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A. Les grandes conceptions en présence

⁢Chapitre 1 : Le poids des idéologies

Pour bien comprendre la position de l’Église face aux problèmes liés à la vie économique, il est indispensable de se rappeler les grandes théories qui ont marqué en profondeur, à l’époque contemporaine, le monde du travail, la société et la politique.

En Europe, avant le XVIIIe siècle, a régné ce qu’on appelle le mercantilisme[1].

En gros, depuis la fin du XVe siècle, les sociétés, suite aux grandes découvertes maritimes qui ont fait affluer les métaux précieux, se sont attachées démesurément à l’idée que la richesse d’une nation dépendait de ses richesses matérielles et, plus précisément, de la quantité de métaux précieux qu’elle pouvait posséder. Les États furent prompts à la guerre économique et menèrent une politique interventionniste, encourageant l’exportation et se protégeant contre l’importation. Cette économie protectionniste fut une « économie dirigée »⁠[2] qui favorisa les produits manufacturés au détriment de l’agriculture qui occupait la majeure partie de la population.

A la longue, l’économie fut bridée par ses propres principes, soumise non seulement aux réglementations parfois tatillonnes des pouvoirs urbain et royal mais aussi à celle des corporations qui, là où elles existaient et en bien des cas, devinrent souvent un frein à l’innovation et même à la production. Il faut noter toutefois, à propos de ces divers règlements, qu’ils témoignent en maints endroits d’un souci des hommes au travail au détriment de l’efficacité économique.

Que penser, par exemple, de ce règlement de travail promulgué en 1578 par Philippe II dans les mines de « Bourgogne »⁠[3] ?

« 1° Nous voulons et ordonnons que les ouvriers des mines travaillent huit heures par jour, à deux entrées de quatre heure chacune.

2° Si l’ouvrage requiert accélération, il sera fait par quatre ouvriers qui travailleront chacun six heures sans discontinuation, chaque ouvrier ayant ainsi besogné ses six heures remettant ses outils en mains d’un autre et ayant ainsi ses dix-huit heures de repos sur vingt-quatre.

3° Mineurs ouvriers sont salariés ; soit suivant conventions avec le personnier (concessionnaire de la mine), soit suivant l’ouvrage fait, à leur choix.

4° Nous voulons et ordonnons qu’aux fêtes de commandement, les ouvriers soient payés comme s’ils avaient besogné. Item aux fêtes de Pâques, Noël et Pentecôte, il ne sera besogné que demi-semaine, sauf pour les garçons tirant l’eau (pour empêcher l’inondation de la mine). Item aux quatre fêtes de Notre-Dame et aux douze fêtes d’Apôtres, les ouvriers sont quittes d’une demi-journée la veille de chaque fête.

5° Mineurs ouvriers peuvent choisir chazal (terrain) pour faire maison et jardin sur les communaux des lieux où ils travaillent, en payant un sol de cense (loyer) par an, et moyennant ce ont droit aux bois morts et aux morts bois (bois de peu de valeur) sur les dits communaux.

6° Mineurs ont un marechef (marché) aux mines et ont ce droit qu’il n’est pas permis aux étrangers de distraire vivres de leur marechef.

7° Au marechef qui commence à dix heurs du matin, il n’est pas permis aux officiers (les « cadres »), personniers et hosteliers d’acheter provisions avant que les ouvriers soient fournis »[4]

Même si un tel règlement est unique ou relativement rare, il est intéressant de le méditer. Il a l’immense mérite d’avoir existé, ne fût-ce qu’un temps.

En l’examinant, on y découvre tout d’abord une limitation du temps de travail à huit heures par jour alors qu’on pense habituellement qu’il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que cette mesure soit prise. Le temps de travail est même raccourci si, pour des raisons techniques, impératives sans doute, il n’est pas possible d’accorder un temps de repos et de diviser les huit heures de travail. On constate aussi que le salaire peut se déterminer, au choix de l’ouvrier selon l’ouvrage accompli ou suite à une négociation avec le « personnier ». Ce mot possède plusieurs significations. Le plus souvent, en Bourgogne, il désigne un « associé », un « co-possesseur ». Sans doute ici celui qui est « associé » avec le propriétaire de la mine et qui s’occupe du personnel. On dirait peut-être dans le langage d’aujourd’hui : le responsable des ressources humaines. Des congés payés sont prévus essentiellement à l’occasion de fêtes religieuses et de leur préparation. Si l’on fait le compte on découvrira que le nombre de jours de congés payés excède leur nombre actuel ! Si certains, les « garçons tirant l’eau », n’ont pas autant de congés, c’est évidemment pour une raison technique : la nécessité de ne pas laisser la mine s’inonder en l’absence de tous les appareillages que nous connaissons actuellement. d’autres avantages matériels sont prévus : les ouvriers peuvent construire une maison sur les terrains (chazals) appartenant à la mine pour un loyer (cense) très modéré⁠[5] qui, en plus , inclut le chauffage puisque les ouvriers ont droit de recueillir le bois mort et le « mort bois » c’est-à-dire le bois de peu de valeur, impossible à travailler. Les deux derniers points de ce règlement nous révèlent l’existence sur place d’un marché (marechef) privé auquel les ouvriers ont accès avant les « cadres »⁠[6]

Il est clair, par ce texte, que c’est d’abord le bien-être du travailleur qui est pris en compte dans le contexte ici d’une société profondément marquée par la foi chrétienne. Ce n’est certes pas la rentabilité à tout prix qui est recherchée. On peut objecter que ce règlement s’inscrit dans un contexte socio-économique qui n’a rien à voir avec le nôtre. Nous sommes dans une société préindustrielle qui vivait « une existence au rythme lent, compassé, rural. Celle d’un mode de production précapitaliste (ou encore non soumis au capitalisme). […] C’était un moment où le temps ne courait pas après lui-même. Où le temps avait le temps. Où l’on prenait son temps. »[7] Il n’empêche que le texte met en évidence un principe fondamental : la priorité de la personne sur toute autre considération, une personne considérée dans toute sa complexité et qui n’est pas réduite à sa capacité de travail alors que souvent dans l’organisation contemporaine, l’homme est « unidimensionnel » cantonné strictement dans son rôle de producteur et de consommateur⁠[8] alors que le bien de la personne « multidimensionnelle », dépasse largement ce cadre dans lequel les sociétés capitalistes libérales comme les sociétés marxistes tentent d’enfermer les individus.

On constate donc ici que l’État (le prince) veille aux conditions de travail, soucieux du bien-être matériel et spirituel des ouvriers et en prêtant attention d’abord à ceux qui gagnent le moins. On sent dans ce règlement comme celui de nombreuses corporations, un forte imprégnation morale et religieuse.

La situation va changer radicalement au XVIIIe siècle.


1. On peut trouver des réflexions théoriques sur cette pratique dans les écrits, entre autres, de Richelieu (1585-1642) ou de Colbert (1619-1683), en France.
2. Cf. COORNAERT Emile, Les corporations en France avant 1789, Editions ouvrières, 1968, p. 237 ou LECLERCQ Jacques, Leçons de droit naturel, IV, IIe partie, Travail, Propriété, Wesmael-Charlier, 1946, p. 216.
3. Il ne s’agit pas du duché de Bourgogne démantelé en 1477, à la mort de Charles le Téméraire, ni de la Bourgogne française actuelle. On se souvient que Philippe II, roi d’Espagne, a reçu de son père Charles Quint, lors de son abdication en 1556, les territoires rassemblés par les ducs de Bourgogne, ses ancêtres. cet « héritage bourguignon » s’étendait de la Frise à la Bourgogne actuelle et avait comme capitale Bruxelles. On continua encore longtemps, par habitude, à appeler les Pays-Bas espagnols « Bourgogne ».
4. Cf. Revue Nouvelle, 15 mai 1948, p. 495 et PIRNAY P., Notions d’histoire du travail, Ephec, 1977-1978, p. 13.
5. Un sol de cense par an semble très bon marché, presque dérisoire. Evidemment il est difficile voire impossible de déterminer exactement la valeur d’un sol étant donné que cette valeur a évolué dans le temps mais aussi dans l’espace. A la même époque, le sol dans telle région n’a pas la même valeur que dans telle autre (http://www.histoirepassion.eu/?Conversion-des-monnaies-d-avant-la-Revolution-en-valeur-actuelle).
   Jean Gimpel note que le salaire quotidien du maçon oscille entre 6 et 10 deniers au XVIe siècle. Le salaire le plus humble est celui du manœuvre qui reçoit 1,5 à 2 deniers. Même si le mineur, ce qui paraît peu vraisemblable, ne gagnait qu’un denier par jour, le sol valant douze deniers, le loyer était facile à payer. (Cf. GIMPEL Jean, La révolution industrielle au Moyen-Age, Seuil-Points, 1975, pp. 109-110).
6. Au sens large, l’« officier » est celui qui remplit un office, exerce un commandement, est titulaire d’une fonction. L’« hostellier » désigne, comme aujourd’hui, celui qui héberge, nourrit : les responsables du marché ? Hostellier peut même signifier patron.
7. CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Problèmes/Editions sociales, 1981, p. 102.
8. Cf. MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Editions de Minuit, 1968.

⁢i. Le libéralisme

[1]

Ce mouvement de pensée que l’on baptisera plus tard « libéralisme »⁠[2] et qui triomphe au XVIIIe siècle trouve sa source dans l’esprit critique qui caractérise la pensée européenne. Esprit qui vient « du fond des âges », comme l’a expliqué Paul Hazard⁠[3] : « De l’antiquité grecque ; de tel ou tel docteur d’un Moyen Age hérétique ; de telle ou telle autre source lointaine ; mais à n’en pas douter, de la Renaissance. » P. Hazard voit entre la Renaissance⁠[4] et les XVIIe et XVIIIe siècle une « parenté indéniable. Même refus, de la part des plus hardis, de subordonner l’humain au divin. Même confiance faite à l’humain, à l’humain seulement, qui limite toutes les réalités, résout tous les problèmes ou tient pour non avenus ceux qu’il est incapable de résoudre, et renferme tous les espoirs. Même intervention d’une nature, mal définie et toute-puissante, qui n’est plus l’œuvre du créateur mais l’élan vital de tous les êtres en général et de l’homme en particulier. » Mais c’est au cours de ces XVIIe et XVIIIe siècles que cet esprit va s’affirmer et inspirer une nouvelle manière de concevoir la société. Les voyages relativisent le modèle européen et servent souvent à exalter les vertus des civilisations lointaines et même primitives, le non-conformisme historique, philosophique et religieux se répand : Pierre Bayle publie le Dictionnaire historique et critique (1695-1697) ; Richard Simon, l’Histoire critique du Vieux Testament (1678) et l’Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau testament (1692). L’Angleterre protestante interpelle et fascine. La pensée de John Locke (1632-1704) se répand⁠[5]. On vante le déisme, l’athéisme et la libre-pensée⁠[6]. Le droit naturel, comme nous l’avons vu dans la 3e partie, change de sens. Les philosophes inventent des modèles politiques nouveaux et se proposent comme conseillers des « princes. On cherche le bonheur sur la terre. On exalte la science et le progrès. L’ idéal humain est désormais incarné dans le « bourgeois ».

Nul texte, à mon sens, n’exprime mieux cela que le célèbre « poème » de Voltaire⁠[7] intitulé Le Mondain (1736). Ce texte souleva, à l’époque, beaucoup de critiques et Voltaire, à la fin de sa vie⁠[8], pour y répondre, prêcha la modération épicurienne, mais il n’empêche que toute sa philosophie confirme les thèses du poème incriminé qui traduit parfaitement, non sans ironie et cynisme, un esprit nouveau. Beaucoup d’auteurs, au XVIIIe siècle, sont inquiets de l’irruption des richesses et des bouleversements qu’elles entraînent dans la société. Ils vanteront la frugalité mythique des anciens, la simplicité des peuples primitifs ou de la vie au paradis terrestre ; ils imagineront aussi des sociétés exemplaires par leur sobriété. En effet, pour eux, la vertu va de pair avec le dépouillement des mœurs. Mais telle n’est pas la position de Voltaire:

Regrettera qui veut le bon vieux temps

Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,

Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,[9]

Et le jardin de nos premiers parents ;

Moi je rends grâce à la nature sage

Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge

Tant décrié par nos tristes frondeurs[10] :

Ce temps profane[11] est tout fait pour mes mœurs.

La profession de foi de Voltaire est significative:

J’aime le luxe, et même la mollesse,

Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,

La propreté[12], le goût, les ornements :

Tout honnête homme a de tels sentiments.

Il est bien doux pour mon cœur très immonde[13]

De voir ici l’abondance à la ronde,

Mère des arts et des heureux travaux,

Nous apporter, de sa source féconde,

Et des besoins et des plaisirs nouveaux.

L’or de la terre et les trésors de l’onde,

Leurs habitants et les peuples de l’air,

Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.

Oh ! le bon temps que ce siècle de fer ![14]

Non content de célébrer luxe et plaisir, l’auteur attribue donc à la richesse la vertu de favoriser les arts et de stimuler les activités humaines. Sa conception est très moderne dans la mesure où le progrès est stimulé sans cesse par les besoins qu’il génère. Toute la nature est soumise à ce processus. Plus encore, l’abondance, par le commerce, unit les peuples, apporte donc la paix et transforme les cultures, dissout, pourrait-on dire, le fanatisme religieux incarné ici par l’Islam:

Le superflu, chose très nécessaire,

A réuni l’un et l’autre hémisphère.

Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux

Qui du Texel[15], de Londres, de Bordeaux,

S’en vont chercher, par un heureux échange,

Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,[16]

Tandis qu’au loin vainqueurs des musulmans,

Nos vins de France enivrent les sultans ![17]

Suit l’éloge de la propriété présentée comme la mère du progrès et même, curieusement, de la connaissance.

Quand la nature était dans son enfance,

Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance,

Ne connaissant ni le tien, ni le mien.

qu’auraient-ils pu connaître ? Ils n’avaient rien ;

Ils étaient nus, et c’est chose très claire

Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.

A l’époque où Voltaire écrit ce poème, une de ses bêtes noires est Pascal à qui il avait consacré la XXVe de ses Lettres anglaises ou Lettres philosophiques (1733). Le « triste frondeur » est de nouveau visé ici, lui qui avait écrit : « Mien, tien. « Ce chien est à moi », disaient ces pauvres enfants. « C’est là ma place au soleil. » Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. »[18] Rousseau, est d’avance condamné, lui qui, après avoir considéré que le progrès des sciences et des arts⁠[19] avait corrompu les hommes, écrira : « Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »[20]

Voltaire brosse aussi le portrait de l’« honnête homme » c’est-à-dire, de l’homme distingué, de bonne compagnie. C’est un homme riche, amateur éclairé d’art, qui vit entouré de luxe et dans le goût de son temps:

Or maintenant, voulez-vous, mes amis,

Savoir un peu, dans nos jours tant maudits[21],

Soit à Paris, soit dans Londres, ou dans Rome,

Quel est le train des jours d’un honnête homme ?

Entrez chez lui : la foule des beaux arts,

Enfants du goût, se montre à vos regards.

De mille mains l’éclatante industrie

De ces dehors orna la symétrie.

L’heureux pinceau, le superbe dessin

Du doux Corrège et du savant Poussin

Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;

C’est Bouchardon qui fit cette figure,

Et cet argent fut poli par Germain.[22]

Des Gobelins[23] l’aiguille et la teinture

Dans ces tapis surpassent la peinture.

Tous ces objets sont vingt fois répétés

Dans des trumeaux tout brillants de clartés[24].

De ce salon je vois par la fenêtre,

Dans des jardins, des myrtes en berceaux ;

Je vois jaillir les bondissantes eaux…​

Voltaire continue à décrire l’existence dorée de ce nanti, sa vie sociale brillante et festive, ses repas fins de riche raffiné.

Si, comme nous l’avons vu, Pascal est visé sans être cité, Voltaire va nommément s’en prendre, pour terminer, à certains auteurs qui, à l’époque, développait la nostalgie de la vie frugale et réputée moralement exemplaire des premiers temps ou d’utopiques sociétés parfaites:

C’est Fénelon qui est d’abord pris à partie⁠[25] : Or maintenant, Monsieur du Télémaque,

Vantez-nous bien votre petite Ithaque,

Votre Salente, et vos murs malheureux,

Où vos Crétois, tristement vertueux,

Pauvres d’effets[26] et riches d’abstinence,

Manquent de tout pour avoir l’abondance :

J’admire fort votre style flatteur

Et votre prose, encore qu’un peu traînante ;

Mais mon ami, je consens de grand cœur

d’être fessé dans vos murs de Salente,

Si je vais là pour chercher mon bonheur.

Sont visés ensuite deux savants ecclésiastiques qui avaient cherché à localiser le Paradis terrestre :

Et vous, jardin de ce premier bonhomme,

Jardin fameux par le diable et la pomme,

C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,

Huet[27], Calmet[28], dans leur savante audace,

Du paradis ont recherché la place :

Le paradis terrestre est où je suis.

Le poème se termine par ce vers lapidaire et provocant qui affirme non seulement le bonheur éprouvé par Voltaire à vivre dans les richesses de son siècle mais aussi que ce bonheur n’est nourri d’aucune perspective religieuse.

Ce matérialisme pratique va être soutenu et nourri par les théories des « économistes », disait-on à l’époque. Certes, bien des différences seraient à relever entre les auteurs qui ont marqué, comme Quesnay, Adam Smith, Ricardo ou encore Stuart Mill, mais nous allons tenter de cerner l’essentiel de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui l’idéologie libérale des XVIIIe et XIXe siècles.

Sans être trop impertinent, on pourrait la résumer par la formule Liberté, propriété, optimisme[29].


1. Le capitalisme n’est pas synonyme de libéralisme. Non seulement, il y a un capitalisme d’État mais le sens du mot capitalisme (apparu seulement en 1842 selon BvW). Si le capitalisme est, au point de départ, « l’appropriation du capital par les uns, à l’exclusion des autres », il vaut mieux parler, comme on le faisait le plus souvent aux XVIIIe et XIXe siècles, des capitalistes, c’est-à-dire des riches, tout simplement. Le capitalisme que Marx, notamment, va dénoncer et combattre, est précisément le moyen pour les uns, grâce à l’appropriation du capital, « de faire travailler les autres, en augmentant ainsi leur propre capital sans que les autres puissent accéder à la propriété de ce capital » (SALLERON Louis, Libéralisme et socialisme, Du XVIIIe siècle à nos jours, CLC, 1977, p. 23). Ce capitalisme-là est le fruit du libéralisme.
2. Selon BvW, le mot n’apparaît qu’en 1821.
3. HAZARD P., La crise de la conscience européenne, 1680-1715, Fayard, 1961, p. 416
4. Non seulement à cause de la contestation protestante mais aussi et peut-être surtout à cause d’une résurgence du paganisme antique. La Renaissance est un retour passionné à l’antiquité, typiquement italien à l’origine. En fait l’Italie, au XIVe déjà, se penche sur son passé et redécouvre ses racines. Cette redécouverte de l’antiquité se fera de deux manières. Il y eut une Renaissance « chrétienne » qui se caractérise par l’assimilation de tout ce qui est compatible dans la culture antique avec la vision chrétienne. Mais d’autres, au même moment, vont reprendre l’héritage jusque dans son esprit et ranimer le vieux paganisme. Cette Renaissance-là défend un idéal diamétralement opposé au christianisme. En effet, dans la mesure où la nature physique et humaine y est déifiée, l’ordre surnaturel est nié. L’homme est un dieu dont la vocation est de suivre la nature. « Fay ce que voudras » est la seule règle de l’abbaye de Thélème imaginée par Rabelais (1494-1554?) dans Gargantua. (Cf. BAUDRILLART A., L’Église catholique, la Renaissance, le Protestantisme, Bloud, 1904, pp. 1-61).
5. Lettre sur la tolérance (1689), Essai philosophique concernant l’entendement humain ((1690), Essai philosophique concernant l’entendement humain ((1690), Sur le gouvernement civil, sa véritable origine, son développement, son but (1690), (1690), Le christianisme raisonnable (1695).
6. En 1713, Anthony Collins publie son Discourse of free-thinking, traduit l’année suivante en français sous le titre : Discours sur la liberté de penser, écrit à l’occasion d’une nouvelle secte d’esprits forts, ou de gens qui pensent librement.
7. 1694-1778.
8. Sur l’usage de la vie, 1770.
9. Le mythe de l’âge d’or, sous le règne de Saturne (Cronos ou Ouranos, le Ciel), Rhée (Cybèle, la Terre) et Astrée (la vierge, la Justice), est bien ancré dans la culture gréco-latine. Hésiode (VIIIe-VIIe s. av. JC.) en est le premier témoin. Mais on retrouve cette nostalgie d’un paradis perdu dans toutes les civilisations. Il s’agit, avec des variantes, bien sûr, d’une époque d’ »abondance dans une nature généreuse, où tout pousse sans travail, où les animaux domestiques et sauvages vivent en paix entre eux et avec les hommes, où la ronce distille le miel. Les Zéphirs soufflent alors une brise rafraîchissante ; la pluie et le soleil alternent si heureusement que la terre prodigue trois fois l’an ses meilleures productions ; les hommes vivent pacifiquement, dans l’amitié, la concorde, la justice, en une totale communauté » (Universalis).
10. Il s’agit des auteurs qu’il citera plus loin mais aussi des Jansénistes, les champions de la morale rigoriste.
11. Le choix du mot est très significatif. Il s’oppose au sacré païen aussi bien que chrétien.
12. Elégance.
13. Une fois de plus, le choix du mot n’est pas innocent car il appartenait à la langue ecclésiastique et désignait l’impureté morale.
14. Voltaire revient au mythe de l’âge d’or auquel succédaient l’âge d’airain puis l’âge de fer, temps de dégradation qui, dans la vision biblique, correspond à la chute et à l’expulsion du paradis terrestre. Voltaire reviendra plus loin encore sur son éloge du plaisir et du luxe, en évoquant nos ancêtres lointains:
   Sobres étaient. Ah ! je le crois encor :
   Martialo (auteur du Cuisinier français) n’est point du siècle d’or.
   d’un bon vin frais ou la mousse (allusion au Champagne) ou la sève (le corps)
   Ne gratta point le triste gosier d’Eve ;
   La soie et l’or ne brillaient point chez eux.
   Admirez-vous pour cela nos aïeux ?
   Il leur manquait l’industrie (le savoir-faire, l’habileté) et l’aisance :
   Est-ce vertu ? C’était pure ignorance.
   Quel idiot, s’‘il avait eu pour lors
   Quelque bon lit, aurait couché dehors ?…​
15. Par cette île, Voltaire veut désigner les Province-Unies.
16. Ce sont les Indes qui sont visées car si l’on prend « sources du Gange » au pied de la lettre, il faudrait prendre en compte l’aride Himalaya !
17. Le vin est évidemment interdit par la loi coranique.
18. Pensées, Gilbert Jeune, 1949, p. 127.
19. Discours sur les sciences et les arts, 1750.
20. Discours sur l’origine de l’inégalité (1755), Seconde partie, UGE-10/18, 1963, p. 292.
21. Par les « tristes frondeurs », bien sûr.
22. Sont cités deux peintres : Corrège (1494-1534) et Poussin (1594-1665), le sculpteur Bouchardon (1698-1763) et l’orfèvre Thomas Germain (1688-1748), tous illustres, à l’époque.
23. Créée au XVe siècle, cette célèbre manufacture atteignit son apogée sous le règne de Louis XIV.
24. Un trumeau désigne l’espace entre deux fenêtres. L’habitude était d’y suspendre des glaces face à d’autres glaces qui multipliaient les reflets des œuvres d’art.
25. Archevêque de Cambrai (1651-1715), François de Salignac de la Mothe-Fénelon, affublé ici d’un sobriquet, avait publié en 1699 un roman pédagogique exaltant le rigorisme moral et l’ascétisme. Inspiré d’Homère et de Virgile, l’auteur met en scène Télémaque, le fils d’Ulysse, à la recherche de son père. Au cours de ses voyages, il passe par Salente fondée par Idoménée ancien roi des Crétois. Eclairé par le sage Mentor qui accompagne Télémaque, le roi réformera Salente pour rendre bonheur et prospérité à son peuple. Télémaque profitera de toutes ces leçons qu’il pourra mettre en pratique lorsqu’il rentrera à Ithaque où il retrouvera son père. Un petit extrait nous montre l’opposition radicale qui existe entre des thèses de Fénelon et celles de Voltaire. Télémaque qui s’était, un temps, éloigné de Salente, ne la reconnaît plus à son retour. Il s’étonne devant Mentor : « « d’où vient qu’on n’y remarque plus cette magnificence qui éclatait partout avant mon départ ? Je ne vois plus ni or, ni argent, ni pierres précieuses ; les habits sont simples ; les bâtiments qu’on fait sont moins vastes et moins ornés ; les arts languissent, la ville est devenue une solitude. » Mentor lui répondit en souriant : « Avez-vous remarqué l’état de la campagne alentour de la ville ? - Oui, reprit Télémaque ; j’ai vu partout le labourage en honneur et les champs défrichés. -Lequel vaut mieux, ajouta Mentor, ou une ville superbe en marbre, en or et en argent, avec une campagne négligée et stérile, ou une campagne cultivée et fertile, avec une ville médiocre (moyenne) et modeste dans ses mœurs ? Une grande ville fort peuplée d’artisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d’un royaume pauvre et mal cultivé (…). C’est le nombre du peuple et l’abondance des aliments qui font la vraie force et la vraie richesse d’un royaume. (…) Il y a deux choses pernicieuses, dans le gouvernement des peuples, auxquelles on n’apporte presque jamais aucun remède : la première est une autorité injuste et trop violente dans les rois ; la seconde est le luxe, qui corrompt les mœurs ».«  ( Aventures de Télémaque, A. Colin, 1913, pp. 401-401)
26. Il ne s’agit pas des vêtements mais des biens matériels en général.
27. Pierre Huet (1630-1721), nommé en 1670 sous-précepteur du Dauphin par Louis XIV, fut évêque d’Avranches avant d’entrer chez les Jésuites.
28. Dom Augustin Calmet (1672-1757), exégète et historien, auteur d’un Dictionnaire de la Bible (1722-1728).
29. Pour une étude plus en profondeur on peut lire : BURDEAU Georges, Le libéralisme, Seuil-Points, 1983 ; MANENT Pierre, Histoire intellectuelle du libéralisme, Hachette-Pluriel, 1997 et Les libéraux, Gallimard, 2001.

⁢a. La liberté

Au point de départ, s’affirme une volonté de libérer l’individu des contraintes sociales, aux points de vue spirituel et politique⁠[1]. Sur le plan économique le projet sera d’abolir les réglementations.

L’Angleterre où la révolution politique était faite depuis 1688 (Glorious revolution), on abolit les règlements corporatifs en 1799-1800 (Combination Acts). Désormais, l’efficacité et la rentabilité du travail l’emportent sur le travailleur. En témoigne ce règlement d’atelier dans une filature anglaise:

« -Tout ouvrier ayant ouvert une fenêtre : 1sh.

-Tout ouvrier ayant été trouvé sale au travail : 1sh.

-Tout ouvrier se levant au cours du travail : 1sh.

--Tout ouvrier ayant réparé la courroie de son tambour en laissant un bec de gaz allumé : 2sh.

-Tout ouvrier n’ayant pas remis sa burette d’huile en place : 1sh.

-Tout ouvrier quittant son métier en laissant le bec de gaz allumé: 2sh.

-Tout ouvrier sifflant pendant le travail : 1sh.

-Tout ouvrier filant à la lumière du gaz trop tard dans la matinée: 2sh.

-Tout ouvrier allumant le gaz trop tôt : 1sh.

-Tout ouvrier en retard de cinq minutes : 1sh

-Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur la bande du chariot : 1sh.

-Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur les poids du métier: 0,6sh.

-Tout ouvrier ayant négligé d’enlever ses déchets de fils défectueux trois fois par semaine : 1sh.

-Tout ouvrier ayant du déchet sur ses broches : 1sh.

-Tout ouvrier malade qui ne pourra fournir un remplaçant donnant satisfaction, doit payer par jour, pour la perte d’énergie mécanique: 6sh. »[2]

Ce règlement n’est en fait qu’une longue suite d’amendes prévues pour garantir le maximum de rentabilité de la part des travailleurs. Il ne faut gaspiller ni le temps ni la matière.

Ce système d’amendes est assez répandu à l’époque et parfois pour des raisons de sécurité comme, par exemple, dans les filatures rouennaises en 1867.

En tout cas, tout manquement à la propreté, à la ponctualité, à l’application au travail est puni d’une amende qui doit compenser, semble-t-il, la perte financière entraînée par l’ouvrier négligent, distrait ou même malade. Ce système est propice à l’instauration d’un climat d’oppression et de crainte où le travail, la productivité, la rentabilité ont priorité sur la personne.

Voici un autre exemple venu de France, et qui a été sans doute aussi d’application chez nous dans certaines filiales⁠[3]. Il s’agit du Règlement d’entreprise, comptoirs, manufactures et chancelleries de 1863-1872.

Règlement de bureau

A l’attention du personnel :

1. Respect de Dieu, propreté et ponctualité sont les règles d’une maison bien ordonnée.

2. Dès maintenant, le personnel sera présent de 6h du matin à 6h du soir. Le dimanche est réservé au service religieux. Chaque matin, on dit la prière dans le bureau principal.

3. Chacun est tenu de faire des heures supplémentaires si la direction le juge utile.

4. L’employé le plus ancien est responsable de la propreté des locaux. Les plus jeunes s’annoncent chez lui 40 minutes avant la prière, et sont également à sa disposition en fin de journée.

5. L’habillement doit être simple. Le personnel ne doit pas se vêtir de couleurs claires et doit porter des bas convenables. Il est interdit de porter des caoutchoucs et manteaux dans les bureaux, car le personnel dispose d’un fourneau. Exception en cas de mauvais temps : foulards et chapeaux. On recommande en outre d’apporter chaque jour, pendant l’hiver, quatre livres de charbon.

6. Il est interdit de parler pendant les heures de bureau. Un employé qui fume des cigares, prend des boissons alcoolisées, fréquente les salles de billard ou des milieux politiques est suspect quant à son honneur, son honnêteté et sa correction.

7. Il est permis de prendre de la nourriture entre 11h30 et 12h. Toutefois le travail ne doit pas être interrompu.

8. Envers la clientèle, la direction et les représentants de la presse, l’employé témoignera modestie et respect.

9. Chaque membre du personnel a le devoir de veiller au maintien de sa santé. En cas de maladie, le salaire ne sera pas versé. On recommande à chacun de mettre une bonne partie de son gain de côté, afin qu’en cas d’incapacité de travail, et dans sa vieillesse, il ne soit pas à la charge de la collectivité.

10. Pour terminer, nous attirons votre attention sur la générosité de ce nouveau règlement. Nous en attendons une augmentation considérable du travail

Ce qui frappe d’emblée, ce sont les considérations morales, politiques et même religieuses qui parsèment ce règlement. Mais il ne s’agit que de garantir de nouveau l’efficacité du travail par une discipline qui fait fi de la liberté de conscience dans le but de maintenir l’ordre et l’obéissance. La durée du travail est de 12 heures et plus si l’on est jeune et si l’on juge nécessaire une prolongation. On n’arrête pas de travailler pour manger. Les travailleurs sont invités à apporter eux-mêmes de quoi se chauffer. Leur vie privée est elle-même surveillée. Il n’y a pas d’indemnités en cas de maladie. Enfin, on ne peut être que choqué par le 10e point où l’autorité non seulement se félicite mais avoue son intention profonde.

Du XVIIIe siècle au XXe siècle, c’est un peu le même esprit qui préside à l’organisation du travail et ce sont les patrons ou l’État lorsqu’il est patron qui sont les auteurs de ces directives imposées dans l’intérêt matériel de l’entreprise.

A lire ces règlements, on pourrait croire que l’attention aux personnes qui travaillent et les préoccupations éthiques sont toutes récentes et le fruit exclusif de luttes sociales qui ont émaillé les XIXe et XXe siècles.

Aujourd’hui, la plupart du temps, dans nos pays, les pouvoirs publics, les employeurs et les organisations syndicales sont parvenus à établir des législations très détaillées et des règlements de travail où les droits et devoirs de toutes les parties sont pris en compte. Il suffit de jeter un œil sur les documents publiés par le Groupe S - Secrétariat social asbl , secrétariat social agréé pour employeurs (cf. https://www.groups.be/1_4122.htm).

De tels textes, très fouillés, sont très importants mais ils ne suffisent peut-être pas dans la mesure où il est impossible que tout soit réglementé et qu’il n’est peut-être pas souhaitable que tout le soit.

Quoi qu’il en soit, on peut se demander sur quelles bases le règlement s’établit. Il faut tenir compte de la rentabilité de l’entreprise pour sa propre survie, de l’intérêt des employeurs et souvent, aujourd’hui, des actionnaires, de l’intérêt des travailleurs…​ Intérêts divers qui peuvent entrer en conflit et, nous le savons, qui entrent souvent en conflit !

On a vu que longtemps, c’est la rentabilité, l’intérêt de l’employeur qui a primé et il est sûr que le bon sens pousse à penser qu’il faut qu’ une organisation du travail prenne en compte l’intérêt de tous.⁠[4] Mais comment rencontrer l’intérêt de tous ? Par autorité ? Par la lutte des classes ? Par consensus ? Mais, tout est-il négociable et le but est-il simplement de vivre ensemble sans heurts, en un lieu détermine qui est celui de l’entreprise ?

Contrairement à une idée bien établie, il fut une époque, bien avant les luttes sociales de l’époque contemporaine, où l’autorité responsable de l’organisation du travail a cherché à prendre en compte prioritairement le bien-être du travailleur, c’est-à-dire de la personne qui travaille. La personne, en effet, ne se limite pas à sa capacité de travail. La personne est un être plus complexe, qui travaille certes mais qui aussi, a une famille, se nourrit, se repose, a des loisirs, une vie relationnelle plus ou moins large, des convictions religieuses, etc…​.

Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, pour la France, la loi d’Allarde⁠[5] des 2 et 17 mars 1791 et la loi Le Chapelier du 14 juin de la même année⁠[6].Ces lois célèbres s’inscrivent parfaitement dans la logique des mesures révolutionnaires. Avant elles avaient été votées l’abolition des droits et privilèges féodaux, des privilèges des provinces et des villes (août 1789) et la libération de l’intérêt de l’argent (octobre 1789). Par la suite, les communaux furent supprimés (septembre 1791), la monnaie fut libérée de l’emprise du prince (mars 1803)⁠[7], les associations furent interdites (mai 1803) et on libéra les contrats (1804)⁠[8].

On peut résumer la philosophie sous-jacente par la célèbre formule: « Laissez faire, laissez passer »[9]. A l’intérieur on prône la libre concurrence et, à l’extérieur, le libre-échange.

Pour en arriver là, il est évidemment nécessaire de lutter contre les velléités dominatrices du pouvoir politique qui sera souvent considéré comme l’ennemi par les libéraux. A tel point que certains auteurs du XXe siècle n’hésiteront pas à affirmer qu’au XIXe siècle, c’est le capitalisme qui a soulagé la misère provoquée par l’intervention du législateur : « Les propriétaires des usines, écrit l’un d’eux⁠[10], ne pouvaient forcer personne à accepter un emploi. Ils ne pouvaient engager que des gens prêts à travailler pour les salaires qui leur étaient offerts. Ces rétributions étaient peut-être très réduites, mais elles dépassaient sependant de loin ce que ces miséreux auraient pu gagner à une quelconque autre activité qui leur était accessible. Il est faux de prétendre que les usines ont arraché les femmes à leurs fourneaux et les enfants à leurs jeux puisque les femmes n’avaient pas de quoi cuisiner ou nourrir leurs enfants. Ces enfants étaient indignets ou mourants. Leur seul refuge était l’usine. C’est elle qui les a littéralement sauvés de la famine ». Un autre⁠[11] précise : « Les enfants étaient obligés par leurs parents d’aller travailler à l’usine. Il est vrai que les heures étaient fort longues, mais le travail était le plus souvent aisé ; il s’agissait d’ordinaire de la surveillance d’une machine à filer ou d’un métier à tisser.(…) Comme, de 1819 à 1848, les lois réglant le travail dans l’industrie imposaient de plus en plus de restrictions à la mise au travail d’enfants et d’adolescents et que les visites et contrôles de l’Inspection du travail étaient plus fréquents et aisés, les propriétaires des grandes usines se voyaient obligés de licencier des enfants, plutôt que de se soumettre à des réglementations arbitraires sans fin, changeant sans cesse, et leur prescrivant la manière dont ils auraient dû diriger leur usine ». En fait, « les libérateurs et les bienfaiteurs de ces enfants n’ont pas été des législateurs ou des inspecteurs de travail, mais des propriétaires d’usine et des financiers ».

Ces auteurs et bien d’autres parlent à propos de la misère du XIXe de « véritable falsification intellectuelle ».⁠[12] Nous y reviendrons.


1. Il s’agit essentiellement, à l’origine, d’une contestation de la monarchie et des privilèges mais certains théoriciens du libéralisme prôneront un pouvoir politique fort pour régler et planifier l’activité économique telle qu’ils la conçoivent. On le voit notamment dans la pensée de François Quesnay (1694-1774), considéré, par cet aspect, comme un inspirateur du socialisme comme du libéralisme (cf. SALLERON L., op. cit., p. 59).
2. Cité in PIRNAY P., op. cit., p. 12.
3. Par exemple, l’entreprise Saint-Gobain implantée à Floreffe et qui a comme origine lointaine la Manufacture royale des glaces fondée en 1665 par Jean-Baptiste Colbert, ministre des finances de Louis XIV.
4. En 1836, Frédéric Ozanam écrivait : « La question qui divise les hommes aujourd’hui n’est plus celle des formes poltiques mais la question sociale, c’est-à-dire la question de savoir qui, de l’esprit d’égoïsme ou de l’esprit de sacrifice, va remporter la victoire, et quelle sera la société future : une vaste exploitation des faibles au profit des plus forts, ou un service pour le bien commun de tous et pour la protection des plus faibles. » (cité in SCHÖNBORN Ch. cardinal, Le défi du christianisme, Cerf, 2003, p. 92).
5. Elle décide (art. 7) qu’ »il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ». Cet article supprime les privilèges corporatifs mais, comme les ouvriers inquiets de cette mesure s’organisent pour discuter de leurs salaires, Le Chapelier fera voter un décret qui stipule (art. 1) que « l’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens du même état et profession étant l’une des bases fondamentales de la constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit ». De même, toute assemblée, toute délibération, toute adresse ou pétition « sur (de) prétendus intérêts communs » sont déclarées « inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des Droits de l’homme ». (Cf. SALLERON, op. cit., p. 14).
6. « Loi draconienne, sans nul doute ; loi antiouvrière au plus haut degré » (Du POB au PSB, du Parti Ouvrier Belge au Parti Socialiste Belge, PAC, Editions Rose au poing, 1974, p ; 247) ; « Loi terrible qui brise toute coalition » et qui « sous une apparence de symétrie entre les entrepreneurs et les ouvriers, ne frappe en réalité que ceux-ci, et les punit de l’amende, de la prison et de la privation de travail dans les entreprises de travaux publics » (JAURES J., Histoire socialiste de la Révolution française, Ed. Sociales, 1986, cité in Etudes et enquêtes, n° 4, Centre patronal de Lausanne, mars 1989, p. 21) ; « Coup d’état bourgeois » (MARX K., Le Capital, 8e section, chap. XVIII, Gallimard, 1965)
7. La valeur des pièces fut désormais définie par leur poids en métal précieux.
8. Les « conventions légalement formées tenant lieu de loi pour ceux qui les ont faites » (art. du Code civil).
9. On l’attribue à Vincent de Gournay (1712-1759), riche négociant, très attaché à la liberté commerciale. Ses idées nous ont été transmises par son disciple Turgot (1727-1781). Celui-ci fut nommé contrôleur général des finances par Louis XVI. Il tenta d’instituer la liberté du commerce des grains (1774), de supprimer les corporations (1776) et de réformer la fiscalité. Il fut finalement évincé par le Roi sur la pression des privilégiés (cf. PIETTRE A., Les chrétiens et le libéralisme, France-Empire, 1986, p. 29). Selon Bertrand Lemennicer, « cette phrase légendaire aurait été prononcée par des marchands en réponse à une interrogation de Louis XV qui leur demandait en quoi il pouvait les aider » (Le libéralisme, entretien avec Marc Grunert, www.lemennicer.com).
10. MISES Ludwig von, Human Action, New Haven, Connecticut, 1949, p. 615, cité in RAES Koen, Néo-libéralisme, anti-politisme et individualisme possessif, in La Revue nouvelle, mars 1984, pp. 255-256.
11. RAND Ayn, Capitalism, the Unknown Ideal, New York, 1967, pp. 112-113, cité par RAES Koen, id..
12. Lire àce sujet LEPAGE H., Demain le capitalisme, Livre de poche-Pluriel, 1978, pp. 82-90 où l’auteur salue l’« effort de démystification » des historiens et économistes néo-libéraux.

⁢b. La propriété

Déjà en 1690, John Locke affirmait que « la puissance supérieure ne peut ravir à aucun homme une portion de sa propriété sans son consentement. Car la protection de la propriété étant la fin même du gouvernement et celle en vue de laquelle l’homme entre en société, cela suppose nécessairement le droit à la propriété sans lequel les hommes seraient supposés perdre en entrant en société cette chose même qui les y a fait entrer »[1] . La propriété est un droit qui tire sa légitimité de « la propension également « naturelle » de l’homme à trouver son bonheur dans l’accumulation des biens qu’il possède. Puisque le bonheur est la finalité de la liberté et que, d’autre part, il se réalise par la propriété, la liberté d’appropriation ne peut être limitée ».⁠[2]

Le baron d’Holbach⁠[3], dans son Système social, estime que, « pour être fidèlement représentée, la nation choisira des citoyens liés à l’État par leur possessions, intéressés à sa conservation, ainsi qu’au maintien de la liberté, sans laquelle il ne peut y avoir ni bonheur, ni sûreté (…).

La faculté d’élire des représentants ne peut appartenir qu’à de vrais citoyens, c’est-à-dire des hommes intéressés au bien public, liés à la patrie par des possessions qui lui répondent de leur attachement. Ce droit n’est pas fait pour une populace désoeuvrée, pour des vagabonds indigents, pour des âmes viles et mercenaires. Des hommes qui ne tiennent point à l’État ne sont pas faits pour choisir les administrateurs de l’État. » Seul le propriétaire est donc éligible et électeur. Et il s’agit surtout, dans la pensée d’Holbach de propriétaires fonciers : « L’artisan, le marchand, le mercenaire doivent être protégés par l’État qu’ils servent utilement à leur manière, mais ils n’en sont de vrais membres que lorsque, par leur travail et leur industrie, ils y ont acquis des biens-fonds. C’est le sol, c’est la glèbe qui fait le citoyen ».

La Déclaration des droits de 1789 stipulera, dans son article 17, que le droit de propriété est « inviolable et sacré ». C’est le seul⁠[4]. Et la Révolution établira un régime censitaire⁠[5]. S’il fut léger au départ puisque le cens équivalait à 3 journées de travail, il excluait malgré tout les domestiques, jugés trop influençables, les mendiants, les errants et à certains endroits les artisans. A partir de 1795, le régime devint plus sévère : il fallut être propriétaire, usufruitier ou fermier d’un bien dont le revenu varia de 150 à 400 journées de travail, suivant les lieux.

La Constitution belge de 1830, considérée comme la plus libérale de l’époque, a donné aussi le pouvoir à la bourgeoisie. Ce texte fut élaboré par le Congrès national qui « se composait de notables appartenant principalement aux milieux de la propriété foncière, de la grosse bourgeoisie et des professions libérales »[6]. Le droit électoral fut réservé exclusivement aux citoyens payant une certaine somme d’impôts directs et seuls pouvaient être élus ceux dont le cens électoral était particulièrement élevé⁠[7].

Dans les pays très liés aux richesses de la terre, comme la France, c’est la propriété foncière qui sera longtemps à l’honneur. Mais très logiquement, toute forme de propriété sera exaltée. En Angleterre, déjà depuis le milieu de XVIIIe siècle, on honore plus que le capital-terre, le capital produit par le travail, le commerce et l’industrie. En effet, le machinisme et la découverte de marchés nouveaux à travers le monde offrent la possibilité d’acquérir du capital, rapidement et massivement. A condition toutefois que l’État reste discret.

Un des plus célèbres économistes français, Jean-Baptiste Say⁠[8], disciple d’Adam Smith dont nous reparlerons plus loin, estime que la propriété est « le plus puissant encouragement à la multiplication des richesses ». Par elle, « l’industrie obtient sa récompense naturelle » et « tire le plus grand parti possible de ses instruments, les capitaux et les terres. (…) Qui ne sait que la certitude de jouir du fruit de ses terres, de ses capitaux, de son labeur, ne soit le plus puissant encouragement qu’on puisse trouver à les faire valoir ? » Mais il faut pour cela que soit garanti le libre emploi des moyens de production « car le droit de propriété (…) est le droit d’user et même d’abuser. (…) C’est violer la propriété du capitaliste que de lui interdire tel ou tel emploi de ses capitaux », ou de le surcharger « de droits tellement onéreux qu’ils équivalent à une prohibition »

En 1863, un membre du parti libéral français confirme : « Consultez l’expérience. Quels sont les pays libres ? Ceux qui respectent la propriété ! Quels sont les pays riches ? Ceux qui respectent la liberté. Suivant donc qu’on regardera la propriété comme un monopole accordé par l’État à quelques privilégiés ou comme une création individuelle, la législation, la constitution, la société tout entière, auront un aspect différent. Si la propriété est considérée comme une invention de la loi, elle sera odieuse (…). Si, au contraire, la propriété et le capital sont considérés comme des richesses créées par l’individu, et apportées par lui dans la société qui en profite, la propriété sera un droit sacré pour tous. »[9]


1. Traité du gouvernement civil, chap.4, §20.
2. BURDEAU G., Le libéralisme, Seuil-Points, 1979, p. 76.
3. 1723-1789. Cité in BRANCIARD Michel, Les libéralismes d’hier à aujourd’hui, Chronique sociale, 1987, p. 25.
4. L’article continue en précisant que « nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». Signe des temps, le Code pénal de 1810 prévoit la peine de mort non seulement pour le meurtrier mais aussi pour l’incendiaire et le faux-monnayeur.
5. Le cens est la contribution payée pour pouvoir voter.
6. CHLEPNER B.-S., Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Editions de l’Université de Bruxelles, 1972, pp. 18-19.
7. Il est intéressant de relever que « l’initiative d’inscrire la limitation du droit de vote dans la Constitution même, fut prise par Defacqz (…) futur Grand-Maître de la Maçonnerie belge et futur Président du Congrès libéral de 1846 ». Les « libéraux » « craignaient que l’électeur pauvre et ignorant ne fût guidé dans son vote par ceux dont il dépendait économiquement et spirituellement, c’est-à-dire avant tout les propriétaires fonciers et l’Église ».(CHLEPNER B.-S., id.). Pour mémoire, le suffrage universel fut introduit en Belgique en 1919 et étendu aux femmes en 1948.
8. Traité d’économie politique ou Simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, 1803, cité par BRANCIARD M., op. cit., pp. 65-66.
9. Edouard-René Lefebvre de Laboulaye (1811-1883) cité par BRANCIARD M., op. cit., p. 65.

⁢c. L’optimisme

Il est important d’étudier l’attitude que les « économistes » vont adopter vis-à-vis du problème de la pauvreté.Loin de penser que leurs théories vont accroître la pauvreté, ils sont persuadés que l’accroissement des richesses dans la liberté leur sera profitable.

J.-B. Say que nous venons d’évoquer, déclare : « le pauvre lui-même, celui qui ne possède rien, n’est pas moins intéressé que le riche au respect des droits de la propriété. Il ne peut tirer parti de ses facultés qu’à l’aide des accumulations qui ont été faites et protégées ; tout ce qui s’oppose à ces accumulations ou les dissipe, nuit essentiellement à ses moyens de gagner, et la misère, le dépérissement des classes indigentes suit toujours le pillage et la ruine des classes riches »[1]. De même, dans le discours évoqué plus haut, Laboulaye affirme que « propagées et secondées l’une par l’autre, la Richesse et la Liberté descendront jusqu’aux dernières couches du peuple et y porteront avec elles la véritable émancipation, celle qui affranchit l’homme de l’ignorance et du dénuement ».⁠[2]

Sur quoi repose cette certitude ?

Sur une conception très individualiste de l’homme et sur l’affirmation de lois « naturelles » économiques.

L’homme est considéré comme un être qui n’est guidé que par son intérêt. L’homme laissé libre prend l’initiative de son bonheur propre. Eventuellement l’État lui procure toutes les facilités nécessaires pour qu’il puisse réaliser son projet mais beaucoup estiment que ce n’est pas nécessaire.C’est en recherchant son intérêt que l’individu contribuera au bien de tous. d’une certaine manière, les « vices privés » deviennent des « bienfaits publics » comme le montrait déjà en 1728, une « fable » qui, à l’époque, fit scandale mais était étonnamment prémonitoire. Il s’agit de La fable des abeilles (The fable of the bees) de B. de Mandeville⁠[3]: « Il était une fois une ruche qui ressemblait à une société humaine bien réglée. Il n’y manquait ni les fripons ni les chevaliers d’industrie ni les mauvais médecins ni les mauvais prêtres ni les mauvais soldats ni les mauvais ministres ; elle avait une mauvaise reine. Tous les jours, des fraudes se commettaient dans cette ruche ; et la justice, appelée à réprimer la corruption, était corruptible. Bref, chaque profession, chaque ordre étaient remplis de vices, mais la nation n’en était pas moins prospère et forte. En effet, les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique ; et, en retour, les plus scélérats de la tribu travaillaient de bon coeur au bien commun.

Or un changement se produisit dans l’esprit des abeilles qui eurent l’idée singulière de ne vouloir plus qu’honnêteté et que vertu. Elles demandèrent une réforme radicale ; et c’étaient les plus oisives, les plus friponnes qui criaient le plus haut. Jupiter jura que cette troupe criailleuse serait délivrée des vices dont elle se plaignait. Il dit et, au même instant, l’amour exclusif du bien s’empara des coeurs.

d’où bien vite, la ruine de toute la ruche : plus d’excès, plus de maladies ; on n’eut plus besoin de médecins. Plus de disputes, plus de procès ; on n’eut plus besoin d’avocats ni de juges. Les abeilles, devenus économes et tempérantes, ne dépensèrent plus rien. Plus de luxe, plus d’art, plus de commerce. La désolation fut générale.

Des voisines crurent le moment d’attaquer : il y eut bataille. La ruche se défendit et triompha des envahisseuses, mais elle paya cher son triomphe. Des milliers de valeureuses abeilles périrent au combat. Le reste de l’essaim, pour éviter de retomber dans le vice, s’envola dignement dans le creux d’un arbre. Il ne resta plus aux abeilles que la vertu et le malheur.

Mortels insensés…​ cessez de vous plaindre ! Vous cherchez en vain à associer la grandeur d’une nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments de la terre, de vivre bien à leur aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits…​ ! »

Plus sérieusement et sans cynisme, le célèbre économiste anglais Adam Smith⁠[4], écrira que « chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux ; il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vue, et non celui de la société ; mais les soucis qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux pour la société ». L’individu qui cherche son propre intérêt travaille nécessairement « à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société ». Il est, en fait, mystérieusement « conduit par une main invisible pour remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. (…) Tout en ne cherchant que son intérêt personnel », il travaille souvent « d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. (…) Je n’ai jamais vu, ajoute-t-il, que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. »[5]

La leçon est toujours la même : sans frein politique ou moral, la liberté apporte les richesses et les plaisirs. Que les inquiets se rassurent, dans la pensée libérale classique, les déséquilibres et les inégalités qui pourraient apparaître au départ, se résorberont spontanément grâce aux « lois » économiques. Dans la liberté, le progrès est assuré⁠[6].

Ces « lois » naturelles, physiques, sont absolues et le mieux est de s’y remettre, de « laisser faire »⁠[7], tout sera pour le mieux. Frédéric Bastiat⁠[8] écrit au début de son livre au titre combien évocateur, Harmonies économiques : « Je crois que le mal aboutit au bien et le provoque, tandis que le bien ne peut aboutir au mal, d’où il suit que le bien doit finir par prédominer »

Ce n’est pas par hasard que la plus grande école économique française au XVIIIe siècle s’est appelée « Physiocratie »⁠[9] (gouvernement de la nature).

Voici comment P. Dupont de Nemours⁠[10] en explique la doctrine:

« Vers 1750, deux hommes de génie, observateurs judicieux et profonds, conduits par une force d’attention très soutenue à une logique rigoureuse, animés d’un noble amour pour la patrie et pour l’humanité, M. Quesnay et M. Gournay, s’occupèrent avec suite de savoir si la nature des choses n’indiquerait pas une science de l’économie politique et quels seraient les principes de cette science.

Ils l’abordèrent par des côtés différents, arrivèrent au même résultat, s’y rencontrèrent, s’en félicitèrent mutuellement, s’applaudirent tous deux en voyant avec quelle exactitude leurs principes divers, mais également vrais, conduisaient à des conséquences absolument semblables: phénomènes qui se renouvellent toutes les fois qu’on n’est pas dans l’erreur, car il n’y a qu’une nature, elle embrasse tout et nulle vérité ne peut en contredire une autre. Tant qu’ils ont vécu, ils ont été, et leurs disciples n’ont jamais cessé d’être entièrement d’accord sur les moyens de faire prospérer l’agriculture, le commerce et les finances, d’augmenter le bonheur des nations, leur population, leurs richesses, leur importance politique. (…)

Tous ces philosophes ont été unanimes, dans l’opinions que la liberté des actions qui ne nuisent à personne est établie sur le droit naturel et doit être protégée dans tous les gouvernements ; que la propriété en général, et de toutes sortes de biens, est le fruit légitime du travail, qu’elle ne doit jamais être violée ; que la propriété foncière est le fondement de la société politique, qui n’a de membre dont les intérêts ne puissent jamais être séparés des siens que les possesseurs de terres ; que le territoire national appartient à ces propriétaires puisqu’ils l’ont mis en valeur par leurs avances et leur travail ou bien l’ont soit hérité, soit acheté de ceux qui l’avaint acquis ainsi, et que chacun d’eux est en droit d’en revendre sa part ; que les propriétaires des terres sont nécessairement citoyens et qu’il n’y a qu’eux qui le soient nécessairement ; que la culture, que le travail, que les fabriques, que le commerce doivent être libres, tant à raison du rapport qui est dû aux droits particuliers naturels et politiques de leurs agents, qu’à cause de la grande utilité publique de cette liberté ; que l’on ne saurait y apporter aucune gêne qui ne soit nuisible à l’équitable et avantageuse distribution, de même qu’à la production des subsistances et des matières premières, partant à celle des richesses, et qu’on ne peut nuire à la production, qu’au préjudice de la population, à celui des finances, à celui de la puissance de l’État ».⁠[11]

Quelles sont ces fameuses « lois » de la nature ?

On cite habituellement la loi de l’offre et de la demande et la loi du coût de la production. Deux lois qui conjointement ou séparément conditionnent les prix, les salaires, l’intérêt et même, pour certains, l’évolution de la population.

Ces lois qui garantissent l’équilibre économique, sont inscrites dans la nature, elles sont, pour nombre de ces pionniers de la science économique, l’oeuvre du créateur. La « main invisible » n’est-elle pas simplement la main de l’Etre suprême, auteur de la nature ?

Frédérix Bastiat, déjà cité, présentant ses Harmonies économiques, déclare : « L’idée dominante de cet écrit est simple. La simplicité n’est-elle pas la pierre de touche de la vérité ? …​ Elle est conciliante. Quoi de plus conciliant que ce qui montre l’accord des industries, des classes, des nations et même des doctrines ? Elle est consolante…​ Elle est religieuse, car elle nous dit que ce n’est pas seulement la mécanique céleste, mais aussi la mécanique sociale qui révèle la sagesse de Dieu et raconte sa gloire. » (Id)

Une nouvelle religion chasse l’ancienne : la religion du travail. « L’évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l’expansion de cette conception de la vie que nous avons appelé l’esprit du capitalisme (…) ».⁠[12]

En Allemagne, vers 1850, Alfred Krupp qui occupe 6000 ouvriers, fait afficher, dans les ateliers, cette « homélie »⁠[13] : « Le Bien de l’usine sera le Bien de tous. Dans ces conditions, travailler est une Bénédiction. Travailler est une prière ».

Très logiquement, celui qui ne travaille pas est un pécheur qui, à la limite mérite d’être puni. En 1834, en Angleterre, une nouvelle loi sur les pauvres (New Poor Law) remplace l’ancienne qui organisait l’assistance pour les pauvres depuis le XVIe siècle. La nouvelle loi qui ne sera remplacée qu’en 1930, considérait que « la pauvreté, véritable tare, signe d’une sorte d’incapacité à mener le combat pour la vie ou d’une imprévoyance nataliste (…), ne devait en aucun cas être encouragée : l’assistance à domicile était donc supprimée et les indigents, s’ils voulaient être assistés, contraints de revenir dans les workhouses[14]. Celles-ci furent soumises à un véritable régime de prison : sous prétexte de moralité, les maris et les femmes, même très âgés, étaient séparés ; les livres et les jouets pour les enfants interdits (autorisés seulement à partir de 1891), de même que le tabac (autorisé en 1892) et les sorties àl’extérieur (elles ne furent accordées, comme des faveurs particulières exceptionnellles, qu’à partir de 1900) ; en outre, les indigents assistés étaient privés des droits politiques, et c’est seulement en 1918 qu’ils furent admis à voter ».⁠[15]


1. Cité par BRANCIARD M., op. cit., p. 66.
2. Id., p. 65.
3. Médecin hollandais établi à Londres. Texte présenté parfois sous le titre « La ruche murmurante », est disponible sur http://st.symphorien.free.fr/html/Sommaire/05-lettre_aux_chretiens/lettre_22.htm
4. 1723-1790. Il est considéré comme le fondateur de l’économie politique moderne et le maître de ce qu’on appelle l’école classique ».Il fut en relation avec Voltaire, les physiocrates et les encyclopédistes.
5. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Guillaumin, Tome II, pp. 32-35.
6. Un bémol est toutefois apporté à ce progressisme optimiste par Thomas Malthus (1776-1834).Celui-ci estime, dans son Essai sur le principe de population (1798), que la misère découle de l’augmentation trop rapide de la population par rapport aux moyens de subsistance disponibles. Il faut donc combattre toute forme d’assistance aux pauvres. David Ricardo (1772-1823), dans le même esprit, constate que si le salaire augmente, la natalité suit la même courbe. L’augmentation de main-d’oeuvre qui en résulte fait fléchir les salaires. Il ne préconise aucune mesure sociale mais conclut que « les salaires doivent être livrés à la concurrence, franche et libre, du marché et n’être jamais entravés par l’action du gouvernement » (cité par BRANCIARD M., op. cit., p.64).
7. Une anecdote le montre bien. Un jour que le père de Louis XVI, disait devant François Quesnay « que la charge d’un roi était bien difficile à remplir, -Monsieur, je ne trouve pas cela, dit M. Quesnay ; -Et que feriez-vous donc si vous étiez roi ? -Monsieur, je ne ferais rien. -Et qui gouvernerait ? -Les Lois » (cf. ROMANCE G.H. de, Eloge de Quesnay, in Oeuvres complètes, Oncken, p. 110, cité in SALLERON, op. cit., pp. 29-30). Pour mieux connaître la conception que Quesnay (1694-1774) se faisait du droit naturel, lire Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société, 1765, http://www.taieb.net/auteurs/Quesnay/drtnatt.htlm
8. 1801-1850. Le livre cité, publié en 1849, est considéré comme une des oeuvres maîtresses du libéralisme français. Cf. PIETTRE A., op. cit., p. 21.
9. C’est le titre d’un traité composé en 1768 par Quesnay et son disciple Pierre Dupont de Nemours (1739-1817)
10. Il fut le collaborateur de Turgot, ministre des finances de Louis XVI. Il émigra aux États-Unis où il s’établit définitivement en 1815.
11. Cité in SALLERON, op. cit., pp. 50-52.
12. FONTAINE André, in Le Monde, 10-6-1983, pp. 1-2, cité par VANLANSCHOOT Jaak, Le néo-conservatisme aux USA : l’idéologie de la troisième révolution industrielle ?, La Revue nouvelle, mars 1984, p. 298.
13. L’expression est de J.-P. Rioux qui rapporte le fait dans La révolution industrielle, 1780-1880, Seuil-Points, 1971, p. 211.
14. Ces « maisons de travail » existaient depuis le XVIIIe siècle.
15. Mourre.

⁢d. Et l’État ?

Cette évocation nous permet de revenir sur le problème de l’autorité dans la conception libérale et plus précisément du rôle de l’État. « Laissez faire, laissez passer », disait-on, mais cette liberté doit être protégée, garantie. Aussi, il ne manque pas d’auteurs libéraux qui préconisent un pouvoir politique fort pour imposer la liberté ou l’ordre naturel.

Quesnay écrit : « Pour connaître l’ordre des temps et des lieux, pour régler la navigation et assurer le commerce, il a fallu observer et calculer avec précision les lois du mouvement des corps célestes ; il faut de même, pour connaître l’étendue du droit naturel des hommes réunis en société, se fixer aux lois naturelles constitutives du meilleur gouvernement possible. Ce gouvernement, auquel les hommes doivent être assujettis, consiste dans l’ordre naturel et dans l’ordre positif les plus avantageux aux hommes réunis en société.

Les hommes réunis en société doivent donc être assujettis à des lois naturelles et à des lois positives.

Les lois naturelles sont ou physiques ou morales.

On entend ici, par loi physique, le cours réglé de tout événement physique de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.

On entend ici, par loi morale, la règle de toute action humaine de l’ordre moral, conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain.

Ces lois forment ensemble ce qu’on appelle la loi naturelle. Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines, instituées par l’Etre Suprême ; elles sont immuables et irréfragables, et les meilleures lois possibles ; (…) par conséquen la base du gouvernement le plus parfait et la règle fondamentale de toutes les lois positives ; car les lois positives ne sont que les lois de manutention relatives à l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain. (…)

Ainsi, la législation positive consiste dans la connaissance des lois naturelles, constitutives de l’ordre évidemment le plus avantageux possible aux hommes réunis en société ; on pourrait dire tout simplement le plus avantageux possible au Souverain ; car ce qui est réellement le plus avantageux au Souverain est le plus avantageux aux Sujets. Il n’y a que la connaissance de ces lois souveraines qui puisse assurer constamment la tranquillité et la prospérité d’un Empire ; et plus une Nation s’appliquera à cette science, plus l’ordre naturel dominera chez elle, et plus l’ordre positif y sera régulier (…) ».⁠[1] L’ordre naturel qui est l’ordre de la liberté révélé par la science doit s’imposer. Il englobe l’autorité marquée elle aussi du sceau de la raison et de la nécessité. La conception de l’ordre naturel « implique (…) pratiquement un gouvernement à la fois tout-puissant et très actif pour contraindre la réalité à se conformer à cet ordre ».⁠[2]

De son côté, voici comment Adam Smith, plus pragmatique, justifie la modestie de l’action de l’État : « Le travail de quelques-unes des classes les plus respectables de la société, de même que celui des domestiques, ne produit aucune valeur. (…) Le souverain, par exemple, ainsi que tous les autres magistrats civils et militaires qui servent sous lui, toute l’armée, toute la flotte, sont autant de travailleurs non productifs. Ils sont les serviteurs de l’État et ils sont entretenus avec une partie du produit annuel de l’industrie d’autrui. Leur service, tout honorable, tout utile, tout nécessaire qu’il est, ne produit rien avec quoi on puisse ensuite se procurer une pareille quantité de service. La protection, la tranquillité, la défense de la chose publique, qui sont le résultat du travail d’une année, ne peuvent servir à acheter la protection, la tarnquillité, la défense qu’il faut pour l’année suivante. (…) C’est donc une souveraine inconséquence et une extrême présomption de la part des princes et des ministres, que de prétendre surveiller l’économie des particuliers. (…) Ils sont toujours, et sans exception, les plus grands dissipateurs de la société. qu’ils surveillent seulement leurs propres dépenses et ils pourront s’en reposer sans crainte sur chaque particulier pour régler la sienne. Si leurs prpres dissipations ne viennent pas à bout de ruiner l’État, certes celles des sujets ne le ruineront jamais ».⁠[3] Quelles sont dès lors les tâches de l’État ? « Dans le système de la liberté naturelle, le souverain n’a que trois devoir à remplir ; trois devoirs, à la vérité, d’une haute importance, mais clairs, simples et à la portée d’une intelligence ordinaire. Le premier, c’est le devoir de défendre la société de tout acte de violence ou d’invasion de la part des autres sociétés indépendantes. Le second, c’est le devoir de protéger, autant qu’il est possible, chaque membre de la société contre l’injustice te l’oppression de tout autre membre, ou bien le devoir d’établir une adminstration exacte de la justice. Et le troisième, c’est le devoir d’ériger et d’entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l’intérêt privé d’un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n’en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoiqu’à l’égard d’une grande société, ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses ».⁠[4]

Mis à part l’argumentation très typique qui justifie la troisième tâche, les missions octroyées à l’État relèvent du bon sens mais, il est intéressant de se rappeler qu’Adam Smith fut un ardent défenseur de l’Acte de navigation[5] qui, pour le transport des marchandises « cherche à donner aux vaisseaux et aux matelots de la Grande-Bretagne le monopole de la navigation étrangère ». Cet Acte, jugeait-il, « est peut-être le plus sage de tous les règlements de commerce de l’Angleterre ».⁠[6] L’attitude d’Adam Smith en la matière peut étonner car peu compatible apparemment avec le principe du libre-échange ! Pour L. Salleron, elle nous enseigne que « derrière tout libéralisme, il y a aussi, patent ou latent, un droit du plus fort ».⁠[7]

d’une manière plus générale et plus profonde, Georges Burdeau fait remarquer que « le libéralisme est, certes, une doctrine de la liberté, mais de la liberté dans l’ordre ». Et si, dès le XVIe siècle on assiste, en même temps, au lever de l’idéal de liberté et à l’avènement de l’État moderne, c’est que « la liberté nouvelle a besoin de ce nouveau pouvoir pour se protéger contre l’intolérance et les barrières morales que faisait peser sur les hommes le dogmatisme des religions. Elle a besoin d’une autorité laïque capable d’opposer, à la finalité du salut éternel, des buts séculiers. Elle a besoin de paix. Or, ces aspirations, l’État est seul à même de les satisfaire ».Cependant, « ce qui est un élément permanent de la pensée libérale, (…) c’est le refus d’admettre que l’État puisse se comporter en puissance autonome, c’est qu’il puisse avoir une volonté et une finalité qui lui soient propres ». En fait, « l’État n’est qu’un instrument qui ne détermine pas la finalité de son action ».⁠[8] Et plus précisément, à la lumière de l’histoire, il explique que l’antiétatisme libéral est relatif « car il reflète les fluctuations de la situation politique de la bourgeoisie. Elle combat l’État dès qu’il prétend échapper à son emprise ; elle ne lui ménage pas son appui lorsqu’elle peut l’utiliser à ses fins ».⁠[9] C’est pourquoi l’État sous influence libérale, c’est-à-dire souvent soumis à des intérêts privés, a constamment balancé de l’abstentionnisme à l’interventionnisme en passant par des degrés divers de protectionnisme et de surveillance.

Sur le plan social, face à la misère, au mieux - car certains théoriciens, nous l’avons vu, s’opposent à toute forme d’assistance - on peut dire simplement que « l’État libéral admet le mal ; il en corrige les effets sans s’attaquer à leur principe ».⁠[10]

Grosso modo, le libéralisme triompha jusqu’en 1914 grâce à une grande stabilité monétaire mais d’autres théories entretemps s’étaient élaborées à partir des manques et défauts avérés du libéralisme.


1. Op. cit.
2. ROSANVALLON P., Le moment Guizot, Gallimard, 1985, p. 60.
3. Cité in BRANCIARD, op. cit., p. 61.
4. Op. cit., p. 338.
5. Cette loi sur le commerce maritime fut votée en 1651 par le Parlement anglais, renforcée et complétée en 1660,1663 et 1673. Elle décrétait « que les importations de marchandises européennes ne pouvaient être faites que sur des bâtiments du pays d’origine ou sur de bâtiments anglais ; que les marchandises en provenance des colonies ne pouvaient entrer dans les ports anglais que sur des vaisseaux battant pavillon britannique, appartenant à des Anglais et dont l’équipage était composé, au moins pour la moitié, de nationaux ; enfin le cabotage et la pêche dans les eaux britanniques, ainsi que le commerce avec les colonies anglaises étaient interdits à tous les bâtiments étrangers » (Mourre). Cette loi provoqua la guerre entre l’Angleterre et les Provinces-Unies. Elle ne fut abolie, en deux temps, qu’au XIXe siècle (1849-1854).
6. Id., p. 47.
7. Op. cit., p. 81.
8. Le libéralisme, Seuil-Points, 1979, pp. 48-51.
9. Id., p.165.
10. BURDEAU G., op. cit., p. 173.

⁢ii. Les socialismes

La concurrence idéologique s’incarna principalement dans le socialisme qui « apparaît comme la réaction principale à l’injustice causée par l’inégalité des forces en présence dans le débat qui fixe le taux du salaire »[1].

Une difficulté surgit immédiatement. Car s’il y a des accents libéraux différents, plusieurs sortes de libéralismes, les formes de socialisme sont encore beaucoup plus nombreuses et souvent contrastées. Avant la seconde guerre mondiale et en se basant uniquement sur une recherche_ travers la littérature anglaise, Werner Sombart évoquait déjà plus de 261 acceptions du mot « socialisme »⁠[2].

Est-il possible de trouver un dénominateur commun à tous ces socialismes ?⁠[3]

L. Salleron nous propose cette définition : « Le socialisme moderne sera la doctrine principale qui s’opposera au système du libéralisme individualiste en s’attaquant à la propriété pour rétablir l’égalité. Il s’agit donc d’une doctrine politique qui demande à l’État d’intervenir directement ou par la loi, pour protéger les individus victimes du système qui fait de l’économie la règle de la vie sociale ».⁠[4]

Cette description semble, nous allons le voir, bien convenir mais il faudra certainement, suivant les cas, nuancer cette « attaque » contre la propriété et préciser ce « rétablissement » de l’égalité.

En gros, nous distinguerons le socialisme révolutionnaire et le socialisme réformateur.


1. SALLERON L., op. cit., p. 136.
2. SOMBART W., Le socialisme allemand, payot, 1938, p. 61.
3. La tâche paraît presque impossible tant certaines définitions sont vagues. Sombart raconte cette anecdote qui met en scène un des plus célèbres pères du socialisme français, Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) : « Au cours d’un procès, à une question posée par le président : « Mais alors, qu’est-ce donc que le socialisme, », il répondit : « C’est toute aspiration vers l’amélioration de la société ». Et, comme le juge lui disait : « Mais, dans ce cas, nous sommes tous socialistes », Proudhon répliqua : « C’est bien ce que je pense…​ » » (op. cit., p. 62). d’autres définitions semblent rapprocher le socialisme du libéralisme. Ainsi, Ramsay Mac Donald (1886-1937), ancien premier ministre socialiste britannique, disait : « Le socialisme est le credo de ceux qui reconnaissent que la communauté existe pour la promotion de l’individu et pour le maintien de la liberté » (SOMBART, op. cit., p. 96).
4. Op. cit., p. 137.

⁢a. Le socialisme révolutionnaire

il s’est exprimé, de manière radicale, dans le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels (1847)⁠[1]. On y trouve l’essentiel du programme qui fut plus ou moins réalisé dans les pays communistes:

« 1. Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l’État.

2. Impôt lourd progressif.

3. Abolition de l’héritage.

4. Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.

5. Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une Banque nationale, dont le capital appartiendra à l’État, et qui jouira d’un monopole exclusif.

6. Centralisation, entre les mains de l’État, de tous les moyens de transport.

7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d’après un plan d’ensemble.

8. Travail obligatoire pour tous ; organisation d’armées industrielles, particulièrement pour l’agriculture.

9. Combinaison du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.

10. Education publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Combinaison de l’éducation avec la production matérielle, etc. »

Ce programme devrait entraîner le dépérissement de l’État dont Marx et Engels esquissent en ces termes:

« Si au cours du développement les antagonismes de classes disparaissent et si toute la production se trouve concentrée dans les mains des individus associés, le pouvoir public perdra son caractère politique. Le pouvoir politique à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. Si le prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue nécessairement en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l’ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classe.

A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».


1. UGE, coll. 10/18, 1966, pp. 46-47.

⁢b. Le socialisme réformiste

[1]

On l’appelle aussi « social-démocratie ». Théoriquement, à première vue, il est difficile de distinguer une différence entre ce socialisme et l’autre au point de vue économique et social.

En 1951, le socialiste français Guy Mollet⁠[2] déclarait dans une conférence : « Libérer l’homme de ce qui peut l’opprimer, tout découle de cet objectif. Mais la première distinction, en ce qui nous concerne, c’est que nous faisons dépendre la libération de l’homme de l’abolition du régime social et économique en vigueur, c’est-à-dire du régime de la propriété. (…) Le caractère distinctif du parti est de faire dépendre la libération humaine de l’abolition du régime de la propriété capitaliste qui a divisé la société en classes nécessairement antagonistes, qui a créé pour l’une la faculté de jouir de la propriété sans travail, pour l’autre l’obligation de vendre son travail et d’abandonner une part de son produit aux détenteurs du capital ».⁠[3]

En, Belgique, en 1974, le Parti Socialiste publie « une synthèse d’information sur le socialisme »[4]. On y lit, à la rubrique « qu’est-ce que le socialisme ? » Que celui-ci « peut se définir en deux mots, comme toute grande idée à la portée des masses innombrables. Le socialisme, c’est la possession et la production en commun. Le socialisme c’est la socialisation des moyens de production. Le socialisme, c’est l’organisation sociale et rationnelle du travail. Le socialisme, c’est la coopération de tous au profit de tous ». Mais il est précisé aussi que le socialisme est « une politique, cherchant à réformer ou à transformer graduellement, sous l’inspiration d’un idéal, le régime politique et social ».⁠[5] Et donc, dans un cadre démocratique qui ne peut être remis en question, il faut que le socialisme fasse son chemin, en concurrence avec d’autres options, par le biais du militantisme et de l’éducation. De sorte que l’idéal n’est réalisé nulle part et qu’il est soumis aux fluctuations des opinions et des suffrages.

La même année, le Congrès doctrinal du Parti prit une position très marxiste traditionnelle sur le plan économique. Un excellent observateur, socialiste, la résumera ainsi : « la propriété collective, la socialisation des secteurs-clés de l’économie, le développement de l’initiative industrielle publique, une planification « impérative en ses grandes options et souple dans son application », un contrôle ouvrier « ouvrant la voie à l’autogestion », la lutte contre les abus et l’emprise croissante des multinationales…​ En d’autres termes, un bon gros paquet de « réformes de structures anti-capitalistes », point de passage obligé de l’émergence d’une nouvelle société, alliant dynamisme, justice sociale, efficacité et démocratie économique…​ Avec, en toile de fond, pour ceux qui au vu des antécédents gouvernementaux du PSB en douteraient, une intéressante mise au point : « le Parti socialiste n’a pas pour vocation la gestion du système capitaliste…​ Le socialisme lutte pour une transformation complète de la société : c’est sa volonté révolutionnaire…​ Une telle transforamtion ne peut se faire du jour au lendemain: elle exige un effort soutenu qui élimine le capitalisme et améliore la société de façon permanente ». » Commentant ces résolutions, l’auteur conclura qu’ »une fois de plus, la gauche a cédé à l’un de ses plus funestes penchants : l’élaboration de programmes et de « bibles » doctrinales largement déconnectées du réel, inapplicables…​ et inappliquées ».⁠[6]

Bien plus, au sein même du mouvement socialiste, on entend des propos plus « libéraux ». Ainsi, plus ou moins à la même époque, Henri Simonet⁠[7] écrivait à propos de l’étatisation : « Il faut (…) cesser d’adopter vis-à-vis de ce problème une attitude quasi théologique et ne pas hésiter, dès lors que l’intérêt général le commande, de laisser à l’initiative privée les activités qu’elle peut accomplir de manière plus efficace que les pouvoirs publics ».⁠[8] Un ancien président du parti, de son côté, précisait : « Le profit n’est pas, en soi, illégitime ». C’est « un moteur de la recherche, de l’initiative, du risque d’entreprise ».⁠[9] Un autre président se déclarera « très attaché à l’entreprise privée »[10], méfiant vis-à-vis des théories autogestionnaires et se gartdant « bien par ailleurs de réclamer une extension de la sphère d’influence des pouvoirs publics »[11]. En 2002, le président se prononça pour « une économie de marché régulée ». Tout en voulant « restaurer l’autorité de l’État » pour « inciter les entreprises à une plus grande vigilance quant aux implications sociales de leurs activités », le président se défendit de vouloir rétablir « un État omniprésent et omnipotent », « l’État-providence de nos grands-pères ». Il plaida pour « une économie endogène dynamique et forte », où « le rôle des entreprises » serait « déterminant ». Pour cela, il faudrait stimuler « l’esprit d’initiative (…) dans tous les types d’enseignement » car « l’économie a besoin d’entrepreneurs dans tous les secteurs, l’initiative a une fonction générale dans le développement économique ».⁠[12]

Au vu de ces variations, il est difficile d’identifier le socialisme avec une technique économique précise. En 1969, dans leur programme gouvernemental, les socialistes allemands de la SPD réclamaient la cogestion qui est dénoncée par la Fédération générale des travailleurs de Belgique (FGTB) parce qu’elle « conduit à l’intégration des travailleurs au capitalisme ».⁠[13] Un temps, l’autogestion fut à la mode dans certains milieux de gauche et d’extrême-gauche, mais d’autres estim_rent qu’elle « ne peut être retenue que pour les entreprises qui seraient socialisées, car en régime capitaliste seul le contrôle ouvrier est concevable »[14].

Il n’empêche que la dynamique socialiste va, avec d’autres facteurs, avoir une influence incontestable sur l’évolution économique et sociale dès la fin du XIXe siècle mais surtout au cours du XXe siècle.


1. Pour en approcher la vrai nature, on peut lire CALLENS C., Le messianisme socialiste, CLC, 1976 qui s’appuie, en grande partie, sur l’exemple belge.
2. 1905-1975. Il fut ministre, premier ministre et vice-président du Conseil.
3. Cité in SALLERON, op. cit., p. 238.
4. Histoire des doctrines sociales du Parti Ouvrier Belge au Parti Socialiste Belge, Editions La rose au Poing, PAC, 1974.
5. Id., p. 319.
6. DEMELENNE Cl., Le socialisme du possible, Guy Spitaels : Changer la gauche ?, Labor, 1985, pp. 60-63.
7. Il fut ministre et commissaire aux Communautés européennes. Dans les années 70.
8. La gauche et la société industrielle, Marabout Service, 1970, p. 74.
9. COLLARD Léo, Front des progressistes et crise de la démocratie, Ed. de la Francité, 1972, p. 29.
10. SPITAELS Guy, Interview à La Libre Belgique, 6-8-1980, cité in DEMELENNE Cl., Le socialisme du possible, Guy Spiutaels : changer la gauche ?, Labor, 1985, p. 32.
11. DEMELENNE Cl., id..
12. Di RUPO Elio, Repensons la vie, Discours de clöture des 500 jours d’Ateliers du Progrès et de l’Université d’été, 28-8-2002 (disponible sur le site du PS).
13. Histoire des doctrines sociales du POB au PSB, op. cit., p. 66.
14. GLINNE E., in Le Peuple, 20-11-1974. Pour ajouter à la confusion, P. Rosanvallon déclare que « la proposition autogestionnaire consonne avec le progrès libéral de limitation du pouvoir étatique et d’un pouvoir propre de la société civile » (L’âge de l’autogestion, Seuil, 1976, p. 45).

⁢c. Le temps de l’économie dirigée

Au XXe siècle, la montée des socialismes et du catholicisme social, les désordres engendrés par les deux guerres mondiales, les dévaluations, et inflations, les crises économiques, les régimes autoritaires, l’agitation politique, obligèrent le libéralisme à se réformer, à corriger ses tendances apolitiques et, amorales. En fait, tout semble remettre en question l’individualisme de base. Et même l’évolution économique comme le décrit L. Salleron : « Du côté du capital, les besoins d’argent ne faisaient que croître avec le progrès technique. Il fallait de plus en plus de capital -de capitaux - pour acheter des machines et donner aux entreprises la dimension requise pour obtenir le coût de production le plus bas et les débouchés les plus vastes. Grâce à la société anonyme, la concentration industrielle, commerciale et bancaire se développa. Les unités de production devenaient de plus en plus grandes. On sortait de l’échelle individuelle.

Du côté du travail, un phénomène analogue se produisait. Pour défendre leurs droits, les salariés s’unirent dans des organisations syndicales qui pouvaient discuter en position de force avec les employeurs. Le recours à la grève était une arme puissante. Bref, là encore, l’individualisme faisait place à l’association des individus. Le libéralisme subsistait, mais il n’était plus la doctrine de la seule liberté des individus, il était la doctrine de la liberté des individus et de leurs groupements, ce qui posait de nouveaux et difficiles problèmes. (…)

En toute hypothèse, le « laissez passer, laissez faire » ne suffit plus. La coïncidence entre l’intérêt personnel et l’intérêt général devient de moins en moins évidente, comme devient de plus en plus suspecte la coïncidence entre le caractère providentiel des lois naturelles et le caractère bienfaisant du libre jeu des lois économiques. Les notions de justice et de finalité doivent descendre de l’empyrée du domaione politique, considéré comme un domaine réservé, totalement séparé du domaine économique. L’État ne peut plus s’interdire d’intervenir dans les activités économiques en légiférant sur des matières de plus en plus nombreuses ».⁠[1]

Keynes

C’est l’époque où va s’imposer, en maints endroits, la pensée de John Maynard Keynes⁠[2]. Cet économiste souvent considéré comme « libéral » va séduire les milieux socialistes⁠[3].

Face au problème du chômage involontaire permanent mis en lumière par la crise de 1929-1931, Keynes se rend compte qu’il ne se résorbera pas par le jeu des mécanismes automatiques chers aux économistes classiques. Le chômage ne disparaîtra pas de lui-même. Keynes, dès lors, se prononce pour une intervention de l’État qui ne porte pas atteinte à l’autonomie de l’entreprise privée. Il défend l’idée que le volume de l’emploi est tributaire des investissements. Il faut donc, pour relancer les investissements, baisser les taux d’intérêt et augmenter le volume monétaire tout en réduisant l’usage spéculatif de la monnaie.

Ce plan réclame une politque clairement interventionniste tant au point de vue de la production qu’au point de vue de la répartition. Il faut accroître aussi les investissements publics, augmenter la propension à consommer par redistribution des revenus au profit des classes aux ressources les moins élevées. En même temps, il estime que le protectionnisme douanier est un moyen légitime de relever le niveau de l’emploi⁠[4].

Bref, il ne croit pas que les marchés puissent durablement assurer l’équilibre entre consommation et investissement. Il croit à l’harmonisation possible des intérêts mais pas à la « main invisible » qui, selon les libéraux classiques, guide les marchés vers l’équilibre et les hommes vers la richesse collective.Il faut une action éclairée de l’État.

Quant à la question de savoir où Keynes se situe sur l’échiquier idéologique, beaucoup répondent : entre l’ultra-libéralisme et le socialisme. d’autres parlent d’un socialisme libéral ou d’un libéralisme social⁠[5]. On s’est rappelé, à son propos, les théories de Stuart Mill, à la fois libéral quant à la production et socialiste quant à la répartition⁠[6].

Il est un fait que la pensée de Keynes est riche de nuances comme en témoignent ces quelques réflexions sur le rôle de l’État en matière économique:

« En ce qui concerne la propension à consommer, l’État sera conduit à exercer sur elle une action directrice par sa politique fiscale, par la détermination du taux de l’intérêt, et peut-être aussi par d’autres moyens. Quant au flux d’investissement, il est peu probable que l’influence de la politique bancaire sur le taux d’intérêt suffise à l’amener à sa valeur optimum. Aussi pensons-nous qu’une assez large socialisation de l’investissement s’avérera le seul moyen d’assurer approximativement le plein-emploi, ce qui ne veut pas dire qu’il faille exclure les compromis et les formules de toutes sortes qui permettent à l’État de coopérer avec l’initiative privée. Mais à part cela, on ne voit aucune raison évidente qui justifie un socialisme d’État embrassant la majeure partie de la vie économique de la communauté. L’État n’a pas intérêt à se charger de la propriété des moyens de production ». ⁠[7]

« L’État étant en mesure de calculer l’efficacité marginale des capitaux avec des vues lointaines et sur la base des intérêts sociaux de la communauté, nous nous attendons à le voir prendre une responsabilité sans cesse croissante dans l’organisation directe de l’investissement ». ⁠[8]

Si, « …​d’une manière générale, le volume réel de la production et de l’emploi dépend, non de la capacité de production ou du niveau préexistant des revenus, mais des décisions courantes de produire, lesquelles dépendent à leur tour des décisions d’investir et de l’estimation actuelle de la consommation courante et future »[9], des impôts directs peuvent obliger « les financiers, les entrepreneurs et les autres hommes d’affaires à mettre au service de la communauté, à des conditions raisonnables, leur intelligence, leur caractère et leurs capacités professionnelles ».⁠[10]

Toujours est-il que la social-démocratie va puiser les principes et les techniques de sa politique économique dans l’oeuvre de cet économiste libéral. L’État providence mis en place dans la plupart des pays d’Europe occidentale après la guerre de 1940-1945, réalise, sous cette inspiration, « la socialisation de la demande sans socialisation de la production »[11]. C’est encore l’économie mixte d’inspiration keynésienne qui dicte la formule de la social-démocratie allemande (SPD) à partir de 1959: « Autant de concurrence que possible, autant de planification que nécessaire ». ⁠[12]. On peut dire que « le socialisme démocratique contemporain repose en fait sur un double compromis, entre la régulation de l’économie par l’État et les lois du marché d’une part, entre la capital (les intérêts des propriétaires des moyens de production) et le travail (la défense des salariés) de l’autre ».⁠[13]


1. Op. cit., pp. 118-119.
2. 1883-1946. Son ouvrage principal : Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), Payot, 1942.
3. Sous la rubrique « économie », l’Histoire des doctrines sociales du POB au PSB ne cite que deux noms : Marx et Keynes ( op. cit., p. 296). Plus récemment, la revue Réflexions (publiée par l’Institut Emile Vandervelde) présentait l’oeuvre de Keynes comme « la plus importante contribution à la science économique » (n° 19, novembre 1997, p. 2).
4. Notons toutefois que « libre-échangiste convaincu, Keynes prôna des mesures protectionnistes durant l’intervalle de temps où l’étalon-or était en vigueur, ne croyant pas une dévaluation possible bien qu’elle fût nécessaire. Lorsqu’on l’abandonna en 1931, il cessa de défendre ces mesures, mais les arguments qu’il avait avancés à cet effet furent réutilisés après la crise par les partisans moins éclairés d’un retour au protectionnisme ». (Cf. MESSIER David, John Maynard Keynes, « A nice english fellow, Université Laval, 1998, http://www.jutier.net/contenu/jmkeybio.htm).
5. Cf. POTIER Jean-Pierre, Keynes et la question du socialisme, Journées d’études de l’Association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique, Université du Québec, Montréal, 19-21 juin 2002. Voici comment David Messier présente la position de Keynes: « Keynes (…) se trouvait profondément impliqué dans cette tension entre ces deux tendances de retrait du libéralisme et de montée du socialisme. Par naissance, il se considérait bourgeois et aristocrate, allant jusqu’à affirmer qu’en cas de conflit entre classes, il n’hésiterait nullement et saurait quel camp choisir ; par éducation, il ne pouvait que partager les idéaux du libéralisme classique et il garda toujours l’espoir de les voir un jour réalisés. Pourtant il était trop de son temps pour ne pas se faire un devoir d’être critique envers l’idéologie libérale et système capitaliste qu’il défendait. Sceptique mais loin d’être paralysé par le doute comme le furent la majorité des autres libéraux, il ne se laissa pas scléroser et participa à ce mouvement que l’on nomma le « nouveau libéralisme » (New Liberalism) qui, abandonnant entre autres en partie l’ontologie individualiste traditionnelle du libéralisme, et reconnaissant l’importance des phénomènes de nature sociale et commune, proposèrent une nouvelle vision de la société ni libérale ni communiste (Keynes et les libéraux ne parvenant pas à avaler l’utopisme et l’irrationalité de l’idéologie communiste), un nouveau diagnostic de ses problèmes, et ainsi des solutions en rupture avec le laissez-faire historique des libéraux » (op. cit.)
6. Cf. SALLERON L., op. cit., pp. 103-108.
7. Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, op. cit., p. 392.
8. Id., p. 179.
9. Id., Préface.
10. Id., p. 390.
11. William Beveridge, libéral britannique, cité in encyclopedia.yahoo à l’article « Socialisme ».
12. Article « Socialisme » in encyclopedia.yahoo.
13. Id.

⁢iii. Libéral-socialisme ? Social-libéralisme ?

Keynes donne-t-il raison à Sombart qui écrivait que « Toute société est donc plus ou moins libérale, plus ou moins socialiste »[1] ?

Il est clair que socialisme et libéralisme, confrontés à la réalité, d’une part, et l’un à l’autre, d’autre part, à travers des partis plus ou moins représentatifs, ont perdu au fil du temps de leur radicalité⁠[2]. Nous l’avons déjà constaté plus haut à propos du socialisme.

Certains, à ce propos, parlent d’une « libéralisation du socialisme »[3]. Celui-ci reste une doctrine politique mais elle « se veut (…) à l’écoute de la société. Il ne vient pas lui imposer son plan, il se propse d’en satisfaire les aspirations. Face au social, le politique se fait modeste, très vraisemblablement parce qu’il sent que toute outrecuidance provoquerait son rejet.[4]

C’est en ce sens que, comparée à celle qui fut naguère dominante, cette interprétation du socialisme qui évite de soumettre la société au lit de procuste de modèles étatiques fixés peut être considérée comme une résurgence du libéralisme ».⁠[5]

On assiste aussi à une « socialisation du libéralisme »[6].

L’affaire n’est pas tout à fait neuve. On peut citer l’exemple d’un des plus célèbres libéraux belges du XIXe siècle : Ch. De Brouckère⁠[7]. C’est lui qui déclara, un jour⁠[8], à la Chambre : « Un de nos collègues m’a fait l’honneur de me désigner sous le nom d’édile du laisser passer et du laisser faire. Je vous avoue que je suis extrêmement flatté de cette qualification, et je crois, que l’honorable membre n’a pas compris la portée de ses paroles. Les édiles ou les amis du laisser passer et du laisser faire sont les économistes ; et les détracteurs acharnés du laisser passer et du laisser faire sont non seulement des socialistes, mais encore des communistes…​

Laisser faire, c’est laisser à l’homme la liberté d’user de ses facultés, de travailler ; laisser passer c’est permettre à l’homme de disposer librement des fruits de son travail. Laisser faire et laisser passer, mais c’est la consécration du droit de propriété qui est l’objet de toute société et le fondement de toute richesse. Or, c’est parce que nous avons le respect le plus absolu de la propriété, que nous voulons le respect de la propriété qui est la plus sacrée de toutes : la propriété des facultés humaines ». Or, ce libéral pur et dur, en paroles, fut partisan d’ »un monopole d’État pour les caisses d’épargne et les principales formes d’assurance », défendit l’idée d’une société mixte d’exportation, préconisât, pour prévoir les crises, « que le gouvernement eût toujours en réserve un projet de route, de canal ou de tout autre grand travail d’utilité publique qui pourrait être entrepris d’un moment à l’autre »[9]. Durant son mandat de bourgmestre, « il fit admettre par le Conseil communal l’inscription d’un taux minimum de salaire dans tous les cahiers de charge des travaux exécutés pour la commune ». d’une manière plus générale, Chlepner qui rapporte ces faits⁠[10], note aussi « que c’est pendant cette époque qui fut en principe celle du libéralisme économique, que fut parachevée la concentration entre les mains de l’État ou des pouvoirs publics dans le sens le plus large, de la gestion de la plupart des moyens de transport et de communication »[11].

Aujourd’hui, dans la perspective « d’un libéralisme affranchi des arrière-pensées d’un individualisme asocial, les limites que les convictions libérales opposent à l’intervention du, pouvoir ne s’établissent pas sur les mêmes frontières que celles qu’avaient tracées, au siècle dernier, les tenants d’un libéralisme étriqué. Ces limites ne sont pas celles derrière lesquelles s’abriterait la condition concrète d’un individu barricadé dans un repliement sur lui-même qui l’isolerait de la société ; ce ne sont pas des défenses d’intérêts matériels, des murailles ou des pièges à loup protecteurs des propriétés. Ce sont les bornes que le pouvoir ne peut transgresser sans attenter à la personnalité à la fois individuelle et sociale de l’homme »[12]

Il ne faut donc pas s’étonner de voir, dans la réflexion comme dans l’action, des libéraux et des socialistes se rapprocher.

Déjà en 1979, Burdeau citait cette définition de Jean Ellenstein⁠[13] : « Le socialisme, c’est le libéralisme plus la démocratie sociale »[14]

En France, dans les années 2000, la Fondation Saint-Simon réunit la « droite intelligente » et la « gauche intelligente ». Prenant acte de la fin des idéologies, opposées au totalitarisme, elles cherchent à concilier le marché et l’intervention de l’État et « définissent la formule de l’économie concertée comme un système de collaboration permanente entre administration, patronat et mouvement syndical ».⁠[15] A propos du gouvernement socialiste de Lionel Jospin, dans les années 2000-2001, la question fut posée de savoir ce gouvernement pouvait être taxé de social-libéralisme. Celui-ci ayant comme but d’ »adapter le moins brutalement possible la société aux besoins du captalisme financier globalisé moderne, le capitalisme gérant l’économie à sa guise, l’État prenant en charge, de plus en plus mal d’ailleurs, certains coûts sociaux du système ».⁠[16]

En Belgique, on vit apparaître, en 1999, une coalition réunissant notamment libéraux et socialistes. Ce fut en vain que quelques socialistes prévenus de ce scénario avant même les élections dénoncèrent « l’arnaque du libéralisme social »[17], libéralisme social affirmé par les libéraux d’alors⁠[18].

On peut expliquer ces rapprochements réels ou feints, d’une manière plus générale, à partir de l’explication donnée par Bruno Van der Linden⁠[19]. Son but est de montrer comment la théorie néo-libérale peut s’adapter pour entrer dans la pratique mais sa description, hormis les exemples, pourrait s’appliquer aux théories socialistes. En effet, écrit-il, « dans l’ordre politique, les théories sont diluées, transformées, sélectionnées en fonction des intérêts de ceux qui les utilisent et en vue de créer des coalitions qui règlent la répartition du pouvoir dans la société ». Deux processus d’adaptation sont utilisés. Tout d’abord, « il y a un processus de sélection parmi les théories : en fonction des intérêts de ceux qui répercutent les doctrines et dans un souci de mobilisation idéologique, certaines cartes de l’éventail du jeu des théories néo-libérales disparaissent ». Et d’autre part, « les théories sont diluées, adaptées pour constituer un élément du discours : les théories néo-libérales sont arides et fort techniques. Elles ont peu de chance d’être comprises par un grand nombre de personnes. En revanche, quelques idées-forces suffisamment vulgarisées peuvent étayer l’argumentation d’un discours qui, pour mobiliser, jouera avant tout sur les préoccupations du moment, les sentiments qui parcourent l’opinion, les symboles qui peuvent rallier les foules, etc. ». L’auteur ajoute encore que « les fragments doctrinaux sont des repères pour la conclusion de coalitions nouvelles : des éléments de théorie, retravaillés et éventuellement réduits au stade de slogans, ne vont pas seulement étayer l’argumentation ; ils sont également des signes de ralliement pour constituer par tâtonnement des coalitions nouvelles ».

Dans la réalité politique des pays occidentaux, il n’y a pas de socialisme ou de libéralisme purs. On peut, tout au plus, suivant les législatures ou l’évolution des situations, trouver des traits, des accents plus ou moins libéraux plus ou moins socialisants. La plupart du temps, les cartes paraissent brouillées. Aprè un débat, à la télévision française, entre Laurent Fabius (socialiste) et Jacques Chirac (libéral), certains ont dit en Belgique que Fabius parlait comme W. Maertens (social chrétien) et G. Spitaels (socialiste) comme Chirac ! L’avènement de Tony Blair (travailliste) au poste de premier ministre en Grande Bretagne, fut salué par Ph. Busquin, alors président du PS belge comme une victoire socialiste. Son successeur, par contre, dénonça « la gauche confuse de la troisième voie de Tony Blair »[20].


1. Op. cit., p. 80.
2. Notons aussi comme le fait remarquer très pertinemment G. Sorman que « les intellectuels (…) sont libres de leurs pensées et les élus prisonniers de leurs électeurs »…​ (Les vrais penseurs de notre temps, Fayard, 1989, p. 261).
3. BURDEAU Georges, Le libéralisme, Seuil-Points, 1979, p. 243.
4. A propos des travailleurs belges, un socialiste fait remarquer qu’ils « ne sont pas révolutionnaires ; autrement dit, ils ne souhaitent pas renverser brutalement les institutions existantes ; ils veulent les améliorer, ils prétendent à plus de justice sociale, mais ils sont pragmatiques et répugnent à l’aventure inconsidérée » (ABS R., Histoire du Parti Socialiste Belge, Institut E. Vandervelde, 1974, p. 39). Dans le même esprit, B.-S. Chlepner (op. cit., p. 425) note que « notre civilisation entière est basée à la fois sur le progrès économique et social et sur l’idée du compromis ».
5. Id., p. 244. L’auteur note encore que « ce socialisme peut d’ailleurs, à cet égard, se réclamer d’une ascendance illustre puisqu’il se situe dans la ligne d’Henri de Saint-Simon, de Fourier et de Proudhon ». Saint-Simon (1760-1825) accorde plus d’importance à la production (et donc aux travailleurs) qu’à la propriété (et donc aux propriétaires), mais il tend à privilégier l’économique sur le politique. Fourier (1772-1837), inventeur du fameux « phalanstère », considéré parfois comme le dernier des physiocrates, est un partisan de l’association et de la coopérative. Proudhon (1801-1965) auteur d’une Théorie de la propriété, estime qu’il faut généraliser la propriété pour aboutir à l’abolition de l’État (cf. SALLERON, op. cit., pp. 174-184.
6. BURDEAU G., op. cit., p. 267.
7. 1796-1860. Il fut ministre, parlementaire, directeur de la Banque de Belgique et bourgmestre de Bruxelles.
8. 16 juillet 1851.
9. Lettre à Arrivalene sur les conditions des travailleurs, 1845, p. 26.
10. Op. cit., p. 31.
11. Id., p. 88.
12. Id., pp. 268-269.
13. Historien mort en 2002. Il fut membre et « animateur intellectuel » (Lionel Jospin) du Parti communiste français.
14. Op. cit., p. 295.
15. LAURENT Vincent, Enquête sur la Fondation Saint-Simon, Les architectes du social-libéralisme, Le Monde diplomatique, septembre 1998, disponible sur www.monde-diplomatique.fr.
16. Cf. Un social-libéralisme à la française, Regards critiques sur la politique économique et sociale de Lionel Jospin, Fondation Copernic, La découverte-cahiers libres, 2001. Cf. également l’analyse du livre par SPIRE Arnaud, Le social-libéralisme n’a pas d’avenir, in L’Humanité, 4-1-2002, disponible sur www.humanite.presse.fr.
17. DEMELENNE Claude, PSC, la reconquête, Les dangers de l’alliance laïque, Luc Pire-Politique, 1999, pp. 35-59. Partisan d’une alliance socialiste - sociale-chrétienne, l’auteur dénonce l’« illisibilité » d’une association bleue-rouge, une trahison en fait : « Dans une récente interview à « L’Echo », explique-t-il, Louis Michel se réjouissait des changements intervenus au sein d’un PS devenu « plus pragmatique ». En langage codé, le président du PRL juge le PS sur la bonne voie, puisqu’il épouse désormais une démarche de plus en plus libérale. Louis Michel se trompe. Ce n’est pas le PS qui a changé, mais seulement quelques-uns de ses dirigeants - Busquin, Di Rupo, Collignon…​- qui se sont convertis au social-libéralisme à la mode Tony Blair. Les autres socialistes, bon nombre de cadres intremédiares, les militants et l’électorat du PS, se situent aux antipodes du monde libéral. »(op. cit., p. 66).
18. Interrogé par deux journalistes du Soir (23-10-2002), le ministre régional de l’économie Serge Kubla (libéral) dénonce « certains dérapages du libéralisme » et déclare qu’ »un certain type de dictature des marchés n’est plus acceptable », au nom des pauvres du tiers-monde, des petits-épargnants, des chômeurs et des travailleurs en général. « Un discours très « pôle des gauches » » commentent les journalistes.
   De même, dans les Objectifs politiques du MR (libéral), on peut lire: « la croissance économique n’est pas un but en soi mais un moyen au service de l’homme : produire de la richesse doit produire de la liberté, favoriser le progrès collectif et permettre l’épanouissement de chacun. (…) Construire une société, c’est permettre aux citoyens de vivre avec dignité, de s’épanouir pleinement et de tisser entre eux des liens de solidarité. Celle-ci est donc une valeur centrale dans la vie en commun. La sécurité sociale en est une manifestation exemplaire. La solidarité est un droit : elle doit être organisée, équitable, permanente et générale » (www.lemr.be).
19. Les théories néo-libérales et leur utilisation, in Néo-libéralismes et conservatisme, Pour un discernement éthique et évangélique, Commission Justice et paix Belgique, 1987, pp. 37-38.
20. Di RUPO Elio, Discours du 28-8-2002, op. cit..

⁢iv. Vers un libéralisme pur et dur ?

[1]

L’effondrement des systèmes communistes en Europe centrale et orientale aux alentours de 1989 semble avoir donné un coup de fouet à l’idéologie libérale en discréditant sévèrement les modèles socialistes les plus accomplis.

De nombreux auteurs peuvent être cités qui animent des courants divers mais nous allons, une fois encore, tâcher de mettre en exergue les point communs.

Selon Martin Masse⁠[2], cinq attitudes psychologiques essentielles se retrouvent dans toutes les formes de libéralisme actuelles. Cinq attitudes qui nous rappelleront les discours des XVIIIe et XIXe siècles⁠[3].

\1. L’individualisme:

« les individus sont ultimement responsables des choix qu’ils font et de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ils doivent en assumer les conséquences, bonnes ou mauvaises, sans se plaindre ni en rejeter la faute sur les autres »[4]

\2. L’optimisme:

« Les libertariens ont confiance dans l’ingénuité et le sens de l’initiative des humains. Ils croient que si on laisse les gens libres d’agir dans leur propre intérêt pour trouver des solutions aux multiples défis et problèmes auxquels ils sont confrontés, si les bons indicatifs sont présents, la grande majorité s’empresseront de le faire de façon dynamique, productive et souvent astucieuse ».

\3. Le refus des « abstractions collectives »:

« Les libertariens s’intéressent d’abord à l’individu et le voient comme l’ultime réalité sociale. Pour eux, les entités collectives n’ont de sens que lorsqu’elles s’incarnent dans l’individu, et pas en elles-mêmes ». Les phénomènes collectifs sont pertinents seulement lorsqu’ »ils répondent à un besoin des individus.(…) C’est la subjectivité de l’individu qui importe, pas son appartenance à des entités collectives abstraites. Et lorsqu’il est question de réaliser quelque chose, ils comptent d’abord sur leur propres moyens en collaboration volontaire avec d’autres individus qui y trouvent leur compte pour y arriver, pas sur une « mobilisation » collective ».

\4. La foi dans un progrès continu, dans l’« amélioration constante à long terme »:

« Les libertariens ont (…) une attitude généralement réaliste et pragmatique et sont réconciliés avec le monde tel qu’il est, même s’ils souhaitent bien sûr eux aussi voir des changements pour le mieux. Ils ne sont pas constamment désespérés de constater que nous ne vivons pas dans un monde parfait, qu’il y a des inégalités, des problèmes sociaux, de l’ignorance, de la pauvreté, de la pollution et toutes sortes d’autres situations déplorables dans le monde. Ils croient que seul l’effort, la créativité et l’apprentissage individuels à long terme permettent de changer les choses et qu’il n’y a pas de solution magique pour tout régler. De toute façon, la vie comme processus biologique et la société comme processus d’interaction humaine sont des systèmes en perpétuel déséquilibre et en perpétuel mouvement de rééquilibrage, et il n’y a donc aucune raison de se désoler du fait que nous ne soyons pas encore parvenus à créer un monde parfait. Un tel monde serait de toute façon synonyme de stagnation et de mort ». Autrement dit encore, les libertariens ne sont pas des « aliénés de la vie qui sont « conscientisés » à toutes les bonnes causes. »

\5. La tolérance:

« Pour les libertariens, tout est acceptable dans la mesure où quelqu’un ne porte préjudice à autrui ou à sa propriété. Les gens peuvenet donc faire ce qu’ils veulent avec leur propre corps et entre eux si c’est de façon volontaire. Ils peuvent se droguer, se prostituer, ou consacrer leur vie et leur fortune à la vénération des petits hommes verts venus d’autres planètes. Personne n’a moralement le droit d’empêcher quiconque de vivre comme il l’entend s’il ne fait de tort à personne d’autre, même si la presque totalité de la population désapprouve son comportement particulier. (…) Dans une société véritablement libre, les individus pourront s’organiser comme ils le voudront, dans la mesure où ils ne tentent pas d’imposer leur mode de vie à ceux qui ne le souhaitent pas. Ainsi les communistes pourront s’acheter un territoire, fonder une commune, se soumettre volontairement à un gouvernement local qui les taxera à 90% et qui planifiera leur vie de classe prolétarienne dans les moindres détails ».

Ces principes recoupent parfaitement cette définition de la liberté qui était en vigueur dans les cercles économiques du XIXe siècle : « Entière propriété de soi-même ; entière possession de ses forces, de ses facultés corporelles et intellectuelles, la liberté est la base et le guide des doctrines économiques ; c’est le droit du plus faible pesé dans la même balance que le droit du plus fort. (…) Elle n’a pas d’autres limites que la liberté et le droit d’autrui. Elle est un des corollaires du droit de propriété »[5]

Près d’un siècle et demi plus tard, Walter Block rappelle que le libéralisme repose bien sur deux principes fondamentaux : la propriété de soi-même et la propriété privée⁠[6].

A partir, de la réhabilitation des principes fondamentaux du libéralisme classique nous allons retrouver mais amplifiés, les grands thèmes de l’économie politique des origines⁠[7].


1. Une question de vocabulaire se pose. Comment appeler ce libéralisme pur et dur d’aujourd’hui ? Couramment, on parle de néo-libéralisme mais ce mot est refusé par certains. Ainsi, pour Martin Masse (Cf. Le Québécois libre, n° 97, 2-2-2002, disponible sur www.quebecoislibre.org. Cette publication « défend la liberté individuelle, l’économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales. Il s’oppose à l’interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus »), le mot néo-libéral ne convient pas pour désigner le renouveau de la pensée libérale classique. Ce terme est plutôt utilisé par les adversaires comme une injure, dit-il, le néo-libéralisme étant considéré comme la cause de tous les maux. De plus, quand on parle de libéralisme aujourd’hui dans certains pays, on évoque des partis politiques qui sont devenus socialistes ou gauchistes (comme aux USA), ou encore centristes comme au Canada. Le mot libertaire ne convient pas non plus car il risque d’induire en erreur. Le courant libertaire, à proprement parler, est un anarcho-socialisme ou un anarcho-communisme dont les premiers représentants sont les révolutionnaires russes Kropotkine et Bakounine. S’ils sont anti-étatistes, ils sont anti-capitalistes, égalitaristes, autogestionnaires, collectivistes. En définitive, toujours selon Masse, il faut appeler ce nouveau courant de pensée libérale classique: « libertarien », en référence avec « libertarian » américain). A ce courant sont associés des penseurs et économistes comme Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Milton Friedman, R. Nozick. Pour la facilité, nous nous conformerons à l’usage et emploierons, malgré tout, indifféremment les termes « libertarien » ou « néo-libéral » en nous en tenant strictement à l’ étymologie de ce dernier.
2. Cf. Le Québécois libre, n°53, 21-1-2000.
3. F.A. von Hayek explique : «  Nous n’avons ni le désir ni le pouvoir de retourner en arrière, de revenir au XIXe siècle, mais nous avons la possibilité de réaliser son idéal, qui n’est pas méprisable. Nous avons peu de titres à nous sentir supérieurs à nos grands-pères. Et nous ne devons pas oublier que ce n’est pas eux, mais bien nous, qui avons fait un grand nombre de folies. Si la première tentative pour créer un monde d’hommes libres a échoué, nous devons recommencer. Ce principe suprême : la politique de liberté individuelle, seule politique vraiment progressive, reste aussi valable aujourd’hui qu’au XIXe siècle » ( La route de la servitude, Médicis, 1945, pp. 170-171).
4. Pascal Salin écrit : « Le capitalisme ne peut se justifier d’abord par sa capacité à accroître la « prospérité commune » (à supposer qu’une telle expression ait un sens quelconque). Sa véritable justification est d’ordre moral ; c’est parce que le capitalisme est conforme à la nature humaine qu’il est juste ; il respecte la recherche par chaque homme de ce qu’il considère comme « bien » ; la notion d’ »intérêt général », en revanche, auquel les droits d’un individu pourraient être sacrifiés, est un concept sans signification dont se sert celui qui prétend vouloir en formuler le contenu pour imposer aux autres son propre système de valeurs. Or, seuls les hommes eux-mêmes peuvent juger des valeurs qui les concernent. Les choses n’ont de valeur qu’en fonction des projets individuels qu’elles permettent de réaliser et dont elles sont issues, et elles n’ont de valeur que pour les individus qui les formulent » (L’arbitraire fiscal, R. Laffont, 1985, p. 16).
5. In Vocubulaire de Neymark. L. Salleron (op. cit., pp. 18-19) qui le cite, précise : « Certes Neymark est un personnage tout à fait secondaire, mais à ce titre même il est éminemment représentatif de la pensée dominante de son temps. Ancien président de la Société de statistique de Paris, directeur du journal Le Rentier (…) il veut mettre l’Economie politique à la portée de tous dans un petit livre sans prétention. « Nos confrères de la Société d’Economie politique de Paris, nous dit-il dans un avant-propos, (…) nous ont donné des citations choisies par eux, extraites de leurs propres ouvrages, des réflexions et des pensées inédites : grâce à leur obligeant concours, ce Vocabulaire se présente, en quelque sorte, avec la collaboration des membres les plus autorisés de la Société d’Economie politique ». Nous sommes bien en présence, poursuit Salleron, d’une pensée commune aux économistes du XIXe siècle ».
6. L’économie politique selon les libertariens, in Journal des Economistes et des Etudes humaines, vol. 3, n° 1, mars 1995, disponible sur www.libres.org. W. Block est professeur d’économie au College of the Holy Cross, Worcester. Un autre, Bertrand Lemennicer, professeur à l’université Panthéon-Assas, à Paris, reprend plus simplement la vieille formule anarchiste : « ni Dieu, ni maître » (in Le libéralisme, disponible sur www.lemennicier.com).
7. Les libertariens ont un précurseur en Belgique. G. De Molinari (1819-1912), directeur de la revue L’économiste belge (1855-1868), « poussait jusqu’à des conclusions extrêmes les conceptions de l’école libérale. Son laisser-faire était pur comme le cristal. Il considérait que les fonctions gouvernementales pourraient être abolies à peu près complètement : non seulement l’État ne devrait intervenir dans aucun domaine de l’acitivité économique, mais il devrait abandonner à l’initiative privée l’enseignement, le culte, le monnnayage, le service postal, les transports, etc. Bien plus, même la protection des citoyens pourrait être enlevée au gouvernement et confiée à l’initiative privée. Car, le Gouvernement n’est uatre chose qu’une entreprise organisée pour fournir la sécurité. Or la production de la sécurité est soumise à la même loi naturelle que toutes les autres productions. Actuellement les gouvernements ont un monopole, aucune concurrence ne s’y exerce. d’où les abus et les guerres. La seule solution rationnelle, ou plutôt naturelle, est d’y introduire la concurrence. Des individus ou des associations s’établiront alors comme producteurs de sécurité et les consommateurs choisiront ceux qui offrent leurs services dans les meilleures conditions ».(Cf.. CHLEPNER B.-S, Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Editions de l’Université de Bruxelles, 1972, pp. 57-58).

⁢a. La plus grande liberté pour l’individu…

Le point de départ de ces nouveaux libéraux est donc une affirmation radicale de la liberté individuelle : « Une défense efficace de la liberté, écrit Hayek, doit (…) être dogmatique et ne rien concéder aux expédients, même là où il n’est pas possible de montrer qu’en regard des avantages de l’expédient, qui sont connus, certaines répercussions nuisibles précises découleront de l’atteinte à la règle. La liberté ne prévaudra que si l’on admet comme axiome qu’elle constitue un principe dont l’application aux cas particuliers n’appelle aucune justification. C’est donc une méprise que de reprocher au libéralisme d’avoir été trop doctrinaire. Son défaut ne fut pas de s’attacher trop obstinément à des principes, mais d’avoir plutôt manqué de principes suffisamment définis pour fournir des orientations certaines ».⁠[1]

La revendication de la liberté individuelle va très loin. Elle condamne toute « construction » politique sociale ou économique. C’est pourquoi on appelle aussi ces économistes « anti-constructivistes ».

Evoquons les ouvrages de Pierre Lemieux, économiste, animateur au Canada, de Subversive Liberty qui réclame le droit de porter les armes⁠[2], de fumer toujours et partout⁠[3], demande que l’on défende et réhabilite les « initiés » dans les milieux financiers⁠[4] ou encore qu’avant de condamner globalement la pédophilie, on cherche à distinguer « la simple célébration de la beauté » du « véritable viol » et les « fantasmes plus ou moins innocents » des fantasmes « plus ou moins tordus »[5].

L’essayiste et romancière Ayn Rand⁠[6], très prisée par les libertariens, a consacré « la vertu d’égoïsme » : « Chaque être humain vivant est une fin en lui-même, non le moyen pour les fins ou le bien-être des autres. Ainsi, l’homme doit vivre pour son propre intérêt, ne sacrifiant ni lui-même aux autres, ni les autres à lui-même ».⁠[7]

« Sur le plan philosophique, explique un autre auteur, ceci implique l’abandon de valeurs morales encroûtées qui font qu’au nom de son manque visible de maturité, on traite le citoyen comme un être irresponsable »[8].


1. Droit, législation et liberté, Tome I, PUF, 1985, pp.73-74. F.A. Hayek (1899-1992), enseigna en Autriche, en Grande-Bretagne, aux États-unis et en Allemagne. En 1974, il a obtenu le Prix Nobel de Science économique. Il est le penseur-phare du néo-libéralisme.
2. In Le droit de porter les armes, Belles Lettres, 1993. Marc Grunert présente le livre en écrivant que « l’interdiction de porter librement des armes profite aux criminels qui peuvent s’attaquer aux honnêtes gens sans défense mais en plus le monopole des hommes d le’État sur les armes permet à ces hommes toutes sortes d’activités criminelles à commencer par le vol à main armée qu’est l’impôt » ( sur www.amazon.fr).
3. In Tabac et liberté, Varia, 1997. L’auteur précise : « Après m’être fait l’écho de quelques doutes scientifiques concernant la nocivité du tabac, et particulièrement de la très fugace fumée secondaire, j’ai tenté de démontrer que, même en supposant que le tabac menace la santé autant que la propagande étatique veut le faire croire, la réglementation coercitive de la production et de la consommation de ce produit ne repose en général sur aucun fondement économique ».
4. In Apologie des sorcières modernes, Belles Lettres, 1991.
5. La chasse aux sorcières pédophiles, Chronique française et iconoclaste, 1996, sur www.pierrelemieux.org.
6. 1905-1982. Née en Russie et exilée aux USA, elle a popularisé les thèses libertariennes et en même temps a tâché de leur donner des fondements philosophiques en puisant notamment dans les oeuvres d’Aristote.
7. L’éthique objectiviste, in La vertu d’égoïsme, Les belles Lettres, coll. Iconoclastes, n° 19, 1993 disponible sur http://membres.lycos.fr/marcgrunert.
8. Radikaal Manifest, Handvest voor een nieuwe liberale onwenteling, Bruxelles, 1980, p. 17.

⁢b. … dans les échanges…

Tous les auteurs font évidemment l’apologie du marché et du libre-échange.Ils nous expliquent que « les richesses des hommes - non seulement matérielles, mais aussi spirituelles et culturelles - proviennent de leurs différences. Ce sont elles qui rendent l’échange possible et profitable. Et l’immense mérite de la civilisation européenne est qu’elle a incité les hommes à se différencier toujours davantage les uns par rapport aux autres. La liberté des marchés et la concurrence en sont l’expression économique : les producteurs cherchent non pas à faire comme les autres producteurs - c’est-à-dire à « harmoniser » leurs productions - mais, au contraire, à faire mieux qu’eux. La prospérité du monde moderne est venue de cette recherche continuelle de la différenciation ».⁠[1]

Dans cet esprit, « la mondialisation signifie seulement un accroissement de la concurrence »[2]. C’est donc, dans la perspective libérale, une bonne chose, à condition de laisser l’initiative aux acteurs économiques. En effet, pour Hayek⁠[3], « le flux continuel des biens et des services est maintenu par des ajustements délibérés constants, par de nouvelles dispositions prises chaque jour à la lumière des circonstances qui n’étaient pas connues la veille ». Cette thèse centrale du célèbre économiste est expliquée ainsi par Michel Branciard: « Une information qui porte non seulement sur les quantités demandées ou offertes, mais sur les qualités, le lieu où il convient de les fournir, le moment, etc., ne peut être centralisée ; seuls des agents dispersés peuvent prendre connaissance de ces faits particuliers et imprévisibles qui conditionnent l’efficacité économique et la fonction essentielle des prix du marché est de faire circuler des informations entre les agents »[4].


1. Pr Pascal Salin, Président d’honneur du Cercle Hayek de Strasbourg, in Pour une Europe non harmonisée, Journal des Economistes et des Etudes humaines, vol.1, n°4, décembre 1990, disponible sur http://membres.lycos.fr : marcgrunert/CERCLE%20HAYEK.htm. P. Salin est professeur à l’université de Paris IX-Dauphine.
2. P. Salin, Interview, op. cit..
3. Cité in BRANCIARD, Les libéralismes d’hier à aujourd’hui, Chronique sociale, 1987, p. 82.
4. Id., pp. 82-83.

⁢c. Non aux interventions de l’État !

On ne sera pas étonner d’entendre les néo-libéraux réclamer « sur le plan économique et social, (…) le démantèlement de l’État-providence capitaliste avec son élite techno- et bureaucratique, la « réinvention » du système de la libre concurrence et la pratique d’une politique sociale de base au lieu de la politique de corporatisme en vigueur »[1].

On parlera d’« État minimal »[2] ou d’« État zéro »[3].

Or, depuis le dix-neuvième siècle, on a pu constater maintes fois que la libre concurrence finissait par tuer la concurrence et donc que l’État devait intervenir pour la sauver. Les libertariens sont bien conscients que la libre-concurrence n’empêche pas les ententes sous forme de cartels, d’oligopoles ou de monopoles mais ils préf_rent, dans tous les cas, cette situation à l’intrusion de l’État.

Milton Friedman qui a étudié le problème à travers les exemples américains et allemands, a remarqué que « quand les conditions techniques font du monopole l’issue naturelle de la concurrence des forces du marché, trois choix seulement paraissent possibles : le monopole privé, le monopole public, ou la réglementation publique. Tous trois sont mauvais, écrit-il, si bien qu’il nous faut choisir entre plusieurs maux ». Et quel est son choix ? « Je conclus (…), non sans répugnance, précise-t-il, que s’il est tolérable, le monopole privé est sans doute le moindre des maux ».⁠[4]

H. Lepage, aboutit à la même conclusion. Tout en nous assurant que « les accords de cartel privés sont, par définition, des constructions instables, éphémères et inefficaces »[5], il constate que « l’entente fait partie intégrante de la logique de fonctionnement d’une économie de marché fondée sur le principe de la libre entreprise et de la décentralisation des décisions. Il ne faut pas avoir peur de le reconnaître. L’entrepreneur n’est pas spontanément un héros. Même lorsqu’il lève bien haut le drapeau de l’économie de marché, moins de concurrence est pour lui préférable à plus de concurrence. Son intérêt personnel est moins de jouer le jeu de la concurrence que de s’y soustraire »[6]. Fort de l’expérience américaine, il ajoute que « dans une économie de marché, le préjudice que les ententes privées sont susceptibles de porter à la collectivité est moins évident que nous ne le croyons habituellement. Le coût social des pratiques monopolistiques est probablement beaucoup plus élevé dans les secteurs soumis d’une manière ou d’une autre à des règlements publics, interférant avec le jeu du marché, qu’il ne l’est dans les secteurs libres de toute interférence »[7].

qu’il soit concurrentiel ou non, le marché doit être déréglementé. S’établit alors un ordre qui, « n’étant voulu par personne, (…) n’est ni juste , ni injuste ».⁠[8]

Tous ces auteurs manifestent méfiance voire hostilité vis-à-vis des services publics qui sont, pour eux, « généralement le produit des circonstances historiques autant que de la volonté de socialiser une nation »[9]. Il faut privatiser ces services pour en finir avec la bureaucratie et l’illusion de la gratuité : « dans les rapports entre l’État et le citoyen, c’est l’argent qui libère et la gratuité qui opprime ».⁠[10] Au nom de la solidarité et de la justice sociale, l’État s’attribue souvent un rôle de redistribution notamment par le biais de l’impôt progressif⁠[11].

C’est au yeux des nouveaux économistes une « spoliation » légale puisque ceux qui ont créé les richesses n’ont pas décidé eux-mêmes de leur affectation⁠[12]. C’est la thèse défendue par P. Salin dans un ouvrage au titre explicite : L’arbitraire fiscal[13]. L’auteur accuse les États qui pratiquent cette politique d’avoir plus le souci de clientèles électorales que de l’avenir, de privilégier la répartition par rapport à la production, de tuer le capital et donc de créer de nouveaux pauvres.

Notons que, dans la même logique, Salin s’en prend aussi à l’institution de la sécurité sociale. Dans les cotisations sociales, « si la distinction fictive entre la  »part patronale » et la « part salariale » n’avait pas détourné l’attention des uns et des autres, les salariés se seraient bien vite aperçu que la prétendue « conquête sociale », le pseudo- »cadeau arraché au patronat » n’était qu’un impôt de plus sur leurs salaires et le moyen par lequel les hommes de l’État prétendent leur fournir un service par la voie coûteuse et génératrice de gaspillage du monopole d’État ».⁠[14] Une fois encore, la solution est de supprimer ce monopole public et d’instaurer une concurrence entre des assureurs privés car « en donnant un statut public aux activités d’assurance, on accroît la collectivisation du risque et, par conséquent, l’irresponsabilité. S’il est des activités qui, plus que toute autre, doivent éviter toute tutelle publique, ce sont bien les activités de couvertures des risques »[15].

Et même, au point de vue de la monnaie, mais contrairement ici à Keynes, les libertariens prône le désengagement de l’État en matière de politique monétaire. Les plus modérés attendent des banques responsables de la régulation des masses monétaires qu’elles annoncent pour une longue période le taux d’accroissement, qu’elles s’y tiennet et permettent ainsi aux agents économiques de jouir d’une information fiable. Les plus radicaux souhaitent la fin du monopole étatique de la monnaie. Des monnaies marquées du sceau des banques privées entreraient en concurrence.⁠[16]

« Pour un libéral authentique, c’est-à-dire non utilitariste, il n’y a pas de place pour l’État, puisqu’il représente l’émergence de la contrainte, c’est-à-dire la négation de la liberté. L’État est l’ennemi qu’il faut savoir nommer. Car il faut d’abord reconnaître ses ennemis avant de pouvoir les combattre ».⁠[17] L’État n’a « aucune justification morale ni scientifique, mais (…) constitue le pur produit de l’émergence de la violence dans les sociétés humaines »[18].

Après les attentats du 11 septembre 2001 aux USA, les libertariens vont accentuer leur critique de l’État.

P. Salin fait remarquer que « dans une société parfaitement libertarienne, l’état américain n’existerait pas et qu’il reviendrait aux propriétaires des « Twins » de les protéger contre le terrorisme et de réagir éventuellement aux attaques terroristes, c’est-à-dire de défendre leurs droits. » En attendant, les victimes, « les morts et les blessés des « Twins » - ainsi que les propriétaires des tours (…) sont - eux-mêmes ou leurs ayant-droits - légitimement habilités à demander réparation sous la forme qui leur convient, c’est-à-dire en se vengeant des terroristes et/ou en demandant réparation à leur fournisseur de sécurité défaillant (l’état américain qui a prétendu détenir le monopole de la « sécurité nationale »).(…) « Je ne crois pas que l’État soit capable de garantir la sécurité des citoyens. En, effet, les hommes de l’État sont, par nature irresponsables et l’État fait donc toujours moins bien que des personnes privées unies par des liens contractuels.. L’idée qu’il faille un État pour assurer la sécurité des citoyens est l’un des grands et dangereux mythes de nos sociétés. (…) Ce sont les hommes de l’État, non les « marchands », qui sont responsables des dizaines de millions de morts qui ont jalonné ce siècle. (…) L’État est totalement incapable d’assurer notre sécurité. C’est lui qui a construit les banlieues sinistres et les HLM-poulaillers, c’est lui, qui a favorisé une immigration de mauvaise qualité, c’est lui qui a le monopole d’une justice peureuse et sans moyens ».⁠[19]

Pour B. Lemennicer, les attentats démontrent « la faillite des hommes de l’État en matière de protection des personnes ». L’État, en cette occasion, a démontré son « inefficacité et irresponsabilité ». De plus, comme « l’État américain a été finalement surpris par une organisation purement privée », l’attentat « démontre la supériorité du privé sur les services publics y compris en matière d’agression ».⁠[20]

La méfiance voire l’hostilité vis-à-vis de l’État, change la conception de la loi : « Le rôle de la loi, écrit Hayek, ne doit pas être confondu avec l’art de légiférer et de gouverner : l’objectif de la loi n’est pas d’organiser les actions individuelles afin de concourir à la poursuite d’un but ou d’un projet commun ; mais de définir et codifier un cadre abstrait de règles et morales collectives dont la finalité, nécessairement anonymes, est de protéger la liberté d’action des individus et des groupes autant contre l’arbitraire de tout pouvoir organisé (même celui d’une majorité « démocratiquement » élue) que contre les empiètements des autres. »


1. Radikaal Manifest, Handvest voor een nieuwe liberale onwenteling, Bruxelles, 1980, p. 17. Dans le même esprit, un philosophe « libertaire » note que « les signes du changement sont l’accroissement de la fraude fiscale, le marché florissant du travail en noir, les radios libres et la tendance chez beaucoup de jeunes à mettre en question la rhétorique de la « justice sociale » qui entoure les démêlés politiques » (Frank Van Dun, préface à F.A. Hayek, De weg naar de moderne slavernij, Bruxelles, 190, p. 22). Cf. RAES Koen, Néo-libéralisme, anti-politisme et individualisme possessif, in La Revue nouvelle, mars 1984, pp. 245-256.
2. BRANCIARD, op. cit., p. 91.
3. LEMENNICER, op. cit..
4. Capitalisme et liberté, Laffont, 1971, cité in BRANCIARD, op. cit., pp. 84-85. M. Friedman fut, après guerre, professeur à l’université de Chicago.
5. Demain le libéralisme, Pluriel, 1980, p. 290.
6. Id., p. 291.
7. Id., p. 304.
8. BRANCIARD, op. cit., p. 86.
9. SORMAN G., La solution libérale, Fayard, 1984, p. 208.
10. Id., p. 219.
11. Certains proposent le retour à l’impôt de « capitation » c’est-à-dire à un impôt par tête, identique pour tous et qui servirait à financer la sécurité intérieure et extérieure.
12. « L’impôt c’est purement et simplement un vol, puisqu’il n’est pas volontaire » (Murray Rothbard cité par Sorman in Les vrais penseurs de notre temps, op. cit., p. 254). M. Rothbard est professeur à l’université de Las Vegas.
13. Laffont, 1985.
14. Op. cit., p. 199.
15. Id., p. 218.
16. Cf. BRANCIARD, op. cit., pp. 96-97.
17. SALIN P., Libéralisme, Odile jacob, 2000, p. 70.
18. Id., p. 440.
19. Interview du 23 novembre 2001 par Marc Grunert sur le site du Cercle Hayek évoqué. P. Salin ajoute qu’il est « ridicule de proclamer (…) que la pauvreté et le capitalisme ont été la cause des attaques. C’est confondre causes et conséquences. En effet, le mépris porté à la liberté individuelle conduit évidemment à la pauvreté. Il conduit aussi au terrorisme ; l’un et l’autre sont la conséquence d’un manque de capitalisme ».
20. LEMENNICER B., World Trade Center…​La faillite de l’État dans toute son ampleur, disponible sur www.lemennicer.com. Sur le même sujet, lire l’Entretien avec Pascal Salin par Marc Grunert, disponible sur le même site ou encore Hervé Duray, L’Amérique réelle : après l’empire, la dictature, Le Québecois libre n° 109, 14 septembre 2002, disponible sur http://quebecoislibre.org. Les libertariens craignent que l’événement tragique du 11 septembre 2001 ne soit l’occasion pour l’État de renforcer sa main-mise sur la société : accroissement des dépenses militaires, renforcement de l’administration, pratiques policières arbitraires, limitations possibles de la liberté d’expression, etc..

⁢d. Démocratie suspecte !

On vient de l’entendre : même une majorité démocratique élue ne peut entraver la liberté d’action. Il ne s’agit pas, dans la pensée d’Hayek de mettrre en garde simplement contre des abus du pouvoir démocratique. Le système démocratique en lui-même est dangereux dans la mesure où « les politiques poursuivies sont largement déterminées par des séries de trocs avec des groupes d’intérêts organisés »[1]. Il ajoute : « C’est en partie à cette tendance qu’il faut imputer la croissance, de nos jours, d’un énorme appareil de paragouvernement, extrêmement dispendieux, composé d’organisations patronales, de syndicats et de groupements professionnels, constitués avec l’objectif primordail de drainer, en faveur de leur membres, le plus possible du flux des faveurs gouvernementales »[2]

La position d’Hayek s’est, semble-t-il, durcie au fil du temps. Dans une interview accordée vers 1988 à G. Sorman⁠[3], le prix Nobel, tout en se référant à son oeuvre, se montre très sévère : « la démocratie, dit-il, est devenue un fétiche : le dernier tabou sur lequel il est interdit de s’interroger. Or, c’est à cause du mauvais fonctionnement de la démocratie que les États modernes sont envahissants. Les libéraux sont trop souvent incohérents, car ils se plaignent de l’étatisation sans s’interroger sur les mécanismes qui y conduisent. Le malaise des sociétés démocratiques vient de ce que les mots ont perdu leur sens. A l’origine, en démocratie, les pouvoirs de l’État étaient limités par la Constitution et par la coutume. Mais nous avons glissé progressivement dans la démocratie illimitée : un gouvernement peut désormais tout faire sous prétexte qu’il est majoritaire. La majorité a remplacé la Loi. La loi elle-même a perdu son sens : principe universel au départ, elle n’est plus aujourd’hui qu’une règle changeante destinée à servir des intérêts particuliers …​ au nom de la justice sociale ! (…) Dans ce système que l’on persiste à appeler « démocratique », l’homme politique n’est plus le représentant de l’intérêt général. Il est devenu le gestionnaire d’un fonds de commerce: l’opinion publique est un marché sur lequel les partis cherchent à « maximiser » leurs voix par la distribution de faveurs. d’ailleurs, les partis modernes se définissent désormais par les avantages particuliers qu’ils promettent, et non par les principes qu’ils défendent. La preuve en est que sur les questions essentielles - comme la peine de mort, l’avortement ou l’euthanasie -, les membres des partis ne sont généralement pas soumis à une discipline de vote. » La démocratie est devenue immorale et tend au totalitarisme. De plus, « cette perversion de la démocratie conduit à terme à l’appauvrissement général et au chômage, car les ressources disponibles pour la production de richesses se tarissent inéluctablement »[4].

Plus radical, Pascal Salin ne craint pas d’affirmer que « nous devons nous débarrasser du préjugé habituel et dominant selon lequel le degré de démocratie est le critère unique pour évaluer le fonctionnement d’une société ou même d’une organisation quelconque. Le problème de la démocratie concerne en effet uniquement l’organisation du « gouvernement », dans la mesure où il existe…​ A la limite, si un État n’a strictement aucun pouvoir, il importe peu qu’il soit ou non démocratique. En fait, deux questions doivent être soigneusement distinguées : la première concerne les limites respectives de la sphère privée et de la sphère publique. De ce point de vue, on doit opposer une société de liberté à un système totalitaire, toutes sortes de degrés existant entre ces deux systèmes. La deuxième question concerne l’organisation de la sphère publique et d’elle seule : ceux qui détiennent le pouvoir sont-ils élus ou non ? » En démocratie, « tous peuvent espérer accéder au pouvoir (directement ou par l’intermédiaire de leurs représentants) et réussir ainsi à obtenir des transferts en leur faveur. Au lieu de chercher à limiter le pouvoir, on cherche à s’en emparer ». Par conséquent, « si le sentiment de la spoliation pouvait conduire à la révolution, l’environnement institutionnel de la démocratie ne pousse pas les citoyens à la révolte révolutionnaire contre l’impôt. La démocratie endort les défenseurs des droits ».⁠[5]

A propos de la remise du Prix Nobel de la Paix au secrétaire général de l’ONU, P. Salin déclarera : « L’ONU et son secrétaire général sont les instruments de la collusion inter-étatique et de la cartellisation du pouvoir. Il serait vain d’imaginer - et l’expérience le prouve - qu’une telle organisation puisse être un facteur de paix. Elle transfère à l’échelle du monde le mythe de l’absolutisme démocratique, comme si une décision pouvait être juste - pouvait conduire à la paix entre les hommes - parce qu’elle est prise à la majorité des voix. Il se passe à l’ONU ce qui se passe dans toute démocratie : on exacerbe les conflits - alors que le marché les supprime - on foule aux pieds les droits des minorités ».⁠[6]

Lors d’un congrès international, le libertarien suisse Christian Michel, propriétaire du site Liberalia, a longuement expliqué pourquoi il n’était pas démocrate⁠[7]. Il ne craint pas de prendre à contre-pied la formule célèbre de Churchill⁠[8] et d’affirmer que « la démocratie est le pire des régimes à l’exception d’aucun autre ». C’est une « théâtrocratie » qui véhicule une idéologie nationaliste et socialiste. Elle repose sur le mensonge et la médiocrité. Elle réduit le citoyen à une abstraction manipulée par des maîtres. Qui plus est, « la démocratie est un exutoire collectif de la libido dominandi. C’est la source de son succès universel. Que signifie en effet déposer un bulletin dans l’urne, sinon proclamer « voici comment je veux que les autres vivent » ? Ce bulletin ne compterait que pour 1/100.000.000e du résultat final, il est emblématique. Chaque enfant y découvre que lui aussi pourra participer à un grand mouvement d’asservissement de ses petits camarades, il aura la chance un jour de leur imposer son chef et ses lois.[9]

Continuation de la guerre civile par d’autres moyens, la démocratie ne peut éviter le vocabulaire des armées : les candidats entrent en campagne électorale, ils poursuivent le combat jusqu’à la défaite de leur adversaire et ils célèbrent la victoire dans leur quartier général.(…)

Les sources psychologiques de la démocratie sont celles d’êtres humains encore incapables d’imaginer une société sans pouvoir. Le citoyen démocratique n’a pas dépassé la mentalité d’esclave, et il n’a chassé son maître royal que pour faire du peuple un maître collectif. La société démocratique est celle d’esclaves qui cachent leur besoin de maître. La société libertarienne est celle de maîtres qui ne veulent pas d’esclaves. Pour nous, libertariens, le refus de tout pouvoir est la voie vers l’émancipation. La seule maîtrise que nous désirons est la maîtrise de soi ».


1. HAYEK, op. cit., Tome III, L’ordre politique d’un peuple libre, Puf, 1985, p. 12.
2. Id., p. 16.
3. SORMAN G., Les vrais penseurs de notre temps, Fayard, 1989, pp. 247-250.
4. Comme Tocqueville, Hayek estime que nous avons confondu idéal démocratique et tyrannie de la majorité. Il propose une organisation nouvelle qu’il appelle Démarchie (autorité du peuple). Elle « sera fondée sur deux types de normes : la Loi, qui exprime la conduite permanente de la société, et les directives de gouvernement, qui règlent les affaires courantes. Ces deux normes devront être élaborées par deux assemblées totalement différentes.
   La première, l’Assemblée législative, garantirait les droits fondamentaux : elle serait composée d’hommes et de femmes élus pour quinze ans, à l’âge de quarante-cinq ans, par les électeurs du même âge qui ne voteraient ainsi qu’une fois dans leur vie : à la sélection partisane serait ainsi substituée une solidarité par génération. Cette assemblée serait donc composée de parlementaires âgés de quarante-cinq à soixante ans, renouvelable chaque année par quinzième et totalement à l’abri des passions politiques comme des pressions électorales.
   La seconde assemblée, « gouvernementale », pourrait fonctionner sur le modèle des parlements actuels. Mais, il faudrait en exclure les employés du gouvernement et tous ceux qui reçoivent des aides, car il n’est guère raisonnable que des parlementaires soient à la fois juge et partie. » de toute façon, estime Hayek, il faut que les libéraux préparent des « utopies de rechange » qui, « en cas de catastrophe, (…) apparaîtront comme les seules solutions réalistes et raisonnables ». (Sorman, op. cit., pp. 249-250, cf Hayek, Droit, législation et liberté, II, Ordre politique d’un peuple libre, PUF, 1986).
5. SALIN P., Libéralisme, Odile Jacob, 2000, pp. 102-108. Extraits disponibles sur www.euro92.org.
6. SALIN P., Interview, op. cit..
7. Pourquoi je ne suis pas démocrate, je préfère un régime de liberté..., conférence au Congrès de l’Isil et de libertarian International, Dax, 1-5 juillet 2001, disponible sur www.liberalia.com
8. Il en existe plusieurs versions : « La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres. » « La démocratie est un mauvais régime, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes. » « La démocratie est le pire des régimes - à l’exception de tous les autres déjà essayés dans le passé. » (Democracy is the worst form of government - except for all those other forms, that have been tried from time to time.)
9. Pour éviter « les débordements annoncés de la démocratie » dus surtout au suffrage universel, l’auteur regrette que le bi-caméralisme n’ait « pu comprendre une assemblée élue au suffrage censitaire, chaque millier de francs d’impôts donnant droit à une voix. Cette chambre aurait voté seule le budget de l’État, puisque ses électeurs l’auraient financé. L’autre chambre aurait légiféré sur les questions de droit civil et pénal, le mariage, l’adoption, la sanction des peines et des délits, qui n’ont pas d’impact budgétaire direct. Mais une telle démocratie n’aurait pas évité la question fondamentale: « qu’est-ce qui me permet de voter pour imposer aux autres mes préférences ? ». »

⁢e. Haro sur la «  justice sociale »

Nous verrons plus loin que ce concept qui n’est pas simple àdéfinir, se trouve néanmoins au coeur de la pensée socialiste comme de la pensée sociale chrétienne. A cet endroit, contentons-nous de dire que la justice sociale vise au développement harmonieux de l’économie et à la répartition tout aussi harmonieuse des ressources.La justice sociale, au nom de la dignité de tous les hommes prétend lutter contre les disparités. Sociaux chrétiens et socialistes devraient pouvoir s’accorder sur cette présentation sommaire mais que nous devrons approfondir.

Les néo-libéraux vont s’attaquer avec vigueur à cette idée de justice sociale.

Hayek parle du « mirage de la justice sociale », « inepte incantation’, dira-t-il. « Je devais expliquer, écrit-il, que l’expression ne signifiait rien du tout et que son emploi était soit irréfléchi, soit frauduleux. Il n’est pas agréable de devoir discuter une superstitionà laquelle tiennent le plus fermement des hommes et des femmes souvent considérés comme les meilleurs d’entre nous ; de devoir s’en prendre à une conviction qui est presque devenue la nouvelle religion de notre temps (et dans laquelle nombre de pasteurs de l’ancienne religion ont trouvé leur refuge), à une attitude qui est à présent le signe distinctif d’une bonne mentalité. Mais l’universalité actuelle de cette croyance ne prouve pas plus la réalité de son objet, que jadis la croyance universelle aux sorcières et à la pierre philosophale. De même la longue histoire du concept de justice distributive entendu comme un attribut de la conduite individuelle (et de nos jours souvent considéré comme synonyme de la « justice sociale ») ne prouve pas qu’il y ait quelque application plausible aux situations découlant des processus de marché. Je crois en vérité que le plus grand service que je puisse encore rendre à mes semblables serait de leur faire honte de jamais se servir à l’avenir de cette inepte incantation. J’ai senti que je devais essayer, au moins, de les délivrer de cet incube qui aujourd’hui fait des bons sentiments les instruments de la destruction de toutes les valeurs d’une civilisation libre - et tenter cela au risque d’offenser gravement de nombreuses personnes dont je respecte la force des sentiments moraux ».⁠[1]

« C’est un signe de l’immaturité de notre esprit (…) que nous exigions encore d’un processus impersonnel qui permet de satisfaire les désirs humains plus abondamment que ne pourrait le faire aucune organisation délibérée (le marché), qu’il se conforme à des préceptes moraux élaborés par les hommes pour guider leurs actions individuelles ».⁠[2]

« La part de chacun est le résultat d’un processus dont les conséquences pour les individus n’ont pas été ni prévues ni voulues par qui que ce soit au moment où les institutions ont pris corps - institutions dont on a alors convenu qu’elles devaient durer parce qu’on constatait qu’elles amélioraient pour toutes les personnes les perspectives de voir leurs besoins satisfaits »[3] et donc il n’y a pas d’injustice puisque la situation n’est pas voulue. Si les malheurs sociaux engendrés par le marché ne sont imputables à aucune volonté puisqu’ils sont dus à la « main invisible », les individus, poursuit un commentateur, « accepteront mieux leur sort heureux ou malheureux. Surtout ils seront moins tentés de faire pression sur le pouvoir politique pour obtenir des mesures de protection qui, tout en produisant une amélioration immédiate et particulière, bloqueraient les évolutions souhaitables et nuiraient ainsi, à terme, à la collectivité ».⁠[4]

La justice sociale est le drapeau du socialisme et est soutenue par les églises chrétiennes qui « tout en perdant progressivement foi dans une révélation surnaturelle, semblent avoir cherché refuge et consolation dans la nouvelle religion « sociale », remplaçant la promesse de la justice céleste par une autre, temporelle » et « qui espèrent bien pouvoir ainsi continuer à faire le bien. L’Église romaine spécialement a inclus le but de « justice sociale » dans sa doctrine officielle ».⁠[5]

Même si le souci de la justice sociale « a pu aider en certaines occasion à rendre la loi plus égale pour tous, il est fort douteux (…) qu’elle ait, si peu que ce soit, rendu la société plus juste ». Pire, il a « servi directement les gouvernements autoritaires ou dictatoriaux, en Russie en particulier. »[6] « Aussi longtemps que la croyance à la « justice sociale » régira l’action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire ».⁠[7]

« La simple réalité est que nous consentons à garder, et convenons de rendre obligatoires, des règles uniformes pour une procédure qui a grandement amélioré les chances pour tous d’avoir de quoi satisfaire à leurs besoins »[8], c’est-à-dire le libre marché sans limitation.

« La véritable justice est celle que rendent les tribunaux, c’est la justice authentique qui doit régir la conduite des hommes pour que leur coexistence paisible dans la liberté soit possible. Alors que l’appel à la « justice sociale » n’est en fait qu’une invitation à ratifier moralement les demandes qui n’ont pas de justification morale -demandes qui contreviennent à cette règle de base d’une société libre selon laquelle la contrainte ne doit appuyer que des lois appliquées à tous »[9].

« Bien que, dans la longue perspective de la civilisation occidentale, l’histoire du droit soit l’histoire d’une émergence graduelle de règles de juste conduite susceptibles d’application universelle, son évolution pendant les cent dernières années a tourné de plus en plus à une destruction de la justice par la « justice sociale », au point même que certains experts en jurisprudence ont perdu de vue le sens originel du mot « justice ». Nous avons vu comment le processus a principalement revêtu la forme d’un remplacement de règles de juste conduite par ces règles d’organisation que nous appelons le droit public (un « droit subordinateur »), distinction que certains juristes socialistes s’efforcent vigoureusement d’annuler. En substance, cela a signifié que l’individu n’est plus désormais tenu seulement par des règles qui délimitent le champ des ses activités privées, mais est devenu de plus en plus assujetti aux ordres de l’autorité. Les possibilités techniques croissantes de contrôle, jointes à la supériorité morale présumée d’une société dont les membres servent la même hiérarchie de fins, ont fait que cette tendance totalitaire s’est présentée sous un déguisement moral. C’est réellement le concept de « justice sociale » qui a servi de cheval de Troie à la pénétration du totalitarisme »[10]

A Guy Sorman, Hayek confiera que « ...la justice sociale est une fiction, une baguette magique : personne ne sait en quoi elle consiste ! Grâce à ce terme flou, chaque groupe se croit en droit d’exiger du gouvernement des avantages particuliers. En réalité, derrière la « justice sociale », il y a simplement l’attente semée dans l’esprit des électeurs par la générosité des législateurs envers certains groupes. Les gouvernements sont devenus des institutions de bienfaisance exposées au chantage des intérêts organisés. Les hommes politiques cèdent d’autant plus volontiers que la distribution d’avantages permet d’ »acheter » des partisans. Cette distribution profite à des groupes isolés, tandis que les coûts sont répartis sur l’ensemble des contribuables ; ainsi, chacun a l’impression qu’il s’agit de dépenser l’argent des autres. Cette asymétrie entre les bénéfices visibles et les coûts invisibles crée l’engrenage qui pousse les gouvernements à dépenser toujours plus pour préserver leur majorité politique. »[11] Fidèle à son maître, P. Salin persiste : « Nous avons la très ferme conviction que la production publique de règles sociales n’est pas nécessaire et qu’elle est même nuisible. Nous pensons qu’un marché sans règles publiques fonctionne mieux qu’un marché réglementé. (…) On ne connaît jamais à l’avance les meilleures solutions à un problème, il faut les découvrir lorsque les gens sont libres de décider. C’est pourquoi nous devons, sans aucune réticence, manifester notre opposition aux monopoles publics, nous devons savoir et proclamer que l’État est notre ennemi et nous ne devons pas hésiter à répéter sans relâche que l’État n’est pas un bon producteur de règles. (…) On a trop oublié la grande tradition occidentale selon laquelle, le « Droit ne se décide pas, il se constate ». L’ordre spontané - dont les économistes ont si bien vu les implications, à savoir le marché - a aussi son expression juridique : il faut découvrir la loi et non la faire ».⁠[12]

Plus radical encore, Pierre Lemieux écrit que « le fétiche de la « justice sociale » » a « dépouillé ses adorateurs du sens de la révolte devant l’injustice. Pour imposer à tous la conception éthérée de la justice sociale de quelques-uns, l’État a acquis des pouvoirs qui ne pouvaient que mener à de graves injustices envers des individus en chair et en os ». Et de dénoncer l’État qui poursuit, par exemple, ceux qui ne paient pas les cotisations, qui travaillent sans permis⁠[13].


1. Droit, législation et liberté, Tome II, Le mirage de la justice sociale, PUF, 1981, p. XII.
2. Id., p. 76.
3. Id., p. 78.
4. MANIN B., F.A. Hayek et la question du libéralisme, in Revue française de sciences politiques, 1983, p. 46, cité in BRANCIARD, op. cit., p.87.
5. Id., p. 79.
6. Id., p. 80.
7. Id., p. 82.
8. Id., p. 85.
9. Id., p. 117.
10. Id., p.164.
11. SORMAN, op. cit., p. 248.
12. SALIN P., Pour une Europe non harmonisée, op. cit.. Dans ce document, il s’en prend au projet d’harmoniser, en Europe, les fiscalités, les réglementations et les lois : « Harmoniser ! Est-ce là un objectif digne des êtres humains ? Les hommes ne sont pas les ouvrières interchangeables d’une ruche d’abeilles. Leur donner pour but de vivre dans des environnements semblables les uns aux autres, c’est poursuivre un rêve totalitaire ». Pour lui, « La fameuse « fuite des capitaux » due aux différences de fiscalité n’est pas un risque de la construction européenne, dû à l’absence d’harmonisation : elle doit être considérée comme une chance pour des citoyens exploités ».
13. La justice sociale et le sens de la justice, Chronique française et iconoclaste, 23-12-1996 sur www.pierrelemieux.org.

⁢f. Oui à la « spontanéité ».

Comme leurs ancêtres, les néo-libéraux vantent donc l’« ordre spontané »[1], « naturel », les « lois au caractère scientifique » qui assurent le progrès si on laisse le marché se réguler librement.

Ils se réfèrent volontiers aux thèses de l’Autrichien Ludwig von Mises⁠[2] pour qui, par exemple, « la récession est une phase inévitable de rééquilibrage avant que la croissance puisse reprendre. Tenter de l’empêcher par des programmes de dépenses ou une baisse des taux d’intérêt, comme le proposent keynésiens et monétaristes, ne peut que la prolonger en ralentissant le processus nécessaire de liquidation, tout en créant de nouveaux malinvestissements. La solution, cohérente avec l’approche libertarienne en général, est simplement de ne pas intervenir et de laisser le marché retrouver son équilibre ».⁠[3]Pour Hayek, « Le libéralisme est la seule philosophie politique véritablement moderne, et c’est la seule compatible avec les sciences exactes. Elle converge avec les théories physiques, chimiques et biologiques les plus récentes, en particulier la science du chaos formalisée par Ilya prigogine[4]. Dans l’économie de marché comme dans la nature, l’ordre naît du chaos : l’agencement spontané de millions de décisions et d’informations conduit non au désordre, mais à un ordre supérieur. Le premier, Adam Smith avait su pressentir cela dans La richesse des nations, il y a deux siècles.

Nul ne peut savoir comment planifier la croissance économique, parce que nous n’en connaissons pas véritablement le smécanismes ; le marché met en jeu des décisions si nombreuses qu’aucun ordinateur, aussi puissant soit-il, ne pourrait les enregistrer. Par conséquent, croire que le pouvoir économique est capable de se substituer au marché est une absurdité ». Dans la société moderne et complexe, « il faut donc s’en remettre au marché, à l’initiative individuelle. A l’inverse le dirigisme ne peut fonctionner que dans une société minuscule où toutes les informations sont directement contrôlables. Le socialisme est avant tout une nostalgie de la société archaïque, de la solidarité tribale.

La supériorité du libéralisme sur le socialisme n’est pas une affaire de sensibilité ou de préférence personnelle, c’est un constat objectif vérifié par toute l’histoire de l’humanité. Là où l’initiative individuelle est libre, le progrès économique, social, culturel, politique est toujours supérieur aux résultats obtenus par les sociétés planifiées et centralisées. Dans la société libérale, les individus sont plus libres, plus égaux, plus prospères que dans la société planifiée ».

Quant à la question de savoir s’il existe une solution moyenne, social-démocrate, keynésienne, dirions-nous, la réponse d’Hayek est claire : « Entre la vérité et l’erreur, il n’y a pas de voie moyenne ». La moralité et les bonnes intentions des socialistes n’est pas en cause mais bien leurs « erreurs scientifiques » et leur « vanité fatale » puisqu’ils s’imaginent en savoir plus qu’ils n’en connaissent.⁠[5]

A propos du chômage, le prix Nobel dira que « ’est un aspect nécessaire du processus d’adaptation continue aux circonstances changeantes, adaptation dont dépend le maintien même du niveau de prospérité atteint. Que certains aient à supporter l’amère expérience d’apprendre qu’ils ont mal orienté leurs efforts est regrettable, mais ils devront chercher ailleurs une activité rémunératrice »[6].

P. Salin parle de « principes universels et éternels que les chaos de la vie ne peuvent pas (…) atteindre. »⁠[7] Selon lui, « il est aussi absurde de vouloir prendre une décision - concernant par exemple la T.V.A. - en ignorant les principes de base de la science économique qu’il le serait de vouloir construire un avion sans connaître les lois de la physique ».⁠[8]

Certains libertariens redécouvrent « une forme contemporaine du Droit naturel moderne par opposition au Droit positif qui a donné naissance à l’incohérence du droit contemporain produit par le législateur et professé dans nos universités. (…) C’est en cela que les libertariens, écrit B. Lemennicer, sont des révolutionnaires car ils appliquent aux hommes de l’État les mêmes lois ou le même droit au nom du principe de l’universalité de la morale qui se traduit par l’égalité des individus devant le Droit naturel. Les hommes de l’État ne peuvent se mettre hors la loi naturelle qui s’impose à tous de manière égale ».⁠[9] Le lecteur aura bien compris que « droit naturel » et « morale » doivent être interprétés à la lumière de tout de ce qui a été dit jusqu’à présent et qu’il ne s’agit pas d’un retour à la philosophie scolastique.

Ainsi, B. Lemennicer nous expliqu que, si les libertariens sont attachés au « laissez faire » ce n’est pas à cause de la supériorité du capitalisme à produire des richesses mais parce que ce principe est conforme à l’éthique. Mais, cette éthique antérieure à l’activité économique définit le mal de manière claire et nette : « est mal tout acte commis individuellement ou en groupe qui viole la propriété des individus sur eux-mêmes ou leur liberté contractuelle ».⁠[10]

Nous voilà bien rendus au point de départ du credo libéral⁠[11].


1. « L’ordre spontané est supérieur à l’ordre décrété » rappelle SORMAN G., La solution libérale, Pluriel, 1984, p. II).
2. Il fut, dans les années 30, professeur à Vienne puis passa aux États-Unis où il enseigna à l’université de New-York.
3. In Le Québécois libre, 17 mars 2001, n° 79 (www.quebecoislibre.org).
4. Physicien et chimiste belge d’origine russe, 1917-2003. Il a obtenu le Prix Nobel de chimie en 1977.
5. SORMAN Guy, Les vrais penseurs de notre temps, Fayard, 1989, pp. 245-247.
6. F.A. Hayek cité par GROSSER A., in Liberté économique et progrès social, n° 44, mai 1982, p. 19. Cette idée d’« adaptation » est fondamentale. Parlant des « grandes institutions » de la société, produites par l’ordre spontané, la famille et l’économie de marché, Hayek affirme qu’elles sont fondées sur une morale « qui n’est pas « naturelle », mais qui est le produit de l’évolution, une évolution quasi biologique, mais affectant les organisations sociales plutôt que les organismes vivants. Cette morale n’est pas naturelle, parce que spontanément - par exemple - l’homme n’est pas tenté de respecter la propriété privée ou les contrats. C’est la sélection qui, en agissant sur le comportement moral, a fait apparaître, au cours des âges, que les peuples qui respectent la propriété et les contrats devenaient plus prospères. Voilà pourquoi la civilisation occidentale est devenue morale, et sans cette moralité fondamentale, le capitalisme ne pourrait exister ».(In SORMAN, op. cit., pp. 246-247).
7. SALIN P., Interview, op. cit..
8. SALIN P., Pour une Europe non harmonisée, op. cit..
9. LEMENNICER B., Le libéralisme, op. cit..
10. Id..
11. Le principe fondateur de la « propriété de soi » a été utilisé, de manière inattendue par François Guillaumat. Grand admirateur de von Mises, Rothbard, Hoppe, Rand, il conteste le raisonnement habituel des chrétiens qui, pour s’opposer aux avorteurs, se réfèrent aux « vrais Droits du vrai Dieu. (…) Ce discours vise souvent des buts louables: défendre les innocents contre les avorteurs, justifier l’ordre moral. En l’espèce, c’est un contresens complet : car la propriété de soi, dont découle celle des produits de son action, est non seulement compatible avec ces buts, elle leur est en fait nécessaire. C’est parce que son Droit de disposer de lui-même à ses propres fins est opposable aux convenances d’autrui que l’enfant à naître a le Droit de vivre ; et il n’y a d’ordre moral valide que réglé par la responsabilité, inséparable de la possession concrète de soi-même et des produits de son action » (Qui est propriétaire de mon coirps ? Relativisme et subjectivisme dans la « doctrine sociale » de l’Église, www.liberalia.com).

⁢g. Vers un « anarcho-capitalisme » ?

Cette expression déroutante a été employée, finalement à bon escient, pour désigner l’aboutissement extrême du libéralisme. L. von Mises réduisait le rôle de l’État à la protection de la liberté économique car il pensait que « chaque mesure qu’un gouvernement prend, au-delà de l’accomplissement de ses fonctions essentielles qui sont d’assurer le fonctionnement régulier de l’économie de marché à l’encontre de l’agression, que les perturbateurs soient des nationaux ou des étrangers, est un pas de plus sur une route qui mène directement au régime totalitaire où il n’y a pas de liberté du tout »[1]. Et, nous l’avons vu, Hayek défend une position semblable comme nous l’explique encore un de ses commentateurs: « le Droit est spontané, il est le produit des forces sociales, il est l’oeuvre de la société et non celle de l’État. (…) L’égalitarisme conduit, inéluctablement au totalitarisme. Hayek est donc contre l’État interventionniste et pour le respect de la tradition du capitalisme. (…) Hayek est convaincu que la morale est beaucoup plus efficace que le droit positif pour discipliner les comportements humains, et permettre le fonctionnement d’une société civilisée, c’est-à-dire libre, c’est-à-dire ouverte, c’est-à-dire capitaliste, ce qui ne peut être qu’à condition que l’État soit un État minimum, limité. (…) Pour Hayek, le progrès ne peut résulter que de la compétition. Or la compétition ne peut exister que si la Société est libre, ouverte, décentralisée. L’État n’a pas à intervenir dans les affaires privées, sinon pour permettre leur développement en garantissant la paix sociale de par l’existence d’une administration qui maintienne l’ordre capitaliste, l’ordre de la société ouverte »[2].

Mieux encore, la société idéale, pour certains, serait « une société où il n’y aurait plus de règlements, de service militaire obligatoire, de sécurité sociale, etc., où il n’y aurait plus de police d’État, de raison d’État…​ où toutes les fonctions actuellement dévolues à l’appareil coercitif de l’État seraient exercées par une multitude de communautés ou de firmes privées offrant leurs services sur une base contractuelle (toujours révocable) dans le cadre d’un système de concurrence généralisée garantissant à chacun la liberté de ses choix (…) Où ceux qui veulent vivre selon leur conception d’une société « vertueuse » seraient libres de le faire en association avec ceux qui partagent leur conception de la vertu, mais sans pour autant imposer leurs conceptions à ceux qui ont une autre idée de la morale humaine…​ Où personne, enfin, n’aurait le droit de contraindre qui que ce soit à faire ou à penser quoi que ce soit, même au nom de principes « démocratiques » qui ne sont bien souvent que la négation de la liberté des minorités…​ »[3]

Ces auteurs rêvent donc, comme Marx⁠[4], d’une disparition de l’État car, disent-ils⁠[5],  »L’État est la plus vaste et la plus formidable organisation criminelle de tous les temps, plus efficace que n’importe quelle mafia dans l’histoire ». Non seulement parce que que l’impôt c’est le vol mais aussi parce que « la guerre c’est le crime et le service miltaire c’est l’esclavage ». Ils refusent même la notion d’État minimum car « l’intérêt public, cela n’existe pas ; tout, par nature est privé, et rien n’est public ». Dès lors, tout peut être privatisé, la justice comme la sécurité⁠[6] et même les rues : « Des sociétés privées propriétaires des rues en feraient payer l’accès et auraient intérêt à en garantir la bonne tenue. Si toutes les voies publiques des grandes villes étaient privatisées, la sécurité serait bien mieux assurée ». « La société libertaire, concèdent-ils, serait un peu désordonnée, mais moins dangereuse que le monde actuel, régulé par les gouvernements ». « Dans la société libertarienne, chacun est propriétaire de lui-même et vit comme il l’entend : la drogue, le jeu, la prostitution sont donc des affaires purement personnelles. Naturellement, rien ne peut s’opposer à l’immigration régulée par le marché, pas par la police »[7]

Et les pauvres ? « Dans une société libertarienne, répondent-ils, la croissance économique serait rapide, car l’État ne la freinerait plus par ses prélèvements et ses réglementation : il y aurait donc beaucoup moins de pauvres. Et la charité serait réhabilitée. Dans le système actuel, face à la misère, notre réaction est de dire : « Que l’État s’en occupe ! » Dans la société libertaire, les sentiments de solidarité et d’entraide communautaire renaîtraient. »

L’homme est donc bon et c’est donc l’État qui le corrompt⁠[8].

H. Lepage, grand vulgaristeur et partisan du libéralisme, parle ici, à juste titre, d’ »utopie »[9] mais il n’empêche que les esprits qui la nourrissent, enseignent dans les universités…​


1. In L’action humaine, 1985, p. 29, cité par LEPAGE H., Demain le capitalisme, op. cit., p. 253.
2. Cf. La morale du capitaliste heureux de F. von Hayek, http://membres.lycos.fr/ideologues/Hayek.htlm.
3. FRIEDMAN David, The Machinery of Freedom, cité in LEPAGE H., op. cit., pp. 318-319.
4. Cf. HOPPE Hans-Hermann (université de Las Vegas), L’analyse de classe marxiste et celle des Autrichiens (disponible sur www.lemennicer.com). Ce n’est pas le communisme qui mènera au dépérissement de l’État : « Bien au contraire, le dépérissement de l’État, et avec lui la fin de l’exploitation et le début de la liberté ainsi que d’une prospérité économique inouïe, impliquent l’avènement d’une société de pure propriété privée sans autre régulation que celle du droit privé ».
5. C’est le cas de Murray Rothbard, interviewé par SORMAN G., op. cit., pp. 254-261.
6. Les services de police pourraient être rendus par les compagnies d’assurances (id. p. 256).
7. A propos d’immigration, P. Salin déclare que « L’étatisation du territoire a (…) une double conséquence : non seulement elle crée une incitation à immigrer qui, sinon, n’existerait pas, mais cette incitation joue uniquement pour les moins productifs, ceux qui reçoivent plus qu’ils ne fournissent, alors qu’elle décourage les immigrants productifs, ceux qui paieraient plus d’impôts qu’ils ne recevraient en biens publics. Comme toute politique publique elle crée donc un effet -boomerang. En effet, elle fait naître des sentiments de frustration de la part de ceux qui supportent les transferts au profit des immigrés et elle est donc à l’origine de réactions de rejet : le racisme vient de ce que l’État impose aux citoyens non pas les étrangers qu’ils voudraient, mais ceux qui obtiennent arbitrairement le droit de vivre à leurs dépens. (…​) Aucun compromis ne pourra jamais être trouvé entre les tenants de la préférence nationale et les chantres de la lutte contre le racisme. Seul en est enrichi le fonds de commerce des politiciens et des animateurs de télévision populaires qui trouvent ainsi matière à d’inépuisables débats. (…) L’unique solution, conforme aux principes d’une société libre, consisterait évidemment à reconnaître la liberté d’immigration, à supprimer les encouragements indirects à l’immigration, que provoque la « politique sociale » et à rendre aux individus la liberté de leurs sentiments et de leurs actes. »(Libéralisme, op. cit., pp. 236-242).
8. Rappelons-le une fois encore : tous ne vont pas si loin. Ainsi, pour H. Lepage, (Demain le capitalisme, op. cit., pp. 176-177), il faut sortir d’une « vision manichéenne » qui oppose le marché « vertueux » à l’État « vicieux » ; il faut « réintroduire un peu de bon sens et ne choisir l’État que lorsqu’il est prouvé ou évident que la solution du marché est réellement plus coûteuse que la solution de l’intervention publique ».
9. Op. cit., p. 318.

⁢v. Néo-marxisme ? Néo-socialisme ?

L’apparent triomphe du capitalisme et la montée d’un libéralisme intégral suscitent des nostalgies marxistes dans les anciens pays communistes et interpellent sérieusement, nous allons le voir, la social-démocratie.

La revue Réflexions a publié, en 1997, un dossier fort intéressant intitulé Théories économiques, Vieux clivages et nouveaux débats[1]. L’ensemble des articles révèle une certaine perplexité du monde socialiste face à l’économie moderne et témoigne en même temps d’une grande ouverture d’esprit qui nous montre qu’économie et idéologie ne font pas bon ménage et que les socialistes peuvent renoncer à ce que d’aucuns appellent leurs « utopies ». C’était déjà l’opinion de Cl. Demelenne dans les années 80, lorsqu’il constatait que les socialistres « se sont petit à petit adaptés aux dures contraintes de l’environnement économique »[2]. Mais ils n’ont pas non plus de doctrine claire et contante en la matière, comme le reconnaissait le président Spitaels : « Nous manquons de ligne directrice, nous répliquons à la crise au coup par coup, comme un boxeur groggy sur un ring…​ »⁠[3].

Dans le dossier de Réflexions, l’éditorialiste, analysant les réactions de la gauche face à la mondialistaion du capitalisme, constate que cette gauche « a publiquement privilégié (ou, à tout le moins, n’a pas contredit) une sorte de diabolisation de l’économie, dénoncée dans sa « dérive » ultra-libérale, « sauvage » et « destructrice » d’emplois et de justioce sociale, quand, en cercles restreints, elle n’avait pas assez de mots pour justifier les contraintes, motiver les ajustements et appréhender les grandes mutations de cette fin de siècle…​

Une attitude schizophrénique justifiée par l’urgence. Cueillie à froid par le raz-de-marée néo-libéral consécutif à l’écroulement du système communiste, la gauche démocratique s’est trouvée idéologiquement démunie. Elle a dès lors laissé s’installer en son sein et se répandre à sa marge un discours ni gestionnaire ni conflictuel mais de rejet, essentiellement incantatoire, psychologiquement confortable mais intellectuellement vain. Attitude intenable cependant dans le long terme (…) ». L’auteur souhaite la réintégration du débat économique « dans le discours (au sens de message) politique général en des termes adaptés aux réalités contemporaines. Ce qui suppose d’emblée de lever les excommunications successives qui ont tour à tour frappé la mondialisation, Maastricht[4] ou même l’innovation technologique ».⁠[5]

Suit une série d’articles d’économistes de tous horizons qui, d’une manière ou d’une autre, montrent que le débat économique s’est singulièrement élargi, qu’il n’y a pas de recette toute faite pour « créer l’équilibre entre économie de marché et exigences sociales fondamentales »[6] ; il est dit aussi qu’ »une problématique théorique ne peut être considérée comme ayant un lien intrinsèque avec une idéologie particulière. Au contraire, il semblerait plutôt que la théorie peut servir des causes altrenatives. Elle serait « plastique » d’un point de vue idéologique »[7]. d’autres soulignent l’apprente contradiction entre la société de marché inégalitaire et la société démocratique qui réclame la solidarité. Ils concluent que « ce sont finalement les tensions et les compromis entre ces deux principes contradictoires mais non incompatibles, qui permettent la régulation interne et assurent la cohésion dynamique de nos sociétés »[8]. « Diverses formes de concertation et de coopération sont appelées à assurer un degré de consensus supérieur à celui qui secrète le capitalisme » d’autant plus qu’ »à l’heure actuelle, on dispose d’un ensemble de travaux montrant qu’un certain nombre de facteurs, liés à une « économie sociale de marché », loin de constituer un handicap, sont un apport imporatnt à l’efficacité globale du développement européen »[9]. Il semble donc que « dans un cadre « strictement balisé », on peut concilier les vertus du libre-échange et les exigences de l’équité »[10]. S’ »il est indispensable de laisser fonctionner les marchés, affirme un autre, (…) il faut mettre en oeuvre des instruments de redistribution (par l’éducation, par exemple[11]) qui permettent aux individus et aux peuples de bénéficier des possibilités offertes par l’utilisation la plus efficace des ressources disponibles »[12]. A propos de la redistribution, deux auteurs rappellent l’importance de la fiscalité et la nécessité d’une coordination au niveau international à ce point de vue⁠[13]. Enfin, un article est consacré à l’économie sociale dont nous aurons à reparler dans le dernier chapitre⁠[14].


1. Réflexions, Revue de l’Institut E. Vandervelde, n° 19, novembre 1997.
2. Op. cit., p. 71.
3. Face à la presse, RTBF, 8-3-1981, cité in DEMELENNE Cl., op. cit., p. 74..
4. Allusion au Traité sur l’Union européenne signé à Maastricht en 1992.
5. David Coppi, in Réflexions, op. cit., p. 1.
6. Robert Tollet, professeur d’économie à l’ULB, id., p. 4.
7. Michel De Vroey, professeur d’économie à l’UCL, id., pp. 6-7.
8. Lionel Monnier et Bernard Thiry, universités de Rouen et de Liège, id., p. 10.
9. Alexis Jacquemin, Conseiller principal à la Commission européenne, professeur d’économie à l’UCL, id., pp. 12-13.
10. Jacques Nagels, professeur d’économie à l’ULB, directeur de l’Institut de sociologie, id., p. 21.
11. Benoît Bayenet, Olivier Debande et Françoise Thys-Clément (aspirant au FNRS, assistant et professeur à l’ULB) rappellent qu’une étude « portant sur les performances de croissance de 98 pays sur la période 1960-1985, montre que, pour un niveau donné du PNB par habitant en 1960, les pays qui avaient les taux de scolarisation les plus élevés ont connu une croissance plus rapide que les autres » (id., p. 26).
12. André Sapir, professeur d’économie internationale, président de l’Institut d’études européennes à l’ULB, id., p. 14.
13. Cf. Marcel Gérard, professeur à la FUCAM et à l’UCL, id., p. 29 et Gérard Roland, professeur d’économie à l’ULB et membre de l’European Center for Advance Research in Economics, id., p. 32.
14. « L’économie sociale se compose d’activités économiques exercées par des sociétés, principalement coopératives, des mutualités et des associations dont l’éthique se traduit par les principes suivants : 1) finalité de service aux membres ou à collectivité plutôt que de profit 2) autonomie de gestion 3) processus de décision démocratique 4) primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des ressources ». Cette définition proposée par le Conseil wallon de l’Economie sociale en 1990 a été reprise, au niveau fédéral, par le Conseil central de l’Economie et, en Espagne, dans le Libro blanco de la Economia Social remis au gouvernement en 1992 (Cf. Jacques Defourny, professeur d’économie sociale à l’ULg et directeur du Centre d’économie sociale, id., p.23).

⁢vi. Et les chrétiens dans tout cela ?

C’est ce que nous allons examiner dans le chapitre suivant. Le communisme largement abandonné, socialisme démocratique et libéralisme se rapprochant parfois, les chrétiens vont-ils se répartir indifféremment dans l’un ou l’autre camp ? Vont-ils se situer dans le juste milieu qui se dessine ou que l’on espère ou vont-ils proposer une autre vision de la vie économique ?

⁢Chapitre 2 : L’Église face aux idéologies

⁢i. Les chrétiens séduits…

Dans les pays démocratiques, on constate que, même là où existent des partis d’inspiration chrétienne, les électeurs chrétiens se dispersent largement sur l’échiquier politique, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Parallèlement, on trouve, dans tous les partis, des candidats qui se présentent comme chrétiens ou dont on connaît par ailleurs les convictions philosophiques.

Beaucoup considèrent en effet que l’engagement politique et le choix d’un système économique et social sont indépendants des convictions religieuses. Certains rappellent que Paul VI et le Concile Vatican II ont reconnu la légitimité de la diversité des engagements. d’autant que l’Église ne cesse de rappeler qu’elle n’a pas de compétences techniques dans les domaines profanes. Quelques-uns enfin affirment que leur choix, quel qu’il soit par ailleurs, est précisément dicté par leurs convictions religieuses personnelles ou bien conforme à l’enseignement social de l’Église.

⁢a. …par les socialismes

Nous examinerons par la suite cette question de la cohérence chrétienne⁠[1] mais disons, dès à présent, qu’à première vue, on peut comprendre que certains s’allient aux mouvements socialistes puisque l’Église affirme avec force son « option préférentielle pour les pauvres », dénonce l’appétit du gain et les inégalités scandaleuses.

Certes, il y a, au sein de la mouvance socialiste, une vieille tradition chrétienne ou du moins religieuse que certains font remonter aux sectes gnostiques⁠[2] ou aux communautés primitives dont parlent les Actes des Apôtres[3]. Pour nous en tenir à l’époque contemporaine, on se souvient du témoignage d’Etienne Cabet⁠[4] qui écrivait que « les communistes sont les disciples, les imitateurs et les continuateurs de Jésus-Christ. Respectez donc, demandait-il, une doctrine prêchée par Jésus-Christ ». Les rédacteurs de l’Atelier⁠[5] affirmaient aussi que « l’Évangile est le véritable et le seul code de la Liberté, de la Fraternité et de l’Unité. Il contient tout l’enseignement des grandes choses que la notion révolutionnaire a commencé et finira par réaliser ».⁠[6]

En Belgique, il est arrivé que des socialistes saluent Philippe Coenen (1842-1892) « catholique pratiquant, croyant fervent et membre d’une société bien-pensante (…) un des plus anciens socialistes de notre pays ». H. De Man⁠[7] substituera une interprétation psychologique de l’histoire à son interprétation marxiste. Pour lui, le socialisme, « c’est la condamnation de la moralité régnante au nom de la morale générale ou encore, si l’on n’a pas peur des mots, la condamnation du capitalisme au nom du christianisme »[8]. Plus largement, il écrira: « Le socialisme apparaît comme la forme contemporaine d’un mouvement idéologique continu dont les origines sont celles de notre civilisation: la philosophie antique, la morale chrétienne, l’humanisme bourgeois ».⁠[9]

Ce sont des cas particuliers, sauf dans les pays anglo-saxons⁠[10], car il faut tout de même reconnaître que majoritairement, les socialistes se lièrent plutôt à la libre-pensée. En 1902, au Congrès de Tours, le parti socialiste français déclare qu’il « a besoin d’esprits libres, il oppose à toutes les religions, à tous les dogmes, le droit illimité de la pensée libre et un système d’éducation exclusivement fondé sur la science et la raison ».⁠[11] Les Belges reconnaissent que « tous ceux qui furent socialistes au XIXe siècle furent militants de la libre-pensée. C’est lç, ajoutent-ils, en 1974, un élément qui ne doit pas être perdu par ceux qui cherchent dans l’histoire des points d’appui pour l’action future ».⁠[12] La même année, après le Congrès doctrinal du parti qui s’était déroulé à l’Université libre de Bruxelles, Victor Larock, ancien ministre, déclarera : « Que ce congrès ait eu lieu à l’université du libre-examen (…), c’était à la fois une chance et un symbole »[13].

Il n’empêche que c’est précisément dans les années septante que l’on vit nombre de chrétiens céder à la tentation socialiste et même s’allier aux communistes.

C’est l’époque où apparaissent les Chrétiens pour le socialisme ainsi que des théologies de la libération imprégnées de marxisme⁠[14]. C’est l’époque où, plus radicaux que les communistes⁠[15], les évêques et supérieurs religieux de la région Centre-Ouest du Brésil, déclarent : « Il faut vaincre le capitalisme: c’est le plus grand mal, le péché accumulé, la racine pourrie, l’arbre qui produit tous les fruits que nous connaissons si bien : la pauvreté, la faim, la maladie, la mort. Pour cela, il faut que la propriété privée des moyens de production (usines, terre, commerce, banque) soit dépassée »[16].

En 1964 déjà, en France, la CFTC, Confédération française des travailleurs chrétiens[17], qui « se réclamait de la doctrine sociale de l’Église », attirée par le socialisme que réclament ses militants, devient la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et, en 1970, « se prononce pour le socialisme démocratique, caractérisé par l’autogestion, la propriété sociale des moyens de production et d’échange, la planification démocratique ». En 1981, elle appellera à voter pour le candidat de la gauche (Fr. Mitterand)⁠[18].

Toujours à cette époque , en France, Georges Hourdin, président-directeur général des publications de la Vie catholique, publie coup sur coup deux ouvrages⁠[19] où il s’interroge sur cet engagement de nombre de chrétiens⁠[20] en faisant remarquer que « tout en refusant de canoniser l’option socialiste et en reconnaissant les déviations de certaines réalisations[21], bien des militants chrétiens pensent qu’il y a une cohérence profonde entre la vision de l’homme selon les béatitudes évangéliques, et celle qui inspire leur projet politique »[22]. L’auteur propose un modèle de démocratie économique « conforme, pour les pays de l’Europe occidentale, aux principes donnés, depuis quinze ans, par l’Église catholique[23]. Il peut donc être proposé aux militants chrétiens et peut être soutenu par eux. Il rejoint le socialisme et peut-être, nous semble-t-il, accepté par les partisans de ce courant politique »[24]. Il s’agit d’un « régime mixte et de transition » parce que « la société socialiste authentique, la véritable démocratie économique ne sont pas pour demain »[25]. En attendant, « il est nécessaire de dominer, de moraliser, d’orienter, de régler la production anarchique et abondante que l’emploi des techniques nouvelles et l’accumulation, déjà faits du capital, permettent de réaliser. Il faut aussi assurer à chacun la satisfaction de ses besoins essentiels et par ce dernier mot il faut entendre non seulement les besoins nécessaires à l’entretien de la vie mais encore ceux qui correspondent à un standing de vie moyen qui doit être défini collectivement »[26]. Pour ce faire, Hourdin propose « l’établissement et le vote d’un plan (…) à partir de la base, c’est-à-dire du pouvoir régional » qui serait institué⁠[27].

Tout en prenant ses distances par rapport au marxisme, à cause, en particulier, de son matérialisme athée, G. Hourdin se défend de juger les catholiques qui adhèrent au Parti communiste. Ils s’y inscrivent, d’après lui, forts du pluralisme politique reconnu par l’Église et sûrs d’être en accord avec leur lecture de l’Évangile. L’auteur souligne le fait que l’exploitation ne distingue pas les chrétiens et les non chrétiens. Or c’est le sentiment d’être exploités qui poussent les chrétiens vers le parti communiste. Ils sont peu sensibles à la philosophie qui le sous-tend mais bien à la justice sociale. A preuve, les témoignages que l’auteur reproduit⁠[28].

En Belgique, malgré les relations étroites, voire passionnées, que de nombreux socialistes, surtout au niveau des cadres, entretiennent avec la libre-pensée, on assiste, depuis 30 ou 40 ans, à un effort officiel d’ouverture aux chrétiens. En 1972, Léo Collard qui fut président du PSB, se voulait rassurant : « Il ne suffit pas, écrivait-il, que le croyant ait la certitude qu’il pourra librement exercer le culte de son choix. Une société progressiste et humaniste doit non seulement accepter, mais assurer à chacun la possibilité d’organiser sa vie spirituelle, dans tous ses aspects, selon sa foi ou la conviction philosophique qui lui est propre »[29]. Dans cet esprit, la Charte doctrinale de 1974 déclarait : « Partisan d’une société réellement pluraliste, le Parti socialiste accepte et encourage le pluralisme des conceptions philosophiques ou religieuses de ses membres, car il estime que toute conception fondée sur la dignité de l’homme peut conduire à un engagement socialiste ».⁠[30]

En 1980, l’Institut Vandervelde organisait un colloque sur le thème « Des chrétiens au PS ? ». Le ministre Philippe Moureaux concluait les travaux en affirmant « qu’il importe aujourd’hui que nous nous montrions capables d’une ouverture à « l’autre » et, en ce sens le dialogue avec les chrétiens doit être un débat exemplaire. Si nous voulons préparer des majorités progressistes, il nous faut d’autre part un grand projet économique et social autour duquel tous les progressistes, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, puissent se retrouver »[31].

En 1982, le président Guy Spitaels, partisan de l’ouverture du PS, lance un appel au consensus : « Il est temps que toutes les énergies se soudent en Wallonie, que chacun, patrons, syndicats, formations politiques, se serre les coudes pour reconstruire notre économie »[32].

En 1987, un rédacteur de la revue Socialisme, devant la menace du grand marché européen, insistait : « La recherche d’une société davantage préoccupée d’affirmer sa dignité humaine, de promouvoir la solidarité et d’encourager la générosité devrait pouvoir regrouper les efforts de militants aux conceptions philosophiques très différentes. Il devrait être possible de faire cohabiter tous ceux qui ne veulent pas vivre dans une société axée sur le profit, l’égoïsme forcené, l’indifférence à ce qui se passe dans le monde.

Une condition préalable cependant : le strict respect des croyances des uns et des autres. »[33]

Malgré cela, un observateur notait, en 1985, que « le pôle chrétien du « rassemblement des progressistes » apparaît aujourd’hui toujours aussi fantomatique »[34].

De fait, l’adhésion de chrétiens au PS reste marginale sans doute, en grande partie à cause de l’existence à l’époque d’un parti d’inspiration sociale-chrétienne et du laïcisme affiché par nombre de dirigeants socialistes. Par contre, il fut un temps où un rêve révolutionnaire marxiste dur et pur hantait certains milieux chrétiens. Toujours dans ces fameuses années 70, la revue La foi et le Temps publiait cette déclaration : « Pour les socialistes et les démocrates chrétiens, le point de départ de l’action de démocratisation réside surtout dans l’appropriation collective des grands moyens de production. Pour changer le pouvoir, il faut, en d’autres mots, changer d’abord la propriété ».⁠[35]

« La solution n’interviendra d’ailleurs pas du jour au lendemain (…). Il ne faut pas être grand prophète pour affirmer que tôt ou tard, par des moyens pacifiques ou par la violence, la situation actuelle changera, chez nous aussi ».⁠[36]

« Dans ces désirs, ces recherches, ce combat, ce long mouvement cahotant mais toujours orienté vers la « terre promise » ou le « Grand Soir », n’y a-t-il pas un signe, une protestation et, qui s’en étonnera, l’attente de la VRAIE REVOLUTION »[37].

Mieux encore, en 1975⁠[38], la Jeunesse rurale catholique (JRC) choisissait, explicitement et officiellement, la ligne marxiste-léniniste, célébrait les vertus du modèle albanais et proclamait « la nécessité de briser l’État capitaliste par la Révolution socialiste et d’instaurer la dictature du prolétariat »[39].

« Les chefs syndicaux, précisait la JRC, les dirigeants réformistes, le PCB prétendent arriver à la société socialiste sans user de violence, par la voie pacifique électorale. Mais ils trompent ainsi lourdement la classe ouvrière, la petite paysannerie (…). Il n’est pas d’autre passage pour arriver (au socialisme) que celui de la révolution socialiste violente (…) »⁠[40].


1. Le problème se pose surtout pour les catholiques. Les protestants, depuis les origines, se sont répartis dans les différents courants du socialisme et du libéralisme partisans soit de la thèse défendue par Max Weber (1864-1920) dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), Firmin-Didot, 1981, soit de sa réfutation par Jüergen Moltmann défenseur d’un socialisme démocratique (cf. Discussion sur la théologie de la révolution, Cerf, 1972 ; Théologie de l’espérance, Le Dieu crucifié, Cerf, 1974 ; L’Église dans la force de l’esprit, Cerf, 1980).
2. CHAFAREVITCH Igor, Des voix sous les décombres, Seuil, 1975, p. 47.
3. « Tous les fidèles vivaient unis, et ils mettaient tout en commun. Ils vendaient leurs terres et leurs biens et ils en partageaient le prix entre tous d’après les besoins de chacun » (2, 44- 45) . « Personne n’appelait sien ce qu’il possédait : ils mettaient tout en commun (…) Il n’y avait pas d’indigents parmi eux ; ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient et venaient en déposer le prix aux pieds des apôtres ; puis on le distribuait selon les besoins de chacun » (4, 32-37).
4. 1788-1856.
5. Cet « organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers » parut de 1840 à 1850.
6. Ces textes sont cités in Les dossiers de l’histoire, in Le socialisme, oct., nov., déc. 1975, n° 1, p. 29.
7. 1885-1953. Il fut Président du Parti ouvrier belge. Après la seconde guerre mondiale, il fut condamné par contumace pour « avoir méchamment servi la politique ou les desseins de l’ennemi » (Histoires des doctrines sociales du POB au PSB, op. cit., pp. 225-226).
8. Cité in Histoire des doctrines sociales du POB au PSB, op. cit., p. 32.
9. Cité in Les dossiers de l’histoire, Le socialisme, op. cit., p. 102.
10. Dans les années 1950-1960, en tout cas, on disait que beaucoup d’Anglais se ralliaient volontiers au Labour Party à cause de leurs convictions méthodistes (cf. SALLERON, op. cit., p. 146). Le méthodisme est un mouvement protestant de renouvellement religieux, qui s’est développé au XVIIIe siècle sous l’impulsion de John Wesley.
11. In Les dossiers de l’histoire, Le socialisme, op. cit., p. 59.
12. Histoire des doctrines sociales du POB au PSB, op. cit., p. 216. Un des pionniers du socialisme belge, César de Paepe (1841-1890) disait qu’il y avait trois choses à détruire: « Dieu, le Pouvoir et la Propriété » et affirmait, contrairement aux socialistes de 1848 que le socialisme ne procède point du christianisme (Histoire des doctrines sociales du POB au PSB, op. cit., p. 133).
13. In Le Peuple, 27 novembre 1974.
14. Lire sur cette question : FESSARD Gaston, Chrétiens marxistes et théologie de la libération, Itinéraire du Père J. Girardi, Lethielleux-Le Sycomore-Culture et Vérité, 1978 ; LOPEZ TRUJILLO Cardinal A., La théologie libératrice en Amérique latine, Téqui, 1983 ; ANDRE-VINCENT I. op, L’Église dans les révolutions de l’Amérique latine, SOS, 1983 ; SCHOOYANS M., Théologie et libération, Le Préambule-Essais, 1987 ; DURAND FLOREZ Ricardo sj, Teologia de los pobres ?, Obispado del Callao, 1988 ; LÖWY Michael, O Marxismo da Teologia da Liberçao, Revista Mensal, n° 17, Outubro de 2002 (disponible sur www.espacoacademico.com.br).
15. En 1967, lors de son VIe congrès, le parti communiste brésilien expliquait que « la socialisation des moyens de production ne correspond pas au niveau actuel de la contradiction entre forces productives et rapports de production » (cf. LÖWY M., op.cit.). En effet, selon les principes marxistes-léninistes, il faut, avant d’instaurer le socialisme que le capitalisme industriel ait développé et modernisé l’économie.
16. O Grito da Igreja, Obispos Latinoamericanos, 1978, p. 71, cité par LÖWY M, op. cit..
17. La CFTC était devenue, après la guerre, la deuxième centrale syndicale du pays.
18. Cf. www.univ-brest.fr. Il y est précisé qu’en 1985,  »devant la désyndicalisation, les désillusions à l’égard de la politique et le chômage, les militants CFDT réagissent en choisissant de mener la bataille de la syndicalisation et de la transformation du syndicalisme dans une société en mouvement ».
19. Catholiques et socialistes, Un rapprochement capital pour les chrétiens et la vie politique française, Grasset, 1973 ; La tentation communiste, Stock, 1978.
20. Le plus célèbre est certainement Jacques Delors, l’ancien président de la Commission européenne, marqué avoue-t-il par des penseurs comme Maurice Blondel, Jacques Maritain, Emmanuel Mounier et les directeurs de la revue Esprit (cf. DELORS J., L’unité d’un homme, Odile Jacob, 1994, pp. 311-328.
21. Parmi les « modèles de socialisme », G. Hourdin en retient deux qui, selon lui, sont mieux adaptés à la participation des chrétiens : il s’agit des modèles proposés par Léon Blum (1872-1950) et Rosa Luxembourg (1870-1919).
22. Catholiques et socialistes, op. cit., p. 264.
23. L’auteur se réfère à la Commission épiscopale française du monde ouvrier de mai 1972 et notamment au Bilan des conversations entre militants ouvriers et 40 évêques français..
24. Catholiques et socialistes, op. cit., p. 195.
25. Id., p. 210.
26. Id., p. 209.
27. Id., pp. 216-217.
28. Cf. La tentation communiste, op. cit., pp. 245-253. C’est l’époque où le Père Jean Cardonnel (dominicain) déclare à la RTB (29-1-1974, 19h30) qu’il est « un agitateur de base » et que la Chine (maoïste) « est chrétienne, non au sens culturel du mot, mais au sens de l’exigence fondamentale. Sans dire le mot, elle vit la chose ». C’est l’époque aussi où M. Schooyans, non sans nuances, était impressionné par l’exemple donné par la Chine à l’Occident et au Tiers-Monde (cf. La provocation chinoise, Cerf, 1973).
29. Front des progressistes et crise de la démocratie, Ed. De la Francité, 1972, p. 29.
30. In Le Peuple, 19 novembre 1974. On peut comprendre que cette volonté de rapprochement était animée par la certitude avouée par les socialistes de l’époque que « les programmes de la Confédération des Syndicats Chrétiens et du Mouvement Ouvrier Chrétien sont (leurs) programmes » (Le Peuple, 7 novembre 1974).
31. Des chrétiens au PS ? Rénover et agir, Institut Vandervelde, Notes de documentation, 1981, p. 104. Pour être complet, n’oublions pas que, lors de ce colloque, le futur président du PS, Philippe Busquin relevait un « problème (qui) réside dans le fait que le chrétien, membre du PS, peut être membre de la CSC et/ou membre de la mutualité chrétienne, qu’il met ses enfants dans l’enseignement libre, qu’il pratique les organisations culturelles ou parascolaires des mouvements chrétiens, qu’il participe de fait au renforcement d’appareils qui, par ailleurs, restent assez fondamentalement anti-socialistes ou peuvent apparaître comme tels » (Id., p. 55).
32. SPITAELS G., Face à la presse, RTBF, « Le PS ferait-il mieux ? » 28-11-1982, cité par DEMELENNE Claude, Le socialisme du possible, Guy Spitaels: changer la gauche ? Labor, 1985, p. 173.
33. NORRENBERG Daniel, Enjeu et limites de l’engagement des catholiques dans la vie politique, Socialisme, n°204, novembre-décembre 1987, pp. 422-423.
34. DEMELENNE Cl., op. cit., p. 175.
35. La Foi et le Temps, juillet-août 1974, p. 414. Le coordinateur de ce numéro était l’abbé Tony Dhanis.
36. Id., p. 393.
37. Id., p. 436. Souligné dans le texte.
38. La même année, on pouvait lire dans le journal Le Peuple (11 et 12 janvier 1975) une critique ironique de l’abbé portugais F. Belo qui proposait une lecture marxiste de l’Évangile.
39. Communiqué de presse de l’Equipe Nationale de la JRC, Maison diocésaine, 11, rue du Séminaire, Namur.
40. Intervention de la JRC au rassemblement de la JOC, 27-28 septembre 1975, p. 3, Editeur C. Vanderlinden, 11, rue du Séminaire, Namur.

⁢b. …par les libéralismes

d’un autre côté, on peut comprendre aussi que d’autres soient tentés par le libéralisme puisque, comme nous le verrons, l’Église reconnaît la valeur de la propriété et de l’initiative privées en même temps qu’elle condamne l’étatisme et toutes les velléités totalitaires du pouvoir.

De plus, le triomphe du libéralisme au XIXe siècle et la proclamation des fameuses lois économiques ont emporté l’adhésion spontanée, pourrait-on dire, de toute une bourgeoisie chrétienne.

Rappelons-nous ce fait déjà rapporté dans la première partie : en 1873, l’Assemblée nationale française, en majorité chrétienne, vote, par 398 voix contre 146, l’érection de la Basilique de Montmartre et repousse, par 292 voix contre 281, un projet de loi sur le repos obligatoire du dimanche⁠[1].

En 1899, huit ans après Rerum novarum, le Frère Ch. Maignen de Saint Vincent de Paul écrit : « La question sociale ne peut être résolue que si l’on amène la classe ouvrière à prendre en patience sa condition, c’est-à-dire à supporter la part de travail et de souffrance que le péché d’Adam a léguée à ses descendants »[2].

Toujours en cette fin de XIXe siècle, A. Piettre cite l’exemple d’ »un grand industriel du Nord qui, célibataire, vécut une vie personnelle de sainteté dans une extrême austérité, distribuant tout son revenu aux pauvres et à l’Église, au point de voyager en troisième classe (véritable scandale à l’époque pour son milieu !) Mais dont la cause de béatification a été rejetée par Rome, pour la raison que, suivant la pratique de ses concurrents, il n’allouait pas à ses ouvriers et à ses ouvrières ce que Léon XIII venait d’appeler le « juste salaire »«⁠[3].

En Belgique, en 1842, à l’ouverture de la session parlementaire 1842-1843, le Roi Léopold Ier annonça que le parlement serait saisi de propositions concernant « le perfectionnement de la législation et la protection de l’enfance dans les manufactures ». En 1843, Edouard Ducpétiaux⁠[4] publie un rapport sur le travail des enfants : « De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l’améliorer ». La même année, une commission du Ministère de l’Intérieur publie en 3 volumes une Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants. Aucune suite législative ne fut donnée à l’époque. Pourquoi ? Chlepner explique : « Les milieux catholiques étaient alors hostiles à la réglementation du travail, y compris celle des enfants, par laquelle il fallait bien commencer, si on s’engageait dans cette voie. En effet, à leurs yeux la réglementation du travail des enfants aurait conduit inévitablement à l’instruction obligatoire et celle-ci au développement de l’enseignement officiel ». En fin de compte, « les milieux dirigeants, catholiques ou libéraux, étaient d’avis que l’amélioration de la position des masses ouvrières devait être obtenue exclusivement par leur moralisation et le développement de l’esprit de prévoyance. Dès qu’il était question de la situation ouvrière, au Parlement ou dans la presse, au Parlement encore plus que dans la presse peut-être, catholiques comme libéraux insistaient avant tout sur la réhabilitation et le développement des principes moraux et religieux et sur la création de caisses d’épargne. » Et Chlepner précise bien que « les libéraux ne manquaient pas, eux non plus, d’évoquer la nécessité de développer les principes religieux ».⁠[5]

En 1878, le leader catholique Charles Woeste⁠[6], toujours à propos du travail des enfants, déclare devant la Chambre :  » Nous, membres de la droite et vous, membres de la gauche qui pour la plupart n’admettez pas plus que nous qu’il y ait une question sociale à résoudre, nous ne pouvons pas admettre la réglementation du travail, parce que nous serions sans défense contre le langage que nous tiendrait l’ouvrier demandant, en s’appuyant sur la détresse des siens, du travail ou du pain. (…) Dans l’ordre des intérêts matériels, on réclame la réglementation du travail. Dans l’ordre des intérêts intellectuels, l’instruction obligatoire et l’école obligatoire pour les pauvres. Dans l’ordre des intérêts politiques (quelques représentants) se rangent du côté du suffrage universel, c’est-à-dire de la tyrannie du nombre. Dans l’ordre des intérêts militaires, on se déclare partisan du service obligatoire. Eh bien, Messieurs, quand vous aurez créé toutes ces servitudes, croyez-le bien, le pays sera mûr pour le césarisme ».⁠[7]

On sait que même dans les milieux ecclésiastique, l’engagement en faveur des ouvriers, provoqua parfois le scandale. Ainsi, l’abbé Antoine Pottier⁠[8], professeur de théologie morale au Grand Séminaire de Liège, qui fut l’organisateur des Congrès de Liège et le chef de file de ce qu’on appela l’Ecole de Liège, se vit imposer le silence après la mort de Mgr Doutreloux, évêque du lieu, qui l’avait toujours encouragé. Léon XIII l’appela à Rome et en fit un prélat⁠[9]. L’encyclique Rerum novarum elle-même fut boycottée en maints endroits par des clercs et, en d’autres, elle suscita l’indignation de bien des fidèles nantis.

Un siècle plus tard, le libéralisme attire encore les chrétiens, patrons, cadres ou hommes politiques. En 1984, Koen Raes notait qu’au sein du CVP (parti des sociaux-chrétiens flamands), « ce sont les Léo-libéraux-appelés ainsi en référence à Léo Tindemans[10] - groupés à l’Université de Louvain (KUL) autour de Paul de Grauwe[11], de Vic et Eric Van Rompuy[12], qui défendent des thèses semblables aux thèses du radicalisme libéral, bien qu’avec des accents nettement moins libertariens »[13].

On peut rappeler aussi la pensée de Michael Novak⁠[14] que nous avons déjà rencontré. Cet auteur estime que la démocratie politique n’est compatible qu’avec une économie de marché et que celle-ci, à son tour, ne peut se passer d’un idéal moral. Il développe une « théologie du capitalisme démocratique » qui prend quelque distance vis-à-vis de la doctrine sociale de l’Église catholique qui, estime-t-il, « en ce moment, ne semble pas s’enraciner dans un sain empirisme et une saine réflexion théorique sur ces problèmes d’avenir, même si Jean-Paul II a commencé à les aborder différemment. (…) Tout comme la tradition catholique a quelque chose à apprendre à l’Amérique, le capitalisme démocratique américain a quelques nouveautés à ajouter à la tradition catholique »[15]. En effet, pour Novak, « de tous les systèmes politico-économiques qui ont façonné notre histoire, aucun n’a aussi totalement révolutionné les attentes de la vie de l’homme que ne l’a fait le capitalisme démocratique : il a prolongé la durée de la vie, a rendu concevable l’élimination de la pauvreté et de la famine et élargi la gamme des options offertes à l’homme »[16]. « Le capitalisme démocratique n’est ni le Royaume de Dieu ni exempt de péché. Cependant tous les autres systèmes connus d’économie politique sont pires. Tout espoir que nous puissions nourrir de porter remède à la pauvreté et de supprimer la tyrannie oppressive - c’est là peut-être notre ultime et plus cher espoir - réside dans ce système tant décrié. Un flot incessant d’immigrants et de réfugiés recherche ce système. Ceux qui l’imitent dans des contrées lointaines semblent mieux s’en tirer que ceux qui ne le font pas. Pourquoi sommes-nous incapables de formuler ce qui attire et ce qui marche ? »[17]. En fonction de toutes ces vertus même relatives, Novak ne comprend pas les critiques formulées par l’Église d’autant moins que les dysfonctionnements du système capitaliste sont, en réalité, dus à des manquements de la part des institutions qui ont la responsabilité de la formation éthique et donc, notamment, de l’Église.

En France, deux auteurs ont repris les thèses de Novak et confirment: « Ce n’est pas à l’État de fournir les valeurs transcendantes, effectivement indispensables à la survie d’une société humaine. Ce n’est pas aux entreprises économiques de fabriquer, à côté de leurs produits, des valeurs spirituelles. Les responsables et les professionnels de la vie morale ont été singulièrement inférieurs à leur mission »[18]. Et d’interpeller sèchement Jean-Paul II : « Très Saint Père, l’Église aimerait-elle à ce point les pauvres qu’elle cherche à en faire davantage, par crainte d’en manquer ? »[19]. Pour ces auteurs, « les efforts de notre pape sont minés, neutralisés par une grave lacune dans sa vision du monde. Elle ne lui est certes pas personnelle. L’Église entière a subi d’immenses dommages et, pire encore, elle en provoque involontairement parce qu’elle ne comprend rien à l’économie. Les causes et les mécanismes, les conditions et les effets du développement économico-social, qui sont maintenant connus, lui ont toujours échappé »[20].

A la même époque, Louis Duquesne de la Vinelle⁠[21] regrette les « reproches très souvent mal fondés ou excessifs que les Encycliques adressent à l’économie de marché…​ »⁠[22]

Mieux encore, selon Guy Sorman, Mgr Poupard, pro-président du Secrétariat pour les non-croyants, verrait, dans le libéralisme, un allié objectif : « …​le cap est mis sur le libéralisme, comme en témoigne, raconte-t-il, la nouvelle exégèse de Populorum progressio que me propose Paul Poupard. Cette encyclique publiée en 1967 par Paul VI apparut alors comme le texte fondamental de la doctrine sociale de l’Église anticapitaliste, voire antilibérale. C’est à tort, me dit aujourd’hui Mgr Poupard, que l’on a cru que l’Église condamnait le capitalisme libéral. En vérité , on nous a mal lus ! Le pape d’alors mettait seulement le monde en garde contre un « libéralisme sans frein ». Il n’y avait donc pas condamnation du libéralisme, mais de ses excès ; il convenait de prêter la plus grande attention au qualificatif, non au substantif. (…) Il ne faudrait pas conclure de cette relecture par Mgr Poupard que l’Église soit pour autant prête à se rallier au libéralisme. Le prélat ne fait que constater une alliance objective dans la lutte contre le totalitarisme, la bureaucratisation de nos sociétés, les atteintes à la personne humaine. Les chemins sont ici parallèles, sans toutefois devoir se rencontrer. Il s’inquiète même de ce que les progrès du libéralisme ne viennent consolider une morale de l’homme sans foi, épris du seul bien-être matériel d’un homme tellement libre qu’il n’aurait plus aucun goût de Dieu. Pourtant, comment ne pas voir dans cette relecture de Populorum progressio un affadissement des théories sociales de l’Église, et dans la reconnaissance de l’alliance nouvelle entre libéraux et chrétiens, au cœur même du Vatican, le signe manifeste d’un chavirement des modes de pensée dans tout le monde occidental ? »[23]

En 1992, Jean-Marie Domenach⁠[24] qui, comme on le sait, fut anarchiste puis communiste avant de devenir directeur de la revue Esprit, se révèle un chrétien sincèrement interpellé par les inégalités mais singulièrement marqué par la pensée d’Hayek : « A la différence de la « justice commutative » qui préside à l’échange entre individus, écrit-il, la « justice distributive » suppose une répartition faite par l’État ou par des autorités qui tiennent de lui leur légitimité. Cette répartition n’est pas faite au nom de norme établies ; à la différence de la justice qui rend ses arrêts dans le cadre des codes civil et pénal, elle se réfère à un idéal informulé, dont les exigences varient selon les besoins, les désirs et les modes. Quel est l’écart tolérable entre les plus riches et les plus pauvres ? Le seuil de tolérance n’est fixé nulle part, et il ne peut l’être. Certains États totalitaires comme la Chine « populaire » s’y sont essayés, mais n’y sont pas parvenus. Cette norme est donc remplacée par un consensus flottant qui est fonction de l’opinion dominante et de l’interprétation qu’en donnent ceux qui gouvernent et ceux qui aspirent à les remplacer, ce qui ouvre le champ à la démagogie pour alléguer des « droits » inconsistants (« droit au travail », « droit à la santé », « droit à l’enfant »), dont la liste est indéfinie…​ Du fait que ces droits restent indéterminés, les partis qui se réclament de la « justice sociale » sont poussés à concevoir et à installer des régimes volontaristes (appelés constructivistes par Hayek), qui sont censés assurer une « juste » redistribution et des possibilités ».⁠[25] Pour Domenach, « il est incontestable qu’une conception libérale et dynamique de la société est nécessaire pour assurer les bases d’une redistribution équitable »[26]. Toutefois, « la garantie d’un traitement équitable en matière juridique et sociale ne suffit pas à combattre les inégalités qui se développent à l’intérieur d’un « ordre spontané », d’un marché. Mais les constructivistes, qui veulent sincèrement mettre fin aux inégalités aboutissent aussi à des résultats pervers. Leur passion de normaliser et réglementer a pour conséquence de multiplier les détournements, les passe-droits et, par conséquence, les privilèges d’une nomenklatura »[27]. « Si l’on veut réellement annuler les avantages hérités de la nature et de la tradition, ajoute-t-il, si l’on veut réellement établir des chances égales pour tous, il faudra détruire la famille et déraciner la tradition »[28]. Mais sans en arriver à de telles extrémités, pour cet auteur, la lutte contre les inégalités doit s’articuler autour de deux principes simples : « Le premier principe d’une authentique justice sociale est celui que formulait Péguy : ne laisser personne à la porte de la cité. Le second est que les inégalités profitent à la croissance, et que la croissance serve à la réduire »[29].


1. Cf. PIETTRE A., Les chrétiens et le libéralisme, op. cit., pp. 105-106. En 1888, une proposition de loi semblable (présentée par le catholique Albert de Mun) fut rejetée. Il faudra attendre 1906 et une majorité de gauche pour que soit votée l’obligation du repos hebdomadaire « de préférence le dimanche ».
2. Id., p. 107.
3. Id., p. 108. A la même époque, on raconte que le budget consacré par l’épouse d’un industriel pour venir en aide aux pauvres était trois fois supérieur à la masse salariale octroyée par son mari. A la décharge de ces patrons, il faut dire que celui qui aurait rémunéré « justement » ses ouvriers aurait été sans doute balayé par la concurrence.
4. 1804-1868. Il fut un des pionniers du catholicisme social en Belgique. Notons dans sa longue bibliographie : La paupérisme en Belgique (1842), Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants en Belgique (1845), Mémoire sur le paupérisme dans les Flandres (1850), Budgets économiques des classes ouvrières en Belgique (1855), La question de la charité et des associations religieuses en Belgique (1858), De l’association dans ses rapports avec l’amélioration du sort de la classe ouvrière (1860), La question ouvrière (1867).
5. CHLEPNER B.-S., op. cit., pp. 38-41.
6. 1837-1922. A noter cet homme politique qui fut ministre et député, changea d’avis quelques années plus tard.
7. 20 février 1878, cité in CHLEPNER, op. cit., p. 65.
8. 1849-1923.
9. Cf. KOTHEN Robert, La pensée et l’action sociales des catholiques, 1789-1944, Warny, 1945, pp. 295 et 301-302.
10. Né en 1922, ancien premier ministre.
11. Professeur d’économie à la KUL, député VLD (libéral).
12. Vic Van Rompuy est économiste ; il a publié notamment De economische crisis van het Westen, Davidsfonds, 1979 et en collaboration avec Wim Mesen, Handbook openbare financiën, Acco, 1991. Eric Van Rompuy, son fils, fut député européen puis député régional flamand CVP (social-chrétien).
13. Le libéralisme radical en Flandre ; l’évolution du PVV, in Revue nouvelle, n°3, mars 1984, p 317.
14. Né en 1933, M. Novak est issu d’une famille catholique d’origine Slovaque. A propos de ses grands-parents émigrés aux États-Unis vers 1887, il écrit qu’ils ont été « libérés par l’Amérique de la tyrannie, de la pauvreté et de l’oppression de pensée et de parole ». Il étudia notamment à l’Université grégorienne de Rome et enseigna à Harvard, Stanford, Syracuse et Washington (Cf. http://sociodroit.ifrance.com).
15. Cf. Une éthique économique, Les valeurs de l’économie de marché, Cerf, 1987, p. 299.
16. Id., p. 7.
17. Id., p. 27.
18. PATERNOT J. et VERALDI G., Dieu est-il contre l’économie ?, Ed. De Fallois, 1989, p. 194.
19. Id., p. 7.
20. Id., p. 24. Cette ignorance « est d’autant plus tragique, ajoutent-ils, que l’économie devient une discipline scientifique, reconnue comme telle depuis 1969 par le prix Nobel » (id., p. 31).
21. Il fut professeur d’économie à l’UCL, à la Faculté universitaire catholique de Mons et à l’Institut universitaire européen de Florence.
22. Le marché et la justice, A partir d’une lecture critique des Encycliques, Duculot-Perspectives, 1987, p. 144.
23. La solution libérale, Pluriel, 1984, pp. 21-22.
24. 1922-1997.
25. La morale sans moralisme, Flammarion, 1992, pp. 251-252.
26. Id., p. 254.
27. Id., p. 256.
28. Id., p. 259.
29. Id., p. 260.

⁢ii. Ce que dit l’Église

⁢a. A propos du socialisme révolutionnaire

[1]

A l’époque où le libéralisme s’empare de la vie économique, c’est le « communisme » qui va être la cible privilégiée de l’Église. De plus, très longtemps, celle-ci ne fera aucune distinction entre communisme et socialisme réformiste, pas plus qu’entre les différents courants⁠[2], peut-être parce que leurs caractères distinctifs ne sont pas encore nettement affirmés ou encore parce que « ces mouvements ne constituaient pas encore, pour l’Église, une menace spécifique imminente ni bien distincte de l’ensemble des forces qui lui étaient adverses »[3].

En tout cas, dès 1846, Pie IX dénonce « le plus terrible ennemi du genre humain », cette « doctrine exécrable, destructive même du droit naturel, qu’on appelle communisme, laquelle, une fois admise, ferait bientôt disparaître entièrement les droits, les gouvernements, les propriétés et jusqu’à la société humaine » ; doctrine dont le but est de « fouler au pied les droits de la puissance sacrée et de l’autorité civile »[4] et qui dénature la famille⁠[5].

Plus amplement, Léon XIII, dans sa critique du « socialisme », épinglera le rationalisme⁠[6] qui sépare l’économie de la morale et de la religion, le souci prioritaire voire exclusif du bien-être terrestre, l’égalitarisme « contraire à la nature », le collectivisme qui dénature les fonctions de l’État et la lutte des classes qui trouble la tranquillité publique en opposant des classes complémentaires⁠[7]. Toute la première partie de Rerum novarum est ainsi consacrée à l’examen de la « solution socialiste » aux malheurs économiques et sociaux du temps. Comme quoi il semble que ce soit le socialisme qui ait contribué à éveiller l’attention de l’Église à ces questions.

Quarante ans plus tard, la perspective se renverse, Pie XI actualise l’enseignement de Léon XIII avant d’aborder la question du socialisme.

Pie XI est le premier⁠[8] à introduire une distinction entre le socialisme révolutionnaire et le socialisme réformiste. La révolution d’octobre 1917 a divisé les « socialistes » et permet au Saint Père de nuancer son analyse. Nous reviendrons plus loin sur la description du socialisme réformiste et sur l’appréciation que porte sur lui Pie XI. Nous continuerons ici à nous intéresser seulement au communisme maintenant clairement identifié.

Les reproches qui lui sont adressés ne sont pas nouveaux : lutte des classes, collectivisme, hostilité à l’Église et à la religion, méthodes brutales.

En 1937, Pie XI consacre toute une encyclique au communisme le présentant comme une entreprise diabolique⁠[9]. A partir de 1930, en effet, le Pape est témoin de l’expansion du communisme, en Russie, en Espagne⁠[10] et au Mexique⁠[11], et de sa politique de « la main tendue », en France notamment. Le communisme séduit parce qu’il prétend « supprimer les abus réels provoqués provoqués par l’économie libérale », profite de l’abandon religieux et moral où l’économie libérale a laissés les masses ouvrières, se répand grâce à une « propagande vraiment diabolique » et à la « conjuration du silence dans une grande partie de la presse mondiale non catholique »[12].

Dans cette encyclique⁠[13], Pie XI va s’attarder au caractère athée du communisme et analyser le marxisme dans ses racines philosophiques : son matérialisme historique et dialectique. Il s’ensuit : la négation de la liberté et de la dignité de l’homme subordonné à la collectivité, la destruction du lien sacré du mariage et de la famille puisque l’éducation est confiée à la collectivité. Sur le plan social, la priorité est donnée au système économique : tous les citoyens sont astreints au travail collectif pour une production sans cesse croissante et la morale comme le droit sont des émanation du système économique. Quant à l’État s’il est actuellement le moyen principal de l’établissement de la nouvelle société, il finira par disparaître. Le jugement de Pie XI est sans appel : c’est un amoncellement d’ »erreurs et de sophismes », « un système scientifiquement dépassé depuis longtemps et réfuté par la pratique ».

Pie XI dénonce aussi son aspect « mystique », sa « fausse rédemption », « son pseudo-idéal de justice et d’égalité dans le travail » qui séduisent tant de déshérités à l’aide d’une propagande « diabolique ». Pour séduire les chrétiens, il les invite « à collaborer sur le terrain dit « humanitaire et charitable », faisant même parfois des propositions tout à fait conformes à l’esprit chrétien et à la doctrine de l’Église ». Or, « le communisme est, de par sa nature même, anti-religieux et considère la religion comme l’opium du peuple, parce que les principes religieux de la vie d’outre-tombe empêchent le prolétariat de tendre à l’obtention du paradis soviétique qui est de cette terre ». En fait, « le communisme est intrinsèquement pervers et l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui (…) ». Pie XI évoque la pratique du terrorisme et de l’élimination « des anciens alliés et compagnons de lutte ». Le communisme est donc pervers dans sa doctrine comme dans sa praxis.

Dans de nombreux textes, Pie XII rappellera brièvement les condamnations prononcées par ses prédécesseurs et celles de Pie XI en particulier mais sans toujours nommer l’idéologie visée. En effet, l’objectif de Pie XII sera surtout d’indiquer les voies de reconstruction d’un ordre social pacifique et humain. d’autre part, certaines tares imputables au communisme le sont aussi au fascisme et au nazisme⁠[14] ; enfin, certaines allusions indirectes s’expliquent par le fait des coalitions anti-fascistes qui se sont formées au cours de la guerre et qui ont mobilisé en maints endroits socialistes et communistes aux côtés des chrétiens⁠[15].

Il n’empêche, Pie XII aura eu l’occasion de déclarer que « toujours guidée par des motifs religieux, l’Église a condamné les divers systèmes du socialisme marxiste et les condamne encore aujourd’hui, conformément à son devoir et à son droit permanent de mettre les hommes à l’abri de courants et d’influences qui mettent en péril leur salut éternel ». Il faut empêcher, ajoutera-t-il, « que l’ouvrier (…)soit condamné à une dépendance et à une servitude économique, inconciliable avec ses droits de personne humaine.

Que cette servitude dérive de l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État, l’effet est le même »[16] .

Il demandera aux travailleurs d’Italie « de ne pas se laisser illusionner par le mirage de théories spécieuses et folles, des visions de bien-être futur et par les séductions trompeuses et les incitations de faux maîtres de prospérité sociale qui appellent bien ce qui est mal et mal ce qui est bien, qui, se vantant d’être les amis du peuple, n’acceptent pas entre le capital et le travail, entre les patrons et les ouvriers, ces ententes mutuelles qui maintiennent et favorisent la concorde sociale pour le progrès et l’utilité commune. (…)

La révolution sociale se vante de hisser au pouvoir la classe ouvrière: parole vaine, pur mirage d’une impossible réalité ! Vous voyez bien, du reste, que le peuple ouvrier demeure lié, asservi, rivé à la force du capitalisme d’État, qui opprime et assujettit tout le monde, la famille aussi bien que les consciences, et transforme les ouvriers en une gigantesque machine de travail »[17].

Plus tard, Pie XII se demandera si certains ne voudront pas « maintenir l’économie de guerre suivant laquelle en certains pays les pouvoirs publics concentrent dans leurs mains tous les moyens de production et, armés du fouet d’une rigoureuse discipline, se chargent de pourvoir à tous et en tout ? Ou bien encore préférera-t-on se courber sous la dictature d’un groupe politique qui, en tant que classe prépondérante, disposera des moyens de production, donc aussi du pain et, en fin de compte, de la volonté de travail des individus ? »[18]

La même année, il fustigera « l’absolutisme d’État (qui) consiste en effet dans le principe erroné que l’autorité de l’État est illimitée, et qu’en face d’elle, même quand elle donne libre cours à ses vues despotiques en dépassant les frontières du bien et du mal, on n’admet aucun appel à une loi supérieure qui oblige moralement »[19].

Il recommandera aussi aux travailleurs de faire prévaloir « l’amour et la charité sur la haine de classe »[20].

Après la guerre, va se poser le problème de la poursuite des coalitions ou des collaborations entre chrétiens et communistes.

Inquiet des poussées communistes à Rome même, Pie XII va dénoncer « les messagers d’une conception du monde et de la société humaine fondée sur l’incrédulité et la violence » et mobiliser les chrétiens dans un langage musclé:

« Aux jours de lutte, votre place est au premier rang, au front de combat. Les timides et les embusqués sont bien près de devenir des déserteurs et des traîtres.

Déserteur serait quiconque voudrait prêter sa collaboration matérielle, ses services, ses ressources, son aide, son vote à des partis et à des pouvoirs qui nient Dieu, qui substituent la force au droit, la menace et la terreur à la liberté, qui font du mensonge, de l’opposition, du soulèvement des masses, autant d’armes de leur politique qui rendent impossible la paix intérieure et extérieure »[21].

Bientôt, le Saint-Office⁠[22] reviendra sur le problème en répondant à 4 questions précises:

« 1. Est-il permis de s’inscrire comme membre à un parti communiste[23] ou de le favoriser en quelque manière ?

2. Est-il permis de publier, répandre ou de lire, revues, journaux ou feuilles volantes qui soutiennent la doctrine ou l’action des communistes, ou d’y écrire ?

3. Peut-on admettre aux Sacrements les fidèles qui, sciemment et librement, posent les actes envisagés dont parlent les numéros 1 et 2 ?

4. Les fidèles qui professent la doctrine matérialiste et antichrétienne des communistes et surtout ceux qui la défendent ou la propagent encourent-ils de plein droit, comme apostats de la foi catholique, l’excommunication spécialement réservée au Saint-Siège ? »

Aux trois premières questions, la réponse sera : non ; à la quatrième, la réponse sera affirmative. Décisions approuvées par le Pape.

Ainsi est tracée clairement « une ligne de séparation obligatoire a été tirée entre la foi catholique et le communisme athée, (…) pour élever une digue et sauver, non seulement la classe ouvrière, mais la collectivité entière, du marxisme, qui renie Dieu et le respect dû à son Nom.

Cette décision n’a rien à voir avec l’opposition entre pauvres et riches, entre capitalisme et prolétariat, entre possédant et dépourvu. Il s’agit seulement du salut, du culte de Dieu et de la foi chrétienne, pour préserver le libre épanouissement, et par conséquent, pour assurer le bonheur, la dignité, le droit et la liberté du travailleur. Celui qui a vécu l’histoire récente, et se refuse à comprendre cette vérité, est certainement aveugle »[24].

Régulièrement, Pie XII reviendra sur ces mises en garde, dénonçant athéisme⁠[25], mensonge⁠[26], destruction du droit naturel⁠[27], laïcisme⁠[28], violence⁠[29] et, bien sûr, toute coexistence⁠[30].

Sans préciser les idéologies, les lieux et les personnes, Jean XXIII, dès son élection, va dénoncer les persécutions et « la gravité de la situation athée et matérialiste à laquelle certains pays ont été et sont encore assujettis (…), l’esclavage des individus et des masses, l’esclavage de la pensée et celui de l’action »[31].

La tendance du nouveau pape sera, comme Pie XII, de mettre d’abord en évidence les principe suivant lesquels, on pourrait construire la paix à l’intérieur des nations et entre elles⁠[32].

Il n’empêche, le Saint-Office, confirmera, en avril 1959, le décret de juillet 1949, en déclarant qu’il est illicite pour les catholiques « de donner leurs suffrages à ces partis ou à ces candidats qui, bien que ne professant pas de principes contraires à la doctrine ou même s’attribuant le nom de chrétiens, s’unissent cependant de fait aux communistes et les favorisent par leur action »[33].

Dans la première partie de l’encyclique Mater et Magistra[34] rappelle l’enseignement de Pie XI, notamment à propos du communisme et du socialisme modéré⁠[35]. Puis, dans la quatrième partie, il évoquera, sans les nommer, les idéologies qui « ont été de nos jours élaborées et diffusées ; quelques-unes se sont déjà dissoutes, comme brume au soleil ; d’autres ont subi et subissent des retouches substantielles ; d’autres enfin ont perdu beaucoup et perdent chaque jour davantage leur attirance sur les esprits. La raison en est que ces idéologies ne considèrent de l’homme que certains aspects, et, souvent, les moins profonds. De plus, elles ne tiennent pas compte des inévitables imperfections de l’homme, comme la maladie et la souffrance, imperfections que les systèmes sociaux et économiques même les plus poussés ne réussissent pas à éliminer. Il y a enfin l’exigence spirituelle, profonde et insatiable, qui s’exprime partout et toujours, même quand elle est écrasée avec violence ou habilement étouffée.

L’erreur la plus radicale de l’époque moderne est bien celle de juger l’exigence religieuse de l’esprit humain comme une expression du sentiment ou de l’imagination, ou bien comme un produit de contingences historiques, qu’il faut éliminer comme un élément anachronique et un obstacle au progrès humain (…).

Quel que soit donc le progrès technique et économique, il n’y a donc dans le monde ni justice ni paix tant que les hommes ne retrouveront pas le sens de leur dignité de créatures et de fils de Dieu, première et dernière raison d’être de toute la création. L’homme séparé de Dieu devient inhumain envers lui-même et envers les autres, car des rapports bien ordonnés entre les hommes supposent des rapports bien ordonnés de la conscience personnelle avec Dieu, source de vérité, de justice et d’amour.

Il est vrai que la persécution qui, depuis des dizaines d’années, sévit sur de nombreux pays, même d’antique civilisation chrétienne (…) met toujours mieux en évidence la digne supériorité des persécutés et la barbarie raffinée des persécuteurs ; ce qui ne donne peut-être pas encore des fruits visibles de repentir, mais induit beaucoup d’hommes à réfléchir.

Il n’en reste pas moins que l’aspect plus sinistrement typique de l’époque moderne se trouve dans la tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu, unique fondement sur lequel il puisse subsister, et de vouloir proclamer la grandeur de l’homme en le coupant de la source dont cette grandeur jaillit et où elle s’alimente ; en réprimant, et si possible en éteignant ses aspirations vers Dieu. Mais l’expérience de tous les jours continue à attester, au milieu des désillusions les plus amères, et souvent en langage de sang, ce qu’affirme le Livre inspiré : « Si ce n’est pas Dieu qui bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent » (Ps CXXVI, 1) »[36].

On le voit, comme Pie XI, comme Pie XII, Jean XXIII dénonce la racine du mal que véhiculent les « idéologies » parmi lesquelles évidemment le communisme, c’est l’athéisme.

qu’en est-il de la collaboration avec les « autres » ? Le Pape répond: « Les catholiques qui s’adonnent à des activités économiques et sociales se trouvent fréquemment en rapport avec des hommes qui n’ont pas la même conception de la vie. Que dans ces rapports Nos fils soient vigilants pour rester cohérents avec eux-mêmes, pour n’admettre aucun compromis en matière de religion et de morale ; mais qu’en même temps ils soient animés d’esprit de compréhension, désintéressés, disposés à collaborer loyalement en des matières qui, en soi, sont bonnes ou dont on peut tirer le bien »[37].

Pour Don Miano, cette prise de position , à la lumière des textes précédemment cités, exclut la collaboration avec les communistes, avec les socialistes, « dans la mesure où ceux-ci restent liés aux communistes et collaborent avec eux » mais non avec des partis sociaux démocrates.⁠[38]

Dans Pacem in terris, Jean XXIII rappelle ce qu’il a dit de la collaboration avec d’ »autres » dans Mater et Magistra[39] puis ajoute, à la distinction classique qu’il faut faire entre l’erreur et les errants⁠[40], une autre distinction entre les théories philosophiques et les mouvements historiques:

« ...on ne peut identifier des théories philosophiques sur la nature, l’origine et la finalité du monde et de l’homme, avec des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine et puisent encore leur inspiration dans ces théories. Une doctrine une fois fixée et formulée, ne change plus, tandis que des mouvements ayant pour objet les conditions concrètes et changeantes de la vie ne peuvent pas ne pas être largement influencées par cette évolution. Du reste, dans la mesure où ces mouvements sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine, qui refuserait d’y reconnaître des éléments positifs et dignes d’approbation ?

Il peut arriver, par conséquent, que certaines rencontres au plan des réalisations pratiques qui jusqu’ici avaient paru inopportunes ou stériles, puissent maintenant présenter des avantages réels ou en promettre pour l’avenir »[41].

On sait que ces textes ont été utilisés pour justifier le ralliement de nombreux catholiques aux partis communistes et socialistes. Or, quand on lit attentivement ces passages, il est clair qu’il ne s’agit que de collaboration dans le cadre sans cesse rappelé de la morale naturelle, des « sains principes de la raison », des « justes aspirations de la personne humaine » et, plus largement, de la doctrine sociale de l’Église dont l’exposé occupe la majeure place des deux encycliques.

Vu tout ce qui précède, le lecteur ne sera pas étonné de ne trouver nulle part, dans les textes du Concile Vatican II, de référence nominative au marxisme ou au communisme. L’essentiel est de présenter les richesses du message chrétien. Toutefois, dans l’analyse générale du phénomène de l’athéisme, on peut lire : « Parmi les formes de l’athéisme contemporain, on ne doit pas passer sous silence celle qui attend la libération de l’homme surtout de sa libération économique et sociale. A cette libération s’opposerait, par sa nature même, la religion, dans la mesure où, érigeant l’espérance de l’homme sur le mirage d’une vie future, elle le détournerait d’édifier la cité terrestre. C’est pourquoi les tenants d’une telle doctrine, là où ils deviennent les maîtres du pouvoir, attaquent la religion avec violence, utilisant pour la diffusion de l’athéisme, surtout en ce qui regarde l’éducation de la jeunesse, tous les moyens de pression, dont le pouvoir public dispose »[42].

Il est clair que la condamnation du communisme subsiste et subsistera. Paul VI demandera qu’on ne croie pas que la « sollicitude pastorale que l’Église aujourd’hui inscrit à la tête de son programme, qui absorbe son attention et réclame ses soins, signifie un changement d’attitude à l’égard des erreurs répandues dans notre société et déjà condamnées par l’Église, le marxisme athée par exemple ; chercher à appliquer des remèdes salutaires et urgents à une maladie contagieuse et mortelle ne signifie pas changer d’avis à son sujet, mais bien chercher à le combattre, non seulement en théorie mais en pratique. C’est, après le diagnostic, appliquer le remède, c’est-à-dire, après la condamnation doctrinale, appliquer la charité qui sauve »[43].

Comme Pie XII et Jean XXIII, comme le concile Vatican II, Paul VI s’attache à guérir plutôt qu’à dénoncer le mal qui reste néanmoins bien identifié.

Ainsi, dans Ecclesiam Suam[44] qui développe « les voies par lesquelles l’Église catholique doit exercer sa mission à l’heure présente » et en particulier l’art du « dialogue », Paul VI met en garde contre le naturalisme⁠[45], le relativisme et surtout « les systèmes de pensée négateurs de Dieu et persécuteurs de l’Église, systèmes souvent identifiés à des régimes économiques, sociaux et politiques, et, parmi eux, tout spécialement le communisme athée »[46].

Plus précisément encore, Paul VI rappellera que « L’Église n’a pas adhéré et ne peut adhérer aux mouvements sociaux idéologiques et politiques qui, tirant leur origine et leur force du marxisme, en ont conservé les principes et les méthodes négatives, en raison de la conception incomplète, et donc fausse, que le marxisme radical se fait de l’homme, de l’histoire et du monde. L’athéisme qu’il professe et promet n’est pas en faveur de la conception scientifique du cosmos et de la civilisation, mais c’est un aveuglement qui finira par entraîner pour l’homme et la société les conséquences les plus graves. Le matérialisme qui en découle expose l’homme à des expériences et à des tentations extrêmement nocives ; il étouffe sa spiritualité authentique et son espérance transcendante. La lutte des classes, érigée en système, porte atteinte et fait obstacle à la paix sociale. Elle débouche fatalement sur la violence et l’oppression, puis elle tend à abolir la liberté. Elle conduit ensuite à l’instauration d’un système lourdement autoritaire et à tendance totalitaire »[47].

Vu le succès du marxisme à travers le monde, l’Église demandera que les candidats au sacerdoce reçoivent la plus large information sur le marxisme, ses fondateurs, son évolution, ses dérivés et ses prolongements, aussi bien sur le plan philosophique que social et politique⁠[48].

Il est très important de bien savoir tout cela car la lettre apostolique Octogesima adveniens[49], écrite, comme son nom l’indique, à l’occasion du 80e anniversaire de Rerum novarum, fut souvent interprétée comme une sorte de changement de cap dans la pensée de l’Église alors qu’il s’agit surtout d’une invitation au discernement, comme celle de Pie XI en son temps, étant donné bien sûr qu’idéologies et mouvements historiques peuvent être distincts, étant donné aussi les différentes sortes de socialismes et de marxismes apparues après la guerre. Paul VI cite d’ailleurs le passage bien connu de Pacem in terris où Jean XXIII disait « dans la mesure où ces mouvements sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine, qui refuserait d’y reconnaître des éléments positifs et dignes d’approbation ? »[50]

Il faut lire très attentivement l’analyse de Paul VI, en n’oubliant pas qu’il a rappelé, au début de sa lettre, que les chrétiens sont invités à éclairer leur situation « à la lumière des paroles inaltérables de l’Évangile » et à « puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d’action dans l’enseignement social de l’Église tel qu’il s’est élaboré au cours de l’histoire (…) »⁠[51].

Voici, in extenso, les 3 paragraphes⁠[52] consacrés au marxisme:

Des chrétiens se demandent « si une évolution historique du marxisme n’autoriserait pas certains rapprochements concrets. Ils constatent en effet un certain éclatement du marxisme qui, jusqu’ici, se présentait comme une idéologie unitaire, explicative de la totalité de l’homme et du monde dans son processus de développement, et donc athée. En dehors de l’affrontement idéologique qui sépare officiellement les divers tenants du marxisme-léninisme dans leur interprétation respective de la pensée des fondateurs, et des oppositions ouvertes entre les systèmes politiques qui se réclament aujourd’hui d’elle, certains établissent les distinctions entre divers niveaux d’expression du marxisme ». Paul VI va décrire 4 niveaux d’expression du marxisme, quatre manières de le concevoir, chacune privilégiant un aspect de l’idéologie appliquée:

« Pour les uns, le marxisme demeure essentiellement une pratique active de la lutte des classes. Expérimentant la vigueur toujours présente et sans cesse renaissante des rapports de domination et d’exploitation entre les hommes, ils réduisent le marxisme à n’être que lutte, parfois sans autre projet, lutte qu’il faut poursuivre et même susciter de façon permanente. Pour d’autres, il sera d’abord l’exercice collectif d’un pouvoir politique et économique sous la direction d’un parti unique, qui se veut être - et lui seul - expression et garant du bien de tous, enlevant aux individus et aux autres groupes toute possibilité d’initiative et de choix. A un troisième niveau, le marxisme - qu’il soit au pouvoir ou non - se réfère à une idéologie socialiste à base de matérialisme historique et de négation de tout transcendant. Ailleurs enfin, il se présente sous une forme plus atténuée, plus séduisante aussi pour l’esprit moderne : comme une activité scientifique, comme une méthode rigoureuse d’examen de la réalité sociale et politique, comme le lien rationnel et expérimenté par l’histoire entre la connaissance théorique et la pratique de la transformation révolutionnaire. Bien que ce type d’analyse privilégie certains aspects de la réalité au détriment des autres et les interprète en fonction de l’idéologie, il fournit pourtant à certains, avec un instrument de travail, une certitude préalable à l’action, avec la prétention de déchiffrer, sous un mode scientifique, les ressorts de l’évolution de la société ».

Ces tendances une fois décrites, Paul VI fait une mise en garde importante:

« Si, à travers le marxisme, tel qu’il est concrètement vécu, on peut distinguer ces divers aspects et les questions qu’ils posent aux chrétiens pour la réflexion et pour l’action, il serait illusoire et dangereux d’en arriver à oublier le lien intime qui les unit radicalement, d’accepter les éléments de l’analyse marxiste sans reconnaître leurs rapports avec l’idéologie, d’entrer dans la pratique de la lutte des classes et de son interprétation marxiste en négligeant de percevoir le type de société totalitaire et violente à laquelle conduit ce processus ». Et Paul VI répétera ce qu’il disait en commençant : que le chrétien puise « aux sources de sa foi et dans l’enseignement de l’Église les principes et les critères opportuns pour éviter de se laisser séduire, puis enfermer (…) »⁠[53]. Et comme pour conclure et résumer tout son enseignement sur la tentation révolutionnaire, Paul VI déclarait encore : « Aussi féconde, indispensable et inépuisable que soit et doive être l’impulsion que le christianisme donne à la promotion humaine, celui-ci ne peut pas être intentionnellement utilisé au service d’une conception de la vie - aujourd’hui, par exemple : on parle de « christianisme pour le socialisme » - qui serait idéologiquement et pratiquement en contradiction avec le christianisme »[54].

Dans ses trois grandes encycliques sociales, Jean-Paul II va reprendre et compléter l’enseignement de ses prédécesseurs.

Dans Laborem exercens[55], évoquant le conflit historique entre le capital et le travail, Jean-Paul II décrit, sans porter de jugement, le « programme marxiste »⁠[56], avant de mettre en question le matérialisme dialectique⁠[57] et de souligner les méfaits du collectivisme et du centralisme bureaucratique⁠[58]. Jean-Paul II ne revient pas ici sur l’athéisme qui a focalisé, depuis Divini Redemptoris, la critique du Magistère. Il privilégie l’analyse anthropologique et sociologique.

Dans Sollicitudo rei socialis, il adopte le même point de vue. Après avoir constaté l’opposition politique, idéologique et militaire des deux « blocs », libéral et marxiste, le Pape les déclare imparfaits et incapables, sans corrections radicales, d’assurer le développement des peuples.

Le 100e anniversaire de Rerum novarum, deux ans après la chute hautement symbolique du Mur de Berlin, sera l’occasion d’une analyse approfondie des erreurs du marxisme.

Dans Centesimus annus[59], Jean-Paul II salue tout d’abord la lucidité surprenante de Léon XIII qui, en 1891, « prévoyait les conséquences négatives - sous tous les aspects: politique, social et économique - d’une organisation de la société telle que la proposait le « socialisme », qui en était alors au stade d’une philosophie sociale et d’un mouvement plus ou moins structuré ». Or, à ce moment-là, « le socialisme ne se présentait pas encore, comme cela se produisit ensuite, sous la forme d’un État fort et puissant, avec toutes les ressources à sa disposition ». Léon XIII a bien mesuré « le danger que représentait pour les masses la présentation séduisante d’une solution aussi simple que radicale de la « question ouvrière » d’alors ». Il a vu clairement « ce qu’il y a de mauvais dans une solution qui, sous l’apparence d’un renversement des situations des pauvres et des riches, portait en réalité préjudice à ceux-là mêmes qu’on se promettait d’aider ». Le remède proposé, « pire que le mal » était la suppression de la propriété privée, mesure injuste, disait Léon XIII, qui « dénature les fonctions de l’État et bouleverse de fond en comble l’édifice social »[60].

Partant de là, Jean-Paul II va montrer que « l’erreur fondamentale du « socialisme » est de caractère anthropologique », comme il l’a déjà évoqué brièvement dans ses encycliques précédentes.

En effet, le « socialisme » « considère l’individu comme un simple élément, une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l’individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L’homme est ainsi réduit à un ensemble de relations sociales, et c’est alors que disparaît le concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui construit l’ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la personne découlent la déformation du droit qui définit la sphère d’exercice de la liberté, ainsi que le refus de la propriété privée. En effet, l’homme dépossédé de ce qu’il pourrait dire « sien » et de la possibilité de gagner sa vie par ses initiatives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux qui la contrôlent ; cela lui rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de sa propre dignité de personne et entrave la progression vers la constitution d’une authentique communauté humaine ».

Allant plus profond encore, Jean-Paul II pose la question de savoir « d’où naît cette conception erronée de la nature de la personne humaine et de la personnalité de la société » ?

Sa réponse rejoint la critique de Pie XI : la cause première de cette erreur est l’athéisme : « C’est par sa réponse à l’appel de Dieu contenu dans l’être des choses que l’homme prend conscience de sa dignité transcendante. Tout homme doit donner cette réponse, car en elle il atteint le sommet de son humanité, et aucun mécanisme social ou sujet collectif ne peut se substituer à lui. La négation de Dieu prive la personne de ses racines et, en conséquence, incite à réorganiser l’ordre social sans tenir compte de la dignité et de la responsabilité de la personne.

L’athéisme dont on parle est, du reste, étroitement lié au rationalisme de la philosophie des lumières, qui conçoit la réalité humaine et sociale d’une manière mécaniste. On nie ainsi l’intuition ultime d’une vraie grandeur de l’homme, sa transcendance par rapport au monde des choses, la contradiction qu’il ressent dans son coeur entre le désir d’une plénitude de bien et son impuissance à l’obtenir et, surtout, le besoin de salut qui en dérive »[61].

Cet athéisme fondamental explique le rôle prépondérant de la lutte des classes, la dictature et la fausse conception que le marxisme se fait de l’aliénation.

Tout d’abord, « ce qui est condamné dans la lutte des classes, c’est plutôt l’idée d’un conflit dans lequel n’interviennent pas de considérations de caractère éthique ou juridique, qui se refuse à respecter la dignité de la personne chez autrui (et, par voie de conséquence, en soi-même), qui exclut pour cela un accommodement raisonnable et recherche non pas le bien général de la société, mais plutôt un intérêt de parti qui se substitue au bien commun et veut détruire ce qui s’oppose à lui »[62].

d’autre part, en ignorant ou voulant ignorer que l’homme « porte en lui la blessure du péché originel », la politique prétend rendre l’homme bon et désintéressé. Mais, « là où l’intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité. Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence et le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière » qui croit bâtir le paradis en ce monde »[63]. Ce fut la tentation du marxisme-léninisme qui « considère que quelques hommes, en vertu d’une connaissance plus approfondie des lois du développement de la société, ou à cause de leur appartenance particulière de classe et de leur proximité des sources les plus vives de la conscience collective, sont exempts d’erreur et peuvent donc s’arroger l’exercice d’un pouvoir absolu »[64].

Enfin, les marxistes ont cru que l’aliénation dépendait « uniquement de la sphère des rapports de production et de propriété » c’est-à-dire qu’elle n’avait qu’un « fondement matérialiste » et donc qu’elle ne pouvait « être éliminée que dans une société de type collectiviste ». Or, nous y reviendrons, l’aliénation découle du refus « de se transcender et de vivre l’expérience du don de soi et de la formation d’une communauté humaine authentique orientée vers sa fin dernière qui est Dieu ». L’aliénation vient d’une  »inversion entre les moyens et les fins ». Quand l’homme « ne reconnaît pas la valeur et la grandeur de la personne en lui-même et dans l’autre, (il) se prive de la possibilité de jouir convenablement de son humanité et d’entrer dans les relations de solidarité et de communion avec les autres hommes pour lesquelles Dieu l’a créé »[65].

L’athéisme explique le totalitarisme qui « naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe (…) »⁠[66].

Mais l’athéisme explique aussi la chute du communisme. Certes, le système s’est enlisé dans l’inefficacité économique qui est « une conséquence de la violation des droits humains » et notamment des droits du travail, droits « à l’initiative, à la propriété et à la liberté dans le domaine économique ». Mais, par-dessus tout, l’athéisme organisé a créé un « vide spirituel (…) qui a laissé les jeunes générations démunies d’orientations et les a amenées bien souvent, dans la recherche irrésistible de leur identité et du sens de la vie, à redécouvrir les racines religieuses de la culture de leurs nations et la personne même du Christ, comme réponse existentiellement adaptée à la soif de vérité et de vie qui est au cœur de tout homme »[67].

Vu la « chute du marxisme », était-il encore nécessaire de le mettre à l’examen ?

Oui, estime Jean-Paul II, « parce que les anciennes formes de totalitarisme et d’autoritarisme ne sont pas encore complètement anéanties et qu’il existe même un risque qu’elles reprennent vigueur (…) »⁠[68]. Il y a encore, en effet, en Asie, quelques pays sous régime communiste et des tendances néo-marxistes subsistent dans les pays où le communisme s’est effondré. Par ailleurs, l’Église reste confrontée, dans le Tiers Monde et en Amérique latine, en particulier, à des théologies qui tentent d’intégrer une analyse marxiste des réalités ou qui s’appuient sur une lecture marxiste de la Parole de Dieu⁠[69].

Ce long parcours à travers les écrits officiels de l’Église n’était pas inutile non plus parce qu’il nous montre combien est injuste la critique d’Armando Valladares, ancien prisonnier politique cubain, catholique, ancien ambassadeur des USA auprès de la Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève.

Armando Valladares dénonce⁠[70] « l’appui public donné à Castro en 1971 par le cardinal Silva Henriquez et les « chrétiens pour le socialisme » au Chili, alors que le dictateur cubain parcourait ce pays sous le régime du socialiste Salvador Allende ; les déclarations faites à Cuba, en 1974, par Mgr Agostino Casaroli, artisan de « l’ostpolitik » du Vatican, alors Secrétaire du Conseil des affaires publiques du Saint-Siège et ensuite Secrétaire d’État, déclarations selon lesquelles : « les catholiques qui vivent sur l’île sont heureux dans le système socialiste », et que « en général, le peuple cubain n’a pas la moindre difficulté avec le gouvernement socialiste », niant ainsi les évidences historiques ; les déclarations faites à Cuba en 1989 par le cardinal Roger Etchegaray - alors président de la Commission pontificale Justice et Paix et aujourd’hui président du Comité central du Jubilé de l’an 2000 - selon lesquelles « l’Église du silence » n’existait plus dans l’Ile-prison ; également en 1989, la lettre du cardinal Paulo Evaristo Arns, de Sao Paulo (Brésil) qui s’adressait à son « très cher Fidel » et dans laquelle il affirmait que les conquêtes de la révolution » ne représentaient rien moins que « les signes du Royaume de Dieu » ; enfin les déclarations, si souvent répétées au long des dernières décennies, du cardinal Ortega y Alamino, archevêque de La Havane, en faveur d’un dialogue et d’une collaboration avec le régime communiste ». L’auteur épingle aussi, sur un plan plus général « le refus du Concile Vatican II de condamner le communisme malgré la demande solennelle signée par 456 Pères conciliaires de 86 pays ».

Ce fait a troublé beaucoup de chrétiens. Mais, comme nous l’avons vu, les condamnations prononcées, l’Église a privilégié une action plus positive qui rendrait caducs les faux remèdes des idéologies ou qui ouvrirait, dans la patience et la miséricorde, les yeux des hommes sur leurs égarements .

Déjà Pie XII invitait les chrétiens « à ne pas se contenter d’un anti-communisme basé sur le slogan et sur la défense d’une liberté vide de contenu » mais plutôt à se consacrer « à édifier une société dans laquelle la sécurité de l’homme repose sur cet ordre moral (…) qui reflète la vraie nature humaine »[71].

C’est dans cet esprit que le Pape Jean XIII, dans son discours d’ouverture du Concile Vatican II⁠[72] invitait à exposer la vraie doctrine plutôt que de revenir sur les erreurs maintes fois dénoncées et de donner ainsi « une réponse constructive au communisme »[73].

A plusieurs reprises, Paul VI s’expliquera à ce sujet : « Le Saint-Siège, dira-t-il, s’abstient d’élever souvent et véhémentement de légitimes protestations et des plaintes, non parce qu’il ignore ou oublie la réalité des choses, mais dans un esprit de patience chrétienne, et pour ne pas provoquer des max plus graves »[74]

Et durant le Concile, il répétera : « Ce Concile devra être certes ferme et net en ce qui concerne la fidélité à la doctrine. Mais envers ceux qui, par suite d’aveugles préjugés antireligieux ou d’injustifiables partis-pris contre l’Église, lui infligent encore tant de souffrances, ce Concile, au lieu de porter des condamnations contre quiconque, n’aura que des sentiments de bonté et de paix »[75]

La Constitution Gaudium et spes est le fruit de cette pédagogie. Et l’on sait quel rôle déterminant a joué le futur Jean-Paul II dans la définition du style et de l’esprit de ce document. Le cardinal Wojtyla, en effet, fut très critique vis-à-vis du « schéma 13 » qui préparait la constitution sur « l’Église dans le monde de ce temps ». Le 21 octobre 1964, il déclara, au nom de tout l’épiscopat polonais : « Dans le schéma 13, nous devrions parler de telle sorte que le monde voie que, pour nous, il ne s’agit pas tant d’enseigner au monde d’une manière autoritaire que de chercher la juste et vraie solution des problèmes difficiles de la vie humaine et du monde lui-même. Ce n’est pas le fait que la vérité nous soit déjà connue qui est en question ; mais il s’agit plutôt de la manière selon laquelle le monde la trouvera par lui-même et la fera sienne »[76].

Notons que Gaudium et spes, sans trahir en rien les principes développés par l’enseignement social de l’Église depuis Léon XIII, s’abstint de citer non seulement le marxisme ou le communisme mais aussi le libéralisme.


1. Pour plus de détails, on peut lire Don MIANO, Église et marxisme, 1840-1980, SOS, 1982 et PORTELLI Hugues, Les socialismes dans le discours social catholique, Le Centurion, 1986. Don Miano fut, à la demande de Paul VI, Secrétaire-Fondateur du Secrétariat pour les Non-Croyants ; Hugues Portelli est professeur de science politique à l’Université de Paris X Nanterre.
2. Dans le Syllabus, Pie IX rassemble, dans la même condamnation (§IV) : « socialisme, communisme, sociétés secrètes, sociétés bibliques, sociétés clérico-libérales ». Léon XIII associe communistes, socialistes et nihilistes (Quod apostolici muneris, 28-12-1878) et accuse les Francs-Maçons de collusion avec les communistes (Humanum genus, 20-4-1884)
3. Don MIANO, op. cit., p. 28.
4. Qui Pluribus, 9-11-1846. Notons que pendant longtemps, l’évocation du « socialisme » se fera en termes plus que sévères : «  horrible et très funeste système » (PIE IX, Quibus quantisque, 20-4-1849) ; « doctrine perverse », « système criminel », « pernicieuse invention », « langage artificieux » (PIE IX, Nostis et nobiscum, 8-12-1849) ; « funeste erreur » (PIE IX, Quanta cura, 8-12-1864) ; « peste » (PIE IX, Syllabus, 8-12-1864) ; « fléau », « épidémie mortelle » (LEON XIII, Quod apostolici muneris, 28-12-1878) ; « monstre effroyable », « honte de la société » (LEON XIII, Diuturnum illud, 29-6-1881) ; « monstrueux système » (LEON XIII, Humanum genus, 20-4-1884) ; « asservissement tyrannique et odieux » (LEON XIII, Rerum novarum, 15-5-1891) ; « funestes machinations » (LEON XIII, Lettre, 10-7-1895) ; « folles illusions » (LEON XIII, Discours, 8-10-1898) ; « effrayants desseins » (LEON XIII, Pervenuti all’anno, 19-3-1902) ; « tyrannie envahissante » (PIE X, Fermo proposito, 11-6-1905) ; « ennemis funestes » (BENOÎT XV, Lettre, 11-3-1920) ; « massacre des innocents » (PIE XI, Divini illius Magistri, 31-12-1920) ; « programme diabolique », « guerre satanique », « rage abominable », « haine satanique » (PIE XI, Caritate Christi compulsi, 3-5-1932) ; « nouveau déluge » (PIE XI, Divini redemptoris, 19-3-1937).
5. Quanta cura, 8-12-1864.
6. Quod apostolici muneris, 28-12-1878.
7. Rerum novarum.
8. In Quadragesimo anno, 15-5-1931.
9. Divini Redemptoris, 19-3-1937.
10. Cf. Encyclique Dilectissima Nobis, 3-6-1933.
11. Cf. Lettre Nos es muy conocida, 28-3-1937.
12. DR, Marmy 137-140.
13. Il avait déjà mis en garde contre l’athéisme militant du communisme dans Caritate Christi compulsi (3-5-1932), dans son Discours à l’occasion de l’inauguration de l’exposition internationale de la presse catholique (12-5-1936) et dans son Allocution à des réfugiés espagnols (14-9-1936).
14. Rappelons que Pie XI avait condamné le fascisme et le nazisme respectivement dans les encycliques Non abbiamo bisogno (29-6-1931) et Mit brennender Sorge (14-3-1937).
15. Cf. Don MIANO, op. cit., p. 38 et PORTELLI, op. cit., pp. 45-46.
16. Radiomessage de Noël, 24-12-1942.
17. Discours aux travailleurs d’Italie, 13-6-1943.
18. Radiomessage au monde entier, 1-9-1944.
19. Radiomessage de Noël, 24-12-1944.
20. Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945.
21. Radiomessage de Noël, 24-12-1947. Entre 1937 et 1945, s’étaient formés, en Italie, des mouvements comme le « Mouvement catholiques communistes » ou encore le « Parti de la gauche chrétienne ». La plupart de leurs membres après la chute du fascisme, passèrent au Parti communiste (Cf. Don MIANO, op. cit., p. 47, note 11).
22. Décret du Saint-Office concernant le communisme, 1-7-1949.
23. La traduction simplifie car le texte officiel latin parle de partes communistarum ce qui désigne non seulement le parti mais aussi les organisations syndicales et culturelles qu’il dirige (cf. Don MIANO, op. cit., p. 42).
24. Radiomessage aux catholiques allemands à l’occasion du Katholikentag, 4-9-1949.
25. Monitum du Saint-Office à propos des associations éducatives, 28-7-1950 ; Exhortation Mentis Nostrae, 23-9-1950.
26. Radiomessage de Noël, 24-12-1954.
27. Radiomessage de Noël, 24-12-1955.
28. Radiomessage de Noël, 24-12-1956.
29. Encyclique Apostolorum Principis, 29-6-1958.
30. Notons que Pie XII a vu, malheureusement, se confirmer la menace communiste à travers le martyre de la Hongrie et les événements de Chine populaire.
31. Radiomessage, 29-10-1958. Jean XXIII y reviendra dans son encyclique Ad Petri cathedram, 29-6-1959.
32. Le Saint-Père précise très tôt sa pédagogie en déclarant : « La tendance de votre nouveau Pape à exposer la doctrine avec calme et simplicité, plutôt qu’à souligner des points précis de désaccord et des aspects négatifs de la pensée et de l’action, ne le dissuade pas et ne lui enlève pas le sens de ses redoutables responsabilités pastorales au point de ne pas considérer comme opportun de toucher l’un ou l’autre des traits caractéristiques de la doctrine catholique, qui ne sont pas pour plaire aux auditeurs » (15-2-1959, cité in Don MIANO, op. cit., pp. 51-52). De même, il avouera qu’il ne doute pas que « ne soient répandues aujourd’hui des opinions philosophiques et des comportements pratiques absolument inconciliables avec la foi chrétienne. Nous continuerons, ajoute Jean XXIII, avec sérénité, précision et fermeté, à affirmer qu’elles sont inconciliables. Mais Dieu a rendu guérissables les hommes et les nations. C’est pourquoi nous avons confiance que, écartant les postulats arides d’une pensée cristallisée et d’une action pénétrée de laïcisme et de matérialisme, on gardera comme un trésor cette saine doctrine et que l’on cherchera les remèdes opportuns » (encyclique Grata Recordatio, 26-9-1959).
33. On en retrouve un écho dans son Discours aux membres de l’Association chrétienne des travailleurs italiens (ACLI), le 1-5-1959.
34. 15-5-1961.
35. MM, 26-40.
36. MM, 214-218.
37. MM, 241. Jean XXIII continue : « Il est cependant clair que dès que la Hiérarchie ecclésiastique s’est prononcée sur un sujet, les catholiques sont tenus à se conformer à ses directives, puisque appartiennent à l’Église le droit et le devoir non seulement de défendre les principes d’ordre moral et religieux, mais aussi d’intervenir d’autorité dans l’ordre temporel, lorsqu’il s’agit de juger de l’application de ces principes à des cas concrets ». Ce passage prête à discussion étant donné ce que nous avons bien établi dans la première partie à propos de la responsabilité du laïcat. Nous y reviendrons encore dans la dernière partie consacrée à l’action.
38. Op. cit., pp. 55-56.
39. MM, 154. Dans la mise en œuvre des principes fondés sur la nature humaine, « les catholiques collaborent de multiples manières soit avec des chrétiens séparés de ce Siège apostolique, soit avec des hommes qui vivent en dehors de toute loi chrétienne, mais qui, guidés par les lumières de la raison, sont fidèles à la morale naturelle ».
40. « C’est justice de distinguer toujours l’erreur et ceux qui la commettent, même s’il s’agit d’hommes dont les idées fausses ou l’insuffisance des notions concernent la religion ou la morale. L’homme égaré dans l’erreur reste toujours un être humain et conserve sa dignité de personne à laquelle il faut toujours avoir égard. Jamais non plus l’être humain ne perd le pouvoir de se libérer de l’erreur et de s’ouvrir un chemin vers la vérité. Et pour l’y aider, le secours providentiel de Dieu ne lui manque jamais. Il est donc possible que tel homme, aujourd’hui privé des clartés de la foi ou fourvoyé dans l’erreur, se trouve demain, grâce à la lumière divine, capable d’adhérer à la vérité. Si, en vue de réalisations temporelles, les croyants entrent en relation avec des hommes que des conceptions erronées empêchent de croire ou d’avoir une foi complète, ces contacts peuvent être l’occasion ou le stimulant d’un mouvement qui mène ces hommes à la vérité » (MM, 156).
41. MM, 157-158. Jean XXIII ajoute: « Quant à juger si ce moment est arrivé ou non, et à déterminer les modalités et l’ampleur d’une coordination des efforts en matière économique, sociale, culturelle ou politique à des fins utiles au vrai bien de la communauté, ce sont là des problèmes dont la solution et l’ampleur relèvent de la prudence régulatrice de toutes les vertus qui ordonnent la vie individuelle et sociale. Quand il s’agit des catholiques, la décision à cet égard appartient avant tout aux hommes les plus influents du Corps social et les plus compétents dans le domaine dont il est question, pourvu que, fidèles aux principes du droit naturel, ils suivent la doctrine sociale de l’Église et obéissent aux directives des autorités ecclésiastiques ». Encore faut-il savoir à quelles directives, le Pape veut faire allusion (cf. la remarque faite plus haut sur MM 241).
42. GS, 20, § 2.
43. A la XIIIe Semaine d’Aggionamento pastoral, 6-9-1963. Dans le même esprit, Paul VI invitera les travailleurs à dissiper « cette funeste illusion qu’il puisse y avoir une sociologie vraiment humaine sans référence à l’Évangile du Christ » et à ne pas céder « aux suggestions insinuantes et tapageuses du marxisme athée et subversif » (Discours à l’Association chrétienne des travailleurs italiens, 21-12-1963).
44. Encyclique du 6-8-1964 (ES).
45. « Attitude qui exclut les réalités et les interventions « surnaturelles » ou n’en tient pas compte » (Lacoste).
46. ES, § 94. Un peu plus haut (§ 92 et 93), Paul VI décrivait l’attitude de ces athées qui « font profession ouverte d’impiété et s’en font les protagonistes comme d’un programme d’éducation humaine et de conduite politique, dans la persuasion ingénue mais fatale, de libérer l’homme d’idées fausses et dépassées touchant la vie et le monde, pour y substituer, disent-ils, une conception scientifique, conforme aux exigences du progrès moderne ». Et il ajoutait : « ce phénomène est le plus grave de notre époque ». Plus loin (§ 97), il décrira « les raisons de l’athéisme, imprégnées d’anxiété, colorées de passion et d’utopie, mais souvent aussi généreuses, inspirées d’un rêve de justice et de progrès, tendu vers des finalités d’ordre social divinisées : autant de succédanés de l’absolu et du nécessaire (…) ».
47. Discours à l’occasion du 75e anniversaire de Rerum novarum, 22-5-1966. Paul VI ajoute immédiatement : « Mais l’Église ne renonce pour autant à aucune de ses exigences de justice et de progrès en faveur de la classe ouvrière. Et Nous tenons à affirmer encore une fois qu’en rectifiant ces erreurs et ces déviations, elle n’exclut de son amour aucun homme et aucun travailleur, quels qu’ils soient ».
48. Cf. Note du Secrétariat pour les non croyants, juillet 1970, in Don MIANO, op. cit., pp. 70-71.
49. OA, 14-5-1971.
50. OA, 30.
51. OA, n° 4.
52. OA, 32-34.
53. OA, 36.
54. Audience générale, 10-11-1976. Le mot socialisme reste ambigu comme dans cet autre discours où Paul VI évoque la menace de « la séduction du socialisme entendu par certains comme un renouvellement social et une socialité rénovatrice, mais avec l’utilisation d’idées, de sentiments non chrétiens et parfois antichrétiens : lutte de classe systématique, haine et subversion, psychologie matérialiste (…) » (Au Sacré Collège des Cardinaux, 23 juin 1972).
55. LE, 14-9-1981 (90e anniversaire de Rerum Novarum).
56. LE, 11.
57. LE, 13.
58. LE, 14-15.
59. CA, 1-5-1991.
60. CA, 12.
61. CA, 13.
62. CA, 14. Jean-Paul II ajoute: « Il s’agit, en un mot, de la reprise - dans le domaine du conflit interne entre groupes sociaux - de la doctrine de la « guerre totale » que le militarisme et l’impérialisme de l’époque faisaient prévaloir dans le domaine des rapports internationaux. Cette doctrine substituait à la recherche du juste équilibre entre les intérêts des diverses nations, celle de la prédominance absolue de son propre parti moyennant la destruction de la capacité de résistance du parti adverse, effectuée par tous les moyens, y compris le mensonge, la terreur à l’encontre des populations civiles et les armes d’extermination (…). La lutte des classes au sens marxiste et le militarisme ont donc la même racine: l’athéisme, et le mépris de la personne humaine, qui fait prévaloir le principe de la force sur celui de la raison et du droit ». Jean-Paul II fait, sans doute, allusion ici à l’influence qu’a exercée l’œuvre de Carl von Clausewitz (1780-1831) sur Lénine qui le considérait comme « l’un des écrivains militaires les plus profonds, l’un des plus grands, l’un des plus remarquables philosophes et historiens de la guerre, un écrivain dont les idées fondamentales sont devenues aujourd’hui le bien incontestable de tout penseur ». Lénine avait été séduit par l’idée centrale de Clausewitz : la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, c’est-à-dire violents (cf. CLAUSEWITZ Carl von, De la guerre, ouvrage posthume, 10/18, 1965, pp. 9 et 18).
63. CA, 25.
64. CA, 44.
65. CA, 40.
66. CA, 44.
67. CA, 24.
68. CA, 29.
69. En 1965 déjà, Paul VI avait mis alerté les évêques d’Amérique latine et dénoncé des « forces » destructrices de l’unité religieuse et morale déjà fragile du continent. « Parmi ces forces, déclarait-il, celle qui prévaut dans le secteur économico-social, la plus nuisible et porteuse de revendication, est le marxisme athée ; par son « messianisme » social, il fait du progrès humain un mythe et fonde toute espérance sur les biens économiques et temporels ; il professe un athéisme doctrinal et pratique ; il soutient et prépare la révolution violente comme le seul moyen de résoudre les problèmes ; il indique et prône l’exemple des pays où il a affermi ses idéologies et ses systèmes » (Exhortation à l’Episcopat d’Amérique latine_, in Don MIANO, op. cit., p. 67).
   Plus tard, et prudemment, le Pape invita de nouveau au discernement et interpella la théologie de la libération en demandant : « Libération de quoi ? De tous ses maux, en ayant toujours présent à l’esprit le plus grave et le plus fatal : le péché, avec toute la discipline religieuse et morale qui se rattache à cette libération. Et puis la libération de nombreux maux, souffrances et besoins immenses qui affligent une grande partie de l’humanité pour tant de causes, spécialement la pauvreté, la misère et les déplorables conditions sociales. Nous sommes d’accord. Mais parfois, cette théologie devient discutable, dans ses analyses des causes et dans les accusations catégoriques qu’elle porte à leur sujet, ou dans les remèdes qu’elle propose d’une façon impulsive et qui pourraient s’avérer inadéquats, voire même nocifs. Et pour nous cette théologie frise des méthodes et des domaines étrangers à notre compétence. C’est un thème grave et délicat » (Audience générale, 16-8-1972).
   En 1975, dans l’exhortation Evangelii nuntiandi, Paul VI mettra en garde contre l’utilisation ambigüe du mot « libération » par les idéologies :  »(…) beaucoup de chrétiens généreux, sensibles aux questions dramatiques que recouvre le problème de la libération, en voulant engager l’Église dans l’effort de libération, ont fréquemment la tentation de réduire sa mission aux dimensions d’un projet temporel ; ses buts à une visée anthropocentrique ; le salut dont elle est messagère et sacrement, à un bien-être matériel ; son activité, oubliant toute préoccupation spirituelle et religieuse, à des initiatives d’ordre politique ou social. Mais s’il en était ainsi, l’Église perdrait sa signification foncière. Son message de libération n’aurait plus aucune originalité et finirait par être facilement accaparé et manipulé par des systèmes idéologiques et des partis politiques. Elle n’aurait plus d’autorité pour annoncer, comme de la part de Dieu, la libération » (n° 32).
   Vu la complexité du phénomène précisément et son extension, Rome publia deux instructions claires et précises : l’Instruction sur quelques aspects de la « théologie de la libération » (1984) montrait les subversions de sens que l’analyse marxiste introduisait dans le discours chrétien ; puis, en 1986, l’Instruction sur la liberté chrétienne et la libération rappelait clairement et simplement la juste compréhension de ces concepts et présentait la doctrine sociale de l’Église comme mise en œuvre du commandement de l’amour.
70. In Diario Las Américas, 22 de marzo 2000 (www.cubdest.org).
71. Message de Noël 1955.
72. 11-10-1962.
73. Cf. HÄRING Bernard, Vatican II pour tous, Apostolat des éditions, 1966, pp. 275-301 et Don MIANO, op. cit., p. 56.
74. Discours dans les Catacombes de Domitille, 12-9-1965.
75. Discours d’ouverture de la IVe Session conciliaire, 14-9-1965.
76. Cf. BUTTIGLIONE Rocco, La pensée de Karol Wojtyla, Fayard, 1984, pp. 272-273. Le futur Jean-Paul II continue : « N’importe quel professeur expert en son métier sait que l’on peut enseigner aussi avec la méthode dite « heuristique », en permettant au disciple de trouver la vérité comme de lui-même. Mais cette méthode d’enseignement ne convient guère à notre schéma. Une telle méthode, comme je viens de le dire, exclut en tout cas des choses qui manifesteraient une mentalité « ecclésiastique ». »

⁢b. A propos du libéralisme

[1]

Au XIXe siècle, ce n’est pas Rome qui, la première, attirera l’attention des chrétiens sur un certain nombre de problèmes engendrés par le libéralisme triomphant. Ce sont des laïcs, des clercs, des évêques qui, au contact des réalités, vont réagir. Roger Aubert a brossé l’histoire de ces chrétiens qui, à partir des années 1820, vont « s’émouvoir de la misère du prolétariat industriel et chercher à y porter remède »[2]. Progressivement, des travaux importants seront publiés, par d’éminents esprits, le Père Matteo Liberatore⁠[3], Giuseppe Tonolio⁠[4], Mgr Domenico Jacobini⁠[5], en Italie, Albert de Mun⁠[6] et René de La Tour du Pin⁠[7], en France, Charles Périn⁠[8], en Belgique, Mgr Ketteler⁠[9], Karl von Vogelsang⁠[10], le Père Heinrich Denifle⁠[11], Gustav von Blome⁠[12], en Allemagne, Franz von Kuefstein⁠[13] en Autriche, Mgr Mermillod⁠[14], en Suisse, etc., vont réfléchir prioritairement à une modification de l’organisation économique et sociale qui prévalait alors dans la plupart des pays européens, alors que d’autres catholiques qu’on appelait « libéraux » et qui développaient aussi des idées sur la société, comptaient surtout sur la charité privée pour répondre aux misères du temps⁠[15]. Ce sont les recherches des premiers qui vont préparer et nourrir les réflexions de Léon XIII sur le libéralisme économique.

En effet, jusque là, l’Église s’est attaquée surtout au libéralisme philosophique⁠[16] et, dans une moindre mesure, au libéralisme politique⁠[17].

Dans Rerum novarum (1891), Léon XIII va condamner le principe de non-intervention de l’État et l’individualisme anti-associationniste.

Il défendra donc le droit d’intervention de l’État⁠[18], non pas simplement pour remédier aux insuffisances de la société économique mais pour veiller, en tant que gardien du bien commun, au progrès de l’industrie, du commerce, de l’agriculture. L’intervention de l’État « se fera dans toute la rigueur de son droit et sans avoir à redouter le reproche d’ingérence ; car, en vertu même de son office, l’État doit servir l’intérêt commun »[19].

De plus, Léon XIII, sans employer le mot, suggère l’idée d’une solidarité entre tous les membres de la communauté politique, solidarité, précise Jean-Yves Calvez, « qui recouvre à l’évidence les relations économiques »[20] : « la raison d’être de toute société, explique le Pape, est une et commune à tous ses membres grands et petits. Les pauvres, au même titre que les riches, sont, de par le droit naturel, des citoyens, c’est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se compose, par l’intermédiaire des familles, le corps entier de la nation. A parler exactement, en toutes les cités, ils sont le plus grand nombre. Comme il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l’autre, il est donc évident que l’autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu’on rende à chacun ce qui lui est dû. »[21] Dès lors, le devoir le plus grave des gouvernants « consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive »[22]. Même si l’on considère que le bien moral est le premier de tous les biens, chacun sait aussi que « dans une société bien constituée, il doit se trouver encore une certaine abondance de biens extérieurs « dont l’usage est requis à l’exercice de la vertu »[23]. Or, tous ces biens, c’et le travail de l’ouvrier, travail des champs ou de l’usine, qui en est surtout la source féconde et nécessaire. Bien plus, dans cet ordre de choses, le travail a une telle fécondité et une telle efficacité, que l’on peut affirmer sans crainte de se tromper que, seul, il donne aux nations la prospérité. L’équité demande donc que l’État se préoccupe des travailleurs. Il doit faire en sorte qu’ils reçoivent une part convenable des biens qu’ils procurent à la société, comme l’habitation et le vêtement, et qu’ils puissent vivre au prix de moins de peines et de privations. Ainsi, l’État doit favoriser tout ce qui, de près ou de loin, paraît de nature à améliorer leur sort. Cette sollicitude, bien loin de préjudicier à personne, tournera au contraire au profit de tous, car il importe souverainement à la nation que des hommes qui sont pour elle le principe de biens aussi indispensables ne se trouvent point de tous côtés aux prises avec la misère »[24]. Comme nous le verrons dans sa critique du socialisme, l’intention du Souverain pontife n’est pas de prôner l’absorption de l’individu et de la famille par l’État mais de rappeler aux gouvernants qu’il leur appartient de prendre soin « de la communauté de ses parties »[25] et donc, si « les intérêts généraux, ou l’intérêt d’une classe en particulier, se trouvent lésés ou simplement menacés, et s’il est impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l’autorité publique »[26]. Qui plus est, l’État « doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents. La classe riche se fait comme un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indigente, au contraire, sans richesses pour la mettre à couvert des injustices, compte surtout sur la protection de l’État. L’État doit donc entourer de soin et d’une sollicitude toute particulière les travailleurs qui appartiennent à la classe pauvre en général »[27].

Très concrètement, Léon XIII énumère ensuite un certain nombre de domaines où l’autorité publique doit ou peut intervenir car « il est plus efficace et plus salutaire que l’autorité des lois prévienne le mal et l’empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes[28] qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons »[29]. Et de citer parmi les « intérêts nombreux qui réclament la protection de l’État » : la nécessité du repos proportionné à la nature du travail et à la santé de l’ouvrier, selon les circonstances ; la nécessité d’adapter le travail à la nature et à la mission de la femme, de veiller « strictement » à ce que l’enfant n’entre à l’usine « qu’après que l’âge aura suffisamment développé en lui les forces physiques, intellectuelles et morales ». A propos des conventions par lesquelles patrons et ouvriers fixent le salaire, il ne faut pas oublier qu’ »au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête ». L’ouvrier doit percevoir « un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille » et pouvoir « par de prudentes épargnes, (…) se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine ». Enfin, en ce qui concerne la journée de travail et les soins de santé, « vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux », il serait préférable « d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…) ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État »[30]

Dans son commentaire, J.-Y. Calvez souligne le fait que le pape « suppose bien entendu l’inestimable valeur de liberté dans ce domaine ; cependant, c’est non moins clair pour lui, ajoute-t-il, elle ne peut pas être illimitée, l’économique est en effet encadré dans des solidarités supérieures (on peut dire aussi : des libertés supérieures - suggérant que le libéralisme économique ne peut être pensé qu’au sein d’un libéralisme politique, qui limite nécessairement les libertés économiques) ».⁠[31]

Par ailleurs, Léon XIII, on l’a entendu au passage, se prononce pour l’association. Il rappelle les bienfaits apportés par les anciennes corporations mais précise aussitôt qu’ »aujourd’hui, les générations sont plus cultivées, les mœurs plus policées, les exigences de la vie quotidienne plus nombreuses. Il n’est donc pas douteux, conclut le Saint Père, qu’il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles. Aussi, écrit-il, Nous voyons avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. Il est à désirer qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action »[32].

Un fois encore, le Pape se réfère à un principe général : « Les sociétés privées, explique-t-il, n’ont d’existence qu’au sein de la société civile[33], dont elles sont comme autant de parties. Il ne s’ensuit pas, cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme »[34]. « Il faut éviter, rappelle-t-il, d’empiéter sur les droits des citoyens » et le droit d’association est fondamental dans la résolution de la question sociale⁠[35].

En affirmant cela, souligne J.-Y. Calvez, « Léon XIII rompait (…) avec un second aspect du libéralisme de son époque, caractéristiquement individualiste autant qu’il était hostile à l’intervention de l’État. Tout ceci ne faisait évidemment pas de ce pape un antilibéral ou un collectiviste. Mais ses positions ont induit une pensée constamment réservée à l’endroit des thèses radicales du libéralisme économique…​ »[36].

En somme, Léon XIII prête surtout attention au problème social engendré par les excès libéraux alors qu’en 1931, Pie XI , dans l’encyclique Quadragesimo anno, va, lui, s’intéresser davantage à l’économique, et centrer sa réflexion sur la concurrence.

Cette différence d’accent s’explique par les changements intervenus depuis 1891. Aussi n’est-il pas inutile de commencer par rappeler le diagnostic porté par Pie XI sur la société de son temps.

« Ce qui, à notre époque, frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique, discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui, d’ordinaire, ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré.

Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.

Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience.

A son tour, cette accumulation de forces et de ressources amène à lutter pour s’emparer de la puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord la maîtrise économique ; on se dispute ensuite le pouvoir politique, dont on exploitera les ressources et la puissance dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain international, soit que les divers États mettent leurs forces et leur puissance politique au service des intérêts économiques de leurs ressortissants, soit qu’ils se prévalent de leurs forces et de leur puissance économiques pour trancher leurs différends politiques »[37].

Cette description met en évidence des maux que nous connaissons encore et qui montrent que le libéralisme finir par nuire à la liberté: dictature du capitalisme financier, dictature du plus fort et du moins scrupuleux, corruption du pouvoir politique. Tout cela est le fruit de l’individualisme dénoncé par l’Église, depuis le XVIIIe siècle, bien consciente qu’une volonté sans limites n’est plus que volonté de puissance, qu’une liberté sans balises et sans boussole est vouée à sa propre perte. On le vérifie aussi dans l’ordre économique : « la libre concurrence, précise le Saint Père, s’est détruite elle-même ; à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle. A tout cela viennent s’ajouter les graves dommages qui résultent d’une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux d’ordre économique ; telle, pour n’en citer qu’un d’une extrême importance, la déchéance du pouvoir : lui qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt. Dans l’ordre des relations internationales, de la même source sortent deux courants divers : c’est, d’une part, le nationalisme ou même l’impérialisme économique, de l’autre, non moins funeste et détestable, l’internationalisme ou impérialisme international de l’argent, pour lequel là où est l’avantage, là est la patrie »[38].

Face à ces désordres graves, Pie XI propose trois remèdes : une « organisation de coopération professionnelle et interprofessionnelle »[39] ; l’établissement dans toute la vie économique et sociale de règles de justice sociale car les rapports entre le capital et le travail « doivent être réglés selon les lois d’une très exacte justice commutative avec l’aide de la charité chrétienne » ; enfin, bien sûr, la restauration de l’ordre politique car « il faut que la libre concurrence, contenue dans de raisonnables et justes limites, et plus encore la puissance économique, soient effectivement soumises à l’autorité publique »[40].

Tout d’abord, il faut lutter contre l’« état violent, partant instable et chancelant » dans lequel la société est plongée : « A ce grave désordre qui mène la société à la ruine, (…) il est urgent de porter un prompt remède. Mais on ne saurait arriver à une guérison parfaite que si à ces classes opposées on substitue des organes bien constitués, des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se rattachent. De même, en effet, que ceux que rapprochent des relations de voisinage en viennent à constituer des cités, ainsi la nature incline les membres d’un même métier ou d’une même profession, quelle qu’elle soit, à créer des groupements corporatifs, si bien que beaucoup considèrent de tels groupements comme des organes sinon essentiels, du moins naturels dans la société.

(…) Le corps social ne sera vraiment ordonné que si une véritable unité relie solidement entre eux tous les membres qui le constituent. Or ce principe d’union se trouve - et pour chaque profession, dans la production des biens ou la prestation des services que vise l’activité combinée des patrons et des ouvriers qui la constituent - et pour l’ensemble des professions, dans le bien commun auquel elles doivent toutes, et chacune pour sa part, tendre par la coordination de leurs efforts. Cette union sera d’autant plus forte et plus efficace que les individus et les professions elles-mêmes s’appliqueront plus fidèlement à exercer leur spécialité et à y exceller »[41].

On sait que ce projet d’organisation a été mal compris et généralement très critiqué. Nous y reviendrons car il est rare, voire exceptionnel, qu’un Souverain Pontife fasse des propositions aussi concrètes sur le plan temporel. Mais notons le souci très caractéristique de l’unité, de l’harmonie sociale, l’importance, en dehors de l’action propre de l’État, de structures de solidarité qui compenseraient, amortiraient, corrigeraient les mauvais effets des dérégulations engendrées par la concurrence.

Plus classiquement, Pie XI, dans le contexte nouveau, va en appeler, comme son prédécesseur, au politique et à ce que Léon XIII appelait « la loi de justice naturelle » : « De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l’ont surabondamment prouvé, depuis qu’on a mis en pratique les postulats d’un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d’autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin, pour se rendre utile aux hommes, d’un frein énergique et d’une sage direction, qu’elle ne trouve pas en elle-même. C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s’acquitteront plus facilement s’ils veulent bien se libérer des attributions qui, Nous l’avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre »[42].

A la recherche d’un « principe directeur » de la vie économique, il faudra, les textes nous y invitent définir cette « justice » à laquelle ils se réfèrent constamment sans la redéfinir précisément.

Pie XII va, à travers de nombreux messages destinés, la plupart du temps, à des catégories bien précises de travailleurs, reprendre, en gros les idées de ses prédécesseurs. Mais son souci sera moins de critiquer les idéologies⁠[43] que de rappeler sans cesse les principes nécessaires à une bonne organisation économique et sociale.

Comme ses prédécesseurs mais plus nettement qu’eux, Pie XII fait bien la distinction entre libéralisme et capitalisme ; il ne condamne pas celui-ci mais ses abus. A propos du travail agricole, il écrit : « Tout bon esprit doit reconnaître que le régime économique du capitalisme industriel a contribué à rendre possible, voire à stimuler, le progrès du rendement agricole ; qu’il a permis, en maintes régions du monde, d’élever à un niveau supérieur la vie physique et spirituelle de la population des campagnes. Ce n’est donc pas au régime lui-même qu’il faut s’en prendre, mais au danger qu’il ferait courir si son influence venait à altérer le caractère spécifique de la vie rurale, en l’assimilant à la vie des centres urbains et industriels, en faisant de la « campagne » telle qu’on l’entend ici, une simple extension ou annexe de la « ville ».⁠[44] »

Pie XII défendra aussi avec force et non sans amertume, l’organisation professionnelle de Pie XI : « Rien ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production. Ce point de l’Encyclique[45] fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes[46], les autres un retour au moyen- âge[47]. Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques. Mais à présent, cette partie de l’Encyclique semble presque nous fournir malheureusement un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper, faute de les saisir à temps »[48].

Si Pie XII n’apporte rien de neuf à la critique du libéralisme, nous verrons plus loin, qu’il affermit, de manière décisive, les fondements de ce qu’il appelait volontiers « l’économie sociale ».

Dans l’après-guerre, incontestablement, la vie économique et sociale s’est améliorée et bien des maux dénoncés jadis ont été corrigés ou éliminés⁠[49]. Toutefois, la pensée sociale chrétienne va se trouver confrontée à un nouveau problème, celui du déséquilibre non plus entre des classes (patrons-ouvriers) mais entre différents secteurs de l’activité économique et entre les régions d’un pays, voire du monde. La pensée de l’Église reste donc attachée non seulement à l’unité sociale mais aussi à l’unité de tout le genre humain. La pauvreté n’est tolérable nulle part, ni à l’intérieur d’un État ni dans quelque partie du monde que ce soit.

Pour Jean XXIII, « l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques dans un nombre croissant de pays met mieux en relief le déséquilibre économique et social entre le secteur agricole d’une part et le secteur de l’industrie et des services d’autre part, entre les régions d’économie développée et les régions d’économie moins développée à l’intérieur de chaque pays ; et, sur le plan mondial, le déséquilibre économique et social encore plus flagrant entre les pays économiquement développés et les pays en voie de développement économique »[50].

Et parmi tous ces déséquilibres, « le problème le plus important de notre époque est peut-être celui des relations entre communautés politiques économiquement développées et pays en voie de développement économique. Les premières jouissent d’un niveau de vie élevé, les autres souffrent de privations souvent graves. La solidarité qui unit tous les hommes en une seule famille impose aux nations qui surabondent en moyens de subsistance, le devoir de n’être pas indifférentes à l’égard des pays dont les membres se débattent dans les difficultés de l’indigence, de la misère, de la faim, ne jouissent même pas des droits élémentaires reconnus à la personne humaine. d’autant plus, vu l’interdépendance de plus en plus étroite entre peuples, qu’une paix durable et féconde n’est pas possible entre eux, si sévit un trop grand écart entre leurs conditions économiques et sociales »[51].

Dans le fond, la question sociale étudiée par Léon XIII est transposée à l’échelle du monde par l’effet de « l’échange commercial libéral international »[52]. Jean XIII a le mérite d’attirer l’attention, le premier peut-être, sur ce nouveau désordre préjudiciable à la paix entre les nations de la même manière que les dérégulations internes créaient un « état violent » à l’intérieur de chaque nation⁠[53].

Au niveau des remèdes, le Pape réclame des « secours d’urgence » et l’organisation d’une « coopération scientifique, technique et financière »[54].

Quelques années plus tard, en 1967, Paul VI, dans Populorum progressio[55], va plus loin et fait remarquer que « les efforts, même considérables, qui sont faits pour aider au plan financier et technique les pays en voie de développement seraient illusoires, si leurs résultats étaient partiellement annulés par le jeu des relations commerciales entre pays riches et pays pauvres. La confiance de ces derniers serait ébranlée s’ils avaient l’impression qu’une main leur enlève ce que l’autre leur apporte ». Comment les relations commerciales peuvent-elles nuire aux pays pauvres ? Paul VI nous l’explique très concrètement dans une description devenue célèbre: « Les nations hautement industrialisées exportent en effet surtout des produits fabriqués, tandis que les économies peu développées n’ont à vendre que des produits agricoles et des matières premières. Grâce au progrès technique, les premiers augmentent rapidement de valeur et trouvent un marché suffisant. Au contraire, les produits primaires en provenance des pays sous-développés subissent d’amples et brusques variations de prix, bien loin de cette plus-value progressive. Il en résulte pour les nations peu industrialisées de grandes difficultés, quand elles doivent compter sur leurs exportations pour équilibrer leur économie et réaliser leur plan de développement. Les peuples pauvres restent toujours pauvres, et les riches deviennent toujours plus riches ». A la lumière de cette situation, il est clair « que la règle de libre-échange ne peut plus - à elle seule - régir les relations internationales. Ses avantages sont certes évidents quand les partenaires ne se trouvent pas en conditions trop inégales de puissance économique : elle est un stimulant au progrès et récompense l’effort. C’est pourquoi les pays industriellement développés y voient une loi de justice. Il n’en est plus de même quand les conditions deviennent trop inégales de pays à pays : les prix qui se forment « librement » sur le marché peuvent entraîner des résultats iniques. Il faut le reconnaître: c’est le principe fondamental du libéralisme comme règle des échanges commerciaux qui est ici mis en question ». Et, devant les distorsions croissantes que le libéralisme entraîne, Paul VI rappelle le principe qui guidait Léon XIII confronté à la « question ouvrière » : « le consentement des parties, si elles sont en situation trop inégale, ne suffit pas à garantir la justice du contrat, et la règle du libre consentement demeure subordonnée aux exigences du droit naturel. Ce qui était vrai du juste salaire individuel, l’est aussi des contrats internationaux : une économie d’échange ne peut plus reposer sur la seule loi de libre concurrence, qui engendre trop souvent elle aussi une dictature économique. La liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale.

Au reste, les pays développés l’ont eux-mêmes compris, qui s’efforcent de rétablir par des mesures appropriées, à l’intérieur de leur propre économie, un équilibre que la concurrence laissée à elle-même tend à compromettre. C’est ainsi qu’ils soutiennent souvent leur agriculture aux prix de sacrifices imposés aux secteurs économiques plus favorisés. C’est ainsi encore que, pour soutenir les relations commerciales qui se développent entre eux, particulièrement à l’intérieur d’un marché commun, leur politique financière, fiscale et sociale s’efforce de redonner à des industries concurrentes inégalement prospères des chances comparables ».

Très concrètement, que faire pour pallier les déséquilibres internationaux ? « Sans abolir le marché de concurrence, il faut le maintenir dans des limites qui le rendent juste et moral, et donc humain. Dans le commerce entre économies développées et sous-développées, les situations sont trop disparates et les libertés réelles trop inégales. La justice sociale exige que le commerce international, pour être humain et moral, rétablisse entre partenaires au moins une certaine égalité de chances. Cette dernière est un but à long terme. Mais, pour y parvenir, il faut dès maintenant créer une réelle égalité dans les discussions et négociations. Ici encore des conventions internationales à rayon suffisamment vaste seraient utiles: elles poseraient des normes générales en vue de régulariser certains prix, de garantir certaines productions, de soutenir certaines industries naissantes »[56].

Une fois encore, on l’a entendu, l’intention de l’Église n’est pas de condamner aveuglément le principe du marché mais de refuser, au nom de la solidarité⁠[57] et du respect de tous, que le dynamisme économique fasse fi de toute règle au nom de la seule efficacité matérielle. De même, à propos de l’industrialisation du XIXe siècle, Paul VI rappelle qu’elle fut un bien mais qu’ »un système s’est malheureusement édifié sur ces conditions nouvelles de la société, qui considérait le profit comme motif essentiel du progrès économique, la concurrence comme loi suprême de l’économie, la propriété privée des biens de production comme un droit absolu, sans limites ni obligations sociales correspondantes. Ce libéralisme sans frein conduisait à la dictature à bon droit dénoncée par Pie XI comme génératrice de « l’impérialisme international de l’argent ». On ne saurait trop réprouver de tels abus, en rappelant encore une fois solennellement que l’économie est au service de l’homme. Mais s’il est vrai qu’un certain capitalisme a été la source de trop de souffrances, d’injustices et de luttes fratricides aux effets encore durables, c’est à tort qu’on attribuerait à l’industrialisation elle-même des maux qui sont dus au néfaste système qui l’accompagnait. Il faut au contraire en toute justice reconnaître l’apport irremplaçable du travail et du progrès industriel à l’œuvre du développement »[58]

Paul VI dénonce donc un « libéralisme sans frein » et « un certain capitalisme ». Les nuances sont importantes. Nous les retrouverons développées et justifiées, quelques années plus tard, dans Octogesima adveniens[59].

Paul VI revient sur les dangers d’une concurrence effrénée mais en mettant cette fois en exergue trois maux qui n’avaient pas été relevés précédemment : l’aliénation de l’homme, le gaspillage et la destruction de la nature : « Une compétition sans mesure, utilisant les moyens modernes de la publicité, lance sans cesse de nouveaux produits et essaie de séduire le consommateur, tandis que les anciennes installations industrielles, encore en état de marche, deviennent inutiles. Alors que de très larges couches de population ne peuvent encore satisfaire leurs besoins primaires, on s’ingénie à créer des besoins de superflu. On peut alors se demander, à bon droit, si malgré toutes ses conquêtes, l’homme ne retourne pas contre lui-même les fruits de son activité. Après avoir assuré une emprise nécessaire sur la nature, ne devient-il pas maintenant esclave des objets qu’il fabrique ?[60] » Cette activité de l’homme a une autre conséquence « aussi dramatique qu’inattendue (…) : par une exploitation inconsidérée de la nature, il risque de la détruire et d’être à son tour victime de cette dégradation. Non seulement l’environnement matériel devient une menace permanente : pollutions et déchets, nouvelles maladies, pouvoir destructeur absolu ; mais c’est le cadre humain que l’homme ne maîtrise plus, créant ainsi pour demain un environnement qui pourra lui être intolérable »[61].

Le Pape rejette donc « l’idéologie libérale, qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles et non pas comme un but et un critère majeur de la valeur de l’organisation sociale »[62].

Ceci dit, le Saint Père est bien conscient que certaines valeurs véhiculées par le libéralisme peuvent séduire le chrétien invité à la prudence:

« On assiste, écrit-il, à un renouveau de l’idéologie libérale. Ce courant s’affirme, soit au nom de l’efficacité économique, soit pour défendre l’individu contre les emprises de plus en plus envahissantes des organisations, soit contre les tendances totalitaires des pouvoirs politiques. Et certes l’initiative personnelle est à maintenir et à développer. Mais les chrétiens qui s’engagent dans cette voie n’ont-ils pas tendance à idéaliser, à leur tour, le libéralisme qui devient alors une proclamation en faveur de la liberté ? Ils voudraient un modèle nouveau, plus adapté aux conditions actuelles, en oubliant facilement que, dans sa racine même, le libéralisme philosophique est une affirmation erronée de l’autonomie de l’individu, dans son activité, ses motivations, l’exercice de sa liberté. C’est dire que l’idéologie libérale requiert, également, de leur part, un discernement attentif »[63].

Jean-Paul II va aussi souligner ce que d’aucuns appelleraient « les aspects positifs du libéralisme » mais qu’il conviendrait mieux de considérer comme des valeurs humaines que l’Église défend et promeut, depuis toujours, en fonction même du message chrétien.

Ainsi en est-il de l’esprit d’initiative économique nécessaire au développement des peuples : « Le développement requiert surtout un esprit d’initiative de la part des pays qui en ont besoin eux-mêmes. Chacun doit agir en fonction de ses propres responsabilités, sans tout attendre des pays plus favorisés, et en travaillant en collaboration avec les autres qui sont dans la même situation. Chacun doit explorer et utiliser le plus possible l’espace de sa propre liberté. Chacun devra aussi se rendre capable d’initiatives répondant à ses propres problèmes de société »[64]. Et dans Centesimus annus, il réaffirmera les droits « à l’initiative, à la propriété et à la liberté dans le domaine économique »[65]. Droits qui sont souvent brimés, comme nous l’avons vu, sous le régime communiste : « Il faut remarquer que, dans le monde d’aujourd’hui, parmi d’autres droits, le droit à l’initiative économique est souvent étouffé. Il s’agit pourtant d’un droit important, non seulement pour les individus mais aussi pour le bien commun. L’expérience nous montre que la négation de ce droit ou sa limitation au nom d’une prétendue « égalité » de tous dans la société réduit, quand elle ne le détruit pas en fait, l’esprit d’initiative, c’est-à-dire la personnalité créative du citoyen. Ce qu’il en ressort, ce n’est pas une véritable égalité mais un « nivellement par le bas ». A la place de l’initiative créatrice prévalent la passivité, la dépendance et la soumission à l’appareil bureaucratique, lequel, comme unique instance d’ »organisation » et de « décision » - sinon même de « possession » - de la totalité des biens et des moyens de production, met tout le monde dans une position de sujétion quasi absolue, semblable à la dépendance traditionnelle de l’ouvrier-prolétaire par rapport au capitalisme. Cela engendre un sentiment de frustration ou de désespoir, et cela prédispose à se désintéresser de la vie nationale, poussant beaucoup de personnes à l’émigration, et favorisant aussi une sorte d’émigration « psychologique » »[66]

Sur un plan technique, par réalisme et souci de liberté, Jean-Paul II affirmera aussi l’intérêt du marché : « Il semble que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins »[67]. « Les mécanismes du marché présentent des avantages solides : entre autres, ils aident à mieux utiliser les ressources ; ils favorisent les échanges de produits ; et, surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne »[68]. Et même pour les pays les plus pauvres, l’introduction dans le marché mondial est importante : « L’expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l’activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer ».⁠[69]

Quant au profit, « l’Église reconnaît (son) rôle pertinent (…) comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise »[70].

Tout ce qui précède justifie la critique que Jean-Paul II fera de l’ »État-providence » :  »(…) au cours de ces dernières années en particulier, des excès ou des abus assez nombreux ont provoqué des critiques sévères de l’État du bien-être, que l’on appelé l’ »État de l’assistance ». Les dysfonctionnements et les défauts des mesures d’aide publique proviennent d’une conception inappropriée des devoirs spécifiques de l’État. Dans ce cadre, il convient de respecter également le principe de subsidiarité : une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun (c.f Pie XI, Quadragesimo anno). En intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’État de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses. En, effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont les plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre »[71].

Ceci dit, Jean-Paul va émettre de nombreuses réserves vis-à-vis de la mise en œuvre libérale de ces principes et techniques.

En effet, comme le souligne J.-Y. Calvez, le libéralisme « ne répand pas facilement la liberté ou l’initiative »[72]. Il entraîne précarité, déculturation et marginalisation : « De nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas aujourd’hui des moyens d’entrer, de manière efficace et digne de l’homme, à l’intérieur d’un système d’entreprise dans lequel le travail occupe ainsi une place réellement centrale. Ils n’ont la possibilité ni d’acquérir les connaissances de base qui permettent d’exprimer leur créativité et de développer leurs capacités, ni d’entrer dans le réseau de connaissances et d’intercommunications qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités. En somme, s’ils ne sont pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés ; et le développement économique se poursuit, pour ainsi dire, au-dessus de leur tête, quand il ne va pas jusqu’à restreindre le champ déjà étroit de leurs anciennes économies de subsistance. Incapables de résister à la concurrence de produits obtenus avec des méthodes nouvelles et répondant aux besoins qu’ils satisfaisaient antérieurement dans le cadre d’organisations traditionnelles, alléchés par la splendeur d’une opulence inaccessible pour eux, et en même temps pressés par la nécessité, ces hommes peuplent les villes du Tiers-Monde où ils sont souvent déracinés culturellement et où ils se trouvent dans des conditions précaires qui leur font violence, sans possibilité d’intégration. On ne reconnaît pas ne fait leur dignité ni leurs capacités humaines positives, et, parfois, on cherche à éliminer leur présence du cours de l’histoire en leur imposant certaines formes de contrôle démographique contraires à la dignité humaine.

Beaucoup d’autres hommes, bien qu’ils ne soient pas tout à fait marginalisés, vivent dans des conditions telles que la lutte pour survivre est de prime nécessité, alors que sont encore en vigueur les pratiques du capitalisme des origines, dans une situation dont la « cruauté » n’a rien à envier à celle des moments les plus noirs de la première phase de l’industrialisation. Dans d’autres cas, c’est encore la terre qui est l’élément central du processus économique, et ceux qui la cultivent, empêchés de la posséder, sont réduits à des conditions de demi-servitude. Dans ces cas, on peut parler, aujourd’hui comme au temps de Rerum novarum, d’une exploitation inhumaine. Malgré les changements importants survenus dans les sociétés les plus avancées, les déficiences humaines du capitalisme sont loin d’avoir disparu, et la conséquence en est que les choses matérielles l’emportent sur les hommes ; et plus encore, pour les pauvres, s’est ajoutée à la pénurie de biens matériels, celle du savoir et des connaissances qui les empêche de sortir de leur état d’humiliante subordination. Malheureusement, la grande majorité des habitants du tiers monde vit encore dans de telles conditions ». On peut ajouter que « certains aspects caractéristiques du Tiers-Monde apparaissent aussi dans les pays développés où la transformation incessante des modes de production et des types de consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent facilement être marginalisés, comme le sont, en même temps qu’eux, les personnes âgées, les jeunes incapables de bien s’insérer dans la vie sociale, ainsi que, d’une manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu’on appelle le Quart-Monde. Dans ces conditions, la situation de la femme est loin d’être facile »[73].

A propos du marché, il est essentiel, pour le Tiers Monde, « d’obtenir un accès équitable au marché international, fondé non sur le principe unilatéral de l’exploitation des ressources naturelles, mais sur la valorisation des ressources humaines »[74]. « Il faut rompre les barrières et les monopoles qui maintiennent de nombreux peuples en marge du développement, assurer à tous les individus et à toutes les nations les conditions élémentaires qui permettent de participer au développement »[75].

d’une manière plus générale, le marché libre « ne vaut que pour les besoins « solvables », parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat, et pour les ressources qui sont « vendables », susceptibles d’être payées à un juste prix. Mais il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché »[76]. « Il y a des besoins collectifs et qualitatifs qui ne peuvent être satisfaits par ses mécanismes (du marché) ; il y a des nécessités humaines importantes qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en raison de leur nature, na peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés ». Les mécanismes du marché « comportent le risque d’une « idolâtrie » du marché qui ignore l’existence des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises ».⁠[77]

En ce qui concerne le profit, Jean-Paul II précise : certes, « quand une entreprise génère du profit, cela signifie que les facteurs productifs ont été dûment utilisés et les besoins humains correspondants convenablement satisfaits. Cependant, le profit n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise. Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l’efficacité économique de l’entreprise. En effet, le but de l’entreprise n’est pas uniquement la production du profit, mais l’existence même de l’entreprise comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière. Le profit est un régulateur dans la vie de l’établissement mais il n’en est pas le seul: il faut y ajouter la prise en compte d’autres facteurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l’entreprise »[78].

Pour ceux qui avaient cru que la défaite du communisme consacrait, y compris pour l’Église, le triomphe du libéralisme, Jean-Paul II reprécise : « l’on ne peut accepter l’affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme réel », comme on l’appelle, fait place au seul modèle capitaliste d’organisation économique »[79]. « Il y a un risque de voir se répandre une idéologie radicale de type capitaliste qui refuse jusqu’à la prise en considération des besoins humains comme tels, admettant a priori que toute tentative d’y faire face directement est vouée à l’insuccès, et qui, par principe, en attend la solution du libre développement des forces du marché ».⁠[80] Alors s’installe « un système social qui suppose une « lecture » matérialiste et, en un sens, destructrice des besoins humains » par la drogue et la pornographie, par exemple. ⁠[81]

Commentant l’enseignement de Jean-Paul II, J.-Y. Calvez revient au postulat de départ du système libéral qui « entraîne beaucoup d’abus par le fait qu’il est, dans sa forme radicale, un refus de tout frein »[82]. Et l’Église ne peut accepter « le fameux primat du naturel ou du spontané, de l’aveugle, par rapport au construit, socialement décidé, socialement organisé »[83]. La liberté est une valeur essentielle mais elle doit être la liberté de tous, balisée par une juste conception de la personne humaine et de ses besoins.


1. Il s’agit, bien entendu, du libéralisme économique et non du libéralisme philosophique ou religieux même s’il y a des liens, bien sûr, entre eux.
2. L’encyclique Rerum Novarum, point d’aboutissement d’une lente maturation, in De « Rerum Novarum » à « Centesimus annus », Conseil pontifical « Justice et Paix, 1991, p. 6.
3. 1810-1892.
4. 1845-1918.
5. 1837-1900.
6. 1841-1914.
7. 1834-1924.
8. 1815-1905.
9. 1811-1877.
10. 1818-1890.
11. 1844-1905.
12. 1829-1906.
13. 1841-1918.
14. 1824-1892.
15. C’est le cas, par exemple, de Frédéric Ozanam (1813-1853), fondateur des Conférences de St Vincent de Paul (1833).
16. Cf. le Syllabus de 1864 et, avec plus de nuances, Immortale Dei (1885) et Libertas (1888).
17. On peut dire que la question du libéralisme politique a été réglée avec la reconnaissance, par l’Église, aux conditions évoquées précédemment (1re partie), des droits de l’homme.
18. Contre l’avis d’un certain nombre de catholiques réunis notamment dans ce qu’on a appelé l’ »école d’Angers ». Léon XIII donnait ainsi raison à l’ »école de Liège ».
19. Marmy, 465.
20. L’Église devant le libéralisme économique, Desclée de Brouwer, 1994, p. 18.
21. Marmy, 466.
22. Id., 466.
23. St Thomas, De regimine principum, I, 15.
24. Marmy, 467-468.
25. Id., 469.
26. Id..
27. Id., 471. Nous ne sommes pas loin de ce qu’on appellera « l’option préférentielle pour les pauvres ».
28. Un certain nombre de catholiques envisageaient plutôt de corriger les conséquences malheureuses des politiques économiques menées.
29. Id., 473.
30. Id., 474-479.
31. Op. cit., pp. 19-20.
32. Marmy, 485.
33. Nous dirions « politique ».
34. Marmy, 487.
35. Id., 487 et 494.
36. Op. cit., p. 22.
37. Marmy, 586-587.
38. Marmy, 588.
39. L’expression est de CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 27.
40. Marmy, 589.
41. Id., 573-574.
42. Marmy, 577.
43. Alors que ses prédécesseurs ne citent pas nommément le « libéralisme », Pie XII emploie quelques fois le mot pour évoquer, sans développement, une conception considérée désormais comme bien identifiée et néfaste aux yeux de l’Église. Cf. Lettre aux Semaines sociales de France, 11-7-1939 ; La Solennita, Message radiophonique pour le cinquantième anniversaire de l’encyclique Rerum Novarum, 1-6-1941 ; Allocution aux membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques, 7-5-1949 ; Lettre aux Semaines sociales de France, 4-7-1949 ; Allocution aux membres du Congrès international des Etudes sociales de l’Université de Fribourg, 3-6-1950 ; Allocution aux membres du Congrès catholique international de la vie rurale, 2-7-1951 ; Lettre « Dans la Tradition », 5-7-1952.
44. Allocution aux membres du Congrès catholique international de la vie rurale, op. cit..
45. Il s’agit, bien sûr, de Quadragesimo anno.
46. « Allusion à la confusion trop souvent faite entre le régime d’organisation professionnelle corporative recommandé par Pie XI et le « fascisme » » (CLEMENT M., L’économie sociale selon Pie XII, Tome 2, NEL, 1953, p. 171).
47. « Allusion à une critique superficielle, qui feint d’identifier le principe de l’organisation professionnelle avec un certain niveau de progrès technique aujourd’hui dépassé » (CLEMENT M., id.).
48. Allocution aux membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques, op. cit..
49. Dans MM, Jean XXIII énumère les progrès scientifiques, techniques et économiques les plus notoires . Dans le domaine social, il constate « le développement des assurances sociales et, dans certains pays économiquement mieux développés, l’instauration de régimes de sécurité sociale ; la formation et l’extension, dans les mouvements syndicaux, d’une attitude de responsabilité vis-à-vis des principaux problèmes économiques et sociaux ; une élévation progressive de l’instruction de base, un bien-être toujours plus répandu ; une plus grande mobilité dans la vie sociale et la réduction des barrières entre les classes ; l’intérêt de l’homme de culture moyenne pour les événements quotidiens de portée mondiale (…), l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques dans un nombre croissant de pays…​ ». Enfin, sur le plan politique, le Souverain Pontife relève, entre autres, « l’extension et la pénétration de l’action des pouvoirs publics dans le domaine économique et social » (MM, 48-50).
50. MM, 49.
51. MM, 159.
52. Cf. CALVEZ J.-Y., op. cit., p.33.
53. Nous étudierons le problème de la paix par le développement des peuples dans la cinquième partie.
54. MM, 163-167.
55. PP, 56-61.
56. Les Conventions de Lomé semblent avoir répondu, du moins dans leur principe, au souhait du Pape. Ces accords de coopération économique ont été signés, en 1975 puis renouvelés en 1979, 1986, 1990, entre les pays de la Communauté économique européenne (CEE) puis de l’Union européenne (UE) et jusqu’à 71 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). En 1996, Mourre écrivait à leur propos : « Les Conventions de Lomé s’articulaient autour de deux volets principaux : le commerce, avec la mise en place de régimes préférentiels en faveur des pays ACP, et l’aide au développement. Original et exemplaire à plus d’un titre, ce système n’a cependant pas pu assurer l’insertion durable des pays ACP dans l’économie mondiale et son avenir semblait compromis. La libéralisation du commerce international, orchestrée par le Gatt (General Agreement on Tariffs and Trade-Accord général sur les tarifs et le commerce), devrait en effet entraîner la disparition des régimes de préférence tandis que certains membres de l’Union européenne, au premier rang desquels se plaçaient la Grande-Bretagne et l’Allemagne, plaidaient en faveur d’une augmentation des aides bilatérales ainsi que d’une réorientation de l’aide communautaire en direction des pays de l’Est ». La 4e Convention de Lomé a expiré en février 2000, « euthanasiée », a-t-on écrit, par les défenseurs de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui s’est substituée au Gatt à partir de 1995. Toutefois, un Accord de Partenariat pour le développement (APPD) a vu le jour pour prendre le relais. Mais vu le flou des textes, certains observateurs considèrent cet accord comme des « soins palliatifs » et craignent que la dualisation économique se maintienne ou s’accroisse, que le surendettement ne soit pas enrayé, bref que les pays ACP ne puissent « résister à l’absorption par les puissants » (Cf. DEHAES Nadine, Journal du Collectif, n° 20, mai-juin 2000). En effet, cette nouvelle convention prévoit des accords de libre-échange entre l’Union et les pays ACP pour aboutir en 2020 à une libéralisation totale. Il est reproché à l’Europe « d’avoir surtout pensé au développement du commerce et non au développement grâce au commerce » (KASSA Sabrina, Esprit de Lomé, où es-tu ?, in Regards, n° 57, Mai 2000).
57. Le Concile Vatican II, en particulier la Constitution Gaudium et spes, développera ce thème majeur en rejetant au passage, sans les nommer explicitement, les solutions libérale et communiste : « Le développement doit demeurer sous le contrôle de l’homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d’un petit nombre d’hommes ou de groupes jouissant d’une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique ou à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et au plan international l’ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation. Il faut de même que les initiatives spontanées des individus et de leurs libres associations soient coordonnées avec l’action des pouvoirs publics, et qu’elles soient ajustées et harmonisées entre elles.
   Le développement ne peut être laissé ni au seul jeu quasi automatique de l’activité économique des individus, ni à la seule puissance publique. Il faut donc dénoncer les erreurs aussi bien des doctrines qui s’opposent aux réformes indispensables au nom d’une fausse conception de la liberté, que des doctrines qui sacrifient les droits fondamentaux des personnes et des groupes à l’organisation collective de la production.
   Par ailleurs, les citoyens doivent se rappeler que c’est leur droit et leur devoir (et le pouvoir civil doit lui aussi le reconnaître) de contribuer selon leurs moyens au progrès véritable de la communauté à laquelle ils appartiennent. Dans les pays en voie de développement surtout, où l’emploi de toutes les disponibilités s’impose avec un caractère d’urgence, ceux qui gardent leurs ressources inemployées mettent gravement en péril le bien commun ; il en va de même de ceux qui privent leur communauté des moyens matériels et spirituels dont elle a besoin, le droit personnel de migration étant sauf » (GS 65).
58. PP, 26..
59. Lettre apostolique au Cardinal Maurice Roy, A l’occasion du 80e anniversaire de l’encyclique Rerum novarum, 14-5-1971, (OA)
60. OA, 9.
61. Id., 21.
62. Id., 26. Nous verrons plus loin que cette dernière phrase est fondamentale dans la conception chrétienne : la solidarité ( il faudra bien la redéfinir) est un but et pas simplement le résultat éventuel d’un bon fonctionnement du marché.
63. OA 35.
64. SRS, 43. Jean-Paul II renvoie à PP, 55: « Ce sont (…) ces hommes et ces femmes qu’il faut aider, qu’il faut convaincre d’opérer eux-mêmes leur propre développement et d’en acquérir progressivement les moyens ».
65. CA 24.
66. SRS, 15.
67. CA, 34.
68. CA, 40.
69. CA, 33.
70. CA, 35.
71. CA, 48.
72. L’Église devant le libéralisme économique, op. cit., p. 77.
73. CA, 33.
74. Id..
75. CA, 35.
76. CA, 34.
77. CA, 40.
78. CA, 35.
79. CA, 35.
80. CA, 42.
81. CA, 36.
82. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 83.
83. Id., p. 86.

⁢c. Parents et ennemis

[1]

On a coutume d’opposer libéralisme et socialisme. Le socialisme s’est effectivement présenté au XIXe siècle comme une réponse aux désordres introduits par le système libéral dans la vie économique et sociale. De son côté, le libéralisme est apparu, au XXe siècle comme la voie de salut pour les sociétés qui croupissaient sous le joug totalitaire du communisme.

C’est vrai mais à y regarder de plus près, on découvre une parenté entre ces deux conceptions. Parenté qui n’a pas échappé aux Souverains Pontifes.

A la racine de ces deux idéologies, Paul VI perçoit un dynamisme économique qui « prétendant se constituer comme centre d’intégration des personnes et de la société, devient en réalité une force aveugle qui divise l’homme et divise la société en classes ennemies. Ce n’est certes pas en radicalisant ce double matérialisme pratique au moyen d’une théorie matérialiste de l’histoire, même ouverte à une évolution dialectique, qu’il est possible de libérer tant d’énergies admirables pour le progrès de l’humanité, tant d’efforts pour la justice, parce que le matérialisme en détourne les intentions généreuses et finalement en stérilise l’efficacité. Donc, ce dont nous avons besoin, c’est de changer et de repartir résolument, de subordonner et de coordonner le développement économique aux exigences de l’authentique progrès de l’homme et de la solidarité sociale (…) »⁠[2].

Développant cette idée, Jean-Paul II dénonce ce qu’il appelle l’« erreur de l’ »économisme » (…) qui consiste à considérer le travail humain exclusivement sous le rapport de sa finalité économique. On peut et on doit appeler cette erreur fondamentale de la pensée l’erreur du matérialisme en ce sens que l’ »économisme » comporte, directement ou indirectement, la conviction du primat et de la supériorité de ce qui est matériel, tandis qu’il place, directement ou indirectement, ce qui est spirituel et personnel (l’agir de l’homme, les valeurs morales et similaires) dans une position subordonnée à la réalité matérielle. Cela ne constitue pas encore le matérialisme théorique au sens plénier du mot ; mais c’est déjà certainement un matérialisme pratique qui, moins en vertu des prémisses dérivant de la théorie matérialiste qu’en raison d’un mode déterminé de porter des jugements de valeur - et donc en vertu d’une certaine hiérarchie des biens, fondée sur l’attraction forte et immédiate de ce qui est matériel -, est jugé capable de satisfaire les besoins de l’homme.

L’erreur de penser selon les catégories de l’ »économisme » est allée de pair avec l’apparition de la philosophie matérialiste et avec le développement de cette philosophie depuis sa phase la plus élémentaire et la plus commune (encore appelée matérialisme vulgaire parce qu’il prétend réduire la réalité spirituelle à un phénomène superflu) jusqu’à celle que l’on nomme matérialisme dialectique ». Il semble que « l’ »économisme ait eu une importance décisive et ait influé sur cette manière non humaniste de poser le problème (des relations entre travail et capital), avant le système philosophique matérialiste. (…) Même dans le matérialisme dialectique, l’homme (…) reste traité et compris en dépendance de ce qui est matériel, comme une sorte de « résultante » des rapports économiques et des rapports de production qui prédominent à une époque donnée »[3].

Ce texte est très intéressant car il conceptualise la description historique esquissée dans le premier chapitre : la conjugaison d’une pratique économique et sociale qui s’installe surtout au XIXe siècle par l’industrialisation et les théories philosophiques et économiques qui s’élaborent dès le XVIIIe siècle. Rappelons-nous l’éloge du matérialisme pratique ou « vulgaire » par Voltaire, le succès des « économistes », l’élaboration du matérialisme théorique avec Diderot⁠[4], par exemple, avant celle du matérialisme dialectique de Marx.

Matérialisme, économisme, productivisme sont des caractères communs au communisme comme au capitalisme libéral.

Au XXe siècle, l’Union soviétique a inventé le stakhanovisme pour stimuler la productivité par l’émulation mais aussi par la menace. Le  stakhanovisme provient du nom d’un mineur « de choc », Alekseï Stakhanov qui, dans la nuit du 30 au 31 août 1935, aurait extrait 102 tonnes de charbon en six heures, soit environ quatorze fois le quota demandé à chaque mineur. Ce record avait été décidé par le gouvernement soviétique sous Joseph Staline pour servir de modèle aux autres salariés, afin qu’ils travaillent plus et si possible qu’ils dépassent les cadences et les quotas de travail imposés. Le stakhanovisme s’inscrit dans une politique tentant d’accroître la productivité par un contrôle plus sévère des travailleurs. En 1932, le pouvoir instaure successivement la peine de mort pour vol de la propriété collective, le licenciement immédiat en cas d’absence et in fine le passeport intérieur. Le régime lie la productivité des ouvriers à leur paie et leur alimentation. C’est dans ce contexte que les Soviétiques publient les exploits du mineur Stakhanov. Ces exploits reposaient en réalité sur le travail de préparation d’une équipe de soutien.⁠[5]

Aux USA, on a parlé de fordisme, du nom d’Henry Ford. Le but est d’accroître la productivité et la production de l’entreprise grâce à plusieurs principes. Le travail est divisé verticalement et horizontalement : verticalement par une séparation entre la conception et la réalisation, horizontalement par la parcellisation des tâches sur des lignes de montage qui consacrent le travail à la chaîne. En même temps, la standardisation permet de produire en grandes séries des pièces interchangeables. En ce qui concerne le salaire, au lieu des 2 ou 3 dollars que les ouvriers touchaient par jour, ils vont en recevoir 5. L’objectif est de stimuler la demande de biens et donc d’augmenter la consommation. Mais cette augmentation des salaires vise aussi et surtout à lutter contre la démission des ouvriers de plus en plus fréquente avec l’apparition du travail à la chaîne, qui rendait les conditions de vie des ouvriers encore plus difficiles qu’auparavant. Enfin, mieux payés, les ouvriers seraient, dans l’esprit des concepteurs, « exempts de préoccupation étrangère au travail, et donc plus industrieux, par conséquent, plus productifs »[6].

Comme on le voit, l’objectif est ici aussi d’améliorer la production et la productivité. Même l’augmentation de salaire est consentie dans ce but.

d’un côté comme de l’autre, la personne au travail n’est pas la prmière préoccupation.

Jean-Paul II va plus loin encore et définit la cause de cet « économisme » en ces termes : « Si l’économie devient un absolu, si la production et la consommation des marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur de la société, soumise à aucune autre, il faut en chercher la cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services »[7].

On en revient donc au relativisme et à l’athéisme considérés depuis les derniers papes du XVIIIe siècle comme les maux fondamentaux du monde moderne.

Nous sommes, avec le libéralisme, comme avec le socialisme, mis en présence d’une anthropologie tout à fait incomplète qui conduit à deux conceptions mutilantes : « Les deux systèmes portent atteinte à la dignité de la personne humaine, étant donné que l’un présuppose le primat du capital, de son pouvoir et de son utilisation discriminatoire en fonction du gain ; et que l’autre, bien qu’il soutienne idéologiquement un certain humanisme, vise plutôt l’homme collectif et se traduit en pratique par une conception totalitaire du pouvoir de l’État »[8]

La filiation entre libéralisme et socialisme n’est pas une accusation catholique mais une réalité constatée par de nombreux auteurs d’orientations diverses. Marx, en tête du Manifeste du parti communiste[9], affirme que « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire ». Marx décrit longuement les transformations économiques, sociales, politiques engendrées par la bourgeoisie : création de richesses extraordinaires⁠[10] par le renouvellement constant des instruments de production, par la mondialisation du commerce⁠[11] ; bouleversement des rapports sociaux, destruction de « toutes les relations féodales, patriarcales, idylliques »[12] et augmentation de la population des villes ; centralisation des moyens de production, concentration de la propriété, centralisation politique. Mais toute cette puissance devient incontrôlable et le régime bourgeois connaît régulièrement des crises de plus en plus puissantes. La bourgeoisie crée ainsi non seulement « les armes qui la tueront » mais aussi « les hommes qui les manieront : les ouvriers modernes, les prolétaires »[13].

L’arme essentielle fournie par le capitalisme est la concentration car elle facilite le passage au collectivisme : « Supprimer les classes, explique Lénine, ce n’est pas seulement chasser les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, ce qui nous a été relativement facile, c’est aussi supprimer les petits producteurs de marchandises ; or, ceux-ci, on ne peut pas les chasser, on ne peut pas les écraser, il faut faire bon ménage avec eux. On peut (et on doit) les transformer, les rééduquer (…). Il est mille fois plus facile de vaincre la grande bourgeoisie centralisée que de « vaincre » les millions de petits patrons »[14].

De plus, le régime capitaliste engendre la force révolutionnaire qui le transformera en régime communiste. Lénine l’a bien compris quand il évoque la pensée des fondateurs : « Presque tous les socialistes d’alors et en général les amis de la classe ouvrière ne voyaient dans le prolétariat qu’une plaie ; ils voyaient avec effroi cette plaie s’agrandir à mesure que se développait l’industrie. Aussi cherchaient-ils tous les moyens d’arrêter le développement de l’industrie et du prolétariat. Marx et Engels mettaient, au contraire, tout leur espoir dans la croissance continue de ce dernier. Plus il y a de prolétaires, plus grande est leur force en tant que classe révolutionnaire, plus le socialisme est proche et possible »[15].

C’est cette analyse de la concentration capitaliste et du prolétariat qui permettra à Lénine encore d’affirmer que « le communisme procède du capitalisme, se développe historiquement du capitalisme, est le résultat de l’action d’une force engendrée par le capitalisme »[16]. Il écrira encore que «  l’idée de chercher le salut de la classe ouvrière ailleurs que dans le développement du capitalisme est réactionnaire. Dans des pays tels que la Russie, la classe ouvrière souffre moins du capitalisme que de l’insuffisance du développement du capitalisme. (…) La révolution bourgeoise est absolument indispensable au prolétariat. Plus elle sera complète, décisive et conséquente, et plus le succès du prolétariat dans sa lutte pour le socialisme, contre la bourgeoisie, sera assuré »[17].

Les socialistes réformistes reprennent parfois presque telles quelles ces vieilles affirmations. « Le socialisme, a écrit jadis Jacques Attali, n’a aucun intérêt à ce que le capitalisme soit freiné ou bloqué. Il est le point d’aboutissement du capitalisme et non pas une façon de freiner son évolution »[18]. A la même époque, une revue socialiste expliquait, dans le même esprit, qu’un « aspect de l’évolution du capitalisme est la concentration des entreprises, et donc des travailleurs, dans tous les secteurs de l’économie. Elle permet le développement de la réflexion et de l’action collective. Elle fait sentir aux salariés que leur union est l’élément important de leurs victoires lors des luttes sociales »[19].

Cette proximité du libéralisme et du marxisme explique aussi sans doute pourquoi « parmi les économistes néo-libéraux (…) un bon nombre sont souvent d’anciens « socialistes » ou même d’anciens marxistes bon teint, convertis à l’économie de marché et au capitalisme par la seule pratique de la réflexion scientifique. (…) C’est aussi le cas du philosophe de Harvard, Robert Nozick, que l’utilisation du raisonnement économique a conduit à écrire un best-seller libertarien, Anarchy, State and Utopia, alors qu’au point de départ, ce livre se voulait une réflexion socialiste sur l’État »[20]. A ce propos, il faut rappeler que marxistes et libertariens partagent le même rêve de société sans État. Marx voyait surgir « à la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes, (…) une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »[21]. Dans son livre au titre significatif Le socialisme contre l’État, Emile Vandervelde précise que, dans la perspective marxiste, l’État en tant qu’organe d’autorité verra ses fonctions réduites au minimum mais non en tant qu’organe de gestion car il continuera « à être le représentant des intérêt généraux de la communauté » dans le cadre de la socialisation des moyens de production⁠[22]. Car, pour Marx, le collectivisme est la voie royale menant au dépérissement de l’État. « Bien au contraire, pour certains libertariens, le dépérissement de l’État, et avec lui la fin de l’exploitation et le début de la liberté ainsi que d’une prospérité économique inouïe, impliquent l’avènement d’une société de pure propriété privée sans autre régulation que celle du droit privé »[23]. Un même rêve par des voies différentes mais d’autres libertariens vont plus loin encore, comme Walter Block, qui rejette « totalement et catégoriquement l’idée que les droits de propriété impliquent logiquement un système capitaliste. Au contraire, dit-il, nous affirmons que la pensée libertarienne est tout à fait compatible avec le socialisme, comme elle l’est avec le capitalisme. (…) Les adversaires principaux en présence ne sont (…) pas socialisme vs capitalisme, mais plutôt socialisme volontaire allié au capitalisme volontaire d’un côté, dressés contre les forces maléfiques réunies du socialisme et du capitalisme coercitifs, d’un autre côté »[24].

S’étonner de cette parenté serait oublier ce que Marx doit à Ricardo. Celui-ci a ouvert la voie à Marx en réduisant la valeur d’échange d’une marchandise à la quantité de travail qu’elle nécessite⁠[25] et en prônant la suppression de la propriété si elle est source d’injustices⁠[26]. Les historiens des doctrines économiques ont maintes fois souligné la filiation : « Le système économique de Marx (…) relève au fond de la même méthode et aboutit à peu près aux mêmes conclusions que celui de Ricardo (…). Marx est le plus grand théoricien du régime capitaliste, dont il a inventé la notion, analysé les rouages, prédit la fin tragique, mais il n’a décrit aucune société socialiste »[27]. Marx lui-même reconnaît sa dette puisque dans sa propre Histoire des doctrines économiques[28], il consacre trois volumes sur huit à Ricardo.

Tout ceci doit nous faire réfléchir. Si la condamnation du communisme, à travers différentes critiques selon les époques, reste constante et sans concession, le traitement plus nuancé du capitalisme ne peut nous amener à considérer le système économique libéral comme le seul système possible étant donné les dérives que nous avons relevées et la possibilité toujours présente d’une marxisation.

Mais la question maintenant est de savoir si la vérité- la vérité chrétienne en particulier- n’est pas dans un juste milieu ?


1. Il s’agit, bien entendu, du libéralisme économique et non du libéralisme philosophique ou religieux même s’il y a des liens, bien sûr, entre eux.
2. Discours à la Présidence du Centre chrétien des patrons et dirigeants d’entreprise français, 31-3-1976.
3. LE, 13.
4. Le philosophe marxiste Henri Lefebvre disait de La lettre sur les aveugles (1749) qu’elle « met de façon vivante sous les yeux du lecteur moderne la formation du naturalisme humaniste et du matérialisme révolutionnaire » (GRENET A. et JODRY C., XVIIIe siècle, Documents, Bordas, 1968, p. 249). On connaît la thèse simple que Diderot y défend: « (…) Je n’ai jamais douté que l’état de nos organes et de nos sens n’ait beaucoup d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale, et que nos idées les plus purement intellectuelles, si je puis parler ainsi, ne tiennent de fort près à la conformation de notre corps (…) ». Le matérialisme sensualiste et déterministe de Diderot s’exprime aussi dans ses conceptions esthétiques. Ainsi, dans son Discours sur la poésie dramatique (1758), il dira que « le génie est de tous les temps ; mais les hommes qui le portent en eux demeurent engourdis, à moins que des événements extraordinaires n’échauffent la masse, et ne les fassent paraître. Alors les sentiments s’accumulent dans la poitrine, la travaillent ; et ceux qui ont un organe, pressés de parler, le déploient et se soulagent » (chap. XVIII). Ces idées découlent de sa conviction que la matière est la seule et unique substance, douée de sensibilité inerte puis active qui crée des êtres sentants puis des êtres pensants qui ne sont qu’un moment dans l’immense devenir de l’univers matériel (Cf. Entretien entre d’Alembert et Diderot et Le rêve de d’Alembert (1769)).
5. Cf. Wikipedia.
6. FORD Henry et CROWTHER Samuel, Ma vie et mon œuvre , Payot, 1926, p.78.
7. CA, 39.
8. Conclusions, Seconde Conférence Générale de l’Episcopat latino-américain (CELAM), Medellin, du 26-8 au 6-9 1968.
9. Op. cit., pp. 20-35.
10. « La bourgeoisie, au cours d’une domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productrices plus nombreuses et plus colossales que ne l’avait fait tout l’ensemble des générations passées. La mise sous le joug des forces de la nature, le machinisme, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la navigabilité des fleuves, des populations jaillies du sol : quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives sommeillaient au sein du travail social ? » (p. 26).
11. Ce n’est pas une nouveauté de la fin du XXe siècle. Marx écrit : « La grande industrie a créé le marché mondial, que la découverte de l’Amérique avait préparé. Ce marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Celui-ci agit à son tour sur l’extension de l’industrie, et au fur et à mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie grandissait elle aussi, accroissait ses capitaux et refoulait à l’arrière-plan toutes les classes léguées par le Moyen-âge » (p. 22). « Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. (…) Les anciennes industries nationales ont été détruites, et le sont encore tous les jours » (p. 24). « Le particularisme et la frontière nationale deviennent de plus en plus impossibles (…). La bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbare. (…) Elle forme un monde à son image (…), elle a subordonné les peuples des paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident » (p.25).
12. « Tous les liens complexes et variés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste. (…) La bourgeoisie a dépouillé de leurs auréoles toutes les activités qui passaient jusqu’alors pour vénérables et que l’on considérait avec un saint respect. Médecin, juriste, prêtre, poète, homme de science, de tous elle a fait des salariés à ses gages » (pp. 22-23).
13. Op. cit., p. 28.
14. La maladie infantile du communisme (Le « gauchisme »), Editions en Langues Etrangères, Pékin, 1966, pp. 31-32. Ce passage d’un livre écrit en 1920 éclaire la NEP (Nouvelle politique économique) inaugurée par Lénine en 1921 après l’échec du « communisme de guerre » qui, dès 1917, avait procédé à la nationalisation des banques et de tout le commerce. Lénine reconnut qu’il était allé trop loin et par l’instauration de la NEP, revint en partie à des méthodes capitalistes: « restitution d’objets nationalisés aux anciens propriétaires ; autorisation du commerce libre pour les excédents ; octroi à des sociétés coopératives ainsi qu’à des personnes privées du droit de prendre à bail des entreprises d’État en vue de leur exploitation ; abrogation des restrictions de la circulation monétaire, développement des opérations de dépôt et de virement, stabilisation de la monnaie » (Mourre). Les résultats furent remarquables mais devant l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, certains dirigeants du parti exprimèrent leur opposition alors que Lénine en bon marxiste croyait que la NEP se transformerait en socialisme. En 1928, Staline changea de politique et procéda, à partir de 1929, à la « dékoulakisation », c’est-à-dire à la liquidation des paysans aisés, qui furent dépouillés, arrêtés, fusillés, déportés.
15. Karl Marx et sa doctrine, Ed. Sociales, sd, p. 42.
16. In Œuvres, tome 25, p. 296.
17. Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, 1905, disponible sur www.marxists.org
18. In Le Monde, 14-1-1978.
19. In Cahiers de l’E.R.I.S. (Etudes recherches et informations socialistes, décembre 1976. Notons que, dans ces années 70, la Suède va se présenter, en maints endroits, comme un modèle interpellant parce qu’il prétend réussir l’alliance du socialisme et du capitalisme. En témoignent les nombreux ouvrages consacrés à ce pays à l’époque. Notamment ARNAULT Jacques, Une société mixte, La Suède en question, Seghers, 1971 ; FARAMOND Guy de, La Suède et la qualité de la vie, Le Centurion, 1975 ; HUNTFORD Roland, Le nouveau totalitarisme, Le « paradis suédois », Fayard, 1975. Plus près de nous, c’est la Chine qui interpelle mêlant capitalisme et communisme : cf. DUFOUR Jean-François,  China Corp. 2025: Dans les coulisses du capitalisme à la chinoise, éditions Maxima Laurent du Mesnil, 2019 ; GODEMENT François, Que veut la Chine ? De Mao au capitalisme, Odile Jacob, 2012 ; BERGERE Marie-Claire, Chine : Le nouveau capitalisme d’État, Fayard, 2013 ; AU LOONG YU, Chine : un capitalisme bureaucratique, Syllepse, 2013, etc..
20. LEPAGE H., Demain le capitalisme, Pluriel, Livre de poche, 1978, pp. 50-51. L’auteur note encore qu’ »en partant de concepts très marxiens (liaison entre superstructure et infrastructure) on peut développer une analyse économique non marxiste de l’histoire probablement beaucoup plus « performante » que celle-ci » (p. 119).
21. Manifeste du Parti communiste, op. cit., p. 47.
22. Le socialisme contre l’État, Institut Emile Vandervelde, 1949, p. 77.
23. HOPPE Hans-Hermann, L’analyse de classe marxiste et celle des Autrichiens, disponible sur www.lemennicier.com. H-H. Hoppe est professeur à l’université de Las Vegas. Les Autrichiens auxquels il est fait référence sont von Mises et Rothbard.
24. L’économie politique selon les libertariens, disponible sur www.libres.org. W. Block est professeur d’économie au College of the Holy Cross, Worcester.
25. SALLERON L., op. cit., pp. 91-94.
26. Cf. Essai sur l’influence des bas prix du blé, Ed. Guillaumin, p. 566, cité in SALLERON, op. cit., p. 99.
27. VILLEY Daniel, Petite histoire des doctrines économiques, Médicis, 1954, pp. 254 et 272.
28. COSTES, 1947. On peut lire notamment (tome III, pp. 8 et svtes), dans l’éloge de Ricardo, la proclamation de « l’originalité de vues, la simplicité, la concentration, la profondeur, la nouveauté et la riche concision » des principes défendus par l’économiste anglais.

⁢d. Socialisme réformiste ou libéralisme social ?

Dans le premier chapitre, nous avons vu que socialisme et libéralisme, sur le terrain de la gestion politique, avaient, en maints endroits, rapprochés leurs points de vue. Dès lors, on peut se demander, une fois encore, si la mission des chrétiens n’est pas, simplement, d’empêcher les libéraux d’être trop libéraux et les socialistes d’être trop socialistes en vertu des principes que nous étudierons de plus près dans les chapitres suivants.

Cette question se pose d’autant plus que les enseignements pontificaux sont très nuancés quant aux formes modernes et atténuées de socialisme et de libéralisme.

Maciej Zieba va plus loin et note que « la différence est de taille entre l’approbation, à quelques réserves près, du capitalisme par Léon XIII et Pie XI et leur réprobation du socialisme, alors qu’elle s’estompe chez Jean XXIII, et que la critique du socialisme par Paul VI s’avère plus modérée que son jugement sur le capitalisme. La situation change de nouveau avec les encycliques de Jean-Paul II qui démontrent que la mise en application du socialisme réel et du marxisme est nettement moins conforme à la doctrine sociale de l’Église que le capitalisme »[1]. Globalement donc, les papes, mis à part Paul VI, seraient plutôt favorables au capitalisme⁠[2].

Hugues Portelli, de son côté, trouve que « l’Église a jugé avec une sévérité différente le socialisme et le communisme, trouvant des points communs croissants entre le premier - au fur et à mesure de son évolution - et le discours social catholique, tandis que la condamnation du communisme n’a pas varié depuis un siècle »[3].

Devant de tels jugements et si l’on en reste là, le chrétien se sentira conforté dans l’idée qu’en fait, à condition d’éviter les extrêmes, il peut souscrire indifféremment à l’un ou l’autre des deux courants ou à un « entre-deux » plus ou moins identifiable⁠[4].

Nous avons parlé de doctrines économiques mais celles-ci s’inscrivent toujours dans des projets politiques. Elles subissent les adaptations réclamées par les conditions historiques et culturelles où elles doivent s’incarner et sont nécessairement enrobées, voire pétries de mesures politiques et culturelles. Ainsi donc la théorie économique nuancée transportée par un parti socialiste ou libéral pourrait être éventuellement acceptable pour un chrétien et, comme nous l’avons vu, le discours officiel de l’Église se fait nuancé (Paul VI) ou la plupart du temps muet devant des formes concrètes de socialisme modéré ou de libéralisme social. Un relatif silence ne peut pas automatiquement s’interpréter comme une approbation ou du moins une indifférence.

En effet, il ne faut pas oublier que l’Église parle pour l’univers entier et ne peut donc entrer dans le détail des formes multiples de socialismes ou de libéralismes répartis à travers le monde⁠[5]. Dans ces conditions, il appartient aux différents épiscopats, en cohérence avec l’enseignement universel de l’Église, de prendre position si nécessaire.

S’il faut, comme l’Église nous y invite dans divers documents, distinguer le domaine de la théorie et celui de l’action (que nous étudierons spécialement dans la dernière partie de cet ouvrage) et ne pas confondre collaboration et engagement (étant bien entendu qu’aucun compromis ne peut être admis en ce qui concerne la religion et la morale⁠[6]), il ne faut pas oublier non plus que les socialismes ou libéralismes acceptables sur le plan économique véhiculent en même temps un « réformisme moral »⁠[7], une permissivité incompatible avec la vie chrétienne. En fait, comme l’écrit H. Portelli, « la participation à des partis socialistes (ou libéraux) ne pose (…) plus de problème global comme jadis, mais une difficulté non moins considérable, celle de la privatisation de la foi, y compris dans des domaines où l’Église dispose traditionnellement d’une autorité morale (…) ». Et l’auteur ajoute, en ne prenant plus en considération que les deux grands courants socialistes : « Face aux deux courants traditionnels du socialisme, la situation de l’Église est (…) aujourd’hui profondément différente : le marxisme, lorsqu’il n’est pas l’idéologie officielle d’un régime totalitaire, peut devenir l’élément moteur de syncrétismes idéologico-religieux qui peuvent s’avérer contradictoires avec la doctrine chrétienne, tandis que le socialisme démocratique, tout en ouvrant largement ses portes aux chrétiens, les contraint à une privatisation de la foi qui la coupe de ses prolongements culturels et sociaux traditionnels, réduisant à terme toute possibilité d’intervention autonome de l’Église catholique en tant que telle. Dans les deux cas, c’est le problème de l’autonomie de la doctrine catholique, de son discours social, qui est posé, et au-delà, celui de son identité spécifique, sur le plan non seulement religieux mais aussi culturel »[8].

Cette dernière phrase est capitale et introduit le chapitre suivant.

L’engagement chrétien, à proprement parler, a ses propres repères. Ainsi, Paul VI, après avoir décrit les idéologies marxiste et libérale dans leur version contemporaine, précise que « dans cette approche renouvelée des diverses idéologies, le chrétien puisera aux sources de sa foi et dans l’enseignement de l’Église les principes et les critères opportuns pour éviter de se laisser séduire, puis enfermer, dans un système dont les limites et le totalitarisme risquent de lui apparaître trop tard s’il ne les perçoit pas dans leurs racines. Dépassant tout système, sans pour autant omettre l’engagement concret au service de ses frères, il affirmera, au sein même de ses options, la spécificité de l’apport chrétien pour une transformation de la société »[9]. La vision chrétienne dépasse donc tout système, libéral ou socialiste. Mais en quoi très exactement est-elle au-delà de tout système. En d’autres termes, en quoi consiste son originalité irréductible ?

L’enseignement social de l’Église peut-il, comme l’affirmait Paul VI, « assumer, dans la continuité de ses préoccupations permanentes, l’innovation hardie et créatrice que requiert la situation présente du monde »[10] ?

En tout cas, Jean-Paul II, quelques années plus tard, affirmait qu’il faut avoir le courage d’aller dans une direction que personne n’a prise jusqu’à présent. (…) Nos temps exigent de nous que nous ne nous renfermions pas dans les frontières rigides des systèmes » et le Saint Père ajoutait immédiatement la direction à suivre en demandant « que nous recherchions tout ce qui est nécessaire au bien de l’homme »[11]. Formule apparemment banale mais qui, comprise dans toute sa richesse et sa complexité, nous situe au-delà de tout système et réorganise de manière originale et cohérente, entre autres, certains moyens économiques dispersés dans les idéologies soumises à une vision partielle et souvent matérialiste de l’homme⁠[12].


1. Les papes et le capitalisme, De Léon XIII à Jean-Paul II, Ed. Saint-Augustin, 2002, pp. 68-69.
2. Il faut dire d’emblée, ici, que par la suite, Zieba montrera que si le libéralisme a interpellé l’Église sur sa conception de la liberté, l’Église, à son tour, interpelle la culture libérale: « est-elle prête à purifier la liberté de toute idéologie ? » ( op. cit., p. 212). Par ailleurs, le jugement porté sur Paul VI, surtout à cause de ses prises de position dans Populorum Progressio, jugées simplistes par l’auteur, doit être fortement corrigé. Il est nécessaire d’étudier la pensée d’un auteur à travers l’ensemble de son œuvre or, c’est le même Paul VI qui a écrit cette mise en garde : « Aujourd’hui des chrétiens sont attirés par les courants socialistes et leurs évolutions diverses. Ils cherchent à y reconnaître un certain nombre d’aspirations qu’ils portent en eux-mêmes au nom de leur foi. Ils se sentent insérés dans ce courant historique et veulent y mener une action. Or, selon les continents et les cultures, ce courant historique prend des formes différentes sous un même vocable, même s’il a été et demeure, en bien des cas, inspiré par des idéologies incompatibles avec la foi. Un discernement attentif s’impose. Trop souvent les chrétiens attirés par le socialisme ont tendance à l’idéaliser en termes d’ailleurs très généraux : volonté de justice, de solidarité et d’égalité. Ils refusent de reconnaître les contraintes des mouvements historiques socialistes, qui restent conditionnés par leur idéologie d’origine. Entre les divers niveaux d’expression du socialisme - une aspiration généreuse et une recherche d’une société plus juste, des mouvements historiques ayant une organisation et un but politiques, une idéologie prétendant donner une vision totale et autonome de l’homme - , des distinctions sont à établir qui guideront les choix concrets. Toutefois ces distinctions ne doivent pas tendre à considérer ces niveaux comme complètement séparés et indépendants. Le lien concret qui, selon les circonstances, existe entre eux, doit être lucidement repéré, et cette perspicacité permettra aux chrétiens d’envisager le degré d’engagement possible dans cette voie, étant sauves les valeurs, notamment de liberté, de responsabilité et d’ouverture au spirituel, qui garantissent l’épanouissement intégral de l’homme » (OA, 31). Si l’on respecte toutes les subtilités du texte, il devient difficile de trouver concrètement un socialisme acceptable pour un chrétien. Commentant ce texte, Don Miano constate que « bien qu’il y ait évidemment ici plus d’ouverture que dans les documents déjà examinés, l’on ne peut certes pas dire que cet engagement d’un chrétien qui veut rester fidèle, soit facile ; somme toute, il me semble, ajoute-t-il, que l’on veut le décourager de l’entreprise » (op. cit., p. 75).
3. Les socialismes dans le discours social catholique, Le Centurion, 1986, pp. 10-11. Mais l’auteur poursuit en précisant que « pour autant, (…) les pontifes n’ont jamais à ce jour accordé de satisfecit au « socialisme modéré », de même qu’au libéralisme ». Pour lui, il y a une différence de degré et non de nature entre socialisme et communisme (id, p 10).
4. Les situations peuvent paraître parfois très embrouillées et la confusion peut renforcer l’impression que toute théorie modérée est acceptable. Ainsi, Tony Blair fut élu, aux applaudissements des socialistes européens. Mais ce candidat, victorieux à la tête d’un parti de « gauche », non seulement se réfère à sa foi catholique (cf. FOUCAULD J.-B. de, A propos de Tony Blair, Le Christianisme peut-il donner de la (troisième) voie dans la vie publique ?, in Témoin, juin 2001), ce qui, en Grande-Bretagne, peut paraître exceptionnel, mais fut, au fil du temps accusé de représenter une « gauche confuse », une « troisième voie » dénoncée par Elio Di Rupo, in Repensons la vie, op. cit..
5. Cf. ce qu’écrit H. Portelli à propos des socialismes, mais la même remarque peut se faire pour les libéralismes : « Si l’Église universelle ne se prononce (et ne se prononcera) plus aussi explicitement sur les socialismes, ce n’est (…) pas tant du fait de l’évolution même de ces idéologies, qui rend un jugement global malaisé, que de la mondialisation de son discours et l’atomisation locale des cultures politiques » (op. cit., p. 108).
6. MM, 220.
7. H. Portelli note très justement que ce « réformisme moral n’a rien de spécifiquement socialiste. On peut même estimer qu’il se rattache au libéralisme, dont il tire les ultimes conséquences d’ordre éthique » (op. cit., p. 104).
8. Op. cit., p. 105.
9. OA, 36.
10. OA, 42.
11. Discours d’adieu à l’aéroport, Cracovie, 10-6-1979, in DC, n° 1767, 1-7-1979, p. 645.
12. A condition de bien interpréter le refus d’embrigadement à la lumière des principes et valeurs qui seront décrits dans le chapitre suivant, on peut peut-être souscrire à cette formule de la présidente du CDH (ancien Parti social chrétien, en Belgique): « Nous embrigader dans un projet soit de gauche mal défini et lacunaire, soit de droite, cela ne nous intéresse pas. Cela ne signifie pas que nous n’avons pas, sur certaines politiques sociales, des convergences avec le pôle des gauches. Nous en avons aussi avec le MR (ndlr : libéral) sur le renforcement de l’esprit d’entreprise (…) » (Joëlle Milquet, in La Libre Belgique, 23 octobre 2002).

⁢Chapitre 3 : L’originalité chrétienne

Nous allons, dans ce chapitre capital, nous appuyer sur quelques données fondamentales que nous avons établies, principalement, dans le premier tome car la position de l’Église est souvent mal interprétée. Quand l’Église dénonce les méfaits du collectivisme, on la croit complice des forces « réactionnaires » et quand elle critique les abus du capitalisme, elle est accusée de faire le lit du socialisme !

Nous savons que l’Église a le droit et le devoir de se pencher sur les réalités temporelles et donc aussi sur les questions économiques. C’est inévitable car « sans constituer le tout de l’homme, l’économie est partout dans l’homme »[1]. Elle est le lieu d’enjeux essentiels puisque « c’est à travers elle que l’homme peut être libéré de la misère ou écrasé par elle, qu’il peut accéder au développement culturel et spirituel ou s’asservir à la domination de l’avoir, qu’il peut grandir dans le partage et la solidarité, ou s’enfermer dans le repli ou la volonté de puissance »[2].

Foi et économie ne sont donc pas sans rapports : « Une foi qui concerne tout l’homme ; une économie qui est partout dans l’homme : il est clair que ces deux perspectives ne peuvent rester étrangères l’une à l’autre »[3]. Ainsi, rappelons-nous ce que la Congrégation pour l’éducation catholique écrivait naguère : « La mission de Jésus et son témoignage de vie ont mis en évidence que la vraie dignité de l’homme se trouve dans un esprit libéré du mal et renouvelé par la grâce rédemptrice du Christ. Toutefois, l’Évangile montre avec abondance de textes que Jésus n’a pas été indifférent ni étranger au problème de la dignité et des droits de la personne humaine, ni aux besoins des plus faibles, des plus nécessiteux et des victimes de l’injustice. En tout temps, il a révélé une solidarité réelle avec les plus pauvres et les plus miséreux ; il a lutté contre l’injustice, l’hypocrisie, les abus de pouvoir, l’avidité du gain des riches, indifférents aux souffrances des pauvres, en rappelant fortement la reddition des comptes finale, quand il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts »[4].

La pauvreté, nous allons le voir, est au centre des préoccupations économiques et sociales de l’Église.


1. FALISE Michel et REGNIER Jérôme, Economie et foi, Centurion, 1993, p. 10. Michel Falise, ancien recteur de l’Université catholique de Lille, président de la Fédération européenne des universités catholiques, est le fondateur, avec Jérôme Régnier, théologien, du Centre d’éthique contemporaine de l’Université catholique de Lille.
2. Id., p. 121.
3. Id., p. 10.
4. Congrégation pour l’éducation catholique, Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale, 1989.

⁢i. Une troisième voie ou une autre voie ?

Certaines présentations de la doctrine sociale de l’Église peuvent être mal comprises surtout si elles sont détachées de leur contexte explicatif.

En gardant bien en mémoire les condamnations du collectivisme et du libéralisme purs et durs, on pense, nous l’avons déjà vu, que cet enseignement est une voie moyenne ou, plus rarement, un système révolutionnaire qui ne devrait rien aux techniques des deux frères ennemis. Le futur pape Jean-Paul I parlait « d’un enseignement social tiré des principes de l’Évangile qui doit actuellement faire son chemin entre les idéologies opposées du capitalisme et du marxisme »[1].

Un commentateur de la doctrine sociale de l’Église parle de ses « conclusions apparemment modérées, à mi-chemin des extrêmes »[2].

d’un autre côté, on a présenté l’ordre social décrit par Pie XI dans Quadragesimo anno comme « une tentative de voie neuve »[3] et pour M. Zieba, la sévérité manifestée par Paul VI lorsqu’il décrit l’état du monde, dans Populorum Progressio, « incite à partir à la quête d’une « troisième voie » »[4]

Jean-Paul II a toutefois nettement affirmé que « la doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi. Elle n’est pas non plus une idéologie, mais la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien. C’est pourquoi elle n’entre pas dans le domaine de l’idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale »[5].


1. LUCIANI Albino, Humblement vôtre, Nouvelle Cité, 1978, p. 274.
2. GUITTON H., Catholicisme social, p. 33, cité in ARONDEL Philippe, Morale sociale chrétienne et discours libéral, Mame, 1991, p. 44.
3. CALVEZ J.-Y., L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 39.
4. ZIEBA Maciej, Les papes et le capitalisme, Editions Saint-Augustin, 2002, p. 69.
5. SRS, 41.

⁢ii. L’au-delà des idéologies

Méditons ce texte fondamental de Jean-Paul II.

Le socialisme et le libéralisme, dans la pureté de leur essence, sont des idéologies. Pour faire court, M. Zieba précise que l’idéologie a trois caractéristiques:

« 1) elle comporte une conception de la vérité et du bien ;

2) elle englobe toute la réalité dans un schéma simple et rigide ;

3) ses adeptes se considèrent comme autorisés à imposer cette conception à leurs congénères »[1]

Jean-Paul II le dit à sa manière : « Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, y compris la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une religion laïque »[2]. Et il ajoute : « L’Église n’ignore pas le danger du fanatisme ou du fondamentalisme de ceux qui, au nom d’une idéologie à prétentions scientifiques ou religieuses, estiment pouvoir imposer aux autres hommes leur conception de la vérité et du bien »[3].

Nous avons vu que le marxisme et le libéralisme avaient des « prétentions scientifiques » et nous savons, par ailleurs, les ravages de l’islamisme totalitaire.

Si le chrétien aussi parle de « vérité », celle-ci est d’une autre nature même si, à certaines époques de l’histoire, certains membres de l’Église ont agi en despotes transformant l’Église en parti intolérant⁠[4].

La vérité que les idéologues ont le sentiment de détenir, éclaire toute la réalité, elle ne peut être perçue par tous, pour des raisons diverses, de classe, de race, d’intelligence, de méchanceté, de caste, de nation ou de religion. Les chrétiens, par contre, explique M. Zieba⁠[5], ont foi dans l’existence d’une vérité absolue dont Dieu est le seul détenteur. L’Église n’en est que la dépositaire. Personne ne peut la posséder, elle est transcendante, c’est-à-dire en relation avec l’humain mais sans être, sans être limitée ou absorbée par lui. Elle est « mystère »⁠[6] et donc malgré ce que nous pouvons en savoir, par la révélation essentiellement, toujours « au-delà de l’humain, du rationnel, du philosophique et du théologique ». L’Église doit sans cesse méditer cette vérité mais elle sait, par le fait même, « que jamais au cours de l’histoire, tant qu’existeront le temps et l’espace, elle n’arrivera à la connaître entièrement ». L’Église « a reçu cette vérité, et la connaissance qu’elle en a est suffisante pour mener les hommes sur le chemin du salut. Mais, en fixant certains principes touchant à la réalité sociale, elle n’arrête pas pour autant de projet achevé sur la vie en société ou sur quelque système politico-économique ». Elle doit donc « veiller à ce qu’elle ne soit pas enfermée dans des catégories purement humaines ». Le risque existe toujours d’ »idéologiser » cette vérité, de la réduire à quelques formules simples à imposer.

La vérité chrétienne est d’une autre nature parce que « la foi chrétienne ne cherche nullement à réduire à un modèle rigide une réalité sociale et politique mouvante et admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses et imparfaites »[7]. Toute société temporelle est imparfaite et provisoire du fait m_me du péché originel et aucune « ne pourra jamais être confondue avec le Royaume de Dieu »[8]. L’Église, répétons-le, « n’a pas de modèle à proposer. Les modèles véritables et réellement efficaces ne peuvent être conçus que dans le cadre des différentes situations historiques, par l’effort de tous les responsables qui font face aux problèmes concrets sous tous leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels, imbriqués les uns dans les autres. Face à ces responsabilités, l’Église présente, comme orientation intellectuelle indispensable, sa doctrine sociale (…) »[9].

Quelle sera alors la tâche des chrétiens ? « Tendre à l’amélioration progressive des structures et des institutions existantes », répond Jean-Paul II⁠[10]. Tâche modeste, dira-t-on ! Oui, apparemment, mais attendons la suite, attendons de découvrir ce qui va guider les chrétiens dans leur tâche !

Dans cet esprit d’humilité, Jean-Paul II, à propos du développement, rappelle encore ce que Paul VI écrivait en 1967: « L’Église n’a pas de solutions techniques (…). En effet, elle ne propose pas des systèmes ou des programmes économiques et politiques, elle ne manifeste pas de préférence pour les uns ou pour les autres, pourvu que la dignité de l’homme soit dûment respectée et promue et qu’elle-même se voie laisser l’espace nécessaire pour accomplir son ministère dans le monde »[11].

Si l’Église respecte la liberté, c’est parce qu’elle est viscéralement attachée à la défense de la dignité humaine mais, en même temps, elle doit faire entendre sa voix dès que cette même dignité est menacée.


1. ZIEBA Maciej, op. cit., p. 77. L’auteur poursuit : « c’est une vision du monde ayant un fondement transcendant, et se traduisant par un projet concret d’organisation sociale. La certitude découlant de la possession d’un fondement absolu et sa version concrète au niveau de la mise en œuvre politique permettent de faire usage de la force pour appliquer cette solution ».
2. CA, 25.
3. CA, 46.
4. Et même aujourd’hui encore, explique le cardinal Ratzinger, « il est indéniable que le Magistère peut courir le danger d’agir comme une autorité de parti. Mais, ajoute-t-il immédiatement, il est faux qu’il agisse ainsi de manière structurelle, et doive donc être nécessairement un instrument extra-scientifique de la contrainte de parti. En effet, la différence de structure entre l’Église et un parti constitué idéologiquement se situe exactement dans le problème de la vérité. (…) Le matérialisme suppose admis que, au commencement, n’existait pas la raison, mais l’irrationnel - la matière. La raison est donc le produit de l’irrationnel ; la vérité ne précède pas l’homme, mais se réalise seulement à partir du décret que l’homme réalise. L’« orthodoxie » ne peut être que le produit de l’orthopraxie, même si le projet de la théorie doit précéder la praxis. En d’autres termes, la vérité surgit dans le décret du parti et dépend totalement de lui. Par contre, selon la conviction fondamentale de la foi chrétienne, au commencement existait la raison et avec elle, la vérité. C’est cette dernière qui produit l’homme et la raison humaine, capable de vérité. La relation de l’homme à la vérité est fondamentalement réceptive et non productrice. Bien que la communauté de l’Église soit nécessaire comme condition historique pour l’activité de la raison, l’Église n’est pas identique à la vérité. Elle ne décrète pas la vérité, elle ne conditionne pas la vérité, mais est conditionnée par elle, et elle est posée comme espace de sa connaissance. La vérité reste donc essentiellement indépendante de l’Église, et l’Église lui est ordonnée comme son instrument » (Église, œcuménisme et politique, Fayard, 1987, pp. 213-214).
5. Op. cit., pp. 78-83.
6. Pour saint Paul (1 Co 1 et 2 ; Col 1 ; Ep 1,9 ; 3,9 et 18-19), le mystère est « le secret de la sagesse de Dieu, c’est-à-dire de son dessein sur l’histoire du monde et plus particulièrement pour le salut de celui-ci, secret inconnu même des « puissances » angéliques qui dominent le siècle présent, mais que Dieu révèle quand il veut, à qui il veut. Inaccessible à la sagesse des hommes, pour qui il n’est que folie (…), scandaleux pour les juifs eux-mêmes qui n’acceptent pas de dépasser les révélations seulement préparatoires, le mystère du salut est essentiellement la Croix du Christ, par laquelle les « puissances » révoltées contre le créateur sont dépossédées de leur domination, cependant que les croyants y trouvent la délivrance » (Bouyer). On peut aussi transposer et méditer ce que Camus trouvait d’anti-idéologique et d’anti-totalitaire dans la philosophie grecque : « la pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. Notre Europe, au contraire, lancée à la conquête de la totalité, est fille de la démesure » (Noces suivi de L’été, Gallimard-Livre de poche, 1959, pp. 139-140).
7. CA, 46.
8. CA, 25.
9. CA, 43.
10. ZIEBA M., op. cit., p. 76.
11. Id.. Cf. PP, 13. L’absence de solution technique n’empêche pas l’Église de dire une parole sur les questions temporelles car elle  »est « experte en humanité », et cela la pousse nécessairement, écrit Jean-Paul II, à étendre sa mission religieuse aux divers domaines où les hommes déploient leur activité à la recherche du bonheur, toujours relatif, qui est possible en ce monde, conformément à leur dignité de personnes.
   A l’exemple de mes prédécesseurs, ajoute-t-il encore, je dois répéter que ce qui touche à la dignité de l’homme et des peuples (…), ne peut se ramener à un problème « technique ». Réduit à cela, le développement serait vidé de son vrai contenu et l’on accomplirait un acte de trahison envers l’homme et les peuples qu’il doit servir.
   Voilà pourquoi l’Église a une parole à dire aujourd’hui comme il y a vingt ans, et encore à l’avenir, sur la nature, les conditions, les exigences et les fins du développement authentique, et aussi sur les obstacles qui l’entravent. Ce faisant, l’Église accomplit sa mission d’évangélisation, car elle apporte sa première contribution à la solution du problème urgent du développement quand elle proclame la vérité sur le Christ, sur elle-même et sur l’homme, en l’appliquant à une situation concrète » (SRS, 41).

⁢iii. L’Église comme force critique….

En fait, l’enseignement social chrétien est redoutable parce que, relevant d’une vérité transcendante et refusant ainsi d’office toute solution qui serait fermée sur la réalité temporelle, il démasque les idéologies et les modèles, même chrétiens, qui veulent s’imposer⁠[1]

Et donc, « il n’est pas juste d’affirmer - comme le prétendent certains - que la doctrine sociale de l’Église condamne une théorie économique, sans plus. La vérité est que cette doctrine, en respectant la juste autonomie de la science, porte un jugement sur les effets de son application historique lorsqu’elle est violée sous une forme ou une autre, ou que la dignité de la personne est mise en danger. Dans l’exercice de sa mission prophétique, l’Église veut encourager la réflexion critique sur les processus sociaux, en ayant toujours comme point de mire le dépassement de situations non pleinement conformes aux objectifs tracés par le Seigneur de la Création »[2]. Et même, « à supposer qu’un penseur de génie construise un jour un système socio-économique complètement indépendant du marxisme et du libéralisme économique, la doctrine sociale chrétienne aurait sûrement son mot à dire en face d’une telle doctrine »[3]

Attentive à la conformité ou non d’une situation aux « objectifs du Seigneur », la doctrine de l’Église va exercer un jugement moral sur les réalités socio-économiques. C’est une idée-force dans toute la pensée sociale chrétienne depuis Léon XIII et que Pie XI, par exemple, a particulièrement soulignée : « A aucun prix (…) l’Église ne peut abdiquer la charge que Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi d’intervenir, non certes dans le domaine technique, à l’égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence, mais en tout ce qui touche à la loi morale. (…) S’il est vrai que la science économique et la discipline des mœurs relèvent chacune dans sa sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à affirmer que l’ordre économique et l’ordre moral sont si éloignés l’un de l’autre, si étrangers l’un à l’autre, que le premier ne dépend en aucune manière du second »[4].

« Aucun de ceux qui dirigent la vie économique des peuples, aucun talent d’organisation ne pourra jamais dénouer pacifiquement les difficultés sociales, si d’abord, sur le terrain économique lui-même, ne triomphe la loi morale, appuyée sur Dieu et sur la conscience. Là est la valeur fondamentale, source de toutes les valeurs dans la vie aussi bien économique que politique des nations ; c’est la monnaie la plus sûre : si on la conserve bien solide, toutes les autres seront stables, étant garanties par l’autorité la plus forte, par la loi de Dieu, immuable et éternelle »[5].

L’enseignement de l’Église, pour prendre un texte plus récent, « porte sur l’aspect éthique de cette vie, et prend en compte les aspects techniques des problèmes, mais toujours pour les juger sous l’angle moral »[6]. Il ne faut jamais oublier que l’Église propose une doctrine et non un programme laissé à l’appréciation du laïcat engagé dans l’histoire mouvante des sociétés et qui doit bien se garder d’identifier son choix à celui du Magistère. « L’Église continue à critiquer les systèmes économiques, ou plutôt leurs formes rigides, expression de principes indûment absolutisés. Elle se garde, en revanche, de prononcer qu’on doive écarter ces systèmes sous toute forme possible. Moyennant corrections, l’un et l’autre sont sans doute susceptibles de devenir acceptables. L’Église ne s’engage pas, d’autre part, sur les variétés concrètes possibles. En ce sens, elle se tient à distance des systèmes, comme des programmes »[7]. Comment l’Église pourrait-elle d’ailleurs se prononcer sur l’infinie variété des régimes socio-économiques concrets ? Devant les situations concrètes, à la fois nuancées et complexes, ce sont les Églises locales qui doivent exercer leur vigilance critique tout en s’abstenant de soutenir tel ou tel programme même s’il se veut explicitement chrétien⁠[8].

On peut à ce point de vue citer en exemple la lettre pastorale des évêques américains sur l’économie, publiée en 1986⁠[9]. Les évêques y écrivent « en tant que pasteurs, non pas comme des personnages publics. Nous parlons, précisent-ils encore, en tant qu’enseignants de la morale et non pas en techniciens de l’économie. Nous ne cherchons pas à avancer des arguments politiques ou idéologiques mais à faire ressortir les dimensions humaines et éthiques de la vie économique, aspects qui sont trop souvent négligés dans les débats publics »[10]. « Cette lettre pastorale n’est pas un projet pour l’économie américaine. Elle n’adopte aucune théorie précise sur la manière dont fonctionne l’économie américaine, pas plus qu’elle ne tente de résoudre les querelles entre les différentes écoles de pensée économique. Au lieu de cela, notre lettre pastorale a recours aux Écritures et à l’enseignement social de l’Église. C’est là que nous découvrons ce que notre vie économique doit servir, quels modèles elle doit suivre »[11]. Mais « l’Église n’est liée à aucun système particulier, économique, politique ou social ; elle a coexisté avec de nombreuses formes d’organisation économique et sociale et elle le fera encore à l’avenir, en évaluant chacune en fonction des principes moraux et éthiques : quelles sont les répercussions de tel système sur l’homme ? Est-il une aide ou une menace pour la dignité humaine ? »[12]. Il n’empêche que le document va analyser avec beaucoup de minutie tous les domaines de la vie sociale et économique américaine qui font problème. En descendant ainsi au plus près du vécu, l’Église est bien consciente que le jugement particulier qu’elle porte est bien particulier et non universel comme le principe dont il s’inspire. Le pape Jean-Paul II lui-même a présenté son encyclique Centesimus annus sous cet angle : « La présente encyclique, écrit-il, cherche à mettre en lumière la fécondité des principes exprimés par Léon XIII, principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église et, à ce titre, engagent l’autorité de son magistère. Mais la sollicitude pastorale m’a conduit, d’autre part, à proposer l’analyse de certains événements récents de l’histoire. Il n’est pas besoin de souligner que la considération attentive du cours des événements, en vue de discerner les exigences nouvelles de l’évangélisation, relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on n’entend pas exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations, car, en elles-mêmes, elles n’entrent pas dans le cadre propre du magistère »[13].

Ceci étant acquis, on comprend mieux dans quel sens on peut, malgré tout, parler d’une doctrine socio-économique, comme l’explique très clairement J.-Y. Calvez : « Si l’Église ne songe pas ou plus[14] à situer son propre enseignement social comme un système alternatif à d’autres systèmes, ceci ne signifie pas qu’elle s’abstienne de toute présentation d’un projet social. Elle en offre en vérité un, au sens d’ensemble de valeurs à respecter simultanément. Ce projet varie quelque peu dans la présentation selon les besoins des époques, les possibilités qu’elles comportent, les chances qu’elles connaissent. L’essentiel en est désormais assez bien déterminé »[15].

Quel est cet essentiel ?


1. Cf. ZIEBA M. : « (…) toutes les idéologies surgies d’un humus chrétien, et très souvent présentées comme la quintessence de l’engagement chrétien et de l’orthodoxie, sont non pas une affirmation intégrale et conséquente de la foi catholique, mais toujours un abus de la vérité et une version falsifiée du catholicisme, et ce, de manière radicale » (op. cit., p. 79).
2. JEAN-PAUL II, Discours aux hommes d’affaires, Durango (Mexique), 9-5-1990, in DC n° 2008, 17-6-1990, n° 3, p. 597.
3. BOISARD P., Les obstacles rencontrés par l’enseignement social chrétien, Ed. Universitaires, Fribourg, 1988, p. 15.
4. QA, Marmy, 546-547.
5. PIE XI, Caritate Christi, 1932.
6. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., n° 72.
7. Calvez J.-Y. cité in ARONDEL Ph., op. cit., p. 89, note 51.
8. Tous ces problèmes liés à l’action politique seront étudiés dans la dernière partie.
9. Justice économique pour tous : enseignement social catholique et économie américaine, 13-11-1986, in DC n° 1942, 21-6-1987, pp. 617-681.
10. Op. cit., n° 7. L’intention des évêques n’est pas simplement de répéter l’enseignement universel de Rome. Ils disent bien, au même endroit, qu’ils apportent « à cette tâche un double héritage fait de l’enseignement social catholique et des valeurs traditionnelles américaines ». Il s’agit donc d’orienter dans le « bon » sens une réalité unique qui a été étudiée avec l’aide de près de deux cents experts de toutes disciplines et de tous bords.
11. Id., n° 12.
12. Id., n° 130.
13. CA, 3.
14. Allusion, une nouvelle fois, à la proposition faite par Pie XI dans QA.
15. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme et la société, Desclée de Brouwer, 1989, p. 297.

⁢iv. … au nom de l’homme.

Selon la formule maintenant consacrée, l’essentiel de la doctrine sociale chrétienne est « un ensemble de principes de réflexion et de critères de jugement et aussi de directives d’action pour que les changements en profondeur que réclament les situations de misère et d’injustice soient accomplis, et cela d’une manière qui serve le bien des hommes »[1]. Principes, critères et directives qui s’enracinent dans une anthropologie qui permet de répondre à ceux qui qualifient la doctrine sociale de l’Église comme « une doctrine du juste milieu ». « Ce qu’on entendra souvent, écrit J.-Y. Calvez, au sens d’une position indécise et sans option ferme…​. Mais pourquoi, faut-il répondre, ou au nom de quoi devrait-on opter pour la société seule, dont l’individu ne serait qu’un reflet transitoire ? ou bien pour la personne seule, qui pourrait bien établir des relations avec autrui, mais seulement à son gré, contractuellement, sans dépendance plus intime ? Les choses ne sont-elles pas tout à fait autres quand l’altérité est, justement, une dimension de la personne même, de la relation qu’est un homme ? et quand elle est, par voie de conséquence, tout entière marquée de personnalité, de spiritualité peut-on dire encore, au delà de ce qui serait seulement un arrangement pragmatique ? »[2]

En effet, « le principe essentiel de la doctrine sociale catholique est que l’homme est le fondement, la cause et la fin de toutes les institutions sociales - l’homme, être social par nature, et élevé à un ordre de réalités qui transcendent la nature »[3]. L’homme est donc au centre de tout l’ordre social et « cet être humain n’est pas l’homme abstrait ni l’homme considéré uniquement dans l’ordre de la nature pure, mais l’homme complet, tel qu’il est aux yeux de Dieu, son Créateur et son Rédempteur, tel qu’il est dans sa réalité concrète et historique qu’on ne saurait perdre de vue sans compromettre l’économie normale de la communauté humaine »[4]. Il s’agit de l’homme dans son intégralité et « de tout homme, dans toute la réalité absolument unique, de son être et de son action, de son intelligence et de sa volonté, de sa conscience et de son cœur. L’homme, dans sa réalité singulière (parce qu’il est une « personne ») a une histoire personnelle de sa vie, et surtout une histoire personnelle de son âme »[5].

La doctrine sociale de l’Église, c’est d’abord une vision anthropologique qui indique le but et les limites du système économique. Léon XIII parlait de « philosophie » sociale chrétienne. Pie XI, d’ »éthique » ou de « morale », face à la « science économique ». Celle-ci a ses méthodes et donc son autonomie. Mais il faut bien distinguer « quelles fins sont hors de la portée de l’activité humaine, quelles fins au contraire elle peut se proposer », autrement dit, ce que la science économique peut faire et « la fin suprême que le Créateur assigne à l’ordre économique tout entier », autrement dit, ce qui est moralement souhaitable, voire obligatoire. A ce point de vue, la « science économique » est incapable de se prononcer.⁠[6]

Préoccupé de rendement, de rentabilité, de croissance, « le monde de l’économie risque de ne pas se préoccuper de questions pourtant essentielles - la croissance pour qui, à quel coût, pour quelle promotion de l’homme…​- et de se considérer parfois comme le lieu essentiel, sinon décisif, du progrès de la condition humaine »[7]. Il a besoin de savoir à qui il s’adresse et pourquoi. Seule une « philosophie », une « morale », une « théologie morale »⁠[8] peut le guider pour lui éviter de sacrifier l’homme sur l’autel de l’efficacité, de quelle que manière qu’on la définisse.

Or, les idéologies se sont construites à partir d’une vision partielle ou erronée de l’homme et de la société.

Le libéralisme en exaltant l’individu se trompe sur la liberté : il oublie la dimension sociale et morale de l’homme⁠[9]. Il exalte la liberté sans référence à la vérité sur l’homme. Comment les libéraux, en effet, définissent-ils la liberté ? C’est, disent-ils, « la faculté que tout homme porte en lui d’agir selon sa détermination propre, sans avoir à subir d’autres contraintes que celles qui sont nécessaires à la liberté des autres. Le simplisme d’une telle définition n’a pas besoin d’être souligné tant sont graves et nombreux les problèmes qu’elle passe sous silence : l’homme est-il capable d’une détermination propre ? Sa condition n’influe-t-elle pas sur sa liberté ? Par rapport à quoi et à qui est-il libre ? Quelles sont les contraintes qui sont légitimes ? Etc. Mais, précisément, le caractère rudimentaire de la définition libérale de la liberté confère au libéralisme une assurance qui lui ferait défaut s’il lui fallait prendre en compte les scrupules des philosophes, les réticences du sociologue ou les doutes de l’homme de la rue. Le libéralisme ne s’interroge pas d’abord sur le sens de la liberté pour chercher ensuite dans quelle mesure les individus en bénéficient. Il pose qu’elle existe. Ce postulat écarte tout débat à son sujet. Il suffit d’affirmer que l’homme est libre dès lors qu’il n’obéit qu’à lui-même »[10]. La société, quant à elle, naît et profite de la créativité individuelle car, « avec le libéralisme, c’est l’individualisme qui impose sa loi. Et il croit pouvoir l’imposer sans scrupule puisque, selon lui, la propriété par où l’homme affirme sa puissance est aussi le moyen d’accroître la somme de ce qui est utile à tous »[11].

A cet optimisme rapide, Jean-Paul II répond, se référant à Léon XIII⁠[12], que « l’erreur (…) consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice »[13]. La conséquence ultime en est la guerre sous toutes ses formes, interne et externe, sociale, économique et militaire.

Quant au socialisme, il néglige le sens profond de la liberté de la personne humaine réduite à son caractère social. Il exalte une solidarité sans amour et se trompe sur l’égalité.

Pour les socialistes, au point de départ règne l’inégalité. Celle-ci découle d’une « loi naturelle » qui est « la diversité infinie de tout ce qui vit sur terre » et qui « constitue un des moteurs de la vie ». Dès lors, « deux hommes n’étant jamais pareils, l’un sans cesse tente de dominer l’autre ». Pour mettre fin à cette situation, le socialisme, par « la socialisation des moyens de production », par « l’organisation sociale et rationnelle du travail », instaure « la coopération de tous au profit de tous »[14]. Par là, le socialisme se présente comme « une autre morale »[15] et vise à « la transformation morale des hommes »[16] mais cette morale découle de la transformation socialiste de la société. Le bonheur et la liberté sont liés indissolublement à l’organisation sociale : « un maximum d’organisation sociale, en ce qui concerne la vie matérielle et le maximum d’indépendance individuelle, en ce qui concerne la vie intellectuelle et morale »[17]. Alors que pour les libéraux, l’autonomie est acquise et qu’ils conviennent, sur ce présupposé, de construire la société, le socialisme lui vise à rendre les hommes plus autonomes dans la mesure où ils estiment que « les conditions du bonheur sont une affaire collective » ou encore qu’ »il n’y a libre choix des individus en matière éthique que s’ils sont capables d’être solidaires les uns des autres ». Telle est la présentation faite en 2002 par le président du parti socialiste en Belgique⁠[18].

Toute cette vue est une erreur, selon Jean-Paul II, parce que le socialisme « considère l’individu comme un simple élément, une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l’individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L’homme est ainsi réduit à un ensemble de relations sociales, et c’est alors que disparaît le concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui construit l’ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la personne découlent la déformation du droit qui définit la sphère d’exercice de la liberté, ainsi que le refus de la propriété privée. En effet, l’homme dépossédé de ce qu’il pourrait dire « sien » et de la possibilité de gagner de gagner sa vie par ses initiatives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux qui la contrôlent ; cela lui rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de sa propre dignité de personne et entrave la progression vers la constitution d’une authentique communauté humaine »[19].

Face à ces perspectives incomplètes ou fausses, qu’est-ce que la foi et l’Église nous disent de l’homme ?


1. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., n° 72. Cette présentation renvoie à Paul VI, OA, n° 4 ; JEAN-PAUL II, Discours inaugural de Puebla, III, 7 ; JEAN XXIII, MM, n° 235.
2. L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 105.
3. MM, 219.
4. PIE XII, Allocution aux nouveaux cardinaux, 20-2-1946.
5. RH, 14.
6. Cf. CALVEZ J.-Y., L’Église et l’économie, op. cit., p. 107 et QA, Marmy 547.
7. FALISE M. et REGNIER J., op. cit., pp. 11-12.
8. Jean-Paul II souligne, en effet, que l’anthropologie chrétienne a sa source dans la Révélation et que, par le fait même, la doctrine sociale appartient au domaine de la théologie morale (SRS 38 et CA 55).
9. Cf. la mise en garde de Paul VI contre « le libéralisme philosophique qui est une affirmation erronée de l’autonomie de l’individu, dans son activité, ses motivations, l’exercice de sa liberté » (OA, 35) ou encore cette autre rappelant qu’ »une des ambigüités fondamentales de la liberté au siècle des Lumières tient à la conception du sujet de cette liberté comme individu se suffisant à lui-même et ayant pour fin la satisfaction de son intérêt propre dans la jouissance des biens terrestres » (Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., 13).
10. BURDEAU G., op. cit., p. 40.
11. Id., p. 85.
12. Libertas praestantissimum, n° 10.
13. CA 17.
14. ABS R., Les origines du socialisme en Belgique, Extrait de la revue Socialisme, sd, pp. 3-4. Une autre présentation, plus rapide, aboutit au même résultat. Elle proclame au point de départ que « les richesses en général, et spécialement les moyens de production, sont les agents naturels ou les fruits du travail manuel et cérébral des générations antérieures, aussi bien que de la génération actuelle ; elles doivent, par conséquent, être considérées comme le patrimoine de l’humanité. Le droit à la jouissance de ce patrimoine par des individus ou par des groupes ne peut avoir d’autre fondement que l’utilité sociale et d’autre but que d’assurer à tout être humain la plus grande somme possible de liberté et de bien-être » (Charte du Parti socialiste belge, adoptée au Congrès de Quaregnon en 1894, 1 et 2). Cette charte a toujours été considérée comme « parfaite » (Cf. LAROCK V. et YERNA J., in Le Peuple, 12 et 22 novembre 1974). On peut lire, à ce sujet, La charte de Quaregnon, déclaration de principes du Parti socialiste belge, Ed. de la Fondation Louis de Brouckère, 1980.
15. SIMONET H., in Journal de Charleroi, 25-26 août 1973.
16. Du POB au PSB, op. cit., p. 45.
17. Histoire des doctrines morales, Aperçu sur le socialisme et la morale, Centrale d’éducation ouvrière, Bruxelles, sd., p. 71. Notons que cette idée est celle de Stuart Mill qui « concilie la plus grande liberté d’action de l’individu, avec une appropriation commune des matières premières fournies par le globe et une participation égale de tous dans les bénéfices du travail commun » (De PAEPE C. et STEENS E., Manifeste du Parti socialiste brabançon, 1877, in Du POB au PSB, op. cit., p. 154).
18. Di RUPO Elio, Repensons la vie, op.cit.. Pour les socialistes, écrit un autre auteur, « l’émancipation de plus en plus large de chaque citoyen est inséparable du développement des services collectifs ». Ainsi, « pour ne prendre qu’un exemple : comment assurer, dans la perspective socialiste, l’émancipation de la femme si l’on ne crée pas un nombre suffisant de crèches, de garderies ? …​ c’est la condition indispensable pour permettre à la femme de choisir son destin, de déterminer elle-même si elle préfère travailler au dehors ou rester au foyer » (DORSIMONT Daniel, Pour l’autonomie de la personnalité humaine, in Socialisme, n° 111, juin 1972, pp. 224-238). Une femme ne sera donc librement mère au foyer que s’il y a, dans sa ville, une crèche où elle ne mettra pas ses enfants.
19. CA 13.

⁢v. Rapide retour à l’anthropologie chrétienne.

Nous avons, dès la première partie, répondu à cette question⁠[1] mais il n’est pas inutile d’y revenir pour, cette fois, montrer le lien entre les caractères essentiels de l’homme et un certain nombre de pratiques économiques que nous étudierons de manière détaillée plus tard.

Nous savons que « tout homme, quelle que soient ses convictions personnelles, porte en lui l’image de Dieu et mérite donc le respect »[2]. Par nature, il est « sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. La majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l’opprimer, ou pour tenter de l’anéantir »[3]. Le chrétien ne peut tolérer aucun système social oppressif. « L’homme, dit le Concile, est la seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même »[4] Image visible du Dieu invisible, la personne est investie d’une dignité transcendante. La transcendance humaine s’explique par le rapport qui existe entre l’homme et Dieu et aussi par le fait que l’homme transcende toutes les choses puisqu’il parvient par son intelligence et sa volonté à les dominer⁠[5]. Cette transcendance est merveilleusement confirmée par l’incarnation du Fils qui, pourrait-on dire, recrée l’homme par la rédemption⁠[6]. Car l’homme est aussi pécheur. Il faudra toujours tenir compte à la fois de son éminente dignité et de sa faiblesse⁠[7]. Ce réalisme éclairera singulièrement le problème de la propriété privée⁠[8] et justifiera les efforts de libération temporelle⁠[9]

Il n’empêche, le prix de l’homme est inestimable comme on le voit, de manière saisissante dans l’Évangile : le Christ guérit un homme en sacrifiant un troupeau d’environ deux mille porcs⁠[10]. « Que sert donc à l’homme, dira le Christ, de gagner le monde entier, s’il ruine sa propre vie ? »[11] Le cardinal Cardijn traduira cette histoire dans son fameux slogan : « Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde »[12]. Pense-t-on dans la pratique économique que « les biens du monde ne comptent pas autant que le bien de la personne, le bien qui est la personne même » ? Et Jean-Paul II ajoute : « toute violation de la dignité personnelle de l’être humain crie vengeance en présence de Dieu et devient une offense au Créateur de l’homme. En vertu de sa dignité personnelle, l’être humain est toujours une valeur en lui-même et pour lui-même, et il doit être considéré et traité comme tel ; jamais il ne peut être considéré et traité comme un objet dont on se sert, un instrument, une chose »[13].

Ce qui est dit de l’homme s’entend, il ne faut pas non plus l’oublier, de tout homme.« Il s’agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère »[14]. Dans la Genèse déjà, il était souligné que les biens de la terre étaient destinés à Adam, c’est-à-dire à tous les hommes. Il faudra s’en souvenir d’autant plus que tous ces hommes, fils d’un même Père, sont frères en Jésus-Christ. « Il n’y a plus, écrit saint Paul, ni juif, ni grec, il n’y a plus d’esclave ni d’homme libre ; il n’y a plus homme et femme ; vous êtes tous un seul dans le Christ Jésus »[15].

Sur la dignité de chaque homme, se fonde l’égalité entre les hommes et leur solidarité⁠[16] qui, dans la perspective chrétienne, culmine dans la communion et donc dans le don⁠[17]. La Genèse définit l’homme comme homme et femme⁠[18] soulignant, à sa manière, et dans son fondement, la caractère social de l’homme qui « ne s’épuise pas dans l’État mais se réalise de même dans divers groupes intermédiaires, de la famille[19] aux groupes économiques, sociaux, politiques et culturels qui, découlant de la même nature humaine, ont -toujours à l’intérieur du bien commun- leur autonomie propre »[20]. Dans la vie économique aussi, soit dit en passant, doit s’appliquer le principe de subsidiarité. Mais, pour revenir à la socialité de l’homme, elle ne devient collaboration effective qu’à travers le dialogue⁠[21] et vraie solidarité, comme nous l’avons vu, qu’à partir du moment où l’amour anime les relations sociales. Si nous acceptons le fait que « la personne se réalise pleinement dans le libre don de soi »[22], le don rend l’homme plus homme et donc plus activement « social », c’est-à-dire solidaire. Or l’histoire et l’actualité nous montrent cr_ment que le collectivisme⁠[23] et l’individualisme détruisent l’amour et donc toute solidarité vivante, toute collaboration franche.

La transcendance de l’homme, avons-nous dit, se manifeste par la recherche de la vérité et l’exercice de sa volonté.

Nous savons que la liberté, l’activité créatrice de l’homme et donc son esprit d’initiative et d’entreprise, est « un signe privilégié de l’image divine »[24]. Mais nous constatons aussi que les désordres sur le terrain économique et social sont la conséquence d’une erreur qui « consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice »[25]. Il faut rappeler sans cesse « le lien constitutif de la liberté humaine avec la vérité, lien si fort qu’une liberté qui refuserait de se lier à la vérité tomberait dans l’arbitraire et finirait par se soumettre elle-même aux passions les plus dégradantes et par s’autodétruire. d’où viennent, en effet, tous les maux que veut combattre Rerum novarum sinon d’une liberté qui, dans le domaine de l’activité économique et sociale, s’éloigne de la vérité de l’homme ? »[26] Sont nécessaires à la paix sociale « la tension morale et la force de rendre consciemment témoignage à la vérité »[27]. Pas de liberté sans vérité mais pas de vérité sans liberté. Si effectivement « l’homme est avant tout un être qui cherche la vérité et qui s’efforce de vivre selon cette vérité, de l’approfondir dans un dialogue constant qui implique les générations passées et à venir »[28], cette recherche doit se faire, en conscience et sans contrainte⁠[29]. Or, « dans les régimes totalitaires et autoritaires, on a poussé à l’extrême le principe de la prépondérance de la force sur la raison. L’homme a été contraint d’accepter une conception de la réalité imposée par la force et non acquise par l’effort de sa raison et l’exercice de sa liberté. Il faut inverser ce principe et reconnaître intégralement les droits de la conscience humaine, celle-ci n’étant liée qu’à la vérité naturelle et à la vérité révélée »[30].

La vérité dont il est question est, d’abord et avant tout, la vérité sur l’homme considéré dans toute sa dignité et sa complexité. C’est cette vérité sur l’homme intégral qui doit guider toute la pratique économique. Celle-ci, ordonnée au développement de l’homme, ne peut donc négliger sa dimension verticale : « (…)Le développement ne doit pas être compris d’une manière exclusivement économique, mais dans un sens intégralement humain. Il ne s’agit pas seulement d’élever tous les peuples au niveau dont jouissent aujourd’hui les pays les plus riches, mais de construire, par un travail solidaire, une vie plus digne, de faire croître réellement la dignité et la créativité de chaque personne, sa capacité de répondre à sa vocation, et donc à l’appel de Dieu. Au faîte du développement, il y a la mise en œuvre du droit et du devoir de chercher Dieu, de le connaître et de vivre selon cette connaissance ».⁠[31]

Si, par sa raison, l’homme peut avoir l’intuition de sa qualité et si l’homme contemporain y est tout particulièrement sensible⁠[32], au vu de tout ce qui précède et des insistances religieuses, il est clair que seule la foi révèle pleinement cette dignité transcendante⁠[33]. Dès lors, « la négation de Dieu prive la personne de ses racines et, en conséquence, incite à réorganiser l’ordre social sans tenir compte de la dignité et de la responsabilité de la personne »[34]. L’athéisme parce qu’il « prive l’homme de l’une de ses composantes fondamentales »[35], conduit à la destruction du milieu naturel⁠[36] et humain⁠[37] à l’aliénation de l’homme.

Très lucidement, Pie XI qui reconnaissait, en 1931, qu’un « socialisme mitigé » n’était pas très éloigné de ce que les chrétiens souhaitent n’en maintenait pas moins que « socialisme religieux, socialisme chrétien, sont des contradictions » pour la raison fondamentale que le socialisme construit une société fermée sur le temporel, ordonnée au « seul bien-être », subordonnant ou sacrifiant les biens les plus élevés de l’homme⁠[38].

Jean XXIII dira que « l’aspect le plus sinistrement typique de notre époque moderne se trouve dans la tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu, unique fondement sur lequel il puisse subsister, et de vouloir proclamer la grandeur de l’homme en le coupant de la source dont cette grandeur est issue et où elle s’alimente ; en réprimant, et si possible en éteignant, ses aspirations vers Dieu »[39].

Alors que le marxisme croyait que l’aliénation dépendait uniquement des rapports de production et de propriété et qu’elle se résoudrait par le collectivisme⁠[40], Jean-Paul II la situe précisément dans la fermeture au spirituel, dans « la perte du sens authentique de l’existence » à l’œuvre aussi bien dans les sociétés occidentales que dans les sociétés collectivistes : « il est nécessaire, précise le Saint Père, de rapprocher le concept d’aliénation de la vision chrétienne des choses, pour y déceler l’inversion entre les moyens et les fins : quand il ne reconnaît pas la valeur et la grandeur de la personne en lui-même et dans l’autre, l’homme se prive de la possibilité de jouir convenablement de son humanité et d’entrer dans les relations de solidarité et de communion avec les autres hommes pour lesquelles Dieu l’a créé. En effet, c’est par le libre don de soi que l’homme devient authentiquement lui-même, et ce don est rendu possible parce que la personne humaine est essentiellement « capable de transcendance ». L’homme ne peut se donner à un projet seulement humain sur la réalité, à un idéal abstrait ou à de fausses utopies. En tant que personne, il peut se donner à une autre personne ou à d’autres personnes et, finalement, à Dieu qui est l’auteur de son être et qui, seul, peut accueillir pleinement ce don. L’homme est aliéné quand il refuse de se transcender et de vivre l’expérience du don de soi et de la formation d’une communauté humaine authentique orientée vers sa fin dernière qu’est Dieu. Une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre les hommes »[41]. Dans un langage plus classique, on pourrait appeler aliénée, ou plutôt aliénante, la société qui freine, détourne, corrompt, étouffe l’amour de Dieu et du prochain, qui contredit donc ou du moins contrecarre, d’une manière ou d’une autre, le premier et le plus grand commandement. Si, « dans la société occidentale, l’exploitation a été surmontée, du moins sous la forme analysée et décrite par Karl Marx (…), l’aliénation n’a pas été surmontée dans les diverses formes d’exploitation lorsque les hommes tirent profit les uns des autres et que, avec la satisfaction toujours plus raffinée de leurs besoins particuliers et secondaires, ils se rendent sourds à leurs besoins essentiels et authentiques qui doivent régir aussi les modalités de la satisfaction des autres besoins »[42].

On comprend mieux, à lire ces insistances sur l’ouverture, le don à Dieu et aux autres, que Jean-Paul II ait pu écrire qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient »[43].

Pour faire court, on peut dire que l’éthique chrétienne est et doit être l’« expression active, au plan temporel, de la transcendance »[44]. Transcendance de l’homme qui doit être respectée, protégée, défendue, favorisée et transcendance du Royaume qui, au-delà du monde est déjà présent et doit être rendu toujours plus présent. Un homme qui doit toujours être plus à l’image de Dieu et une société toujours plus à l’image du Royaume. Telles sont nos références constantes, définitives⁠[45].


1. On peut lire aussi l’excellente synthèse de CALVEZ J.-Y., L’homme dans le mystère du Christ, Desclée De Brouwer, 1993.
2. CA, 22.
3. CA, 44.
4. GS, 24.
5. CA, 31.
6. « Le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam, en effet, le premier homme, était la figure de Celui qui devait venir, le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation. Il n’est donc pas surprenant que les vérités ci-dessus trouvent en Lui leur source et atteignent en Lui leur point culminant. « Image du Dieu invisible » (Col 1, 15), il est l’Homme parfait qui a restauré dans la descendance d’Adam la ressemblance divine, altérée dès le premier péché. Parce qu’en Lui la nature humaine a été assumée, non absorbée, par le fait même, cette nature a été élevée en nous aussi à une dignité sans égale. Car, par son incarnation, le Fils de dieu s’est en quelque sorte uni Lui-même à tout homme. Il a travaillé avec des mains d’homme, il a pensé avec une intelligence d’homme, il a agi avec une volonté d’homme, il a aimé avec un cœur d’homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l’un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché » (GS, 22). Cet admirable enseignement explique bien pourquoi « cet homme est la première route que l’Église doit parcourir en accomplissant sa mission (…), route tracée par le Christ lui-même, route qui, de façon immuable, passe par le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption » (RH, 14).
7. « Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière », on croit pouvoir bâtir le paradis en ce monde » (CA, 25).
8. Cf. CA, 25.
9. Comme l’explique bien J.-Y. Calvez, « la condition de péché entraîne pour l’homme le besoin de libération (…). La rédemption par le Christ est la libération fondamentale. Mais la libération reçue doit aussi être mise en œuvre, en raison des conséquences du péché, dans la vie de chaque chrétien, de chaque homme: dans l’existence terrestre. Elle a des dimensions psychologiques et spirituelles, culturelles et sociales, économiques et politiques » (L’homme dans le mystère du Christ, op. cit., p. 39).
10. Mc 5, 1-20.
11. Mc 8, 36.
12. Cf. JEAN-PAUL II, Homélie à la basilique de Saint-Denis (France), 31-5-1980, in DC n° 1788, 15-6-1980, pp. 571 et svtes.
13. Exhortation apostolique Christifideles laici (CL), 30-12-1988, n° 37.
14. CA, 53.
15. Ga 3, 28.
16. « La dignité personnelle constitue le fondement de l’égalité de tous les hommes entre eux. De là, la nécessité absolue de refuser toutes les formes, si diverses, de discrimination, qui, hélas ! continuent à diviser et à humilier la famille humaine, discriminations raciales, économiques, sociales, culturelles, politiques, géographiques, etc. Toute discrimination constitue une injustice absolument intolérable, non pas tant en raison des tensions et des conflits qu’elle peut engendrer dans le tissu social qu’en raison du déshonneur infligé à la dignité de la personne : et non seulement à la dignité de qui est victime de l’injustice, mais, davantage encore, de qui la commet. Base de l’égalité de tous les hommes entre eux, la dignité de la personne est aussi le fondement de la participation et de la solidarité des hommes entre eux : le dialogue et la communion s’enracinent finalement en ce que les hommes « sont » plus encore qu’en ce que les hommes « ont ». La dignité personnelle est une propriété indestructible de tout être humain. Il est fondamental de noter toute la force explosive de cette affirmation qui se base sur l’unicité irremplaçable de toute personne » (CL, 37).
17. « A la lumière de la foi, la solidarité tend à se dépasser elle-même, à prendre les dimensions spécifiquement chrétiennes de la gratuité totale, du pardon et de la réconciliation. Alors le prochain n’est pas seulement un être humain avec ses droits et son égalité fondamentale à l’égard de tous, mais il devient l’image vivante de Dieu le Père, rachetée par le sang du Christ et objet de l’action constante de l’Esprit Saint. Il doit donc être aimé, même s’il est un ennemi, de l’amour dont l’aime le Seigneur, et l’on doit être prêt au sacrifice pour lui, même au sacrifice suprême : « Donner sa vie pour ses frères » (cf. Jn 3, 16).
   Alors la conscience de la paternité commune de Dieu, de la fraternité de tous les hommes dans le Christ, « fils dans le Fils », de l’action vivifiante de l’Esprit Saint, donnera à notre regard sur le monde comme un nouveau critère d’interprétation. Au-delà des liens humains et naturels, déjà si forts et si étroits, se profile à la lumière de la foi un nouveau modèle d’unité suprême, reflet de la vie intime de Dieu un en trois Personnes, est ce que nous, chrétiens, désignons par le mot « communion » » (SRS, 40).
18. « L’homme est devenu image et ressemblance de Dieu non seulement par sa propre humanité mais aussi par la communion des personnes que l’homme et la femme forment dès le début » (JEAN-PAUL II, A l’image de Dieu, homme et femme, Cerf, 1980, p. 77).
19. Rappelons que la famille est le lieu privilégié où l’homme grandissant dans l’apprentissage de l’amour prend conscience de sa dignité. La famille est la première « communauté de travail et de solidarité » (CA, 49).
20. CA, 13.
21. Cf. CA 60-61.
22. CA 43. Rappelons que pour le philosophe E. LEVINAS, ( cf. Totalité et infini, Biblio-Essais, Livre de poche, 1990), « sortir de soi », s’occuper de l’autre, de sa souffrance, de sa mort, avant de s’occuper de sa propre mort, « c’est la découverte du fond de notre humanité, la découverte même du bien (…) ». C’est ainsi qu’il définit la sainteté: « Elle ne tient pas du tout aux privations, elle est dans la certitude qu’il faut laisser à l’autre en tout la première place - depuis l’ »après vous » devant la porte ouverte jusqu’à la disposition - à peine possible mais la Sainteté le demande - de mourir pour l’autre.
   Dans cette attitude de sainteté, il y a un tel retournement de l’ordre normal des choses, du naturel des choses, de la persistance dans l’être de l’ontologie des choses et du vivant, que c’est pour moi, là, le moment où par l’humain, l’au-delà de l’être - Dieu - me vient à l’idée » (POIRIE François, LEVINAS Emmanuel, Essai et entretiens, Babel, 1996, pp. 103-106). Notons encore que découvrir « l’autre plus grand que soi » est, pour l’auteur, le seul moyen d’arriver à une vraie égalité, de dépasser l’individualisme libéral où chacun se disant l’égal de tous en campant sur ses droits, bloque, en fait, tout le mécanisme social.
23. Ce n’est pas pour rien que l’antidote efficace au communisme polonais s’est appelé Solidarnosc !
24. GS, 17.
25. CA, 17.
26. CA, 4.
27. CA, 27.
28. CA, 4.
29. C’est toute la problématique de la liberté religieuse que Jean-Paul II résume dans Centesimus annus (13) : Dieu appelle et l’homme est responsable personnellement de sa réponse.
30. CA, 29.
31. CA, 29. Jean-Paul II le répète : « Aucun progrès authentique n’est possible sans respect du droit naturel élémentaire de connaître la vérité et de vivre selon la vérité. A ce droit se rattache, comme son exercice et son approfondissement, le droit de découvrir et d’accueillir librement Jésus-Christ, qui est le vrai bien de l’homme ».
32. RH, 11.
33. CA, 54.
34. CA, 13.
35. CA, 55.
36. CA, 37.
37. CA, 38.
38. QA, 590-597 (Marmy).
39. MM, 218. Cf. Ps CXXVI, 1: « Si ce n’est pas Dieu qui bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent ».
40. « Dans la marchandise, dans l’argent (solidaires de la division du travail, de la propriété privée et de l’échange), l’activité humaine s’est nécessairement aliénée » (LEFEBVRE H., Pour connaître la pensée de Karl Marx, Bordas, 1966, p. 238). Notons que Jean-Paul II ne retient que cet aspect de la théorie marxiste de l’aliénation. Celle-ci inclut aussi la religion car « en créant Dieu, l’homme s’est dépouillé de lui-même ; il a attribué à Dieu une puissance et un pouvoir de maîtrise sur la nature qui, en fait, n’appartiennent qu’à l’homme lui-même. Ce dépouillement de l’homme par l’homme, au profit de l’idée de Dieu, s’appelle, en langue marxiste, « aliénation humaine ». L’homme, dans la religion, aliène son pouvoir au profit de l’idée de Dieu (…). Il appartient à la critique marxiste de dénoncer cette illusion, de récupérer les forces humaines aliénées et de rendre l’homme à sa véritable destinée humaine » ( BAAS E., Introduction critique au marxisme, Alsatia, 1953, p. 23).
41. CA, 41.
42. Id..
43. Id., 5.
44. ARONDEL Philippe, Morale sociale chrétienne et discours libéral, Mame, 1991, p. 32. Cet ouvrage a été réalisé dans le cadre de la convention conclue entre la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) et l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales).
45. Est-ce à dire que les non-chrétiens ou les incroyants ne sont pas invités à cet engagement temporel ? Nous étudierons dans la dernière partie les possibilités et les conditions de collaboration mais disons, tout de suite, qu’il y a « minimum anthropologique » qui peut être acceptable pour diverses religions et visions du monde, un minimum indispensable, en tout cas, pour garantir, comme nous l’avons vu, une vraie démocratie et, comme nous le verrons, une économie libre (cf. ZIEBA M., op. cit., pp. 210-211) ? Dans ce minimum, nous pouvons ranger, en tête, le respect de la dignité de l’homme et donc du travailleur, dans tout homme puisque « croyants et incroyants sont généralement d’accord sur ce point : tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet » (GS, 12). En découlent la conviction que tout ce qui favorise la personnalité de l’homme et de la société, la convivialité, le dialogue, la solidarité, la liberté religieuse est bon et la condamnation de ce qui rend impersonnel, exploite, marginalise, réifie, réduit à l’état de producteur de consommateur. Qui ne pourrait souscrire à cette dénonciation de l’aliénation qui « au niveau de la consommation (…) engage l’homme dans un réseau de satisfactions superficielles et fausses, au lieu de l’aider à faire l’expérience authentique et concrète de sa personnalité ». Aliénation qui « se retrouve aussi dans le travail, lorsqu’il est organisé de manière à ne valoriser que ses productions et ses revenus sans se soucier de savoir si le travailleur, par son travail, s’épanouit plus ou moins en son humanité, selon qu’augmente l’intensité de sa participation à une véritable communauté solidaire, ou bien que s’aggrave son isolement au sein d’un ensemble de relations caractérisé par une compétitivité exaspérée et des exclusions réciproques, où il n’est considéré que comme un moyen, et non comme une fin » (CA, 41). Dans cet esprit, un chrétien tirera grand profit, par exemple, de la lecture de livres comme celui de CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Ed. Sociales, 1981 ou encore de BAUDRILLARD Jean, La société de consommation, Idées-Gallimard, 1981 Nous y reviendrons.

⁢vi. La pauvreté

Le souci majeur de la dignité de l’homme justifie « l’option préférentielle pour les pauvres » et la « destination universelle des biens » qui sont deux exigences majeures et fondatrices dans l’enseignement social chrétien.

⁢a. qu’est-ce que la pauvreté et qui est pauvre ?

En 2008, en Belgique, le monde politique déclarait pauvre l’isolé gagnant moins de 842 euros et le ménage disposant de moins de 1726 euros. La pauvreté ainsi définie est matérielle et relative au niveau de vie moyen d’une population à un moment donné.

Pour le dictionnaire (R), la pauvreté est l’état d’une personne qui manque de moyens matériels puis ,par extension, il désigne une insuffisance dans le domaine matériel ou moral⁠[1]. Ainsi, tout le monde sait qu’il y a à travers le monde « une multitude incalculable d’hommes et de femmes, d’enfants, d’adultes et de vieillards, en un mot de personnes humaines et uniques, qui souffrent sous le poids intolérable de la misère. Ils sont des millions à être privés d’espoir…​ »⁠[2]

Pour les Nations Unies, « on mesure habituellement la pauvreté par le revenu ou les dépenses qui suffisent à maintenir un niveau de vie réduit au strict minimum. Mais elle se définit aussi par des facteurs tels que la nutrition, l’espérance de vie, l’accès à l’eau salubre et aux moyens d’assainissement, les maladies, l’alphabétisation[3] et d’autres aspects de la condition humaine »[4].

Ce sont ces « autres aspects » qu’évoque Jean-Paul II lorsqu’il écrit « que, dans le monde d’aujourd’hui, il existe bien d’autres formes de pauvreté. Certaines carences ou privations ne méritent-elles pas, en effet, ce qualificatif ? La négation ou la limitation des droits humains - par exemple le droit à la liberté religieuse, le droit de participer à la construction de la société, la liberté de s’associer, ou de constituer des syndicats, ou de prendre des initiatives en matière économique - n’appauvrissent-elles pas la personne humaine autant, sinon plus, que la privation des biens matériels ? Et un développement qui ne tient pas compte de la pleine reconnaissance de ces droits est-il vraiment un développement à dimension humaine ? »[5]

La pauvreté prend donc des formes très diverses de la marginalisation à la misère mortelle en passant par des situations de domination ou d’esclavage⁠[6]. la pauvreté est multiforme.

En fait, l’Église qui veut défendre et promouvoir la dignité de la personne humaine considérée dans son intégralité, considère comme cause de pauvreté et donc comme mal tout ce qui empêche, freine, étouffe, altère la pleine humanité de l’homme dans sa réalité personnelle et sociale. Car si la pauvreté a des causes individuelles (maladie, faille de la personnalité, ignorance, paresse, etc.), elle a aussi des causes structurelles et extérieures : catastrophes naturelles (inondation, sécheresse, tremblement de terre, éruption volcanique, typhon), violences, systèmes économiques et politiques aberrants et même, comme nous le verrons plus loin, un certain développement générateur de sous-développement. Même dans les pays avancés, il apparaît que des mesures pour lutter contre certaines pauvretés en entraînent d’autres. Ainsi, le coût de la lutte contre le chômage et des différents services sociaux peuvent être responsables de crises ou difficultés économiques.

Quant aux zones de pauvreté, elles ne sont pas confinées dans ce qu’on appelle le « Tiers-Monde ». Très opportunément, l’Église nous rappelle que « certains aspects caractéristiques du Tiers-Monde apparaissent aussi dans les pays développés où la transformation incessante des modes de production et des types de consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent facilement être marginalisés, comme le sont, en même temps qu’eux, les personnes âgées, les jeunes incapables de bien s’insérer dans la vie sociale, ainsi que, d’une manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu’on appelle le Quart-Monde. Dans ces conditions, la situation de la femme est loin d’être facile ».⁠[7] La pauvreté est universelle.

Sous quelque forme que ce soit et où que ce soit, la pauvreté est un scandale en soi puisqu’elle attente d’une manière ou d’une autre à la dignité de l’homme mais le scandale est tout particulièrement grave à une époque où existent bien des possibilités de la réduire⁠[8].

Au lieu de tout faire pour lutter contre les manques essentiels, on persiste à intenter un procès aux pauvres accusés d’être responsables de leur pauvreté comme l’aveugle-né de l’évangile, dont on disait : « Qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? »[9]. On pense souvent qu’ils n’ont que le sort qu’ils méritent: paresse, alcoolisme, familles nombreuses, incapacité à gérer un budget, failles de la personnalité, manque de formation, manque d’hygiène et de santé, poids des cultures traditionnelles, etc.. Certains accusent aussi des caractères raciaux…​

Les pauvres deviennent des gêneurs.⁠[10] Déjà, au moment de la révolution en France, le nouveau pouvoir bourgeois a veillé à écarter les pauvres de la vie politique⁠[11] et de la garde nationale⁠[12]. Aujourd’hui, « des milieux riches et influents croient voir dans les populations pauvres du Sud un ennemi potentiel qu’il convient d’endiguer. Au lendemain de l’implosion du système communiste, certains voient dans la masse des pauvres le nouvel ennemi à affronter »[13].

Pour d’autres, l’appauvrissement est une bonne chose car il profite aux pauvres : « Comme on prétend que l’insolvabilité est due à la corruption, à la paresse, à l’irrationalité des débiteurs, elle est donc coupable et non excusable. On insinue ainsi que si la dette est légitime, il est légitime qu’elle soit remboursée même au prix de la mort (…). Par ailleurs, en s’appuyant sur le mythe incontesté du caractère salvifique du respect des lois du marché, on avance que l’exigence du remboursement est bonne même pour les débiteurs, fût-ce au prix de leur sang. Eux-mêmes y gagneraient grâce à la « main invisible », car le marché fonctionne au bénéfice de tous. Il ne faut donc pas en suspendre les règles. Le sacrifice sert l’intérêt général et il est juste. Une remise de la dette serait une fausse clémence »[14].


1. Pour une approche plus détaillée des diverses formes de pauvretés définies comme manques involontaires, on peut lire HENRY Antonin-Marcel, Vivre et combattre la pauvreté, Cerf, 1986, pp. 17-33. A.-M. Henry est ingénieur, dominicain et a fait de nombreux séjours dans le tiers-monde.
2. SRS, 13.
3. Jean-Paul II aussi relève que, «  pour les pauvres s’est ajoutée à la pénurie des biens matériels celle du savoir et des connaissances qui les empêche de sortir de leur état d’humiliante subordination (…​). De nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas aujourd’hui des moyens d’entrer, de manière efficace et digne de l’homme, à l’intérieur d’un système d’entreprise dans lequel le travail occupe une place réellement centrale. Ils n’ont la possibilité ni d’acquérir les connaissances de base qui permettent d’exprimer leur créativité et de développer leurs capacités, ni d’entrer dans le réseau de connaissances et d’intercommunications qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités. En somme, s’ils ne sont pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés ; et le développement économique se poursuit, pour ainsi dire, au-dessus de leur tête » (CA, 33).
4. La pauvreté mondiale, Fiches d’information, 2, Sommet mondial pour le développement social, Copenhagen, 6-12 mars 1995. Cité in O’NEILL Louis, Initiation à l’éthique sociale, Fides, Québec, 1998, p. 357. L’auteur ajoute: « Selon la Banque mondiale, le seuil de la pauvreté s’établit à 370 dollars américains par an, par individu. Il va de soi que pour les pays dits avancés, le seuil est plus élevé : les conditions climatiques exigent souvent plus de ressources et les besoins estimés fondamentaux sont plus considérables. Le sentiment d’un manque ou d’un besoin est aussi fonction de l’ambiance sociale et des normes de bien-être définies par la publicité, les comportements de l’entourage, la prise de conscience de privations devenues intolérables, etc. ».
5. SRS, 15.
6. Pour une description plus détaillée des pauvretés à combattre, lire HENRY Antonin-Marcel, Vivre et combattre la pauvreté, Cerf, 1986, pp. 17-39. Selon François de Bernard, philosophe, consultant en finance publique et privée et président du GERM (Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations), certains organismes internationaux en reviennent à une définition plus restrictive de la pauvreté. Il s’appuie notamment sur le Rapport sur le développement dans le monde 2000-2001, publié par la Banque mondiale, pour dire qu’ »après avoir essayé à diverses reprises de s’éloigner des définitions purement financières de la pauvreté (en termes de « revenus »), après avoir expérimenté une série d’approches multidimensionnelles - prenant en compte, par exemple : éducation, santé, « vulnérabilité », « absence de pouvoir » ou « de parole », etc. -, après avoir multiplié les efforts de définition d’une pauvreté multicritère, la Banque et les autres spécialistes institutionnels de la pauvreté ont fait la critique de cette « multidimensionnalité » au motif qu’elle serait au bout du compte invalide et inutilisable, et ils en sont revenus à une acception presque uniquement financière de la pauvreté. De même, et corrélativement, la « lutte contre la pauvreté » reste prisonnière d’une batterie d’indicateurs (aussi bien pour « mesurer la pauvreté » que pour cibler sa « réduction ») seulement quantitatifs, justifiés par le constat que les indicateurs qualitatifs de la pauvreté ne seraient pas exploitables en pratique sur le plan de la formulation des politiques de lutte. » (La pauvreté durable, Le Félin, 2002, p. 22).
7. CA, 33.
8. C’est la thèse défendue par GALBRAITH John K., L’ère de l’opulence, Calmann-Lévy, 1961.
9. Jn 9, 2.
10. Le 3 février 2016, le gouverneur de Flandre occidentale préconisait de ne pas nourrir les réfugiés.
11. « N’est électeur que le citoyen inscrit aux rôles d’imposition pour une somme équivalente, au moins, à trois journées de travail. Pour être éligible, le prix sera de cinquante journées de travail. Seuls sont admis comme électeurs les Français au moins un peu aisés ; seuls peuvent devenir représentants du peuple les citoyens riches. Mesure de prudence pour la sauvegarde de la Propriété » (GUILLEMIN H., Silence aux pauvres !, Arléa, 1996, p. 36).
12. « Une heureuse et première épuration s’obtiendra au moyen du port obligatoire de l’uniforme, un très bel uniforme bleu et rouge dessiné par La Fayette, mais qui coûte quatre-vingts livres. Dépense inconcevable pour l’artisan qui gagne (quand il peut travailler) vingt sols dans sa journée et paie quatorze sols la miche familiale. On s’oriente vers l’interdiction légale des passifs, qui n’a rien d’urgent puisqu’elle s’est accomplie d’elle-même sans que les législateurs interviennent. Robespierre a protesté en articulant (c’était sa manie) une de ces vérités qui sont faites pour être non dites : « Ainsi vous voulez diviser la nation en deux classes dont l’une ne sera armée que pour contenir l’autre ». La Fayette paraît bien être l’inventeur d’un terme qui fera fortune dans le vocabulaire politique fort au-delà de 1789 et particulièrement au siècle suivant: les honnêtes gens, lesquels sont, pour lui, les gens de bien, c’est-à-dire ceux qui ont du bien. Et c’est Robespierre encore qui prétendra lourdement : d’un côté, donc, les honnêtes gens, de l’autre côté la canaille, la populace, les gens de rien » (Id., pp. 37-38).
13. SCHOOYANS M., L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1997, p. 235. Nous développerons cette question plus loin. Le lecteur pressé peut consulter aussi les autres œuvres de M. Schooyans : La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995, pp. 47-58 ou Bioéthique et population. Le choix de la vie, Fayard, 1994, qu. 88.
14. BEAUDIN Michel, Endettement du Tiers-Monde : l’idole financière et sa violence sacrificielle, in La question sociale hier et aujourd’hui, PUL, 1992, p. 528.

⁢b. Telle n’est pas l’attitude de l’Église.

Dès le texte de la Genèse, est affirmée la destination universelle des biens. Dieu fait alliance avec tous les hommes auxquels il confie la gestion de la terre : « Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. » Dieu dit : « Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture »[1]. Quand Dieu renouvellera son alliance avec Noé et ses fils, il leur dira : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre. Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comm1e de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture, je vous donne tout cela au même titre que la verdure des plantes. »[2]

L’humanité représente désormais Dieu sur terre. L’auteur du Livre de la Sagesse s’adresse à Dieu en disant bien : « toi qui, par ta sagesse, as formé l’homme pour dominer sur les créatures que tu as faites, pour régir le monde en sainteté et justice et exercer le jugement en droiture d’âme (…) »⁠[3] . Il n’est donc pas étonnant d’entendre cette recommandation : « qu’il n’y ait pas de pauvre chez toi. Car Yahvé ne t’accordera sa bénédiction dans le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage pour le posséder, que si tu écoutes vraiment la voix de Yahvé ton Dieu, en gardant et pratiquant tous ces commandements que je te prescris aujourd’hui »[4]. La mission de l’humanité est claire : nous devons agir comme le Seigneur⁠[5] et donc veille à ce qu’il n’y ait pas de pauvres ! Mais cet idéal ne peut être réalisé qu’à la condition d’obéir aux dix « paroles » de Dieu. C’est dire, en même temps, que l’idéal restera un idéal toujours hors d’atteinte : : « Certes, les pauvres ne disparaîtront point de ce pays ; aussi je te donne ce commandement : Tu dois ouvrir ta main à ton frère, à celui qui est humilié et pauvre dans ton pays. »[6]


1. Gn 1, 28-29.
2. Gn 9, 1-3.
3. Sg 9, 2-3.
4. Dt 15, 4-5.
5. « Nous avons l’autorité sur la création dans la mesure seulement où nous sommes images du Seigneur. Et il a voulu partager avec nous sa souveraineté, parce que « les biens des amis sont en commun », et il s’est fait notre ami par l’intermédiaire du Verbe, son image, selon laquelle nous avons été créés. Nous sommes également héritiers du Créateur parce qu’il nous a créés pour être ses enfants. Cette qualité d’héritiers, ajoutée au fait que nous sommes images de Dieu, nous oblige à agir comme Dieu lui-même, qui a tout créé non pas pour son propre avantage, mais pour en faire bénéficier tous les hommes » (SANCHEZ, Carlos Ignacio sj, Université grégorienne, Rome, Aspects patristiques, in Une terre pour tous les hommes, La destination universelle des biens, Actes du colloque international organisé par le Conseil pontifical « Justice et Paix », 13-15 mai 1991, Centurion, 1992, pp. 17-18).
6. Dt 15, 11.

⁢c. Pourquoi les biens sont-ils destinés à tous ?

Les Pères de l’Église, surtout Grégoire de Naziance⁠[1], soulignent le fait que nous naissons nus, sans biens et entièrement dépendants de ceux qui nous ont précédés. On peut aussi ajouter que nous sommes éphémères, fragiles physiquement et moralement⁠[2] Nous sommes donc tous pauvres, fondamentalement et radicalement. Certes les circonstances de notre naissance mettront plus ou moins de biens à notre disposition mais aucun lieu ne produit tous les biens et personne ne jouit de toute la connaissance et de toute la sagesse de sorte que nous aurons toujours besoin des autres. Par ailleurs, nous quittons la vie sans aucun bien matériel mais enrichis des biens moraux et spirituels que nous aurons accumulés au long de notre vie - ce qui révèle l’importance première des richesses immatérielles - grâce, ne l’oublions pas, à l’être reçu : « car vous étiez avant que je ne fusse, dit saint Augustin à Dieu, et je n’étais pas digne de recevoir de vous l’être. Et pourtant voici que je suis, grâce à votre bonté qui a précédé tout ce que vous m’avez donné d’être, et tout ce dont vous m’avez fait ».⁠[3]

A sa manière, en restant sur les terrains sociologique et psychologique, Jean-Paul II aussi a suggéré que nous sommes tous pauvres. Lors de sa visite aux États-Unis, en 1987, il a montré qu’il ne faut pas avoir une vision étroite de la pauvreté. Non seulement parce que des gens souffrent de privation matérielle et d’appauvrissement spirituel, de manque de libertés et de respect de leur dignité, mais, ajoutait-il, « il y a une forme de pauvreté très spéciale et très pitoyable : la pauvreté de l’égoïsme, la pauvreté de ceux qui possèdent et ne veulent pas partager, de ceux qui pourraient être riches en donnant mais choisissent d’êtres pauvres en gardant tout ce qu’ils ont. Ceux-là également ont besoin d’aide », concluait-il⁠[4]. Toutes les richesses intellectuelles, morales, spirituelles et matérielles gardées et non partagées sont donc une source d’appauvrissement. Qui, dans ces conditions, n’est donc concerné ?

Qui ne voit, en définitive, que tous les hommes ont besoin pour développer leur humanité, pour grandir, des biens de la terre et des biens que les autres peuvent fournir et qu’il est impossible de justifier l’accaparement quel que soit son objet ?

Reste à réfléchir au modalités de la répartition des biens. Ce sera la question difficile que nous aborderons dans le chapitre suivant.

En attendant, nous pourrions dire, avec une pointe de provocation, en nous appuyant sur l’Ancien testament : bienheureux les riches mais malheur à eux !

Bienheureux les riches ou plutôt, bénédiction des richesses, des biens de ce monde, qui, explique J. Buisson⁠[5], est « un préalable nécessaire à la béatitude de la pauvreté », dont nous parlerons plus loin.

Dès le premier chapitre de la Genèse, il est proclamé et répété que toute la création est bonne. Pour récompenser Abraham de son obéissance, Dieu lui dit : « je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est sur le bord de la mer, et ta postérité conquerra la porte (les villes) de ses ennemis »[6]. Et, plus tard, le serviteur d’Abraham pourra dire : « Yahvé a comblé mon maître de bénédictions et celui-ci est devenu très riche ; il lui a donné du petit et du gros bétail, de l’argent et de l’or, des serviteurs et des servantes, des chameaux et des ânes »[7]. Job qui était « un homme intègre et droit qui craignait Dieu et se gardait du mal », était très riche. Il avait 10 enfants et « possédait aussi sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs et cinq cents ânesses, avec de très nombreux serviteurs. Cet homme était le plus fortuné de tous les fils de l’Orient. Ses fils avaient coutume d’aller festoyer chez l’un d’entre eux, à tour de rôle, et d’envoyer chercher leurs trois sœurs pour manger et boire avec eux »[8]. Après avoir subi l’épreuve que Dieu lui avait infligée (la perte de ses enfants et de tous ses biens), « Yahvé restaura la situation de Job (…) et même Yahvé accrut au double tous les biens de Job. (…) Il mourut chargé d’ans et rassasié de jours »[9].

Et même dans le Nouveau Testament, nous assistons à de nombreux festins auxquels participe Jésus dont on dit « Voilà un glouton et un ivrogne » !⁠[10] On se souvient des noces de Cana où Jésus procura, par son premier miracle, « six jarres » de « deux ou trois mesures » remplies de vin. Quand on sait qu’une mesure est d’environ quarante litres, on estime aisément l’abondance de vin procuré aux participants qui avaient déjà bien bu semble-t-il car « le vin manqua », note l’évangéliste⁠[11].

Un autre passage de l’Évangile est très intéressant pour notre propos: « Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare, que Jésus avait ressuscité d’entre les morts. On lui fit là un repas. Marthe servait. Lazare était un des convives. Alors Marie, prenant une livre d’un parfum de nard pur, de grand prix, oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux ; et la maison s’emplit de la senteur du parfum. Mais Judas l’Iscariote, l’un des disciples, celui qui allait le livrer, dit : « Pourquoi ce parfum n’a-t-il pas été vendu trois cents deniers qu’on aurait donnés à des pauvres ? » Mais il dit cela non par souci des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, tenant la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait. Jésus dit alors : « Laisse-la : c’est pour le jour de ma sépulture qu’elle devait garder ce parfum. Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours »[12] . Marc⁠[13] et Matthieu⁠[14] qui rapportent aussi cette scène notent sans précision que les disciples protestent contre ce gaspillage⁠[15]. En effet, 300 deniers représentent, à l’époque, le salaire de 300 jours de travail !⁠[16]

Bénis soient donc les biens de ce monde !

Mais nous sommes appelés à les partager. Pour que tous puissent se « vêtir » et parce que nous devons nous devons toujours être plus « à l’image » de Dieu qui a tenu à partager avec nous sa souveraineté. Il a en effet tout créé non pour lui mais pour que tous les hommes en bénéficient. Constamment, sa volonté s’exprime dans ce sens dans l’Ancien Testament.

Si la paresse est accusée d’appauvrir et est condamnée : « Main nonchalante appauvrit »[17], il est dit aussi qu’« il pèche celui qui méprise son prochain ; heureux qui a pitié des pauvres »[18]. Le travail est une valeur au contraire de la pauvreté définie comme manque.

L’accaparement est durement dénoncé dans de nombreux textes. Le plus célèbre est certainement celui de la vigne de Nabot⁠[19] convoitée par le roi Achab qui, grâce à la perfidie assassine de sa femme Jézabel, va s’en emparer : « Alors la parole de Yahvé fut adressée à Elie le Tishbite en ces termes : « Lève-toi et descends à la rencontre d’Achab, roi d’Israël à Samarie. Le voici qui est dans la vigne de Nabot, où il est descendu pour se l’approprier. Tu lui diras ceci : Ainsi parle Yahvé : Tu as assassiné, et de plus tu usurpes ! C’est pourquoi, ainsi parle Yahvé : A l’endroit même où les chiens ont lapé le sang de Nabot, les chiens laperont ton sang à toi aussi. Achab dit à Elie : « Tu m’as donc rattrapé, ô mon ennemi ! » Elie répondit : « Oui, je t’ai rattrapé. Parce que tu as agi en fourbe, faisant ce qui déplaît à Yahvé, voici que je vais faire venir sur toi le malheur : je balayerai ta race, j’exterminerai les mâles de la famille d’Achab, liés ou libres en Israël. Je ferai de ta maison comme de celle de Jéroboam fils de Nebat et de Basha fils d’Ahiyya, car tu as provoqué ma colère et fait pécher Israël. (Contre Jézabel aussi Yahvé a prononcé une parole : « Les chiens dévoreront Jézabel dans le champ de Yizréel. ») Celui de la famille d’Achab qui mourra dans la ville, les chiens le mangeront, et celui qui mourra dans la campagne, les oiseux du ciel le mangeront. »

On entendra les prophètes tonitruer contre l’avidité des possédants et les injustices des propriétaires fonciers : « Malheur, à ceux qui ajoutent maison à maison, qui joignent champ à champ jusqu’à ne plus laisser de place et rester seuls habitants au milieu du pays »[20]. « S’ils convoitent des champs, ils s’en emparent ; des maisons, ils les prennent ; ils saisissent le maître avec sa maison, l’homme avec son héritage »[21]. Par la bouche d’Amos⁠[22], Yahvé laisse éclater sa colère: « Ainsi parle Yahvé : Pour trois crimes et pour quatre, je l’ai décidé sans retour ! Parce qu’ils vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de sandales ; parce qu’ils écrasent la tête des faibles sur la poussière de la terre et qu’ils font dévier la route des humbles ; parce que fils et père vont à la même fille[23] afin de profaner mon saint nom ; parce qu’ils s’étendent sur des vêtements pris en gage, à côté de tous les autels, et qu’ils boivent dans la maison de leur dieu le vin de ceux qui sont frappés d’amende. Et moi[24], j’avais anéanti devant eux l’Amorite, lui dont la taille égalait celle des cèdres, lui qui était fort comme les chênes ! J’avais anéanti son fruit, en haut, et ses racines, en bas ![25] Et moi, je vous avais fait monter du pays d’Égypte, et pendant quarante ans, menés dans le désert, pour que vous possédiez la pays de l’Amorite ! J’avais suscité parmi vos fils des prophètes, et parmi vos jeunes gens des nazirs ![26] N’en est-il pas ainsi, enfants d’Israël ? Oracle de Yahvé. Mais vous avez fait boire du vin aux nazirs, aux prophètes vous avez donné cet ordre : « Ne prophétisez pas ! » Eh bien ! moi, je vais vous broyer sur place comme broie le chariot plein de gerbes (…). »

Si Dieu s’emporte contre les ceux qui amassent, spéculent, exploitent parce qu’ils ont oublié sa loi⁠[27], il prend la défense des pauvres, en particulier la veuve, l’orphelin et l’immigré : « Tu ne porteras pas atteinte au droit de l’étranger et de l’orphelin, et tu ne prendras pas en gage le vêtement de la veuve. Souviens-toi que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’en a racheté ; aussi je t’ordonne de mettre cette parole en pratique. »[28]

Remarquons que la Bible parle moins de la pauvreté que des pauvres et de catégories précises. Ce qui est en jeu, en effet, c’est une personne, sa dignité, son développement. Notons aussi que Dieu demande aux hommes de se comporter les uns vis-à-vis des autres comme Lui s’est comporté avec eux.

Cette injonction est répétée en de nombreux endroits⁠[29]. Et le souci du pauvre est pour Dieu plus précieux que le jeûne. Ainsi, quand le peuple se plaint: « Pourquoi avons-nous jeûné sans que tu le voies, nous sommes-nous mortifiés sans que tu le saches ? », Dieu répond : « C’est qu’au jour où vous jeûnez, vous traitez des affaires, et vous opprimez tous vos ouvriers. C’est que vous jeûnez pour vous livrer aux querelles et aux disputes, pour frapper du poing méchamment. Vous ne jeûnerez pas comme aujourd’hui, si vous voulez faire entendre votre voix là-haut ! Est-ce là le jeûne qui me plaît, le jour où l’homme se mortifie ? Courber la tête comme un jonc, se faire une couche de sac et de cendre, est-ce là ce que tu appelles un jeûne, un jour agréable à Yahvé ? N’est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug ; renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière éclatera comme l’aurore, ta blessure se guérira rapidement, ta justice marchera devant toi et la gloire de Yahvé te suivra ? Alors tu crieras et Yahvé répondra, tu appelleras, il dira : Me voici ! Si tu bannis de chez toi le joug, le geste menaçant et les paroles méchantes, si tu te prives pour l’affamé et si tu rassasies l’opprimé, ta lumière se lèvera dans les ténèbres, et l’obscurité sera pour toi comme le milieu du jour. Yahvé sans cesse te conduira, il te rassasiera dans les lieux arides, il donnera la vigueur à tes os, et tu seras comme un jardin arrosé, comme une source jaillissante dont les eaux ne tarissent pas. On reconstruira, chez toi, les ruines antiques, tu relèveras les fondations des générations passées, on t’appellera Réparateur de brèches, Restaurateur des chemins, pour qu’on puisse habiter. »[30]

Les biens du monde étant destinés à tous, le problème, avons-nous dit est de les répartir. Aussi diverses mesures sont prévues dans l’ancienne Alliance pour limiter la propriété et fixer des règles de partage.

La dîme annuelle de la production sera mangée et bue « au lieu choisi par Yahvé » mais « tu ne négligeras pas le lévite (voué au service du temple) qui est dans tes portes, puisqu’il n’a ni part ni héritage avec toi. »[31]

La dîme triennale est abandonnée aux pauvres : « Au bout de trois ans, tu prélèveras toutes les dîmes de tes récoltes de cette année-là et tu les déposeras à tes portes. Viendront alors manger le lévite (puisqu’il n’a ni part ni héritage avec toi), l’étranger, l’orphelin et la veuve de ta ville, et ils s’en rassasieront. Ainsi Yahvé ton Dieu te bénira dans tous les travaux que tes mains pourront entreprendre. »⁠[32]

Au bout de sept ans, une année sabbatique est instituée, au cours de laquelle on remettra des dettes, on prêtera au pauvre, on libérera des esclaves avec un cadeau : « Pendant six ans tu ensemenceras la terre et tu engrangeras le produit. Mais la septième année, tu la laisseras en jachère et tu en abandonneras le produit ; les pauvres de ton peuple le mangeront et les bêtes des champs mangeront ce qu’ils auront laissé. Tu feras de même pour ta vigne et ton olivier. »[33] « Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’a racheté : voilà pourquoi je te donne aujourd’hui cet ordre »[34]. Et lors de l’année du jubilé, tous les 50 ans, « vous proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays, (…) vous rentrerez chacun dans votre patrimoine ». Contre l’accaparement des terres, il est prévu : « Si tu vends ou si tu achètes à ton compatriote, que nul ne lèse son frère ! C’est en fonction du nombre d’années écoulées depuis le jubilé que tu achèteras à ton compatriote ; c’est en fonction du nombre d’années productives qu’il te fixera le prix de vente. Plus sera grand le nombre d’années, plus tu augmenteras le prix, moins il y aura d’années, plus tu le réduiras, car c’est un certain nombre de récoltes qu’il te vend. » Lors du jubilé, on assistera aussi au rachat des personnes et des propriétés : « la terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes »[35].

En plus de ces grandes institutions, les livres de l’Ancien Testament prescrivent encore diverses mesures pour que les défavorisés puissent, en diverses circonstances avoir une part des biens de la terre: « Lorsque vous récolterez la moisson de votre pays, vous ne moissonnerez pas jusqu’à l’extrême bout du champ. Tu ne glaneras pas ta moisson, tu ne grappilleras pas ta vigne et tu ne ramasseras pas les fruits tombés dans ton verger. Tu les abandonneras au pauvre et à l’étranger. Je suis Yahvé ton Dieu »[36].

Ces quelques textes exemplaires montrent bien qu’à l’image du Dieu libérateur, les hommes doivent soulager ceux qui sont privés de ce qui les empêche d’être, en leur procurant l’avoir nécessaire. La condition est que ceux qui jouissent de l’avoir soient attentifs à l’être des autres et prompts à partager. Toute indifférence, mauvaise volonté ou désobéissance encourt la colère de Dieu. Au contraire, la générosité est comblée de bienfaits.

On peut ajouter que ce qu’on appellera, plus tard, « l’option préférentielle pour les pauvres » trouve une première formulation dans ce texte d’Isaïe : « L’esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a donné l’onction ; il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance, proclamer une année de grâce de la part de Yahvé et ; un jour de vengeance pour notre Dieu, pour consoler tous les affligés, pour leur donner un diadème au lieu de cendre, de l’huile de joie au lieu d’un vêtement de deuil, un manteau de fête au lieu d’un esprit abattu ; (…). Car moi, Yahvé, qui aime le droit, qui hais le vol et l’injustice, je leur donnerai fidèlement leur récompense et je conclurai avec eux une alliance éternelle. »[37]

Aujourd’hui encore, la pensée juive est très attachée à l’idée que « la Présence divine ne s’accueille que dans une société juste ». Juste au sens juridictionnel et au sens économique. Il nous est rappelé l’importance du chabbat, « le chabbat de la création divine conduit au chabbat humain selon ses trois périodes essentielles : chabbat hebdomadaire ; une fois tous les sept ans : année chabbatique (…) ; une fois toutes les quarante-neuf années : le jubilé (…) ». Et le chabbat n’est pas seulement un repos après la création mais aussi une bénédiction et une sanctification de l’œuvre à tel point que « se délier de l’obligation chabbatique, c’est ipso facto délier tous les maux que l’Alliance avait par ailleurs liés ». Et l’auteur de ces lignes⁠[38] énumère, parmi ces maux, ceux que nous connaissons bien: inégalités scandaleuses, chômage, déshumanisation du travail et de l’économie, déboussolement de l’État, insécurité économique, etc..


1. Cf. De pauperum amore, 5, cité in SANCHEZ Carlos Ignacio, op. cit., pp. 20-21.
2. « Fais-moi savoir, Yahvé, ma fin et quelle est la mesure de mes jours que je sache combien je suis fragile. Vois, d’un empan tu as fait mes jours, et ma durée un néant devant toi ; rien qu’un souffle tout homme qui se dresse, rien qu’une ombre l’humain qui marche ; rien qu’un souffle les richesses qu’il entasse et il ne sait qui les ramassera » (Ps 39, 5-7) .
3. Les confessions, XIII, I, Garnier, 1960, p. 305.
4. Discours aux représentants des activités caritatives et sociales, San Antonio, 13-9-1987, OR, n° 39, 29-9-1987.
5. BUISSON Jacques, sj, Riches et pauvres, Supplément à Vie chrétienne, novembre 1974, n° 171, p. 7.
6. Gn 22, 17.
7. Gn 24, 35.
8. Jb 1, 1-4.
9. Jb 42, 10 et 17.
10. Mt 11, 19.
11. Jn 2, 3 et 6.
12. Jn 12, 1-8.
13. Mc 14, 3-9.
14. Mt 26, 6-13.
15. Dans son commentaire de l’onction de Béthanie, V. Dehin estimait qu’ »il y a aujourd’hui beaucoup trop de démagogues dans l’Église qui ne sont que des Iscariotes inconscients ». Il visait ceux qui reprochent à l’Église ses « richesses », sans distinction. Après avoir envisagé les biens affectés à la promotion spirituelle des contemplatifs, les richesses artistiques de l’Église, les capitaux et les immeubles d’usage et de rapport, il concluait que « pour la plupart des biens qui sont en sa possession, l’Église ne doit se considérer, en droit, que comme dépositaire, gérante ou intendante. Il est donc absolument sans fondement de se scandaliser pharisaïquement des prétendues richesses de l’Église…​ alors que celle-ci convient qu’elles ne doivent être gérées qu’en fonction du bien commun » (La pauvreté évangélique, in Permanences, n° 80, mai 1971, pp. 17-34).
16. Cf. MASSAUX Mgr Edouard, Évangile selon saint Jean, Ecole de la Foi, 1993-1994, p. 146.
17. Pr 10, 4.
18. Pr 14, 21.
19. 1 R 21, 1-24.
20. Is 5, 8.
21. Mi 2, 2. Dans le même mouvement, Le prophète s’en prend (3, 1-12) aux responsables du peuple (y compris les prophètes mercenaires) qui ne respectent pas le droit, exploitent le peuple, se laissent acheter et tentent de se justifier théologiquement : « Puis je dis : Ecoutez donc, chefs de la maison de Jacob et commandants de la maison d’Israël ! N’est-ce pas à vous de connaître le droit, vous qui haïssez le bien et aimez le mal, (qui leur arrachez la peau, et la chair sur leurs os) ! Ceux qui ont dévoré la chair de mon peuple, et lui ont arraché la peau et brisé les os, qui l’ont déchiré comme chair dans la marmite et comme viande en plein chaudron, alors, ils crieront vers Yahvé, mais il ne leur répondra pas. Il leur cachera sa face en ce temps-là, à cause des crimes qu’ils ont commis. Ainsi parle Yahvé contre les prophètes qui égarent mon peuple: S’ils ont quelque chose entre les dents, ils proclament : « Paix ! » Mais à qui ne leur met rien dans la bouche ils déclarent la guerre. C’est pourquoi la nuit pour vous sera sans vision, les ténèbres pour vous sans divination. Le soleil va se coucher pour les prophètes et le jour s’obscurcir pour eux. (…) Ecoutez donc ceci, chefs de la maison de Jacob et commandants de la maison, d’Israël, vous qui exercez la justice et qui tordez tout ce qui est droit, vous qui construisez Sion avec le sang et Jérusalem avec le crime ! Ses chefs jugent pour des présents, ses prêtres décident pour un salaire, ses prophètes vaticinent à prix d’argent. Et c’est sur Yahvé qu’ils s’appuient ! Ils disent : « Yahvé n’est-il pas au milieu de nous ? (C’était le cri des Israélites dans le désert !) le malheur ne tombera pas sur nous. » C’est pourquoi par votre faute, Sion deviendra une terre de labour, Jérusalem un monceau de décombres, et la montagne du Temple une hauteur boisée. »
22. Am 2, 6-13.
23. Une esclave de maison prise comme objet de plaisir.
24. S’ajoutent ici des circonstances aggravantes : les bienfaits de Dieu dédaignés.
25. Il s’agit d’une destruction totale.
26. Nazir : celui qui est consacré.
27. Cf. Ps 14, 4: « Ne savent-ils pas tous les malfaisants ? Ils mangent mon peuple, voilà le pain qu’ils mangent, ils n’invoquent pas Yahvé. »
28. Dt 24, 17-18.
29. Dt 10, 17-19: « …​car Yahvé votre Dieu est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs, le Dieu vaillant et redoutable, qui ne fait acception de personnes et ne reçoit pas de présents. C’est lui qui fait droit à l’orphelin et à la veuve, et il aime l’étranger, auquel il donne pain et vêtement. (Aimez l’étranger car au pays d’Égypte vous fûtes des étrangers). » Dt 16, 11-12 « En présence de Yahvé ton Dieu, tu te réjouiras, au lieu choisi par Yahvé ton Dieu pour y faire habiter son nom : toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le lévite qui est dans tes portes, l’étranger, l’orphelin et la veuve qui vivent au milieu de toi. Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte, et tu garderas ces lois pour les mettre en pratique ». A la fête des Tentes (Dt 16, 14), « Tu te réjouiras à ta fête, toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le lévite et l’étranger, l’orphelin et la veuve qui sont dans tes portes. » Lv 19, 33-34: « Si un étranger réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas. L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compagnon et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. Je suis Yahvé votre Dieu. » Za 7, 8-10: « Rendez une justice vraie et pratiquez bonté et compassion chacun envers son frère. N’opprimez point la veuve et l’orphelin, l’étranger et le pauvre, et ne méditez pas en votre cœur du mal l’un envers l’autre. » Dieu reproche (Ez 22, 7): « Chez toi on a méprisé son père et sa mère, on a maltraité l’étranger qui était chez toi ; chez toi on a opprimé la veuve et l’orphelin. » Et le Psalmiste se plaint à Dieu (Ps 94, 5-6) : « Et ton peuple Yahvé, qu’ils écrasent, et ton héritage qu’ils oppriment, la veuve et l’étranger, ils les égorgent, et l’orphelin, ils l’assassinent ! » Or, « Yahvé protège l’étranger, il soutient l’orphelin et la veuve » (Ps 146, 9). Si 4, 1-10: « Mon fils, ne refuse pas au pauvre sa subsistance et ne fais pas languir le miséreux. Ne fais pas souffrir celui qui a faim, n’exaspère pas l’indigent. Ne t’acharne pas sur un cœur exaspéré, ne fais pas languir après ton aumône le nécessiteux. Ne repousse pas le suppliant durement éprouvé, ne détourne pas du pauvre ton regard. Ne détourne pas tes yeux du nécessiteux, ne donne à personne l’occasion de te maudire. Si quelqu’un te maudit dans sa détresse, son Créateur exaucera son imprécation. Fais-toi aimer de la communauté, devant un grand baisse la tête. Prête l’oreille au pauvre et rends-lui son salut avec douceur. Délivre l’opprimé des mains de l’oppresseur et ne sois pas lâche en rendant la justice. Sois pour les orphelins un père et comme un mari pour leurs mères (veuves sans doute). Et tu seras comme un fils du Très-Haut qui t’aimera plus que ne fait ta mère. » Les recommandations pour les veuves, les orphelins et les immigrés s’étendent donc à tout homme dans le besoin : « Ne refuse pas un bienfait à qui y a droit quand il est en ton pouvoir de le faire. Ne dis pas à ton prochain : « Va-t’en ! repasse ! demain je te donnerai ! » quand la chose est en ton pouvoir » (Pr 3, 27-28).
30. Is 58, 3-12. Notons que « rassasier l’opprimé » c’est, littéralement, « donner son âme à l’affamé », « rassasier l’âme de l’opprimé ». Mais le mot qui est traduit par « âme » peut être traduit aussi par désir, appétit. Donc diverses nuances sont possibles.
31. Cf. Dt 14, 22-27.
32. Dt 14, 28-29. Cf. aussi Dt 26, 12-13: « La troisième année, année de la dîme, lorsque tu auras achevé de prendre la dîme de tous tes revenus et que tu l’auras donnée au lévite, à l’étranger, à la veuve et à l’orphelin, et que, l’ayant consommée dans les villes, ils s’en seront rassasiés, tu diras en présence de Yahvé ton Dieu : « J’ai retiré de ma maison ce qui était consacré. Oui, je l’ai donné au lévite, à l’étranger, à l’orphelin et à la veuve, selon tous les commandements que tu m’as faits, sans outrepasser tes commandements ni les oublier. »
33. Ex 23, 10-11.
34. Dt 15, 1-18.
35. Lv 25, 10, 13, 14-17 et 23.
36. Lv 19, 9-10. Cf. aussi Lv 23, 22 « Lorsque vous ferez la moisson dans votre pays, tu ne moissonneras pas jusqu’à l’extrême bord de ton champ et tu ne glaneras pas ta moisson. Tu abandonneras cela au pauvre et à l’étranger. Je suis Yahvé votre Dieu » ; Dt 24, 19-22: « Lorsque tu feras la moisson dans ton champ, si tu oublies une gerbe au champ, ne reviens pas la chercher. Elle sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve, afin que Yahvé ton Dieu te bénisse dans toutes tes œuvres. Lorsque tu gauleras ton olivier, tu n’iras rien y rechercher ensuite. Ce qui restera sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Lorsque tu vendangeras ta vigne, tu n’iras rien y grappiller ensuite. Ce qui restera sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Et tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte ; aussi je t’ordonne de mettre cette parole en pratique » ; Dt 23, 25-26: « Si tu passes dans la vigne de ton prochain, tu pourras manger du raisin à ton gré, jusqu’à satiété, mais tu n’en mettras pas dans ton panier. Si tu traverses les moissons de ton prochain, tu pourras arracher les épis avec la main, mais tu ne porteras pas la faucille sur la moisson de ton prochain. »
37. Is 61, 1-8.
38. DRAÏ Raphaël, L’économie chabbatique, Fayard, 1998, pp. 12-29.

⁢d. Bienheureux les pauvres !

Avec le Nouveau Testament, nous entrons dans une autre dimension. Bienheureux les riches ! disions-nous plus haut. N’était-ce vraiment qu’une provocation ou peut-il y avoir association de ces deux formules apparemment contradictoires ? Nous savons qu’il ne peut y avoir de contradiction entre les deux testaments. Mais nous assistons, avec Jésus, à un changement de plan, d’altitude ou de profondeur si l’on préfère. Nous allons le constater une fois de plus.

Nous avons déjà, plus haut, citer quelques passages de l’Évangile, qui confirment la » bonté » des biens créés. Biens qui sont destinés à tous les hommes. L’Évangile persiste à réclamer de ceux qui possèdent ces biens qu’ils les partagent avec ceux qui en manquent. Ainsi, on retrouvera chez Jacques⁠[1] les accents violents des prophètes : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous : elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »

La sévérité envers le riche injuste va de pair avec l’indulgence vis-à-vis du pauvre comme en témoigne la parabole du pauvre Lazare⁠[2] : « Il y avait un homme riche qui se revêtait de pourpre et de lin et faisait chaque jour brillante chère. Et un pauvre, nommé Lazare, gisait près de son portail, tout couvert d’ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche…​ Bien plus, les chiens eux-mêmes venaient lécher ses ulcères. Or il advint que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut, et on l’ensevelit.

Dans l’Hadès, en proie à des tortures, il lève les yeux et voit de loin Abraham, et Lazare en son sein. Alors il s’écria ; « Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis tourmenté dans cette flamme. » Mais Abraham dit : « Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux ; maintenant ici il est consolé, et toi, tu es tourmenté. Ce n’est pas tout : entre nous et vous un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent et qu’on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous. Il dit alors : « Je te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, car j’ai cinq frères ; qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’ils viennent, eux aussi, dans ce lieu de la torture. » Et Abraham de dire : « Ils ont Moïse et les Prophètes ; qu’ils les écoutent. » - « Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts va les trouver, ils se repentiront. » Mais il lui dit : « Du moment qu’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus. » »

Il est reproché au riche d’avoir ignoré le pauvre, malgré les avertissements de la Loi et des Prophètes. « La parabole, commente A. Durand, a pour but de provoquer à la conversion de toute urgence : elle montre, en effet, que la mort s’ensuit sans aucun recours possible pour celui qui ignore le pauvre et que nous ne pouvons nous réclamer d’aucun subterfuge pour nous excuser »[3].

L’Évangile éclaire singulièrement la colère de Yahvé. Mépriser le pauvre n’est pas seulement une infraction à la Loi mais une trahison, une rupture d’avec Dieu lui-même, le Verbe de Dieu fait chair : « Si quelqu’un, jouissant des biens de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? »[4] « Si quelqu’un dit: « J’aime Dieu » et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas. »[5] C’est pourquoi « ni voleurs, ni cupides, entre autres, « n’hériteront du Royaume de Dieu »[6]

Inversement, l’homme généreux par amour du Seigneur, ne fait pas simplement une bonne action mais peut mériter le salut, fruit de la rédemption. On se souvient du riche Zachée, chef de publicains⁠[7], qui avait grimpé sur un sycomore pour voir Jésus qui ensuite s’était invité chez lui : « Mais Zachée, debout, dit au Seigneur : « Voici, Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres, et si j’ai extorqué quelque chose à quelqu’un, je lui rend le quadruple. » Et Jésus lui dit: « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison, parce que lui aussi est un fils d’Abraham. Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » »[8] La prodigalité de Zachée est l’effet de sa conversion : il a cru et son cœur s’est ouvert au malheur des autres.

L’essentiel évangélique reste encore à découvrir. S’il faut être attentif au pauvre, ce n’est pas seulement pour toutes les raisons relevées jusqu’à présent (ressembler à Dieu créateur et libérateur ou obéir à la Loi), mais parce que le pauvre c’est Jésus, comme le décrit, de manière impressionnante la description du jugement dernier dans l’Évangile selon saint Matthieu⁠[9] .

qu’est-ce qui permet au Christ de s’identifier aux pauvres ?

Lorsque Paul⁠[10] exhorte les Corinthiens à la générosité dans la collecte, il se réfère à l’exemple du Christ: « Vous connaissez, en effet, la libéralité de notre Seigneur Jésus Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir de sa pauvreté. »⁠[11] Le Christ s’est « dépouillé » par son incarnation et par sa souffrance et sa mort, pauvre parce que « les siens ne l’ont pas accueilli »[12] et n’a pas eu « où reposer la tête »[13]. « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! »[14] Ce fait « change le sens et la portée de la pauvreté »[15].

Déjà dans certains textes de l’Ancien Testament, la pauvreté avait acquis une valeur religieuse. Notamment dans le livre de Sophonie et dans les Psaumes : « Cherchez Yahvé, vous tous les humbles de la terre, qui accomplissez ses ordonnances. Cherchez la justice, cherchez l’humilité ; peut-être serez-vous à l’abri au jour de la colère de Yahvé »[16]. Les opprimés, les faibles, les petits, les indigents sont disposés à attendre tout du Seigneur : les « superbes » dispersés, « je ne laisserai subsister en ton sein qu’un peuple humble et modeste, et c’est dans le nom de Yahvé que cherchera refuge le reste d’Israël »[17]. Les pauvres deviennent ceux qui sont prêts pour le Royaume à venir : « Les pauvres posséderont la terre »[18] « car Yahvé exauce les pauvres »[19]. C’est aux pauvres que sera envoyé le Messie, comme on l’a vu dans Isaïe⁠[20] : Yahvé « m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres…​ »⁠[21] ; « Car il délivre le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide ; compatissant au faible et au pauvre, il sauve l’âme des pauvres »[22]. « Car il n’a point méprisé ni dédaigné la pauvreté du pauvre, ni caché de lui sa face, mais invoqué par lui il écouta »[23]. S’il est si attentif aux pauvres c’est parce que lui-même sera pauvre : « Exulte avec force, fille de Sion ! Crie de joie, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse »[24]. Il sera « Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. (…) A la suite de l’épreuve endurée par son âme, il verra la lumière et sera comblé. Par sa connaissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes en s’accablant lui-même de leurs fautes. C’est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants, il partagera le butin, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été compté parmi les criminels, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels »[25].

Le Christ est ce Serviteur, le pauvre, humble et doux, injustement persécuté et condamné, solidaire des plus pauvres. Etre à l’image de Dieu, c’est désormais ressembler au Christ. C’est pourquoi, non content de dénoncer les mauvais riches comme les Prophètes le faisaient, il réclame, au delà de la pauvreté, un esprit qui ouvre l’homme à l’appel du Seigneur et à la venue du Royaume, un esprit d’enfance⁠[26] et invite non plus simplement au partage mais à l’abandon de tous les biens : « …​quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple. »[27] « Donnez plutôt en aumône ce que vous avez, et alors tout sera pur pour vous. »[28] « Vendez vos biens, et donnez-les en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit. Car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. »[29] « Nul serviteur ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. »[30] Au « notable » qui lui demande ce qu’il faut faire pour avoir en héritage la vie éternelle et qui a bien respecté les commandements, Jésus répond : « Une chose encore te fait défaut : tout ce que tu as, vends-le et distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi ».⁠[31]

Le Christ a accepté un état de pauvre pour faire la volonté du Père. A sa suite nous sommes invités à nous confier aussi au Père⁠[32] et tout quitter pour suivre Jésus comme les premiers disciples⁠[33]. Cette radicalité volontaire ou donnée par Dieu, comme le précise H.-U. Von Balthasar, n’a de sens que par et pour le Christ⁠[34]. Si désormais « le pauvre nous est icône du Christ »[35], la pauvreté heureuse est celle d’un homme qui sait qu’il « est semblable à un souffle », que « ses jours sont comme l’ombre qui passe », qui criait vers Yahvé: « d’en haut tends la main , sauve-moi, tire-moi des grandes eaux…​ »⁠[36] et qui a été entendu. Le pauvre heureux vit sa pauvreté, comme à l’origine, c’est-à-dire comme une « capacité de richesse, comme disponibilité illimitée au don sans fin » et non « comme soif de possession, « tendant la main » pour saisir le fruit de la vie et de la connaissance »[37]. En définitive, « la seule béatitude promise aux pauvres, c’est d’entrer en contact avec ce Pauvre-Bienheureux qu’est le Christ, fils éternel de Dieu, lui qui s’est fait homme pour sauver l’homme »[38] .

Nous pouvons donc, en même temps bénir les biens de la terre et acquiescer à la béatitude des pauvres, comme l’explique très bien le célèbre théologien suisse : « La pauvreté peut, comme l’Ancienne Alliance le dit avec raison, être un mal terrestre, que l’humanité doit guérir selon ses forces (…). Mais la pauvreté est en même temps ce que Jésus proclame heureux, parce que le Royaume des Cieux lui appartient[39]. Le Royaume des cieux est donc une forme de la pauvreté. Est pauvre celui qui a donné tout ce qu’il avait. Ainsi le Père céleste est-il pauvre, puisqu’il n’a rien gardé pour lui dans la génération du Fils. Ainsi toute la Trinité divine est-elle bienheureusement pauvre, parce qu’aucune hypostase[40] divine n’a quelque chose pour elle seule, mais tout seulement dans l’échange avec les autres. Et ainsi Jésus, lui aussi, peut être pauvre sur la terre, parce qu’il reçoit tout (même les affronts, la croix, la mort dans la déréliction[41]) comme don du Père ».⁠[42] Quelle conséquence, Balthasar, en tire-t-il pour notre agir ? « La charité chrétienne demande à la suite du Seigneur aussi bien la solidarité avec les pauvres que le partage de ses propres biens (…)⁠[43], mais sans que nous privions par là les pauvres (en faisant d’eux des riches) de leur béatitude fondée en Dieu »[44]. Belle formule qui doit éclairer désormais notre réflexion mais qui demande beaucoup de prudence dans son incarnation concrète.

Tenir ensemble les deux attitudes vis-à-vis de la pauvreté peut paraître difficile mais il est nécessaire de s’y employer si l’on veut être fidèle à l’ensemble de la Révélation. Toute simplification risque de conduire à des interprétations souvent lourdes de conséquences malheureuses.


1. Jc 5, 1-6.
2. Lc 16, 19-31.
3. La cause des pauvres, Société, éthique et foi, Cerf, 1991, p. 66. Alain Durand, dominicain, a été, entre autres, attaché à la direction des relations humaines d’une grande entreprise et président de la commission dominicaine « Justice et Paix » pour la France, la Belgique et la Suisse.
4. 1 Jn 3, 17.
5. 1 Jn 4, 20.
6. 1 Co 6, 10. On trouve la même condamnation dans Ep 5,5 où l’on dénonce le « cupide qui est un idolâtre » et dans Col 3, 5.
7. Collecteurs d’impôts au service des Romains.
8. Lc 19, 8-10.
9. Mt 25, 31-46: «  (…)  »Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir. » Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer, étranger et de t’accueillir, nu et de te vêtir, malade ou prisonnier et de venir te voir ? » Et le Roi leur fera cette réponse : « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (…)  ». On se souvient des prolongements donnés à ce texte par les Pères de l’Église : « Prêtons assistance au Christ, secourons le Christ, nourrissons le Christ, habillons le Christ, accueillons le Christ, honorons le Christ » (St GREGOIRE de Naziance, Sermon 14, in HAMMAN A.-G., Riches et pauvres dans l’Église ancienne, Desclée de Brouwer, 1982, p. 133) ; « Dieu souffre en ce monde le froid et la faim dans tous les pauvres (…) Quand un pauvre a faim, le Christ est dans le besoin (…) Chaque fois qu’un pauvre approche de ta maison, c’est sans aucun doute le Christ qui vient » (St CESAIRE d’Arles, Sermons 25, 1 et 26, 5, in Sources chrétiennes, n° 243, pp. 71 et 89).
10. 2 Co 8, 9 et 13-15.
11. Paul poursuit : « Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est l’égalité. Dans le cas présent, votre superflu pourvoit à leur dénuement, pour que leur superflu pourvoie aussi à votre dénuement. Ainsi se fera l’égalité selon qu’il est écrit : « Celui qui avait beaucoup recueilli n’eut rien de trop, et celui qui avait peu recueilli ne manqua de rien » (Ex 16, 18). » Si Paul dit qu’il ne veut pas que les Corinthiens soient réduits à la gêne par une générosité excessive, il les incite tout de même indirectement à suivre l’exemple des Macédoniens qui dans « leur profonde pauvreté ont débordé (…) en trésors de générosité » (2 Co 8,2). Le Concile Vatican II va dans le même sens lorsqu’il rappelle avec les Pères et les Docteurs de l’Église « que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu » (GS, 69, §1). « La plus grande partie de ce monde souffre une telle misère, que le Christ lui-même en ses pauvres, en appelle à pleine voix à l’amour de ses disciples, pour une réduction du fardeau de la misère en prélevant non seulement sur le superflu, mais aussi sur les biens nécessaires » (id., 88).
12. Jn 1, 11.
13. Mt 8, 20.
14. Ph 2, 6-8.
15. BALTHASAR Hans-Urs von, « Pour nous enrichir », in Communio, n° XI, 5, septembre-octobre 1986, p. 4.
16. So 2, 3. On peut traduire « anawim » par « humbles «  ou « pauvres ».
17. So 3, 12.
18. Ps 37, 11. Cf. Lc 6, 20: « Heureux les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous ».
19. Ps 74, 19.
20. Is 61, 1.
21. Cf. Mt 11, 5: « …​la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Id. Lc 4, 18).
22. Ps 72, 12-13.
23. Ps 22, 25.
24. Za 9, 9.
25. Is 53, 3-12.
26. Mt 18, 1-4: « A ce moment, les disciples s’approchèrent de jésus et dirent: « Qui donc est le plus grand dans le Royaume des Cieux ? » Il appela à lui un petit enfant, le plaça au milieu d’eux et dit : « En vérité je vous le dis, si vous ne retournez pas à l’état des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux. Qui donc se fera petit comme ce petit enfant-là, celui-là est le plus grand dans le Royaume des Cieux ».
27. Lc 14, 33.
28. Lc 11, 41.
29. Lc 12, 33-34.
30. Lc 16, 13.
31. Lc 18, 22 (cf. aussi Mt 19, 16-22 et Mc 10, 17-22).
32. Cf. Mt 6, 25-34: « Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? Qui d’entre vous d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? Et du vêtement pourquoi vous inquiétez ? Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas en disant: qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain: demain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine ». Isabelle Rivière a développé tout cela dans Sur le devoir d’imprévoyance, Petit traité d’économie pratique, La presse catholique/Cerf, 1946.
33. Cf. Lc 5, 1-11.
34. BALTHASAR Hans-Urs von, « Pour nous enrichir », in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, pp. 4-7.
35. LACOSTE J.-Y., Approche d’un scandale, in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, p. 49.
36. Ps 144, 4 et 7.
37. C’est ainsi qu’Antonio-Maria Sicari (théologien, ocd), interprète la corruption du péché originel, « Au commencement » était la Béatitude de la pauvreté, in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, p. 13).
38. Id., p. 15.
39. Mt 5, 3: « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux ». Luc (6, 20) ignore la nuance « pauvreté en esprit » : « Heureux vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous ».
40. Chacune des trois personnes de la Trinité.
41. État de l’homme qui se sent abandonné, isolé, privé de tout secours divin (R).
42. J.-Y Lacoste confirme : « Le « pauvre » est toujours le pauvre « de Dieu », à la fois celui qui se sait pauvre devant Dieu, celui que Dieu chérit parce que pauvre « La pauvreté matérielle n’est pas à idéaliser, mais à combattre. Mais si dans l’ordre du fait elle est douleur et cause de douleur, dans l’ordre de la signification, mais de la seule signification théologique, elle nous décrit une situation fondamentale, et à cette signification est lié le don du Royaume.(…) Et si nous accueillons la parole scandaleuse de béatitude (Heureux, vous les pauvres !) adressée au pauvre, et à lui seul (car il nous faudra le rejoindre dans sa pauvreté, et non lui nous rejoindre dans notre richesse), comme il nous faut l’accueillir, en hommes engagés à faire mémoire du mystère de Pâques, alors nous nous connaîtrons nous-mêmes dans le mystère personnel de notre être » (Approches d’un scandale, in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, pp. 48-49).
43. « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même » (Lc 3, 11) ; « Eh bien ! moi je vous dis : faites-vous des amis avec le malhonnête Argent, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles » (Lc 16, 9).
44. Op. cit., pp. 6-7.

⁢e. Ne pas « surestimer » la pauvreté.

La première simplification que l’on rencontre, c’est de n’envisager que l’aspect matériel de la pauvreté. Il est certes important comme le souligne G. Gutierrez : « Affirmer que le message propre et original des béatitudes se réfère en premier lieu aux « pauvres matériels » ce n’est en rien humaniser ou politiser leur sens, mais c’est reconnaître simplement que Dieu est Dieu et qu’il aime les pauvres en toute liberté et gratuité ; non parce qu’ils seraient bons ou meilleurs que d’autres, mais parce qu’ils sont pauvres affligés et affamés et parce que cette situation est contraire à sa condition de roi, (…) de défenseur des pauvres, de « vengeur des humbles ». (…) Les pauvres sont déclarés bienheureux parce que le Dieu de la Bible est le Dieu de la justice et des pauvres ».⁠[1] C’est aussi l’analyse des évêques d’Afrique et de Madagascar lorsqu’ils écrivent que « l’Évangile ou la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu est donc l’annonce par Jésus d’un nouvel état de choses sur la terre. Un nouvel ordre social où les pauvres ne seront plus pauvres, où les affamés seront rassasiés, et les opprimés libérés »[2]. Il est certain que le message de Jésus n’est pas d’abord et certainement pas exclusivement une invitation à changer la société mais il est aussi certain - et tout cet ouvrage tente de le montrer - que la foi inspire et doit inspirer une transformation de la société.

On pourrait souscrire, sans réserve, à bien des analyses, toujours très généreuses, si elles englobaient toutes les pauvretés et n’étouffaient pas la présence, au cœur du plus croyant de tous les hommes, du « pauvre de Dieu », de celui à qui Dieu manque toujours infiniment et qui, dans sa tension vers l’Unique Bien, se détache des biens de ce monde. On ne peut oublier, dans la lutte contre les pauvretés, la racine du mal qui n’est autre que le péché. Sans cette large perspective, nous risquons de restreindre le sens de la foi et la mission de l’Église et de rendre inefficace notre action.

Peut-on, par exemple, adhérer totalement à la position d’A. Durand : « La foi en la résurrection peut être comprise de diverses manières, de même qu’existent des différences possibles dans la façon de comprendre Jésus comme « Envoyé » de Dieu. Mais, à travers les diverses façons de rendre compte de la foi, une conviction fondamentale demeure : « Jésus est vivant », « Jésus est un Envoyé de Dieu ». Ce sont là des affirmations que nous considérons comme constitutives de la foi chrétienne. Il en va bien différemment si nous prenons en compte le rapport des chrétiens aux pauvres, aussi bien la situation des pauvres dans l’Église que la situation des croyants par rapport aux pauvres.

Dans l’Église d’aujourd’hui, la relation aux pauvres apparaît comme une orientation souhaitable et même de plus en plus nécessaire pour les croyants, mais elle est considérée comme un moment ultérieur de la conversion chrétienne, un moment qui vient en quelque sorte après que l’essentiel de la foi a été établi. On s’intéresse aux pauvres, on fait des choses pour eux et parfois même avec eux, on fait la théologie et la spiritualité de la pauvreté[3] : les pauvres et la pauvreté sont devenus objets de préoccupation de la part des croyants, mais la relation aux pauvres n’est pas située dans le lieu même de la naissance, de la constitution et de l’élaboration de la foi. Le rapport aux pauvres est un affluent qui vient grossir le fleuve de la vie chrétienne, mais il n’est pas au lieu où le fleuve prend sa source. Dans le meilleur des cas, il reste perçu comme une conséquence éthique de la foi : il n’est pas compris comme constitutif de la foi elle-même. » ? Pour l’auteur, l’attitude décrite « représente une altération profonde du message évangélique ».⁠[4] Et l’Église est « à faire » car « une Église qui se fixe essentiellement sur la place qu’elle reconnaît en droit à la Parole et à la Tradition pour savoir si elle est dans la vérité donne lieu à d’interminables discussions œcuméniques et se comporte comme un homme estimant qu’il est fait pour le sabbat et non le sabbat pour lui. Toutes ces perspectives minimisent gravement ce qui permet concrètement à l’Église d’apparaître comme un Peuple de croyants et un signe de salut dans le monde présent : la conversion effective des croyants au service des hommes et, prioritairement, de ceux qui sont délaissés. N’est-ce pas le service du frère qui est considéré dans l’Évangile comme la pierre de touche du « salut » ? N’est-ce pas dans le rapport au petit qu’il nous est enseigné que se jouent la vie et la mort des hommes ? N’est-ce pas cela qui est avant tout, aujourd’hui comme hier, le signe de l’amour de Dieu ? »[5] Mais si Jésus est vrai Dieu et vrai homme et que la pauvreté soit prise en compte non seulement dans son sens sociologique mais aussi dans son sens théologique, on ne voit pas pourquoi l’attention aux pauvres matériels, qui découlerait de la foi comme c’est le cas de Zachée, serait une altération de l’Évangile En réalité, répétons-le, les deux perspectives sont liées. Peu importe l’ordre de la découverte, l’important est que les deux, d’une manière ou d’une autre, finissent pas se rencontrer. Ni l’une ni l’autre ne sont facultatives. Ainsi, si l’engagement d’un athée vis-à-vis des pauvres matériels plaît certainement à Dieu, il risque, surtout s’il est systématisé, sans l’éclairage de la foi de produire des effets contraires à ceux escomptés. On ne peut constamment mettre en doute la bonté intentionnelle de beaucoup de révolutionnaires marxistes mais nous savons à quelles déshumanisations et parfois à quelles barbaries ont conduit leurs pratiques. Tout système qui reste fermé sur le temporel, qu’il soit communiste, socialiste ou capitaliste (car la plupart des théoriciens veulent par la création de richesses éradiquer la pauvreté), tout système qui nie ou ignore la dimension verticale de l’existence est mutilant, de soi, car l’homme n’est pas qu’un être de chair. Tout homme est aussi homo religiosus. Aucune action temporelle ne peut finalement ou simultanément se passer d’évangélisation et l’évangélisation doit toucher tous les aspects de la vie. Faire du pauvre humain et non du Christ, vrai Dieu et vrai homme, le centre de la Révélation et relire l’Évangile à partir de ce pauvre-là, conduit à une discrimination morale et spirituelle⁠[6] et, pour paraphraser Ricardo Durand Florez⁠[7], à un « surdimensionnement théologique du pauvre » . Plus radicalement qu’A. Durand mais dans le màme mouvement, Gutierrez écrit qu’ »il est nécessaire de revendiquer cette lecture croyante et militante de la Parole du Seigneur, à partir des « damnés de la terre », parce que « le royaume des cieux est à eux ». Eux sont les destinataires de l’Évangile, mais ils le seront dans la mesure où ils seront aussi ses porteurs »[8]. Porteurs d’Évangile, « les pauvres évangélisent » - ce qui est vrai⁠[9] - et « l’Évangile lu à partir du pauvre, à partir du militantisme dans ses luttes, convoque une église populaire, c’est-à-dires une église qui naît du peuple, des pauvres du pays ».⁠[10] Dans une telle vision, « le pauvre, quel qu’il soit, a plus de poids que le péché (…). Il semblerait qu’en étant pauvre, on entre déjà dans le « royaume des cieux ». (…) Il semblerait qu’il suffit d’être pauvre pour obtenir le salut ». Et l’évêque de Callao de rappeler à propos des pauvres, que « nous devons tenter de les tirer de leur pauvreté et en même temps insister pour qu’ils respectent les commandements et l’Évangile ».⁠[11] Sinon, on aboutit à une contradiction car « si travailler, changer le monde est déjà sauver, pourquoi prêcher la foi et le baptême ? Si travailler en faveur du pauvre est le principal, il n’est pas nécessaire de lui parler du péché ».

A la suite de toute l’Écriture, l’Église a toujours considéré que le pire esclavage est le péché⁠[12]. Si l’on recentre le message de Dieu sur ce mal suprême, on découvre qu’il n’est plus possible de parler du pauvre comme d’une « non-personne » selon l’expression de Gutierrez : « Jamais, écrit Durand Florez, pour Dieu, ni pour l’Église, le pauvre, aussi pauvre soit-il, aussi opprimé soit-il, ne sera une « non-personne ». Ce qui le fait intrinsèquement personne et fils de Dieu, ce n’est pas l’économique, ni le fait d’avoir ou non étudié, d’être sain ou malade, d’une couleur ou d’une autre. Il sera libre et digne s’il emploie sa liberté pour le bien, même s’il est esclave selon la « loi », comme Onésime, ou prisonnier comme saint Paul, ou qu’il soit dans un camp de concentration comme saint Maximilien Kolbe. (…) Au contraire, tout être humain, quelle que soit sa condition économique, sa richesse, son pouvoir, sa science, qui commettra un péché, se sépare de Dieu. Telle est la véritable misère qui n’intéresse pas les partisans du sécularisme, les agnostiques ou les athées. (…) Rappelons ce que Jésus nous a dit, dans les versets qui suivent l’affirmation « la vérité vous rendra libres » : « Jésus répondit: « En vérité, en vérité je vous le dis : celui qui commet un péché, est esclave du péché » (Jn 8, 34) ».⁠[13]

En 1979, en Amérique latine, Jean-Paul II ne disait pas autre chose: « On ne peut dissocier - c’est la grande leçon, valable même aujourd’hui - l’annonce de l’Évangile et la promotion humaine.

Cependant, pour l’Église, celle-là ne peut se confondre ni s’arrêter - comme certains le prétendent - à cette dernière. Ce serait fermer à l’homme les horizons infinis que Dieu lui a ouverts. Et ce serait fausser le sens profond et complet de l’évangélisation, qui est avant tout annonce de la Bonne Nouvelle du Christ Sauveur ».⁠[14] Ce thème, le Saint-Père le développera longuement lors de l’inauguration de la IIIe Conférence de l’épiscopat latino-américain (CELAM) à Puebla. Après avoir rappelé la vérité sur le Christ et « le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre - sa recherche de l’infini - et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être », Jean-Paul II va mettre en garde contre les « relectures«  réductrices de l’Évangile: « L’Église a le devoir d’annoncer la libération de millions d’êtres humains, le devoir d’aider à consolider cette libération (cf. EN, n° 3o) ; mais elle aussi le devoir correspondant de proclamer la libération dans sa signification intégrale, profonde, telle que Jésus l’a annoncée et réalisée (cf. EN, n° 31). « Libération de tout ce qui opprime l’homme, mais surtout libération du péché et du Malin, dans la joie de connaître Dieu et d’être connu de lui » (EN, n° 9).(…)

Libération qui, dans la mission propre de l’Église, ne se réduit pas à la pure et simple dimension économique, politique, sociale ou culturelle, qui ne sacrifie pas aux exigences d’une stratégie quelconque, d’une « praxis » ou d’une échéance à court terme (cf. EN, n° 33) ».⁠[15]

Par la suite, les deux instructions sur la théologie de la libération et la liberté chrétienne exposeront amplement tous les aspects de la question.⁠[16]


1. La force historique des pauvres, Cerf, 1986, p. 131. La position de G. Gutierrez, considéré comme le père de la théologie de la libération (il serait plus exact de dire : d’une certaine théologie de la libération) a, semble-t-il, fort heureusement évolué, à ce point de vue. Effectivement, dans La force historique des pauvres, publié en 1980 en espagnol (La fuerza historica de los pobres, CEP-Lima), il dit bien que « le pauvre, l’opprimé est membre d’une classe sociale exploitée (…) qui a dans le prolétaire son secteur le plus combatif et lucide » (p. 79), et, en 1981, dans Teologia de la liberacion, Perspectivas (CEP-Lima, p. 371), on peut lire : « Le terme « pauvre » peut paraître, en plus d’être imprécis et intra-ecclésial, un peu sentimental, et finalement aseptique. Le « pauvre » aujourd’hui, est celui qui est opprimé et marginalisé par la société, le prolétaire qui lutte pour ses droits les plus élémentaires, la classe sociale exploitée et dépouillée , le pays qui combat pour sa libération. » Toutefois, en 1986, sa perspective s’élargit et se corrige : « On ne peut limiter la notion de pauvre à une classe sociale déterminée. Toute interprétation qui réduit le pauvre et l’option pour lui à un niveau purement économique et politique, est par conséquent erronée et sans fondement à notre point de vue » (La verdad los harà libres, Confrontaciones, CEP-Lima, p. 20).
2. L’Église et la promotion humaine en Afrique aujourd’hui, 15-22 juillet 1984, in DC, 2-3-1986, p. 264.
3. Très tôt, une théologie de la pauvreté s’est formée, ainsi qu’en témoigne cette pensée de saint Léon (pape de 440-461) : « Nous avons raison de reconnaître dans l’indigent et le pauvre la personne même de notre Seigneur Jésus-Christ, qui, comme le dit l’apôtre Paul, « de riche qu’il était s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté ». Et, pour que sa présence ne paraisse pas nous manquer, il a si bien accommodé le mystère de sa pauvreté et de sa gloire que nous puissions le nourrir dans ses pauvres, lui que nous adorons comme Roi et Seigneur dans la majesté de son Père » (4e sermon sur les collectes, cité in ROYON Claude et PHILIBERT Robert (éd.), Les pauvres, un défi pour l’Église, Séminaire de recherche de la Faculté de Théologie, Institut catholique de Lyon L’Atelier/Editions ouvrières, 1994, p. 239). On peut aussi citer en exemple, avec Lacoste, la spiritualité franciscaine et la théologie du disciple de saint François : saint Bonaventure (1214-1274). Pour saint François,  »les bonnes paroles, bonnes actions et tout bien que Dieu fait et dit en l’homme ou par l’homme appartiennent à Dieu seul et doivent lui être restitués an action de grâces. L’homme n’a en propre que ses vices et ses péchés. Aussi ne peut-il se glorifier que de ses faiblesses et porter chaque jour la croix du Christ. Là se trouve la vraie joie, la vraie vertu et le salut de l’homme ». Cette vision plutôt sombre de l’homme va, paradoxalement, va s’associer avec un optimisme fondamental de la création et du salut. La pauvreté matérielle proposée aux frères dans les Règles mais non aux laïcs, est « le signe prégnant, dit Lacoste, de cette pauvreté radicale de l’être devant Dieu ». En découle l’exigence de se comporter, dans la fraternité, la paix et la joie. en petits (« mineurs »), en serviteurs humbles et aimants de tout homme. qu’il soit « frère béni, ami ou ennemi, voleur ou brigand, (il) sera accueilli avec bonté, joie spirituelle, respect. Même s’il pèche mille fois, on ne cessera de l’aimer, sans souhaiter qu’il devienne meilleur chrétien pour notre confort ». Tel est l’esprit de saint François.
   Quant à saint Bonaventure, voici comment on peut résumer un aspect essentiel de sa théologie : nous voulons être heureux mais le bonheur semble toujours nous fuir et nous n’arrivons qu’à faire notre malheur. Dieu prend pitié de notre misère et se fait homme et nous rend ainsi dignes de son incarnation. Dieu sur la Croix est le pauvre. Dieu ainsi s’abandonne et place l’homme dans la position du plus riche, de celui qui peut donner. Nous nous donnons nous-mêmes en donnant quelque chose à ce pauvre (cf. Lacoste).
   Ajoutons à ces deux figures de proue, saint Vincent de Paul (1581-1660)qui, même s’il n’a jamais écrit de traité spécifique sur la question, a développé une profonde réflexion sur la pauvreté, tout au long de sa vie. La pauvreté de Jésus qui invite à Le servir dans la personne de chaque pauvre, trouve son origine dans la Sainte Trinité comme le révèle l’évangile selon saint Jean. Le Fils, en effet, reçoit tout du Père : « Comme le père a la vie en lui-même, ainsi il l’a donnée aussi au Fils » (Jn 5, 26-27) ; « Maintenant ils ont reconnu que tout ce que tu m’as donné, c’est de toi » (Jn 17, 87) ; « Mon enseignement n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé » (Jn 7, 16). Et le Père a tout donné au Fils : « Tout ce que le père a, c’est mien » (Jn 16, 15) ; « Tout ce qui est à moi est à Toi, et tout ce qui est à Toi est à moi » (Jn 17, 10). Cf. KOCH Bernard, Monsieur Vincent, théologien de la pauvreté, in ROYON Claude et PHILIBERT Robert, Les pauvres, un défi pour l’Église, op. cit., pp. 313-333.
4. DURAND Alain, La cause des pauvres, Cerf, 1996, pp. 53-54.
5. DURAND A., « J’avais faim…​ », Une théologie à l’épreuve des pauvres, Desclée de Brouwer, 1995, p. 69.
6. Or Dieu ne fait acception de personne : « Vous avez entendu qu’il a été dit Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Mt 5, 43-48).
7. DURAND FLOREZ Ricardo, sj, évêque ce Callao (Pérou), in La utopia de la liberacion, Teologia de los pobres ?, Obispado del Callao, 1988, notamment pp. 27-36.
8. La fuerza historica de los pobres, op. cit., p. 13.
9. Lors de la Conférence de Puebla (1979), il fut bien dit que les pauvres sont destinataires et agents d’évangélisation mais « en tant qu’ils interpellent constamment, en appelant à la conversion, et en tant que beaucoup d’entre eux réalisent dans leur vie les valeurs évangéliques » (cité in DURAND FLOREZ, op. cit., p. 28).
10. Id., p. 382.
11. Dans la parabole du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31), A. Durand (La cause des pauvres, op. cit., pp. 65-66) souligne que « le changement concernant le pauvre (« emporté par les anges dans le sein d’Abraham ») n’est pas lié à son comportement sur terre - dont il n’est soufflé mot -, mais au seul fait qu’il a connu la souffrance ici-bas. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, qu’il s’agit bien là d’un acte de la justice de Dieu, non de la récompense de la vertu du pauvre ». Mais l’essentiel de la parabole, précise justement A. Durand, est de provoquer la conversion du lecteur dans un sens malheureusement trop exclusif : « Nous n’avons même pas besoin de celui qui est ressuscité des morts pour nous convertir : Moïse et les prophètes suffisent pour qui veut comprendre. Bref, tout converge pour provoquer chez le lecteur la seule chose qui compte et qu’il fuit sans cesse : se convertir maintenant dans sa relation au pauvre ».
12. On se souvient de cette question posée par le roi Louis IX à son sénéchal Joinville : « Sénéchal, qu’est-ce que Dieu ? -Sire, c’est si bonne chose que meilleure ne peut être. -Vraiment, c’est bien répondu, car la réponse que vous avez faite est écrite en ce livre que je tiens en ma main. Or, je vous le demande, qu’aimeriez-vous mieux, être lépreux ou avoir fait un péché mortel ?. Et moi qui jamais ne lui mentis, je lui répondis que j’aimerais mieux en avoir fait trente que d’être lépreux.
   Quand les frères furent partis, il m’appela tout seul et me fit asseoir à ses pieds. « Que m’avez-vous dit hier ? » me demanda-t-il. Je lui répondis que je le disais encore. « Vous parlez trop vite comme un sot. Il n’y a si laide lèpre que le péché mortel, car l’âme qui est en péché mortel est semblable au diable…​ Il est bien vrai que, lorsque l’homme meurt, il est guéri de la lèpre du corps, mais, au moment de mourir, celui qui a fait un péché mortel ne peut-être certain d’avoir eu telle repentance que Dieu lui ait pardonné. Aussi doit-il avoir grand peur que cette lèpre-là lui dure tant que Dieu sera en paradis…​ Aussi, je vous prie autant que je puis, ayez à cœur, pour l’amour de Dieu et de moi, de préférer que n’importe quel mal, lèpre ou toute autre maladie, advienne à votre corps, plutôt que le péché mortel à votre âme » (JOINVILLE, Saint Louis, I, UGE, 10/18, 1963, p. 13).
13. DURAND FLOREZ R., op. cit., pp. 28-30.
14. Homélie à Saint-Domingue, 27-1-1979, in Discours du Pape et chronique romaine, n° 348, février 1979, p. 7.
15. Inauguration de la troisième conférence épiscopale, Puebla, 28-1-1979, id., pp. 126-26. Voici la partie enlevée: « Libération faite de réconciliation et de pardon. Libération qui découle de cette réalité que nous sommes fils de Dieu, que nous pouvons appeler Dieu « Abba », Père (cf. Rm 8, 15) ; et en vertu de laquelle nous reconnaissons en tout homme quelqu’un qui est notre frère, dont le cœur peut être transformé par la miséricorde de Dieu. Libération qui nous pousse, avec la force de la charité à la communion, dont nous trouvons le sommet et la plénitude dans le Seigneur. Libération, en tant qu’elle domine les diverses servitudes et idoles que l’homme se forge et qu’elle fait grandir l’homme nouveau ».
16. Congrégation pour la doctrine de la foi, Instruction sur quelques aspects de la « Théologie de la libération », 1984 et Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 1986. Dans un style plus abrupt, le Préfet de la Congrégation, le cardinal Ratzinger, dira à Lima (août 1986) : « La foi chrétienne ne connaît pas d’utopies historiques mais bien une promesse : la résurrection des morts, le Jugement et le Royaume de Dieu. Sans doute, ceci a-t-il quelque résonance mythologique pour l’homme d’aujourd’hui, mais c’est beaucoup plus raisonnable que le mélange de politique et d’eschatologie dans une utopie historique » ( Cité in DURAND FLOREZ R., op. cit., p. 35).

⁢f. Ne pas « sous-estimer » la pauvreté.

Une autre manière de simplifier la leçon des Écritures, est de considérer qu’il est naturel, dans l’ordre des choses, voire dans l’ordre divin, qu’il y ait des pauvres (« des pauvres, vous en aurez toujours avec vous »), que ceux-ci, puisqu’ils sont proclamés « heureux » par le Seigneur, puisque le Christ est avec eux, qu’il s’identifie à eux, doivent se résigner à leur condition.

Cette interprétation simpliste et, parfois peut-être, cynique ne se rencontre plus guère fort heureusement mais soyons attentifs aux mots que nous employons pour traduire le lien des deux pauvretés identifiées. Ainsi, si on ne lisait pas l’encyclique Rerum Novarum dans son intégralité, ce texte de Léon XIII repris dans l’Agenda social poserait quelques problèmes : « Quant aux déshérités de la fortune, ils apprennent de l’Église que, selon le jugement de Dieu lui-même, la pauvreté n’est pas un opprobre et qu’il ne faut pas rougir de devoir gagner son pain à la sueur de son front. C’est ce que Jésus-Christ Notre Seigneur a confirmé par son exemple, lui qui, tout riche qu’il était, s’est fait indigent (2 Co 9, 9) pour le salut des hommes ; qui, fils de Dieu et Dieu lui-même, a voulu passer aux yeux du monde pour le fils d’un ouvrier ; qui est allé jusqu’à consumer une grande partie de sa vie dans un travail mercenaire. N’est-ce pas le charpentier, fils de Marie ? (Mc 6, 3)

Quiconque tiendra sous son regard le Modèle divin comprendra plus facilement ce que Nous allons dire : la vraie dignité de l’homme et son excellence résident dans ses mœurs, c’est-à-dire dans sa vertu ; la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches ; seuls la vertu et les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront la récompense de l’éternelle béatitude. Bien plus, c’est vers les classes infortunées que le cœur de Dieu semble s’incliner davantage. Jésus-Christ appelle les pauvres des bienheureux (cf. Mt 5, 5), il invite avec amour à venir à lui, afin qu’il les console, tous ceux qui souffrent et qui pleurent (cf. Mt 11, 28) il embrasse avec une charité plus tendre les petits et les opprimés. Ces doctrines sont bien faites certainement pour humilier l’âme du riche et le rendre moins condescendant, pour relever le courage de ceux qui souffrent et leur inspirer de la résignation. Avec elle, se trouverait diminuée cette distance que l’orgueil se plaît à maintenir ; on obtiendrait sans peine que des deux côtés on se donnât la mains et que les volontés s’unissent dans une même amitié »[1] . Il est clair que, dans cet extrait, surtout isolé de son contexte, le lecteur contemporain, particulièrement sensible à la défense des droits de la personne humaine, trouvera que limiter la dignité aux mœurs, espérer que le riche et le pauvre soient touchés par l’exemple du Christ et se lient d’ »amitié » relève d’une vision très spirituelle, naïve dans le contexte d’une société déchristianisée. Il serait difficile aussi de faire admettre socialement la résignation, c’est-à-dire l’acceptation sans protestation devant des situations qui, la plupart du temps, n’ont rien de fatal. Heureusement, Léon XIII admet les « revendications » qui doivent être « exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme de séditions »[2] et tenir compte de ce que les circonstances permettent ou non. Heureusement que Léon XIII demande aussi à l’État de pas « laisser faire », sans vouloir tout faire.

Le même problème d’interprétation est posé par Pie XI qui, en pleine crise économique, demande « que les pauvres, et tous ceux qui , en ce moment, sont durement éprouvés par la pénurie du travail et le manque de pain, offrent avec un égal esprit de pénitence, avec une plus grande résignation, les privations que leur imposent la difficulté des temps et la condition sociale que la divine Providence leur a assignée dans ses dispositions mystérieuses, mais cependant toujours inspirées par l’amour ; qu’ils acceptent de la main de Dieu, d’un cœur humble et confiant, les effets de la pauvreté, rendus plus durs par la gêne dans laquelle se débat actuellement l’humanité ; que, par une générosité plus grande encore, ils s’élèvent jusqu’à la divine sublimité de la croix du Christ, se rappelant que, si le travail est une des valeurs les plus grandes de cette vie, c’est cependant l’amour d’un Dieu souffrant qui a sauvé le monde ; qu’ils se consolent dans la certitude que leurs sacrifices et leurs peines, chrétiennement supportés, contribueront à hâter l’heure de la miséricorde et de la paix. »[3] En fait ce que redoutent Pie XI comme Léon XIII, c’est l’impatience et les excès qu’elle pourrait provoquer mais on ne peut conclure que la volonté des Souverains Pontifes soit de maintenir, à tout prix, un statu quo. N’oublions pas que Pie XI est l’auteur de Quadragesimo Anno qui est sans doute l’encyclique la plus engagée dans la recherche d’un ordre social et économique plus juste. Mais ce chemin demande du temps…​


1. RN, Marmy. 455-456.
2. RN, Marmy, 449.
3. Caritate Christi compulsi, 1932, in Marmy, 649.

⁢g. A votre bon cœur ?

La question qui se pose maintenant est de savoir si la pauvreté, et, en particulier, la pauvreté matérielle, n’interpelle que la conscience individuelle ?.

Toutes les grandes voix de l’Église, à la suite des Prophètes et de Jésus, ont tenu, à travers les temps, à nous inviter à « vivre et combattre la pauvreté »[1].

Sont concernés, tout d’abord, bien sûr, les successeurs des apôtres, les évêques assistés des prêtres. En leur personne, « c’est le Seigneur Jésus-Christ, Pontife suprême, qui est présent au milieu des croyants »[2], ils doivent donc être « les modèles du troupeau »[3], soucieux de toutes les pauvretés, dans l’oubli d’eux-mêmes⁠[4]. Les religieux, quant à eux, s’engagent à la suite du Christ à l’imiter aussi le plus parfaitement possible en préfigurant la vie future : « La profession des conseils évangéliques (chasteté, pauvreté, obéissance) apparaît (…) comme un signe qui peut et doit exercer une influence efficace sur tous les membres de l’Église dans l’accomplissement courageux des devoirs de leur vocation chrétienne. En effet, comme le peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente, mais est en quête de la cité future, l’état religieux, qui assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges terrestres, plus parfaitement aussi, manifeste aux yeux de tous les croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la Rédemption du Christ, annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du royaume des cieux. De plus, cet état imite de plus près et représente continuellement dans l’Église cette forme de vie que le Fils de Dieu a prise en venant au monde pour faire la volonté du Père et qu’il a proposée aux disciples qui le suivaient. Il fait voir enfin d’une manière particulière comment le règne de Dieu est élevé au-dessus de toutes les choses terrestres et ses nécessités les plus grandes ; il montre à tous les hommes la suréminente grandeur de la puissance du Christ-Roi et la puissance infinie de l’Esprit-Saint qui agit dans l’Église de façon admirable ».⁠[5]

Quant aux laïcs, ils sont aussi, depuis les origines, sommés d’être attentifs, et surtout s’ils sont riches, à la cause des pauvres.

Saint Cyprien⁠[6] interpelle ceux qui ont la grâce de l’abondance en ces termes : « Vous vous dites dans l’abondance et riches, et vous pensez qu’il y a lieu de vous servir de ce que Dieu a voulu que vous possédiez. Servez-vous-en, mais pour des bonnes œuvres, servez-vous-en, mais pour des choses que Dieu vous prescrit et qu’il vous signale. De votre richesse, que les pauvres s’aperçoivent. Que votre abondance se fasse sentir à ceux qui sont dans le besoin. De votre patrimoine, faites à Dieu un prêt à intérêt : nourrissez le Christ…​ Vous vous rendez coupables, et précisément envers Dieu, en estimant qu’il vous a donné les richesses pour n’en point user d’une manière salutaire. »[7]

« Que répondras-tu au souverain juge, demande saint Basile⁠[8], toi qui habilles les murs et n’habilles pas ton semblable ? Toi qui ornes tes chevaux et n’as pas un regard pour ton frère dans la détresse ? Toi qui laisses pourrir ton blé et ne nourris pas ceux qui ont faim ? Toi qui enfouis ton or et ne viens pas en aide à l’opprimé ?…​

A qui ai-je fait tort, dis-tu, en gardant ce qui est à moi ? Mais dis-moi, qu’est-ce qui est à toi ? De qui l’as-tu reçu pour le porter dans la vie ? C’est exactement comme si quelqu’un, après avoir pris une place au théâtre, en écartait ensuite ceux qui voudraient entrer à leur tour et prétendait regarder comme sa propriété ce qui est pour l’usage de tous. Ainsi font les riches. Parce qu’ils sont les premiers occupants d’un bien commun, ils s’estiment en droit de se l’approprier. Ah ! si chacun se contentait du nécessaire et laissait aux indigents son superflu, il n’y aurait ni riches ni pauvres !…​ Toi qui serres toutes choses dans le gouffre de ton avarice, tu penses ne faire de tort à personne, alors qu’en réalité tu dépouilles un si grand nombre de tes semblables !…​ ». Ce texte est fort intéressant parce qu’il nous place sous le regard de Dieu, sensible, nous le savons, à la justice et qui a voulu que tous les hommes aient accès aux biens de ce monde. L’idéal serait de tendre vers l’égalité pour en finir avec la division économique et sociale des hommes. Notons aussi qu’aux yeux de ce Père de l’Église, la propriété non partagée peut être considérée comme un vol.

Deux siècles plus tard, nous retrouverons le même point de vue sous la plume du pape saint Grégoire le Grand⁠[9]: « Ceux qui ne commettent point de vols mais gardent tout leur avoir pour eux, disons-leur, qu’ils le sachent bien clairement, que cette terre d’où ils furent tirés est commune à tous les hommes ; par conséquent les aliments qu’elle fournit, elle les produit pour tous, en commun.

C’est donc à faux que se jugent innocents ceux qui réclament pour leur usage privé le don que Dieu fit à tous.

Ces hommes, qui ne font point largesse des biens qu’ils ont reçus, se rendent coupables de la mort de leurs frères. Ils tuent chaque jour à peu près autant d’hommes qu’ils retiennent avaricieusement de subsides nécessaires à la vie de ces pauvres

En effet, quand nous donnons aux miséreux les choses indispensables, nous ne leur faisons point une générosité personnelle, nous leur rendons ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que nous n’accomplissons un acte de charité…​ Il est juste en effet que ceux qui ont reçu quelque chose de Dieu, le commun maître, s’en servent pour le bien de tous. »

Pendant des siècles, les prédicateurs vont inciter les particuliers à donner, rappelant la pauvreté du Christ et son identification aux pauvres. On a plus haut évoqué saint François d’Assise, saint Bonaventure et saint Vincent de Paul. On peut s’arrêter un instant aux sermons de Bossuet. On se souvient notamment de ce sermon⁠[10] sur l’« éminente dignité des pauvres », leur « prééminence » dans le royaume de Jésus-Christ où les riches ne « sont reçus que pour les servir ». Il cite saint Augustin rappelant aux riches : « Le service que vous devez aux nécessiteux, c’est de porter avec eux une partie du fardeau qui les accable. L’apôtre saint Paul ordonne aux fidèles de « porter les fardeaux les uns des autres » (Ga 6, 2) ». Bossuet commente ainsi ce passage: « Les pauvres ont leur fardeau, et les riches aussi ont le leur. Les pauvres ont leur fardeau : qui ne le sait pas ? Quand nous les voyons suer et gémir, pouvons-nous ne pas reconnaître que tant de misères pressantes sont un fardeau très pesant, dont leurs épaules sont accablées ? Mais encore que les riches marchent à leur aise, et semblent n’avoir rien qui leur pèse, sachez qu’ils ont aussi leur fardeau. Et quel est ce fardeau des riches ? chrétiens, le pourrez-vous croire ? ce sont leurs propres richesses. Quel est le fardeau des pauvres ? c’est le besoin ; quel est le fardeau des riches ? c’est l’abondance. « Le fardeau des pauvres, dit saint Augustin, c’est de n’avoir pas ce qu’il faut ; et le fardeau des riches, c’est d’avoir plus qu’il ne faut ». » Si la richesse n’apparaît pas facilement comme un fardeau, nous nous en rendrons cruellement compte quand nous comparaîtrons devant celui que Bossuet appelle le « juge inexorable ». Dès lors, « pendant que le temps le permet, pratiquons ce conseil de saint Paul : « Portez vos fardeaux les uns les autres ». Riches, portez le fardeau du pauvre, soulagez sa nécessité, aidez-le à soutenir les afflictions sous le poids desquelles il gémit: mais sachez qu’en le déchargeant vous travaillez à votre décharge: lorsque vous lui donnez, vous diminuez son fardeau, et il diminue le vôtre : vous portez le besoin qui le presse ; il porte l’abondance qui vous surcharge. Communiquez entre vous mutuellement vos fardeaux, « afin que les charges deviennent égales » dit saint Paul (2 Co 8, 14) ».⁠[11] Bossuet introduit alors une courte méditation sur l’injustice de l’inégalité: « car quelle injustice, mes frères, que les pauvres portent tout le fardeau, et que tout le poids des misères aille fondre sur leurs épaules ! S’ils s’en plaignent et s’ils en murmurent contre la Providence divine, Seigneur, permettez-moi de le dire, c’est avec quelque couleur de justice : car étant tous pétris d’une même masse, et ne pouvant pas y avoir grande différence entre de la boue et de la boue, pourquoi verrons-nous d’un côté la joie, la faveur, l’affluence ; et de l’autre la tristesse, et le désespoir, et l’extrême nécessité ; et encore le mépris et la servitude ? Pourquoi cet homme si fortuné vivrait-il dans une telle abondance, et pourrait-il contenter jusqu’aux désirs les plus inutiles d’une curiosité étudiée ; pendant que ce misérable, homme toutefois aussi bien que lui, ne pourra soutenir sa pauvre famille, ni soulager la faim qui le presse ? Dans cette étrange inégalité, pourrait-on justifier la Providence de mal ménager les trésors que Dieu met entre des égaux, si par un autre moyen elle n’avait pourvu au besoin des pauvres, et remis quelque égalité entre les hommes ? C’est pour cela, chrétiens, qu’il a établi son Église, où il reçoit les riches, mais à condition de servir les pauvres ; où il ordonne que l’abondance supplée au défaut, et donne des assignations aux nécessiteux sur le superflu des opulents. Entrez, mes frères, dans cette pensée : si vous ne portez le fardeau des pauvres, le vôtre vous accablera ; le poids de vos richesses mal dispensées vous fera tomber dans l’abîme : au lieu que, si vous partagez avec les pauvres le poids de leur pauvreté, en prenant part à leur misère, vous mériterez tout ensemble de participer à leurs privilèges ». Enfin, Bossuet invite les riches à considérer les pauvres avec « les yeux de l’intelligence » car ce n’est « pas assez de les secourir dans leurs besoins » : « Ceux qui ouvrent sur eux l’œil intérieur, je veux dire l’intelligence guidée par la foi, ils remarquent en eux Jésus-Christ ; ils y voient les images de sa pauvreté, les citoyens de son royaume, les héritiers de ses promesses, les distributeurs de ses grâces, les enfants véritables de son Église, les premiers membres de son corps mystique ».

Certes, la portée de ce sermon est un peu réduite par l’intention de l’orateur de pousser son auditoire à aider matériellement la maison des Filles de la Providence où il prêche, il n’empêche que ce texte sans concession est assez représentatif d’une démarche incessante dans l’histoire de l’Église : que les riches partagent leurs biens et, plus précisément, qu’ils donnent leur superflu pour reprendre l’idée de saint Augustin.

Un autre sermon⁠[12] prononcé pour sauver un hôpital, est consacré à la nécessité de l’aumône. Bossuet y confirme l’obligation de l’aumône en s’appuyant sur les évangiles, les épîtres et les Pères de l’Église⁠[13]. On ne peut y échapper en alléguant une famille nombreuse : « Vous qui donnez l’exemple à vos enfants de conserver plutôt le patrimoine de la terre que celui du ciel, vous êtes doublement criminel ; et de ce que vous n’acquérez pas à vos enfants la protection d’un tel Père, et de ce que de plus vous leur apprenez à aimer plus leur patrimoine que Jésus-Christ même et que l’héritage céleste ». L’aumône est, en effet, un acte religieux car « Jésus-Christ perpétue en deux sortes le souvenir de sa passion, pour nous y faire compatir : en l’eucharistie, et dans les pauvres (…) avec cette seule différence que l nous recevons de lui la nourriture, ici nous la lui donnons ». Encore faut-il combattre ses passions, ses convoitises et _« retrancher le jeu »[14] pour donner libéralement car « pourquoi tant de folles dépenses ? Pourquoi tant d’inutiles magnificences ? Amusement et vain spectacle des yeux, qui ne fait qu’imposer vainement, et à la folie ambitieuse des uns et à l’aveugle admiration des autres (…). Que vous servent toutes ces dépenses superflues ? Que sert ce luxe énorme dans votre maison, tant d’or et tant d’argent dans vos meubles ? Toutes ces choses périssent. Faites des magnificences utiles comme Dieu : il a orné le monde, mais autant d’ornements, autant de sources de biens pour toute la nature ».

On pourrait citer vingt siècles de textes qui tancent les riches et leur demandent le détachement, qui rappellent que nous sommes tous frères et que les biens de la terre sont destinés à tous, que servir les pauvres, c’est servir Jésus-Christ. Textes qui, très souvent, vont reprendre ce qu’on a appelé la doctrine du superflu inspirée sans doute par cette formule de saint Augustin qui invite à tendre à l’égalité : « Le superflu des riches est le nécessaire des pauvres ».⁠[15] Formule souvent lue distraitement et peu dérangeante si l’on ne retient que l’obligation de donner son superflu aux pauvres⁠[16]. Formule plus exigeante si l’on détermine le superflu en fonction de la nécessité des pauvres. Et c’est ainsi que les Pères de l’Église⁠[17] et les Souverains pontifes ont toujours pensé. Jean XXIII, par exemple, estime que « c’est le devoir de tout homme, le devoir impérieux du chrétien, d’apprécier le superflu à l’aune de la nécessité d’autrui (…) ».⁠[18] Et donc ce superflu peut être plus que ce que nous nous estimons comme notre superflu. C’est pourquoi le concile Vatican II précise « que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu »[19]. Cette formule résume assez bien les développements de saint Thomas à propos de l’obligation de l’aumône : « L’amour du prochain étant d’obligation, les conditions indispensables à cet amour le sont aussi. Or, c’en est une de faire du bien à son prochain et de ne pas se contenter de lui en souhaiter: « N’aimons pas de parole et de langue, mais en action et en vérité ». Mais, pour vouloir et faire du bien à quelqu’un, il est nécessaire de subvenir à ses besoins, ce qui est précisément lui faire l’aumône, ce qui est donc d’obligation.

Il faut remarquer que ce qui est d’obligation, ce sont les actes de vertus ; faire l’aumône sera donc d’obligation dans la mesure où un acte de vertu doit être produit par elle, c’est-à-dire dans les conditions requises par la droite raison. Or, la raison doit considérer celui qui fait l’aumône et celui qui la reçoit. Par rapport au premier : faire l’aumône, c’est donner de son superflu. Il faut entendre par là ce qui dépasse non seulement les besoins individuels de celui qui donne, mais encore de ceux et celles dont il a la charge ; c’est là le premier devoir : procurer à soi-même et aux siens ce qu’on dit être nécessaire à la personne, ce mot désignant aussi bien la condition et le rang ; cela fait, le surplus sera consacré aux besoins des autres. L’organisme agit ainsi : par la fonction de nutrition, il se sustente d’abord lui-même, et, par la fonction de génération, un surplus est élaboré pour la formation d’un être nouveau.

Par rapport à celui qui reçoit l’aumône, il faut qu’il soit dans le besoin ; autrement il n’y aurait aucune raison de lui faire l’aumône. Mais, comme il est impossible à chacun de secourir tous les nécessiteux, il n’est pas d’obligation de faire l’aumône à tous, mais seulement à celui pour qui elle est une question de vie ou de mort, selon le mot de saint Ambroise : « Celui qui meurt de faim, nourris-le ; tu ne le fais pas, tu es son assassin » !

Voici donc ce qui est d’obligation : faire l’aumône avec son superflu ; faire l’aumône à celui qui est dans une extrême nécessité. En dehors de ces deux conditions, faire l’aumône est de conseil, comme n’importe quel « bien meilleur » l’est aussi ».⁠[20]

Saint Thomas pose ensuite la question de savoir si l’on est obligé de faire l’aumône avec son nécessaire ?

« Le mot nécessaire, répond-il, peut signifier deux choses. d’abord, ce qans quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire l’aumône avec ce nécessaire-là ; celui qui en serait réduit à n’avoir que l’indispensable pour vivre, lui et les siens, ne peut en faire l’aumône sous peine de s’ôter la vie à lui-même et aux siens (…)⁠[21]. Nécessaire peut signifier aussi ce sans quoi on ne peut vivre, soi et les siens, selon les exigences de son rang et de sa condition. La limite d’un tel nécessaire n’est pas un point indivisible : on peut y ajouter beaucoup et n’estimer pas qu’on le dépasse, ou en retrancher beaucoup sans se mettre hors des convenances de son état. Faire l’aumône en prenant sur ce nécessaire est une bonne action, mais c’est un conseil et non un précepte. Ce serait un désordre de faire de telles aumônes qu’il fût désormais impossible de vivre convenablement selon sa condition et de faire face à ses affaires courantes : chacun, dans la vie, a des convenances à garder.

Il faut faire cependant trois exceptions : 1° Si l’on change d’état, par exemple, si l’on entre en religion ; abandonner ainsi pour le Christ tous ses biens, c’est faire œuvre de perfection, par le nouvel état que l’on embrasse, -2° Si les biens que l’on donne en aumône, quoique nécessaires pour tenir son rang, peuvent se retrouver assez facilement et ainsi ne pas causer d’inconvénient trop grave, -3° Si l’on se trouve en face d’un cas d’extrême nécessité, individuel ou social, il est digne d’éloge, pour secourir des besoins plus pressants, de sacrifier quelque chose de ce que semble exiger notre condition ».⁠[22]

Le lecteur trouvera peut-être trop rationnelle cette approche de la charité et lui opposera la conduite de la veuve citée en exemple par Jésus, dans le temple de Jérusalem : « S’étant assis face au Trésor, il regardait la foule mettre de la petite monnaie dans le Trésor, et beaucoup de riches en mettaient abondamment. Survint une veuve pauvre qui y mit deux piécettes, soit un quart d’as. Alors il appela à lui ses disciples et leur dit : « En vérité, je vous le dis, cette veuve, qui est pauvre, a mis plus que tous ceux qui mettent dans le Trésor. Car tous ont mis de leur superflu, mais elle, de son indigence, a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre ».⁠[23] Il est vrai que l’amour mesure l’aumône et que l’amour n’a que faire des calculs…​

Toujours est-il que chacun doit se sentir concerné par ces textes et, si l’on veut aller au fond des choses, personne ne peut se vanter de sa générosité, si grande soit-elle, puisqu’il ne s’agit jamais d’un don mais d’une restitution. Rien ne nous appartient vraiment et tout a été donné à tous.

Mais, dans ces conditions, le partage auquel nous sommes invités est-il simplement affaire de charité ? N’est-il pas d’abord affaire de justice puisqu’il vise à combler les inégalités et qu’il n’est pas facultatif ?

Dès lors, peut-on encore prétendre que le partage ne relève pas de l’organisation mais de la bonne volonté personnelle ? Peut-on affirmer, comme Daniel-Rops que « le problème de la misère est, en substance, un problème de fraternité », que « la malfaisance des hommes politiques a été d’en faire un problème politique » et qu’en définitive, « c’est dans l’ordre de la charité, et d’elle seule, (que le problème) peut trouver une solution » ?⁠[24]

Parler ainsi fait peu de cas de l’enseignement social qui depuis le XIXe siècle a visiblement pris la relève des Pères et des prédicateurs en énonçant les conditions d’une société juste qui veille à l’épanouissement intégral et solidaire de tous ses membres⁠[25].

A lire la Bible, on se rend compte qu’il est impossible d’opposer ou de séparer la charité et la justice qui est aussi l’affaire du « prince ». Lorsque les évêques américains se penchent sur la vie économique de leur pays, à la lumière des Écritures, ils relèvent qu’« un point essentiel de la présentation biblique de la justice est que la justice d’une communauté est mesurée à la façon dont elle se préoccupe des faibles, très souvent représentés par la veuve, l’orphelin, le pauvre et l’étranger (le non israélite) dans le pays »[26].

Nous allons donc, dans le chapitre suivant, étudier plus particulièrement le rapport entre la pauvreté et la justice et montrer que la lutte contre la pauvreté, ou mieux, le développement intégral de tous les hommes doit être la préoccupation majeure des communautés et de leurs politiques économiques.


1. C’est le titre de l’ouvrage déjà cité du P. A.-M. Henry.
2. LG, 21.
3. 1 P 5, 3.
4. On a souvent cité ( cf. Les pauvres, un défi pour l’Église, op. cit., pp. 241-242) les directives des conciles mérovingiens qui, entre 511 et 845, ont particulièrement insisté sur le service des pauvres. En 511, le Concile d’Orléans déclare que les biens donnés par le roi aux évêques doivent servir non seulement à l’entretien des édifices religieux mais au soulagement des pauvres et au rachat des prisonniers, sous peine d’excommunication (Canon 5) ; L’évêque doit vêtir et nourrir les pauvres et les malades incapables de travailler. Si l’évêque qui le fait pourra être appelé « Père des pauvres », celui qui ne le fera pas sera réputé « Assassin de pauvres » (C. 16). En 535, le Concile de Clermont d’Auvergne établit l’excommunication de ceux qui s’emparent du bien des pauvres (C. 5). En 549, à Orléans et, en 557, à Paris, il est décidé que les biens de l’Église sont le patrimoine des pauvres. En 567, à Tours, le concile stipule que chaque cité épiscopale doit nourrir ses pauvres (C. 5). A Lyon, en 583, cette obligation est répétée et étendue aux lépreux (C. 6). En 585, le concile de Mâcon précise que la dîme doit servir au soulagement des pauvres et au rachat des captifs (C.5). Le concile de Reims, en 625, autorise la vente des vases sacrés pour le rachat des captifs (C. 22). Le concile d’Arles, en 813, demande que la situation des pauvres soit un des objets de la visite annuelle des évêques dans leurs diocèses (C. 17). La même année, à Reims, le concile oblige les évêques à recevoir les pauvres à leur table (C. 17). A Aix-la-Chapelle, en 817, (C. 116 et 141), il est entendu que le revenu des églises gérées par des chanoines doit aussi servir aux pauvres et que les évêques doivent établir dans leur ville un hôpital pour les pauvres et les étrangers. Quant aux dons faits à l’Église, ils seront répartis pour moitié aux clercs et pour moitié aux pauvres. Si l’Église est riche, ce sont les deux tiers qui seront attribués aux pauvres. En 845, le concile de Meaux affirme déclare que la maison de l’évêque doit être conçue pour pouvoir accueillir les pauvres et les étrangers.
5. LG, 44.
6. Evêque de 249 à 258.
7. De habitu virginum, cité in Les pauvres, un défi pour l’Église, op. cit., p. 240.
8. 330-379, in HAMMAN, Riches et pauvres dans l’Église ancienne, op. cit., p. 76.
9. 540-604, Pastoral, 3e partie, cité in BUISSON J., op. cit., pp. 29-30 et Les pauvres, un défi pour l’Église, sous la direction de ROYON Claude et PHILIBERT Robert, Séminaire de recherche de la Faculté de Théologie , Institut catholique de Lyon, Ed. De l’Atelier-Ed. Ouvrières, 1994, p. 239.
10. Sermon pour le dimanche de la Septuagésime, prêché en février 1659, in Sermons, Garnier, Tome I, sd, pp. 575-593.
11. Paul exhorte les Corinthiens à la générosité dans l’aumône : « Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est légalité. »(8, 13).
12. Sermon pour le vendredi de la semaine de la Passion, in Sermons, op. cit., II, pp. 680-698.
13. Bossuet reprend notamment le conseil de saint Jean Chrysostome inspiré par ces mots de saint Paul : « Que le premier jour de la semaine, chacun de vous mette de côté chez lui ce qu’il aura pu épargner…​ » (1 Co 16, 2). « Faites ainsi, dit saint Chrysostome, de votre maison une église ; ayez-y un petit coffre, un tronc ; soyez le gardien de l’argent sacré ; constituez-vous vous-même l’économe des pauvres : la charité et l’humanité vous confèrent ce sacerdoce. (…) Que ce tronc (…) soit placé dans le lieu où vous vous retirez pour prier : et toutes les fois que vous y entrerez pour faire votre prière, commencez par y déposer votre aumône, et ensuite vous répandrez votre cœur devant Dieu (…). Vous donnerez à votre prière des ailes pour monter au ciel ; vous rendrez votre maison une maison sainte, qui renfermera les vivres du roi. Et pour que la collecte prescrite par l’Apôtre se fasse aisément ; que chaque ouvrier, chaque artisan, lorsqu’il a vendu quelque ouvrage de son art, donne à Dieu les prémices, en mettant dans ce tronc une petite partie du prix ; et qu’il partage avec Dieu de la moindre portion de ce qu’il retire de son travail. Que l’acquéreur, ainsi que le vendeur, suivent ce conseil ; et que tous ceux en général qui retirent de leurs fonds ou de leurs travaux des fruits légitimes, soient fidèles à cette pratique » (Commentaire de 1 Co).
14. « Le jeu, où par un assemblage monstrueux on voit régner dans le même excès et les dernières profusions de la prodigalité la plus déréglée, et les empressements de l’avarice la plus honteuse : le jeu, où l’on consume des trésors immenses, où on engloutit les maisons et les héritages ; dont l’on ne peut plus soutenir les profusions que par des rapines épouvantables : on fait crier mille ouvriers ; on prive le mercenaire de sa récompense ; ses domestiques, de leur salaire ; ses créanciers , de leur bien ; et cela s’appelle jouer : jeu sanglant et cruel où les pères et les mères dénaturés se jouent de la vie de leurs enfants, de la subsistance de leur famille, et de celle des pauvres ».
15. Cf. BUISSON Jacques, op. cit., pp. 38-41.
16. Certains organisent leur charité en établissant un budget prévisionnel.
17. GS 69 donne plusieurs références.
18. Message radiotélévisé, 11-9-1962. Le pape ajoute un autre devoir : « de bien veiller à ce que l’administration et la distribution des biens créés se fasse au bénéfice de tous ». Nous allons y revenir.
19. GS 69.
20. Somme théologique, IIa IIae, qu. 32, art. 5.
21. Selon saint Thomas, « Une exception est cependant à signaler, supposé qu’il s’agît de faire cette aumône à quelque grand personnage nécessaire au salut de l’Église ou de l’État ; en ce cas, s’exposer ainsi à la mort serait digne d’éloge, puisque ce serait préférer, comme on le doit, le bien public à son bien personnel ».
22. Somme théologique, IIa IIae, qu. 32, art. 6.
23. Mc 12, 41-44.
24. La misère et nous, Grasset, 1935, pp. 24-25.
25. Daniel-Rops semble réduire la portée des encycliques en écrivant (op. cit., pp. 25-26) : « Le christianisme, qui, en substance, procède de la charité, a laissé à ses adversaires le monopole de la protestation contre l’injustice sociale. - Ce n’est pas vrai, me dit-on. Des protestations, nous en avons entendu. Et de me citer les Encycliques. Je ne commettrai pas la faute insigne de sembler associer la dignité du christianisme à l’indignité des chrétiens. Mais on n’a pas tout expliqué quand on a incriminé la malice des adversaires, les manœuvres de la franc-maçonnerie et la propagande des Sans-Dieu. Manœuvres et propagande ne prévaudraient point contre les chrétiens si la petite phrase : « Aimez-vous les uns les autres » était véritablement leur loi ».
26. Justice économique pour tous : enseignement social catholique et économie américaine, Lettre pastorale des évêques des États-Unis, 1986, n° 38 in DC 21-6-1987, n° 1942, p. 627.

⁢vii. Rendre son sens à l’économie.

En attendant, nous savons maintenant à quoi l’économie doit être ordonnée. Elle doit être au service du développement intégral de la personne humaine et de toute personne humaine. Nous verrons ce que cela implique très concrètement mais efforçons-nous désormais d’avoir ces exigences sans cesse présentes à l’esprit. Elles réorientent, en fait, complètement l’activité économique et la vie sociale.

Aristote distingue deux formes d’acquisition. Il y a, tout d’abord « un art naturel d’acquisition pour les chefs de famille et les hommes d’État » : « il s’agit (…) de la mise en réserve cde ces biens indispensables à la vie et utiles à la communauté d’une cité ou d’une famille. Ces biens mêmes paraissent constituer la véritable richesse. Car la quantité de ces biens suffisante pour vivre bien n’est pas illimité (…). » Ce mode d’acquisition fait partie de l’ »économique »⁠[1] au sens strict. L’ »économique », littéralement « gestion de la maison » est l’art de gérer l’ensemble des biens privés de la famille mais aussi, par extension, de la cité volontiers considéré par les citoyens comme un « État-père ». Mais, « il est une autre forme d’acquisition que l’on nomme tout particulièrement - et elle mérite ce nom - la chrématistique (littéralement : science de la richesse) et à cause de laquelle il n’y a, semble-t-il, aucune limite à la richesse et à la propriété ; beaucoup la croient identique à celle dont on vient de parler à cause de leur affinité ; or en fait, elle n’est ni identique ne bien éloignée de la précédente. L’une est naturelle et l’autre ne l’est pas, mais résulte plutôt d’une sorte d’expérience et de technique.

(…) Mais l’économique, qui n’est pas cet art d’acquisition, a une limite, car l’objet de l’économique n’est pas ce genre de richesse. Ainsi, à considérer la question sous cet angle, il paraît nécessaire qu’il y ait une limite à toute forme de richesse, mais nous voyons le contraire se produire dans les faits : tous les gens d’affaires accroissent indéfiniment leur richesse en espèces monnayées.

La cause de ceci est l’étroite affinité de ces deux formes d’acquisition ; leurs emplois empiètent l’un sur l’autre, parce qu’elles ont le même objet : pour toutes deux, les biens possédés servent au même usage, mais non dans le même but : celle-ci vise à amasser, celle-là vise autre chose. De là vient que certaines gens voient dans la simple accumulation des biens l’objet de l’économique et persistent à penser qu’on doit conserver intacte ou augmenter indéfiniment sa richesse en espèces.

La cause de cette disposition est la préoccupation de vivre et non pas de bien vivre ; comme un tel désir (vivre) n’a pas de limite, on désire pour le combler des moyens eux-mêmes sans limite. Ceux mêmes qui aspirent à vivre bien recherchent ce qui contribuent aux jouissances du corps et comme ceci paraît dépendre des biens possédés, toute leur activité tourne autour de l’acquisition d’argent ; c’est de là qu’est venue cette seconde forme de l’art d’acquisition.

Comme la jouissance dépend du superflu, on recherche l’art qui procure le superflu indispensable à la jouissance ; et si l’on ne peut se le procurer par cet art d’acquisition, on essaie de l’avoir par un autre moyen et l’on fait de chacune de ses facultés un usage contraire à la nature ».⁠[2]

L’économie véritable, pour Aristote, est celle qui vise au bien vivre. Cela ne signifie pas vivre confortablement mais vivre selon le bien: « Il est clair, explique-t-il, que pour l’économie les hommes importent plus que la possession des choses inanimées, l’excellence morale des êtres humains plus que l’excellence des biens possédés que nous appelons la richesse (…) »⁠[3]. La finalité et la limite donc de l’économie est l’excellence morale des êtres humains.⁠[4]

Saint Thomas reprendra la distinction d’Aristote en corrigeant de manière significative la sévérité du Philosophe vis-à-vis du commerce et en apportant quelques précieuses précisions.

«  (…) Aristote distingue deux sortes d’échanges.

L’une est comme naturelle et nécessaire, et consiste à échanger denrées contre denrées ou denrées contre argent, mais pour les nécessités de la vie. De tels échanges ne sont pas propres aux commerçants, mais sont surtout effectués par le maître de maison ou le chef de la cité qui sont chargés de pourvoir la maison ou la cité des denrées nécessaires à la vie.

Il y a une autre sorte d’échange ; elle consiste à échanger argent contre de l’argent ou des denrées quelconques contre de l’argent, mais non plus pour subvenir aux nécessités de la vie, mais en vue d’un gain. Et c’est cet échange qui très précisément constitue le commerce. Or de ces deux sortes d’échange, Aristote estime la première louable, puisqu’elle répond à une nécessité de la nature, mais il réprouve à bon droit la seconde qui, par sa nature même, favorise la cupidité, laquelle n’a pas de bornes et tend à acquérir sans fin. Voilà pourquoi le commerce, envisagé en lui-même, a quelque chose de suspect, car il ne se rapporte pas, de soi, à une fin honnête ou nécessaire.

Cependant si le gain, qui est la fin du commerce, n’implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n’implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n’empêche donc de l’ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête. Dès lors le commerce deviendra licite. C’est ce qui a lieu quand un homme se propose d’employer le gain modéré qu’il recherche dans le commerce, à soutenir sa famille ou à venir en aide aux indigents ; ou encore quand il fait du commerce pour l’utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire ; sans doute il recherche le gain, mais comme prix de son travail et non comme une fin ».⁠[5]

On voit que pour saint Thomas, comme pour Aristote qu’il est important de considérer la fin de l’activité économique ou commerciale. Rechercher la richesse pour elle-même, le gain pour le gain n’est ni naturel, ni nécessaire ni honnête. Au delà des nécessités de la vie, le gain ne se justifie que comme prix du travail en vue de « soutenir la famille », lutter contre les pauvretés ou servir l’ensemble de la société.

On peut actualiser davantage la pensée d’Aristote et de Thomas en reprenant notre vision de la pauvreté. Si elle est bien multidimensionnelle et que nous soyons tous, d’une manière ou d’une autre, concernés, l’activité économique doit être ordonnée à la lutte contre les pauvretés en étant sensible, comme Aristote déjà, à la supériorité des valeurs immatérielles sur les valeurs matérielles.

Pie XII décrit, dans une image forte, le terrible risque d’une société tellement préoccupée de ses pouvoirs temporels qu’elle en devient aveugle aux vérités religieuses : elle risque de transformer « l’homme en un géant du monde physique aux dépens de son esprit réduit à l’état de pygmée du monde surnaturel et éternel »[6].

Dans Pacem in terris, Jean XXIII précisait « les valeurs qui doivent animer et orienter toutes choses : activité culturelle, vie économique, organisation sociale, mouvements et régimes politiques, législation et toute autre expression de la vie sociale dans sa continuelle évolution ». « Une société, écrivait-il, n’est dûment ordonnée, bienfaisante, respectueuse de la personne humaine, que si elle se fonde sur la vérité (…). Cela suppose que soient sincèrement reconnus les droits et les devoirs mutuels. Cette société doit, en outre, reposer sur la justice, c’est-à-dire sur le respect effectif de ces droits et sur l’accomplissement loyal de ces devoirs ; elle doit être vivifiée par l’amour, attitude d’âme qui fait éprouver à chacun comme siens les besoins d’autrui, lui fait partager ses propres biens et incite à un échange toujours plus intense dans le domaine des valeurs spirituelles. Cette société, enfin, doit se réaliser dans la liberté, c’est-à-dire de la façon qui convient à des êtres raisonnables faits pour assumer la responsabilité de leurs actes »[7].

Dans l’enseignement social chrétien, la finalité de l’activité économique est claire. Il s’agit de faire grandir l’homme, de l’enrichir d’humanité : « C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien commun de l’humanité »[8].

On l’a entendu : tous les hommes ont droit à cet enrichissement global en fonction même de ce qui fait la dignité de la personne humaine ou ne serait-ce, sur un plan purement utilitaire, que parce qu’il est impossible de combattre la pauvreté matérielle à laquelle on s’arrête souvent, en ne prenant pas en compte tous les aspects du développement humain⁠[9].

Une fois encore, il s’agit, ni plus ni plus, dans tous les cas, y compris à travers l’activité économique, d’anticiper le Royaume, comme nous l’avons déjà dit, de rendre ce monde, toujours plus à l’image du Royaume. N’oublions jamais que « l’enseignement social de l’Église est né de la rencontre du message évangélique et des exigences résumées dans le commandement suprême de l’amour de Dieu et du prochain et dans la justice avec des problèmes émanant de la vie de la société »[10]. On ne voit pas pourquoi l’activité économique échapperait à cette dialectique de l’amour et de la justice.

Et tout ne peut être confié à notre relative bonne volonté. Non seulement, nous sommes pécheurs, volontiers avares de nous-mêmes et de nos biens mais, viscéralement, bon gré, mal gré, liés à la société sans laquelle nous n’existerions pas, nous devons aussi lui reconnaître le droit de nous secourir et même exiger qu’elle remplisse ce devoir vital. En effet, « le caractère social de l’homme fait apparaitre qu’il y a interdépendance entre l’essor de la personne et le développement de la société elle-même. En effet, la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale, est et doit être le principe et la fin de toutes les institutions. La vie sociale n’est donc pas pour l’homme quelque chose de surajouté : aussi c’est par l’échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l’homme grandit selon ses capacités et peut répondre à sa vocation »[11].

La croissance de l’homme dans tout homme n’est pas sous notre entière et exclusive responsabilité personnelle. Chaque personne est appelée librement au partage mais la société ne peut sous peine de dislocation et de déséquilibres graves, s’en désintéresser et ne rien exiger. C’est ce que nous allons voir.


1. Traduire par « économie domestique », comme font certains traducteurs, est, par rapport au grec, une tautologie et risque de retreindre le sens de l’ »économique » qui concerne aussi la cité.
2. ARISTOTE, Politique, Les Belles Lettres, 1960, Livre I, VIII-IX.
3. Id., Livre I, XIII. Aristote ajoute, malheureusement : « ...et enfin la vertu des hommes libres plus que celle des esclaves. »
4. Par contre, la chrématistique « cherche le profit matériel par l’échange de produits ou d’argent, occupation parasitaire qui tend à abaisser le niveau moral de celui qui s’y adonne » ( Economique, Les Belles Lettres, 1968, Introduction par A. Wartelle, pp. X-XI).
5. Somme théologique, IIa IIae, qu. 77, art. 4.
6. Radiomessage, Noël 1953.
7. PT, 38-39.
8. CA, 34.
9. Cf. BERNARD Fr. de, op. cit., p. 24.
10. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., n° 72.
11. GS, 25, §1.

⁢Chapitre 4 : La justice sociale

⁢i. Le débat contemporain

Sans qu’elle soit définie rigoureusement, la justice sociale est au cœur de nombreuses revendications et protestations sur le terrain économique et social après l’avoir été sur le terrain politique.

En fait, toute société prétend à la justice. On peut rappeler⁠[1] que le libéralisme, à l’origine, conteste, au nom d’une nouvelle conception de la justice sociale, un régime qui se considérait comme juste.

L’Ancien régime, présente le Prince comme responsable de la justice. Il est le lieutenant de d’un Dieu juste qui l’inspire. Tout l’ordre social divisé en classes hiérarchisées est un ordre juste où chacun trouve sa place, ses droits et ses devoirs spécifiques, en fonction de sa naissance et donc par volonté divine. L’aumône corrigera les excès éventuels. Mais, est juste la société qui se conforme à cet ordre.

Le libéralisme, défend l’idée que la justice ne peut se traduire que dans l’égalité et la liberté. Tous les hommes, en tant qu’individus, ont les mêmes droits quelle que soit leur naissance. Un ordre « naturel », spontané, préétabli, juste donc, assurera l’équilibre social. « Dans une telle doctrine, précise J. Raes, le problème de la justice sociale ne se pose guère. Elle résulte quasi automatiquement de l’équilibre du système et s’exprime essentiellement dans le droit. En effet, la pensée libérale reconnaît la nécessité d’un état de droit, à instaurer ou à défendre, le principe « nul ne peut se faire justice à lui-même », l’importance de la loi naturelle et des lois positives qui en découlent et s’imposent naturellement aux individus comme l’expression de l’ordre et de l’harmonie, régulant les échanges individuels. Au fond, la justice privilégie et protège la justice commutative[2] (…) où s’expriment adéquatement l’autonomie des individus et leur essentielle égalité. La question de la justice distributive[3] ne se pose pas dans un système fondé sur la maximisation de l’avantage individuel et l’équilibre naturel (…). »⁠[4] Le libéral, théoriquement, récuse la justice sociale réduite qui n’est que l’autre nom de la justice distributive. Les « dérapages », les crises et la misère seront attribués à l’immoralité des pauvres ou laissés aux œuvres de charité puis, finalement, corrigés par des lois sociales consenties parfois aux adversaires politiques. En effet, si la justice sociale est explicitement et délibérément, comme nous le verrons, une préoccupation sociale-chrétienne, elle inspire aussi les mouvements socialistes. Dans quel sens cette fois ?

Les socialistes, comme les libéraux, sont attachés aux droits de l’individu, aux valeurs de liberté et d’égalité mais ils estiment que la société doit l’emporter sur l’individualisme. La justice ne s’installera pas spontanément, il faut la réaliser et c’est le rôle de l’État. Mais « l’aspiration à la justice » devient « la condition de la réalisation effective des valeurs de liberté et d’égalité ».⁠[5] On pourrait dire que pour le socialiste, la justice sociale découle de la justice distributive à réaliser dans le souci de la plus grande égalité.

Si l’expression « justice sociale » est absente du lexique publié par le PAC⁠[6], la définition donnée au mot socialisme traduit bien son idéal de justice puisque « le socialisme, nous dit-on, c’est la possession et la production en commun. Le socialisme, c’est la socialisation des moyens de production. Le socialisme, c’est l’organisation sociale et rationnelle du travail. Le socialisme, c’est la coopération de tous au profit de tous ». Plus précisément⁠[7], « la démocratie économique - dans laquelle le pouvoir de décision appartient à la souveraineté populaire - afin que l’activité productrice soit orientée en fonction de l’intérêt général et de l’utilité sociale[8] (…) doit conduire à la démocratie sociale, qui implique un partage équitable des fruits de l’activité économique et des devoirs qu’elle impose.[9] (…) La démocratie sociale doit tendre à une société égalitaire et solidaire, dans laquelle les inégalités flagrantes des revenus n’existeront plus. »[10] Ces textes qui datent de 1974, s’accompagnent de propositions de mesures qui ont peut-être disparu des programmes ultérieurs mais qui toutes sont justifiées par une valeur essentielle dans toute perspective socialiste : l’égalité.

Que ce soit en théorie ou en pratique, dans une perspective révolutionnaire ou réformiste, tous les projets socialistes ou « de gauche » se justifient par une recherche de l’égalité la plus parfaite entre tous les hommes.

Ainsi, « au nom de la justice sociale, des générations de Cubains et Cubaines ont combattu l’esclavage, la discrimination raciale, l’exclusion et la pauvreté ».⁠[11]

Non seulement, il s’agit de faire respecter l’égale dignité humaine mais aussi d’octroyer à tous sécurité et travail, sans discrimination : « Nous socialistes, avons choisi certaines options qui fondent notre politique. Nous défendons la justice sociale. Mais cette justice sociale n’est pas un beau principe que nous introduirions dans le débat politique : c’est un principe qui se rapporte en définitive à la liberté et à la dignité de l’individu. Privé d’une sécurité suffisante, sur les plans matériel et social, coupé de l’activité professionnelle, l’individu ne peut vivre dans la liberté et la dignité. C’est pourquoi nous devons construire une Europe dans laquelle la politique soit centrée sur la dignité humaine. Une Europe où toutes les travailleuses et tous les travailleurs puissent gagner leur vie par leur travail. Et je souhaite encore ajouter ceci: une Europe où il aille de soi que les femmes ont une part égale à celle des hommes, dans la vie professionnelle et sociale. »[12]

Il s’agit, en fait de lutter contre toute discrimination, contre toute inégalité de situation : « la valeur qui constitue le fondement de la philosophie politique du PS, c’est l’Egalité. (…) l’égalité n’est pas une valeur accordée « naturellement » aux hommes. Elle fut conquise et se conquiert encore à travers des luttes et des conflits. L’égalité ne se résume ni à l’égalité des droits, ni à l’égalité des chances. Ce que nous voulons, c’est qu’à chaque stade de sa vie, quels que soient sa race, son sexe, son âge, son milieu social, ses compétences, ses maladies, ses forces ou ses faiblesses, chaque être humain puisse jouir des conditions nécessaires à son épanouissement personnel, à l’expression de ses talents et de sa créativité. Chaque homme est l’égal de l’autre. Il ne faut pas opposer « égalité » et « liberté » comme le fait le libéralisme. Au contraire, les deux valeurs vont de pair, elles sont complémentaires. En réalité les libertés avancent là où croît l’égalité, et vice versa. »[13]

Cette prise de position est confirmée par le Mouvement ouvrier chrétien⁠[14]. Son secrétaire politique précise « ce qui distingue la gauche de la droite : la volonté de faire progresser la société vers plus d’égalité. (…) L’égalité c’est vraiment la valeur qui permet de fédérer la gauche. » Critiquant la politique de l’ »état social actif »⁠[15], qui risque d’être « un système basé sur le mérite » et non « un véritable projet de gauche », un autre militant⁠[16] estime qu’il lui manque d’abord « un égalitarisme clair et net orienté vers la réduction des inégalités de revenus et une extension/amélioration des services publics. »[17]


1. Cf. RAES Jean sj, Justice sociale et prospective, in La justice sociale en question ? Contributions à une recherche réalisée par l’Association des dirigeants et cadres chrétiens (ADIC), avec le concours des Facultés universitaires Saint-Louis (FUSL), Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 153-179. J. Raes fut professeur aux FUNDP (Namur) et aumônier général de l’ADIC.
2. « Justice commutative ou justice dans les échanges (mutare) selon la valeur des choses et indépendamment des situations personnelles » (cf. PIETTRE A., op. cit., p. 32).
3. « Justice distributive, qui concerne la répartition des biens et des charges entre les membres de la société » (id.).
4. Op. cit., p. 169.
5. RAES J., op. cit., p. 174.
6. In Du POB au PSB, op. cit., pp. 279-325.
7. Tous les textes qui suivent sont extraits de Socialisme d’aujourd’hui, Résolution finale du Congrès de 1974, in La charte de Quaregnon, déclaration de principes du Parti Socialiste Belge, Histoire et développements, Fondation Louis de Brouckère, 1980, pp. 220-225.
8. « La démocratie économique implique des réformes de structure fondées sur trois principes : socialisation, planification, autogestion.
   La propriété collective des moyens de production n’est pas un but en soi, et certainement pas un but final. Elle peut être réalisée de différentes manières. Elle doit être complétée par d’autres formes de la démocratie économique à tous les niveaux.
   Sans cette optique, le Socialisme préconise :
   a) la socialisation des secteurs ou des entreprises qui déterminent de manière prédominante l’évolution de l’économie ou qui confèrent à leur propriétaire un pouvoir de nature à fausser le jeu des institutions responsables du fonctionnement d’une économie planifiée, notamment les secteurs de l’énergie et du crédit ;
   b) la stimulation des structures collectives et coopératives ;
   c) le développement de l’initiative industrielle publique. »
9. « A l’exploitation des individus par les puissances d’argent, le Socialisme oppose la primauté des droits sociaux.
   -droit aux soins de santé préventifs et curatifs sans aucun obstacle financier ;
   -droit à la sécurité d’existence qui doit mettre chacun à l’abri du besoin et le libérer des soucis matériels ;
   -droit à l’égalité des chances dans tous les domaines ;
   -droit au travail, à la retraite et aux loisirs dans le respect de la personnalité du travailleur ;
   -droit à un milieu de vie digne de l’homme ».
10. « Dans l’immédiat, la redistribution des revenus est assurée par la réorganisation et le mode de financement de la Sécurité sociale, par le développement en quantité et en qualité des équipements collectifs et par la fiscalité qui organisera la juste participation de chacun aux charges de la société ».
11. MORIN Claude, Justice sociale et dignité nationale, Conférence internationale de solidarité avec Cuba, 15-16-3-1996, www.fas.umontreal.ca.
12. Allocution prononcée à Zurich lors de la Journée de politique européenne du PS suisse, 9-10-1999, disponible sur http://france attac.org.
13. Di RUPO Elio, Repensons la vie, op. cit., p. 7.
14. Les citations sont empruntées à DELVAUX Joëlle, Du souffle pour l’égalité, in En Marche, 16-1-2003.
15. Nous en reparlerons dans le chapitre suivant.
16. Etienne Lebeau, de la Formation Education-Culture (FEC-CSC).
17. L’éditeur ajoute : « ce qui sous-tend (sous-entend ?) une accentuation de l’effort redistributif et un financement correct de l’État. »

⁢ii. Hayek et la justice sociale

Nous avons, dans le premier chapitre, évoqué avec quelle sévérité, Hayek parle de la justice sociale si chère aux socialistes et aux chrétiens.

« J’en suis arrivé, écrivait-il, à sentir fortement que le plus grand service que je puisse encore rendre à mes contemporains serait de faire en sorte que ceux qui parlent ou écrivent parmi eux en viennent à avoir honte d’utiliser le terme de « justice sociale » (…) Si la discussion politique doit devenir honnête, il est nécessaire que les gens reconnaissent que ce terme est intellectuellement douteux, qu’il relève de la démagogie ou d’un journalisme à bon marché que les personnes responsables devraient avoir honte d’utiliser. »[1]

Pour ce Prix Nobel⁠[2], l’introduction de l’idée de justice sociale dans l’ordre naturel du marché ne peut être qu’un facteur de désordre. Une telle conception relève d’une superstition nocive qui révèle la nostalgie d’une société révolue, société fermée où tous les hommes étaient réunis autour d’une même finalité et où il était peut-être possible de désigner les responsables des méfaits sociaux. Par ailleurs, personne ne peut dire ce qui est socialement juste, « c’est-à-dire quelles actions sont nécessaires pour que les effets en atteignent avec assurance ceux que nous estimons être les plus déshérités ».

L’ »ordre spontané » qui est un ensemble de « règles de juste conduite », est produit par l’évolution de la société provoquée par l’initiative des individus et des groupes qui réagissent aux sollicitations des situations en fonction de leurs intérêts et besoins.⁠[3] Ces règles ne sont pas des principes d’organisation ni d’intervention. Elles sont le fruit de la liberté et non d’une politique volontariste qui prétendrait ordonner la société en imposant des conduites précises : « Un tel projet exclut que les divers individus agissent sur la base de leurs connaissances propres au service de leurs fins propres, ce qui est l’essence de la liberté ; tandis qu’il exige qu’ils soient obligés d’agir de la façon indiquée par l’autorité directrice selon ce qu’elle sait et pour réaliser les objectifs choisis. »[4]

La recherche d’une hypothétique justice sociale est non seulement perturbatrice mais paralyse les initiatives et entraîne un accroissement de la bureaucratie et du pouvoir politique qui s’engage sur un terrain qui n’est pas le sien : « L’intervention est toujours une action injuste dans laquelle quelqu’un est contraint (habituellement dans l’intérêt d’un tiers) dans des circonstances où d’autres ne le seraient pas, et pour des buts qui ne sont pas les siens (…). Les personnes auxquelles s’adresse le commandement spécifique sont empêchées d’adapter leurs activités aux circonstances connues d’elles et obligées de servir des fins auxquelles d’autres ne sont pas asservies, fins qui ne seront atteintes qu’au prix de conséquences imprévisibles par ailleurs. »[5]

Dans une telle société, on cherche plus à profiter de la richesse commune que de créer des richesses en prenant des risques. La majorité ne se soumet plus à la loi mais devient la loi et impose ses désirs. L’interventionnisme est une « réaffirmation de l’éthique tribale »[6] et conduit au totalitarisme. C’est, pour Hayek, la philosophie du socialisme.

Mais, exaltant notre responsabilité personnelle, l’initiative, le goût du risque, et soucieux d’éviter toute contamination collectiviste ou étatiste, Hayek oublie notre responsabilité collective. Or, c’est à travers les diverses collectivités dans lesquelles nous vivons que se forge notre sens de la responsabilité personnelle.


1. Droit, législation et liberté, II, Le mirage de la justice sociale, op. cit., pp. 96-97.
2. Nous suivrons ici, dans sa présentation de la pensée de Hayek, VALADIER Paul s.j., La justice sociale, un mirage ? A propos du libéralisme de J.A. Hayek, in Etudes, janvier 1983, pp. 67-82.
3. On peut rapprocher la théorie de Hayek de ce que Konrad Lorenz dit de l’éthologie animale (cf. HERR E., Justice et vie en société, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 334-337). On constate chez les animaux de petites mutations qui se sélectionnent en fonction de leur qualité d’adaptation au milieu. Ainsi se crée le meilleur ordre possible (cf. RUWET J.-Cl., Ethologie : biologie du comportement, Dessart, 1969).
4. HAYEK, op. cit., p. 104.
5. Id., p. 156.
6. Id., p. 162.

⁢iii. Rawls, le conciliateur ?

Enfin, serait-on tenté de dire, Rawls⁠[1] vint.

Il faut nous attarder un peu à cet auteur. d’une part, son livre Théorie de la justice est le « traité de philosophie le plus lu du XXe siècle » et, de l’aveu de Ph. Van Parijs, il a suscité une telle littérature qu’il est aujourd’hui impossible d’en faire le relevé exhaustif.⁠[2] d’autre part, beaucoup ont vu dans la pensée de Rawls une possibilité de réconciliation entre socialisme et libéralisme ou du moins entre le libéralisme et le souci social. Plus exactement, la philosophie rawlsienne a la réputation d’avoir dépassé l’opposition classique entre libéralisme et socialisme.⁠[3] Rawls, nous allons le voir, réagit contre la philosophie utilitariste qui a dominé la pensée politique anglo-saxonne depuis 1850 environ⁠[4]. Pour présenter brièvement l’utilitarisme, on peut dire qu’il « peut se ramener à un principe fort simple. Lorsque nous agissons, il faut que nous fassions abstraction de nos intérêts et de nos penchants, de nos préjugés et des tabous hérités de la tradition, ainsi que de tout prétendu « droit naturel », et que nous nous préoccupions exclusivement de poursuivre (…) « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Plus précisément, il s’agit de maximiser le bien-être collectif, défini comme la somme du bien-être (ou de l’utilité) des individus qui composent la collectivité considérée. Chaque fois qu’une décision doit être prise, l’utilitarisme exige que l’on établisse les conséquences associées aux diverses options possibles, que l’on évalue ensuite ces conséquences du point de vue de l’utilité des individus affectés, et enfin que l’on choisisse une des options possibles dont les conséquences sont telles que la somme des utilités individuelles qui lui est associée est au moins aussi grande que celle associée à toute autre option possible. «⁠[5] L’évaluation doit être objective, scientifique, neutre. Bentham n’a pas craint de l’appeler une « arithmétique morale ».⁠[6]

Si Rawls réagit contre l’utilitarisme, il tente aussi de trouver une solution à l’incapacité manifestée par la démocratie à « articuler de manière satisfaisante les notions de liberté et d’égalité ».⁠[7] En effet, « en matière de pratique politique, aucune conception morale générale ne peut fournir un concept publiquement reconnu pour une conception générale de la justice dans le cadre d’un État démocratique moderne. »[8] Dès lors, comment, dans une démocratie où, en principe, tous les citoyens jouissent de la liberté d’opinion, « assurer la coexistence entre des visions du monde rivales, principalement celles centrées sur des idées divergentes du bien » ?⁠[9]

La Théorie de la justice apporte, selon Rawls, la réponse tout en mettant fin à la domination de l’utilitarisme.⁠[10]

Rawls imagine une « position originelle » dans laquelle les hommes ignorent qui ils seront et quelle position sociale ils occuperont dans la vie réelle. Ils vont, dans cette position, « sous voile d’ignorance », comme dit Rawls, négocier un contrat⁠[11] qui les liera dans la vie réelle.

Dans ces conditions d’égalité et de liberté, la raison amènera nécessairement les hommes à adopter les deux principes de justice suivants:

« 1. Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatibles avec un même système pour tous.

2. Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’un juste principe d’épargne et, b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous conformément au principe de juste égalité des chances. »[12]

La justice ainsi fondée est donc le fruit d’une procédure : « il n’y a pas de critère de justice indépendant ; ce qui est juste est défini par le résultat de la procédure elle-même ».⁠[13] Autrement dit encore, « l’objectivité morale doit être comprise selon un point de vue social convenablement construit que tous peuvent accepter. A part la procédure de construction des principes de justice, il n’y a pas de faits moraux. »[14] Rawls évite d’ailleurs de dire que les principes qu’il défend sont vrais ; il les présente comme « les plus raisonnables pour nous »[15].

Notons aussi que la justice telle qu’elle vient d’être définie est la « première vertu des institutions sociales ».⁠[16]

Si maintenant nous examinons ces principes, nous constatons qu’« est juste (…) toute société régie par des principes que des individus égoïstes choisiraient s’ils étaient forcés à l’impartialité par le « voile d’ignorance » qui caractérise la position originelle »[17] et que la société la plus juste est celle qui garantit d’abord⁠[18] une égale liberté (les libertés fondamentales⁠[19]) et une égalité équitable des chances (c’est-à-dire « les chances d’accès aux diverses fonctions et positions »[20]) et ensuite « une distribution des autres biens premiers - prérogatives et pouvoirs attachés à ces fonctions et positions, richesse et revenu, bases sociales du respect de soi - qui maximise la part qui en revient aux plus défavorisés ».

Toutefois, ce « principe de différence » subit la « priorité lexicographique » des deux principes d’égalité cités de telle manière qu’ »une société est plus juste qu’une autre si les libertés fondamentales y sont plus grandes et plus également distribuées, quelle que soit la distribution des autres biens premiers ; et de deux sociétés semblables sur le plan des libertés fondamentales, celle qui assure les chances les plus égales pour tous est la plus juste, quel que soit le degré auquel le principe de différence y est réalisé ».⁠[21]

La justice est donc ici entendue comme équité. La société juste n’est pas égalitaire mais équitable puisque seules les inégalités qui ne profitent pas à tous sont injustes. « L’idée sous-jacente, explique David Glendinning, est que personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures ou sa position de départ favorable dans la société. Mais, il n’est pas non plus raisonnable de tenter de nier ces inégalités. Plutôt, la structure sociale fondamentale doit faire en sorte que ces différences jouent dans un sens qui améliore la situation des plus défavorisés. De fait la distribution naturelle n’est ni juste ni injuste. Ce qui peut l’être, c’est la manière dont les institutions gèrent ces différences naturelles. Selon le principe de différence, cette compensation des plus défavorisés est tout à fait équitable, puisque les défavorisés ont déjà été compensés par les données naturelles. Ainsi y a-t-il une réciprocité dans la distribution des avantages. Finalement, le principe de différence est une interprétation de l’idéal de fraternité ».⁠[22] La conception de la justice selon Rawls se différencie de l’égalitarisme mais aussi de l’utilitarisme par les aspects suivants:

\1. le principe de différence est ordonné aux défavorisés : « les partenaires sont censés choisir l’arrangement qui maximise la part minimale »[23] puisque, « sous le voile d’ignorance », personne ne sait quelle place il occupera dans la vie réelle ;

\2. ce principe ne s’exprime pas en termes d’utilité ou de bien-être mais de « biens sociaux premiers » (les « conditions et moyens généraux dont nous avons tous besoin pour réaliser les buts que nous poursuivons » : libertés, avantages socio-économiques et chances d’accès à ces avantages. Rawls n’additionne ni ne compare des niveaux de bien-être mais il s’assure « que tous ont les mêmes libertés et les mêmes chances, et que les avantages socio-économiques sont distribués de manière à ce que ceux qui en ont le moins en aient plus que n’en auraient les plus défavorisés dans n’importe quelle autre situation possible où libertés et chances seraient égales ». Rawls réintroduit ainsi une certaine justice distributive qui est « un compromis élégant et attrayant entre un égalitarisme absurde et un utilitarisme inique. »

\3. Les droits individuels fondamentaux doivent être préservés envers et contre tout. Ils ne peuvent jamais être sacrifiés « fût-ce au nom du souci d’égaliser les chances ou d’améliorer le sort des plus défavorisés. »[24]

Au terme de son étude sur la philosophie politique anglo-saxonne, Van Parijs précise que son projet était, dans le cadre d’un pluralisme démocratique, « de contribuer à l’élaboration d’une théorie solidariste de la justice »[25] « Pour une théorie libérale solidariste, explique-t-il, une société juste est une société organisée de telle sorte qu’elle ne traite pas seulement ses membres avec un égal respect, mais aussi avec une égale sollicitude »[26]. En face de ce libéralisme solidariste dans lequel on peut ranger Rawls, existe un libéralisme propriétariste illustré, par exemple, par les libertariens Rothbard et Nozick. Ceux-ci définissent « une société juste comme une société qui ne permet à personne d’extorquer à un individu ce qui lui revient en un sens prédéfini. »[27] Robert Nozick, en particulier, dans Anarchie, État et Utopie[28], va critiquer la théorie de Rawls et affirmer : « est juste tout ce qui résulte du libre exercice des droits inviolables de chacun ». Autrement dit, la justice est « une pure affaire de non-violation de droits ».⁠[29]

Il faut, selon Van Parijs, orienter, avec urgence, la recherche dans le sens d’un libéralisme solidariste pour trois raisons. Il croit, « en premier lieu (que) le pluralisme interne aux diverses nations continue (…) de s’approfondir, de se révéler, de s’affirmer, rendant toujours plus illusoire l’espoir de régler les conflits par l’appel à une conception englobante de la société bonne appuyée sur une tradition partagée par l’ensemble de la communauté nationale (…). En deuxième lieu, il croit que « l’interdépendance croissante, le renforcement de confédérations d’États sous la pression de la concurrence économique mondiale, la présence toujours plus pressante des médias concourent (…) à ériger des tribunes là où il n’y avait que des parloirs et ainsi à « démocratiser » l’ordre international (…).  » Enfin, il croit qu’ »en créant sans relâche des interdépendances multiformes (notamment environnementales) et des possibilités insoupçonnées (par exemple, en matière d’interventions chirurgicales, de manipulations génétiques ou de fichage informatique), l’évolution technologique continue (…) d’élargir le champ des problèmes sur lesquels les décisions collectives doivent être prises (…). »⁠[30]

En lisant Rawls et ses commentateurs, nous avons vu, à plusieurs reprises, la mise en question de la notion de vie ou de société « bonne » comme fondement de la justice.

La conception libérale, nous a-t-on dit, « est une conception qui s’interdit toute hiérarchisation des diverses conceptions de la vie bonne que l’on peut trouver dans la société ou, du moins, qui accorde un respect égal à toutes celles parmi elles qui sont compatibles avec le respect des autres ». Elle élabore une théorie de la justice qui est neutre « à l’égard des diverses conceptions particulières de la vie bonne, qui ne repose pas sur l’affirmation de la supériorité intrinsèque d’un type particulier de conduite ou d’expérience. »

Tout autre est la conception perfectionniste de la justice, qui s’appuie « sur une conception particulière de la vie bonne, de ce qui est dans l’intérêt véritable de chacun. La justice consistera alors, par exemple, à récompenser adéquatement la vertu ou à s’assurer que tous disposent des biens dont il est dans leur intérêt véritable de disposer, même s’ils ne feraient pas eux-mêmes le choix de les acquérir. »[31]


1. 1921-2002. Philosophe, professeur à Harvard. Publie en 1971 l’ouvrage qui va le rendre célèbre: Théorie de la justice, publié en français au Seuil, en 1987. Un résumé substantiel de l’œuvre est disponible sur http://www.temoins.ch/nrub/johnrawls.htm, 58 p..
2. Op. cit., p. 69.
3. Article « Justice sociale » sur http://www.republique.ch : culture/justice-sociale.htm. Ph. Van Parijs a examiné de près les rapports entre la pensée de Rawls et le libéralisme d’une part et l’égalitarisme d’autre part (op. cit., pp. 87-94). Il appelle à la prudence ceux qui range l’auteur sous l’une ou l’autre bannière. La théorie de Rawls, souligne-t-il, « ne constitue pas comme telle un modèle de société, mais plutôt un critère d’évaluation de modèles de société qui exige d’être complété par une analyse empirique de leur fonctionnement. » Sans se prononcer sur la question de la propriété collective ou de la propriété privée des moyens de production, Rawls pense que socialisme et marché sont partiellement compatibles. Critique devant l’État-providence, il pense qu’une démocratie de propriétaires et un socialisme libéral démocratique et décentralisé pourraient mettre en œuvre les principes qu’il défend. Finalement l’étiquette la moins mauvaise qui lui conviendrait est peut-être celle de « libéral de gauche ».
4. Ses principaux représentants sont Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873). Tous deux partent de deux idées fort simples : « Les hommes ont pour unique motif déterminant en leurs décisions le plaisir ou la douleur qu’ils attendent ou craignent de leur action. » Et « est bon moralement tout acte capable de nous assurer la plus grande somme de bonheur ». On l’aura compris, il s’agit de bonheur ou plus exactement de plaisir sensible. ( Cf. THONNARD F.-J., Précis d’histoire de la philosophie, Desclée, 1966, pp. 783-785 et pp. 799-802.) L’utilitarisme n’est pas mort. Ph. Van Parijs en cite trois illustrations contemporaines. « C’est à l’utilitarisme (…) que font référence, explicitement ou explicitement, la plupart des arguments des « nouveaux économistes » tendant à légitimer le marché ou à prôner l’extension de son rôle. Ainsi, dans le passage où il est le plus explicite sur ce point, Lepage (Demain le libéralisme, op. cit., p. 492) affirme qu’il s’agit, pour toute société, de « faire en sorte que l’allocation des ressources rares et finies (…) soit la plus « optimale » possible, c’est-à-dire qu’avec le stock de ressources (…) on obtienne le volume de satisfactions le plus élevé possible ». En deuxième lieu, nombreux sont les marxistes qui recourent régulièrement (du moins dans leurs discours les moins sophistiqués) à des arguments de type indéniablement utilitariste pour justifier au contraire la supériorité du socialisme. Dans une allocution de 1918, par exemple, Lénine souligne que le socialisme a le grand avantage de subordonner « l’expansion de la production et de la distribution sociales qu’il rend possible » à « la fin d’améliorer autant que possible le bien-être des travailleurs » (cité par LUKES S., Marx, Morality and Justice, in PARKINSON G.H.R. (éd.), Marx and Marxisms, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, pp. 12-13). Enfin, l’idée (« écologiste ») de vouloir substituer le « bonheur national net » au « produit national brut » comme maximande de la politique économique est éminemment utilitariste. » (Op. cit., p. 35).
5. Van PARIJS Philippe, qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Seuil, 1991, p. 32. Ph. Van Parijs est professeur d’éthique économique et sociale à l’UCL.
6. THONNARD F.-J., op. cit., p. 783.
7. Van PARIJS, op. cit., p. 76.
8. Théorie de la justice, op. cit., p. 208. Il ne s’agit pas « de trouver une conception de la justice qui convienne à toutes les sociétés, sans égard pour leurs conditions sociales ou historiques particulières. Nous désirons résoudre un désaccord fondamental sur la forme juste d’institutions essentielles d’une société démocratique dans des conditions modernes (…) c’est une question distincte que de savoir jusqu’ quel point les conclusions atteintes présentent de l’intérêt dans un contexte plus large_. » (RAWLS, Kantian Constructivism in Moral Theory, in Journal of Philosophy,17, Jstor, 1980, p. 518, cité par Van PARIJS, op. cit., p. 76).
9. RICOEUR Paul, Le juste, Esprit, 1995, p. 115.
10. Pour la clarté de la présentation, nous tiendrons compte, à la suite de Ph. Van Parijs et de P. Ricoeur des mises au point, corrections et précisions qui ont été après 1971 publiées par RAWLS : Justice et démocratie, Seuil, 1993 et de nombreux articles disponibles en anglais seulement (cf. Van PARIJS, op. cit., pp. 292-293).
11. La démarche de Rawls nous rappelle évidemment celle de Rousseau ou de Locke. Comme eux, il est donc « contractualiste ». Cette démarche n’est pas neuve, déjà Epicure écrivait « La justice n’est rien en soi, elle n’a de sens que dans les contrats liant les parties et rédigés pour déclarer que l’on évitera de se nuire mutuellement » (Maxime fondamentale, 28, 7). On peut aussi se référer à la tradition biblique où un « contrat » (alliance) est passé entre Dieu et les hommes.
12. Théorie de la justice, op. cit., p. 341.
13. Kantian Constructivism in Moral Theory, op. cit., p. 523 et Théorie de la justice, op. cit., pp. 118-119. On découvre ici l’influence reconnue de Kant : « Ce qui caractérise en propre la forme kantienne du constructivisme, explique Rawls, c’est essentiellement ceci : elle spécifie une conception particulière de la personne comme un élément dans une procédure raisonnable de construction, dont le résultat détermine le contenu des premiers principes de la justice. En d’autres termes : ce type de conception met sur pied une certaine procédure de construction qui satisfait à certaines conditions raisonnables, et, au sein de cette procédure, des personnes caractérisées comme des agents de construction rationnels spécifient, par leurs accords, les premiers principes de justice. » (Kantian Constructivism…​, p. 516).
14. Kantian Constructivism in Moral Theory, op. cit., p. 519.
15. A condition, bien sûr, d’adopter « le point de vue social associé à une conception de la personne morale libre et égale » (Van PARIJS, op. cit., p. 80).
16. Théorie de la justice, op. cit., p. 3.
17. Van PARIJS, op. cit., p. 24.
18. Le « d’abord » est important. Rawls établit à la suite de ses deux « principes », deux « règles de priorité » : « Première règle de priorité (la priorité de la liberté) : les principes de la justice doivent être classés dans un ordre lexical et par conséquent les libertés de base ne peuvent être restreintes qu’à cause de la liberté. (…) Seconde règle de priorité (la priorité de la justice sur l’efficience et le bien-être) : le second principe de la justice est lexicalement prioritaire par rapport au principe d’efficience et par rapport à la maximisation des avantages ; et une juste chance est prioritaire par rapport au principe de différence. » (Théorie de la justice, op. cit., p. 341).
19. « Les libertés fondamentales des citoyens sont, en gros, la liberté politique (le droit de vote et d’éligibilité aux fonctions publiques) ainsi que la liberté d’expression et de réunion ; la liberté de conscience et la liberté de pensée ; la liberté de la personne ainsi que le droit de détenir de la propriété (personnelle) ; et la protection contre l’arrestation arbitraire et la saisie, telle qu’elle est définie par le concept d’état de droit » (Théorie de la justice, op. cit., p. 92).
20. Van PARIJS, op. cit., p. 81. « L’égalité équitable des chances (…) ne se réduit pas à la possibilité purement formelle pour quiconque d’accéder à n’importe quelle fonction dans la société. Elle exige que l’origine sociale n’affecte en rien les chances d’accès aux diverses fonctions et requiert donc l’existence d’institutions qui empêchent une concentration excessive des richesses et qui, à talents et capacités égaux, assurent aux individus issus de tous les groupes sociaux les mêmes chances d’accès aux divers niveaux d’éducation » (Van PARIJS, op. cit., p. 85).
21. Id.. Rawls n’est pas pour autant un égalitariste pur car il évoque la possibilité que certaines inégalités soient profitables aux défavorisés (cf. Théorie de la justice, op. cit., p. 340).
22. GLENDINNING D., John Rawls, sur http://members.fortunecity.com.
23. RICOEUR P., op. cit., p. 108. C’est l’argument du « maximin » qui marie égalité et efficience. Alors que l’utilitariste maximise le niveau moyen de bien-être individuel et que l’égalitariste minimise la dispersion de ce bien-être, Rawls prétend maximiser non pas le bien-être moyen mais les « biens sociaux premiers » du plus mal loti de ce point de vue (cf. Van PARIJS, op. cit., pp. 172-174).
24. Van PARIJS, op. cit., pp. 18-19.
25. Op. cit., p. 278.
26. Id., p. 248.
27. Id., pp. 248-249.
28. PUF, 1988.
29. Van PARIJS, op. cit., p. 22. La pensée de Nozick s’articule autour de trois principes:
   « 1. Chacun peut s’approprier légitimement une chose n’appartenant antérieurement à personne pourvu que le bien-être d’aucun individu ne se trouve diminué de ce fait (principe d’appropriation originelle).
   2. Chacun peut devenir propriétaire légitime d’une chose en l’acquérant du fait d’une transaction volontaire avec la personne qui en était auparavant le propriétaire légitime (principe de transfert). »
   3. Le principe de rectification, enfin, « détermine la manière dont doit être corrigée toute déviation par rapport aux deux premiers principes » (id.).
30. Op. cit., pp. 278-279.
31. Van PARIJS, op. cit., p. 244.

⁢iv. La justice sociale hier et peut-être demain

« Pour, que le problème de la justice se pose, écrit Van Parijs, il faut (…) qu’il y ait rareté et soit égoïsme (…), soit pluralisme (…). » En effet, si tous peuvent avoir accès à tout sans travailler plus qu’ils ne le souhaitent, le problème ne se pose pas. Pas plus qu’il ne se pose si, dans la rareté, une société se manifeste comme parfaitement altruiste et parfaitement homogène c’est-à-dire une société où « chacun de ses membres prend à cœur les intérêts de tous les autres au même degré que les siens propres et la manière dont ces intérêts sont conçus est identique pour tous ».⁠[1] Dans ces conditions, la répartition des biens ne soulèverait aucune difficulté.

Si notre société est effectivement une société d’abondance, on ne peut pas dire que l’égoïsme n’y règne pas et que cette société soit parfaitement homogène. Mais, ne serait-il pas possible d’y travailler ? Possible et souhaitable ?

On peut légitimement penser qu’une société de plus en plus évangélisée tendrait à devenir plus altruiste et homogène. Dans cette optique, n’est-il pas possible de définir une vision commune de la « vie bonne » déclarée, peut-être un peu vite, obsolète ? Quel visage pourrait alors prendre la justice sociale en vue de cette « vie bonne » ?

Il est vrai que l’expression a pris des sens très divers.

Van Parijs, lui-même, fait remarquer, pour être tout à fait rigoureux, que certains auteurs libéraux ont une « conception spécifiquement libérale de la vie bonne » et que, pour eux, la société bonne ne se distingue pas de la société juste ». Tandis que pour d’autres, beaucoup plus nombreux, « l’adhésion à une conception libérale de la justice procède (…) d’une espèce d’aveu d’impuissance, d’un abandon de la prétention plus ambitieuse à définir la nature de la société bonne en un sens plus exigeant, dans un contexte irrémédiablement et incontournablement pluraliste. (…) Il nous faut nous résigner à un point de vue « post-métaphysique », reconnaître que la question de la vie bonne, au contraire de celle de la société juste, n’est pas susceptible d’une discussion rationnelle. » Ils parleront néanmoins de société bonne mais elle « ne s’identifie pas pour eux à la société juste. »[2]

Le philosophe Luc Ferry⁠[3], de son côté, rappelle qu’à travers l’histoire, « vie bonne » a eu tour à tour un sens cosmologique (vivre selon la nature réputée divine), théologique (vivre conformément au désir de Dieu), utopique (vivre en s’accomplissant avec les autres), moderne (Vivre intensément). Ferry lui-même assimile la « vie bonne » à la vie réussie par l’amour de tout ce qui est.

Quoi qu’il en soit, lorsque les penseurs libéraux contestent la pertinence d’une référence au concept de « vie bonne », c’est Aristote qu’ils visent⁠[4] et, à travers lui, une certaine manière de penser l’éthique et la politique.⁠[5]


1. qu’est-ce qu’une société juste ?, op. cit., pp. 241-243.
2. Op. cit., pp. 246-247.
3. In qu’est-ce qu’une vie réussie ? Grasset, 2002. On peut aussi lire la critique de ce livre par le P. Jean-Louis Souletie, in Esprit & Vie, n° 76, février 2003, pp. 10-12.
4. Cf. TALISSE Robert B., On Rawls, Wadsworth Philosophers series, 2001, pp. 6-22, traduction et adaptation de Jean Laberge sur http://w.cvm.qc.ca : « Nous allons, dans ce texte, opposer la conception aristotélicienne de la philosophie politique à la conception moderne connue sous le vocable de « libéralisme ». »
5. « Les éthiques classiques s’étaient rapportées à touts les questions concernant la vie bonne » (HABERMAS J., De l’éthique de la discussion, Cerf, 1992, p. 17).

⁢v. La justice selon Aristote…

[1]

L’Ethique à Nicomaque s’ouvre sur une affirmation essentielle : « Tout art et toute recherche, de même que toute action et toute délibération réfléchie, tendent, semble-t-il, vers quelque bien Aussi a-t-on eu parfaitement raison de définir le bien : ce à quoi on tend en toutes circonstances. »[2] Nous poursuivons donc des biens mais qu’est-ce que le bien ? Le « souverain bien » puisque les fins particulières que nous recherchons le sont aussi en vue d’une fin que nous voulons pour elle-même, « fin dernière », « bien suprême »[3], « fin parfaite » est identifiée au bonheur « car nous le cherchons toujours pour lui-même, et jamais pour une autre raison. Pour les honneurs, le plaisir, la pensée et toute espèce de mérite, nous ne nous contentons pas de chercher à les atteindre en eux-mêmes - car même s’ils devaient demeurer sans conséquences, nous les désirerions tout autant - nous les cherchons aussi en vue du bonheur, car nous nous figurons que par eux nous pouvons l’obtenir. Mais le bonheur n’est souhaité par personne en vue des avantages que nous venons d’indiquer, ni, en un mot, pour rien d’extérieur à lui-même. »[4] « Fin » en grec se dit « telos », on appellera donc la morale d’Aristote « téléologique ». On dira aussi que c’est un « eudémonisme » puisqu’elle est ordonnée au bonheur (« eudemonia »).

Notons aussi que le bonheur n’est pas seulement le bien suprême de l’individu. Celui-ci est un être social, vit au sein de communautés et donc « puisque toute cité, nous le voyons, est une certaine communauté, et que toute communauté a été constituée en vue d’un certain bien (car c’est en vue de ce qui leur semble un bien que tous les hommes font ce qu’ils font), il est clair que toutes les communautés visent un certain bien et que, avant tout, c’est le bien suprême entre tous que vise celle qui est la plus éminente de toutes et qui contient toutes les autres. Or, c’est celle que l’on appelle la cité, c’est-à-dire la communauté politique. »[5] C’est pourquoi Aristote peut écrire que son Ethique à Nicomaque « est, en quelque sorte, un traité de politique ».⁠[6] C’est en vue du bonheur donc que les hommes s’associent, en vue de leur plénitude qui ne peut se concevoir en dehors de la cité : « la cité fait partie des choses naturelles, et (…) l’homme est par nature un animal politique, et (…) celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard, est soit un être dégradé soit un être surhumain ».⁠[7] La cité est la plus parfaite des communautés parce qu’elle se suffit à elle-même alors que dans les autres communautés, les hommes manquent toujours de quelque chose et ne peuvent donc être pleinement heureux.

Mais qu’est-ce que le bonheur ? « Une certaine activité de l’âme conforme à la vertu » répond Aristote. « Quant aux autres biens, les uns, de toute nécessité, sont à notre disposition, tandis que les autres sont auxiliaires, fournis par la nature comme d’utiles instruments ».⁠[8] Vivre conformément à la raison, est la « vie bonne », vertueuse.

Mais qu’est-ce que la vertu ? C’est « une disposition acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi. Elle tient la juste moyenne entre deux extrémités fâcheuses, l’une par excès, l’autre par défaut »[9]. Ainsi, « La juste moyenne en ce qui concerne l’argent qu’on donne ou qu’on reçoit prend le nom de générosité ; l’excès et le défaut à ce sujet les noms de prodigalité et d’avarice. Les deux manières d’être sont en complète opposition dans l’excès et le défaut. En effet, le prodigue est dans l’excès en faisant des largesses, dans le défaut lorsqu’il reçoit ; tandis que l’avare exagère quand il prend et pèche par défaut pour la dépense. »[10] La « juste moyenne » est une notion fondamentale dans l’analyse des vertus. Aristote définira encore, par exemple, le courage comme « un juste milieu entre la peur et l’audace »[11] et la tempérance comme « un juste milieu relativement aux plaisirs »[12].

Les hommes réputés libres et égaux n’acquièrent et ne vivent pleinement la vertu qu’au sein de la cité où « la loi prescrit (…) de vivre conformément à toutes les vertus et interdit de s’abandonner à aucun vice »[13]. Il ne faut pas oublier cette fonction de la loi car c’est cette conjonction de l’éthique et du politique qui permet à Aristote d’établir l’idée-force de sa démonstration : « Le juste nous fait nous conformer aux lois et à l’égalité ; l’injuste nous entraîne dans l’illégalité et l’inégalité »[14] car « l’homme injuste veut avoir pour lui plus qu’il ne lui est dû…​ »[15]

Dès lors, « (…) tous les actes conformes aux lois sont de quelque façon justes. Puisque ce qui est fixé par le législateur est légal, nous déclarons que chacune de ces prescriptions est juste. Les lois se prononcent sur toutes choses et ont pour but l’intérêt commun, soit celui des chefs - cela conformément à la vertu ou de quelque manière analogue. Aussi appelons-nous d’une seule expression : le juste, ce qui est susceptible de créer ou de sauvegarder, en totalité ou en partie, le bonheur de la communauté politique »[16]

C’est pourquoi, « (…) seule de toutes les vertus, la justice paraît être un bien qui ne nous est pas personnel, puisqu’elle intéresse les autres. N’accomplit-elle pas ce qui leur est utile, qu’il s’agisse des magistrats ou du reste des citoyens ? Si le pire des hommes est celui qui montre de la perversité et envers lui-même et envers ses amis, le meilleur n’est pas celui qui pratique la vertu seulement par rapport à lui-même, mais celui qui l’observe envers autrui ; car c’est là le difficile. Cette justice ainsi entendue n’est pas une vertu partielle, mais une vertu complète, de même que l’injustice, son contraire, n’est pas un vice partiel, mais un vice complet. »[17] Il précise : « ...l’injustice totale, nous voulons dire celle qui consiste à violer la loi ».⁠[18]

Aristote insiste et poursuit sa réflexion : « ..l’injuste : ce qui est illégal et inégal ; le juste : ce qui est prescrit par la loi et ce qui s’accorde avec l’égalité. (…) Mais, puisque ce qui est contraire à l’égalité se distingue de ce qui va à l’encontre des lois et que l’un est comme une partie relativement au tout - car tout ce qui est contraire à l’égalité va à l’encontre de la loi sans que ce qui va à l’encontre de la loi soit toujours entaché d’inégalité -, il s’ensuit que l’injuste et l’injustice se distinguent (…) tantôt comme parties du tout, tantôt comme le tout lui-même - la forme de l’injustice qui résulte de l’inégalité étant une partie de l’injustice totale, de même que la justice, sous un certain point de vue, est une partie de la justice totale -. Dans ces conditions, il faut parler de la justice et de l’injustice qui ne sont que partielles ; il faut en faire autant à propos du juste et de l’injuste. »[19]

« Puisque l’injuste ne respecte pas l’égalité et que l’injustice se confond avec l’inégalité, il est évident qu’il y a une juste mesure relativement à l’inégalité. Cette juste moyenne, c’est l’égalité. Dans les actes qui comportent le plus et le moins, il y a place pour une juste moyenne. (…) L’égal suppose au moins deux termes. Il faut donc que le juste, qui est à la fois moyenne et égalité, ait rapport à la fois à un objet et à plusieurs personnes. Dans la mesure où il est juste moyenne, il suppose quelques termes : le plus et le moins, - dans la mesure où il est égalité : deux personnes ; dans la mesure où il est juste : des personnes d’un certain genre. »[20] Aristote va introduire une distinction qui fera désormais fortune dans toutes les réflexions ultérieures sur la notion de justice : « Si les personnes ne sont pas égales, elles n’obtiendront pas dans la façon dont elles sont traitées l’égalité. De là viennent les disputes et les contestations, quand des personnes sur le pied d’égalité n’obtiennent pas des parts égales, ou quand des personnes, sur le pied d’inégalité, ont et obtiennent un traitement égal. »[21] La justice partielle⁠[22] « a un premier aspect, distributif, qui consiste dans la répartition des honneurs, ou des richesses, ou de tous les autres avantages qui peuvent échoir aux membres de la cité. Sur ces points, il est possible qu’il y ait inégalité, et aussi égalité de citoyen à citoyen. L’autre aspect est celui de la justice relative aux contrats. Cette dernière se divise en deux parties : parmi les relations, les unes sont volontaires, les autres involontaires. En ce qui concerne les premières, citons, par exemple, la vente, l’achat, le prêt à intérêts, la caution, la location, le dépôt, le salaire. On les appelle volontaires parce que leur principe est librement consenti. Parmi les relations involontaires, les unes sont clandestines, par exemple le vol, l’adultère, l’empoisonnement, la prostitution, le détournement d’esclave, le meurtre par ruse, le faux témoignage. Les autres sont des actes de violence comme les coups et blessures, l’emprisonnement, le meurtre, le pillage, la mutilation, la diffamation, l’outrage. »[23]

« La justice distributive (…), en ce qui concerne les biens de l’état, doit présenter toujours la proportion que nous avons indiquée. Quand il s’agit de partager les ressources communes, cette distribution se fera proportionnellement à l’apport de chacun, l’injuste, c’est-à-dire l’opposé du juste ainsi conçu, consistant à ne pas tenir compte de cette proportion. » Cette proportion est géométrique puisque les mérites sont différents.

Par contre, « le juste dans les contrats consiste en une certaine égalité, l’injuste en une certaine inégalité. Toutefois, il ne saurait être question de la proportion géométrique, mais de la proportion arithmétique. Car peu importe que ce soit un homme distingué qui ait dépouillé un homme de rien, ou réciproquement ; peu importe que l’adultère ait été commis par l’un ou l’autre de ces deux hommes ; la loi n’envisage que la nature de la faute, - sans égard pour les personnes qu’elle met sur un pied d’égalité. Il lui importe peu que ce soit un tel ou un tel qui commette l’injustice ou qui la subisse, un tel ou un tel qui cause le dommage ou en soit victime. En conséquence, cette injustice qui repose sur l’inégalité, le juge s’efforce de la corriger. »[24] On appellera cette justice « corrective » : « …la justice corrective serait le juste milieu entre la perte de l’un et le gain de l’autre »[25] et « …​ce qui est égal est intermédiaire entre le plus et le moins, selon la proportion arithmétique. »[26]

Après avoir distingué justice distributive selon une proportion géométrique et justice corrective suivant une proportion arithmétique⁠[27], Aristote va évoquer la justice sociale (politikon dikaion) qui ne peut se réaliser que sur la base des précédentes : « …​le juste dans la société (…) existe entre gens qui vivent ensemble[28], afin de maintenir leur indépendance, je veux dire des hommes libres et égaux, soit proportionnellement, soit arithmétiquement. Aussi quand ces conditions ne sont pas réalisées, n’y a-t-il pas entre les individus de justice sociale, mais une sorte de justice qui ne lui ressemble que vaguement. Car la justice n’existe que quand les hommes sont aussi liés par la loi ; par conséquent, la loi existe également quand l’injustice est possible, puisque la justice est la capacité de discerner le juste et l’injuste. »[29]

Notons encore deux remarques que fait Aristote et qui me paraissent utiles:

« …​l’action juste occupe le milieu entre l’injustice qu’on commet et celle qu’on subit, celle-là consistant à obtenir plus, celle-ci à obtenir moins qu’on ne doit. »[30]

Et « A tout prendre, commettre l’injustice est plus grave que la souffrir ; car l’acte injuste va de pair avec la méchanceté et comporte le blâme, qu’il s’agisse d’une méchanceté totale ou simplement en approchant (…). Au contraire, l’injustice subie ne comporte ni méchanceté ni injustice ».⁠[31]

Il est enfin très important de constater qu’Aristote ne déifie pas la justice. Non seulement, il est bien conscient que « dans les actes injustes et justes, l’événement a sa place »[32] mais qu’il peut y avoir un dépassement de la justice par l’équité : « …le juste et l’équitable, écrit-il, sont identiques et, quoique tous deux soient désirables, l’équité est cependant préférable. Ce qui cause notre embarras, c’est que ce qui est équitable, tout en étant juste, ne l’est pas conformément à la loi ; c’est comme une amélioration de ce qui est juste selon la loi. (…) Ce qui est équitable est (…) juste, supérieur même en général au juste, non pas au juste en soi, mais au juste qui, en raison de sa généralité, comporte de l’erreur. La nature propre de l’équité consiste à corriger la loi, dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante, en raison de son caractère général. »[33] Quant au « juge d’équité », « c’est l’homme qui de propos délibéré se décide et agit pratiquement ; ce n’est pas l’homme d’une justice tatillonne et enclin à adopter la solution la moins favorable pour les autres ; il est toujours prêt à céder de son dû, bien qu’il puisse invoquer l’aide de la loi ; sa disposition ordinaire est l’équité, qui est une variété de la justice et une disposition qui n’en diffère pas. »[34]

L’amélioration du juste implique l’intelligence certes mais aussi cette amitié qui, pour Aristote « semble encore être le lien des cités et attirer le soin des législateurs, plus même que la justice. La concorde, qui ressemble en quelque mesure à l’amitié, paraît être l’objet de leur principale sollicitude, tandis qu’ils cherchent à bannir tout particulièrement la discorde, ennemie de l’amitié. d’ailleurs, si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement besoin de la justice ; mais, même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l’amitié ; et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l’amitié. »[35]

Ce bref parcours à travers l’Ethique à Nicomaque doit être mis en rapport avec ce que nous avons déjà vu⁠[36] de la conception politique générale d’Aristote : la justice générale prescrit les actes selon la loi et l’égalité, étant entendu que la loi, naturelle ou conventionnelle, est ordonnée au bien et que l’égalité ne s’entend qu’entre personnes égales. « Formée à l’origine simplement pour satisfaire les besoins élémentaires de la vie, (la société politique) atteint finalement la possibilité de vivre bien ».⁠[37] Le « vivre bien » requiert la vertu de chaque citoyen et des biens matériels suffisants: « la vie la meilleure, pour un particulier ou pour les États, c’est celle qui est fondée sur la vertu quand une quantité suffisante de biens économiques permettent qu’on puisse participer aux actes conformes à la vertu ».⁠[38]

Retenons que la vision d’Aristote est bien « téléologique » puisque la justice est une vertu qui ordonne au bien commun les actes d’hommes libres et égaux soit géométriquement soit arithmétiquement.


1. Platon, avant Aristote, a longuement médité sur la notion de justice. Dans la République, il affirme que par la raison, l’homme peut découvrir une justice objective qui est le plus grand des biens tant pour la cité que pour l’individu. Une société juste est une société harmonieuse, cohérente et ordonnée où chacun accomplit la tâche qui lui a été dévolue en fonction de ses aptitudes : « Ce principe qui ordonne à chacun de remplir sa propre fonction pourrait bien être, en quelque manière, la justice. (…) Dans la cité, le complément des vertus que nous avons examinées, tempérance, courage et sagesse, est cet élément qui leur a donné à toutes le pouvoir de naître, et, après leur naissance, les sauvegarde tant qu’il est présent. Or nous avons dit que la justice serait le complément des vertus cherchées, si nous trouvions les trois autres. (…) Cependant, s’il fallait décider quelle est celle de ces vertus qui par sa présence contribue surtout à la perfection de la cité, il serait difficile de dire si c’est la conformité d’opinion entre les gouvernants et les gouvernés, la sauvegarde, chez les guerriers, de l’opinion légitime concernant les choses qui sont ou ne sont pas à craindre, la sagesse et la vigilance des chefs, ou bien si ce qui contribue surtout à cette perfection c’est la présence, chez l’enfant, la femme, l’esclave, l’homme libre, l’artisan, le gouvernant et le gouverné, de cette vertu par laquelle chacun s’occupe de sa propre tâche et ne se mêle point de celle d’autrui. (…) Ainsi la force qui chaque citoyen dans les limites de sa propre tâche, concourt pour la vertu d’une cité, avec la sagesse, la tempérance et le courage de cette cité. (…) La justice consiste à ne détenir que les biens qui nous appartiennent en propre et à n’exercer que notre propre fonction. »(IV) Ainsi se dessine un système hiérarchisé, technocratique pourrait-on dire, à vocation totalitaire (cf. Dictionnaire des philosophes, sous la direction de Denis Huisman, PUF, 1984, pp. 2072-2079).
2. I, I, 1. Traduction de Jean Voilquin, Garnier, 1940.
3. I, II, 1.
4. I, VII, 5.
5. Politique, I, I, IX.
6. I, III, 1.
7. I, II, 3.
8. I, IX, 7.
9. II, VI, 15. « Dans tout objet homogène et divisible, explique Aristote, nous pouvons distinguer le plus, le moins, l’égal, soit dans l’objet même, soit par rapport à nous. Or l’égal est intermédiaire entre l’excès et le défaut. d’autre part j’appelle position intermédiaire dans une grandeur ce qui se trouve également éloigné des deux extrêmes, ce qui est un et identique partout. Par rapport à nous, j’appelle mesure ce qui ne comporte ni exagération, ni défaut. Or, dans notre cas cette mesure n’est ni unique, ni partout identique. Par exemple, soit la dizaine, quantité trop élevée, et deux quantité trop faible. Six sera le nombre moyen par rapport à la somme, parce que six dépasse deux de quatre unités et reste d’autant inférieur à dix. Telle est la moyenne selon la proportion arithmétique. Mais il ne faut pas envisager les choses de cette façon par rapport à nous. Ne concluons pas du fait que dix mines ( La mine valait 100 drachmes) de nourriture constituent une forte ration et deux mines une faible ration, que le maître de gymnastique en prescrira six à tous les athlètes. Car une semblable ration peut être, selon le client, excessive ou insuffisante. Pour un Milon (Athlète célèbre au VIe siècle av. J.-C.), elle peut être insuffisante, mais pour un débutant elle peut être excessive. (…) Ainsi tout homme averti fuit l’excès et le défaut, recherche la bonne moyenne et lui donne la préférence, moyenne établie non relativement à l’objet, mais par rapport à nous » (II, VI, 4-8).
10. II, VII, 4.
11. III, VI, 1.
12. III, X, 1. Aristote le répète sans cesse : il faut « adopter le juste milieu et éviter l’excès et le défaut » car « le juste milieu est conforme à ce que prescrit la droite raison » (VI, I, 1).
13. V, I, 10. Rappelons-nous qu’il y a les prescriptions de justice fondées sur la nature et partout pareilles et les prescriptions qui sont fondées sur les conventions entre les hommes qui ne sont pas semblables partout (cf. V,VI, 5).
14. V, I, 8.
15. V, I, 9.
16. V, I, 12-13.
17. V,I,17-19.
18. V,II, 3.
19. V, II, 8-9.
20. V, III, 1-4.
21. V, III, 6.
22. Partielle ou particulière parce qu’elle est liée à une situation particulière, celle de la distribution ou de l’échange.
23. V, II, 12-13.
24. V, IV, 2-4.
25. V, IV, 6.
26. V, IV, 9. Ce langage ne doit pas nous étonner. Comme l’explique H. Bergson, « la justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de compensation. Pensare, d’où dérivent « compensation » et « récompense », a le sens de peser ; la justice était représentée avec une balance. Equité signifie égalité. Règle et règlement, rectitude et régularité, sont des mots qui désignent la ligne droite. Ces références à l’arithmétique et à la géométrie sont caractéristiques de la justice à travers le cours de son histoire. La notion a dû se dessiner déjà avec précision dans les échanges. Si rudimentaire que soit une société, on y pratique le troc ; et l’on ne peut le pratiquer sans s’être demandé si les deux objets échangés sont bien de même valeur, c’est-à-dire échangeables contre un même troisième. Que cette égalité de valeur soit érigée en règle, que la règle s’insère dans les usages du groupe, que le « tout de l’obligation » (…) vienne ainsi se poser sur elle : voilà déjà la justice sous sa forme précise, avec son caractère impérieux et les idées d’égalité et de réciprocité qui s’attachent à elle. -Mais elle ne s’appliquera pas seulement aux échanges de choses. Graduellement elle s’étendra à des relations entre personnes (…). » (Les deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, op. cit., p. 1033).
27. Notons que nous sommes loin de la loi du talion qui « ne s’accorde ni avec la justice distributive ni avec la justice corrective » (V, V, 2).
28. Le vivre ensemble est lié au besoin que les hommes ont les uns des autres, à leurs différences donc qui permettent l’échange par l’intermédiaire de la monnaie Il faut « que toutes choses soient en quelque sorte comparables, quand on veut les échanger. C’est pourquoi on a recours à la monnaie, qui est, pour ainsi dire, un intermédiaire. » Il n’y aurait ni échange ni communauté de rapports « s’il n’existait un moyen d’établir l’égalité entre des choses dissemblables. Il est donc nécessaire de se référer pour tout à une mesure commune (…). Et cette mesure, c’est exactement le besoin que nous avons les uns des autres, lequel sauvegarde la vie sociale ; car sans besoin, et sans besoins semblables, il n’y aurait pas d’échanges, ou les échanges seraient différents. La monnaie est devenue, en vertu d’une convention, pour ainsi dire, un moyen d’échange pour ce qui nous fait défaut » (V, V, 10-11). « Quant au fait que c’est le besoin qui maintient la société, comme une sorte de lien, en voici la preuve : que deux personnes n’aient pas besoin l’une de l’autre, ou qu’une seule n’ait pas besoin de l’autre, elles n’échangent rien. C’est le contraire si l’on a besoin de ce qui est la propriété d’une autre personne, par exemple du vin, et qu’on donne du blé à emporter. Voilà pourquoi ces produits doivent être évalués. (…) Il est nécessaire que toutes choses soient évaluées ; dans ces conditions, l’échange sera toujours possible et par suite la vie sociale. Ainsi la monnaie est une sorte d’intermédiaire qui sert à apprécier toutes choses en les ramenant à une commune mesure. Car s’il n’y avait pas d’échanges, il ne saurait y avoir de vie sociale ; il n’y aurait pas davantage d’échange sans égalité, ni d’égalité sans commune mesure. » (V,V, 14).
29. V,VI, 4.
30. V,V, 17.
31. V, XI, 7.
32. V,VIII, 4. Nous dirions « circonstances » atténuantes ou aggravantes.
33. V, X, 2-6.
34. V, X, 8.
35. VIII, I, 4. Van Parijs semble faire écho à ce passage lorsqu’il écrit, comme nous l’avons vu, que l’altruisme et l’homogénéité rendraient la question de la justice inutile (Cf. supra).
36. Tome III, chapitre 4.
37. Politique, I, 1, 1252 b 29-30.
38. Economique, 1324 a.

⁢vi. Retour à Rawls

Le philosophe Paul Ricoeur⁠[1] résume bien la différence qui existe entre la conception de la justice d’Aristote et celle de Kant qui inspire la démarche de John Rawls : « La théorie de la justice, comprise par Aristote comme une vertu particulière, à savoir la justice distributive et corrective, tire son sens, comme toutes les autres vertus, du cadre téléologique de pensée qui la met en rapport avec le bien, tel du moins qu’il est compris par les humains ; or avec Kant s’est opéré un renversement de priorité au bénéfice du juste et aux dépens du bon, de telle sorte que la justice prend son sens dans un cadre déontologique de pensée. »[2].

Pour Kant, une action bonne est une action faite uniquement par devoir, complètement désintéressée et non en fonction d’un but, d’un bien à acquérir ou à réaliser. La loi qui oblige doit être universalisable en toute impartialité. Tel est l’impératif catégorique.

Rawls, par une procédure contractualiste, assure aussi la primauté du juste sur le bon, remplaçant la recherche du bien commun par la délibération.⁠[3] Le juste n’est plus subordonné au bien, il n’est plus à découvrir mais à construire : il résulte d’une procédure, d’une délibération parfaitement équitable.

Mais P. Ricoeur pose la question de savoir si une théorie purement procédurale de la justice, comme celle de Rawls, est possible. Il rappelle tout d’abord que si la théorie de Rawls est antitéléologique, si elle est une « déontologie sans fondation transcendantale »[4], c’est parce qu’elle est antiutilitariste. En fait, comme va le montrer Ricoeur, la théorie de Rawls est bâtie sur des présupposés.

En premier lieu, Ricoeur fait remarquer que, dans Théorie de la justice, « les principes de justice sont définis et même développés (§ 11-12) avant l’examen des circonstances du choix (§ 20-25), par conséquent avant le traitement thématique du voile d’ignorance (§ 24) et, de façon plus significative, avant la démonstration que ces principes sont les seuls rationnels (§ 26-30). »[5]

En deuxième lieu, alors qu’une conception procédurale et contractualiste « doit être indépendante de toute présupposition concernant le bien dans une approche téléologique ou même concernant le juste dans une version transcendantale de la déontologie »[6], on constate que les contraintes de la situation originaire qui « créent une situation tout à fait hypothétique sans racines dans l’histoire et l’expérience (…) sont imaginées de telle façon qu’elles satisfassent à l’idée d’équité qui opère comme la condition transcendantale de tout le développement procédural. Maintenant qu’est-ce que l’équité, sinon l’égalité des partenaires confrontés aux exigences d’un choix rationnel ? » Egalité qui « à son tour implique le respect de l’autre comme partenaire égal dans le processus procédural ». Un principe moral semble donc régir la construction qui se voulait artificielle comme il semble inspirer aussi la technique du maximin qui répond aux utilitaristes prêts « à sacrifier quelques individus ou groupes défavorisés si cela est requis par le bien du plus grand nombre ».⁠[7]

Apparaît donc une présupposition éthique que la première page du livre de Rawls annonçait d’ailleurs : « La justice, écrit Rawls, est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n’est pas varie ; de même, si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes. Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice, qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison la justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention par d’autres d’un plus grand bien. »

Devant ces affirmations, le lecteur se demande comment il peut être possible de tenir une présupposition éthique tout en essayant de « libérer la définition procédurale de la justice de toute présupposition concernant le bien et même le juste  » ?⁠[8]

En troisième lieu, pour répondre à cette question, Ricoeur rappelle ce que Rawls écrit au § 46: il faut, dit-il, définir les principes de justice comme « ceux auxquels consentiraient des personnes rationnelles en position d’égalité et soucieuses de promouvoir leurs intérêts, ignorantes des avantages ou des désavantages dus à des contingences naturelles ou sociales. On peut cependant, justifier d’une autre façon une description particulière de la position originelle. C’est en voyant si les principes qu’on choisirait s’accordent avec nos convictions bien pesées sur ce qu’est la justice ou s’ils les prolongent d’une manière acceptable. » Parmi ces  »convictions bien pesées » « dans lesquels nous avons la plus grande confiance », Rawls cite notre « intuition » suivant laquelle « l’intolérance religieuse et la discrimination raciale sont injustes ». L’injustice, en effet, nous plus claire que la justice . Toutefois, « nous pouvons (…) tester la valeur d’une interprétation de la situation initiale par la capacité des principes qui la caractérisent à s’accorder avec nos convictions bien pesées et à nous fournir un fil conducteur, là où il est nécessaire. » Pour Ricoeur, ‘l’ordre lexical des deux principes de justice est virtuellement précompris au niveau de ces convictions bien pesées ».⁠[9] Et d’affirmer clairement « que c’est notre précompréhension de l’injuste et du juste qui assure la visée déontologique de l’argument soi-disant autonome, y compris la règle du maximin. Détachée du contexte de la Règle d’or[10], la règle du maximin resterait un argument purement prudentiel caractéristique de tout jeu de marchandage. Non seulement la visée déontologique, mais même la dimension historique du sens de la justice, ne sont pas simplement intuitives, mais résultent d’une longue Bildung⁠[11] issue de la tradition juive et chrétienne aussi bien que grecque et romaine. Séparée de cette histoire culturelle, la règle du maximin perdrait sa caractéristique éthique. » Nous ne pouvons donc « nous passer d’une évaluation critique de notre prétendu sens de la justice ».[12]

Sens de la justice ou plus exactement « précompréhension des principes de justice » qui ne peut naître que « dans les situations où règne déjà un certain consensus moral » qui a formé cette « conviction bien pesée » « qu’en tout partage inégalitaire, c’est le sort du moins favorisé qui doit être pris comme pierre de touche de l’équité du partage ».⁠[13]

Comme Van Parijs le faisait remarquer, Rawls a tâché de trouver un moyen de faire vivre ensemble des gens qui, depuis les guerres de religion, ont « des visions du monde rivales, principalement celles centrées sur des idées divergentes du bien »[14]. Rawls qui présentait sa Théorie de justice comme universalisable s’est, par la suite, rendu compte que seule la démocratie libérale visait « à limiter l’étendue du désaccord public » et pouvait adopter ses règles de justice. De plus, il s’est attaché, par une procédure, à « tenter de reconstruire un lien plus positif entre la règle de justice et le fond des croyances effectivement professées dans nos sociétés modernes. C’est à cette requête que répond l’idée de consensus par recoupements »[15]. Il ne s’agit plus simplement d’éviter les controverses mais de parier « que les conceptions « métaphysiques » rivales qui ont nourri et qui alimentent encore les convictions des citoyens appartenant aux démocraties occidentales peuvent motiver, justifier, fonder le même corps minimal de croyances susceptibles de contribuer à l’équilibre réfléchi requis par Théorie de la justice ».⁠[16]

Seules quelques doctrines que Rawls appelle « comprehensive » (« compréhensives » ou mieux, selon Ricoeur : « englobantes ») « qu’elles soient morales, philosophiques ou religieuses, peuvent, malgré leur opposition mutuelle, concourir par leur recoupement à cette fondation en commun des valeurs propres à une démocratie équitable et capable de durer. (…) C’est de leur concours sur un point précis, celui de la justice politique, que l’on attend qu’elles fournissent la force d’adhésion durable aux principes de justice ».⁠[17]


1. Né en 1913,il est professeur émérite de l’Université Paris-X (Nanterre) et de l’université de Chicago. Proche de la revue Esprit d’Emmanuel Mounier, ce protestant fut, dans les années trente, partisan d’un christianisme social qui inventerait « un monde de paix qui ne suive ni les recettes du capitalisme américain, ni celles du communisme soviétique » (cf. DOSSE François, Les sens d’une vie, La découverte, 1997, p. 199).
2. Le Juste, Editions Esprit, 1995, p. 71. Rawls « affirme la priorité du juste sur le bien et celle de l’autonomie individuelle sur le bien-être. (…) C’est l’autonomie de toute personne vis-à-vis des impératifs du bien-être qui doit être protégée par la justice » (AUDARD Catherine, La stratégie kantienne de Rawls, in Magazine littéraire, n° 309, avril 1993).
3. Notons toutefois une différence entre Kant et Rawls : la justice, pour Kant, s’applique d’abord aux relations interpersonnelles tandis que, pour Rawls, elle s’applique d’abord aux institutions.
4. Le Juste, op. cit., p. 75. Le mot déontologie doit être pris dans le sens kantien : Kant développe une morale déontologique au sens premier du terme dans la mesure où il l’articule en termes d’obligation : seule l’action faite par devoir est désintéressée et donc morale. Déontologie, dans le langage courant « désigne l’ensemble des règles qui composent le code de bonne conduite d’une profession donnée » (Bruguès).
5. Id., pp. 88-89.
6. Id., p. 90.
7. Id., p. 91.
8. Id., p. 93.
9. Id., p. 94.
10. On se souvient de cette fameuse règle qui stipule « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse » qui n’est pas exactement l’impératif catégorique de Kant qu’il formule de deux manières : « Agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature » ou « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Dans la Règle d’or originelle, on retrouve la notion d’intérêt, de désir (voudrais) qui, selon Kant, n’a rien à voir avec la moralité (Cf. qu’est-ce qui rend une action bonne ? Etude de la philosophie morale kantienne, disponible sur www.philocours.com). Notons à propos de cette règle d’universalisation que si dans Théorie de la justice, Rawls prétend nous livrer une théorie valable pour toute société, toute institution, toute transaction sociale, il sera amené, par la suite, à réduire le champ d’application possible à la démocratie constitutionnelle, libérale (cf. Justice et démocratie, Seuil, 1993).
11. Education ou conformation.
12. Le Juste, op. cit., p. 96.
13. Id., pp. 109-110. E. Herr, dans un tout autre contexte, fait remarquer que « les contrats (…) supposent déjà un accord préalable et fondamental » (Justice et vie en société, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, p. 297).
14. P. Ricoeur se réfère ici (op. cit., p. 115) à un article de Rawls : The Priority of Right and Ideas of the Good, in Philosophy and Public Affairs, 17, 1988, pp. 251-276.
15. Le Juste, op. cit., pp. 116-117. Cf. RAWLS J., L’idée d’un consensus par recoupement, in Revue de métaphysique et de morale, 93, 1987, pp. 3-32.
16. Le Juste, op. cit., p. 117.
17. Id., pp. 118-119.

⁢vii. Le juste, selon P. Ricoeur

On devine, à travers cette analyse de la pensée de Rawls, dans quel sens Ricoeur va orienter sa propre conception du juste.

Un des livres les plus célèbres de P. Ricoeur, Soi-même comme un autre[1], fait la part belle à l’Ethique à Nicomaque considérée comme « la principale conception téléologique de la vie morale »[2]. « C’est dans les structures profondes du désir raisonné, explique Ricoeur, que se dessine la visée éthique fondamentale qui a pour horizon le « vivre bien », la « vie bonne ». C’est ce schéma qui prévaut dans les morales antiques où les vertus sont des modèles d’excellence capables de jalonner et de structurer la visée de la « vie bonne ». »

L’éthique, dira-t-il, c’est « vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes »[3]. Détaillons cette définition.

« Vivre bien », une « vie bonne », une « vie accomplie » sont des expressions équivalentes où « Le bon désigne le telos d’une vie entière en quête de ce que des agents humains peuvent considérer comme un accomplissement, un couronnement heureux. (…) L’action humaine est portée par le désir, et corrélativement par le manque, et (…) c’est en terme de désir et de manque qu’il peut être parlé de souhait d’une vie accomplie. »[4] Sont inclus dans ce désir ou ce manque : l’accomplissement de soi, la réciprocité dans l’amitié et la justice, le propre, le proche et le lointain, dira Ricoeur⁠[5].

Le « soi » s’accomplit « dialogiquement » comme dit Ricoeur dans le rapport à l’autre proche, dans une relation interpersonnelle qui culmine dans l’amitié mais aussi dans le rapport à l’autre distant, dans la cité, selon la justice. En effet, le désir de la « vie bonne », la tension vers le bonheur se vit dans la cité : « c’est comme citoyens que nous devenons humains »[6] et notre désir de justice est un désir de vivre dans des institutions justes.

Ricoeur se basant sur son expérience d’enfance note que nous percevons d’abord l’injustice qui se manifeste essentiellement dans des partages inégaux, des promesses non tenues et des rétributions imméritées qui suscitent notre indignation. De là naîtront, dans l’ordre, le désir d’une justice distributive, d’un droit des contrats et des échanges et, enfin, d’un droit pénal⁠[7] pour éviter la violence, le « corps à corps » de l’indignation et de la vengeance. Pour cela, une « juste distance » entre les antagonistes est nécessaire. Cette « juste distance » est instituée par l’intervention d’un tiers impartial : le juge, bien sûr, mais le « prince«  aussi. C’est cette mise à distance qui explique qu’ »aussi merveilleuse que soit la vertu d’amitié, elle ne saurait remplir les tâches de la justice, ni même engendrer celle-ci en tant que vertu distincte. »[8] Quant à l’exigence de justice, elle « a sa racine dans l’affirmation radicale que l’autre vaut en face de moi, que ses besoins valent comme les miens »[9].

Dans cette éthique téléologique donc, s’enracine une déontologie qui, face à l’irruption possible de la violence dans les interactions humaines, définit les normes, les devoirs et les interdictions. La loi qui prétend à l’universalité garantit l’impartialité du jugement mais la loi - qui n’est pas simplement loi morale mais loi juridique, précise l’auteur - « ne saurait se rendre entièrement autonome de toute référence au bien, en raison même de la nature du problème posé par l’idée de distribution juste, à savoir la prise en compte de l’hétérogénéité réelle des biens à distribuer[10]. Autrement dit, le niveau déontologique, tenu à juste titre pour le niveau privilégié de référence de l’idée du juste, ne saurait s’autonomiser au point de constituer le niveau exclusif de référence. »[11]

Après avoir évoqué l’aspect téléologique du juste défini comme « le bon relatif à l’autre », son aspect déontologique où « le juste s’identifie au légal », Ricoeur relève un troisième aspect qu’on pourrait appeler « prudentiel » (c’est la phronesis des Anciens)⁠[12] où le juste est « l’équitable » : « l’équitable est la figure que revêt l’idée du juste dans les situations d’incertitude et de conflit ou, pour tout dire, sous le régime ordinaire ou extraordinaire du tragique de l’action », niveau où « la conscience morale, en son for intérieur, est sommée de poser des décisions singulières »[13]

Cette analyse très complète du « juste » se retrouve en filigrane dans cette réflexion livrée par Ricoeur à une chaîne de télévision : « Je suis très troublé par les contradictions de nos démocraties qui ne reposent que sur la discussion, la négociation et la procédure (…). La démocratie repose sur l’égalité. Il y a contradiction entre des institutions de liberté qui recouvrent un système économique où a été réintroduite la guerre et qui, donc, est producteur inégalité. Reste-t-il des énergies révolutionnaires pour porter la démocratie face à la violence économique ? »[14]

L’appel à la révolution ne doit pas nous dérouter, il faut le comprendre dans la mouvance de la pensée d’E. Mounier qui appelait à une « révolution personnaliste et communautaire »[15] , une révolution personnelle et continue pour faire triompher en nous l’esprit sur les passions et une révolution politico-sociale nécessaire lorsque la société devient destructrice des personnes comme c’est le cas sous le régime capitaliste.⁠[16]

La guerre économique, suivant les principes de Ricoeur, ne peut s’éviter que par une mise à « juste distance » des protagonistes par la médiation d’un tiers impartial. On pense, notamment, à l’État, au nom de la loi. Ce sera un point majeur à examiner dans le chapitre suivant.

En attendant prenons acte de l’impossibilité, selon Ricoeur, de fonder la justice sur une démarche purement procédurale et de la position « intermédiaire » qu’il accorde au juste, « entre le légal et le bon », selon son expression⁠[17].

Ces deux idées me paraissent incontestables. Elles sont, sous une forme ou sous une autre, au cœur de toute réflexion politique sérieuse et elles interpellent les idéologies à la mode.


1. Seuil, 1990, notamment in Le soi et la vie éthique, septième étude, pp. 199 et svtes.
2. RICOEUR P., Synthèse panoramique, disponible sur www.balzan.it.
3. Id. et Soi-même comme un autre. Cf. aussi ILUNGA Bernard, Le désir d’une vie bonne, La crise anthropologique du Congolais, www.congonline.com, pour mesurer la fortune de cette définition.
4. Le juste, op. cit., p. 16.
5. Id., p. 20.
6. Id., p. 17.
7. Id., pp. 11-12.
8. Id., p. 14.
9. RICOEUR P., Philosophie de la volonté, I Le volontaire et l’involantaire, Aubier, 1950, p. 120.
10. « Une société définie dans les termes de sa fonction distributive » est « problématique », reconnaît Ricoeur, car « une telle société est par principe ouverte à une variété d’arrangements institutionnels possibles ». Or « la justice ne peut être que distributive » mais « elle exige un mode de raisonnement hautement raffiné, comme Aristote a commencé à le faire en distinguant entre égalité arithmétique et proportionnelle » (Le Juste, op. cit., p. 97).
11. Le Juste, op. cit., p. 21.
12. Nous étudierons, dans la dernière partie, l’importance de cette vertu en politique.
13. Id., pp. 24 et 27.
14. P. Ricoeur interrogé par Laure Adler, le 9-12-1997, cité par SPIRE Arnaud, Paul Ricoeur en décembre 1997, in L’Humanité, 9-1-1998.,
15. C’est le titre d’un de ses principaux ouvrages, Aubier, 1935.
16. On peut trouver un bon résumé de la pensée de Mounier in LACROIX Jean, Le personnalisme, Chronique sociale, 1981, pp. 84-92.
17. Cf. Le Juste, op. cit., p. 20.

⁢viii. Une confirmation

Pour Jean Ladrière⁠[1], ce qui constitue une « cité », en tant que « cité, « c’est sa finalité, et cette finalité n’est ni, comme tels, le maintien dans l’existence, la prospérité, la gloire, ni même, comme telle, l’autonomie, mais le « bien vivre », c’est-à-dire la vie selon la vertu, c’est-à-dire encore une forme de vie pleinement accordée au statut de l’existant humain et à ses potentialités les plus éminentes, ou encore, plus brièvement, (…) une « vie sensée »[2]. » C’est le rôle de l’éthique donc de réguler la cité non pas dans un rapport extrinsèque qui demanderait « que les actes de l’État soient conformes à la morale, ou à tout le moins soient animés par une préoccupation morale », mais dans un rapport intrinsèque tout en n’oubliant pas qu’éthique et politique sont distincts : « S’il est vrai que le politique, comme tel, est défini par un certain rapport à l’éthique, l’enjeu propre du politique ce n’est pas de déterminer ce qu’il en est de l’éthique (l’éthique juge le politique et, en ce sens, le transcende), ni de faire exister quelque chose comme un analogue collectif de l’homme vertueux, c’est de réaliser une communauté historique concrète dans laquelle les rapports institutionnels seront, si l’on peut parler ainsi, chargés de qualité éthique. »

La justice sociale est précisément le concept indispensable à l’articulation de l’éthique et du politique dans une tension qui « va de l’éthique au politique ».⁠[3] La justice sociale peut fournir cette médiation qui « doit être en mesure d’armer l’action politique de principes régulateurs capables à la fois de représenter, par rapport à cette action, l’exigence éthique en son originalité, et de rejoindre avec assez de précision le concret des situations. »

Toutefois, bien conscient du fait que la référence à la justice sociale a conduit à des politiques dirigistes et totalitaires, J. Ladrière insiste sur le fait que l’éthique suppose la liberté et que la « cité » où les libertés se rencontrent et s’organisent « est ce lieu où une communauté historique, se donnant ses propres lois, tente d’aménager un espace d’inter-relations dans lequel puisse émerger une approximation, toujours ouverte, d’un ordre de liberté. Ce qui implique à la fois la possibilité donnée aux libertés individuelles d’agir comme telles (avec le double aspect, négatif et positif, des garanties protectrices et du droit de participation, que l’on retrouve dans l’idée de démocratie), l’effort pour diminuer les contraintes venant de la nature et de la société elle-même, l’ouverture, pour chacun, de champs d’initiative et de réalisation de plus en plus variés et étendus, mais aussi, et surtout peut-être, l’instauration d’un système institutionnel dont le sens est de faire en sorte que chacun, selon une formule célèbre, soit traité en fin, non en moyen. »

Le souci de la liberté respecté transforme l’idée de justice : elle n’est plus « un principe de répartition harmonieuse, attribuant à chacun ce qui lui revient selon son état, conformément à une loi qui transcende les destinées individuelles, mais la forme selon laquelle il devient possible aux individus comme tels de se donner les uns aux autres les conditions d’une existence libre, ou encore, d’une existence sensée (…) » et J. Ladrière précise : « en intériorisant la loi. »[4]

On pourrait citer bien d’autres auteurs qui réhabilitent ainsi l’éthique et la voie « téléologique »⁠[5] mais, comme on pourrait objecter que ces philosophes défendent naturellement leur mission, il n’est pas inutile d’interroger l’ensemble des théories économiques.


1. Préface, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 13-29. J. Ladrière est président de l’Institut supérieur de philosophie et professeur à l’UCL.
2. Cf. l’article de Declève H., Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., pp. 203-274.
3. Cf. Ricoeur : « Le juste est entre le légal et le bon. »
4. Ce dernier membre de phrase rend la perspective de J. Ladrière, qu’on pourrait interpréter comme libérale, compatible avec la conception chrétienne de la justice sociale, comme nous le verrons.
5. On peut citer, au hasard, Denis Collin qui dans Morale et justice sociale (Seuil, 2001), pose la question essentielle : la politique peut-elle se passer de toute réflexion sur le bon, le bien, l’égalité, la liberté, la justice, la fraternité, bref, sur les concepts moraux qui, notons-le en passant, ont été les piliers de la révolution démocratique mais qui, aujourd’hui, ne semblent plus être que des mots (des slogans ?) qu’on ne prend plus la peine de définir (cf. NIELSBERG J.-A. sur www.revuerespublica.com). Citons aussi M. Le Guen qui pose (sur philonet.free.fr) la question cruciale : Peut-on concilier la liberté et l’égalité dans la vie sociale ?. Après avoir montré que « l’égalité et la liberté, qui semblaient bien établies en principe, entrent en contradiction dès qu’elles s’appliquent dans la réalité social », l’auteur en arrive à affirmer que « ce n’est (…) pas dans les constitutions que se trouve la résolution des iniquités » mais que « seul le sens moral peut indiquer à l’homme la direction du bien » pour « tempérer les effets » du conflit entre liberté et égalité. Réflexion un peu sommaire et pessimiste, dirais-je mais fort significative d’une préoccupation qui n’est pas rare aujourd’hui.

⁢ix. Les limites des théories économiques

Le professeur De Bruyne, à la fin d’une analyse des différentes théories qui servent de référence aux politiques économiques⁠[1], conclut que ces « théories de la justice révèlent les limites de l’approche économique et son incapacité relative à traiter d’une question avant tout sociale et politique. »[2] En somme, « quelle que soit (…) son inspiration théorique, l’approche économique en elle-même est mieux apte à faciliter les choix parmi les moyens de réaliser un certain objectif de distribution qu’à éclairer le choix des objectifs. Elle reste subordonnée au politique lorsqu’il s’agit de prendre parti sur les aspects éthiques de l’action publique, soit pour apprécier la valeur de différentes formes de distribution, soit pour déterminer les seuils de l’inégalité ou de l’injustice sociale. »[3] Même s’il y a, comme dans la théorie de Rawls, une référence éthique plus ou moins avouée ou sous-entendue, il est nécessaire, pour construire une politique économique cohérente et lucide, de bien choisir le type de société que l’on souhaite, c’est-_-dire, in fine, de définir quel bien on cherche à réaliser. En fonction de la valeur poursuivie, (le bon), le pouvoir politique (le légal) choisira les moyens techniques (les théories économiques) d’assurer la justice sociale (le juste).


1. De BRUYNE Paul, Théories de la justice et politiques économiques, in La justice sociale en question ?, op. cit., pp. 31-69. P. De Bruyne fut professeur à la Faculté des sciences économiques, sociales et politiques de l’UCL.
2. L’auteur fait remarquer aussi : « d’abord, la variété des écoles engendre une multiplicité de principes et de critères de la justice, avec des contradictions inévitables entre eux. Les valeurs auxquelles les théories renvoient sont d’ordres différents, individuel, social ou moral. Les niveaux d’analyse qu’elles envisagent varient également entre elles. Leurs objets respectifs se prêtent difficilement à la mesure ; leur caractère essentiellement formel rend problématiques les tentatives en vue de les opérationnaliser. Finalement, elles offrent un choix abstrait entre des principes alternatifs, mais sans suggérer de mesures effectives pour parvenir à un état désiré de justice et sans analyser les processus ou les mécanismes de décision qui y conduiraient » (op. cit., p. 65).
3. Id., p. 69.

⁢x. Retour au libéralisme et au socialisme

Penchons-nous une dernière fois sur les doctrines à la mode.

Les écoles libérales, comme l’a montré P. Valadier à propos de l’œuvre d’Hayek, ignorent, la plupart du temps « le désir moral et la violence qu’il implique ».⁠[1]

Les partisans de l’ordre spontané excluent l’idée de justice distributive qui suppose une intervention, à leurs yeux, intempestive et perturbatrice⁠[2].

De plus, l’exclusion de la morale hors du politique rend vaine l’idée de justice sociale. Or, l’homme n’est pas d’abord homo oeconomicus mais « un être de désir moral, en quête de mieux-vivre et de sens ». Ce souci de bien vivre le mène, au besoin, à « se battre pour la justice. Si, en effet, l’art de la justice sociale consistait à faire respecter les règles du jeu établies, à la façon d’un arbitre sur un terrain de sport, on ne comprendrait pas pourquoi les hommes ont tant de peine à s’entendre et à ordonner une vie commune viable. La difficulté naît de ce que l’entente ne peut se faire sur des règles abstraites, mais qu’elle vise nécessairement des valeurs de communion (justice, liberté, paix) sur lesquelles portent les désaccords les plus graves. » Ces désaccords fondent « à nouveau l’entreprise de justice sociale : une tâche jamais achevée, périlleuse, puisque le désir de la réaliser une fois pour toutes peut engendrer la barbarie totalitaire (ici Hayek a raison), nécessaire pourtant, parce qu’il y a en l’homme infiniment plus que le souhait de s’entendre sur des règles du jeu, un désir d’être reconnu par autrui dans sa dignité propre. »[3] Sans cette préoccupation toujours renouvelée de la justice sociale, la société oscille entre la contestation perpétuelle et la fausse tranquillité d’une coercition subtile ou musclée.

En fait, le libéralisme attaché à la valeur de liberté se trompe sur sa nature en lui soumettant toutes les autres valeurs alors qu’elle est notre capacité de bien vivre, de vivre en fonction du bien mais non en fonction d’elle-même.

On peut ajouter encore, mais nous reverrons la question dans le chapitre suivant, que le libéralisme se trompe aussi sur la nature des choses car, comme l’écrit H. Declève, l’accumulation des choses en étouffe le sens et dépouille les hommes d’initiatives créatrices⁠[4]. Le libéralisme apparaît ainsi et paradoxalement comme destructeur de liberté.

De même que le libéralisme se trompe sur la valeur liberté, le socialisme, ou à la « gauche », se trompe sur la nature de la valeur d’égalité qui est son telos, pourrait-on dire et qui, culminant dans l’égalitarisme, tend aussi à se soumettre toutes les valeurs.

Le socialisme se trompe sur la nature de l’homme et de la justice sociale.

Tout d’abord, il n’est pas sûr que l’homme soit d’abord un être de besoin. Pour H. Declève, par exemple, l’homme est « un être d’échange plus que de besoin, parce qu’il est capable de donner sens au besoin et pas seulement de le subir (…). »⁠[5]

Si les hommes sont égaux par nature et si cette égalité foncière se traduit par l’ensemble des droits personnels et objectifs que nous connaissons, d’une part, la traduction de l’égalité est toujours à réaliser et, d’autre part, du point de vue de la justice, comme déjà Aristote l’a montré, l’égalité ne se traduit pas facilement même si on la réduit, comme c’est le cas dans la mouvance socialiste, à un problème de répartition.⁠[6]

Sans trop entrer ici dans l’analyse technique des moyens à mettre en œuvre, on peut, avec P. De Bruyne, faire remarquer qu’il y a « une difficulté majeure dans l’application des principes d’équité et d’égalité » du fait que la recherche de la justice sociale, dans le concret, est une œuvre politique. Or, « dans la mesure où toute action publique crée une différenciation dans les domaines où elle intervient (taxation et redistribution, transferts et services ou avantages sociaux) elle contredit l’idée même d’un traitement égal ou de résultats égaux entre les individus. Toute action politique qui tend à réduire ou à éliminer les différences économiques requiert d’autre part l’usage de la coercition[7] et entraîne en contrepartie une inégalité accrue des pouvoirs entre gouvernants et gouvernés ; elle politise par ailleurs la vie économique, puisque l’activité elle-même, les revenus et les modes de vie dépendent davantage des décisions politiques, incitant à la limite à détourner les énergies des gens de la vie économique vers la vie politique. »[8]

Plus précisément encore, si l’égalité est envisagée arithmétiquement, il faut reconnaître qu’elle « ne tient pas compte de la variabilité des objectifs individuels et ne garantit pas les exigences de l’ »impartialité » ou du respect des personnes (considérées comme des fins en elles-mêmes) (…). La considération égale donnée au bien-être de chaque individu, ou la reconnaissance des droits inconditionnels au bien-être de tous, n’entraîne pas que tous doivent être traités également. Au contraire, l’impartialité conduit à traiter les personnes comme des égaux, c’est-à-dire avec le même respect pour quiconque, mais non en les faisant bénéficier de la même distribution (…). »[9]

Si l’égalité veut tenir compte des besoins, la difficulté sera de définir ces besoins, d’établir des priorités entre eux et de mettre en œuvre « un mécanisme social capable de réaliser un tel idéal. » Ou la définition sera imposée ou on considérera, dans un modèle démocratique, les besoins de base comme équivalents et on laissera les gouvernés établir eux-mêmes leurs priorités. Mais, « quand l’État-providence, ou « protecteur », fournit aux citoyens les services sociaux qui correspondent à leurs besoins présumés, il s’engage dans une politique de redistribution des revenus qu’il finance par la taxation. Les bénéfices apportés aux uns viennent des prélèvements effectués sur le revenu des autres.

Mais la redistribution ne joue pas toujours entre les riches et les pauvres, ses bénéficiaires étant aussi les individus et les organisations qui retirent un avantage du système, et ses effets égalisateurs n’améliorent pas nécessairement la condition des pauvres. La redistribution ne joue pas même toujours entre les individus car les mêmes personnes peuvent être simultanément taxées et subventionnées, certaines recevant en gros l’équivalent de leur contribution. Cependant, les deux transferts ne sont pas neutres car la taxation diminue les incitations au travail et les possibilités d’épargne ou d’assurance personnelles, tandis que la faculté de disposer de leurs revenus passe des individus à l’autorité politique et administrative. Ainsi, la redistribution entraîne à la fois le transfert des revenus entre groupes et le transfert des responsabilités entre l’État et les citoyens. » En outre, « l’extension des besoins pris en compte par la collectivité au nom de la justice sociale engendre des conséquences économiques défavorables : augmentation des dépenses publiques, accroissement des coûts de production, alourdissement de la fiscalité et, surtout, diminution de la productivité du système et de l’esprit d’entreprise. »[10]

Enfin, s’il veut être égalitariste, le socialisme, pour être cohérent, doit non seulement viser à réduire les inégalités de revenus mais aussi, comme le souligne P. De Bruyne, « les inégalités de statuts, de pouvoirs et d’opportunités ». Il ne faut pas oublier, en effet, que les théories économiques égalitaires de la justice, comme, d’ailleurs, les théories contractuelles⁠[11] ou d’autres encore, « se limitent (…) à la sphère de la distribution, alors que les différences de revenus dérivent manifestement du système de production, de la division du travail et de la propriété des moyens de production, et que la distribution n’est dès lors pas séparable de la production et du travail sur le plan des politiques. » Comme quoi, d’une part, le rêve d’une production libéralisée et d’une distribution socialisée paraît chaotique et, d’autre part, dans un effort d’égalitarisme général, le risque est, comme on l’a déjà vu plus haut, « de compromettre, sinon l’égalité des revenus, au moins l’efficience économique »[12], de politiser la société, de la contraindre, d’amplifier la bureaucratie et d’hypertrophier l’État.⁠[13]

Les erreurs socialiste et libérale nous rappellent « qu’aucune valeur ne peut être considérée exclusivement, isolément des autres. Toute valeur doit être liée à d’autres qui lui confèrent sa signification. Ainsi, la justice ne peut être coupée de la liberté. Seule, elle incite à la dureté et à l’intolérance, tout comme la liberté sans autres valeurs qui l’orientent, risque de déboucher sur l’anarchie. »[14]

Sans une solide et profonde réflexion morale, il est impossible de fonder une justice sociale satisfaisante.

La justice sociale ne se réduit pas à la protection sociale ou à la justice distributive qui, rappelons-nous, est un aspect de la justice « générale » selon les auteurs anciens : « ils parlaient d’une justice totale, voulant signifier par là que toute autre attitude morale - courage, tempérance, magnanimité voire prudence, - demeure partielle aussi longtemps qu’elle n’est pas intégrée à la conduite sociale proprement dite. Le juste, selon cette acception, en vivant et en faisant vivre les lois de sa cité, pratique toutes les vertus (…). Considérée sous cet angle, la justice est la vertu suprême, absolument « cardinale ». En tant qu’elle comporte un rapport explicite à autrui, la justice exerce une fonction structurante et constitutive au sein de tout l’agir moral : elle est « forme », principe déterminant, à l’égard de toute autre conduite éthique. »[15]

Après avoir défini l’homme comme un être d’échange et non d’abord de besoin, H. Declève s’arrêtant à la possibilité de généraliser des normes dans l’économie mondiale sans stériliser l’initiative et dans la perspective d’une libération authentique, ajoute que « seule la gratuité, le désintéressement dans l’échange peut réguler la mécanique des dispositifs de généralisation. Comme le note Aristote, la plus haute justice[16] est celle de l’homme qui renonce à exiger tous les avantages que lui reconnaît la loi. Plus important en effet que le bon droit d’un individu et antérieur à lui est l’échange entre les libertés à la recherche du sens. Plus important que la croissance économique du groupe des nations riches et bien antérieur, plus important aussi que le mécanisme international de protection contre les catastrophes est l’échange entre les cultures à la recherche du sens. Celui-ci ne saurait être sans cesse relancé que par une gratuité réciproque capable de reconnaître un don analogue au sien dans ce qu’offre une autre culture, qu’elle soit nantie ou démunie de techniques modernes ou de matières premières. »

La justice sociale semble donc être un concept dont on ne peut faire l’économie si l’on cherche à construire une société pleinement humaine. Encore faut-il l’inspirer d’une conception juste de l’homme et de sa destinée.

Ordonnée au bien vivre de cet homme considéré dans son intégralité, la justice sociale est un concept global qu’il faut éviter de réduire à tel ou tel de ses aspects.

Enfin, comme tout homme est appelé à être toujours plus homme, la justice sociale doit être aussi l’objet d’une recherche et d’un ajustement permanents. Aucun système ne peut prétendre l’incarner.

Si l’État ou plutôt les institutions sont appelées à y travailler, elle est l’affaire de tous, affaire d’éducation, de sens civil et de participation.⁠[17]


1. La justice sociale, un mirage ? A propos du libéralisme de J.A. Hayek, in Etudes, janvier 1983, p. 82.
2. Nous verrons, comme le note P. Valadier (op. cit., p. 80) que « la justice distributive ne passe pas nécessairement par la bureaucratie, et (que) c’est même l’idée de justice qui doit permettre de critiquer et de canaliser l’invasion étatique . (…) La justice, exactement conçue, consiste à aider chacun à pouvoir être lui-même et à prendre les initiatives qui rendent vivante et humaine une société. »
3. Id., p. 81.
4. Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 239.
5. Op. cit., p. 242.
6. « …la répartition des biens dont il est toujours question quand il s’agit de justice, n’est en aucun cas purement quantitative. Parce qu’y est engagée la liberté. Pas seulement, il faut y insister, ma liberté de choisir face à d’autres libertés et à leur choix. Mais cette participation active à l’instauration d’une vie sensée, analogue à ce que désigne dans le langage le « je » et le « tu » » (DECLEVE H., op. cit., pp. 226-227).
7. Comme l’histoire l’a montré, « dans une vision plus radicale, la revendication d’une égalité matérielle des situations ne pourrait être satisfaits que par un système totalitaire » (id., p. 35). Et encore, ajouterai-je, dans la mesure où les systèmes qui ont existé, ont engendré une « nomenklatura ». C’est, on se souvient, Mickael Voslensky qui a fait entrer ce mot dans notre vocabulaire courant pour désigner une classe privilégiée dans une société sans classe (in La Nomenklatura, Belfond, 1981). Aujourd’hui, on emploie le mot pour toute classe privilégiée.
8. Op. cit., pp. 66-67.
9. Op. cit., pp. 35-36.
10. Id., pp. 39-41.
11. Les théories contractuelles induisent aussi une politique coercitive. « Un droit, écrit M. Van De Putte, où les rapports entre individus sont ramenés à la seule dimension contractuelle fait d’avance place à l’extension de l’autorité étatique dans tous les champs de l’activité humaine » (Les aspects juridiques de la justice sociale in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 151).
12. Id., pp. 34-35.
13. Rappelons ce que l’Église enseigne à propos de l’égalité : « La société humaine, telle que Dieu l’a établie, est composée d’éléments inégaux, de même que sont inégaux les membres du corps humain ; les rendre tous égaux est impossible et serait la destruction de la société elle-même. L’égalité des divers membres de la société consiste uniquement en ce que tous les hommes tirent leur origine de Dieu leur Créateur, qu’ils ont été rachetés par Jésus-Christ et qu’ils doivent, d’après la mesure exacte de leur mérite et de leur démérite, être jugés, récompensés ou punis par Dieu » (PIE X, Notre Propos sur l’Action populaire chrétienne, 18-12-1903).
14. REZOHAZY R., La justice : réflexions sociologiques et normatives, in La justice sociale en question ?, p. 91. R. Rezsohazy fut professeur à l’UCL.
15. DECLEVE Henri, Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 218. H. Declève est professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis.
16. C’est ce qu’Aristote appelle l’équité.
17. Cf. DECLEVE H., op. cit., p. 274.

⁢xi. A l’écoute de la Parole

L’Ancien testament, dès le livre de la Genèse nous révèle que le mal et donc l’injustice sont imputables à l’homme. Dans l’expérience du mal dont il est responsable, l’homme prend conscience de sa liberté mais cette liberté est « captive du mal, incapable de pratiquer la justice. »[1]

Mais l’histoire du mal s’inscrit dans le cadre de l’Alliance entre Dieu et les hommes. La rupture de l’Alliance avec Dieu, première injustice⁠[2], provoque immédiatement rupture entre l’homme et la femme⁠[3], rupture avec la nature⁠[4] et rupture avec les autres hommes⁠[5]. Les prophètes ne manqueront pas, nous l’avons vu, de dénoncer les injustices des hommes qui ne respectent pas la loi du Seigneur. En même temps, les prophètes rappellent que celui qui reste, malgré tout, le Dieu de l’Alliance⁠[6] est un Dieu de justice qui punit les pécheurs, châtie les ennemis du peuple élu, prend soin de son peuple⁠[7], un Dieu qui aime la justice⁠[8] et s’y complaît⁠[9] ; un Dieu qui ne supporte pas le culte que les hommes lui rendent alors qu’ils n’exercent pas la justice⁠[10].

Est juste celui qui, aux yeux de Dieu, est sans péché, celui qui respecte la Loi⁠[11].

La justice de Dieu demande clairement et avec insistance, nous le savons, que l’on fasse d’abord droit au pauvre, à l’étranger, à la veuve. Mais la justice de Dieu n’est pas seulement de châtier ceux qui s’opposent à son dessein, elle se révèle aussi miséricordieuse⁠[12] et salvatrice⁠[13]. La justice, les hommes ne pourront l’établir mais Dieu l’instaurera par la Messie à venir⁠[14]. Il y a plus encore dans la révélation de la justice de Dieu dans l’Ancien testament, nous y reviendrons, mais attardons-nous un instant à ce qui peut directement éclairer notre réflexion sur la justice sociale proprement dite.

Quelle conception de la justice sociale, les juifs ont-ils développée à partir de leur tradition ?

Une claire présentation nous est offerte par G. Hansel⁠[15] qui, d’emblée, souligne que la Bible comme le Talmud⁠[16] au lieu de rechercher, comme les idéologies modernes, une plus grande égalité des revenus, par exemple, ne s’attachent pas, prioritairement, à réduire les inégalités. Même la notion de « juste salaire » est, nous dit-il, étrangère à la tradition juive. En fait, l’objectif qui anime la législation sociale juive, « c’est la lutte contre la pauvreté avec comme objectif ultime sa suppression. » La Bible indique clairement qu’il faut faire justice au pauvre, au sens matériel du terme, à la veuve, à l’orphelin, à l’étranger ; et le Talmud ajoute : au sourd-muet, à l’idiot, au captif.

Quels moyens mettre en œuvre pour éradiquer la pauvreté sous toutes ses formes ?

Ils sont divers mais la tradition juive accorde une attention spéciale à la tsedaka, c’est-à-dire « l’aide matérielle que doit accorder celui qui en a la possibilité à celui qui en a besoin »[17]. Hansel explique : « il ne s’agit pas de procéder à une redistribution des richesses mais de garantir à chacun la satisfaction de ses besoins essentiels. La tsedaka est une obligation stricte ; elle ne se limite pas à la charité que le riche fait au pauvre selon sa bonne volonté. Lorsque cela est nécessaire, l’autorité peut et doit imposer à chacun de donner ce qu’il convient, au besoin par la contrainte ?[18] La tsedaka a donc par là le caractère d’un impôt. C’est une générosité éventuellement obligatoire et les sommes ainsi collectées peuvent être considérables »[19]. Le refus de la tsedaka est assimilé à l’idolâtrie, « la pire déviation idéologique ». La tsedaka est souvent présentée comme « le commandement », « le premier principe de la justice, le fondement de l’ordre politique, le point de départ de l’espérance messianique et finalement caractéristique de la définition même de l’identité juive. »[20]

Pour Maïmonide dont s’inspire particulièrement l’auteur, « il existe 8 degrés de valeur croissante dans l’accomplissement de la tsedaka. Le plus élevé consiste à soutenir la personne qui s’est effondrée, soit par un don, soit par un prêt, soit en s’associant avec elle, soit en lui fournissant un travail, de sorte de l’affermir suffisamment pour qu’elle n’ait plus besoin de demander l’assistance d’autrui. »[21] Et donc, commente Hansel, « le but ultime ne consiste pas seulement à fournir à chacun la satisfaction de ses besoins fondamentaux. Il faut faire en sorte qu’il échappe à la situation d’assisté. (…) La plus haute valeur sociale, le principe qui doit constamment nous guider, est de soutenir chaque membre de la collectivité suffisamment pour qu’il ne perde pas son autonomie ou la retrouve s’il l’a perdue. »

Fidèle à la tradition ainsi rappelée, Hansel, se penchant sur la crise actuelle, déclare, on ne s’en étonnera guère, que « la cause de la persistance de la misère n’est pas économique, elle est morale. »


1. HERR Edouard s.j., Justice et vie en société, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 279. E. Herr était professeur à l’Institut d’études théologiques de Bruxelles.
2. La pire des injustices, selon Ricoeur, « consiste moins dans la transgression d’une loi que dans la prétention de l’homme à être maître de sa vie » c’est-ç-dire à se considérer comme source absolue et fin ultime de sa vie (Conflit des interprétations, Seuil, 1969, p. 428 et HERR E., op. cit., p. 281).
3. Interpellé par Dieu, Adam accuse Eve ; « C’est la femme que tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre, et j’ai mangé ! » (Gn 3, 12). Et Dieu dit à la femme : « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi » (Gn 3, 16).
4. Dieu dit à Adam : « …​maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peine tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain…​ » (Gn 3, 17-19).
5. Il s’agit du meurtre d’Abel par Caïn. Dieu demande à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » et Caïn répond : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9). E. Herr commente ce passage : « Selon cette tradition, ce qui est dû à l’autre (justice) c’est de le traiter en frère, parce que Dieu est notre Père » (op. cit., p. 280).
6. Cf. Ex 19-24. Dieu dit: « Je te fiancerai à moi pour toujours ; je te fiancerai dans la justice et dans le droit, dans la tendresse et la miséricorde » (Os 2, 21).
7. « C’est pourquoi Yahvé attend l’heure de vous faire grâce, C’est pourquoi il se lèvera pour vous prendre en pitié, Car Yahvé est un Dieu de justice ; Bienheureux tous ceux qui espèrent en lui » (Is 30, 18).
8. « Car moi, Yahvé, qui aime le droit, qui hais le vol et l’injustice, je leur donnerai fidèlement leur récompense et je conclurai avec eux une alliance éternelle » (Is 61, 8) : « Yahvé est juste, il aime la justice, les cœurs droits contempleront sa face » (Ps 11, 7) ; « …il chérit la justice et le droit, de l’amour de Yahvé la terre est pleine » (Ps 33,5) ; « ...car Yahvé aime le droit, il n’abandonne pas ses amis » (Ps 37,28) ; « Le roi qui aime le jugement, c’est toi ; tu as fondé droiture, jugement et justice (…) » (Ps 99,4).
9. « …​ car je suis Yahvé qui exerce la bonté, le droit et la justice sur la terre. Oui, c’est en cela que je me complais (…) » (Jr 9, 23).
10. Cf. Is 1, 13-17: « N’apportez plus d’oblation vaine : c’est pour moi une fumée insupportable ! Néoménie, sabbat, assemblée, je ne supporte pas fausseté et solennité. Vos néoménies, vos réunions, mon âme les hait ; elles me sont un fardeau que je suis las de porter. Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux ; vous avez beau multiplier les prières, moi je n’écoute pas. Vos mains sont pleines de sang : lavez-vous, purifiez-vous ! Otez de ma vue vos actions perverses ! Cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien ! Recherchez le droit, redressez le violent ! Faites droit à l’orphelin, plaidez pour la veuve ! » (Néoménie: « premier jour du mois (nouvelle lune), qui donnait souvent lieu à des fêtes et sacrifices chez les peuples de l’antiquité » (R)).
11. Si l’auteur du Psaume 119 demande avec insistance à Dieu son aide pour observer ses commandements, la tendance ira croissant de compter surtout sur ses propres forces (cf. OUELLET Marc, La justice de l’Alliance, in Communio, n° XXV, 5, septembre-octobre 2000, p. 17).
12. « Je suis celui qui vous console » dit Dieu (Is 51,12).
13. « Mais mon salut sera éternel et ma justice demeurera intacte. Ecoutez-moi, vous qui connaissez la justice, peuple qui mets ma loi dans ton cœur. Ne craignez pas les injures des hommes, ne vous laissez pas effrayer par leurs outrages. Car la teigne les rongera comme un vêtement, et les mites les dévoreront comme de la laine. Mais ma justice subsistera éternellement et mon salut de génération en génération » (Is 51, 6-8).
   « Voici qu’un roi régnera avec justice et des princes gouverneront selon le droit. Chacun sera comme un abri contre le vent, un refuge contre l’averse, comme des ruisseaux sur une terre aride, comme l’ombre d’une roche solide dans un pays désolé. Les yeux des voyants ne seront plus englués, les oreilles des auditeurs seront attentives. Le cœur des inconstants s’appliquera à comprendre, et la langue des bègues dira sans hésiter des paroles claires. On ne donnera plus à l’insensé le titre de noble, ni au fourbe celui de grand » (Is 32, 1-5).
14. « Un rejeton sortira de la souche de Jessé (Père de David), un surgeon poussera de ses racines. Sur lui reposera l’Esprit de Yahvé, esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de criante de Yahvé : son inspiration est dans la crainte de Yahvé. Il jugera mais non sur l’apparence. Il se prononcera mais non sur le ouï-dire. Il jugera les faibles avec justice, il rendra une sentence équitable pour les humbles du pays. Il frappera le pays de la férule de sa bouche, et du souffle de ses lèvres fera mourir le méchant. La justice sera la ceinture de ses reins, et la fidélité la ceinture de ses hanches. Le loup habitera avec l’agneau (…). On ne fera plus de mal ni de violence sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance de Yahvé, comme les eaux couvrent le fond de la mer » (Is 11, 1-9).
15. Travail et justice sociale, Conférence à Gesher, 22 février 1997, disponible sur http://ghansel.fr/justice.html. Georges Hansel, ancien professeur de mathématique et d’informatique à l’Université de Rouen est aussi l’auteur d’Explorations talmudiques (Odile Jacob, 1998) et de nombreuses communications et conférences sur la pensée juive.
16. Recueil des enseignements des grands rabbins. Il y a, en réalité deux Talmuds, celui de Palestine et celui de Babylone (IVe-Ve siècles).
17. L’auteur cite Moïse Maïmonide (théologien, philosophe et médecin, Cordoue 1135-Le Caire 1204) : « Ce dont le pauvre manque, tu dois le lui donner, habits, ustensiles,…​ Tu as l’obligation de lui fournir ce qui lui manque mais tu n’as pas l’obligation de l’enrichir » (Michne Torah, Lois des dons aux pauvres, 7-1).
18. L’insistance sur l’obligation ne doit pas surprendre. Dans la tradition juive, politique et religieux sont mêlés.
19. L’auteur précise qu’ »on considère généralement comme mesure indicative moyenne une proportion de 10% des revenus nets ; ce pourcentage doit évidemment être modulé en fonction des circonstances spécifiques. »
20. L’auteur cite encore Maïmonide : « Il faut être attentif à l’obligation de la tsedaka plus qu’à toute autre obligation. En effet la tsedaka est la marque distinctive du juste appartenant à la descendance d’Abraham ; le trône d’Israël ne s’affermit et la loi de vérité ne se maintient que par la tsedaka ; Israël ne sera libéré que par la tsedaka. Jamais un homme ne s’appauvrit par suite de la tsedaka, aucun mal, aucun dommage ne peut en résulter. De toute personne cruelle ou fermée à la pitié, il y a lieu de suspecter son origine car la cruauté ne se trouve que chez les peuples idolâtres. Tout Israël et ceux qui s’y associent sont comme des frères et si le frère n’a pas pitié du frère qui en aura pitié ? Vers qui les pauvres d’Israël peuvent-ils lever les yeux ? Est-ce vers les idolâtres qui les détestent et les persécutent ? » (Op. cit., 10).
21. Id..

⁢a. Le Nouveau testament

Le livre d’Isaïe nous livre un autre aspect de la justice de Dieu qui, fidèle indéfectiblement à son alliance, estime juste que le Serviteur prenne sur lui les injustices des hommes⁠[1]. Ce Serviteur, identifié à Jésus, apporte la vraie justice⁠[2] aux hommes. Une justice qui ne s’obtient pas par l’effort vertueux ou l’observation de la loi⁠[3] mais par la foi dans le Christ et l’engagement qu’elle entraîne.

Désormais, explique E. Herr, « la foi, comme relation de confiance personnelle au Christ qui justifie et sauve l’homme, précède (est prioritaire à) la justice comme pratique morale » et « la foi en Jésus-Christ selon l’Évangile libère chacun de son injustice et le rend seulement ainsi capable d’agir justement. »[4] Ce que la justice des hommes espère ou promet, ce que Dieu réclamait dans l’ancienne alliance, Dieu le donne par Jésus-Christ: « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. »[5] La justice est, avant tout, une attitude intérieure, fruit de la grâce de Dieu.

En retour, la justice exercée par les hommes ainsi pourvus, devient charité. Elle s’exerce vis-à-vis de tous les pauvres et donc vis-à-vis du Christ lui-même : « dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »[6]

Le combat pour la justice dans le monde est inséparable du Salut même si l’un ne se confond pas avec l’autre comme nous l’avons vu. Ce combat pour la justice ne peut se limiter à l’ »aménagement » des conditions matérielles de la vie humaine puisqu’il est ordonné au Royaume et que son efficacité dépend de la foi. Le Sermon sur la Montagne, notamment, « vient contester que la « vie bonne » soit simplement une vie réussie. L’Évangile appelle à participer à l’invention d’une société humaine qui n’est pas régie par la réussite mais par l’appel des Béatitudes ».⁠[7] C’est pourquoi nous dirons que la justice sociale doit se préoccuper de toutes les pauvretés, y compris les pauvretés intellectuelles, morales et spirituelles, de tous les hommes donc.

Il faut encore ajouter et souligner que cette recherche de la justice dont l’homme greffé sur le Christ est désormais capable, ne se fait pas au détriment de la liberté⁠[8]. La justice sans la liberté fait de nous des esclaves et la liberté sans justice nous rend maîtres. Cela signifie, entre autres, que si la grâce de Dieu nous rend « capables », elle ne se substitue pas à notre effort d’action et de réflexion.

Agir pour la justice est un engagement volontaire (la justice est une vertu !) et non « un consentement passif à une norme extrinsèque, éventuellement quantifiable »[9]. Agir pour la justice nous demande « une créativité critique »[10]. Jésus, interpellé sur un problème de répartition de biens, se déclare incompétent : « Quelqu’un de la foule lui dit : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. » Il lui dit : « Homme, qui m’a établi pour être votre juge ou régler vos partages ? » Puis il leur dit : « Attention ! gardez-vous de toute cupidité, car, au sein même de l’abondance, la vie d’un homme n’est pas assurée par ses biens. » »[11]

Il nous appartient, forts de notre foi et éclairés sur les volontés ultimes du Seigneur, de réfléchir aux meilleurs moyens de les incarner. Ce fut, dans cet esprit, que les Pères et les Docteurs de l’Église parlèrent et que les Souverains Pontifes se sont aussi engagés dans l’élaboration d’une doctrine sociale.


1. « C’est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants il partagera le butin, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été compté parmi les criminels, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels » (Is 53, 12).
2. Matthieu (12, 18-21) applique les paroles d’Isaïe (42, 1-4) à Jésus : « Voici mon Serviteur que j’ai choisi, mon Bien-aimé qui a toute ma faveur. Je placerai sur lui mon Esprit et il annoncera le Droit aux nations. Il ne fera point de querelles ni de cris et nul n’entendra sa voix sur les grands chemins. Le roseau froissé, il ne le brisera pas, jusqu’à ce qu’il ait mené le Droit au triomphe : en son nom les nations mettront leur espérance. »
3. « Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (Mt 5, 20). Jésus reprend alors quelques articles de la loi et montre qu’il faut aller au delà (5, 21-48).
4. Op. cit., p. 285.
5. Mt 5, 6.
6. Mt 25, 40.
7. SOULETIE P. Jean-Louis, op. cit..
8. En témoigne la parabole des talents (Mt 24, 14-30) par laquelle Jésus indique aux chrétiens qu’il leur « laisse le soin de faire fructifier ses dons pour le développement de son règne » (Commentaire de la Bible de Jérusalem, Cerf, 1974).
9. HERR E., op. cit., p. 296.
10. Id..
11. Lc 12, 13-15.

⁢b. Saint Thomas

Saint Thomas⁠[1] va reprendre la théorie d’Aristote, la préciser et l’organiser plus rationnellement encore, dans le cadre religieux de sa Somme théologique.

La justice, parmi les autres vertus⁠[2], est la vertu sociale par excellence, celle qui règle nos rapports avec autrui, qui nous « ajuste » à autrui, nous « égalise », selon le droit naturel ou positif. L’objet de la justice, dira saint Thomas, c’est « l’égalité dans les biens extérieurs. »[3] La vertu de justice, vise en effet, le juste c’est-à-dire le droit.⁠[4] La justice rend droites et donc bonnes les actions. Comme le dit Cicéron cité par saint Thomas : « C’est surtout à cause de la justice que les hommes sont appelés bons. (…) C’est en elle qu’éclate souverainement la splendeur de la vertu. »[5]

Elle ordonne au bien commun toutes les actions des vertus : « …les actes des vertus peuvent relever de la justice en ce que celle-ci ordonne l’homme au bien commun. Et en ce sens la justice est une vertu générale. Et parce que c’est le rôle de la loi de nous ordonner au bien commun, cette justice dite générale, est appelée justice légale[6] : car, par elle, l’homme s’accorde avec la loi qui ordonne les actes de toutes les vertus au bien commun. »[7] Et tout le Décalogue se rapporte à la justice : « Les commandements du Décalogue sont les premiers principes de la loi, et leur évidence absolue les impose d’emblée à l’assentiment de la raison naturelle. Mais il est non moins évident que la notion de devoir ou dette, qui est nécessaire à un commandement, apparaît dans la justice, qui regarde autrui. En effet, quand il s’agit de ce qui le regarde personnellement, il suffit d’un coup d’œil pour voir que l’homme est maître de lui-même et libre de faire ce qui lui plaît ; au contraire, quand il s’agit de ce qui regarde autrui, c’est l’évidence même que l’homme est obligé de s’acquitter envers lui de ce qu’il lui doit. Les commandements du Décalogue devaient donc se rapporter à la justice. Les trois premiers ont pour objet les actes de la vertu de religion, partie principale de la justice ; le quatrième, les actes de la piété filiale, seconde partie de la justice ; les six derniers, les actes de la justice ordinaire, qui règle les rapports entre égaux. »[8] Saint Thomas précise que : « Les commandements du Décalogue ont la charité pour fin, selon la parole de S. Paul : « La fin du précepte, c’est la charité ». Mais ce sont d’abord des actes de justice, qui, à ce titre, appartiennent à la justice. »[9] Enfin, il fait remarquer que le don du Saint-Esprit qui correspond à la justice est le don de piété. Cette vertu, en effet, « rend des devoirs » non seulement à Dieu, aux parents, « mais s’étend à tous les hommes, à cause de leurs rapports avec Dieu » et à ce don sont liées, d’une manière ou d’une autre⁠[10], 3 béatitudes : « Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés » ; « Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde » ; mais aussi : « Heureux les doux (les humbles) car ils posséderont la terre. »[11] Or, pour saint Thomas, les récompenses attribuées aux béatitudes « seront parfaitement consommées dans la vie future ; mais en attendant, même en cette vie, elles sont en quelque sorte commencées. Car le royaume des cieux peut s’entendre, au dire de saint Augustin, du commencement de la parfaite sagesse, selon lequel chez les parfaits l’esprit commence à régner. Il n’est pas jusqu’à la possession de la terre qui ne signifie la bonne affection d’une âme en repos par le désir dans cette stabilité de l’héritage éternel, symbolisée par la terre. »[12] Un commentateur en conclut qu’une telle vision pourrait confirmer l’idée « qu’il existe un rapport entre l’exercice de la justice (parfaite par le don de piété) et la prospérité même matérielle des sociétés terrestres. »[13]

En attendant, que signifie être juste ?

Etre juste avec autrui c’est avoir une activité extérieure qui lui est justement proportionnée. Cette « égalité de proportion » constitue « le juste milieu de la justice » car « l’égalité tient réellement le milieu entre le plus et le moins ».⁠[14]

Autrement dit « l’acte de la justice consiste à rendre à chacun son dû »[15]. Etienne Gilson résume ces passages en définissant la justice comme « une disposition permanente de la volonté à rendre à chacun son droit ». Il ne s’agit plus, comme dans les autres vertus, « de quelqu’un qui se tient dans un juste milieu, mais du juste milieu de quelque chose. (…) Ce juste milieu de la chose même, c’est le droit de la personne intéressée par l’acte qui le détermine. »[16]

Rendre à autrui ce qui lui est dû : dans le cadre de la justice générale, ce qui est dû prioritairement à chaque homme c’est sa pleine humanité, c’est le traiter « de manière à ce qu’il puisse être providence pour autrui et pour lui-même, c’est-à-dire responsable »[17], et donc mettre en place « un espace social humain »[18] indispensable à son épanouissement.

L’injustice, quant à elle, se manifeste donc de deux manières : par le mépris du bien commun ou par « une certaine inégalité par rapport à autrui, en tant qu’on veut plus de biens, comme des richesses et des honneurs, et moins de maux, comme les labeurs et les dommages. »[19]

Avant de passer aux espèces de justice, relevons le rapport qui existe entre justice et autorité. Le juste, avons-nous dit, se détermine selon le droit naturel et positif. Saint Thomas précise : « selon les lois écrites »[20]. Or, qui écrit la loi sinon le « prince » ? Le juge applique la loi établie dans la mesure où il a reçu du souverain autorité pour le faire.⁠[21] Voilà confirmées la prééminence du politique et l’importance de l’état de droit pour qu’une société soit juste.

Venons-en à la distinction qu’Aristote déjà faisait entre deux espèces de justice particulière, justice qui « s’ordonne à une personne privée, qui est dans un rapport comparable à celui de la partie avec le tout ». De partie à partie, d’individu à individu, c’est la justice commutative « qui a pour objet les échanges mutuels entre deux personnes. » Entre le tout et les parties, entre le corps social et ses membres, c’est la justice distributive qui est « appelée à répartir proportionnellement le bien de la société ».⁠[22] Comme Aristote, saint Thomas dira que la justice distributive s’établit selon une proportion géométrique car, ici, « le juste milieu vertueux ne se détermine pas par une égalité de chose à chose, mais selon une proportion des choses aux personnes ; de telle sorte que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné _ l’autre ». L’égalité dans ce cas est proportionnelle alors que dans les échanges, « l’égalité s’établit selon une moyenne arithmétique »[23] dans une perspective de réciprocité qui, en justice distributive, n’a pas de raison d’être.⁠[24]

On l’a sans doute remarqué au passage, l’application de la justice distributive implique, pour saint Thomas, « que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné à l’autre. » Il explique : « il appartient à la justice distributive de donner quelque chose à une personne privée pour autant que ce qui appartient au tout est dû à la partie. Mais ce dû est d’autant plus considérable que la partie occupe dans le tout une plus grande place. Et c’est pourquoi, en justice distributive, il est d’autant plus donné de biens communs à une personne que sa place dans la communauté est prépondérante », selon le mérite, disait Aristote. Mérite ou prépondérance (principalitas) qui peut s’interpréter de différentes manières suivants les régimes : « dans les communautés à régime aristocratique, cette prépondérance est donnée à la vertu, dans les oligarchies à la richesse, dans les démocraties à la liberté, et sous d’autres régimes, d’autres façons ». Pour saint Thomas, comme pour Aristote, toute société est hiérarchique. Même la démocratie est hiérarchisée selon les libertés dont jouissent ses membres, nous dit E. Gilson⁠[25]. Il est juste que les charges soient réparties selon le mérite et que des honneurs divers soient accordés aux diverses charges sans faire acception de personne c’est-à-dire sans tenir compte d’autre chose que le mérite⁠[26]. Pour ce qui est des biens matériels, des « biens extérieurs », nous le verrons en détail dans le chapitre suivant, saint Thomas rappelle que « l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit être tout disposé à en faire part aux nécessiteux. »[27] « Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l’homme ; aussi bien leur division et leur appropriation - œuvre du droit humain - ne pourront empêcher de s’en servir pour subvenir aux nécessités de l’homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance, sont dus, de droit naturel, à l’alimentation des pauvres (…) Cette même nécessité fait que l’on peut prendre le bien d’autrui pour venir en aide au prochain dans la misère. »[28]

Il est certain, comme le souligne E. Herr⁠[29], que saint Thomas est marqué par la culture de son temps et notamment par le fait qu’il vivait dans un régime de chrétienté, hiérarchisé, plus soucieux de l’orientation de l’ensemble de la société que de la personne. Il y avait donc là un danger de ce que les anglo-saxons appellent « holisme », théorie pour laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme de ses parties⁠[30], où, précise Herr, « le membre n’a de valeur, de sens, que comme partie du tout ». On peut rappeler aussi que ce régime de chrétienté où spirituel et temporel ne sont pas suffisamment distingués, est trop peu soucieux des droits fondamentaux de la personne et, notamment, de son droit de participation.

Il n’empêche que saint Thomas va inspirer profondément la conception chrétienne moderne de la justice sociale qui va s’inscrire dans un contexte culturel et politique bien différent⁠[31].


1. Un mot tout de même sur saint Augustin qui, tout nourri de la pensée de Cicéron et de « certains livres des Platoniciens » (Confessions, VII, IX), reprend les notions de « souverain bien » et de « bien vivre ». Il insistera sur notre incapacité, sans la grâce, à atteindre le souverain bien identifié à la vie éternelle. Pour l’obtenir, il nous faut bien vivre mais « nous ne voyons pas encore notre bien ; nous devons donc le chercher par la foi ; et nous n’avons pas de nous-mêmes la force de bien vivre, s’il ne nous aide pas à croire et à prier, celui qui nous a donné la foi en son assistance. Quant à ceux qui croient trouver en cette vie les fins des biens et des maux plaçant le souverain bien soit dans le corps, soit dans l’âme, soit dans le corps et l’âme, en d’autres termes, dans la volupté ou dans la vertu, ou dans l’une et l’autre, dans la volupté et le repos, ou dans la vertu ; ou dans la volupté, le repos et la vertu, dans les premiers biens de la nature ou dans la vertu, ou dans ces biens et dans la vertu ; c’est à eux une étrange vanité de prétendre au bonheur ici-bas, et surtout de se faire eux-mêmes le principe de leur félicité. La vérité se rit de cet orgueil quand elle dit par la bouche du Prophète : « Le Seigneur connaît les pensées des hommes » ; ou, suivant le sens de l’apôtre Paul : « le Seigneur connaît les pensées des sages et leur vanité. » » (La Cité de Dieu, XIX, IV). Dans cet esprit, « (…) La justice en chacun, c’est que Dieu commande à l’homme obéissant, l’âme au corps, la raison aux vices rebelles, soit qu’elle les réduise, soit qu’elle leur résiste. C’est que l’on demande à Dieu même la grâce des bonnes œuvres, le pardon des fautes, et qu’on s’acquitte envers lui de ce tribut de reconnaissance dû à ses bienfaits. Mais, dans cette paix finale, objet et but de notre justice ici-bas, la nature, guérie par l’immortalité et l’incorruptibilité de ses instincts vicieux, n’élève contre nous, soit en nous-mêmes, soit de la part des autres, aucune résistance, et la raison n’a plus d’empire à exercer sur les vices qui ne seront plus. Mais Dieu commande à l’homme, l’âme au corps, et il y a dans l’obéissance autant de charme et de félicité que de béatitude dans la vie et la gloire. Et pour nous tous comme pour chacun, telle sera l’éternité, avec la certitude de cette éternité ; et la paix de cette béatitude, ou la béatitude de cette paix qui sera le souverain bien » (Id., XIX, XXVII).
2. Les quatre vertus principales, « cardinales » dira-t-on, sont, outre la justice, la force qui nous permet d’affronter les difficultés qui s’opposent à l’action droite, la tempérance qui modère nos désirs de plaisirs sensuels et la prudence qui ordonne notre action sur le plan pratique. Nous verrons combien l’appel à la tempérance est important dans la question économique et, dans les tomes suivants, le rôle de la force en matière de vie paisible et de la prudence dans l’action politique.
3. Somme théologique, IIa IIae, qu 59, a 2.
4. Id., qu 57, a 1.
5. Id., qu 58, a 3.
6. Puisqu’il s’agit de bien commun, « légal » ne renvoie pas simplement aux lois positives mais d’abord à la loi naturelle : « la loi, écrit saint Thomas, entend faire pratiquer aux hommes toutes les vertus, mais en procédant avec ordre, c’est-à-dire, en donnant d’abord des commandements sur les points où le devoir est le plus évident » (IIa IIae, qu 122, sol 1) : les commandements du Décalogue, bien sûr. En morale sociale, cette justice légale ou générale nous intéresse tout particulièrement. Mais, il y a aussi une justice particulière dont saint Thomas explique, comme suit, la nécessité : « La justice légale met suffisamment l’homme en état de satisfaire aux besoins ou aux droits d’autrui, c’est vrai ; mais si elle le fait de façon immédiate par rapport au bien commun, elle ne le fait que d’une façon médiate par rapport au bien individuel. C’est pourquoi, en ce qui concerne le bien particulier des individus, une justice particulière est requise » (Qu 58, a 7, sol 1). A ce propos, Gilson apporte un éclairage intéressant: si, comme Aristote, « on ne considère les hommes que comme membres du corps social, toutes leurs vertus relèvent de la justice, ce qui revient à faire de celle-ci comme une vertu générale incluant toutes les autres vertus. » C’est semble-t-il aussi l’opinion de saint Thomas puisqu’il écrit que « les choses qui nous concernent personnellement peuvent être rapportées à autrui, surtout quand le bien commun est en jeu. De là vient que la justice légale, qui a le bien commun pour objet, peut être qualifiée de vertu générale. Pour la même raison l’injuste peut l’être de péché commun, selon le mot de saint Jean : « tout péché est une iniquité » » (qu. 58, a 5, sol 3). Si tout acte personnel a ainsi une portée sociale, « remarquons pourtant, continue Gilson, que, même du point de vue d’Aristote, on ne saurait considérer l’essence de la justice comme identique à l’essence de n’importe quelle autre vertu. La justice légale n’inclut toutes les autres que parce qu’elle les domine et les ordonne toutes à la fin qui est sienne, le bien de la cité. Aristote lui-même le reconnaît, ce n’est pas tout à fait la même chose d’être un homme de bien et d’être un bon citoyen. Aveu dont saint Thomas s’empresse de profiter pour distinguer de cette justice grecque, entièrement tournée au bien de la cité, une justice particulière, celle qui enrichit l’âme qui l’acquiert et l’exerce de l’une de ses plus précieuses perfections. (…) Avant d’être juste devant la Cité, il faut l’être devant soi-même, afin de l’être devant Dieu. » (Op. cit., pp. 377-378).
7. Id., qu 58, a 5.
8. IIa IIae, qu 122, art 1.
9. Id., sol 4.
10. Cf. l’explication donnée par saint Thomas : IIa IIae, qu 121, art 2.
11. Mt 5, 4, 6 et 7.
12. Ia IIae, qu 69, art 2, sol 3.
13. MADIRAN J., De la justice sociale, NEL, 1961, p. 13.
14. Id., IIa IIae qu. 58, a 10. Notons que la notion de « juste milieu » ne s’applique qu’aux vertus morales et non aux vertus théologales, bien s_r, qui ont Dieu pour objet. On ne peut évidemment avoir trop de foi, d’espérance ou de charité.
15. Id., qu. 58, a 11.
16. Le thomisme, Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Vrin, 1986, pp. 377-379.
17. HERR E., op. cit., p. 296.
18. Id., p. 297.
19. Somme théologique, op. cit., qu. 59, a 1.
20. Qu. 60, a 5: « …​ce qui est juste est déterminé, 1° par la nature même de la chose : c’est le droit naturel ; 2° par un contrat consenti entre des personnes, ce qui est du droit positif. Les lois sont écrites pour assurer l’application de l’un et l’autre droit, mais de façon différente. La loi écrite contient le droit naturel, mais ne le constitue pas ; car le droit naturel ne fonde pas son autorité sur la loi, mais sur la nature. Au contraire, la rédaction écrite de la loi contient et constitue le droit positif et fonde son autorité. »
21. Cf. GILSON E., op. cit., p. 380.
22. Somme théologique, op. cit., qu. 61, a 1. Saint Thomas explique : « La partie et le tout sont, d’un certain point de vue, identiques en ce sens que tout ce qui appartient au tout, appartient d’une certaine façon à la partie : et c’est ainsi que lorsqu’on partage entre les membres de la communauté un bien commun, chacun reçoit, en quelque sorte, ce qui est à lui » (qu. 61, a 1, sol 2). Et le P. J. Delos op, dans ses notes fait remarquer que « le bien commun se réalise (…) finalement dans les individus ; il est pour eux, et cela leur confère un droit à leur juste part du bien commun, chacun peut, en quelque manière, dire sien, le bien commun » (Somme théologique, La justice I, Editions de la Revue des Jeunes, Desclée, 1932, p. 205).
23. Id., qu. 61, a 2.
24. Id., qu. 61, a 4.
25. Op. cit., p. 381.
26. Cf. Somme théologique, IIa IIae, qu. 63.
27. Id., qu. 66, a 2. Nous avons encore à l’esprit les injonctions fermes des Pères de l’Église mais Aristote déjà affirmait qu’ »il appartient aux classes favorisées de la fortune, si elles sont intelligentes et habiles, de veiller sur les pauvres et de leur procurer des moyens de travail. Il est bon d’imiter l’institution des Tarentins : ceux-ci concèdent aux indigents la jouissance commune de leurs propriétés. Ils se concilient ainsi la bienveillance de la masse » (Politique, VII, 3).
28. Id., qu. 66, a 7, sol. 3.
29. Op. cit., pp. 298-300.
30. Lalande, Supplément.
31. Les apports essentiels de saint Thomas, selon E. Herr, sont qu’il a bien vu le lien qui existe entre la justice et le droit et donc que l’autre est le fondement objectif de la justice. Qui plus est, si l’on replace les réflexions de Thomas dans le mouvement général de la Somme, on se rend compte qu’« il y a un(en justice) à l’égard de Dieu et d’autrui, parce que préalablement il y a un don (dans l’acte créateur de Dieu): et on pourrait ajouter un par-don (dans la « justification ») » ( op. cit., p. 300).

⁢xii. A l’écoute du Magistère

C’est dans la mouvance de saint Thomas que va s’élaborer la conception sociale chrétienne de la justice⁠[1]. Mais en l’ordonnant, de manière de plus en plus nette, à la personne telle que nous avons déjà eu l’occasion de la définir. Par personne, nous entendons un être libre, investi d’une dignité particulière, en relation avec les autres à travers des formes sociales diverses qui le construisent, un être responsable et solidaire, lié au monde qui l’entoure et essentiellement égal aux autres. Sa liberté fonde des droits, des pouvoirs, qu’il partage avec ses semblables. C’est uniquement dans cette perspective « personnaliste » qu’on peut vraiment parler de droit et donc de justice. Comment, en effet, envisager une justice sociale dans la mouvance capitaliste ou dans la mouvance marxiste puisqu’elles excluent l’éthique. Ni le matérialisme historique que nous définirons dans le chapitre suivant, ni la « destruction créatrice »[2] qui est le moteur du capitalisme (même si on ne le confond pas nécessairement avec le libéralisme) ne peuvent fonder une éthique et donc une justice sociale, ni même s’y associer.

Il y a certes, dans l’activité économique, une force voire une violence à l’œuvre mais l’objectif de la justice sociale est précisément de les mettre au service du droit, de la personne. Attachée à la promotion de la personne, la pensée sociale chrétienne rompt avec le modèle « holistique » du socialisme et avec toute tentation chrétienne semblable et rompt avec le modèle « atomistique » du libéralisme bâti sur la promotion de l’individu autonome.⁠[3]

L’expression « justice sociale » apparaît, semble-t-il, pour la première fois, sous la plume de Taparelli d’Azeglio, en 1840: « L’idée de la justice sociale découle naturellement de l’idée du droit : une âme bien faite admire l’ordre et l’aime (…) en soi-même comme dans les autres ; elle est naturellement portée à faire en sorte que l’accomplissement du devoir corresponde exactement au droit. Or, cette inclination habituelle à poser cette sorte d’équation, c’est la justice. Mais pour établir cette égalité, pour poser cette équation, il faut que nous ayons un fondement ; quelles sont donc ces raisons ?

La justice sociale est une justice d’homme à homme (…) ; quels rapports y a-t-il d’homme à homme ? Quand nous considérons l’homme d’une manière abstraite, c’est-à-dire, avec les propriétés essentielles de l’humanité, comme animal raisonnable, il est évident que d’homme à homme il ne peut exister que des rapports parfaitement égaux, une égalité parfaite, homme à homme, c’est l’humanité répétée deux fois, ce sont deux idées identiques ; il ne peut donc y avoir un rapport d’égalité plus parfait. d’où je conclus que, de fait, la justice sociale doit rendre tous les hommes parfaitement égaux dans les droits de l’humanité, comme le Créateur les a rendus parfaitement égaux dans leur nature humaine, et que l’homme en observant cette justice, ne peut manquer d’accomplir la volonté de celui qui l’a mise en nous. » Cette « égalité spécifique » est la base des « inégalités individuelles ». De ces deux perspectives non contradictoires, découle « l’immense différence que met la justice entre les biens individuels et les biens communs ou sociaux ». Dans le premier cas, la justice « établit l’égalité de quantité entre les individus », c’est la justice commutative. Dans le second, la justice « procure l’égalité de proportion pour le bien commun », c’est la justice distributive.⁠[4]

Visiblement, Taparelli reprend le schéma mis au point par Aristote et confirmé par saint Thomas mais la justice légale ou générale a été ici remplacée par « sociale ». Il est difficile de dire ce qui a poussé l’auteur à choisir cet adjectif mais, comme nous le verrons, c’est une très heureuse initiative. Retenons, en tout cas, cette présentation très moderne de la justice sociale dont la mission est de « rendre tous les hommes parfaitement égaux dans les droits de l’humanité »[5]. On se souvient, à ce propos, de la suggestion de Jean-Paul II de considérer, en définitive, le bien commun comme l’ensemble des droits objectifs de la personne.

Ceci dit, même si l’expression « justice sociale » ne se trouve pas dans l’enseignement de Léon XIII, on ne peut nier que le père de la doctrine sociale chrétienne, n’en ait le souci.

Non seulement, c’est bien la personne et ses droits que Léon XIII veut défendre en se penchant sur la « question sociale » : droit du travailleur face au marché aveugle ou à l’étatisation, droit de la famille, droit d’accéder à la propriété privée, droit à un juste salaire, droit de s’associer dans divers corps intermédiaires, etc.. Léon XIII dira clairement qu’au-dessus de ce que nous appellerions la « justice commutative », il y a un principe plus élevé : « Que le patron et l’ouvrier fassent tant et de telles conventions qu’il leur plaira, qu’ils tombent d’accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir, que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures que d’ailleurs il ne peut refuser, parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste. »[6]

Qui plus est, après avoir fait remarquer qu’une société doit être « une et commune à tous ses membres grands et petits » et que les pauvres sont le plus grand nombre, Léon XIII déclare : « Comme il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l’autre, il est donc évident que l’autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu’on rende à chacun son dû. A ce sujet saint Thomas dit fort sagement : « De même que la partie et le tout sont en quelque manière une même chose, ainsi ce qui appartient au tout est en quelque sorte à chaque partie » (IIa IIae, qu 61 art 1).

C’est pourquoi parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernants qui veulent pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive

Tous les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse des biens communs, qui du reste, par un retour naturel, se répartissent de nouveau entre les individus. »[7]

Léon XIII, inspiré par saint Thomas, décrit bien un mouvement de va-et-vient, des particuliers au bien commun et du bien commun au particulier. Le mouvement de retour est bien la justice distributive. Le simple mot de « justice » souvent employé par Léon XIII⁠[8] pour parler des rapports économiques et sociaux couvre les distinctions opérées par saint Thomas, « choses bien connues », dira-t-il.⁠[9]

Pie X fera comme son prédécesseur, réclamant la justice pour les ouvriers et les prolétaires, rappelant leurs devoirs de justice aux patrons et aux capitalistes, reprochant au Sillon une conception erroné&e de la justice⁠[10]. Il emploiera l’expression « justice sociale » une seule fois dans l’enseignement de ce pontife qui écrit, à propos de Grégoire le Grand⁠[11] qu’il fut « le champion public de la justice sociale »[12] parce qu’il « résista courageusement aux injustes prétentions des empereurs de Byzance ». « Justice sociale » prend donc ici un sens très particulier puisqu’il s’agit de la défense de l’autonomie de l’Église et de la résistance aux empiètements du pouvoir temporel dans le domaine spirituel. Ceci pourrait paraître curieux si l’on oubliait que « la confusion des pouvoirs conduit à l’injustice des structures sociales. »[13]

C’est en 1923, que Pie XI introduit l’expression « justice sociale » dans son sens réel. Et il l’associe à la justice légale de saint Thomas: « Dans tous les domaines, Thomas réfute péremptoirement les théories imaginées par les modernistes (…), en morale, en sociologie et en droit, en formulant avec exactitude les principes de la justice légale ou sociale, de la justice commutative ou distributive et en expliquant les rapports de la justice avec la charité. »[14] Cette justice sociale, il la décrira dans Quadragesimo anno (1931) et y reviendra encore dans Divini Redemptoris (1937) et Firmissimam constantiam (1937).


1. Plusieurs auteurs protestants se sont penchés aussi sur le problème de la justice sociale. Nous avons médité les réflexions de P. Ricoeur. Nous pourrions aussi évoquer les recherches de Charles Gide (1847-1932) ou de W. Rauschenbush (1861-1918) aux USA (Social Gospel). Mais beaucoup de protestants veulent, en fait, mettre l’enseignement moral de Jésus à la base d’un ordre social caractérisé par l’égalité sociale et économique ou, plus modestement, comme Reinhold Niebuhr (1892-1971), ils diront que les chrétiens sont moralement obligés de coopérer avec les autres pour créer le meilleur ordre social possible tout en reconnaissant qu’aucune société ne peut pleinement réaliser l’idéal de l’amour chrétien. Signalons aussi le célèbre débat entre Karl Barth et Emil Brunner (1889-1966) sur la possibilité d’une justice naturelle (Lacoste).
2. L’expression est de J. Schumpeter qui explique bien que « le capitalisme (…) constitue de par sa nature un type ou une méthode de transformation économique, et non seulement il n’est jamais stationnaire, mais il ne pourrait jamais le devenir (…). En fait, l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle - tous éléments créés par l’initiative capitaliste (…). » Il s’agit d’ »un processus de mutation industrielle - si l’on me passe cette expression biologique - qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Le processus de destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme (…) En d’autres termes, le problème généralement pris en considération est celui d’établir comment le capitalisme gère les structures existantes, alors que le problème qui importe est celui de découvrir comment il crée, puis détruit les structures » (Capitalisme, socialisme et démocratie, Payothèque, 1979, pp. 115- 118). Dans ce processus, les personnes sont sacrifiées aux choses.
3. J’emprunte ces expressions à E. Herr (op. cit., p. 306).
4. Essai théorique de droit naturel, Casterman, Deuxième édition, 1875, n° 353-358, pp. 145-146 (la première édition française date de 1857). Luigi Taparelli d’Azeglio s.j. (1793-1862), fut attaché à la rédaction de la célèbre revue Civilta Cattolica qui exerça une grande influence sur les débuts du catholicisme social et sur Léon XIII.
5. Tout le chapitre IV du Livre II (pp. 151-169) traite « Des droits et devoirs sociaux en général ». Il est intéressant de noter que Taparelli fait découler les droits des devoirs.
6. RN, in Marmy 479. Paul VI reprendra cet enseignement pour l’appliquer aux relations entre pays riches et pays en voie de développement : « L’enseignement de Léon XIII dans Rerum novarum est toujours valable : le consentement des parties, si elles sont en situation trop inégale, ne suffit pas à garantir la justice du contrat, et la règle du libre consentement demeure subordonnée aux exigences du droit naturel. Ce qui était vrai du juste salaire individuel l’est aussi des contrats internationaux : une économie d’échange ne peut plus reposer sur la seule loi de la libre concurrence, qui engendre trop souvent elle aussi une dictature économique. La liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale » (PP, 59).
7. RN, 465-466 in Marmy.
8. Rerum novarum présente la solution socialiste en « opposition flagrante avec la justice » ; c’est la « justice » qui exige que « le fruit du travail soit au travailleur » ; « on viole la justice qui exige qu’à chacun soit attribué ce qui lui revient » ; « que la justice soit religieusement gardée, que jamais les uns n’oppriment les autres » ; « il est permis de tendre vers un avenir meilleur conformément à la justice » ; « avant tous les autres devoirs il faut placer ceux qui dérivent de al justice » ; etc..
9. Sapientiae Christianae, 10-1-1890.
10. Cf. Motu proprio sur l’Action populaire chrétienne, 18-12-1903 et Lettre sur le Sillon, 25-8-1910.
11. 540-604 ; élu pape en 590.
12. Encyclique Jucunda sane, 12-3-1904.
13. HERR E., op. cit., pp. 286-287. Le message évangélique, explique l’auteur, induit la désacralisation du pouvoir politique et la dépolitisation du pouvoir spirituel (que de nombreux papes ont oubliée). En effet, « la divinité du Christ ne peut absorber son humanité » et « l’humanité ne pouvait accaparer pour elle la divinité ». d’une part, « selon la conception chrétienne, le pouvoir politique ne peut se donner comme projet et mission le salut intégral de l’homme ; ceci revient au Christ et d’une certaine manière, à son corps, l’Église. Un pouvoir politique qui se croirait en mesure d’accomplir toute la justice devrait s’arroger un pouvoir absolu ou sacré. Il faut donc opérer une différenciation dans le concept de justice. Le pouvoir politique a la responsabilité de la justice politique (garantir effectivement les droits), mais il n’est pas directement compétent pour établir la justice dans ses dimensions éthiques et spirituelles. d’autre part, « On ne peut poursuivre le salut ni imposer les convictions ultimes avec des moyens politiques. Le risque, symétrique au précédent, c’est que l’instance religieuse recoure à des moyens de force pour réaliser le Royaume. »
14. Lettre Studiorum ducem, 29-6-1923.

⁢a. Un changement de vocabulaire

Il est un peu hasardeux d’essayer d’expliquer le changement de vocabulaire opéré. On comprend que l’on ait abandonné l’expression de « justice légale » qui était, chez saint Thomas, synonyme de justice générale. Pour saint Thomas, la justice légale était la vertu non seulement des législateurs qu’elle incite à établir des lois propices à la réalisation du bien commun mais aussi des citoyens qui doivent obéir à ces lois. La justice générale pouvait s’appeler justice légale parce que le rôle de la loi était de nous orienter vers le bien commun⁠[1]. Mais, à l’époque contemporaine, l’adjectif « légale » pouvait induire en erreur en donnant à penser que cette justice se contentait d’être conforme aux lois positives en vigueur, de plus en plus détachées du droit naturel à notre époque.⁠[2]

L’adjectif « sociale », quant à lui, était souvent employé, à la suite de Taparelli et d’autres catholiques sociaux⁠[3]. Il est certainement plus concret que « générale », renvoie, bien sûr, à la question sociale⁠[4] qui était au centre des préoccupations de Léon XIII, et donne à la justice un aspect plus dynamique (il s’agit d’une vertu, ne l’oublions pas), suggérant que les sociétés sont diverses et changeantes, que la justice « sociale » ne sera jamais réalisée et qu’elle doit tenir compte des évolutions et des particularités politiques, économiques et culturelles des peuples.⁠[5]

L’enseignement de Paul VI tend à confirmer cette hypothèse : « L’Église a fait sien, non seulement dans la doctrine spéculative (comme ce fut toujours le cas depuis qu’a résonné le message évangélique qui proclame bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice), mais encore dans l’enseignement pratique, le principe du progrès de la justice sociale (cf. Summa theol., Iiae, q. 58 a. 5), c’est-à-dire la nécessité de promouvoir le bien commun en réformant les dispositions légales en vigueur lorsque celles-ci ne tiennent pas suffisamment compte de l’égale répartition des avantages et des charges de la vie sociale (…). En plus du concept d’une justice statique, sanctionnée par le droit positif et protectrice d’un ordre légal donné, un autre concept de justice dynamique, découlant des exigences du droit naturel, le concept de justice sociale, est intervenu dans le développement de la société humaine ».⁠[6]

Il y reviendra encore en évoquant, à l’instar du concile Vatican II, la croissance du sens de la justice à travers le monde:

« Mais la Justice n’est-elle pas elle-même comme une déesse immobile ? Si, elle l’est dans ses expressions que nous appelons droits et devoirs, et que nous codifions dans nos fameux codes, c’est-à-dire dans les lois et dans les pactes, qui produisent cette stabilité de rapports sociaux, culturels, économiques, qu’il n’est pas permis d’enfreindre : c’est l’ordre, c’est la Paix. Mais si la Justice, autrement dit ce qui est et ce qui doit être, suscitait d’autres expressions meilleures que celles que nous avons présentement, qu’arriverait-il ?

Avant de répondre, demandons-nous si cette hypothèse, c’est-à-dire celle d’un développement de la conscience de la Justice, s’avère admissible, ou probable, ou souhaitable.

Oui. C’est là le fait qui caractérise le monde moderne et le distingue du monde antique. Aujourd’hui la conscience de la Justice progresse. Personne, croyons-nous, ne conteste ce phénomène. Nous ne nous arrêtons pas présentement à en faire l’analyse. Mais nous savons tous qu’aujourd’hui, grâce à la diffusion de la culture, l’homme, tout homme, a de lui-même une conscience nouvelle. Tout homme aujourd’hui sait être une Personne, et il s’éprouve comme Personne, autrement dit un être inviolable, égal aux autres, libre et responsable, disons-le : sacré. Il s’ensuit qu’une attention nouvelle et meilleure, c’est-à-dire plus complète et plus exigeante, pour ce qu’on pourrait appeler la « diastole » et la « systole » de sa personnalité. Nous voulons dire son double mouvement moral au rythme du droit et du devoir, pénètre la conscience de l’homme : une Justice, non plus statique mais dynamique, surgit de son cœur. Ce n’est pas un phénomène simplement individuel, ni réservé à des groupes choisis et restreints. C’est un phénomène désormais collectif, universel. Les pays en cours de développement le proclament à haute voix ; c’est la voix des Peuples, la voix de l’humanité ; elle réclame une nouvelle expression de la Justice, une nouvelle base pour la Paix. »[7]


1. Cf. BIGO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 220. Rappelons, avec cet auteur, quel est ce bien « dont les personnes jouissent ensemble et qui les font croître ensemble » : « En premier lieu, l’ensemble des ressources matérielles dont elles disposent, pas seulement les ressources publiques, mais même les ressources privées, car il y a une destination commune de l’ensemble des ressources existant dans un pays : la totalité du sol sur lequel la société est implantée, le revenu global, la fortune globale de la société, s’ils sont harmonieusement distribués, sont un élément important du bien commun. Le bien commun comporte aussi un patrimoine immatériel : la langue, la culture, le prestige, le développement des intercommunications, le savoir-vivre qui sont à la base de l’éducation à tous les plans, social, moral, religieux, une législation juste, une sage organisation du pouvoir et de la justice, ce sont là des éléments du bien commun. Il faut encore y ajouter le bien propre des personnes: c’est un élément essentiel du bien commun que l’épanouissement de chacun dans la société, le respect de la dignité de chacun, une heureuse distribution des parts et des rôles ; une société jouit en commun du bien-être matériel et moral de chacun » (id., p. 221). Comme on le constate, le bien commun mérite bien d’être l’objet de la justice appelée « générale », d’autant plus que, par sa nature, ce bien commun est en constante évolution et que sa description ne peut jamais être exhaustive.
2. X. Dijon conteste l’idée d’une justice sociale qui remplacerait le droit naturel. Il critique, à ce point de vue, la thèse de François Ewald (L’État-providence, Grasset, 1986). L’expression justice sociale a évidemment un sens différent de celui que nous tentons de dégager dans la mesure où, pour Ewald, les rapports sociaux « se présentent plutôt, selon la perspective sociologiste, comme la source de la loi morale elle-même » (Droit naturel, Tome 1, Les questions du droit, Puf, 1998, p. 376).
3. Cf. CALVEZ J.-Y. et PERRIN J., Église et société économique, Aubier, 1959, pp. 192-194.
4. « La question sociale est indubitablement aussi une question économique ; mais c’est bien plus une question concernant l’ordonnance de la société humaine et, dans son sens plus profond, une question morale et par conséquent religieuse. Comme telle, elle se résume ainsi : les hommes possèdent-ils - depuis le simple particulier constituant le peuple jusqu’à la communauté des peuples - la force morale de créer des conditions publiques telles que dans la vie sociale aucun individu et aucun peuple ne soient un objet privé de tout droit et exposé à l’exploitation d’autrui, mais plutôt que tous soient aussi des sujets, participant légitimement à la formation de l’ordre social, et que tous suivant leur art et leur profession puissent vivre tranquilles et heureux, avec des moyens d’existence suffisants, efficacement protégés contre les violences d’une économie égoïste, dans une liberté circonscrite par le bien général et dans une dignité humaine que chaque homme respecte dans les autres comme en lui-même ? » (Pie XII, Discours à la jeunesse catholique, 12-9-1948).
5. Des petites différences apparaissent dans l’utilisation du vocabulaire, selon les auteurs. Ainsi, A. Piettre (op. cit., p. 32) estime que l’expression « justice sociale », dans les documents catholiques, « se distingue de la classification traditionnelle établie par les scolastiques spécialement par st Thomas d’Aquin entre : 1. justice légale, les décisions du Prince ; 2. justice commutative ou justice dans les échanges (mutare) selon la valeur des choses et indépendamment des situations personnelles ; 3. justice distributive, qui concerne la répartition des biens et des charges entre les membres de la société.
   Il s’agit là, écrit-il, de catégories (comme celle de justice politique, justice pénale…​). mais il est évident que le fait pour un acte de relever de l’une ou l’autre catégorie, n’implique nullement qu’il soit juste (il y a des lois injustes, des contrats injustes, etc.). Pour être juste, un acte doit être conforme à la dignité de l’homme et à ses mérites : tel est du moins l’idéal de la justice…​
   C’est dans ce sens non plus d’une catégorie, mais d’un optatif, voire d’un impératif à réaliser au sein de la justice commutative comme de la justice distributive, que se comprend la justice sociale ».
6. PAUL VI, Discours pour le 75e anniversaire de l’encyclique Rerum novarum, 22-5-1966, n° 3.
7. PAUL VI, Message pour la Journée mondiale de la Paix, 1972 : « Si tu veux la paix, agis pour la justice », 8-12-1971.

⁢b. La justice sociale selon Pie XI

La première fois que Pie XI évoque la justice sociale c’est très précisément pour souligner la spécificité de son enseignement face au socialisme et au libéralisme:

« De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l’ont surabondamment prouvé depuis qu’on a mis en pratique les postulats d’un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d’autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin pour se rendre utile aux hommes d’un frein énergique et d’une sage direction qu’elle ne trouve pas en elle-même. C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s’acquitteront plus facilement s’ils veulent bien se libérer des attributions qui, Nous l’avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre. »[1]

Ce texte nous donne, malgré son caractère un peu sommaire, quelques indications importantes : la justice sociale doit gouverner l’économie « grâce à un ordre juridique et social » ; elle doit imprégner toutes les institutions et activités ; elle est l’œuvre prioritaire des pouvoirs publics ; enfin, elle est animée par la « charité sociale ». Il est clair que Pie XI prend ses distances par rapports à l’étatisme économique (la « dictature économique », les pouvoirs publics qui s’attribuent des fonctions qui ne leur reviennent pas) et du « laisser-faire » libéral puisqu’il veut soumettre les puissances économiques à un principe supérieur. Un principe supérieur qui n’est pas l’État mais qui est servi par l’État. Pie XI, on le sait et on le verra plus loin, s’attache, s’attache, dans cette encyclique, à la description de cet « ordre » qui met en œuvre la justice sociale sans la définir exactement comme il le fera dans Divini Redemptoris où il dira:

  1. outre la justice commutative, il y a aussi la justice sociale, qui impose des devoirs auxquels patrons et ouvriers n’ont pas le droit de se soustraire. C’est précisément la fonction de la justice sociale d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun. Mais de même que, dans l’organisme vivant, on pourvoit aux besoins du corps entier en donnant à chacune des parties et à chacun des membres ce qu’il leur faut pour remplir leurs fonctions, ainsi dans l’organisme social, pour assurer le bien commun de toute la collectivité, il faut accorder à chacune des parties et à chacun des membres, c’est-à-dire à des hommes qui ont la dignité de personnes, ce qui leur est nécessaire pour l’accomplissement de leurs fonctions sociales. La réalisation de la justice sociale produira une activité intense de toute la vie économique, dans la paix et dans l’ordre, manifestant ainsi la santé du corps social, tout comme la santé du corps humain se reconnaît à l’harmonieuse et bienfaisante synergie des activités organiques. »[2]

Ce texte capital a été parfois mal compris suite à une lecture trop rapide. Certains ont compris que la justice sociale n’était autre que la justice distributive puisque Pie XI écrivait : « outre la justice commutative, il y a aussi la justice sociale »[3]. C’était faire fi de la suite et donner raison aux socialistes et libéraux pour qui la justice sociale était bien la justice distributive, les uns pour l’appliquer, les autres, comme Hayek, pour la dénoncer.⁠[4] A ce point de vue, il est très important de prendre en considération l’ensemble des textes magistériels concernant la justice sociale car certains raccourcis pourraient faire croire que, dans l’optique sociale chrétienne, la justice sociale se limiterait à la justice distributive.

Or Pie XI dit bien que la justice sociale a d’abord comme fonction « d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun » mais aussi d’accorder à ces membres « ce qui leur est nécessaire…​ ». Ainsi, la justice sociale doit tout ordonner au bien commun, des citoyens à la communauté, mais elle est entraîne avec elle la justice distributive, de la communauté aux citoyens. Saint Thomas disait avec son vocabulaire : « Tout mouvement est spécifié par son but. C’est pourquoi il appartient à la justice légale de subordonner au bien commun les biens particuliers ; mais subordonner, au contraire, le bien commun au bien des particuliers en le leur distribuant, concerne la justice particulière ».⁠[5] Mais le célèbre théologien n’avait pas souligné le lien qui unit justice sociale et justice distributive, le bien commun n’étant pas assuré, dit Pie XI, sans le concours de la justice distributive : « L’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice. »[6]

Notons que les biens matériels évoqués ne sont pas recherchés simplement pour eux-mêmes, indéfiniment mais dans la mesure où ils sont les supports nécessaires à l’exercice de fonctions plus élevées.

La justice sociale est donc un concept « englobant » pourrait-on dire puisqu’elle « veille, chez les gouvernants mais aussi en tous les lieux de décision de l’organisme social et jusque chez les membres particuliers, au développement des ressources sociales, à leur harmonieuse répartition entre les catégories sociales par leurs lois, institutions et initiatives convenables, ainsi qu’à la distribution des rôles, empruntant tour à tour ses normes à la justice générale, à la justice distributive et à la justice commutative, selon les situations diverses qu’elle régit.

Ainsi la justice sociale nous semble avoir deux objets qui ne peuvent se ramener à l’unité : d’une part, l’abolition des disparités entre classes, secteurs et peuples ; d’autre part, la croissance des ressources globales de la société : en bref, la répartition sociale et la croissance économique. »[7]

Le double mouvement des citoyens vers le bien commun et du bien commun vers les citoyens peut s’exprimer aussi en termes de droits et de devoirs⁠[8]. Pour que la personne puisse accomplir ses devoirs envers le bien commun dont elle naît débitrice, la justice sociale exige la reconnaissance de ses droits⁠[9]. Pour Jean XXIII, toute société « doit reposer sur la justice, c’est-à-dire sur le respect effectif de ces droits et sur l’accomplissement loyal de ces devoirs. »[10] Plus précisément encore, Jean-Paul II dira que « le principe des droits de l’homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques. »[11] Comme l’écrit J.-Y. Calvez, même si « les droits de l’homme sont, en un sens, une réalité dernière (…) il faut pourtant, d’autre part, les considérer comme la traduction d’exigences de la justice. »[12]

Si l’on a encore en mémoire l’analyse de Gaston Fessard⁠[13], on se souviendra que le bien commun est non seulement le bien de la communauté mais aussi, inséparablement, la « communauté du bien qui tend à faire participer chacun des membres de la communauté à tout le bien possible »[14].

Le bien commun n’est donc pas le bien de l’État car « l’homme, expliquera Pie XII, dans son être personnel n’est pas ordonné en fin de compte à l’utilité de la société, mais, au contraire, la communauté est là pour l’homme. La communauté est le grand moyen voulu par la nature et par Dieu pour régler les échanges où se complètent les besoins réciproques, pour aider chacun à développer complètement sa personnalité selon ses aptitudes individuelles et sociales. La communauté considérée comme un tout n’est pas une unité physique qui subsiste en soi, et ses membres individuels n’en sont pas des parties intégrantes. L’organisme physique des êtres vivants, des plantes, des animaux ou de l’homme possède en tant que tout une unité qui subsiste en soi ; chacun des membres, par exemple la main, le pied, le cœur, l’œil, est une partie intégrante, destinée par tout son être à s’insérer dans l’ensemble de l’organisme. Hors de l’organisme, il n’a, par sa nature propre, aucun sens, aucune finalité ; il est entièrement absorbé par la totalité de l’organisme auquel il se relie.

Il en va tout autrement dans la communauté morale et dans chaque organisme de caractère purement moral. Le tout n’a pas ici d’unité qui subsiste en soi, mais une simple unité de finalité et d’action. Dans la communauté, les individus ne sont que collaborateurs et instruments de la réalisation du but communautaire. »[15]

Le bien commun n’est pas non plus le bien des particuliers. La justice sociale ne s’identifie pas à la justice distributive , avons-nous dit. Le bien commun est le bien commun des personnes mais non un bien attribué singulièrement : « ce serait par exemple distribuer les pierres d’un pont à chacun des usagers. »[16]

Il ne faut pas oublier que la justice sociale comme le bien commun sont fondés sur la sociabilité naturelle de l’homme qui ne peut s’épanouir, en tant qu’homme, que dans et par la société⁠[17]. Ils se fondent aussi sur le fait que la société n’est pas une juxtaposition d’individus mais un corps vivant où tous sont appelés à la solidarité⁠[18] et enfin sur le fait que les biens de la terre sont destinés à tous et que l’égale dignité des hommes demande que la justice sociale s’applique en priorité à ceux qui sont dans le besoin, à qui manque telle ou telle possibilité de s’épanouir intégralement.

Le refus de l’étatisme et de l’individualisme nous rappelle que la solidarité et la subsidiarité sont deux principes « intimement liés »: « En vertu du premier, l’homme doit contribuer avec ses semblables au bien commun de la société, à tous ses niveaux. Par là, la doctrine sociale de l’Église est opposée à toutes les formes d’individualisme social ou politique. En vertu du second, ni l’État ni aucune société ne doivent jamais se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des communautés intermédiaires au niveau où elles peuvent agir, ni détruire l’espace nécessaire à leur liberté. Par là, la doctrine sociale de l’Église s’oppose à toutes les formes de collectivisme. Ces principes fondent des critères pour porter un jugement sur les situations, les structures et les systèmes sociaux ». ⁠[19]


1. QA, n° 88, in Marmy 577.
2. DR, n° 51, in Marmy 173.
3. On se rappelle que l’idéologie libérale privilégie « jusqu’à l’exclusive la face commutative de la justice (…) » ( DIJON X., op. cit., p. 373).
4. VALADIER P., op. cit., p. 73.
5. IIa IIae, qu. 61, art. 1, sol. 4.
6. QA, in Marmy 571.
7. BIGO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 230.
8. « En un sens, la justice représente un résumé de tous nos devoirs » (Bruguès).
9. Cf. GUERRY Mgr, La doctrine sociale de l’Église, Bonne Presse, 1959, p. 143.
10. PT, 35.
11. RH, 17.
12. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, Desclée de Brouwer, 1989, p. 59.
13. Autorité et bien commun, Aubier, 1944, pp. 54-88.
14. BERNAERT Louis s.j., in Etudes, mars 1959, p. 306 (cf. MADIRAN J., op. cit., p. 25).
15. Discours aux médecins neurologues, 14-9-1952. Pie XII reprend dans ce discours ce qu’il avait déjà écrit dans l’encyclique Mystici corporis (26-6-1943) : « (…) tandis que dans un corps naturel le principe d’unité unit les parties de telle sorte que chacune manque entièrement de ce qu’on appelle subsistance propre, dans le Corps mystique, au contraire, la force de leur conjonction mutuelle, bien qu’intime, relie les membres entre eux de manière à laisser chacun jouir absolument de sa propre personnalité. En outre, si nous regardons le rapport mutuel entre le tout et chacun des membres, dans n’importe quel corps physique vivant, chacun des membres, en définitive, est uniquement destiné au bien de tout l’organisme ; toute société humaine, au contraire, pour peu qu’on fasse attention à la fin dernière de son utilité, est ordonnée, en définitive, au profit de tous et de chacun des membres, car ils sont des personnes. »
16. MADIRAN J., op. cit., p. 29.
17. « la justice générale est l’ouverture volontaire à, et l’instauration d’un espace sociétaire respectueux de l’homme » (HERR E., op. cit., p. 297).
18. « Ce qui rentre en ligne de compte, c’est la dignité de la personne humaine dont la défense et la promotion nous ont été confiées par le Créateur et dont sont rigoureusement responsables et débiteurs les hommes et les femmes dans toutes les circonstances de l’histoire » (SRS, 47).
19. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 73.

⁢c. Un bien vraiment commun

La justice sociale, avons-nous dit, doit ordonner toute l’activité humaine et donc la vie économique au bien commun dans tous ses aspects, en n’oubliant pas qu’il doit être commun précisément. Il s’agit donc bien prioritairement de combattre toutes les formes de pauvreté⁠[1] et pas seulement la pauvreté matérielle.

En effet, « le bien commun temporel consiste dans la paix et la sécurité dont les familles et les citoyens jouissent dans l’exercice de leurs droits et en même temps dans le plus grand bien-être spirituel et matériel possible en cette vie, grâce à l’union et à la coordination des efforts de tous. »[2] Pie XII confirmera cet enseignement de son prédécesseur: « Le bien commun ne peut être déterminé par des conceptions arbitraires, ni trouver sa loi primordiale dans la prospérité matérielle de la société, mais bien plutôt dans le développement harmonieux et dans la perfection naturelle de l’homme, à quoi le Créateur a destiné la société en tant que moyen.«⁠[3] Et plus précisément, il écrira que « toute l’activité politique et économique de l’État est ordonnée à la réalisation durable du bien commun, c’est-à-dire de ces conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, individuelle et religieuse. »[4]

Le Catéchisme résumera avec beaucoup de netteté tout cet enseignement en stipulant que « le développement des activités économiques et la croissance de la production sont destinés à subvenir aux besoins des êtres humains. La vie économique ne vise pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ou la puissance ; elle est d’abord ordonnée au service des personnes, de l’homme tout entier et de toute la communauté humaine. Conduite selon ses méthodes propres, l’activité économique doit s’exercer dans les limites de l’ordre moral, suivant la justice sociale, afin de répondre au dessein de Dieu sur l’homme (cf. GS, n° 64). »[5]

Et pour Jean-Paul II, « C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien commun de l’humanité »[6].

Quant à la pauvreté matérielle, elle n’est pas une fatalité et les pays développés pourraient mieux travailler à son éradication.

Un chercheur canadien a calculé, pour son pays, le « coût de la pauvreté zéro » c’est-à-dire le coût du revenu minimum garanti qui assurerait cette « pauvreté zéro » alors que ce revenu, en 1998, était en-dessous du seuil de pauvreté. Ce coût serait nettement inférieur aux réductions d’impôts promises et aux bénéfices annuels des banques…​⁠[7]

De son côté, réfléchissant sur les dépenses militaires consenties par les Américains et leurs alliés dans la guerre contre l’Irak en 2003, R. Petrella⁠[8] fait remarquer que les sommes dépensées « pour la guerre « punitive » et « préventive » contre l’Irak seraient suffisantes pour permettre l’accès à l’eau potable saine et aux services sanitaires de base à toute la population mondiale, ce qui signifierait garantir le droit à la vie pour tous ». Mais, accuse-t-il, les dirigeants des pays riches « ont graduellement abandonné « la culture des droits » pour affirmer « la culture de la performance et des mérites ». » C’est pourquoi il propose de déclarer illégale la pauvreté : « La pauvreté des plus faibles, des moins performants sur le plan commercial et financier, et des moins compétitifs sur le plan industriel, tertiaire et technologique, est vue désormais comme « naturelle », insurmontable. Une armée d’économistes s’affaire de par le monde pour expliquer que le fossé entre les pays riches et les pays pauvres est destiné à s’élargir et qu’il ne pourra plus être comblé quoi qu’on fasse[9]. Les inégalités dans le droit à la vie seraient devenues un fait « naturel » et non pas le résultat de l’évolution actuelle du monde contemporain.

Il est temps d’opposer à la folie de la guerre la primauté de la vie par la déclaration de l’illégalité de la pauvreté. Comme au XIXe siècle, nos sociétés furent capables de déclarer illégal l’esclavage (lui aussi considéré auparavant et pendant des siècles comme un fait « naturel ») accomplissant ainsi un saut qualitatif fondamental de civilisation, nos sociétés doivent au XXIe siècle sortir du retour à la barbarie actuelle en déclarant illégale la pauvreté. Personne n’a droit d’être pauvre. La pauvreté est la négation du droit à la vie des humains ».

C’est la même sensibilité qui pousse ce responsable d’ATD Quart-Monde à déclarer qu’‘ »aujourd’hui, une partie importante de l’humanité est toujours maintenue dans une véritable servitude alors que nous disposons des moyens pour libérer tous les hommes de la misère. Si les richesses, les connaissances et le travail étaient mieux partagés, toute personne pourrait être nourrie, logée décemment, bénéficier d’un enseignement de base et contribuer utilement au bien-être de chacun. Oui, plus que jamais, le monde d’aujourd’hui a les moyens d’éradiquer la misère. »[10]

Ce témoignage est intéressant parce qu’il décrit très concrètement les deux aspects de la justice sociale : la distribution à travers le souhait d’une meilleure répartition des biens essentiels et la participation au bien commun.

La justice sociale qui implique la lutte contre toutes les pauvretés, y compris la pauvreté matérielle, bien sûr, nous rappelle, une fois encore, l’option préférentielle pour les pauvres qui en agace plus d’un, qui est parfois réduite à un amour théorique ou suspectée de marxisme larvé. Or, cette option préférentielle pour les pauvres a toujours, malgré de tristes contre-témoignages, été le fait de l’Église dans son action à travers les siècles. Elle est la direction impérative que doit prendre la doctrine sociale de l’Église dans tous ses aspects:

« Sous ses multiples formes : dénuement matériel, oppression injuste, infirmités physiques et psychiques, et enfin la mort[11], la misère humaine est le signe manifeste de la condition native de faiblesse où l’homme se trouve depuis le premier péché et du besoin de salut. C’est pourquoi elle a attiré la compassion du Christ Sauveur qui a voulu la prendre sur lui (Mt 8, 17) et s’identifier aux « plus petits d’entre ses frères » (Mt 25, 40, 45). C’est pourquoi aussi ceux qu’elle accable sont l’objet d’un amour de préférence de la part de l’Église qui, depuis les origines, en dépit des défaillances de beaucoup de ses membres, n’a cessé de travailler à les soulager, les défendre et les libérer. Elle l’a fait par d’innombrables œuvres de bienfaisance qui restent toujours et partout indispensables (PP, 12 et Puebla 3, n° 476). Puis par sa doctrine sociale qu’elle presse d’appliquer, elle a cherché à promouvoir des changements structurels dans la société afin de procurer des conditions de vie dignes de la personne humaine.

Par le détachement des richesses, qui permet le partage et ouvre le Royaume (Ac 2, 44-45), les disciples de Jésus témoignent dans l’amour des pauvres et des malheureux de l’amour même du Père manifesté dans le Sauveur. Cet amour vient de Dieu et va à Dieu. Les disciples du Christ ont toujours reconnu dans les dons déposés sur l’autel un don offert à Dieu lui-même.

En aimant les pauvres, l’Église témoigne de la dignité de l’homme. Elle affirme clairement que celui-ci vaut plus par ce qu’il est que par ce qu’il possède. Elle témoigne que cette dignité ne peut être détruite, quelle que soit la situation de misère, de mépris, de rejet, d’impuissance, à laquelle un être humain a été réduit. Elle se montre solidaire de ceux qui ne comptent pas pour une société dont ils sont spirituellement et parfois même physiquement rejetés. (…) L’option privilégiée pour les pauvres, loin d’être un signe de particularisme ou de sectarisme, manifeste l’universalité de l’être et de la mission de l’Église. Cette option est sans exclusive.

C’est la raison pour laquelle l’Église ne peut l’exprimer à l’aide de catégories sociologiques et idéologiques réductrices, qui feraient de cette préférence un choix partisan et de nature conflictuelle. »[12]

Dérangeante, cette option préférentielle pour les pauvres, l’est particulièrement dans le domaine socio-économique et pourtant, c’est elle qui nous guidera lorsque nous examinerons les conditions socio-économiques de la justice sociale. Nous ne pouvons en faire fi après tant de rappels et le témoignage personnel du pape Jean-Paul II doit retentir au plus profond de notre conscience humaine et chrétienne:

« Cette « option », affirme-t-il devant les cardinaux, qui est aujourd’hui soulignée avec une force particulière par les épiscopats d’Amérique latine, je l’ai confirmée de manière répétée, à l’exemple, du reste, de mon inoubliable prédécesseur, le pape Paul VI. Je saisis volontiers cette occasion pour redire que l’engagement envers les pauvres constitue une raison dominante de mon action pastorale, la constante sollicitude qui accompagne mon service quotidien du Peuple de Dieu. J’ai fait et je fais mienne cette « option », je m’identifie avec elle. Je sens qu’il ne pourrait en être autrement puisque c’est le message éternel de l’Évangile. C’est ainsi qu’a fait le Christ, c’est ainsi qu’ont fait les apôtres, c’est ainsi qu’a fait l’Église au cours de son histoire deux fois millénaire.

Face aux formes actuelles d’exploitation du pauvre, l’Église ne peut se taire. Elle rappelle aussi aux riches leurs devoirs précis. (…) Oui, l’Église fait sienne l’option pour les pauvres. Une option préférentielle, je le répète. Ce n’est donc pas une option exclusive ou excluante car le message du salut est destiné à tous. » C’est « cependant, une option ferme et irrévocable. »[13]


1. N’oublions pas le distinguo établi entre la pauvreté à vivre et la pauvreté à combattre ou entre la « pauvreté évangélique » et la misère : « La pauvreté évangélique est un bien, elle est amie de la vertu et elle se contente de peu, mais la misère elle-même est un mal, ainsi que les maux qui en découlent : la première doit être aimée, la seconde doit être chassée et abolie. Dieu qui a donné la vie à l’homme, lui fournit par l’aide et l’ordonnance de sa loi secourable le nécessaire pour bien vivre. La justice sociale, qui est le plus beau lien de sagesse, de bienveillance et d’honnêteté, doit veiller attentivement à atteindre ce but, en réglant convenablement la répartition et l’usage des richesses de manière à ce qu’elles ne soient pas ici concentrées d’une manière excessive et ne fassent pas là totalement défaut : les richesses sont en effet le sang de la communauté humaine et doivent donc circuler normalement parmi tous les membres du corps social » (PIE XII, Lettre à l’épiscopat allemand, 18-10-1949).
2. PIE XI, Encyclique Divini illius Magistri, 31-12-1929.
3. PIE XII, Encyclique Summi Pontificatus, 20-10-1939.
4. Message de Noël, 1942.
5. CEC, n° 2426.
6. CA, 34.
7. BERNARD Michel, Justice sociale et revenu minimum garanti, Editions de l’Episode, 2001, disponible sur www.ao.qc.ca/chroniques/michel.
8. PETRELLA R., Déclarons illégale la pauvreté, in L’appel, n° 255, mars 2003.
9. Petrella cite le Sommet du Millénaire à New York en septembre 2000 qui estimait impossible d’éradiquer la pauvreté (2,7 milliards de pauvres en l’an 2000 dont 1,3 milliard d’extrêmement pauvres). Autre version au Sommet sur le financement du développement, en mars 2002, à Monterrey et au Sommet sur le développement soutenable, septembre 2002, Johannesburg) où l’on estimait que : « la lutte contre la pauvreté est de la responsabilité primaire des pays pauvres eux-mêmes et (qu’) elle ne peut passer que par la croissance économique et l’investissement privé dans le cadre d’un commerce mondial libéralisé selon les règles imposées par les pays occidentaux) »
10. KERCHOVE Georges de, Refusons la misère !, in La Libre Belgique, 17-10-2002. G. de Kerchove est président du Mouvement ATD Quart-Monde Bruxelles-Wallonie.
11. H. Declève n’hésite pas à déclarer « injuste une société dont les principes ou l’absence de principes mettent la plupart des membres dans l’impossibilité de chercher un sens nouveau, et tout spécialement de donner un sens à leur mort. » Tant que la mort n’a pas été assumée, « il n’y a simplement pas présence humaine au monde, il n’y a que le fait d’être ici et de figurer dans l’ensemble dénombrable de l’espèce humaine, guère plus qu’une mention sur une liste » (Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 225).
12. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 1986, 68.
13. Discours aux cardinaux et à la Curie, 21-12-1984, in DC, n° 1889, 3-2-1985, p. 170.

⁢d. Pas de justice sans charité

Il ne faudrait pas oublier toutefois que la justice sociale est, à sa source, une vertu et non un système⁠[1], « la plus parfaite des vertus », disait Aristote.⁠[2] C’est pourquoi Pie XI lui associe la « charité sociale » car la charité individuelle ne suffit pas au bien de la société. Après avoir décrit les réformes qu’il envisage pour assurer la justice sociale, Pie XI fait remarquer que « pour assurer pleinement ces réformes, il faut compter avant tout sur la loi de la charité qui est le lien de perfection (Col 3, 14). Combien se trompent les réformateurs imprudents qui, satisfaits de faire observer la justice commutative, repoussent avec hauteur le concours de la charité ! Certes, l’exercice de la charité ne peut être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu’on se refuserait à accomplir. Mais quand bien même chacun ici-bas aurait obtenu tout ce à quoi il a droit, un champ bien large resterait encore ouvert à la charité. La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleurs formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira dons que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, et de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5) , en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (I Co, 12, 26). »[3]

Pour une juste compréhension et application de la justice sociale dans la vie économique, l’évangélisation est donc aussi nécessaire. d’autant plus, comme Pie XI le montre plus haut, que les biens matériels ne seuls pas seuls en cause. Le bien commun temporel reste ordonné au bien éternel.

L’appel à la charité sociale ne doit pas nous surprendre. Nous avons vu qu’Aristote estimait que si l’amitié régnait parmi les hommes, la justice serait inutile. Nous savons aussi que si nous définissons la charité comme « la vertu naturelle et morale de bonté, de bienveillance à l’égard d’autrui : cette vertu ressortit à la justice, au sens large du mot, puisque la justice règle tous les rapports entre les hommes. »[4] Dans une optique chrétienne, la charité donnée par l’Esprit de Dieu nous Le fait aimer ainsi que tous les hommes par amour pour Lui d’autant plus qu’Il s’est identifié aux plus pauvres des hommes. Les prescriptions de la charité ne peuvent certes être imposées comme celles de la justice mais elles sont aussi nécessaires. Sur le plan interpersonnel et sur le plan social : « Un peuple, écrivait saint Augustin, est un ensemble d’hommes unis dans l’amour d’un même bien. »[5] C’est cet amour-là qui inspire dévouement, souci du bien commun, partage, esprit de conciliation, générosité, oubli de soi, sens du service, de la paix et de Dieu.

Comme l’a bien montré G. Van Gestel⁠[6], sans la charité, la justice maintient certes les distances et l’ordre, délimite les droits tandis que la charité unit et vivifie ; la justice, attachée aux obligations extérieures, reste impersonnelle et froide alors que la charité crée des liens intimes ; enfin, la justice donne ce qui est dû mais justice faite, restent, comme nous le verrons, bien des souffrances qui ne peuvent être rencontrées que dans la charité.

Fidèle à l’Évangile et à son insistance sur un « au delà » de la justice, l’Église n’a jamais cessé de répéter que la justice ne suffit pas à la justice.

Jean-Paul II a longuement développé cette idée fort traditionnelle mais que les mouvements socialistes ou revendicatifs ont presque toujours oubliée:

« Il n’est pas difficile de constater que, dans le monde contemporain et sur une vaste échelle, le sens de la justice s’est réveillé ; et sans aucun doute, il met plus en relief ce qui est opposé à la justice dans les rapports entre les hommes, les groupes sociaux ou les « classes », comme entre les peuples et les États, et jusqu’à des systèmes politique entiers et même des mondes entiers. Ce courant profond et multiforme, à la source duquel la conscience humaine contemporaine a placé la justice, atteste le caractère éthique des tensions et des luttes qui envahissent le monde.

L’Église partage avec les hommes de notre temps ce désir ardent et profond d’une vie juste à tous points de vue, et elle n’omet pas non plus de réfléchir aux divers aspects de la justice, telle que l’exige la vie des hommes et des sociétés. Le développement de la doctrine sociale catholique au cours du dernier siècle le confirme bien. Dans le sillage de cet enseignement se situent aussi bien l’éducation et la formation des consciences humaines dans un esprit de justice, que les initiatives particulières qui se développent dans cet esprit, spécialement dans le cadre de l’apostolat des laïcs.

Cependant, il serait difficile de ne pas percevoir que, souvent, les programmes fondés sur l’idée de justice et qui doivent servir à sa réalisation dans la vie sociale des personnes, des groupes et des sociétés humaines, subissent en pratique des déformations. Bien qu’ils continuent toujours à se réclamer de cette même idée de justice, l’expérience démontre que souvent des forces négatives, comme la rancœur, la haine, et jusqu’à la cruauté, ont pris le pas sur elle. Alors, le désir de réduire à rien l’adversaire, de limiter sa liberté, ou même de lui imposer une dépendance totale, devient le motif fondamental de l’action ; et cela s’oppose à l’essence de la justice qui, par nature, tend à établir l’égalité et l’équilibre entre les parties en conflit. Cette espèce d’abus de l’idée de justice et son altération pratique montrent combien l’action humaine peut s’éloigner de le justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom. Ce n’est pas pour rien que le Christ reprochait à ses auditeurs, fidèles à la doctrine de l’Ancien Testament, l’attitude qui se manifeste dans ces paroles : « Œil pour œil, dent pour dent ».[7] Telle était la manière d’altérer la justice à cette époque ; et les formes modernes continuent à se modeler sur elle. Il est évident, en effet, qu’au nom d’une prétendue justice (par exemple historique, ou de classe), on anéantit parfois le prochain, on tue, on prive de liberté, on dépouille des droits humains les plus élémentaires. L’expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu’elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu’est l’amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions. L’expérience de l’histoire a conduit à formuler l’axiome : summum ius, summa iniuria, le summum du droit, summum de l’injustice. Cette affirmation ne dévalue pas la justice, et n’atténue pas la signification de l’ordre qui se fonde sur elle ; mais elle indique seulement, sous un autre aspect, la nécessité de recourir à ces forces encore plus profondes de l’esprit, qui conditionnent l’ordre même de la justice. »[8]

Le Catéchisme dira : « Aucune législation ne saurait par elle-même faire disparaître les craintes, les préjugés, les attitudes d’orgueil et d’égoïsme qui font obstacle à l’établissement de sociétés vraiment fraternelles. Ces comportements ne cessent qu’avec la charité qui trouve en chaque homme un « prochain », un frère. »[9]


1. Parlant de la justice en général, Jean-Paul II rappelle aussi que « la justice est à la fois une vertu morale et un concept juridique ». Et il continue, dans le sens que nous allons développer : « On la représente parfois les yeux bandés ; en réalité, c’est le propre de la justice de veiller attentivement à assurer l’équilibre entre les droits et les devoirs, de même qu’à encourager le partage équitable des coûts et des bénéfices. La justice restaure, elle ne détruit pas, elle réconcilie, elle ne pousse pas à la vengeance. Sa racine la plus profonde, tout bien considéré, se situe dans l’amour, qui trouve son expression la plus significative dans la miséricorde. C’est pourquoi la justice sans l’amour miséricordieux devient froide et cassante » (Message pour la Journée mondiale de la paix, 8-12-1997, in DC, n° 2173, 4-1-1998, n° 1).
2. Et il ajoutait, citant Euripide : « ni l’étoile du soir, ni l’étoile du matin ne sont ainsi admirables » (Ethique à Nicomaque, V, 3).
3. QA, 118, Marmy 608.
4. Van GESTEL G. o.p., La doctrine sociale de l’Église, La pensée catholique, 1956, pp. 142-143.
5. La Cité de Dieu, XII, 24.
6. Op. cit., pp. 145-148.
7. Mt 5, 38.
8. DM, 12.
9. CEC, 1931.

⁢e. Pas de charité sans justice

Mais l’importance de la charité comme âme de la justice sociale ne doit pas nous faire oublier que s’il n’y a pas de justice sans charité, il n’y a pas de charité sans justice et que la célèbre apostrophe de Proudhon : « Nous n’avons pas besoin de votre charité, nous voulons la justice »[1], est un cri de colère qui devrait être sans objet.

Malheureusement, il faut bien avouer que, longtemps, trop longtemps, la pratique chrétienne a fait appel à la seule charité pour compenser les duretés de la réalité économique ou, comme aujourd’hui encore a demandé aux Églises « d’apporter les forces spirituelles et la dimension transcendante au capitalisme démocratique, seul capable de lutter efficacement contre la pauvreté qu’elles dénoncent (…) »⁠[2].

Des Pères de l’Église à Bossuet, nous avons rencontré de très puissantes interpellations ; François-Xavier Cuche a montré combien les pensées de Fleury, La Bruyère et Fénelon, marquées par Bossuet, développent une pensée sociale qui annonce la doctrine sociale chrétienne contemporaine⁠[3] ; mais, il semble, qu’à partir du XVIIe siècle et peut-être même avant, les requêtes de la justice sociale ont été, « jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres »[4]

Bien sûr, la charité dépasse la justice mais elle la suppose. Saint Augustin déjà l’affirmait : « Nous ne devons point souhaiter qu’il y ait des malheureux pour nous permettre d’accomplir des œuvres de miséricorde. Tu donnes du pain à qui a faim ; mais mieux vaudrait que nul n’ait faim et que tu ne donnes à personne. Tu habilles qui est nu ; si seulement tous étaient vêtus et qu’il n’y eût point telle nécessité ! (…) Tous ces services en effet répondent à des nécessités. Supprime les malheureux : c’en sera fait des œuvres de miséricorde. Le feu de l’amour s’éteindra-t-il donc ? Plus authentique est l’amour que tu portes à un heureux que tu ne peux en rien obliger ; plus pur sera cet amour et bien plus franc. Car si tu obliges un malheureux, peut-être désires-tu t’élever en face de lui, et veux-tu qu’il soit au-dessous de toi, lui, qui t’a provoqué à bien faire (…). Souhaite qu’il soit ton égal: ensemble soyez soumis à Celui qui ne peut être l’obligé de personne. »[5]

Pie XI confirmera : « Mais pour être authentiquement vraie, la charité doit toujours tenir compte de la justice (…) Une prétendue charité qui prive l’ouvrier du salaire auquel il a un droit strict, n’a rien de la vraie charité, ce n’est qu’un faux titre, un simulacre de charité. L’ouvrier ne doit pas recevoir à titre d’aumône ce qui lui revient en justice : il n’est pas permis de se dérober aux graves obligations imposées par la justice en accordant quelques dons à titre de miséricorde. La charité et la justice imposent des devoirs, souvent par rapport au même objet, mais sous un aspect différent : lorsqu’il s’agit des obligations d’autrui envers eux, les ouvriers ont le droit de se montrer particulièrement sensibles par conscience de leur propre dignité. »[6]

Cet enseignement s’enracine dans l’essence même de l’Évangile : « Le message chrétien intègre dans l’attitude même de l’homme envers Dieu son attitude envers les autres hommes : sa réponse à l’amour de Dieu qui nous sauve par le Christ, ne devient effective que par l’amour et le service des autres. (…) L’amour du prochain et la justice sont inséparables. L’amour est avant tout une exigence absolue de justice, c’est-à-dire reconnaissance de la dignité et des droits du prochain. Et, pour sa part, la justice n’atteint sa plénitude intérieure que dans l’amour.⁠[7] (…) Parce que tout homme est l’image visible du Dieu invisible et le frère du Christ, le chrétien trouve en chaque homme Dieu lui-même avec son exigence absolue de justice et d’amour. »[8]

On peut donc conclure que « notre conception chrétienne n’admet ni opposition ni l’alternative : l’amour ou le droit, mais la synthèse féconde : l’amour et le droit. Dans l’un et l’autre, double irradiation d’un même esprit de Dieu, résident le programme et le cachet de la dignité de l’esprit humain ; l’un et l’autre s’intègrent mutuellement, coopèrent, s’animent, se soutiennent, se donnent la main dans la voie de la concorde et de la pacification : le droit fraie la route à l’amour, l’amour tempère le droit et le rehausse. Ensemble ils font monter la vie humaine dans cette atmosphère sociale où, nonobstant les déficiences, les embarras, les aspérités de cette terre, une communauté fraternelle devient possible. »[9]

Plus complètement encore, on dira, avec le P. Calvez, que « la justice, incluant les droits de l’homme, et la charité, impliquant l’option préférentielle pour les pauvres, s’appellent (…) l’une l’autre. »[10]


1. In Justice, 1858.
2. PATERNOT Jacques et VERALDI Gabriel, Dieu est-il contre l’économie ?, De Fallois, 1989, p. . Les auteurs regrettent qu’en lieu et place, les Églises « bricolent une doctrine baroque » ! Un autre auteur, plus ancien, RIPERT Georges (La règle morale dans les obligations civiles, LGDJ, 1929) estime que, puisque « le droit naturel se confond, depuis la sécularisation que lui a imposée l’Ecole moderne du droit de la nature et des gens, avec la pure et simple raison législatrice que les humains mettent en œuvre dans la formulation du droit positif qui les régit de façon purement immanente (…). il convient de remettre en valeur, sur les ruines du droit naturel rabattu à sa pure immanence, les préceptes transcendants de la religion révélée afin que le droit des obligations, fatalement clos en sa position juridique, s’humanise davantage sous leur influence dans le sens d’un plus grand amour du prochain (…) » (DIJON X., op. cit., p. 376).
3. Les refus de ce « petit concile » comme il s’appela lui-même par plaisanterie, « ressemblent étonnamment à ceux de la doctrine chrétienne du XXe siècle : méfiance à l’égard de la civilisation urbaine, de l’économie monétaire, de l’évolutionnisme historique, refus du règne de l’argent, des excès d’inégalité, de la confiscation de tout bien et de toute liberté par l’État, refus du communisme intégral et de la société de concurrence, refus du matérialisme, qu’il soit philosophique ou pratique, refus de considérer la production économique comme une fin en soi, refus de la xénophobie, refus, malgré tant d’hésitations, de la violence, dans sa triple forme de guerre civile ou sociale, de guerre commerciale et de guerre internationale. Et surtout, refus fondamental, premier, de la misère. » Mais ce « petit concile », dans ses refus, s’appuie sur une théologie positive qui nous paraît familière. En effet, « elle suppose une théologie de la Création qui fixe la nature de l’Homme, qui le définit image et fils de Dieu, infiniment respectable en cela et membre d’une unique famille humaine, et qui proclame la destination universelle des biens ; elle suppose une théologie de la Chute qui explique par le péché le désordre du monde, et donc la nécessité des institutions et des lois, qui met le mal dans le cœur de l’homme autant que dans les structures sociales et fait du travail un instrument de rédemption ; elle implique encore une théologie de l’Incarnation qui entraîne que Dieu s’imite dans tous les états de vie : elle repose corollairement d’abord sur une théologie de la Providence selon laquelle Dieu veille sur l’histoire des hommes et la fait servir à ses propres fins, de sorte qu’histoire profane et histoire sacrée ont en quelque façon partie liée, ensuite sur une théologie de la Charité qui reconnaît en Dieu celui qui, étant Amour, fait justice et veut le bonheur de l’homme, sur une théologie qui affirme la dimension sociale et économique du commandement de l’amour, sans laquelle l’homme concret échapperait à la Charité, enfin sur une théologie du Pauvre, avec la conséquence que le chrétien se doit de rétablir la dignité de l’homme dans toutes les conditions et de susciter les institutions sociales et économiques qui rendent ce projet possible. En dernier lieu, elle s’achève en une théologie de l’Unité où l’unité plurielle de Dieu-Trinité se prolonge dans l’unité du corps du Christ et dans l’unité de l’Humanité, dont l’Église est le Sacrement, unité qu’il faut retrouver dans la société selon son ordre propre » (CUCHE Fr.-X., Une pensée sociale catholique, Fleury, La Bruyère, Fénelon, Cerf, 1991, pp. 530-531).
4. SCHOOYANS M., La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995, p. 97.
5. Tract. VIII, n° 5 ; P.L. t. XXXV, c. 2038-2039, cité par Van GESTEL G., op. cit., p. 141. Le concile Vatican II dira: « La pureté d’intention ne doit être entachée d’aucune recherche d’intérêt propre ni d’aucun désir de domination » (Apostolicam actuositatem, 8).
6. Divini redemptoris, in Marmy 171. Rappelons-nous : « Il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice » (Apostolicam actuositatem, 8).
7. E. Herr écrit : « La recherche de la justice (…) se présente comme une condition nécessaire de l’amour (…) mais ce n’est pas de la justice que surgit l’amour » (op. cit., pp. 288 et 301).
8. Justice dans le monde, Synode des évêques, 1971.
9. PIE XII, Radiomessage, Noël 1942.
10. L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 69.

⁢f. Vers une morale « intégrée ».

Dans le texte de Quadragesimo anno qui nous a servi de guide, une phrase doit encore retenir notre attention : la justice sociale, écrivait Pie XI, « doit (…) pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples (…). » Dans cette optique, l’évolution de l’économie « doit s’accomplir dans la justice comme dans un milieu dont elle reçoit sa vie, sa structure et son harmonie. »[1]

Or, plus que de justice sociale, on parle beaucoup aujourd’hui d’éthique économique mais qu’entend-on par là ? Dans une étude fort intéressante, M. Falise et J. Régnier⁠[2] considèrent qu’il y a trois attitudes possibles : ignorer l’éthique, comme le font les économismes de types libéral ou marxiste, soit accepter une éthique qu’ils appellent « périphérique » qui encadre, réglemente le fonctionnement de l’économie ou qui en corrige les effets négatifs. Dans ce cas, le pouvoir politique intervient « en amont » ou « en aval »[3]. C’est cette attitude qui s’est installée dans la plupart des démocraties qui ont mis en place des lois régissant les conditions de travail, les syndicats, les droits des travailleurs, les monopoles, la protection des consommateurs, les taux d’intérêt (en « amont »), la fiscalité, les allocations de chômage, le salaire minimum garanti (en « aval »), etc. Dans ce cadre, l’économie suit sa propre logique.

Pour les auteurs, il faut aller plus loin : ce qui est souhaitable, c’est une éthique « intégrée » qui agit au cœur de l’activité économique non pas pour la rendre plus performante mais pour en modifier l’esprit et la finalité.⁠[4] Il y a, en effet, une manière utilitariste de parler d’éthique au sein de l’entreprise ou dans le marché. Ainsi, « les discours, toujours plus fréquents, sur l’éthique des affaires aux États-Unis et dans les autres pays industrialisés, tendent à faire respecter certaines règles par et pour un marché toujours plus « imparfait » dans la conviction que l’éthique puisse servir l’efficience »[5]. Le vrai rôle de l’éthique n’est pas non plus, simplement, comme on le voudrait aujourd’hui de guider les comportements individuels. L’éthique doit orienter tous les moyens (scientifiques, techniques, économiques, financiers, informatifs, etc.) d’agir sur la société et son économie, en fonction du bien commun redéfini⁠[6] et en discernant ce qui peut servir la promotion d’une société humaine et ce qui la menace ou la pervertit.

Dans la mouvance de P. Ricoeur, M. Ruol⁠[7] déclare, à propos des éthiques existantes, qu’il faut « dépasser le clivage entre une éthique intimiste et une philosophie politique relayant des impératifs institutionnels (…) sortir de la dichotomie (…) entre d’une part, une éthique interpersonnelle, cantonnée à l’intimité des rapports de face-à-face et, d’autre part, une philosophie politique relayant les pseudo-impératifs des mécanismes socio-économiques se contentant, a) soit d’abandonner les questions de justice redistributive aux forces du marché et des rapports de force existants, b) soit de penser les conditions d’un juste dans le langage idéal qui ne prend pas en compte les conditions de son effectuation concrète et dans des termes qui ne remettent pas réellement en cause l’origine des situations injustes. »

Elle revient à Rawls qui, pour elle aussi, s’inscrit dans un courant qui « a déplacé l’accent d’une visée de la vie bonne en commun vers la question de la validité des normes réglant l’existence en commun. Son objet est de définir des procédures garantissant l’universalité (c’est-à-dire la reconnaissance par chacune des personnes concernées) des normes et des institutions sociales et politiques. » Ce courant a privilégié le légal et l’institutionnel, une éthique procédurale au détriment d’une éthique de l’action personnelle et collective. En effet, Rawls affirme « la priorité du juste par rapport au bien. (…) « La question de la justice est d’abord et avant tout une question de distribution. Le distribuendum comprend tout autant les revenus (aspect économique) que les charges et pouvoirs (aspects socio-politiques) que les libertés fondamentales. Il s’agit d’une approche en termes de biens primaires cherchant _ définir la distribution la plus équitable que l’on puisse proposer, c’est-à-dire celle qui permet de concilier le respect des libertés individuelles et l’intuition morale de l’équité. La solution est donnée par deux principes dont le premier vise la promotion prioritaire de la liberté de chacun et dont le second tend à privilégier dans la distribution des autres biens, les personnes « moins bien loties » (maximin). » M. Ruol note : « L’idée sous-jacente, c’est qu’il y a des inégalités productives : il faut donc laisser jouer les lois du marché et compenser celles-ci en se concentrant sur le sort de ceux qui sont moins bien lotis. »

Ce « solidarisme libéral » « ne peut apporter qu’une solution de compensation à des inégalités constatées passivement (et même approuvées tacitement en raison de l’impératif d’efficacité) et n’offrent aucune analyse pertinente des raisons et origines de ces phénomènes. La raison en est simple : abandonnant aux marchés et aux rapports de forces existants le soin de guider et de déterminer les grands équilibres macro-économiques et sociaux, une telle démarche n’intervient qu’en second lieu pour « panser des plaies », sans s’interroger sur les conditions d’une action collective qui agirait sur leurs causes structurelles. »[8]

L’auteur conclut : « On n’en a pas fini avec la justice lorsque, selon la formule célèbre du modèle rawlsien on a maximisé le sort des plus démunis. L’exclusion est un acte concret d’éviction de tout espace de reconnaissance sociale qui porte atteinte à la dignité des personnes refoulées. (…) Il s’agit de rendre à l’exclu sa dignité d’acteur social. »[9]

La justice sociale implique une éthique intégrée puisqu’elle est «  téléologique », ordonnant tout au bien commun et qu’elle a le souci de la dignité intégrale de tout homme.

La Catéchisme le souligne très bien en trois pages lumineuses qui mettent en exergue les trois piliers de la justice sociale:

\1. Le respect de la dignité transcendante de toute personne humaine⁠[10], non seulement il s’agit de reconnaître ses droits mais plus encore de la considérer comme un autre soi-même.

\2. Le respect, chez des personnes différentes, de l’égalité de leur dignité et des droits qui en découlent⁠[11]. Cette « égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie plus justes et plus humaines. Les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une seule famille humaine font scandale. Elles font obstacles à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine, ainsi qu’à la paix sociale et internationale. »[12]

\3. La mise en œuvre de la solidarité qui est le nouveau nom de l’amitié dont parlaient Aristote et Léon XIII, ou encore de la charité sociale chère à Pie XI. La loi de solidarité et de charité est « dictée et imposée aussi bien par la communauté d’origine et par l’égalité de la nature raisonnable chez tous les hommes, à quelque peuple qu’ils appartiennent, que par le sacrifice de rédemption offert par Jésus-Christ sur l’autel de la Croix à son Père céleste, en faveur de l’humanité pécheresse. »[13] « La solidarité se manifeste en premier lieu dans la répartition des biens et la rémunération du travail. Elle suppose aussi l’effort en faveur d’un ordre social plus juste dans lequel les tensions pourront être mieux résorbées, et où les conflits trouveront plus facilement leur issue négociée.

Les problèmes socio-économiques ne peuvent être résolus qu’avec l’aide de toutes les formes de solidarité : solidarité des pauvres entre eux, des riches et des pauvres, des travailleurs entre eux, des employeurs et des employés dans l’entreprise, solidarité entre les nations et entre les peuples. La solidarité internationale est une exigence d’ordre moral. La paix du monde en dépend pour une part. »[14]

Ce programme ne sera jamais accompli ici-bas et aucun système ne peut prétendre le réaliser et, a fortiori, l’avoir réalisé. Il nous décrit une société à l’image du Royaume, société à laquelle il nous faut donc travailler sans relâche, dans une tension perpétuelle vers plus de respect pour toute personne, vers plus d’égalité et plus de solidarité. Une tension personnelle et politique.

Beaucoup craignent que l’insistance sur l’égalité et la solidarité ne fasse entrave d’une manière ou d’une autre à la liberté. Rien n’est plus faux si l’on prend bien la peine de définir correctement la liberté.

Celle-ci fonde l’égalité le la solidarité. Guidée par la vérité sur l’homme et sa destinée, elle se mobilise pour l’égalité dans la solidarité.

H. Declève, par exemple, montre, très simplement, que l’homme juste est, précisément, « l’interlocuteur de ma liberté. Dans le langage, celui qui prend la parole et dit « je » s’adresse d’emblée à une « deuxième personne » qu’il met ainsi en situation de prendre également la place du « je » et de conférer au premier locuteur le rôle d’un « tu ». De même dans la vie morale : une liberté, en y assumant l’excellence, ouvre à autrui la possibilité de développer sa propre créativité en réponse à celle qui l’a interpellé et qu’elle-même suscite. Ce qui se dévoile de la sorte, c’est la fondement de l’EGALITE. Celle-ci n’est jamais un fait, ni un donné naturel. Elle est une promotion à accomplir sans cesse et une tâche à réaliser. La liberté à laquelle l’homme juste donne son assentiment reconnaît chez autrui et induit davantage en lui la possibilité de dire également « oui » à la liberté. »[15]

De son côté, X. Dijon montre que la liberté entraîne des obligations: « puisque la liberté n’a pas décidé de la présence d’autrui - pas plus que de son corps (…) - la voici obligée de descendre du piédestal de sa suffisante autonomie pour reconnaître que la relation à autrui le tient déjà, avant même toute décision qu’elle aurait prise à cet égard, comme la source de toutes les obligations qui se déploient dans le champ du droit. »[16]

Le chrétien ne s’arrête pas à la défense des « droits acquis ». Il n’est jamais satisfait de l’état présent car il le sait et il se sait toujours imparfait. C’est pourquoi, dans la pratique de la justice sociale, estime-t-il que l’égalité et la solidarité sont toujours à réaliser.

On peut dire de la justice sociale ce que Marc Van Putte dit de la législation sociale : qu’elle a un aspect réaliste, mesurant « ce qui est possible à un moment donné » et un aspect prophétique anticipant « toujours en quelque sorte l’égalité parfaite entre les hommes. » ⁠[17]

De même, l’intervention sociale ne doit pas être « simple intervention après coup pour rectifier les abus et injustices criantes » Il faut que « le système économique soit régulé de façon à ce que personne ne soit automatiquement défavorisé ou ne tombe dans le dénuement du fait de son fonctionnement. Le système économique doit avoir pour l’un de ses objectifs directs la solidarité ».⁠[18] Nous le verrons dans le chapitre suivant.

Dans cette tension vers plus de dignité, de vraie liberté, d’égalité, et de solidarité, on se rend compte que « l’exercice de la justice est déjà un acte d’espérance ».⁠[19]

Cette vision dynamique, ambitieuse par nécessité et forcément humble, est confirmée, dans une version très laïque par Comte-Sponville: « qu’est-ce qu’un juste ?, demande-t-il. C’est quelqu’un qui met sa force au service du droit, et des droits, et qui, décrétant en lui l’égalité de tout homme avec tout autre, malgré les inégalités de fait ou de talents, qui sont innombrables, instaure un ordre qui n’existe pas mais sans lequel aucun ordre jamais ne saurait nous satisfaire. Le monde résiste, et l’homme. Il faut donc leur résister - et résister d’abord à l’injustice que chacun porte en soi, qui est soi. C’est pourquoi le combat pour la justice n’aura pas de fin. Ce Royaume-là au moins nous est interdit, ou plutôt nous n’y sommes déjà qu’autant que nous nous efforçons d’y atteindre ; heureux les affamés de justice », termine-t-il, en précisant, dans sa logique horizontaliste, qu’ils « ne seront jamais rassasiés ! »[20]


1. BRO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 219.
2. Economie et foi, Centurion, 1993, pp. 18-33.
3. De même, Ph. Van Parijs écrit que « l’État-providence s’efforce de corriger ex post, par des mécanismes redistributifs, les iniquités engendrées par le marché, alors que dans une démocratie de propriétaires, c’est ex ante que la distribution équitable s’établirait, grâce notamment au rôle joué par le système d’enseignement et à une législation entravant la concentration de la propriété » (op. cit., p. 88).
4. « La pratique de l’économie est ouverte à une éthique et que la foi peut, pour des chrétiens, enraciner cette éthique » (FALISE M. et REGNIER J., op. cit., p. 9). Selon les auteurs, cette éthique « intégrée » n’est pas totalement absente. On en trouve quelques signes dans l’attitude des consommateurs au moment des choix qu’ils doivent opérer, entre biens marchands et non marchands, entre producteurs nationaux ou étrangers, soucieux ou non d’environnement ou de justice sociale, entre différentes fromes d’épargne. Dans les entreprises, certains patrons sont conscients de leur responsabilité sociale. Enfin, le souci du bien commun, souvent négligé par les pouvoirs publics, anime des particuliers et des associations diverses.
5. PAPINI Roberto, Ethique et démocratie économique, in Notes et documents, Institut international Jacques Maritain, n° 24-25, 1989. L’Église refuse aussi l’argument suivant lequel « il est impossible de faire de la justice sociale sans d’abord faire de la production…​ ; la production exigeant certes qu’il y ait moins de distribution, moins de justice sociale, moins d’État-providence, une plus totale concurrence » (CALVEZ J.-Y., L’Église devant le libéralisme économique, op. cit., p. 67).
6. Notre monde présente toute une panoplie de moyens, de systèmes mais à quelle fin sont-ils ordonnés ? « Ces systèmes, note E. Herr, relèvent encore trop souvent d’une logique de la pure force et ne sont pas encore suffisamment repris dans un projet raisonnable au service de tout l’homme et de tous les hommes », au service du bien commun, dirions-nous (op. cit., p. 332).
7. RUOL Muriel, La société du juste et de l’injuste : démocratie et économie, in Le juste et l’injuste : de l’indignation à la « juste distance » médiatique, psychanalytique, théologique, éthique et politique, Actes du colloque organisé par les professeurs de philosophie et d’éthique religieuse, Institut supérieur de formation sociale de Namur, 11-12 mars 1996. M. Ruol est économiste et philosophe, assistante à l’UCL.
8. Op. cit., pp. 3-4.
9. Id., pp. 9-10.
10. « La personne représente le but ultime de la société qui lui est ordonnée (…). Le respect de la personne humaine implique celui des droits qui découlent de sa dignité de créature. (…) Le respect de la personne humaine passe par le respect du principe : « Que chacun considère son prochain, sans aucune exception, comme « un autre lui-même ». qu’il tienne compte avant tout de son existence et des moyens qui lui sont nécessaires pour vivre dignement. » (GS 27,§ 1) (…) Le devoir de se faire le prochain d’autrui et de le servir activement se fait plus pressant encore lorsque celui-ci est plus démuni, en quelque domaine que ce soit. » (CEC 1929-1933).
11. Ce respect de l’égalité ne justifie pas l’égalitarisme car « en venant au monde, l’homme ne dispose pas de tout ce qui est nécessaire au développement de sa vie, corporelle et spirituelle. Il a besoin des autres. Des différences apparaissent, liées à l’âge, aux capacités physiques, aux aptitudes intellectuelles ou morales, aux échanges dont chacun a pu bénéficier, à la distribution des richesses (GS 29, § 2). Les « talents » ne sont pas distribués également (cf Mt 25, 14-30 ; Lc 19, 11-27).
   Ces différences appartiennent au plan de Dieu, qui veut que chacun reçoive d’autrui ce dont il a besoin et que ceux qui disposent de « talents » particuliers en communiquent les bienfaits à ceux qui en ont besoin. Les différences encouragent et souvent obligent les personnes à la magnanimité, à la bienveillance et au partage ; elles incitent les cultures à s’enrichir les unes les autres (…) » Toutefois, « il existe des inégalités iniques qui frappent des millions d’hommes et de femmes. Elles sont en contradiction ouverte avec l’Évangile (…) » (CEC, 1936-1938).
12. CA 10, SRS 38-40 et CEC 1938..
13. PIE XII, encyclique Summi pontificatus, 20-10-1939 et CEC 1939.
14. CEC, 1940-1941. Ajoutons avec le CEC (1942) que « la vertu de solidarité va au-delà des biens matériels. En répandant les biens spirituels de la foi, l’Église a, de surcroît, favorisé le développement des biens temporels auxquels elle a souvent ouvert des voies nouvelles. Ainsi s’est vérifiée, tout au long des siècles, la parole du Seigneur: « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). »
15. Op. cit., p. 222.
16. Op. cit., pp. 374-375.
17. Les aspects juridiques de la justice sociale in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 99. M. Van De Putte, docteur en droit, licencié en sciences économiques, est administrateur de sociétés.
18. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 91.
19. DECLEVE H., op. cit., p. 267.
20. COMTE-SPONVILLE A., Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995, p. 113. L’auteur base sa réflexion sur un bref parcours à travers les diverses conceptions philosophiques de la justice (op. cit., pp. 80-113).