l’accroissement du bien commun, qui ne peut en recevoir tous les bienfaits ou certains d’entre eux mais qui, par sa défection, prive l’ensemble de la société du fruit de sa participation. Quand donc une société, corps intermédiaire ou état, lutte contre toutes les formes possibles de pauvreté, elle agit dans l’intérêt des personnes concernées, évidemment, mais aussi de l’ensemble des citoyens.
A la limite, on peut même contester la division sociale riches-pauvres et envisager, comme le faisait Paul VI, « un monde plus humain pour tous, où tous ont à donner et à recevoir ».[6]
Tout ceci nous montre, si besoin était encore, la nécessité, au cœur de la charité, de garder le souci prioritaire, mais non exclusif, de la justice sociale, pour le bien des personnes et des sociétés.
Comme nous l’avons vu précédemment, la justice sociale est un concept « englobant », pourrait-on dire, puisqu’elle « veille, chez les gouvernants mais aussi en tous les lieux de décision de l’organisme social et jusque chez les membres particuliers, au développement des ressources sociales, à leur harmonieuse répartition entre les catégories sociales par leurs lois, institutions et initiatives convenables, ainsi qu’à la distribution des rôles, empruntant tour à tour ses normes à la justice générale, à la justice distributive et à la justice commutative, selon les situations diverses qu’elle régit.
Ainsi la justice sociale nous semble avoir deux objets qui ne peuvent se ramener à l’unité : d’une part, l’abolition des disparités entre classes, secteurs et peuples ; d’autre part, la croissance des ressources globales de la société : en bref, la répartition sociale et la croissance économique. »[7]
Si les réponses ne sont pas évidentes, les questions à résoudre sont claires : comment assurer avec justice la « croissance économique » et la « répartition sociale » ou, plus exactement, comme le dit l’auteur, la « distribution des rôles », le « développement des ressources sociales », « globales » et leur « harmonieuse répartition » pour que s’abolissent les disparités ?
Quelles sont donc précisément les conditions de l’établissement et de la croissance de la justice sociale ainsi définie ?
Elles sont nombreuses et d’ordres divers. Elles sont, nous allons le voir encore à travers les chapitres qui suivent, culturelles, philosophiques, spirituelles, morales, juridiques, politiques, structurelles. La justice sociale est ordonnée, ne l’oublions pas, au bien commun. En tant que justice, elle résume tous les devoirs sociaux[8] et, vu leur diversité, « il n’est pas interdit de penser que les principes de la justice puissent varier d’après les domaines et les objets auxquels ils s’appliquent »[9]
Mais la justice sociale ne s’installe pas spontanément, elle ne peut être imposée. Elle doit se construire et s’organiser avec la collaboration de tous les acteurs sociaux, économiques et politiques. La variété des conditions le réclame. La réalisation du bien commun aussi. Trop souvent, on attribue à l’État le rôle essentiel en la matière. Et il est vrai que l’établissement d’une législation sociale est capital. Mais, au fil du temps, le rôle social de l’État s’est considérablement élargi. « d’abord ont été introduites timidement et assez tard dans le dix-neuvième siècle des lois de protection sociale ; cette protection s’est étendue à partir de 1919 et elle continue depuis de le faire. Ensuite, à partir des années trente, l’État prend des responsabilités, non seulement comme protecteur des faibles, mais comme leader principal des décisions économiques et sociales. Après la guerre de trente-neuf à quarante-cinq enfin, l’extension de la sécurité sociale et la création d’autres systèmes de redistribution des revenus dans un but de réduction des inégalités, ont rendu plus large encore l’emprise de l’État. » Suite à ce tableau qu’il brosse rapidement, Marc Van De Putte[10] soulève deux probl_mes majeurs : d’une part les finances publiques ont de plus en plus de difficultés pour assumer leurs responsabilités et la loi, d’autre part, tend à régir de plus en plus de champs d’activités. Autrement dit, la dette tend à s’accroître et la liberté à diminuer.
Nous verrons que cette situation dramatique où s’enlisent bien des États modernes tentés de sacrifier des engagements sociaux pour échapper à l’étouffement, peut être évitée dans la mesure où l’on cesse de penser la réalisation de la justice sociale uniquement dans le chef des pouvoirs publics et uniquement selon des modalités financières.
La justice sociale, en tout cas, nous allons en voir quelques conditions pratiques réclame un autre regard sur l’économie. Va-t-elle être, selon l’heureuse expression d’un auteur, une économie du « bien-être » ou du « plus-avoir » ?[11]
L’exigence évangélique était déjà difficile à vivre dans le monde relativement stable de jadis. Mais aujourd’hui, « le progrès scientifique et technique fait, en raison des déséquilibres qu’il entraîne dans le monde, une question de vie ou de mort d’une économie qui ne soit plus celle du profit mais des besoins des hommes « au niveau de leur vraie dignité », d’une économie « de participation » et « de don » ; ce n’est que dans une telle économie que l’on pourrait penser normalement la pauvreté.[12] Et encore le problème est-il beaucoup plus qu’économique. Ce qui est en cause, c’est toute une mentalité que suscite la technique, avec ses harmoniques éthiques spontanées. »[13]
« L’Évangile nous dresse contre une certaine « économie d’abondance », comme on dit aujourd’hui, qui est la perversion du développement économique lui-même, comme on peut le voir dans la détresse présente des hommes. Aussi l’enrichissement du monde n’est-il légitime que si, d’abord, en justice, il nourrit et libère les pauvres, nations et individus. »[14]