« qu’il n’y ait donc pas de pauvre chez toi. »[1]
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Chapitre 1 : Charité, justice et tempérance
i. Un petit rappel
Quelle type de société voulons-nous ? Et puisque économie et société sont liés, quelle finalité donner à l’économie ? Sa mission est de produire des richesses, des biens matériels, mais dans quel but ? Sans poser tout de suite le problème de leur répartition, peut-on laisser de côté la question de savoir à quoi doivent servir les richesses ? A rendre tous les hommes - idéalement - de plus en plus riches, de plus en plus « maîtres et possesseurs de la nature »[1] ?
Dans le tome précédent, nous avons donné à l’économie la mission de lutter contre les pauvretés, toutes les formes de pauvretés, dans le respect et, nous le verrons, avec la collaboration de la pauvreté volontaire.
C’est bien ce que Pie XII exprimait de manière plus positive : « la fin de l’organisme économique et social, à laquelle il faut ici se référer, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique ont le moyen de procurer »[2]. Et le Saint Père ajoutait en citant Quadragesimo anno: « ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas d’obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire grandement l’exercice ».
Jean XXIII reprendra la même idée en soulignant qu’elle vaut aussi au niveau des nations : « L’expérience nous a appris les différences, souvent notables, de savoir, de vertus, de capacités intellectuelles et de ressources matérielles qui distinguent les hommes les uns des autres. Mais cet état de fait ne donne aux plus favorisés aucun droit d’exploiter les plus faibles ; il leur crée, au contraire, à tous et à chacun, un devoir plus pressant de collaborer à leur élévation réciproque.
De même certaines nations peuvent se trouver en avance sur d’autres dans le domaine des sciences, de la culture, du développement économique. Bien loin d’autoriser une domination injuste des peuples moins favorisés, cette supériorité oblige à contribuer plus largement au progrès général. En réalité il n’est pas possible qu’il y ait des êtres humains supérieurs à d’autres par nature, puisque par nature tous sont d’égale noblesse. Il en résulte que les communautés politiques ne diffèrent en rien les unes des autres si on considère leur dignité naturelle ; les différents États sont en effet comme un corps dont les membres sont les hommes. Du reste l’histoire montre que rien n’affecte les peuples comme ce qui touche de près ou de loin à leur honneur, et cette sensibilité est légitime. »[3]
La fin étant bien confirmée, il nous faudra, bien sûr, examiner les moyens : essentiellement, la production de richesses suffisantes et leur juste répartition mais avec le souci permanent d’un développement intégral de la personne car les biens matériels indispensables au corps servent aussi à la croissance intellectuelle, morale, religieuse.
Toutefois, nous l’avons vu également, dans les textes du Magistère que nous venons de relire, nous savons que le langage clair de Pie XII, de ses immédiats prédécesseurs et de ses successeurs, paraît, il faut le souligner, très neuf dans l’enseignement multiséculaire de l’Église.
ii. Un peu d’histoire
a. Le temps de l’aumône
Face à la pauvreté qu’il faut combattre, la réponse traditionnelle de l’Église, dès l’origine, a été de préconiser l’aumône, ce qu’on appellera plus tard les « œuvres de miséricorde »[1].
Nous avons vu qu’à travers tout l’Ancien Testament, court « un sens aigu de la souffrance qu’entraîne la pauvreté, et des réactions fort diverses devant ce mal : la sagesse humaine y voit la conséquence de la paresse ou du désordre, la foi y perçoit tour à tour un châtiment divin, un scandale, un appel à découvrir certaines valeurs religieuses »[2].
La pauvreté qui est plus sociale qu’économique, plus infériorité, oppression, petitesse qu’indigence paraît anormale au croyant, « une atteinte à la solidarité du peuple de Dieu »[3]. Se justifie ainsi le devoir d’assister le pauvre, la veuve, l’orphelin[4], de leur assurer l’aumône[5].
L’Ancien testament demandera de consacrer la « dîme », aux temps prescrits, c’est-à-dire 10% des revenus à l’entretien du Temple, du personnel sacerdotal et au soulagement des nécessiteux[6]. Tous sont soumis à la dîme y compris ceux qui la reçoivent. Mais la loi ne limite pas la générosité. Ainsi le vieux Tobit recommande-t-il à son fils Tobie : « Fais l’aumône avec les biens qui t’appartiennent. Ne détourne ton visage d’aucun pauvre, et Dieu ne détournera pas sa face de toi. Fais l’aumône dans la mesure où tes biens le permettent. Plus grands sont-ils, plus généreuse soit ton aumône. Si tu as peu, donne de ce peu lui-même. N’hésite pas à faire du bien. Tu t’amasseras ainsi un beau trésor pour le jour où tu connaîtras le besoin. Car l’aumône délivre de la mort et empêche de tomber dans les ténèbres. C’est un don magnifique aux yeux du Tout-Puissant que de faire l’aumône ».[7]
Le Nouveau Testament, lui, ne parle pratiquement pas de la dîme : « Jésus n’a pas supprimé les exigences de l’Ancien testament, mais il en a transformé la motivation, délivrant l’homme d’un pesant carcan d’obligations souvent comprises de façon très matérielle, et lui proposant (Jésus n’impose jamais, toujours il propose : « si tu veux ») des pratiques d’amour, venant du cœur, marquant la justice, la miséricorde, tout ce qui est facteur d’unité et de fraternité, d’amour-agapê. Il a supprimé tout ce qui avait allure de légalisme, insistant par contre sur tout ce qui allait au service des autres.
Si l’on n’a pas de texte spécifique sur la dîme dans le Nouveau testament (sauf Mt 23, 23), il est cependant évident que tout celui-ci est traversé de considération sur la générosité pécuniaire. En fait, il demande plus qu’une réponse d’obéissance à une exigence de don : il attend du chrétien une ouverture du cœur sans limite »[8]
Dans le Nouveau Testament, le Christ exige l’aumône de tous car elle est un devoir de la charité. Avec la prière et le jeûne, elle est un moyen classique de pénitence. Le secours aux pauvres est matériel et spirituel, consolation des affligés.[9] Cette assistance va de pair avec le détachement vis-à-vis des biens extérieurs qui n’est pas l’apanage des religieux. En effet, il n’y pas deux sortes de chrétiens : « le but est le même pour tous et, si certains choisissent des moyens spéciaux, la sequela Christi[10] et la perfection qui la conditionne s’imposent à tous et sont possibles à tous, chacun recevant de Dieu les indices qui lui permettent d’atteindre le Royaume selon la voie personnelle qui lui est tracée, chacun devant aussi prendre tous les moyens et assumer toutes les ruptures nécessaires quand leur appartenance à ce Royaume risque d’être compromise. » Dans l’ordre des moyens, « le choix de la voie radicale n’est bon et efficace que dans la mesure où celui qui le fait a reçu cette grâce, cette vocation personnelle. »[11]
C’est bien cela que Paul montre très concrètement lorsqu’il loue la générosité des Églises de Macédoine en faveur de la communauté de Jérusalem : « Au milieu des multiples afflictions dont ils étaient éprouvés, ils ont, dans une joie débordante, malgré leur extrême pauvreté, répandu largement les abondantes largesses de leur libéralité. Je l’atteste, ils ont spontanément donné selon leurs moyens, et même au-delà de leurs moyens, nous demandant avec insistance la faveur de prendre leur part des secours destinés aux saints[12]. Ils ont dépassé nos espérances. Ils se sont donnés eux-mêmes, au Seigneur d’abord, puis à nous, par la volonté de Dieu ».[13] Nous sommes au-delà de la loi, au-delà de la dîme, face à une attitude spontanée qui ne compte plus, qui est, en fait, se calque sur la libéralité même du Seigneur comme Paul le montre un peu plus loin en écrivant : « Vous connaissez, en effet, la libéralité de notre-Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, afin de vous enrichir de sa pauvreté »[14]. C’est l’amour du Seigneur et non plus simplement la loi qui est le moteur du don, qui lui donne son sens et sa valeur. Amour du Seigneur et amour des autres, indissociables. « Quand on parle d’amour pour le prochain, on pense immédiatement aux « œuvres » de charité, aux choses qu’il faut faire pour le prochain : lui donner à manger, à boire, aller lui rendre visite ; en somme aider son prochain. mais ceci est un effet de l’amour, ce n’est pas encore de l’amour. Avant toute action de bienfaisance vient la bienveillance ; avant de faire le bien, vient la volonté de faire le bien. […] On peut […] faire la charité et l’aumône pour de nombreuses raisons qui n’ont rien à voir avec l’amour: pour se faire valoir, pour faire croire qu’on est un bienfaiteur, pour gagner le paradis, et même à cause de remords de conscience. […] On peut manquer de charité en « faisant la charité » ! »[15]
Quoi qu’il en soit, pendant des siècles, l’Église va insister sur cette invitation pressante des Écritures, à partager les biens avec les démunis.
L’aumône est recommandée pour la satisfaction des péchés commis[16], comme intercession pour les défunts[17] et, dans ces conditions, l’Église justifiera le mode de vie des ordres mendiants[18].
Les riches sont tenus de prendre sur leurs ressources[19].
En cette matière comme en bien d’autres, saint Thomas va développer toute une réflexion sur la nécessité de l’aumône et sa pratique. Après avoir rappelé qu’il est obligatoire de « faire l’aumône de son superflu, et la faire à celui qui est dans une extrême nécessité » et qu’en dehors de ces conditions, « faire l’aumône est de conseil »[20], le théologien pose la question de savoir si l’on doit faire l’aumône en donnant de son nécessaire.
Pour saint Thomas, le mot peut prendre deux sens. Tout d’abord, strictement parlant, le nécessaire « désigne ce en quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire l’aumône avec ce nécessaire-là ». Il est facile de le comprendre : « celui qui en serait réduit à n’avoir que l’indispensable pour vivre avec ses enfants et sa famille, ne peut en faire l’aumône ; ce serait s’ôter la vie à lui-même et aux siens. »[21] Mais le mot « nécessaire » peut avoir une autre signification. Il peut désigner « ce qui est indispensable pour vivre selon les exigences normales de sa condition ou de son état, et selon les exigences des autres personnes dont on a la charge. La limite d’un tel nécessaire ne constitue pas un point fixe et indivisible »[22] Pour saint Thomas, « faire l’aumône en prenant sur ce nécessaire est bon, mais c’est un conseil et non un précepte. » Il est facile de comprendre que personne n’est obligé, en principe, de se priver des moyens de vivre »de façon conforme à sa condition et aux affaires qu’on doit traiter »[23].
Ceci dit, nous devons nous rendre compte que l’impossibilité de faire l’aumône à tous, l’invitation à choisir dans des états équivalents de nécessité, le plus saint ou le plus utile, même de préférence à un proche, enfin l’imprécision des mots nécessaire, superflu, nécessité grave ou extrême, ont permis diverses interprétations.
Le P. H.-D. Noble, dans son long commentaire de ce chapitre de la Somme théologique[24], remarque qu’ »il est difficile de discerner, selon les circonstances, où commence et où finit le strict nécessaire. A plus forte raison lorsqu’il s’agit du nécessaire relatif (…). Tout cela est assez élastique ». Quant au superflu, « il est très difficile à évaluer surtout de nos jours. (…) L’appréciation du superflu reste donc, en général affaire de conscience vertueuse », et c’est « chose difficile et délicate ». Néanmoins, le commentateur tente de préciser: « Aujourd’hui, écrit-il, les moralistes tendent à admettre que le superflu se distingue de ce qu’on appelle les propriétés immobilières, les biens fonciers, le capital en placement. Ceux qui indiquent un minimum dans le superflu à consacrer à l’aumône parlent de deux pour cent des revenus. Mais c’est là un minimum ; et, dans les grandes richesses, il doit être dépassé. La prudence vertueuse doit jouer ici et on ne peut établir de règles fixes (…).Le superflu n’est pas une mine sans fond. Répartir l’aumône avec sagesse, au gré des nécessités qui se présentent au jour le jour et même d’époque en époque, en réservant la part des besoins et des indigences à venir, est une heureuse administration de l’aumône ». Encore faut-il tenir compte des degrés de nécessité : nécessité extrême, grave ou commune : « Reste à voir ce qui est de précepte ou de conseil dans l’aumône à donner non plus à l’indigent en situation d’extrême ou de grave nécessité, mais aux indigents multiples qui n’ont pas de quoi vivre confortablement mais qui vivent difficultueusement, au jour le jour, avec des ressources qui seraient insuffisantes si l’aumône provenant de personnes charitables n’y ajoutait quelque apport ». Face à cette indigence « commune », « il faut noter que celui qui, de précepte ou de conseil, distribue l’aumône n’est pas obligé de donner à toute indigence qui se présente, à celle-ci plutôt qu’à celle-là ; car il a le droit de limiter sa clientèle de charité selon ses disponibilités, de se rendre compte si l’indigence est réelle ou truquée, s’il a affaire à un vrai pauvre ou à un exploiteur, de répartir ses dons et de les espacer. Il n’est pas obligé de se mettre à la recherche des pauvres à secourir : c’est à ceux-ci qu’il incombe de tendre la main et d’exposer leur besoin, à moins toutefois que, par charge ou par fonction, on soit de quelque façon obligé à cette recherche, surtout vis-à-vis de pauvres honteux » (prêtre, assistante sociale, religieuse).
Le Catéchisme du concile de Trente (1566), dans son commentaire du septième commandement (chapitre XXXV) précise (§ 6) que ce commandement « veut que nous ayons compassion des pauvres et des malheureux, et que nous sachions employer nos ressources et nos moyens pour les soulager dans leurs besoins et leur détresse ». Les pasteurs montreront aux fidèles « combien il est pour eux nécessaire de faire l’aumône - c’est-à-dire de venir généreusement en aide aux malheureux, et par leur argent et par leurs soins - en rappelant cette vérité, impossible à nier, que Dieu, au jour suprême du jugement, repoussera honteusement et enverra au feu éternel de l’Enfer ceux qui auront omis et négligé le devoir de l’aumône, tandis qu’au contraire il comblera de louanges et introduira dans le ciel ceux qui auront fait du bien aux indigents. » Ceux qui ne peuvent donner sont invités à prêter gratuitement et ceux qui ne peuvent prêter travailleront pour les pauvres.
Nous nous rappelons aussi le sermon où Bossuet salue l’« éminente dignité des pauvres »[25] qui sont les premiers citoyens du Royaume parce qu’ils sont l’image de la pauvreté du Christ. Les riches, disait-il, ne sont reçus dans le Royaume que pour servir les pauvres. Et donc, pour le célèbre évêque, « le refus de faire l’aumône est un crime capital puisqu’il est puni du dernier supplice »[26]comme il est dit dans l’évangile selon saint Matthieu[27]. « Rien ne décide tant notre éternité, que les égards que nous aurons pour les affligés. » Pour expier nos péchés, « le plus efficace de tous (…), c’est la charité et l’aumône »[28].
Aumône et tempérance
A la réflexion sur l’aumône est associée une réflexion sur la tempérance. Cette vertu « cardinale » ou principale, nous vient de l’antiquité païenne : Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, Epicure, dans sa Lettre à Ménécée, Cicéron, dans le De Officiis, entre autres, l’analyseront tellement bien que les auteurs chrétiens, saint Augustin, saint Ambroise, saint Thomas, reprendront leurs développements essentiels et concordants.
La tempérance demande modération, sobriété, retenue dans les plaisirs les plus naturels et les plus légitimes « car les biens sensibles et corporels, si on les considère selon leur nature, ne s’opposent pas à la raison mais la servent plutôt, comme des instruments dont la raison se sert pour parvenir à sa fin propre »[29], à condition qu’elle s’en serve avec mesure. Sont concernés surtout, parmi ces plaisirs, « ceux qui ont pour but de conserver la vie de l’individu par l’usage des aliments et la vie de l’espèce par l’union des sexes »[30] mais plus largement la tempérance concerne les passions qui tendent aux biens sensibles et corporels, « c’est-à-dire la convoitise et les délectations ; et par voie de conséquence elle concerne aussi les tristesses qui proviennent de l’absence de telles délectations »[31]. C’est pourquoi saint Thomas considérera comme parties intégrantes de la tempérance, la pudeur, l’honneur, la clémence, la mansuétude, la modestie, l’humilité, la studiosité, la modestie dans les mouvements extérieurs du corps et dans la tenue extérieure, tout en s’attardant principalement aux désirs et plaisirs du toucher et du goût.[32]
Ainsi, les vices qui s’opposent à la tempérance sont, bien sûr, l’intempérance, vice « puéril », mais aussi l’insensibilité. Pourquoi l’insensibilité ? Parce que « tout ce qui contredit l’ordre naturel est vicieux. Or, c’est la nature qui a joint la jouissance aux opérations nécessaires à la vie. L’ordre naturel veut qu’on en use suivant les exigences de l’individu ou de l’espèce. Refuser ces plaisirs au point de méconnaître ces exigences contredit donc l’ordre naturel et c’est un péché. »[33]
Mais, saint Thomas, nous propose-t-il simplement la sagesse des Anciens ? En lisant les trente chapitres que saint Thomas consacre à la tempérance, on aurait bien l’impression que telle est son intention sauf qu’au chapitre 170, il montre l’importance de la tempérance dans la recherche de la charité « à laquelle nous sommes conduits par les deux préceptes se rapportant à l’amour de Dieu et du prochain ». En effet, les vices opposés à la tempérance ou à ses « parties », peuvent directement être un « attentat contre le bien d’autrui », comme dans le cas de l’adultère ou, dans leurs effets, indirectement, porter préjudice au prochain, comme dans la colère ou le refus d’honorer ses parents, ou à Dieu lui-même, comme dans l’orgueil.[34] Notons d’ailleurs que tout le mouvement de la IIa II ae est de nous introduire, à travers une méditation sur les vertus théologales, les vertus cardinales et les charismes, à la fin propre de la vie humaine qui est « l’état de perfection », autrement dit, la charité.[35]
Un esprit tatillon notera que l’« attentat contre le bien d’autrui » est seulement identifié à l’adultère. Mais il est clair que la convoitise peut s’exercer aussi vis-à-vis des biens matériels comme certaines manifestations d’intempérance le montrent bien dans la description de saint Thomas qui fait remarquer que la gourmandise ne s’oppose pas directement à l’amour du prochain comme dans le cas de l’adultère ou des autres formes de luxure. Il ajoute aussi fort opportunément que « Le Décalogue est l’énoncé de certains principes généraux de la loi divine ; de l, leur universalité. Or, il était impossible de formuler des préceptes généraux et positifs de tempérance, puisque celle-ci varie suivant les temps, les lois et les coutumes »_.[36]
Notons que saint Thomas prêche la tempérance pour tous. De son côté, le catéchisme du Concile de Trente, après avoir rappelé aux « riches » l’obligation de l’aumône, va demander explicitement aux « pauvres » de pratiquer la tempérance : « ..il faut vivre avec frugalité, et faire en sorte d’épargner le bien d’autrui, afin de n’être pas à charge, ni insupportable aux autres. Cette vertu qui est la tempérance, brille d’une manière admirable dans la personne de tous les Apôtres, mais elle éclate surtout dans S. Paul, qui a le droit d’écrire en ces termes aux Thessaloniciens (1 Th 2, 9) : « Vous vous souvenez, mes Frères, des peines et des fatigues que nous avons essuyées en travaillant jour et nuit, pour n’être à charge à aucun de vous pendant que nous vous annoncions l’Évangile de Dieu », et qui répète dans un autre endroit : « Nous avons été accablé de travail le jour et la nuit pour n’être à charge de personne. »«[37]
Pour être complet, ajoutons que plusieurs vertus sociales doivent être associées à l’exercice de la tempérance.
Tout d’abord, nous aurions pu commencer par évoquer la vertu de prudence qui est une vertu spéciale dans la mesure où « elle ne désigne (…) pas leurs fins aux vertus, elle ne raisonne pas des règles de la moralité qu’elle suppose connues et voulues, mais elle discerne et dicte les actions qui leur conviennent »[38]. Il lui revient « d’instituer conseil, jugement et précepte à l’endroit de tout ce qui est bien, de toute fin obligatoire »[39]. Elle est employée à promouvoir le bien individuel comme le bien commun[40] c’est pourquoi l’on distingue la prudence, sans qualificatif, ordonnée au bien personnel, la prudence politique dont nous aurons à reparler dans la partie consacrée à l’action, et la prudence économique, dans son sens étymologique, c’est-à-dire domestique ou familiale[41].
En fait, « La vertu de prudence dirige toutes nos actions vers le véritable but de toute la vie »[42]. Or, « …notre principale sollicitude doit se tourner vers les biens spirituels, avec la ferme espérance que le nécessaire des biens temporels ne nous manquera pas, si nous faisons tout ce que nous devons »[43].
Et saint Thomas précise:
« 1. Les biens temporels ont été placés dans la sujétion de l’homme pour que celui-ci les emploie à ses besoins, mais non pas pour qu’il en fasse sa fin dernière ni qu’il ait, à leur propos, une sollicitude excessive.[44]
2. Travailler pour gagner son pain est une sollicitude qui n’est pas excessive, mais raisonnable et obligatoire. « Il faut travailler, dit saint Jérôme, en évitant l’excès de sollicitude », l’inquiétude agitée et superflue.
3. S’occuper des choses temporelles en vue du soulagement des pauvres est ordonné à la divine charité : pareille sollicitude est donc permise, à moins qu’elle ne soit excessive et superflue. »[45]
La vertu de prudence relève donc de la raison pratique puisqu’elle dicte « l’action qui réalise pratiquement le juste milieu raisonnable »[46]
A ceux qui s’inquiéteraient de la « médiocrité » de ce souci du juste milieu, il faut encore rappeler deux autres vertus sociales plus généreuses pourrait-on dire : la vertu de libéralité et la vertu de magnificence.
La vertu de libéralité[47] ou de largesse consiste dans le bon usage de l’argent ou de la richesse[48], plus précisément dans le fait de le donner : « il y a (…) une force morale , une vertu plus grande à jeter l’argent plus loin, c’est-à-dire à le donner aux autres, qu’à le dépenser pour soi-même ». Donner dans la mesure, s’entend, puisque la libéralité n’est pas à confondre avec la dissipation. En effet, si l’avarice[49] est évidemment un vice contraire à la libéralité, la prodigalité l’est aussi[50] : « le prodigue donne trop, mais n’acquiert et ne retient pas assez ; l’avare, au contraire, donne trop peu, mais acquiert et retient trop »[51]. La vertu est toujours un juste milieu entendu non pas comme lieu de médiocrité mais lieu de perfection évitant les excès[52].
Quant à la vertu de magnificence[53] qui, elle aussi, use de la richesse, elle est « comme un surcroît de libéralité » dans la mesure où elle est « l’achèvement de quelque œuvre importante »[54] : « il revient à la magnificence de vouloir accomplir un grand ouvrage. Pour y parvenir, il faut des dépenses proportionnées, car on ne peut faire de grands ouvrages sans de grandes dépenses. Aussi le Philosophe dit-il : « le magnifique, à frais égaux, fait une œuvre plus magnifique ». Or la dépense est une perte d’argent qu’on pourrait refuser par cupidité. C’est pourquoi on peut attribuer comme matière à la magnificence et les dépenses que fait le magnifique pour réaliser un grand ouvrage ; et l’argent de ces grandes dépenses ; et l’amour de l’argent que le magnifique doit modérer, pour que ses grandes dépenses ne soient pas freinées. »[55]
Tel est le cadre moral dans lequel dans lequel, vaille que vaille, s’est inscrit, pendant des siècles, le souci social chrétien.
b. Le temps de la justice sociale
A partir de Léon XIII, l’Église se rend compte, vu l’ampleur et la gravité des problèmes sociaux qui sont le signe d’un désordre profond, politique, économique, moral, religieux, qu’il faut plus que la bienveillance individuelle, plus que le bon vouloir des riches. d’autre part, depuis le XVIIe siècle et surtout le XVIIIe siècle, en Angleterre d’abord, les pouvoirs publics commencent à se pencher sur le problème de la pauvreté. Enfin, il faut bien reconnaître que la pensée marxiste[1] et les divers mouvements socialistes ont été des incitants importants et parfois déterminants.
Léon XIII tient un langage nouveau dans la mesure où il dépasse le discours habituel sur l’aumône comme remède à la misère matérielle mais il reste néanmoins très tributaire - mais pouvait-il en être autrement ? - de l’enseignement traditionnel. Cet extrait de Rerum novarum, nourri de la pensée de saint Thomas, est éclairant à cet égard : « La juste possession des biens se distingue de leur juste usage. La propriété privée (…) est pour l’homme de droit naturel, et faire usage de ce droit, en particulier dans la vie sociale, est non seulement chose permise, mais véritablement nécessaire.
Mais si on demande quel doit être l’usage des biens, l’Église répond sans aucune hésitation : « Sous ce rapport l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit les partager volontiers avec les nécessiteux. Ainsi Paul écrit-il : « Recommande aux riches de ce monde… de donner de bon cœur et de savoir partager » (1 Tm 6, 17 s). Certes il n’est demandé à personne d’aider autrui avec ce qui lui est nécessaire )à lui et aux siens, ni même de donner à autrui ce dont il a besoin pour le maintien de ce qui convient à la personne et de ce qui est bienséant. …Mais dès que l’on a satisfait à ce qui est nécessaire et à ce qui convient, c’est un devoir de donner de ce qui reste à ceux qui sont dans le besoin. « Ce qui reste, donnez-le en aumône » (Lc 11, 41). C’est là un devoir non de justice, sauf situation extrême, mais de charité chrétienne dont on ne peut urger l’accomplissement par voie de justice. Mais au-dessus des lois et des tribunaux des hommes, il y a la loi et le tribunal du Christ, de Dieu, qui de multiples manières appelle à la largesse… et qui jugera ce qui aura été accordé ou refusé » (Mt 25, 34 s). »[2]
On est frappé par le souci du Souverain Pontife de présenter le devoir de partager le superflu comme un devoir de charité et non de justice, par peur du socialisme sans doute et avec une prudence qui aurait paru bien frileuse à certains Pères de l’Église. Il est clair aussi que le don demandé est un don pris sur les « biens » qui excèdent le nécessaire et le « convenable ».
Toutefois, Léon XIII introduit un principe très important qui va progressivement être développé par le Magistère, s’imposer et changer le regard porté sur la pauvreté. C’est le principe de solidarité : « il a été énoncé à plusieurs reprises, explique Jean-Paul II, par Léon XIII sous le nom d’ »amitié » que nous trouvons déjà dans la philosophie grecque. Pie XI le désigna par le terme non moins significatif de « charité sociale », tandis que Paul VI, élargissant le concept en fonction des multiples dimensions modernes de la question sociale, parlait de « civilisation de l’amour ». »[3]
Or , la solidarité n’est pas « un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. » Il s’agit désormais « de se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. »[4]
C’est dans cet esprit que Léon XIII prêchera pour l’union des classes, la protection, par l’État, des droits des citoyens et surtout des plus faibles, le respect du travailleur, le juste salaire, le droit à l’association professionnelle, etc.. Le souci d’une vraie justice sociale et de ses conditions, est en train de prendre le pas sur le remède traditionnel et désormais radicalement insuffisant, de l’aumône.
Pie XI rappellera, bien sûr, le « très grave précepte de pratiquer l’aumône, la bienfaisance et la magnificence » mais il parlera aussi du don du travail : « Consacrer des revenus qui sont plus larges à ce qu’il y ait des possibilités plus grandes de travail rémunérateur , dès lors que ce travail est employé à produire des biens réellement utiles, doit être considéré comme un exercice de la vertu de magnificence particulièrement remarquable et approprié aux besoins de notre temps, ainsi qu’on peut le déduire des principes du Docteur angélique. »[5] Ce don est le fruit d’une vertu : la force.
Par ailleurs, de la manière la plus nette qui soit, Pie XI, nous l’avons vu, donnera la justice et la charité sociales comme couronnement et mesure à toute l’organisation politique sociale et économique parce que la liberté du marché et de la concurrence ne permet pas l’avènement d’un régime économique bien ordonné. « Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. (…) C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement (…). »[6]
Pie XII affirmera clairement, non plus comme Léon XIII, les droits qui résultent du travail - un « salaire suffisant » et l’acquisition « d’un modeste patrimoine » - mais le droit au travail. Nous sommes désormais, de plein pied, sur le terrain de la justice : « Au devoir personnel du travail imposé par la nature correspond et s’ensuit le droit naturel de chaque individu à faire du travail le moyen de pourvoir à sa vie propre et à celle de ses fils (…) ».[7] Le Concile de Trente demandait que l’on travaille éventuellement pour les pauvres mais non de travailler à ce que les pauvres puissent travailler et acquérir leur indépendance comme le souhaitera le concile Vatican II.
Avec un certain retard, le concept de justice sociale s’est imposé au cœur d’une véritable doctrine sociale. La justice sociale, rappelons-le, est bien « celle que tend à réaliser une société dont les membres œuvrent à un projet commun. Cette fin vers laquelle tend tout le corps social requiert d’une part le respect des personnes entre elles ; d’autre part l’acceptation, par les personnes, de devoirs envers la société, et, par les institutions dont se dote le corps social, des devoirs de cette société vis-à-vis des personnes. Procédant d’un approfondissement des exigences de la justice distributive, la justice sociale donne sa forme concrète à la justice générale et dès lors un contenu concret aux exigences du bien commun. La justice sociale est donc celle qu’une société tend à instaurer par des institutions publiques et privées en vue de promouvoir la dignité des personnes et le respect des communautés humaines. »[8]
« Charité » ou justice sociale ?
La charité plutôt que la justice ?
L’encyclique Rerum Novarum, nous l’avons déjà évoqué, va diviser les chrétiens. Certains n’accepteront pas cet enseignement, d’autres vont l’interpréter en sens divers.
En 1886, Paul-Gabriel comte d’Haussonville[9], écrivait : « A quelque point de vue qu’on se place, il est impossible de ne pas arriver à une même conclusion, c’est-à-dire à reconnaître la permanence et l’indestructibilité des causes qui engendrent la misère. Tout ce qu’on peut espérer c’est de trouver des palliatifs qui l’adoucissent. Il en est un, le plus efficace de tous, auquel il faudra toujours revenir : ce palliatif, j’oserai presque dire ce remède, c’est la charité »[10].
Après la publication de Rerum Novarum, il réaffirmera, en réponse au chrétien social à Albert de Mun[11], la nécessité de la charité plutôt que de la justice. A. de Mun accusait la Révolution, insurrection de l’homme contre Dieu, d’être responsable du triste état social de la France. Plus précisément, pout lui, c’est la suppression irrémédiable des corporations au nom de la liberté qui avait engendré la misère et « substitué une inégalité à une autre, un esclavage d’un nouveau genre à celui des temps passés ». A partir de ce moment, « l’ardeur de la spéculation envahit tout ; la lutte sans merci a pris la place de l’émulation féconde, la petite industrie est écrasée ; le travail personnel tombe en désuétude ; les salaires s’avilissent ; le paupérisme s’étend comme une lèpre hideuse ; l’ouvrier exploité sent germer dans son cœur le ferment d’une haine implacable. Il n’a d’asile que dans la résistance et de recours que dans la guerre ». Pour A. de Mun, un remède majeur serait l’établissement d’une législation sociale : « que la loi intervienne au nom de la justice ».[12] Haussonville considère que la nostalgie du passé et les difficultés présentes ont poussé A. de Mun à idéaliser quelque peu la situation du travailleur sous l’ancien régime et se demande « si beaucoup de souffrances que nous croyons nouvelles ne demeuraient pas autrefois tout simplement ignorées, et si la grande différence du passé au présent n’est pas surtout celle du silence à la plainte ». Il concède toutefois à son interlocuteur que même si la cordialité entre patrons et ouvriers règne dans un grand nombre d’entreprises, il est regrettable que la Révolution, après avoir proclamé, à juste titre, la liberté du travail, ait « interdit aux travailleurs de se concerter et de s’associer pour la défense de leurs intérêts communs ». Haussonville réclame donc, comme A. de Mun, « le vote d’une loi intelligente, qui accorderait à tous les citoyens, quelque opinion qu’ils professent, quelque habit qu’ils portent, la liberté d’association ». Mais en ce qui concerne l’établissement d’une législation sociale, il ne peut suivre son interlocuteur. Il ne croit pas que la loi pourrait « guérir ces trois plaies (…), l’insuffisance du salaire, la fréquence du chômage et la concurrence de la machine ». Arguant qu’en Angleterre, l’interdiction du travail de nuit a « fait quelque peu baisser le salaire moyen déjà très faible », Haussonville conclut que « les mesures législatives par lesquelles on prétend régler les conditions de travail exercent souvent ainsi des répercussions dont (les économistes) (…) sont moins surpris que les législateurs ». Le remède alors que préconise l’orateur, c’est « l’influence sociale de l’Église ». Mais, qu’entend-il par là ? Simplement : la charité qui peut, comme elle l’a fait pendant dix-huit siècles, « d’une façon beaucoup plus efficace que la législation, tempérer par son action incessante la dureté des lois économiques, et empêcher (…) que l’humanité ne soit sacrifiée à la liberté. Aux conséquences brutales de l’offre et de la demande, elle oppose en effet l’obligation morale[13] du juste salaire qui n’abuse point de la détresse de l’ouvrier, et tient compte de ses besoins légitimes. Elle proclame hautement que, si le travail est une marchandise, il n’en est pas de même du travailleur, et que celui qui paye équitablement le prix de la marchandise n’en est pas quitte pour cela avec ce créancier d’un nouveau genre vis-à-vis duquel lui reste encore des devoirs à remplir. Elle rappelle à ceux qui détiennent les biens de ce monde qu’ils sont comptables de leur emploi aux yeux du Maître qui les leur a dispensés, et qu’ils doivent en prélever la dîme au profit de ceux qui en sont dépourvus. Elle adoucit l’âpreté des luttes inévitables ; elle panse les plaies des vaincus, et impose mansuétude aux vainqueurs. Elle est enfin la meilleure garantie de la vraie liberté, car elle parle au nom de Celui, comme une femme l’a dit dans un vers admirable : Dont les deux bras cloués ont brisé tant de fers ».
Sept ans après Rerum Novarum, Haussonville[14] ne craint pas de souligner que le rôle essentiel des ministres de l’Église est de « prêcher » et « pratiquer la charité », de « sagement (…) continuer à en rappeler les préceptes et à en donner l’incessant exemple, plutôt que de s’appliquer avec trop d’ardeur à la discussion de problèmes économiques dont la solution est souvent incertaine, et où la moindre erreur compromettrait en apparence l’autorité de l’Église elle-même ». Sans prendre parti d’avance, que les prêtres s’interposent entre patrons et ouvriers, « en s‘adressant à la conscience des uns, à la sagesse des autres, mais en rappelant avec force à ceux qui l’emportent par la richesse et les lumières que leur responsabilité morale est en proportion directe de leurs lumières et de leur richesse ».
Une solution : le patronage ?
En 1810, Henri De Gorge[15] développe le site industriel du Grand-Hornu, près de Mons, et crée, pour la première fois en Europe, à côté du complexe industriel une cité de 425 maisons confortables dotées chacune d’un jardin. Dans cette cité, furent construits une école, une bibliothèque, un établissement de bains, une salle de danse et un hôpital.
En 1859 par J.-B. Godin[16], ancien ouvrier devenu patron d’une poêlerie, fonde le Familistère de Guise. Le bâtiment abritait 1200 personnes avec des magasins, une « nourricerie » (de 0 à 2 ans), un « pouponnat » (de 2 à 4 ans), une école (laïque, gratuite, obligatoire jusqu’à 14 ans, mixte), une bibliothèque, un théâtre, une société de musique, une coopérative d’achats, un lavoir obligatoire, une piscine, et un jardin. Sont organisés des services sanitaires, un enseignement professionnel pour les adultes et des caisses de retraite. Le patron a un très grand souci de l’hygiène et de la moralité mais il n’a pas prévu d’église car il est anticlérical.[17] Le Familistère est réservé aux travailleurs les plus talentueux. Ils peuvent devenir »membres associés » et jouir d’un système d’actionnariat complexe de participation aux bénéfices en plus d’un meilleur salaire[18]. Les autres travailleurs habitant Guise ou les alentours sont « membres sociétaires » ou « membres participants ».
A partir de 1887, William Hesketh Lever se met à construire à côté de son usine de Port Sunlight, des logements et des infrastructures pour ses ouvriers, « il avait en effet réalisé que plus ses ouvriers étaient heureux, plus ils étaient productifs »[19]. Il construit ainsi une galerie d’art, une église et un presbytère, une école, un théâtre, un réfectoire réservé aux femmes.
Outre ces réalisations spectaculaires, il ne manque pas de patrons qui mettent sur pied des œuvres d’éducation, des économats ou qui construisent des maisons pour leurs ouvriers.
Cette pratique fut dénoncée comme paternaliste et les différentes mesures généreuses furent reconnues comme inefficaces et humiliantes. Ainsi, lors de l’exposition de Paris en 1867, les délégués des travailleurs invités par Frédéric Le Play[20], purent communiquer leurs remarques. Ils réclamèrent notamment des salaires équivalents pour les femmes qui accomplissent le même travail que les homme, la fixation d’un salaire minimum, la liberté de s’associer en syndicats, la suppression du livret ouvrier, le développement de sociétés coopératives, etc..[21]. Et sur le sujet qui nous occupe, ils s’exprimèrent aussi en ces termes : « ce que nous n’admettrons jamais, c’est cette existence en dehors du droit commun, ce casernement dans un quartier spécial, qui ferait de nous une classe à part dans la société ; nous sommes dans un pays où l’égalité est trop enracinée dans les mœurs, pour jamais consentir à accepter même un don dans ces conditions »[22]
C’est dans cet esprit que le Congrès ouvrier de 1876 rejeta ces initiatives de « bourgeois bien intentionnés ».
En général, il est reproché à l’employeur de chercher son intérêt plutôt que celui des ouvriers, de les détacher du syndicat, de paralyser les revendications, et d’accroître la production. Par ailleurs, les coopératives et entreprises participatives sont vulnérables en cas de crise, de chômage et d’inflation. Enfin, comment calculer et réaliser la répartition des bénéfice lorsqu’elle est prévue ? En un mot, l’employé soumis au bon vouloir de l’employeur.[23]
L’erreur serait de compter sur le dévouement de la classe dirigeante comme si rien n’était à changer dans les structures. La faute est aussi de considérer la charité comme un pouvoir.
La justice sociale plutôt que la charité ?
La réorientation du discours de l’Église rejoint donc les désirs des travailleurs. Et il est clair qu’il ne peut y avoir de conflit entre la charité et la justice. Si le Concile Vatican II dit bien qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice », et il est entendu que « la charité représente le plus grand commandement social. Elle respecte autrui et ses droits. Elle exige la pratique de la justice et seule nous en rend capables. »[24]
En quelques mots clairs, est défini l’essentiel d’un vrai programme social. L’amour est premier, comme moteur, comme motivation, mais il doit entraîner d’abord la justice avant le « don de la charité ».
Or souvent l’amour manque. Dans ces conditions est-il encore possible de parler de justice ? En février 2004, le rapport annuel sur la pauvreté fut présenté au parlement de la Région bruxelloise devant un hémicycle presque vide…[25]. Et est-il possible de délimiter les objectifs entre charité et justice ? Gaudium et Spes parle bien de « la règle de justice, inséparable de la charité »[26]. « Les actions propres à la justice, ajoutent des commentateurs, ne sont ni oubliées ni annulées par cette intervention de la charité, mais c’est elle qui les provoque et les commande. Quand l’Église vise à donner à chacun son dû, œuvre relevant éminemment de la justice, elle ne se satisfait pas d’avoir mesuré ce dû, mais se préoccupe bien davantage de toute la personne du « chacun ». L’Église ne pose jamais sur ses yeux le bandeau de la justice ; nourrissant une estime de fond pour tout l’homme, elle n’est pas tentée pour autant d’avantager l’un au détriment de l’autre. Cette motivation de charité décante les interventions de l’Église dans l’intérêt de la promotion intégrale, et leur confère leur qualité propre comme elle détermine son objet premier ».[27]
Il était important de rappeler que l’Église tout en s’attachant à ce que « justice soit faite », va au delà par souci constant et constitutif du développement de tout l’homme dans tout homme[28].
C’est pourquoi, contrairement à ce que pensait Léon XIII qui présentait l’aumône comme œuvre de charité plutôt que de justice, le Catéchisme de l’Église catholique ne craint pas d’encadrer la fameuse citation d’Apostolicam Actuositatem, d’une part de cette autre citation très représentative de saint Jean Chrysostome : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs »[29] ; et, d’autre part, de ce passage éclairant de saint Grégoire le Grand : « Quand nous donnons aux pauvres les choses indispensables, nous ne leur faisons point de largesses personnelles, mais leur rendons ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que nous n’accomplissons un acte de charité ».[30] Les textes sont juxtaposés sans commentaire mais on peut tout d’abord affirmer que l’enseignement de Vatican II est bien conforme à celui des Pères ; ensuite, que l’insistance des Pères sur l’acte de justice aurait dû ou pu susciter plus tôt une réflexion sur une obligation légale comme conséquence partielle de l’obligation morale d’agir en faveur des pauvres, à l’instar de ce que l’Ancien Testament nous révèle. En effet, « Dès l’Ancien Testament, toutes sortes de mesures juridiques (année de rémission, interdiction du prêt à intérêt et de la conservation d’un gage, obligation de la dîme, paiement quotidien du journalier, droit de grappillage et de glanage) répondent à l’exhortation du Deutéronome : « Certes les pauvres ne disparaîtront point de ce pays ; aussi Je te donne ce commandement : tu dois ouvrir ta main à ton frère, à celui qui est humilié et pauvre dans ton pays » (Dt 15, 11). Jésus fait sienne cette parole : « Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous : mais Moi, vous ne M’aurez pas toujours » (Jn 12, 8). Par là il ne rend pas caduque la véhémence des oracles anciens : « parce qu’ils vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de sandales… » (Am 8, 6), mais il nous invite _ reconnaître sa présence dans les pauvres qui sont ses frères (…) ».[31]
L’aumône est-elle, pour autant, désormais obsolète ?
Certes non. Nous l’avons vu et nous le reverrons, bien des misères échappent à l’application de la justice et réclament l’investissement désintéressé, généreux des personnes, des associations voire des États.
A l’endroit même où le concile Vatican II proclame qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice », il rappelle aussi que les »œuvres de charité et de secours mutuel » sont « aujourd’hui (…) beaucoup plus pressantes et doivent davantage prendre les dimensions de l’univers car (…) les habitants du monde entier deviennent comme les membres d’une même famille. L’action de la charité peut et doit atteindre aujourd’hui tous les hommes et toutes les détresses. (…) Cette obligation s’impose en tout premier lieu aux hommes et aux peuples qui sont les mieux pourvus. »[32]
Evidemment, on ne parlera plus d’aumône car le mot évoque, de nos jours, « une pratique condescendante et par trop individualiste »[33], on emploiera plutôt, avec bonheur, les mots de partage et de solidarité. Et Jean-Paul II n’hésitera pas, alors que Léon XIII invitait à partager le superflu, à solliciter le partage du nécessaire devant des situations dramatiques: famines, catastrophes, dettes exorbitantes, etc..
Aujourd’hui, certains chrétiens veulent remettre la dîme à l’honneur. Ils se demandent s’il ne serait « pas profondément évangélique de considérer que la somme des multiples collectes puisse atteindre le niveau de la dîme dont il est question dans la Bible (10% des revenus) ?
Nous serions encore loin, ajoutent-ils, de nous hisser à la hauteur de la veuve de l’Évangile : elle n’a pas donné de son superflu, mais de « ce qui lui était nécessaire pour vivre » (Lc 21, 1-4). Nous serions encore loin de répondre aux besoins criants des 2,8 milliards d’êtres humains qui n’ont pas deux dollars par jour pour vivre. Mais nous serions sur la route de l’appel évangélique au partage. Les Pères de l’Église, au début du christianisme, donnaient ce point de repère : « la mesure du dépouillement doit être l’échelle de l’infortune de ceux qui n’ont rien ». »[34] Ce qui est une manière d’inviter à rechercher une certaine égalité.
Mais, comme il a été dit plus haut, la justice, aussi perfectionnée soit-elle, ne peut assurer tout le développement de l’homme dans son intégralité. Ceux qui ont cherché la justice parfaite et définitive dans l’égalitarisme le plus strict, ont détruit la société et pervertit la personne.[35]
Justice sociale et tempérance
En tout cas, la pratique de la justice sociale ou de la solidarité réclament, comme l’aumône, la pratique des vertus de prudence, de libéralité, de magnificence et donc de tempérance.
Il peut paraître irréaliste de parler de tempérance à une époque marquée surtout par la production intensive, la consommation, l’inflation des besoins, le désir de possession, le gaspillage, mais, outre que la vérité doit être dite à temps et à contretemps, pourquoi les chrétiens seraient-ils complexés pour prêcher la mesure au moment où des mouvements écologistes ou altermondialistes s’emploient à contester et calmer ces dérives contemporaines, à « maîtriser notre maîtrise » sur le monde ![36]
La tempérance a mauvaise réputation dans la mesure où beaucoup la confondent avec la continence alors qu’on pourrait la considérer comme « la vertu du plaisir »[37] et exactement le contraire de la continence. Ni passion de jouir, ni insensibilité, « la tempérance est (…) bien meilleure que la continence puisqu’elle consiste dans la justesse du désir lui-même. Le continent en reste au tumulte des convoitises, auquel il résiste par un prodige de volonté. Mais il ne modère pas son désir charnel lui-même, et il souffre de cette contradiction interne. Au contraire, le tempérant a modéré son désir, et lorsqu’il jouit d’un objet mesuré, il ne souffre pas de ne pas jouir plus ».
Nous nous sommes demandé ce que cette vertu peut avoir de spécifiquement chrétien non seulement parce saint Thomas rappelle constamment, comme les Grecs, la mesure de la raison pour justifier la tempérance[38] mais aussi parce qu’on peut interpréter ces textes et leurs sources comme un art de jouir. C’est la lecture plus qu’épicurienne à laquelle se livre Comte-Sponville[39]. A partir d’Aristote, d’Epicure, de Lucrèce[40], de Montaigne[41] mais aussi de saint Thomas, l’auteur va montrer que cette vertu qui n’est pas opposée au plaisir nous permet, au contraire, de mieux jouir. d’une part, parce que « nous restons maîtres de nos plaisirs, au lieu d’en être esclaves » , ils seront plus « purs », plus « joyeux ». Si « être tempérant (…) c’est pouvoir se contenter de peu (…) ce n’est pas le peu qui importe : c’est le pouvoir, et c’est le contentement. » Autrement dit, « il s’agit de jouir le plus possible, le mieux possible, mais par une intensification de la sensation ou de la conscience qu’on en prend, et non par la multiplication indéfinie de ses objets ». Dans ce sens, si Comte-Sponville se montre soucieux de ne pas sombrer dans l’insatisfaction et l’esclavage évidemment, l’essentiel n’est pas d’abord de vivre selon la raison mais, très sensuellement, de préférer la qualité du plaisir à sa quantité.[42]
Voilà une accentuation inattendue de la pensée du Docteur angélique, mais non un pur détournement !
Dans une société comme la nôtre, érotisée et consommatrice, l’accent doit rester de mise sur la tempérance vis-à-vis de tous les appétits sensibles qui peuvent nous absorber, nous asservir mais aussi attenter au bien d’autrui, dans le sens le plus large. Comte-Sponville souligne d’ailleurs que « la leçon vaut surtout pour nos sociétés d’abondance, où l’on meurt et souffre plus souvent par intempérance que par famine ou ascétisme ».[43] Mais, en tout temps, ajoute-t-il encore, elle est difficile parce qu’elle porte sur « les désirs les plus nécessaires à la vie de l’individu (boire, manger) et de l’espèce (faire l’amour), qui sont aussi les plus forts et, partant, les plus difficiles à maîtriser ».[44] C’est presque mot pour mot ce que dit saint Thomas[45].
La tempérance est nécessaire à la pratique de l’aumône comme à l’exercice de la justice sociale mais sa dimension altruiste, dynamique au delà de notre construction personnelle par la maîtrise de nos appétits, ne peut lui être donnée vraiment que par une compréhension profonde, évangélique, de la charité. Comme l’écrit très justement Benoît Lobet, dans un texte plus chatoyant que celui de saint Thomas, trop prisonnier de la rationalité grecque, la tempérance chrétienne est « adossée à la découverte toujours étonnée que le salut, et avant lui, la vie elle-même, sont don et grâce ». Dès lors, « même dans ses formes les plus extrêmes (l’érémitisme, le monachisme), la tempérance chrétienne ne prétend pas, ou du moins pas seulement, être le fruit d’un effort humaniste de maîtrise de soi. Elle est action de l’Esprit, dans le cœur du croyant, pour qu’il accueille les plaisirs nécessaires de la vie, qu’il en jouisse et en fasse jouir d’autres (le frère innombrable et multiple), surtout ceux qui en sont privés, petits et sans-grade, mais tout cela dans la mesure. Et la mesure, dans cette optique chrétienne, n’est qu’un autre nom de l’action de grâce ».[46] Texte admirable non seulement parce qu’il résout le paradoxe suscité à l’intérieur du message chrétien par l’appel à une maîtrise de soi qui ne peut « être disjointe du don fondateur de la foi, de son excès et de sa folie »[47], mais aussi parce qu’il montre que la lutte contre les pauvretés est, sous l’éclairage de la foi, diffusion de la joie. En effet, « être sobre, ce n’est pas être petit et calculer serré. C’est donner pleinement, entièrement parce qu’on est libre de soi, léger. Se déposséder n’a de sens que si cela nous donne du temps pour rendre heureux. (…) Choisir de se dessaisir d’une multitude d’objets, d’assurances, ce n’est sûrement pas devenir meilleur, ni même différent. Seulement plus proche … de Dieu, des autres et de cette dimension du temps qui est donnée et reçue. Cette dimension qui rejoint les béatitudes : « joie, simplicité, miséricorde » et que nous aimons appeler : légèreté.
La foi n’est-elle pas simplement cet espace qui s’ouvre en nous pour accueillir la question que Dieu nous pose : Veux-tu être ma joie ? »[48]
Dans le même esprit, Mgr Van Luyn, évêque de Rotterdam, va montrer toute l’importance de la tempérance, non seulement pour rendre effective la charité sociale mais aussi pour nous mettre en état d’aimer Notre Seigneur : « L’attitude de vie personnelle qui est le préliminaire pour une authentique spiritualité et solidarité[49], c’est la sobriété qui signifie prendre ses distances à l’égard de la société de consommation et du matérialisme moderne en tempérant ses propres exigences et aspirations et en concentrant l’attention sur la responsabilité propre envers Dieu et envers le prochain, spécialement envers ceux qui vivent la pauvreté et l’exclusion, et envers les générations futures en exploitant de manière adéquate les ressources de la nature. La sobriété suppose que nous combattions l’exaltation de l’argent et du confort, le gaspillage et la frénésie, le rythme continu de l’économie. Sobriété signifie aussi que nous mettions, à la disposition des autres, temps et attention, écoute et dialogue, intérêt vrai pour le prochain, échange et partage pour réfléchir ensemble sur le vrai sens de l’existence humaine, afin de nous orienter à la lumière que le Christ nous offre dans son Évangile ».[50]
Au lendemain de la guerre, le P. Y. Congar, « pour vivre et diffuser le mystère sauveur de Pâques, la mission exige un appauvrissement volontaire, dans la suite de celui du Christ. Il faut qu’après lui les chrétiens, afin d’accomplir le dessein de Dieu - qui veut que les hommes faits à son image vivent et s’accomplissent dans la dignité et la liberté -, acceptent de s’appauvrir eux-mêmes pour éliminer la misère dégradante, soit en limitant la jouissance des biens dont ils disposent, soit en descendant dans la pauvreté pour être avec de plus pauvres et les aider à sortir de leur misère. »[51]
La tempérance ou l’esprit de pauvreté, si l’on préfère, concerne tous les hommes, les riches et les pauvres car rappelle le P. Georges Cottier, « si travailler à supprimer la misère dont nos frères sont victimes est un devoir impératif, cette suppression n’a pas pour elle-même valeur de fin. Vaincre la pauvreté pour déchaîner les concupiscences du lucre et de la puissance, c’est passer d’une misère à une autre. Les richesses sont trompeuses ; elles peuvent attiser la soif de l’homme pour les biens terrestres jusqu’à le détourner des vraies richesses qui sont celles du Royaume. La cupidité, l’avidité, l’avarice sont à la racine de tous les maux ; elles rendent l’homme égoïste, dur et orgueilleux, elles l’enferment dans les horizons de cette terre ; elles sont l’expression de ce « monde » pour lequel le Seigneur n’a pas prié. Il faut donc tout ensemble combattre la misère et se garder de la richesse. L’Église doit, part la parole et par l’exemple, prêcher la pauvreté. Mais, notons-le, il s’agit de la pauvreté voulue et choisie en vue du Royaume, non de la pauvreté sociologique subie et dégradante pour l’homme. »[52]
Le pape François insistera sur la « sobriété » rappelant que « la spiritualité chrétienne propose une croissance par la sobriété, et une capacité de jouir avec peu. » Il ajoute que « la sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice. Ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie mais tout le contraire ; car, en réalité ceux qui jouissent plus et vivent mieux chaque moment, sont ceux qui cessent de picorer ici et là en cherchant toujours ce qu’ils n’ont pas, et qui font l’expérience de ce qu’est valoriser chaque personne et chaque chose, en apprenant à entrer en contact et en sachent jouir des choses les plus simples. […] Le bonheur requiert de savoir limiter certains besoins qui nous abrutissent, en nous rendant ainsi disponibles aux multiples possibilités qu’offre la vie. »[53]
Marx, lui, construisait une métaphysique du travail, une sociologie de la communauté, une dialectique de l’histoire (…) C’est là de quoi faire une révolution. Il construisit même, son messianisme à lui seul en fait foi, une religion, une « théologie ». Mais ce fut dans l’athéisme. » (Pour une théologie du travail, Seuil, 1955, p. 61). Le jugement de Chenu sur la faiblesse ou la défection chrétienne peut paraître sévère voire injuste. Il faudrait évidemment, ce que ne fait pas l’auteur, préciser les dates dans lesquelles s’inscrivent ces faits. Toujours est-il qu’incontestablement, les chrétiens trop attachés peut-être à la problématique classique et séculaire de l’aumône et paralysés, sans doute, par la crainte d’une révolution, ont pris du retard dans la constitution d’une morale sociale globale et plus encore dans l’élaboration d’une théologie du travail qui, selon Chenu, commence à naître à l’époque de la seconde guerre mondiale.
- elle ne peut pas se cantonner dans la simple et restreinte dimension économique, politique, sociale ou culturelle, mais elle doit viser l’homme tout entier, dans toutes ses dimensions, jusque et y compris dans son ouverture vers l’Absolu de Dieu ;
- elle est donc rattachée à une certaine conception de l’homme, à une anthropologie qu’elle ne peut jamais sacrifier aux exigences d’une quelconque stratégie, d’une praxis ou d’une efficacité à court terme. » (Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, n° 33).
Les cibles à détruire sont claires : l’excès des inégalités d’abord, parce qu’il engendre les privilèges et la « supériorité », ensuite ses corollaires, l’envie et la méfiance qui entretiennent par des formes sans cesse renouvelées, au fur et à mesure que sont contraintes de disparaître celles devenues trop criardes, une distance globale entre les hommes. Au niveau de l’avoir, (…) si des écarts peuvent se justifier par la différence des responsabilités et des apports dans la vie économique et sociale, ils ne doivent pas entraîner, ce qui est hélas le cas aujourd’hui, un modèle dominant de niveau de vie auquel la majorité n’a pas accès, cause profonde de frustration , d’envie, de révolte.
Les excès du pouvoir et du savoir s’incarnent dans l’autoritarisme et l’arrogance. » Il faut « diminuer la « distance » entre les hommes ». (FLINOIS Jean-Luc, Qui ose parler de justice ?, in Communio, tome III, n° 2, mars 1978, p. 73 et pp. 75-76). L’auteur était directeur commercial des marchandises à la Société Nationale des Chemins de fer Français.
c. L’insuffisance de la « charité »’
Ses dérives
Rappelons-nous les distinguos subtils qui entourent chez saint Thomas, la pratique de l’aumône, le flou qui, malgré ses tentatives d’éclaircissements, entoure les notions de superflu et de nécessaire, la nécessité d’établir une hiérarchie parmi les personnes à secourir ; rappelons-nous son obsession très grecque du juste milieu comme lorsqu’il écrivait que s’« occuper des choses temporelles en vue du soulagement des pauvres est ordonné à la divine charité : pareille sollicitude est donc permise, à moins qu’elle ne soit excessive et superflue »[1].
Par cette recommandation, saint Thomas veut éviter que nous soyons à ce point absorbé par nos tâches temporelles, tellement appliqués à soulager la misère que nous en oubliions les « choses spirituelles », la source de toute charité. Mais cette recommandation peut aisément servir de justification à une certaine retenue, une certaine « économie », dans la pratique de la charité et entraîner de scandaleuses indifférences.
L’enseignement traditionnel sur l’aumône a été l’occasion d’abus et de scandales. Si l’aumône peut m’apporter « satisfaction » pour les péchés commis, a quoi bon me convertir ? Ainsi, bien des instituts religieux furent-ils richement dotés par des gens qui, par ailleurs, menaient une vie en contradiction avec l’essentiel du message chrétien, échangeant, pensaient-ils, des biens matériels contre des biens spirituels[2]. d’autre part, si les pauvres sont les privilégiés du Seigneur, il vaut mieux qu’ils restent pauvres… Et puis, que ces pauvres maîtrisent leurs désirs ! qu’ils travaillent donc et s’ils ne le peuvent, qu’ils patientent, la pauvreté n’est qu’ »un état transitoire pour des personnes susceptibles d’être intégrées par le travail »[3] ! De plus, comme on ne peut donner à tous et qu’il faut tenir compte « des degrés de parenté, de sainteté et d’utilité », qu’il faut « faire l’aumône de préférence, à celui qui étant plus saint souffre d’une plus grande indigence, et à celui qui est plus utile au bien général, plutôt qu’à un proche, surtout si celui-ci ne nous est pas très étroitement uni et n’est pas spécialement à notre charge, et s’il ne se trouve pas dans une grande nécessité »[4], il vaut peut-être mieux donner à l’Église qui saura quoi faire plutôt qu’à ces indigents du hameau voisin. Et aujourd’hui, qu’ai-je à faire avec ces peuples lointains dont on nous montre la misère ?
Les considérations très (trop ?) raisonnables de saint Thomas peuvent, plus précisément encore, apparaître comme des calculs de boutiquiers dans le contexte religieux chrétien marqué par l’excès de l’amour de Dieu, l’excès de sa libéralité, lui qui s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté, lui qui s’est dépouillé, d’une certaine manière, de sa divinité pour nous permettre de « devenir Dieu »[5] ou de « devenir en Dieu »[6] et qui nous appelle à aimer sans mesure: « A qui t’enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique. A quiconque te demande, donne, et à qui t’enlève ton bien ne le réclame pas. (…) Prêtez sans rien attendre en retour »[7]. L’appel à la modération, dans un tel cadre, semble saugrenu ou, à tout le moins, inapproprié.[8]
Ceci dit, même si ces dérives n’avaient pas existé, n’existaient pas, les chrétiens ne pourraient se satisfaire de cette « conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonnes œuvres »[9]. Fort heureusement, l’Église, actuellement, ne craint pas de parler de « péché social »[10], de « structures de péché »[11] . Certes, elles sont le fruit pervers d’un péché personnel[12] qui se consolide, se constitue, s’organise mais elles deviennent par là même source de péché pour les autres dont elles influencent ou conditionnent la conduite. Il faut donc intervenir au niveau de la conscience personnelle, bien sûr, mais aussi au niveau des organes où la conscience dévoyée s’est imprimée.
Pourquoi cette dénonciation n’a-t-elle pas été prononcée plus tôt ?
Un peu plus haut, je justifiais l’apparition d’un souci de justice sociale au XIXe siècle, notamment par le fait que l’Église se rendait compte à cette époque de l’insuffisance de l’initiative personnelle pour faire face aux misères nouvelles. Mais nous pouvons nous demander si l’initiative personnelle a jamais pu, à elle seule, faire face aux problèmes de pauvreté dans le monde ancien ? Il est clair que non. Et donc il faut nous interroger sur l’absence, à côté des injonctions de la morale personnelle, d’une réflexion plus « politique » sur l’organisation de la vie sociale et économique.
Nous avons vu pourtant que les Pères de l’Église, en se fondant sur la Genèse, considéraient que l’acte de « charité » était en fait, d’abord, un acte de justice. Nous savons aussi que Paul, si attentif aux collectes, avait le souci de la justice lorsqu’il écrivait à Timothée: « Les anciens (les presbytres) qui remplissent bien leur fonction sont dignes d’une double rémunération, et surtout ceux qui se dévouent à la prédication et à l’enseignement. L’Écriture dit en effet : Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain (Dt 25, 4), et aussi: L’ouvrier mérite son salaire (Lc 10, 7). »[13]
Enfin, saint Thomas qui écrivit qu’« être juste, c’est donner à autrui ce qui est à lui ; être libéral, c’est lui donner ce qui est à nous »[14] aurait mérité une succession théologique et philosophique qui, se souvenant des Pères, aurait développé, à partir de ses intuitions et de ses synthèses, toute une conception de la justice sociale ou, du moins, d’une théologie du travail, qui se fera attendre 19 siècles…[15].
Comment expliquer cela ?
On serait tenté de dire, tout simplement, que les temps ont changé, qu’on est passé très rapidement d’un monde relativement stable à un monde dynamique en proie à déséquilibres permanents dans lequel il a fallu repenser le problème de la pauvreté.
Cette explication semble bien insuffisante. M. Schooyans, par exemple, va plus justement dénoncer l’esprit du XVIIe siècle, « époque où certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale, ajoute-t-il, est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres ».[16]
Cette vision qui est peut-être présente en « chrétienté » depuis longtemps se marie bien avec l’idéologie libérale d’hier et d’aujourd’hui. Et certains aspects du libéralisme scientiste des origines décrits par M. Schooyans peuvent éclairer un passé plus lointain comme, hélas !, le présent : « On faisait intervenir des considérations relatives à la justice distributive : « A chacun selon ses besoins ». On oubliait toutefois que cette référence à la justice distributive[17] était elle-même mensongère : il allait de soi que les pauvres avaient, devaient avoir[18], moins de besoins que les riches, et que de toute façon ils avaient moins à échanger. On abandonnait à l’initiative « charitable », au geste « gratuit », la solution - forcément aléatoire - de problèmes qui ressortissaient en fait à la justice.
Deux soupapes de sécurité étaient cependant prévues pour prévenir des abus. d’une part, ceux qui restaient pauvres méritaient d’être aidés par les autres ; et on invoquait le thème du superflu. d’autre part, ceux qui réussissaient étaient invités non seulement à être généreux et à faire l’aumône, mais à préférer, dans leur action, le bien commun à leur bien particulier.
Somme toute, les moralistes prenaient leur parti de l’existence de la pauvreté. Ils tâchaient d’en adoucir les rigueurs, mais ils ne se demandaient guère dans quelle mesure la cause première de cette pauvreté ne devait pas être recherchée dans des injustices profondes, mais peu apparentes. (…)
Ainsi, l’idée d’examiner le coût social du niveau de vie auquel les nantis avaient accès n’était envisagée par personne. On n’explorait que timidement la corrélation existant entre la pauvreté des uns et la richesse des autres. »[19]
M. Schooyans met en évidence dans ce texte deux éléments qui me paraissent importants pour comprendre pourquoi l’aumône ne peut être une solution satisfaisante qu’aux yeux de ceux qui considèrent que la pauvreté est fatale et qui ne voient pas ou ne veulent pas voir le coût social de la richesse. Il a fallu malheureusement du temps pour que l’Église approfondisse sa réflexion.
En fait, ce que M. Schooyans décèle dans une certaine spiritualité au XVIIe s, vient de beaucoup plus loin pour le P. M.-D. Chenu[20].
La fréquentation de l’Évangile a donné, en principe, aux chrétiens tout ce qui était nécessaire pour réagir correctement devant les bouleversements de la révolution industrielle : attention à la pauvreté, souci de l’amour et de la justice, etc. , et effectivement, « ils se penchèrent toujours avec amour sur les déshérités et prêchèrent la noblesse du travail ; mais ils en restèrent à ce plan moral où les bonnes œuvres recouvrent le souci ontologique des réalités. »[21]
Ce constat nous ramène à la sévérité de M. Schooyans désignant ces bonnes œuvres comme des « feuilles de vigne ».[22]
M.-D. Chenu lui aussi dénonce une spiritualité trop confinée à l’intérieur. Or, quand, par peur de la matière peut-être, on exalte l’esprit « et sa pure intériorité, (on) aboutit au plus fade libéralisme bourgeois, perversion aristocratique de la liberté, hypocrisie de l’intériorité, échec mortel de la fraternité »[23]. C’est cette attitude, ajoute l’auteur, qui a nourri la réaction marxiste. Une fois de plus, qui veut faire l’ange fait la bête, certes, mais, plus profondément, on constate que cette spiritualité trop intérieure a pris un jour le pas sur une spiritualité « cosmique »[24] qu’on redécouvre seulement au XXe siècle.
Tout est lié, en définitive, pour M.-D. Chenu à la manière dont on a, en théologie, envisagé la relation entre la nature et la grâce. Et, ajouterait un philosophe, à la manière dont on a envisagé les rapports du corps et de l’esprit.
Pour rester sur le terrain de la théologie, le problème a surgi lorsqu’on a abandonné la synthèse thomiste au profit d’une vision plus augustinienne, plus platonicienne.[25]
Quelques mots d’explication sont nécessaires.
Pour saint Augustin, comme dans toute la tradition catholique, « la nature de l’homme a été créée originellement sans péché et sans aucun vice ; mais la nature présente de l’homme, par laquelle chacun naît d’Adam, a déjà besoin du médecin, car elle n’est pas en bonne santé »[26]. Reste à savoir l’ampleur de la maladie ou le degré de corruption de la nature humaine. J.-Y. Lacoste[27] souligne que saint Augustin parle « tantôt d’un asservissement de l’homme aux mauvaises habitudes, tantôt d’un affaiblissement du libre arbitre, tantôt de sa disparition totale » et que, « plus tard, dans le De correptione et gratia, il inclinera à défendre l’idée d’une perte radicale de liberté. » Pour Augustin, si l’homme est capable de bien par lui-même, l’incarnation et le sacrifice du Christ sont inutiles.
Par contre, la théologie scolastique informée par Aristote, défendra l’idée d’une nature douée d’autonomie et de consistance propre qui la rendent capable de recevoir la grâce. Saint Thomas écrira : si « aucune nature créée n’est le principe suffisant d’un acte qui mérite la vie éternelle, à moins qu’un don surnaturel (qu’on appelle la grâce) ne lui soit ajouté »[28], l’homme, sans jamais obliger Dieu, bien sûr, est capable d’actes relativement méritoires. « Il est manifeste, explique saint Thomas, qu’entre Dieu et l’homme règne la plus grande inégalité ; l’infini les sépare ; de plus dans sa totalité le bien de l’homme vient de Dieu. Par conséquent de l’homme à Dieu il ne saurait être question de rapports de justice comportant une égalité absolue, il y a seulement une justice proportionnelle ; l’un et l’autre opérant selon son propre mode. Mais le mode et la mesure des capacités de l’homme lui viennent de Dieu. C’est pourquoi il ne peut y avoir de mérite pour l’homme auprès de Dieu que parce qu’il y a à la base un ordre préalablement établi par Dieu, de telle sorte que l’homme par son action obtienne de Dieu, à titre de rétribution, les biens en vue desquels Dieu lui a accordé ce pouvoir d’agir. C’est ainsi que les êtres de la nature parviennent par leurs mouvements et leurs opérations propres au but auquel Dieu les a ordonnés. Il y a cependant cette différence que la créature raisonnable se porte d’elle-même à l’action par son libre arbitre, ce qui confère à son action le caractère méritoire, qui n’appartient pas aux mouvements des autres créatures ».[29] Le mérite est une question de justice mais « nous ne pouvons en justice avoir sur Dieu des droits comme si nous étions ses égaux et si nous ne lui devions rien ». L’ordre établi par Dieu « veut que nous obtenions par nos propres opérations, et comme une récompense, la fin surnaturelle en vue de laquelle il nous a pourvus des facultés naturelles et surnaturelles nécessaires. Dès lors, cette ordination divine sera le premier fondement de nos mérites. C’est elle qui les rend possibles ; mais précisément parce qu’elle donne à notre libre arbitre, surnaturalisé par la grâce, de pouvoir être cause de mérite devant Dieu et il n’y aura mérite que s’il y a un acte libre de notre part. Sans doute notre libre arbitre n’en sera que la cause seconde ; cependant ce pouvoir que Dieu lui a conféré en vue du mérite est un pouvoir réel, puisque, et ceci est essentiel dans la question qui nous occupe, saint Thomas a toujours enseigné que la cause seconde possède, suivant son mode, une efficacité réelle. Voilà pourquoi tout en ayant leur raison première ou leur cause première dans l’ordination divine, nos mérites sont pourtant vraiment nôtres et ont devant Dieu une valeur réelle. »[30]
Nous sommes avec Dieu dans une relation de collaboration, comme dit le Catéchisme[31] qui précise, en citant saint Augustin lui-même, que Dieu « commence en faisant en sorte, par son opération, que nous voulions ; Il achève, en coopérant avec nos vouloirs déjà convertis. »[32] « Certes nous travaillons nous aussi, mais nous ne faisons que travailler avec Dieu qui travaille. Car sa miséricorde nous a devancés pour que nous soyons guéris, car elle nous suit encore pour qu’une fois guéris, nous soyons vivifiés ; elle nous devance pour que nous soyons appelés, elle nous suit pour que nous soyons glorifiés ; elle nous devance pour que nous vivions selon la piété, elle nous suit pour que nous vivions à jamais avec Dieu, car sans Lui nous ne pouvons rien faire ».[33]
On peut vraiment parler de collaboration dans la mesure où « la libre initiative de Dieu réclame la libre réponse de l’homme, car Dieu a créé l’homme à son image en lui conférant, avec la liberté, le pouvoir de Le connaître et de L’aimer. L’âme’ n’entre que librement dans la communion de l’amour. Dieu touche immédiatement et meut directement le cœur de l’homme. Il a placé en l’homme une aspiration à la vérité et au bien que Lui seul peut combler. »[34]
Entre saint Thomas et le Catéchisme, ou plus exactement entre saint Thomas et le concile Vatican II[35] qui consacre une redécouverte des justes rapports entre nature et grâce (avec une courte parenthèse lors du concile de Trente), c’est une interprétation augustinienne, pessimiste, qui, sans aller toujours jusqu’aux extrêmes, a dominé, interprétation qui subsiste aujourd’hui chez les protestants pour qui la nature est radicalement corrompue de sorte que le salut n’est assuré que par la grâce de Dieu.
Par ailleurs, on constate, en philosophie, une situation parallèle. Après la synthèse thomiste, des courants séparés vont s’attacher soit à l’esprit, au sujet, soit au corps, à la nature, à l’objet. On se souvient que, pour G. Siewerth, cette dislocation était le signe de la « modernité » : « Les temps modernes, écrivait-il, ont aboli l’unité essentielle entre l’homme et la nature »[36]. On sait aussi que, tout en se détachant de son ancien professeur, Siewerth rendra grâce à Martin Heidegger[37] d’avoir repensé l’homme comme « être dans le monde », mettant un terme au divorce prononcé depuis 6 siècles.
Pour le P. H. de Lubac[38], dans sa « Petite catéchèse sur la « nature » et la « grâce » »[39], note que c’est le philosophe Maurice Blondel[40] qui a rappelé la « distinction et cependant solidarité et causalité réciproque des « ordres « (…) »[41], mais il confirme la conception thomiste.
Il ressort de cette conception consacrée par le concile Vatican II et entérinée dans le Catéchisme que si la grâce est absolument nécessaire au salut, elle « ne se répand dans les groupes humains comme dans les individus, qu’en reconstituant le tissu de nature où elle doit s’insérer »[42]. La « nature » n’est pas sans valeur : l’Église ne proclame-t-elle pas la valeur de la raison contre le fidéisme et l’autonomie du pouvoir politique contre la théocratie ? Dans cet esprit, et puisque l’homme est corps et âme, il n’est pas illogique de penser, écrit M.-D. Chenu, que « les conditions économiques engagent la destinée des activités spirituelles de l’homme ».[43] En tout cas, le donné économique, avec ses spécificités, doit prendre place dans la vison globale de la vie chrétienne. Et c’est à partir de cette vision globale, de l’homme à l’image de Dieu, homo faber et homo sapiens, l’homo faber n’étant pas « extérieur » à l’homo sapiens[44], pas plus qu’à l’homo religiosus[45], que pourra s’élaborer une théologie du travail, comme nous le verrons plus loin.[46]
« L’homme est un atelier vivant, en permanente continuité d’action, dans tous les êtres. A travers les réalités les plus différentes et selon toute leur diversité, il est, par lui-même et en nature, dans le bien et dans la beauté, selon la genèse de chaque être, l’artisan de leur unification. Il est lui-même réparti en mâle et femelle ; mais il possède, par nature, une vertu de totalisation, s’étendant à tous les extrêmes, par une propriété de copulation.
Cette puissance unificatrice, s’exerçant dans la causalité du devenir de ces êtres divers, révèle, en l’accomplissant, le grand mystère du plan divin ; car elle détermine harmonieusement la cohérence mutuelle des êtres opposés, des plus proches aux plus lointains, des plus petits aux plus grands, et ainsi les conduit par un retour progressif à leur unité en Dieu.
A cette fin, l’homme advient en dernier parmi les êtres, comme un élément de conjonction physique, accomplissant universellement par leurs propres composantes la synthèse entre les extrêmes. Il récapitule en lui, et selon leur nature, les choses les plus distantes. Ainsi les ramène-t-il toutes à Dieu comme à leur cause les rassemblant d’abord dans l’unité à partir de leur autonomie et de leur division antérieure, puis les faisant progresser vers Dieu, grâce à des connexions ordonnées, dans une montée exaltante et unifiante, où il n’est plus de division. »
iii. Un autre regard sur la pauvreté
A la lumière de ce bref aperçu théologique, on peut affirmer que la pauvreté n’est pas un problème marginal, un épiphénomène, un accident inévitable de la croissance : c’est un problème fondamental car il atteint tout l’homme et tous les hommes. Un chrétien ne peut accepter c’e qu’on a appelé le darwinisme social inspiré de Malthus où l’on considère que les pauvres sont naturellement faibles et qu’ils sont tout aussi naturellement éliminés par les plus forts.[1] Il n’y a pas non plus à diviser les pauvres en bons et mauvais, comme on l’a fait parfois : les bons qui vont à la messe et les mauvais qui votent socialiste. Le marxisme lui-même a érigé cette tentation en principe : il a pris le parti du prolétariat mais s’est méfié du lumpenprolétariat[2] prêt à se rallier aux forces réactionnaires.
La pauvreté ne se définit pas non plus simplement par le manque de pain ou de travail[3] ou de capacités physiques, intellectuelles, psychologiques. Un manque entraîne d’autres manques. Cette description de la pauvreté bâtie à partir des réalités sociales du XIXe siècle reste valable aujourd’hui et nous montre les résonances d’une indigence matérielle : « Le quart-monde dans les pays riches rassemble des populations dominées qui manquent du minimum vital et du minimum en général compte tenu des usages sociaux, qui ont des comportements marginaux et se trouvent exclues par l’absence de travail, par la difficulté de communiquer, par le sentiment de perte de dignité, et d’humiliation par leurs comportements mêmes. Privées souvent de liens contractuels, elles se heurtent à des phénomènes de blocages permanents tels, qu’elles ont les plus grandes difficultés pour s’intégrer, voire seulement pour s’insérer socialement ».[4]
Il serait étonnant que l’indigence matérielle, pour ne parler que d’elle, n’ait pas d’incidences spirituelles. P. Scolas pose cette question qui est, en fait, une affirmation : « La lutte résolue pour un vrai bien-être matériel ne va-t-elle pas nécessairement de pair avec l’ouverture vers d’autres biens aussi vitaux ? »[5]
Par ailleurs, la pauvreté est un mal commun. La pauvreté n’est pas seulement un mal qui atteint une personne ou une catégorie de personnes, un mal auquel une autre personne ou un autre groupe de personnes peut apporter soulagement à défaut de guérison, la pauvreté est un mal social, une atteinte au bien commun. Le pauvre est celui qui ne peut partiellement ou totalement travailler à l’accroissement du bien commun, qui ne peut en recevoir tous les bienfaits ou certains d’entre eux mais qui, par sa défection, prive l’ensemble de la société du fruit de sa participation. Quand donc une société, corps intermédiaire ou état, lutte contre toutes les formes possibles de pauvreté, elle agit dans l’intérêt des personnes concernées, évidemment, mais aussi de l’ensemble des citoyens.
A la limite, on peut même contester la division sociale riches-pauvres et envisager, comme le faisait Paul VI, « un monde plus humain pour tous, où tous ont à donner et à recevoir ».[6]
Tout ceci nous montre, si besoin était encore, la nécessité, au cœur de la charité, de garder le souci prioritaire, mais non exclusif, de la justice sociale, pour le bien des personnes et des sociétés.
Comme nous l’avons vu précédemment, la justice sociale est un concept « englobant », pourrait-on dire, puisqu’elle « veille, chez les gouvernants mais aussi en tous les lieux de décision de l’organisme social et jusque chez les membres particuliers, au développement des ressources sociales, à leur harmonieuse répartition entre les catégories sociales par leurs lois, institutions et initiatives convenables, ainsi qu’à la distribution des rôles, empruntant tour à tour ses normes à la justice générale, à la justice distributive et à la justice commutative, selon les situations diverses qu’elle régit.
Ainsi la justice sociale nous semble avoir deux objets qui ne peuvent se ramener à l’unité : d’une part, l’abolition des disparités entre classes, secteurs et peuples ; d’autre part, la croissance des ressources globales de la société : en bref, la répartition sociale et la croissance économique. »[7]
Si les réponses ne sont pas évidentes, les questions à résoudre sont claires : comment assurer avec justice la « croissance économique » et la « répartition sociale » ou, plus exactement, comme le dit l’auteur, la « distribution des rôles », le « développement des ressources sociales », « globales » et leur « harmonieuse répartition » pour que s’abolissent les disparités ?
Quelles sont donc précisément les conditions de l’établissement et de la croissance de la justice sociale ainsi définie ?
Elles sont nombreuses et d’ordres divers. Elles sont, nous allons le voir encore à travers les chapitres qui suivent, culturelles, philosophiques, spirituelles, morales, juridiques, politiques, structurelles. La justice sociale est ordonnée, ne l’oublions pas, au bien commun. En tant que justice, elle résume tous les devoirs sociaux[8] et, vu leur diversité, « il n’est pas interdit de penser que les principes de la justice puissent varier d’après les domaines et les objets auxquels ils s’appliquent »[9]
Mais la justice sociale ne s’installe pas spontanément, elle ne peut être imposée. Elle doit se construire et s’organiser avec la collaboration de tous les acteurs sociaux, économiques et politiques. La variété des conditions le réclame. La réalisation du bien commun aussi. Trop souvent, on attribue à l’État le rôle essentiel en la matière. Et il est vrai que l’établissement d’une législation sociale est capital. Mais, au fil du temps, le rôle social de l’État s’est considérablement élargi. « d’abord ont été introduites timidement et assez tard dans le dix-neuvième siècle des lois de protection sociale ; cette protection s’est étendue à partir de 1919 et elle continue depuis de le faire. Ensuite, à partir des années trente, l’État prend des responsabilités, non seulement comme protecteur des faibles, mais comme leader principal des décisions économiques et sociales. Après la guerre de trente-neuf à quarante-cinq enfin, l’extension de la sécurité sociale et la création d’autres systèmes de redistribution des revenus dans un but de réduction des inégalités, ont rendu plus large encore l’emprise de l’État. » Suite à ce tableau qu’il brosse rapidement, Marc Van De Putte[10] soulève deux probl_mes majeurs : d’une part les finances publiques ont de plus en plus de difficultés pour assumer leurs responsabilités et la loi, d’autre part, tend à régir de plus en plus de champs d’activités. Autrement dit, la dette tend à s’accroître et la liberté à diminuer.
Nous verrons que cette situation dramatique où s’enlisent bien des États modernes tentés de sacrifier des engagements sociaux pour échapper à l’étouffement, peut être évitée dans la mesure où l’on cesse de penser la réalisation de la justice sociale uniquement dans le chef des pouvoirs publics et uniquement selon des modalités financières.
La justice sociale, en tout cas, nous allons en voir quelques conditions pratiques réclame un autre regard sur l’économie. Va-t-elle être, selon l’heureuse expression d’un auteur, une économie du « bien-être » ou du « plus-avoir » ?[11]
L’exigence évangélique était déjà difficile à vivre dans le monde relativement stable de jadis. Mais aujourd’hui, « le progrès scientifique et technique fait, en raison des déséquilibres qu’il entraîne dans le monde, une question de vie ou de mort d’une économie qui ne soit plus celle du profit mais des besoins des hommes « au niveau de leur vraie dignité », d’une économie « de participation » et « de don » ; ce n’est que dans une telle économie que l’on pourrait penser normalement la pauvreté.[12] Et encore le problème est-il beaucoup plus qu’économique. Ce qui est en cause, c’est toute une mentalité que suscite la technique, avec ses harmoniques éthiques spontanées. »[13]
« L’Évangile nous dresse contre une certaine « économie d’abondance », comme on dit aujourd’hui, qui est la perversion du développement économique lui-même, comme on peut le voir dans la détresse présente des hommes. Aussi l’enrichissement du monde n’est-il légitime que si, d’abord, en justice, il nourrit et libère les pauvres, nations et individus. »[14]
a. Le regard « englobant » de Jean-Paul II
Le 2 juillet 1980, le pape Jean-Paul II visitait la favela[1] ‘Vidigal » à Rio de Janeiro où vivent des milliers de pauvres. Il leur a adressé un discours particulièrement intéressant[2].
Il rappelle que l’Église qui, « dans le monde entier veut être l’Église des pauvres » n’est autre que l’Église universelle : « ce n’est pas l’Église d’une classe ou d’une seule caste ». Elle parle à l’homme, « à chaque homme et à tous. En même temps, elle parle aux sociétés, aux sociétés dans leur globalité et aux diverses couches sociales, aux divers groupes et professions. Elle parle également aux systèmes et aux structures sociales, socio-économiques et socio-politiques. »
Que dit l’Église ? « Faites tout, vous particulièrement qui avez un pouvoir de décision. Vous de qui dépend la situation du monde, faites tout pour que la vie de chaque homme, sur votre terre, devienne plus humaine, plus digne de l’homme !
Faites tout pour que disparaisse, au moins progressivement, cet abîme qui sépare les « excessivement riches », peu nombreux, des grandes multitudes de pauvres, de ceux qui vivent dans la misère. Faites tout pour que cet abîme n’augmente pas mais diminue, pour que l’on tende à une égalité sociale. Enfin que la répartition injuste des biens cède la place à une répartition plus juste.
Faites-le en considération de chaque homme qui est votre prochain et votre concitoyen. Faites-le en considération du bien commun de tous. Et faites-le en considération de vous-mêmes. Seule a une raison d’être la société socialement juste, qui s’efforce d’être toujours plus juste. Seule une telle société a devant elle un avenir. La société qui n’est pas socialement juste et n’ambitionne pas de devenir telle met en danger son avenir. »
Où ce discours s’enracine-t-il sinon dans la première Béatitude: « Bienheureux les pauvres de cœur, car le Royaume des cieux est à eux »[3] ?
« Les pauvres de cœur sont ceux qui sont les plus ouverts à Dieu et aux « merveilles de Dieu » (Ac 2, 11). Pauvres parce que prêts à accepter sans cesse ce don d’en haut qui provient de Dieu lui-même. Pauvres de cœur - ceux qui vivent dans la conscience d’avoir tout reçu des mains de Dieu comme un don gratuit, et qui apprécient chaque bien reçu. » Et parce qu’ils sont ouverts à Dieu, ces cœurs sont, « par cela même, plus ouverts aux hommes. Ils sont prêts à apporter une aide efficace ».
Même si Jean-Paul II, au cœur de cette favela, salue particulièrement la miséricorde, la générosité et la magnanimité de nombre de ses interlocuteurs, il est clair que l’ouverture à Dieu et aux hommes n’est pas l’apanage d’un groupe sociologique. A ces pauvres de cœur, ouverts à Dieu et aux hommes, s’opposent ceux qui sont « fermés à Dieu et aux hommes, sans miséricorde », ceux que l’Écriture appelle « riches », les « malheureux »[4].
Tous les hommes, quelle que soit leur situation, doivent avoir l’ouverture de cœur évoquée.
Aux miséreux, le pape rappelle qu’ »il est nécessaire de faire tout ce qui est permis pour assurer, à soi-même et aux siens, tout ce qui est nécessaire à la vie et à la subsistance » et de rester dignes, magnanimes, ouverts et disponibles.
Aux riches, il demande de n’être pas « aveuglés par l’égoïsme et la satisfaction de leurs propres désirs » (…) : « Si tu as beaucoup, s’écrie Jean-Paul II, si tu as tellement, rappelle-toi que tu dois donner beaucoup, qu’il y a tant de choses à donner. Et tu dois penser à la façon de donner ; à la façon d’organiser toute la vie socio-économique et chacun de ses secteurs afin que cette vie tende à l’égalité entre les hommes et non pas à un abîme entre eux.
Si tu connais beaucoup de choses et que tu sois placé en haut de la hiérarchie sociale, tu ne dois pas oublier une seule seconde que, plus on est élevé, plus on doit servir ! Servir les autres. Autrement tu courras le danger de t’éloigner toi-même ainsi que ta vie du champ des Béatitudes et en particulier de la première d’entre elles : « Bienheureux les pauvres de cœur ». Ils sont « pauvres de cœur » les « riches » aussi qui, à la mesure de leur propre richesse, ne cessent de « se donner eux-mêmes » et de « servir les autres ». »
Texte important car il montre bien que nous sommes tous concernés par le problème de la pauvreté non seulement parce qu’elle est un manque de bien commun mais aussi parce que nous sommes tous à la fois pauvres et riches par rapport aux autres. Pas de société donc sans solidarité, sans ajustement de nos complémentarités, bannissant toute dialectique primaire entre riches et pauvres.
Texte important aussi parce qu’il insiste sur l’organisation indispensable à tous les échelons de la société pour faire reculer les pauvretés.
Texte important enfin parce qu’il montre précisément vers quoi toute société doit tendre : l’égalité. Alors que Léon XIII insistait, contre les socialistes sur l’inéluctable inégalité, l’accent s’est ici nettement déplacé. Il n’y a pas là contradiction si l’on se donne la peine de relire ce qu’en dit Rerum novarum : « Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. Sans doute, c’est là ce que poursuivent les socialistes. Mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C’est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes ; différences d’intelligence, de talent, de santé, de force ; différences nécessaires, d’où naît spontanément l’inégalité des conditions. Cette inégalité, d’ailleurs, tourne au profit de tous, de la société comme des individus. La vie sociale requiert dans son organisation des aptitudes variées et des fonctions diverses, et le meilleur stimulant _ assumer ces fonctions est, pour les hommes, la différence de leurs conditions respectives. »[5]
Juste avant ce passage, le Saint Père précisait que l’Église « veut et désire ardemment que toutes les classes mettent en commun leurs lumières et leurs forces, pour donner à la question ouvrière la meilleure solution possible ».[6]
L’appel à la solidarité par la collaboration des différences inéluctables est donc clair. Cela ne signifie pas que la société doit se figer dans sa hiérarchisation actuelle, économique, sociale, politique. Ce que le Pape refuse comme utopique et dangereux, c’est l’égalitarisme qui voudrait faire fi des différences et qui tuerait la solidarité.
Il y a, en fait, deux formes d’excès, d’aliénations, à combattre, celle de la pauvreté et celle de la richesse. L’appel à l’égalité se justifie à travers cette prière de l’ancienne alliance:
« J’implore de toi deux choses,
ne les refuse pas avant que je meure :
(…) Ne me donne ni pauvreté ni richesse, laisse-moi goûter ma part de pain,
de crainte que, comblé, je ne me détourne
et ne dise : « Qui est le Seigneur ? »
Ou encore, qu’indigent, je ne vole
et ne profane le nom de mon Dieu. »[7]
Par ailleurs, le système démocratique que Léon XIII a demandé avec insistance de ne pas rejeter sans examen, doit pour survivre, nous en reparlerons, s’accompagner d’une démocratie économique et culturelle qui n’a rien à voir, si on la définit correctement, avec un quelconque système marxiste ou marxisant.
Nous allons précisément voir que des inégalités, des différences artificielles et condamnables, naissent lorsqu’on oublie de donner, en toute circonstance, la primauté à la dignité de la personne, à l’égale dignité de toute personne qui travaille, sur les choses, sur l’outil comme sur le capital quelle que soit sa forme : terre, biens mobiliers, immobiliers, argent ; lorsque l’État aussi oublie qu’il est le gardien de cette dignité éminente.
b. Pour davantage de justice sociale
Nous venons d’évoquer la responsabilité de l’État. Elle est grande, nous le verrons mais il serait erroné, vu tout ce qui a été dit précédemment, de ne compter que sur son action. A plusieurs reprises il a été dit que tous les acteurs sociaux doivent se mobiliser en faveur du bien commun et donc dans la lutte contre les pauvretés, tous les citoyens organisés ou non.
Les pauvretés sont multiformes et touchent, selon des modalités diverses, tous les individus. Même l’individu improbable qui serait doué des meilleures qualités physiques et intellectuelles, héritier de grands biens, béni dans ses amitiés et ses amours et dont la vie serait d’une paix égale, sera confronté à l’appauvrissement de la vieillesse et de la mort.
L’accroissement du bien commun et le recul des manques est fondamentalement l’œuvre de la solidarité qu’il n’est pas inutile de redéfinir ici. Elle n’est « pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir (…). Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être vaincues - bien entendu avec l’aide de la grâce divine - que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. »[1]
C’est dire qu’à la racine de la charité, au sens étroit du terme, et de la justice sociale, il doit y avoir nécessairement une conscience formée, convertie dans la liberté, bien sûr.
Très concrètement, pour prendre un exemple, en 1996, l’Église du Hainaut s’est mobilisée « avec les pauvres, contre la pauvreté »[2] ; Devant la croissance de la pauvreté dans le diocèse, qui se manifeste par la précarité de plus en plus grande des moyens d’existence, la décomposition du lien social et l’accentuation des carences éducatives, culturelle et spirituelles toute l’Église du Hainaut décide de se mobiliser. Sont énumérées, toute une série d’initiatives d’accompagnement, d’aide d’urgence au sein d’associations, de mouvements, et d’œuvres diverses, pluralistes parfois et, parfois aussi, en collaboration avec les services sociaux officiel, pour apporter une aide ponctuelle, organiser une campagne d’action et de sensibilisation, visiter des lieux de détresse, accueillir les exclus et les solitaires, rendre des services éducatifs ou administratifs. Un appel est lancé aussi au renouvellement de la vie spirituelle et à l’évangélisation pour rendre l’espérance et la paix à tous les blessés de la vie.
Dans ce programme, tous les chrétiens sont invités à s’inscrire personnellement et ils le peuvent souvent immédiatement forts de leur zèle, de leur dévouement et de leur foi. Toutefois, l’invitation à l’action ne s’arrête pas là, à cette « charité ». Très lucidement, appel est lancé à l’engagement syndical et politique pour une fiscalité plus juste, un renforcement de la sécurité sociale, une modification des processus socio-économiques et culturels, la démocratisation de l’école ou une politique culturelle authentique dans les media et les vecteurs éducatifs car, dit le texte, « sans développement culturel, la lutte contre la pauvreté est réduite à une assistance sans lendemain ».
Nous reviendrons dans le dernier tome sur l’ »action politique » globale suggérée ici. Pour l’instant, nous allons étudier quels changements culturels et structurels sont indispensables à l’établissement d’une justice sociale et économique, étant bien entendu, ne l’oublions pas, que, vu sa volonté de promotion humaine intégrale, l’Église ne peut considérer qu’un programme de développement socio-économique suffirait ni accepter que le problème de la pauvreté soit laissé aux « spécialistes » de la politique sociale et économique.[3]