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a. Le temps de l’aumône

Face à la pauvreté qu’il faut combattre, la réponse traditionnelle de l’Église, dès l’origine, a été de préconiser l’aumône, ce qu’on appellera plus tard les « œuvres de miséricorde »[1].

Nous avons vu qu’à travers tout l’Ancien Testament, court « un sens aigu de la souffrance qu’entraîne la pauvreté, et des réactions fort diverses devant ce mal : la sagesse humaine y voit la conséquence de la paresse ou du désordre, la foi y perçoit tour à tour un châtiment divin, un scandale, un appel à découvrir certaines valeurs religieuses »[2].

La pauvreté qui est plus sociale qu’économique, plus infériorité, oppression, petitesse qu’indigence paraît anormale au croyant, « une atteinte à la solidarité du peuple de Dieu »[3]. Se justifie ainsi le devoir d’assister le pauvre, la veuve, l’orphelin⁠[4], de leur assurer l’aumône⁠[5].

L’Ancien testament demandera de consacrer la « dîme », aux temps prescrits, c’est-à-dire 10% des revenus à l’entretien du Temple, du personnel sacerdotal et au soulagement des nécessiteux⁠[6]. Tous sont soumis à la dîme y compris ceux qui la reçoivent. Mais la loi ne limite pas la générosité. Ainsi le vieux Tobit recommande-t-il à son fils Tobie : « Fais l’aumône avec les biens qui t’appartiennent. Ne détourne ton visage d’aucun pauvre, et Dieu ne détournera pas sa face de toi. Fais l’aumône dans la mesure où tes biens le permettent. Plus grands sont-ils, plus généreuse soit ton aumône. Si tu as peu, donne de ce peu lui-même. N’hésite pas à faire du bien. Tu t’amasseras ainsi un beau trésor pour le jour où tu connaîtras le besoin. Car l’aumône délivre de la mort et empêche de tomber dans les ténèbres. C’est un don magnifique aux yeux du Tout-Puissant que de faire l’aumône ».⁠[7]

Le Nouveau Testament, lui, ne parle pratiquement pas de la dîme : « Jésus n’a pas supprimé les exigences de l’Ancien testament, mais il en a transformé la motivation, délivrant l’homme d’un pesant carcan d’obligations souvent comprises de façon très matérielle, et lui proposant (Jésus n’impose jamais, toujours il propose : « si tu veux ») des pratiques d’amour, venant du cœur, marquant la justice, la miséricorde, tout ce qui est facteur d’unité et de fraternité, d’amour-agapê. Il a supprimé tout ce qui avait allure de légalisme, insistant par contre sur tout ce qui allait au service des autres.

Si l’on n’a pas de texte spécifique sur la dîme dans le Nouveau testament (sauf Mt 23, 23), il est cependant évident que tout celui-ci est traversé de considération sur la générosité pécuniaire. En fait, il demande plus qu’une réponse d’obéissance à une exigence de don : il attend du chrétien une ouverture du cœur sans limite »[8]

Dans le Nouveau Testament, le Christ exige l’aumône de tous car elle est un devoir de la charité. Avec la prière et le jeûne, elle est un moyen classique de pénitence. Le secours aux pauvres est matériel et spirituel, consolation des affligés.⁠[9] Cette assistance va de pair avec le détachement vis-à-vis des biens extérieurs qui n’est pas l’apanage des religieux. En effet, il n’y pas deux sortes de chrétiens : « le but est le même pour tous et, si certains choisissent des moyens spéciaux, la sequela Christi[10] et la perfection qui la conditionne s’imposent à tous et sont possibles à tous, chacun recevant de Dieu les indices qui lui permettent d’atteindre le Royaume selon la voie personnelle qui lui est tracée, chacun devant aussi prendre tous les moyens et assumer toutes les ruptures nécessaires quand leur appartenance à ce Royaume risque d’être compromise. » Dans l’ordre des moyens, « le choix de la voie radicale n’est bon et efficace que dans la mesure où celui qui le fait a reçu cette grâce, cette vocation personnelle. »[11]

C’est bien cela que Paul montre très concrètement lorsqu’il loue la générosité des Églises de Macédoine en faveur de la communauté de Jérusalem : « Au milieu des multiples afflictions dont ils étaient éprouvés, ils ont, dans une joie débordante, malgré leur extrême pauvreté, répandu largement les abondantes largesses de leur libéralité. Je l’atteste, ils ont spontanément donné selon leurs moyens, et même au-delà de leurs moyens, nous demandant avec insistance la faveur de prendre leur part des secours destinés aux saints[12]. Ils ont dépassé nos espérances. Ils se sont donnés eux-mêmes, au Seigneur d’abord, puis à nous, par la volonté de Dieu ».⁠[13] Nous sommes au-delà de la loi, au-delà de la dîme, face à une attitude spontanée qui ne compte plus, qui est, en fait, se calque sur la libéralité même du Seigneur comme Paul le montre un peu plus loin en écrivant : « Vous connaissez, en effet, la libéralité de notre-Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, afin de vous enrichir de sa pauvreté »[14]. C’est l’amour du Seigneur et non plus simplement la loi qui est le moteur du don, qui lui donne son sens et sa valeur. Amour du Seigneur et amour des autres, indissociables. « Quand on parle d’amour pour le prochain, on pense immédiatement aux « œuvres » de charité, aux choses qu’il faut faire pour le prochain : lui donner à manger, à boire, aller lui rendre visite ; en somme aider son prochain. mais ceci est un effet de l’amour, ce n’est pas encore de l’amour. Avant toute action de bienfaisance vient la bienveillance ; avant de faire le bien, vient la volonté de faire le bien. […] On peut […] faire la charité et l’aumône pour de nombreuses raisons qui n’ont rien à voir avec l’amour: pour se faire valoir, pour faire croire qu’on est un bienfaiteur, pour gagner le paradis, et même à cause de remords de conscience. […] On peut manquer de charité en « faisant la charité » ! »[15]

Quoi qu’il en soit, pendant des siècles, l’Église va insister sur cette invitation pressante des Écritures, à partager les biens avec les démunis.

L’aumône est recommandée pour la satisfaction des péchés commis⁠[16], comme intercession pour les défunts⁠[17] et, dans ces conditions, l’Église justifiera le mode de vie des ordres mendiants⁠[18].

Les riches sont tenus de prendre sur leurs ressources⁠[19].

En cette matière comme en bien d’autres, saint Thomas va développer toute une réflexion sur la nécessité de l’aumône et sa pratique. Après avoir rappelé qu’il est obligatoire de « faire l’aumône de son superflu, et la faire à celui qui est dans une extrême nécessité » et qu’en dehors de ces conditions, « faire l’aumône est de conseil »[20], le théologien pose la question de savoir si l’on doit faire l’aumône en donnant de son nécessaire.

Pour saint Thomas, le mot peut prendre deux sens. Tout d’abord, strictement parlant, le nécessaire « désigne ce en quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire l’aumône avec ce nécessaire-là ». Il est facile de le comprendre : « celui qui en serait réduit à n’avoir que l’indispensable pour vivre avec ses enfants et sa famille, ne peut en faire l’aumône ; ce serait s’ôter la vie à lui-même et aux siens. »[21] Mais le mot « nécessaire » peut avoir une autre signification. Il peut désigner « ce qui est indispensable pour vivre selon les exigences normales de sa condition ou de son état, et selon les exigences des autres personnes dont on a la charge. La limite d’un tel nécessaire ne constitue pas un point fixe et indivisible »[22] Pour saint Thomas, « faire l’aumône en prenant sur ce nécessaire est bon, mais c’est un conseil et non un précepte. » Il est facile de comprendre que personne n’est obligé, en principe, de se priver des moyens de vivre  »de façon conforme à sa condition et aux affaires qu’on doit traiter »[23].

Ceci dit, nous devons nous rendre compte que l’impossibilité de faire l’aumône à tous, l’invitation à choisir dans des états équivalents de nécessité, le plus saint ou le plus utile, même de préférence à un proche, enfin l’imprécision des mots nécessaire, superflu, nécessité grave ou extrême, ont permis diverses interprétations.

Le P. H.-D. Noble, dans son long commentaire de ce chapitre de la Somme théologique[24], remarque qu’ »il est difficile de discerner, selon les circonstances, où commence et où finit le strict nécessaire. A plus forte raison lorsqu’il s’agit du nécessaire relatif (…). Tout cela est assez élastique ». Quant au superflu, « il est très difficile à évaluer surtout de nos jours. (…) L’appréciation du superflu reste donc, en général affaire de conscience vertueuse », et c’est « chose difficile et délicate ». Néanmoins, le commentateur tente de préciser: « Aujourd’hui, écrit-il, les moralistes tendent à admettre que le superflu se distingue de ce qu’on appelle les propriétés immobilières, les biens fonciers, le capital en placement. Ceux qui indiquent un minimum dans le superflu à consacrer à l’aumône parlent de deux pour cent des revenus. Mais c’est là un minimum ; et, dans les grandes richesses, il doit être dépassé. La prudence vertueuse doit jouer ici et on ne peut établir de règles fixes (…).Le superflu n’est pas une mine sans fond. Répartir l’aumône avec sagesse, au gré des nécessités qui se présentent au jour le jour et même d’époque en époque, en réservant la part des besoins et des indigences à venir, est une heureuse administration de l’aumône ». Encore faut-il tenir compte des degrés de nécessité : nécessité extrême, grave ou commune : « Reste à voir ce qui est de précepte ou de conseil dans l’aumône à donner non plus à l’indigent en situation d’extrême ou de grave nécessité, mais aux indigents multiples qui n’ont pas de quoi vivre confortablement mais qui vivent difficultueusement, au jour le jour, avec des ressources qui seraient insuffisantes si l’aumône provenant de personnes charitables n’y ajoutait quelque apport ». Face à cette indigence « commune », « il faut noter que celui qui, de précepte ou de conseil, distribue l’aumône n’est pas obligé de donner à toute indigence qui se présente, à celle-ci plutôt qu’à celle-là ; car il a le droit de limiter sa clientèle de charité selon ses disponibilités, de se rendre compte si l’indigence est réelle ou truquée, s’il a affaire à un vrai pauvre ou à un exploiteur, de répartir ses dons et de les espacer. Il n’est pas obligé de se mettre à la recherche des pauvres à secourir : c’est à ceux-ci qu’il incombe de tendre la main et d’exposer leur besoin, à moins toutefois que, par charge ou par fonction, on soit de quelque façon obligé à cette recherche, surtout vis-à-vis de pauvres honteux » (prêtre, assistante sociale, religieuse).

Le Catéchisme du concile de Trente (1566), dans son commentaire du septième commandement (chapitre XXXV) précise (§ 6) que ce commandement « veut que nous ayons compassion des pauvres et des malheureux, et que nous sachions employer nos ressources et nos moyens pour les soulager dans leurs besoins et leur détresse ». Les pasteurs montreront aux fidèles « combien il est pour eux nécessaire de faire l’aumône - c’est-à-dire de venir généreusement en aide aux malheureux, et par leur argent et par leurs soins - en rappelant cette vérité, impossible à nier, que Dieu, au jour suprême du jugement, repoussera honteusement et enverra au feu éternel de l’Enfer ceux qui auront omis et négligé le devoir de l’aumône, tandis qu’au contraire il comblera de louanges et introduira dans le ciel ceux qui auront fait du bien aux indigents. » Ceux qui ne peuvent donner sont invités à prêter gratuitement et ceux qui ne peuvent prêter travailleront pour les pauvres.

Nous nous rappelons aussi le sermon où Bossuet salue l’« éminente dignité des pauvres »[25] qui sont les premiers citoyens du Royaume parce qu’ils sont l’image de la pauvreté du Christ. Les riches, disait-il, ne sont reçus dans le Royaume que pour servir les pauvres. Et donc, pour le célèbre évêque, « le refus de faire l’aumône est un crime capital puisqu’il est puni du dernier supplice »[26]comme il est dit dans l’évangile selon saint Matthieu⁠[27]. « Rien ne décide tant notre éternité, que les égards que nous aurons pour les affligés. » Pour expier nos péchés, « le plus efficace de tous (…), c’est la charité et l’aumône »[28].

Aumône et tempérance

A la réflexion sur l’aumône est associée une réflexion sur la tempérance. Cette vertu « cardinale » ou principale, nous vient de l’antiquité païenne : Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, Epicure, dans sa Lettre à Ménécée, Cicéron, dans le De Officiis, entre autres, l’analyseront tellement bien que les auteurs chrétiens, saint Augustin, saint Ambroise, saint Thomas, reprendront leurs développements essentiels et concordants.

La tempérance demande modération, sobriété, retenue dans les plaisirs les plus naturels et les plus légitimes « car les biens sensibles et corporels, si on les considère selon leur nature, ne s’opposent pas à la raison mais la servent plutôt, comme des instruments dont la raison se sert pour parvenir à sa fin propre »[29], à condition qu’elle s’en serve avec mesure. Sont concernés surtout, parmi ces plaisirs, « ceux qui ont pour but de conserver la vie de l’individu par l’usage des aliments et la vie de l’espèce par l’union des sexes »[30] mais plus largement la tempérance concerne les passions qui tendent aux biens sensibles et corporels, « c’est-à-dire la convoitise et les délectations ; et par voie de conséquence elle concerne aussi les tristesses qui proviennent de l’absence de telles délectations »[31]. C’est pourquoi saint Thomas considérera comme parties intégrantes de la tempérance, la pudeur, l’honneur, la clémence, la mansuétude, la modestie, l’humilité, la studiosité, la modestie dans les mouvements extérieurs du corps et dans la tenue extérieure, tout en s’attardant principalement aux désirs et plaisirs du toucher et du goût.⁠[32]

Ainsi, les vices qui s’opposent à la tempérance sont, bien sûr, l’intempérance, vice « puéril », mais aussi l’insensibilité. Pourquoi l’insensibilité ? Parce que « tout ce qui contredit l’ordre naturel est vicieux. Or, c’est la nature qui a joint la jouissance aux opérations nécessaires à la vie. L’ordre naturel veut qu’on en use suivant les exigences de l’individu ou de l’espèce. Refuser ces plaisirs au point de méconnaître ces exigences contredit donc l’ordre naturel et c’est un péché. »[33]

Mais, saint Thomas, nous propose-t-il simplement la sagesse des Anciens ? En lisant les trente chapitres que saint Thomas consacre à la tempérance, on aurait bien l’impression que telle est son intention sauf qu’au chapitre 170, il montre l’importance de la tempérance dans la recherche de la charité « à laquelle nous sommes conduits par les deux préceptes se rapportant à l’amour de Dieu et du prochain ». En effet, les vices opposés à la tempérance ou à ses « parties », peuvent directement être un « attentat contre le bien d’autrui », comme dans le cas de l’adultère ou, dans leurs effets, indirectement, porter préjudice au prochain, comme dans la colère ou le refus d’honorer ses parents, ou à Dieu lui-même, comme dans l’orgueil.⁠[34] Notons d’ailleurs que tout le mouvement de la IIa II ae est de nous introduire, à travers une méditation sur les vertus théologales, les vertus cardinales et les charismes, à la fin propre de la vie humaine qui est « l’état de perfection », autrement dit, la charité.⁠[35]

Un esprit tatillon notera que l’« attentat contre le bien d’autrui » est seulement identifié à l’adultère. Mais il est clair que la convoitise peut s’exercer aussi vis-à-vis des biens matériels comme certaines manifestations d’intempérance le montrent bien dans la description de saint Thomas qui fait remarquer que la gourmandise ne s’oppose pas directement à l’amour du prochain comme dans le cas de l’adultère ou des autres formes de luxure. Il ajoute aussi fort opportunément que « Le Décalogue est l’énoncé de certains principes généraux de la loi divine ; de l, leur universalité. Or, il était impossible de formuler des préceptes généraux et positifs de tempérance, puisque celle-ci varie suivant les temps, les lois et les coutumes »_.⁠[36]

Notons que saint Thomas prêche la tempérance pour tous. De son côté, le catéchisme du Concile de Trente, après avoir rappelé aux « riches » l’obligation de l’aumône, va demander explicitement aux « pauvres » de pratiquer la tempérance : « ..il faut vivre avec frugalité, et faire en sorte d’épargner le bien d’autrui, afin de n’être pas à charge, ni insupportable aux autres. Cette vertu qui est la tempérance, brille d’une manière admirable dans la personne de tous les Apôtres, mais elle éclate surtout dans S. Paul, qui a le droit d’écrire en ces termes aux Thessaloniciens (1 Th 2, 9) : « Vous vous souvenez, mes Frères, des peines et des fatigues que nous avons essuyées en travaillant jour et nuit, pour n’être à charge à aucun de vous pendant que nous vous annoncions l’Évangile de Dieu », et qui répète dans un autre endroit : « Nous avons été accablé de travail le jour et la nuit pour n’être à charge de personne. »«⁠[37]

Pour être complet, ajoutons que plusieurs vertus sociales doivent être associées à l’exercice de la tempérance.

Tout d’abord, nous aurions pu commencer par évoquer la vertu de prudence qui est une vertu spéciale dans la mesure où « elle ne désigne (…) pas leurs fins aux vertus, elle ne raisonne pas des règles de la moralité qu’elle suppose connues et voulues, mais elle discerne et dicte les actions qui leur conviennent »[38]. Il lui revient « d’instituer conseil, jugement et précepte à l’endroit de tout ce qui est bien, de toute fin obligatoire »[39]. Elle est employée à promouvoir le bien individuel comme le bien commun⁠[40] c’est pourquoi l’on distingue la prudence, sans qualificatif, ordonnée au bien personnel, la prudence politique dont nous aurons à reparler dans la partie consacrée à l’action, et la prudence économique, dans son sens étymologique, c’est-à-dire domestique ou familiale⁠[41].

En fait, « La vertu de prudence dirige toutes nos actions vers le véritable but de toute la vie »[42]. Or, « …​notre principale sollicitude doit se tourner vers les biens spirituels, avec la ferme espérance que le nécessaire des biens temporels ne nous manquera pas, si nous faisons tout ce que nous devons »[43].

Et saint Thomas précise:

« 1. Les biens temporels ont été placés dans la sujétion de l’homme pour que celui-ci les emploie à ses besoins, mais non pas pour qu’il en fasse sa fin dernière ni qu’il ait, à leur propos, une sollicitude excessive.⁠[44]

2. Travailler pour gagner son pain est une sollicitude qui n’est pas excessive, mais raisonnable et obligatoire. « Il faut travailler, dit saint Jérôme, en évitant l’excès de sollicitude », l’inquiétude agitée et superflue.

3. S’occuper des choses temporelles en vue du soulagement des pauvres est ordonné à la divine charité : pareille sollicitude est donc permise, à moins qu’elle ne soit excessive et superflue. »[45]

La vertu de prudence relève donc de la raison pratique puisqu’elle dicte « l’action qui réalise pratiquement le juste milieu raisonnable »[46]

A ceux qui s’inquiéteraient de la « médiocrité » de ce souci du juste milieu, il faut encore rappeler deux autres vertus sociales plus généreuses pourrait-on dire : la vertu de libéralité et la vertu de magnificence.

La vertu de libéralité⁠[47] ou de largesse consiste dans le bon usage de l’argent ou de la richesse⁠[48], plus précisément dans le fait de le donner : « il y a (…) une force morale , une vertu plus grande à jeter l’argent plus loin, c’est-à-dire à le donner aux autres, qu’à le dépenser pour soi-même ». Donner dans la mesure, s’entend, puisque la libéralité n’est pas à confondre avec la dissipation. En effet, si l’avarice⁠[49] est évidemment un vice contraire à la libéralité, la prodigalité l’est aussi⁠[50] : « le prodigue donne trop, mais n’acquiert et ne retient pas assez ; l’avare, au contraire, donne trop peu, mais acquiert et retient trop »[51]. La vertu est toujours un juste milieu entendu non pas comme lieu de médiocrité mais lieu de perfection évitant les excès⁠[52].

Quant à la vertu de magnificence⁠[53] qui, elle aussi, use de la richesse, elle est « comme un surcroît de libéralité » dans la mesure où elle est « l’achèvement de quelque œuvre importante »[54] : « il revient à la magnificence de vouloir accomplir un grand ouvrage. Pour y parvenir, il faut des dépenses proportionnées, car on ne peut faire de grands ouvrages sans de grandes dépenses. Aussi le Philosophe dit-il : « le magnifique, à frais égaux, fait une œuvre plus magnifique ». Or la dépense est une perte d’argent qu’on pourrait refuser par cupidité. C’est pourquoi on peut attribuer comme matière à la magnificence et les dépenses que fait le magnifique pour réaliser un grand ouvrage ; et l’argent de ces grandes dépenses ; et l’amour de l’argent que le magnifique doit modérer, pour que ses grandes dépenses ne soient pas freinées. »[55]

Tel est le cadre moral dans lequel dans lequel, vaille que vaille, s’est inscrit, pendant des siècles, le souci social chrétien.


1. Saint Thomas qui établit que « faire l’aumône est un acte de charité par l’intermédiaire de la miséricorde » (IIa IIae, qu. 32, art. 1), distingue les « aumônes spirituelles » et les « aumônes corporelles ». Si, dans l’absolu, les premières l’emportent en noblesse sur les secondes, d’un autre côté, on peut montrer, en tel cas particulier, que « l’aumône corporelle est préférable à la spirituelle. Ainsi, mieux vaut nourrir qu’instruire celui qui meurt de faim ; ou, comme le remarque Aristote : « L’indigent a davantage besoin de s’enrichir que de philosopher », bien qu’(absolument parlant philosopher soit meilleur » (IIa IIae, qu. 32, art. 3). Comme quoi saint Thomas est sensible aux différentes formes de pauvreté et, sans l’angélisme que manifesteront certains chrétiens, par la suite, il ne sacrifie pas l’exigence corporelle au salut de l’âme tout en soulignant que l’aumône corporelle qui a d’abord un effet corporel, si elle est faite pour l’amour de Dieu et du prochain, a un effet spirituel en elle-même et aussi par le fait que le bénéficiaire « est porté à prier pour son bienfaiteur » (IIa IIae, qu. 32, art. 4).
2. GEORGE A., La pauvreté évangélique dans l’Ancien Testament, in La pauvreté évangélique, Ouvrage collectif, Cerf, 1971, p. 34. Augustin George, S.M., était professeur aux Facultés catholiques de Lyon.
3. Id., p. 24.
4. En Mésopotamie et en Égypte, ce devoir incombe au roi et ensuite aux dieux. En Israël, l’Alliance précède la royauté qui s’en inspirera (id., p. 26).
5. Il n’est pas inintéressant de s’arrêter un instant à l’histoire des mots. Le mot « aumône » vient du latin populaire « alemosina », altération du latin ecclésiastique « ellemosyna » qui est la transposition du grec « eleêmosynê » (compassion) qui a servi aux Septante à traduire « sedaqa », la justice. (Bvon W et. GEORGE A, id.). Le latin classique utilise « stips » qui désigne une petite pièce de monnaie, un faible tribut.
6. Cf. Gn 14, 20 ; 28, 22 ; Lv 27, 30 et 32 ; Nb 18, 21-29 ; Dt 12, 6-18 ; 14, 22-29 ; 26,12 ; 2 Ch 31, 10-12 ; Ne 10, 36-39 ; 13, 5-12 ; Tb 1, 6-8 ; Si, 35, 8 ; Am 4, 4-5 ; Ml 3, 8-10. Le Livre de Tobie (1, 6-8) résume bien les trois dîmes prescrites : « -la première dîme ou les prémices du sol et du bétail, offerte au Seigneur ; -la deuxième, apportée à Jérusalem et consommée sur place dans des festins ; -la troisième dîme, ou dîme des pauvres ; ce serait la seconde dîme versée tous les trois ans aux orphelins et aux pauvres (…) ». (MYON Jacques, La dîme et l’Église, Ed. Des Béatitudes, 2002, p. 33).
7. Tb 4, 7-11. Notons que dans la tradition juive, la bienfaisance (gemilouth hassadim) est considérée comme supérieure à l’aumône « en trois points: -l’aumône se fait avec l’argent ; la bienfaisance s’accomplit par un service personnel ou avec l’argent ; -l’aumône ne s’exerce qu’avec les pauvres ; la bienfaisance peut être dispensée aux pauvres et aux riches ; -l’aumône ne peut être faite qu’aux vivants, la bienfaisance atteint les vivants et les morts. » (A. Guigui, Dieu parle aux hommes, Racine, 2007, p. 132, note 6.)
8. MYON J., op. cit., p. 36.
9. Les textes les plus forts se trouvent chez Luc (6, 30,34-35, 38 ; 11, 41 ; 12, 33-34 ; 16, 9 ; Ac, 3,2-10 ; 10,2,4,31 ; 11, 29 ; 20,35 ; 24,27) et chez Matthieu (6, 1-4 ; et surtout 25, 34-45).
10. La suite du christ, l’ensemble de ceux qui suivent le Christ.
11. LEGASSE S., L’appel du riche, in La pauvreté évangélique, op. cit., p. 90. Cf. également Lumen gentium, 46-47). Simon Légasse, O.F.M, était professeur aux facultés catholiques de Toulouse.
12. Les chrétiens pauvres de Jérusalem.
13. 2 Co 8, 2-5.
14. 2 Co 8, 9.
15. CANTALAMESSA P. Raniero, prédicateur de la maison pontificale, On peut manquer de charité en faisant la charité, Zenit, 24 octobre 2008.
16. Concile de Trente, canon 13 sur le sacrement de pénitence.
17. Cf. INNOCENT III, Lettre Eius exemplo, à l’archevêque de Tarragone, 18-12-1208 ; 2e Concile de Lyon, 1274 ; Concile de Florence, 1439-1445 ; SIXTE IV, encyclique Romani Pontifici Provida, 1477.
18. ALEXANDRE IV, Constitution Romanus Pontifex de summi, 5-10-1256, contre Guillaume de Saint-Amour ; Concile de Constance, 4-5-1415, décret confirmé par Martin V, 22-2-1418, contre John Wycliff ; LEON X, bulle Exsurge Domine, 15-6-1520, contre Martin Luther et notamment cette formule : « Les prélats ecclésiastiques et les princes séculiers n’agiraient pas mal s’ils détruisaient tous les mendiants » (n° 41).
19. Parmi les propositions condamnées dans le décret du Saint-Office du 2-3-1679, on lit : « On trouverait difficilement chez ceux qui vivent dans le siècle et chez les rois quelque chose qui soit superflu pour leur état. Et ainsi à peine quelqu’un est-il tenu à l’aumône dès lors qu’il n’est tenu de la faire que du superflu » (n° 12).
20. IIa IIae, qu. 32, art. 5. Citant saint Luc (11, 41) : « Donnez plutôt l’aumône selon vos moyens », saint Thomas précise que « par là il faut entendre non seulement ce qui dépasse les besoins du donateur, mais encore les besoins de ceux dont il a la charge. Chacun, en effet, doit pourvoir d’abord à ses besoins propre et aux besoins de ceux dont il a la charge (en ce sens on parle de ce qui est nécessaire à la « personne », ce mot impliquant la responsabilité). Cela fait, on viendra en aide aux autres avec le reste dont on disposera ». De plus, « comme il est impossible à chacun de secourir tous ceux qui sont dans le besoin, le précepte n’oblige pas à faire l’aumône dans tous les cas de nécessité ; seule oblige sous le précepte la nécessité de celui qui ne pourrait être secouru autrement ». Un peu plus loin, il précise, en citant saint Augustin, que les bénéficiaires de l’aumône sont « ceux qui nous sont le plus étroitement unis ». Mais immédiatement, saint Thomas nous fait remarquer qu’il faut user de discernement à cet endroit et il nous invite à tenir compte « des degrés de parenté, de sainteté et d’utilité. Car, explique-t-il, il faut faire l’aumône de préférence, à celui qui étant plus saint souffre d’une plus grande indigence, et à celui qui est plus utile au bien général, plutôt qu’à un proche, surtout si celui-ci ne nous est pas très étroitement uni et n’est pas spécialement à notre charge, et s’il ne se trouve pas dans une grande nécessité » (IIa IIae, qu. 32, art. 9). Cette hiérarchisation des bénéficiaires doit dérouter à l’heure où les hommes sont surtout sensibilisés à leur égalité et où le prochain peut être le lointain vu par l’entremise des media…​
21. Saint Thomas prévoit cependant un cas d’exception : « celui où l’on se priverait pour donner à quelque personnage important dont le salut de l’Église ou de l’État dépendrait ; car s’exposer à la mort soi et les siens pour la libération d’un tel personnage est digne d’éloge, puisqu’on doit toujours faire passer le bien commun avant son propre bien ».
22. En effet, « on peut y ajouter beaucoup , sans estimer qu’on dépasse un tel nécessaire ; on peut aussi en retrancher beaucoup et garder encore assez de biens pour pouvoir vivre de façon convenable et selon les exigences de son état. »
23. Saint Thomas énumère trois cas d’exception : « le premier se présente lorsque quelqu’un change d’état, par exemple en entrant en religion ; alors, faisant largesse de tous ses biens pour le Christ, il fait œuvre de perfection et s’établit dans un nouvel état. Le second, lorsque les biens dont on se prive, quoique nécessaires pour tenir son rang, peuvent se retrouver facilement, de sorte qu’on n’en est pas gravement gêné. Le troisième, lorsqu’une extrême nécessité affecte une personne privée, ou aussi lorsque l’État a de grands besoins ; en ces cas-là il est louable en effet, pour un particulier, de sacrifier quelque chose de ce qui semblerait exiger sa condition, pour répondre à des besoins plus importants ».
24. IIa IIae, qu. 32, art. 5, Revue des jeunes, pp. 317-327.
25. 1659. In Sermons, Garnier, tome I, sd, pp. 575-593.
26. Sermon sur l’aumône, pour le lundi de la 1re semaine de Carême, vers 1660, op. cit., pp. 96-107
27. Mt 25, 41-42.
28. Sermon sur l’aumône, op. cit.. CUCHE Fr.-X. ( Une pensée sociale catholique, op. cit., pp. 330-331) souligne l’existence d’une pensée économique dans l’ouvrage de Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte (op. cit., p. 293 et 386) dont nous avons précédemment montré le parti-pris. Vérification faite des références données par Cuche, on se rend compte que seules deux idées assez répandues et peu susceptibles d’entraîner une révision complète du problème méritent d’être retenues en faveur des pauvres : ne pas accabler le peuple d’impôt (X, I, VII) et respecter la propriété privée, « légitime et inviolable » (VIII, II, III).
29. IIa IIae, qu. 141, art. 3.
30. IIa IIae, qu. 141, art. 4.
31. IIa IIae, qu. 141, art. 3.
32. IIa IIae, qu. 141, art.4 et 5.
33. IIa IIae, qu. 142, art. 1. Saint Thomas ajoute : « Mais il faut bien remarquer que la privation volontaire de ces plaisirs peut être recommandable ou même nécessaire en vue d’une certaine fin, par exemple, la santé, ou encore la profession, comme les athlètes et les soldats. De même, les pénitents, pour recouvrer la santé de l’âme, se condamnent à un régime d’abstinence ; de même encore, les contemplatifs doivent renoncer plus que les autres aux désirs charnels. Mais rien de tout cela ne rentre dans le vice d’insensibilité, parce que tout cela est conforme à la droite raison. »
34. IIa IIae, qu. 170, art. 1 et 2.
35. IIa IIae qu. 184, art. 1.
36. IIa IIae, qu. 170, art. 1.
37. Catéchisme du Concile de Trente, chap. 35, § 7.
38. IIa IIae, qu. 47, art. 6.
39. IIa IIae, qu. 47, art.10.
40. Ils ne s’opposent pas, comme nous le savons : « Celui qui s’emploie au bien commun a ces deux excellentes raisons de travailler à son propre bien : tout d’abord, le bien propre ne peut être assuré au complet sans qu’en même temps ne soit assuré le bien commun de la famille, de la cité, de la patrie auxquels appartient l’individu et dont il est tributaire. Valerius Maxime disait des anciens Romains « qu’ils préféraient être pauvres dans un empire riche que d’être riches dans un empire pauvre ». Au surplus, l’homme, parce qu’il est partie constitutive de la famille et de la cité, apprendra nécessairement, s’il prend souci du bien commun, à avoir souci de sa propre moralité, afin que celle-ci concoure à la prospérité commune. C’est d’après les exigences du tout que doivent se disposer les parties. » (IIa IIae qu. 47, art. 10, sol. 2). Valerius Maximus (Ier s av. J.-C. - Ier s. Ap. J.-C.) est un historien romain, auteur des « Faits et dits mémorables », ouvrage qui eut un vif succès dans l’Antiquité et au Moyen Age (Larousse.).
41. IIa IIae, qu. 47, art. 11. A la question suivante (48, art. 1), il distinguera la prudence individuelle et la prudence du gouvernement des autres qu’il subdivisera en prudence militaire, prudence familiale, prudence du gouvernement (pour les chefs) et prudence politique (pour les citoyens). Voici comment Jean de Jésus Marie fidèle disciple de saint Thomas définit la « prudence économique » : « La famille, elle aussi, est menée avec prudence, si toute proportion gardée, on lui applique les mêmes règles que celles que nous avons définies comme étant à propos pour la prudence monarchique. Ainsi le père de famille entretiendra la piété, la justice et la paix en trouvant les moyens adéquats à l’acquisition et à la sauvegarde de ces biens, moyens grâce auxquels il maintiendra dans le devoir les membres de sa famille en recourant, en premier lieu, à l’amour et en inspirant, lorsqu’il le faut, la crainte ». (Le culte de la prudence, II, 13, Soumillon, 1992, p. 55).
42. IIa IIae, qu. 55, art. 1.
43. IIa IIae, qu. 55, art 6.
44. Rappelons-nous le « principe et fondement » de saint Ignace : « L’homme a été créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont un obstacle. «  (Exercices spirituels, Desclée de Brouwer, 1960, p. 28). Notons encore que ce que dit ici saint Thomas vaut aussi pour celui qui manque de biens et qui, par le fait même, risque de se laisser absorber par la recherche de ces biens.
45. IIa IIae, qu. 55, art. 1., sol. 1,2,3.
46. IIa IIae, qu. 47, art. 7. Ses successeurs répercuteront la même vision. Ainsi, Jean de Jésus Marie, carme déchaux, écrit en 1614: « ...le souci des réalités temporelles, quoiqu’il soit sans reproche quand on l’assume avec modération, devient toutefois illicite quand on s’y adonne avec excès. C’est ce qui arrive, non seulement quand on met ses espoirs dans les réalités de ce genre, comme si elles constituaient le souverain bien, mais aussi quand on les recherche avec une ardeur si intense que l’esprit néglige la pratique nécessaire des réalités spirituelles ou ressent pour elles des angoisses excessives et n’y songe avec sérieux qu’au moment mal choisi. » (Le culte de la prudence, III, 10, Soumillon, 1992, p. 77).
47. IIa IIae, qu. 117.
48. Saint Thomas précise en citant saint Augustin : « Tout ce que les hommes possèdent ici-bas, tout ce dont ils ont le domaine, est compris sous le nom d’argent (pecunia, pécuniaire) ; cela vient de ce que toute la richesse des anciens, c’étaient leurs troupeaux (pecus, pécore, bétail) » ; et Aristote : « Nous appelons argent tout ce dont la valeur se mesure par la monnaie ». (IIa IIae, qu. 117, art. 2, sol. 2).
49. IIa IIae, qu. 118.
50. IIa IIae, qu. 119.
51. IIa IIae, qu. 119, art. 1.
52. Ia IIae, qu. 64.
53. Elle ne doit pas être confondue avec la dilapidation ou le gaspillage qui sont des vices (cf. IIa IIae, qu. 135, art. 2).
54. IIa IIae, qu.117, art. 3, sol 1.
55. IIa IIae, qu. 134, art. 3.