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iii. Un autre regard sur la pauvreté

A la lumière de ce bref aperçu théologique, on peut affirmer que la pauvreté n’est pas un problème marginal, un épiphénomène, un accident inévitable de la croissance : c’est un problème fondamental car il atteint tout l’homme et tous les hommes. Un chrétien ne peut accepter c’e qu’on a appelé le darwinisme social inspiré de Malthus où l’on considère que les pauvres sont naturellement faibles et qu’ils sont tout aussi naturellement éliminés par les plus forts.⁠[1] Il n’y a pas non plus à diviser les pauvres en bons et mauvais, comme on l’a fait parfois : les bons qui vont à la messe et les mauvais qui votent socialiste. Le marxisme lui-même a érigé cette tentation en principe : il a pris le parti du prolétariat mais s’est méfié du lumpenprolétariat⁠[2] prêt à se rallier aux forces réactionnaires.

La pauvreté ne se définit pas non plus simplement par le manque de pain ou de travail⁠[3] ou de capacités physiques, intellectuelles, psychologiques. Un manque entraîne d’autres manques. Cette description de la pauvreté bâtie à partir des réalités sociales du XIXe siècle reste valable aujourd’hui et nous montre les résonances d’une indigence matérielle : « Le quart-monde dans les pays riches rassemble des populations dominées qui manquent du minimum vital et du minimum en général compte tenu des usages sociaux, qui ont des comportements marginaux et se trouvent exclues par l’absence de travail, par la difficulté de communiquer, par le sentiment de perte de dignité, et d’humiliation par leurs comportements mêmes. Privées souvent de liens contractuels, elles se heurtent à des phénomènes de blocages permanents tels, qu’elles ont les plus grandes difficultés pour s’intégrer, voire seulement pour s’insérer socialement ».⁠[4]

Il serait étonnant que l’indigence matérielle, pour ne parler que d’elle, n’ait pas d’incidences spirituelles. P. Scolas pose cette question qui est, en fait, une affirmation : « La lutte résolue pour un vrai bien-être matériel ne va-t-elle pas nécessairement de pair avec l’ouverture vers d’autres biens aussi vitaux ? »[5]

Par ailleurs, la pauvreté est un mal commun. La pauvreté n’est pas seulement un mal qui atteint une personne ou une catégorie de personnes, un mal auquel une autre personne ou un autre groupe de personnes peut apporter soulagement à défaut de guérison, la pauvreté est un mal social, une atteinte au bien commun. Le pauvre est celui qui ne peut partiellement ou totalement travailler à l’accroissement du bien commun, qui ne peut en recevoir tous les bienfaits ou certains d’entre eux mais qui, par sa défection, prive l’ensemble de la société du fruit de sa participation. Quand donc une société, corps intermédiaire ou état, lutte contre toutes les formes possibles de pauvreté, elle agit dans l’intérêt des personnes concernées, évidemment, mais aussi de l’ensemble des citoyens.

A la limite, on peut même contester la division sociale riches-pauvres et envisager, comme le faisait Paul VI, « un monde plus humain pour tous, où tous ont à donner et à recevoir ».⁠[6]

Tout ceci nous montre, si besoin était encore, la nécessité, au cœur de la charité, de garder le souci prioritaire, mais non exclusif, de la justice sociale, pour le bien des personnes et des sociétés.

Comme nous l’avons vu précédemment, la justice sociale est un concept « englobant », pourrait-on dire, puisqu’elle « veille, chez les gouvernants mais aussi en tous les lieux de décision de l’organisme social et jusque chez les membres particuliers, au développement des ressources sociales, à leur harmonieuse répartition entre les catégories sociales par leurs lois, institutions et initiatives convenables, ainsi qu’à la distribution des rôles, empruntant tour à tour ses normes à la justice générale, à la justice distributive et à la justice commutative, selon les situations diverses qu’elle régit.

Ainsi la justice sociale nous semble avoir deux objets qui ne peuvent se ramener à l’unité : d’une part, l’abolition des disparités entre classes, secteurs et peuples ; d’autre part, la croissance des ressources globales de la société : en bref, la répartition sociale et la croissance économique. »[7]

Si les réponses ne sont pas évidentes, les questions à résoudre sont claires : comment assurer avec justice la « croissance économique » et la « répartition sociale » ou, plus exactement, comme le dit l’auteur, la « distribution des rôles », le « développement des ressources sociales », « globales » et leur « harmonieuse répartition » pour que s’abolissent les disparités ?

Quelles sont donc précisément les conditions de l’établissement et de la croissance de la justice sociale ainsi définie ?

Elles sont nombreuses et d’ordres divers. Elles sont, nous allons le voir encore à travers les chapitres qui suivent, culturelles, philosophiques, spirituelles, morales, juridiques, politiques, structurelles. La justice sociale est ordonnée, ne l’oublions pas, au bien commun. En tant que justice, elle résume tous les devoirs sociaux⁠[8] et, vu leur diversité, « il n’est pas interdit de penser que les principes de la justice puissent varier d’après les domaines et les objets auxquels ils s’appliquent »[9]

Mais la justice sociale ne s’installe pas spontanément, elle ne peut être imposée. Elle doit se construire et s’organiser avec la collaboration de tous les acteurs sociaux, économiques et politiques. La variété des conditions le réclame. La réalisation du bien commun aussi. Trop souvent, on attribue à l’État le rôle essentiel en la matière. Et il est vrai que l’établissement d’une législation sociale est capital. Mais, au fil du temps, le rôle social de l’État s’est considérablement élargi. « d’abord ont été introduites timidement et assez tard dans le dix-neuvième siècle des lois de protection sociale ; cette protection s’est étendue à partir de 1919 et elle continue depuis de le faire. Ensuite, à partir des années trente, l’État prend des responsabilités, non seulement comme protecteur des faibles, mais comme leader principal des décisions économiques et sociales. Après la guerre de trente-neuf à quarante-cinq enfin, l’extension de la sécurité sociale et la création d’autres systèmes de redistribution des revenus dans un but de réduction des inégalités, ont rendu plus large encore l’emprise de l’État. » Suite à ce tableau qu’il brosse rapidement, Marc Van De Putte⁠[10] soulève deux probl_mes majeurs : d’une part les finances publiques ont de plus en plus de difficultés pour assumer leurs responsabilités et la loi, d’autre part, tend à régir de plus en plus de champs d’activités. Autrement dit, la dette tend à s’accroître et la liberté à diminuer.

Nous verrons que cette situation dramatique où s’enlisent bien des États modernes tentés de sacrifier des engagements sociaux pour échapper à l’étouffement, peut être évitée dans la mesure où l’on cesse de penser la réalisation de la justice sociale uniquement dans le chef des pouvoirs publics et uniquement selon des modalités financières.

La justice sociale, en tout cas, nous allons en voir quelques conditions pratiques réclame un autre regard sur l’économie. Va-t-elle être, selon l’heureuse expression d’un auteur, une économie du « bien-être » ou du « plus-avoir » ?⁠[11]

L’exigence évangélique était déjà difficile à vivre dans le monde relativement stable de jadis. Mais aujourd’hui, « le progrès scientifique et technique fait, en raison des déséquilibres qu’il entraîne dans le monde, une question de vie ou de mort d’une économie qui ne soit plus celle du profit mais des besoins des hommes « au niveau de leur vraie dignité », d’une économie « de participation » et « de don » ; ce n’est que dans une telle économie que l’on pourrait penser normalement la pauvreté.⁠[12] Et encore le problème est-il beaucoup plus qu’économique. Ce qui est en cause, c’est toute une mentalité que suscite la technique, avec ses harmoniques éthiques spontanées. »[13]

« L’Évangile nous dresse contre une certaine « économie d’abondance », comme on dit aujourd’hui, qui est la perversion du développement économique lui-même, comme on peut le voir dans la détresse présente des hommes. Aussi l’enrichissement du monde n’est-il légitime que si, d’abord, en justice, il nourrit et libère les pauvres, nations et individus. »[14]


1. Ne peut-on considérer comme une forme plus raffinée de darwinisme social, les théories très néo-libérales qui prétendent que c’est la dynamisation et la libération du marché qui amènera davantage d’égalité ? (Cf. MINC Alain, La machine égalitaire, Livre de Poche, 1987).
2. Lump en allemand signifie gueux, misérable. Lumpenproletariat désigne ceux qui n’ont ni ressources ni conscience politique. Engels dira : « Le lumpenproletariat - cette lie d’individus déchus de toutes les classes qui a son quartier général dans les grandes villes - est, de tous les alliés possibles, le pire. Cette racaille est parfaitement vénale et tout à fait importune. Lorsque les ouvriers français portèrent sur les maisons, pendant les révolutions, l’inscription : « Mort aux voleurs ! », et qu’ils en fusillèrent même certains, ce n’était certes pas par enthousiasme pour la propriété, mais bien avec la conscience qu’il fallait avant tout se débarrasser de cette engeance. Tout chef ouvrier qui emploie cette racaille comme garde ou s’appuie sur elle, démontre par là qu’il n’est qu’un traître ». (Préface de 1870 et 1875 à la Guerre des paysans, disponible sur www.marxists.org).
3. En 2004, le Conseil français de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale, dénombrait, en France, un million d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté national (1.200 euros par mois pour un couple avec un enfant) et deux millions si l’on tient compte du seuil de pauvreté européen (1.400 euros dans les mêmes conditions). Il s’agit d’enfants de familles monoparentales où, souvent, la mère doit abandonner son travail, de familles nombreuses qui ne jouissent que d’un salaire ou de familles étrangères non-européennes qui ajoutent aux problèmes cités diverses discriminations. Alors que le taux de pauvreté des ménages est stationnaire, la pauvreté infantile augmente à cause notamment de la multiplication des formes de travail précaire. Le fait d’avoir un emploi n’empêche pas de sombrer dans la pauvreté. (La Libre Belgique, 18-2-2004).
4. GUSLIN André, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIXe siècle, Aubier, 1998, p. 49. Cf. également Le GALL Laurent, in Ruralia n° 2000-07 ou sur http://ruralia.org.
5. Spiritualité, solidarité, sobriété, in Oser la tempérance, op. cit., p. 42.
6. PP, n° 44.
7. BIGO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 230.
8. Cf. Bruguès.
9. De BRUYNE P. (professeur à l’UCL), Théories de la justice et politiques économiques, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 46.
10. Les aspects juridiques de la justice sociale, in La justice sociale en question ?, Contributions à une recherche réalisée par l’Association des dirigeants et cadres chrétiens (ADIC), avec le concours des Facultés universitaires Saint-Louis (FUSL), Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 123 et svtes. L’auteur est Docteur en Droit, Licencié en sciences économiques, administrateur de sociétés.
11. Cf. ALBERTINI J.-M., Bien-être et plus avoir, in Arguments, n° 22, 1961, pp. 14-16. Cité par LECOMTE B., Les chrétiens face à la pauvreté d’aujourd’hui, in Église et pauvreté, Ouvrage collectif, Cerf, 1965, p. 195.
12. C’est l’auteur qui souligne.
13. HAYEN A. sj et REGAMEY P.-R. op, Une anthropologie chrétienne, in Église et pauvreté, op. cit., p. 132.
14. ROLLAND Mgr Cl., évêque de Madagascar, in Informations catholiques internationales, 15-6-1964, p. 3. Cité par HAYEN A. et REGAMEY P.-R., op. cit., p. 133.

⁢a. Le regard « englobant » de Jean-Paul II

Le 2 juillet 1980, le pape Jean-Paul II visitait la favela⁠[1] ‘Vidigal » à Rio de Janeiro où vivent des milliers de pauvres. Il leur a adressé un discours particulièrement intéressant⁠[2].

Il rappelle que l’Église qui, « dans le monde entier veut être l’Église des pauvres » n’est autre que l’Église universelle : « ce n’est pas l’Église d’une classe ou d’une seule caste ». Elle parle à l’homme, « à chaque homme et à tous. En même temps, elle parle aux sociétés, aux sociétés dans leur globalité et aux diverses couches sociales, aux divers groupes et professions. Elle parle également aux systèmes et aux structures sociales, socio-économiques et socio-politiques. »

Que dit l’Église ? « Faites tout, vous particulièrement qui avez un pouvoir de décision. Vous de qui dépend la situation du monde, faites tout pour que la vie de chaque homme, sur votre terre, devienne plus humaine, plus digne de l’homme !

Faites tout pour que disparaisse, au moins progressivement, cet abîme qui sépare les « excessivement riches », peu nombreux, des grandes multitudes de pauvres, de ceux qui vivent dans la misère. Faites tout pour que cet abîme n’augmente pas mais diminue, pour que l’on tende à une égalité sociale. Enfin que la répartition injuste des biens cède la place à une répartition plus juste.

Faites-le en considération de chaque homme qui est votre prochain et votre concitoyen. Faites-le en considération du bien commun de tous. Et faites-le en considération de vous-mêmes. Seule a une raison d’être la société socialement juste, qui s’efforce d’être toujours plus juste. Seule une telle société a devant elle un avenir. La société qui n’est pas socialement juste et n’ambitionne pas de devenir telle met en danger son avenir. »

Où ce discours s’enracine-t-il sinon dans la première Béatitude: « Bienheureux les pauvres de cœur, car le Royaume des cieux est à eux »[3] ?

« Les pauvres de cœur sont ceux qui sont les plus ouverts à Dieu et aux « merveilles de Dieu » (Ac 2, 11). Pauvres parce que prêts à accepter sans cesse ce don d’en haut qui provient de Dieu lui-même. Pauvres de cœur - ceux qui vivent dans la conscience d’avoir tout reçu des mains de Dieu comme un don gratuit, et qui apprécient chaque bien reçu. » Et parce qu’ils sont ouverts à Dieu, ces cœurs sont, « par cela même, plus ouverts aux hommes. Ils sont prêts à apporter une aide efficace ».

Même si Jean-Paul II, au cœur de cette favela, salue particulièrement la miséricorde, la générosité et la magnanimité de nombre de ses interlocuteurs, il est clair que l’ouverture à Dieu et aux hommes n’est pas l’apanage d’un groupe sociologique. A ces pauvres de cœur, ouverts à Dieu et aux hommes, s’opposent ceux qui sont « fermés à Dieu et aux hommes, sans miséricorde », ceux que l’Écriture appelle « riches », les « malheureux »[4].

Tous les hommes, quelle que soit leur situation, doivent avoir l’ouverture de cœur évoquée.

Aux miséreux, le pape rappelle qu’ »il est nécessaire de faire tout ce qui est permis pour assurer, à soi-même et aux siens, tout ce qui est nécessaire à la vie et à la subsistance » et de rester dignes, magnanimes, ouverts et disponibles.

Aux riches, il demande de n’être pas « aveuglés par l’égoïsme et la satisfaction de leurs propres désirs » (…) : « Si tu as beaucoup, s’écrie Jean-Paul II, si tu as tellement, rappelle-toi que tu dois donner beaucoup, qu’il y a tant de choses à donner. Et tu dois penser à la façon de donner ; à la façon d’organiser toute la vie socio-économique et chacun de ses secteurs afin que cette vie tende à l’égalité entre les hommes et non pas à un abîme entre eux.

Si tu connais beaucoup de choses et que tu sois placé en haut de la hiérarchie sociale, tu ne dois pas oublier une seule seconde que, plus on est élevé, plus on doit servir ! Servir les autres. Autrement tu courras le danger de t’éloigner toi-même ainsi que ta vie du champ des Béatitudes et en particulier de la première d’entre elles : « Bienheureux les pauvres de cœur ». Ils sont « pauvres de cœur » les « riches » aussi qui, à la mesure de leur propre richesse, ne cessent de « se donner eux-mêmes » et de « servir les autres ». »

Texte important car il montre bien que nous sommes tous concernés par le problème de la pauvreté non seulement parce qu’elle est un manque de bien commun mais aussi parce que nous sommes tous à la fois pauvres et riches par rapport aux autres. Pas de société donc sans solidarité, sans ajustement de nos complémentarités, bannissant toute dialectique primaire entre riches et pauvres.

Texte important aussi parce qu’il insiste sur l’organisation indispensable à tous les échelons de la société pour faire reculer les pauvretés.

Texte important enfin parce qu’il montre précisément vers quoi toute société doit tendre : l’égalité. Alors que Léon XIII insistait, contre les socialistes sur l’inéluctable inégalité, l’accent s’est ici nettement déplacé. Il n’y a pas là contradiction si l’on se donne la peine de relire ce qu’en dit Rerum novarum : « Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. Sans doute, c’est là ce que poursuivent les socialistes. Mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C’est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes ; différences d’intelligence, de talent, de santé, de force ; différences nécessaires, d’où naît spontanément l’inégalité des conditions. Cette inégalité, d’ailleurs, tourne au profit de tous, de la société comme des individus. La vie sociale requiert dans son organisation des aptitudes variées et des fonctions diverses, et le meilleur stimulant _ assumer ces fonctions est, pour les hommes, la différence de leurs conditions respectives. »[5]

Juste avant ce passage, le Saint Père précisait que l’Église « veut et désire ardemment que toutes les classes mettent en commun leurs lumières et leurs forces, pour donner à la question ouvrière la meilleure solution possible ».⁠[6]

L’appel à la solidarité par la collaboration des différences inéluctables est donc clair. Cela ne signifie pas que la société doit se figer dans sa hiérarchisation actuelle, économique, sociale, politique. Ce que le Pape refuse comme utopique et dangereux, c’est l’égalitarisme qui voudrait faire fi des différences et qui tuerait la solidarité.

Il y a, en fait, deux formes d’excès, d’aliénations, à combattre, celle de la pauvreté et celle de la richesse. L’appel à l’égalité se justifie à travers cette prière de l’ancienne alliance:

« J’implore de toi deux choses,

ne les refuse pas avant que je meure :

(…) Ne me donne ni pauvreté ni richesse, laisse-moi goûter ma part de pain,

de crainte que, comblé, je ne me détourne

et ne dise : « Qui est le Seigneur ? »

Ou encore, qu’indigent, je ne vole

et ne profane le nom de mon Dieu. »[7]

Par ailleurs, le système démocratique que Léon XIII a demandé avec insistance de ne pas rejeter sans examen, doit pour survivre, nous en reparlerons, s’accompagner d’une démocratie économique et culturelle qui n’a rien à voir, si on la définit correctement, avec un quelconque système marxiste ou marxisant.

Nous allons précisément voir que des inégalités, des différences artificielles et condamnables, naissent lorsqu’on oublie de donner, en toute circonstance, la primauté à la dignité de la personne, à l’égale dignité de toute personne qui travaille, sur les choses, sur l’outil comme sur le capital quelle que soit sa forme : terre, biens mobiliers, immobiliers, argent ; lorsque l’État aussi oublie qu’il est le gardien de cette dignité éminente.


1. Ce mot désigne, au Brésil, un « bidonville ».
2. In DC, n° 1791, 3-17 août 1980, pp. 754-757.
3. Mt 5, 3.
4. « Malheureux, malheureux, vous les riches, parce que vous avez reçu votre consolation. Malheureux qui êtes maintenant repus car vous aurez faim. Malheureux qui riez maintenant car vous serez dans le deuil et pleurerez. Malheureux êtes-vous quand tous les hommes disent du bien de vous. C’est ainsi que leurs pères traitaient les faux prophètes. » (Lc 6, 24-26).
5. Marmy, 447.
6. Id., 446.
7. Pr 30, 7-9.

⁢b. Pour davantage de justice sociale

Nous venons d’évoquer la responsabilité de l’État. Elle est grande, nous le verrons mais il serait erroné, vu tout ce qui a été dit précédemment, de ne compter que sur son action. A plusieurs reprises il a été dit que tous les acteurs sociaux doivent se mobiliser en faveur du bien commun et donc dans la lutte contre les pauvretés, tous les citoyens organisés ou non.

Les pauvretés sont multiformes et touchent, selon des modalités diverses, tous les individus. Même l’individu improbable qui serait doué des meilleures qualités physiques et intellectuelles, héritier de grands biens, béni dans ses amitiés et ses amours et dont la vie serait d’une paix égale, sera confronté à l’appauvrissement de la vieillesse et de la mort.

L’accroissement du bien commun et le recul des manques est fondamentalement l’œuvre de la solidarité qu’il n’est pas inutile de redéfinir ici. Elle n’est « pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir (…). Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être vaincues - bien entendu avec l’aide de la grâce divine - que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. »[1]

C’est dire qu’à la racine de la charité, au sens étroit du terme, et de la justice sociale, il doit y avoir nécessairement une conscience formée, convertie dans la liberté, bien sûr.

Très concrètement, pour prendre un exemple, en 1996, l’Église du Hainaut s’est mobilisée « avec les pauvres, contre la pauvreté »[2] ; Devant la croissance de la pauvreté dans le diocèse, qui se manifeste par la précarité de plus en plus grande des moyens d’existence, la décomposition du lien social et l’accentuation des carences éducatives, culturelle et spirituelles toute l’Église du Hainaut décide de se mobiliser. Sont énumérées, toute une série d’initiatives d’accompagnement, d’aide d’urgence au sein d’associations, de mouvements, et d’œuvres diverses, pluralistes parfois et, parfois aussi, en collaboration avec les services sociaux officiel, pour apporter une aide ponctuelle, organiser une campagne d’action et de sensibilisation, visiter des lieux de détresse, accueillir les exclus et les solitaires, rendre des services éducatifs ou administratifs. Un appel est lancé aussi au renouvellement de la vie spirituelle et à l’évangélisation pour rendre l’espérance et la paix à tous les blessés de la vie.

Dans ce programme, tous les chrétiens sont invités à s’inscrire personnellement et ils le peuvent souvent immédiatement forts de leur zèle, de leur dévouement et de leur foi. Toutefois, l’invitation à l’action ne s’arrête pas là, à cette « charité ». Très lucidement, appel est lancé à l’engagement syndical et politique pour une fiscalité plus juste, un renforcement de la sécurité sociale, une modification des processus socio-économiques et culturels, la démocratisation de l’école ou une politique culturelle authentique dans les media et les vecteurs éducatifs car, dit le texte, « sans développement culturel, la lutte contre la pauvreté est réduite à une assistance sans lendemain ».

Nous reviendrons dans le dernier tome sur l’ »action politique » globale suggérée ici. Pour l’instant, nous allons étudier quels changements culturels et structurels sont indispensables à l’établissement d’une justice sociale et économique, étant bien entendu, ne l’oublions pas, que, vu sa volonté de promotion humaine intégrale, l’Église ne peut considérer qu’un programme de développement socio-économique suffirait ni accepter que le problème de la pauvreté soit laissé aux « spécialistes » de la politique sociale et économique.⁠[3]


1. SRS, n° 38. Souligné dans le texte.
2. C’est le titre de la Déclaration de Mgr Jean Huard et du diocèse de Tournai, adoptée le 8-6-1996, in DC, n° 2146, 20 octobre 1996, pp. 892-897.
3. Cf. RIEDMATTEN H. de et GROSSRIEDER P., op.cit., p. 65.