Il ne faudrait pas oublier toutefois que la justice sociale est, à sa source, une vertu et non un système[1], « la plus parfaite des vertus », disait Aristote.[2] C’est pourquoi Pie XI lui associe la « charité sociale » car la charité individuelle ne suffit pas au bien de la société. Après avoir décrit les réformes qu’il envisage pour assurer la justice sociale, Pie XI fait remarquer que « pour assurer pleinement ces réformes, il faut compter avant tout sur la loi de la charité qui est le lien de perfection (Col 3, 14). Combien se trompent les réformateurs imprudents qui, satisfaits de faire observer la justice commutative, repoussent avec hauteur le concours de la charité ! Certes, l’exercice de la charité ne peut être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu’on se refuserait à accomplir. Mais quand bien même chacun ici-bas aurait obtenu tout ce à quoi il a droit, un champ bien large resterait encore ouvert à la charité. La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleurs formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira dons que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, et de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5) , en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (I Co, 12, 26). »[3]
Pour une juste compréhension et application de la justice sociale dans la vie économique, l’évangélisation est donc aussi nécessaire. d’autant plus, comme Pie XI le montre plus haut, que les biens matériels ne seuls pas seuls en cause. Le bien commun temporel reste ordonné au bien éternel.
L’appel à la charité sociale ne doit pas nous surprendre. Nous avons vu qu’Aristote estimait que si l’amitié régnait parmi les hommes, la justice serait inutile. Nous savons aussi que si nous définissons la charité comme « la vertu naturelle et morale de bonté, de bienveillance à l’égard d’autrui : cette vertu ressortit à la justice, au sens large du mot, puisque la justice règle tous les rapports entre les hommes. »[4] Dans une optique chrétienne, la charité donnée par l’Esprit de Dieu nous Le fait aimer ainsi que tous les hommes par amour pour Lui d’autant plus qu’Il s’est identifié aux plus pauvres des hommes. Les prescriptions de la charité ne peuvent certes être imposées comme celles de la justice mais elles sont aussi nécessaires. Sur le plan interpersonnel et sur le plan social : « Un peuple, écrivait saint Augustin, est un ensemble d’hommes unis dans l’amour d’un même bien. »[5] C’est cet amour-là qui inspire dévouement, souci du bien commun, partage, esprit de conciliation, générosité, oubli de soi, sens du service, de la paix et de Dieu.
Comme l’a bien montré G. Van Gestel[6], sans la charité, la justice maintient certes les distances et l’ordre, délimite les droits tandis que la charité unit et vivifie ; la justice, attachée aux obligations extérieures, reste impersonnelle et froide alors que la charité crée des liens intimes ; enfin, la justice donne ce qui est dû mais justice faite, restent, comme nous le verrons, bien des souffrances qui ne peuvent être rencontrées que dans la charité.
Fidèle à l’Évangile et à son insistance sur un « au delà » de la justice, l’Église n’a jamais cessé de répéter que la justice ne suffit pas à la justice.
Jean-Paul II a longuement développé cette idée fort traditionnelle mais que les mouvements socialistes ou revendicatifs ont presque toujours oubliée:
« Il n’est pas difficile de constater que, dans le monde contemporain et sur une vaste échelle, le sens de la justice s’est réveillé ; et sans aucun doute, il met plus en relief ce qui est opposé à la justice dans les rapports entre les hommes, les groupes sociaux ou les « classes », comme entre les peuples et les États, et jusqu’à des systèmes politique entiers et même des mondes entiers. Ce courant profond et multiforme, à la source duquel la conscience humaine contemporaine a placé la justice, atteste le caractère éthique des tensions et des luttes qui envahissent le monde.
L’Église partage avec les hommes de notre temps ce désir ardent et profond d’une vie juste à tous points de vue, et elle n’omet pas non plus de réfléchir aux divers aspects de la justice, telle que l’exige la vie des hommes et des sociétés. Le développement de la doctrine sociale catholique au cours du dernier siècle le confirme bien. Dans le sillage de cet enseignement se situent aussi bien l’éducation et la formation des consciences humaines dans un esprit de justice, que les initiatives particulières qui se développent dans cet esprit, spécialement dans le cadre de l’apostolat des laïcs.
Cependant, il serait difficile de ne pas percevoir que, souvent, les programmes fondés sur l’idée de justice et qui doivent servir à sa réalisation dans la vie sociale des personnes, des groupes et des sociétés humaines, subissent en pratique des déformations. Bien qu’ils continuent toujours à se réclamer de cette même idée de justice, l’expérience démontre que souvent des forces négatives, comme la rancœur, la haine, et jusqu’à la cruauté, ont pris le pas sur elle. Alors, le désir de réduire à rien l’adversaire, de limiter sa liberté, ou même de lui imposer une dépendance totale, devient le motif fondamental de l’action ; et cela s’oppose à l’essence de la justice qui, par nature, tend à établir l’égalité et l’équilibre entre les parties en conflit. Cette espèce d’abus de l’idée de justice et son altération pratique montrent combien l’action humaine peut s’éloigner de le justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom. Ce n’est pas pour rien que le Christ reprochait à ses auditeurs, fidèles à la doctrine de l’Ancien Testament, l’attitude qui se manifeste dans ces paroles : « Œil pour œil, dent pour dent ».[7] Telle était la manière d’altérer la justice à cette époque ; et les formes modernes continuent à se modeler sur elle. Il est évident, en effet, qu’au nom d’une prétendue justice (par exemple historique, ou de classe), on anéantit parfois le prochain, on tue, on prive de liberté, on dépouille des droits humains les plus élémentaires. L’expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu’elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu’est l’amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions. L’expérience de l’histoire a conduit à formuler l’axiome : summum ius, summa iniuria, le summum du droit, summum de l’injustice. Cette affirmation ne dévalue pas la justice, et n’atténue pas la signification de l’ordre qui se fonde sur elle ; mais elle indique seulement, sous un autre aspect, la nécessité de recourir à ces forces encore plus profondes de l’esprit, qui conditionnent l’ordre même de la justice. »[8]
Le Catéchisme dira : « Aucune législation ne saurait par elle-même faire disparaître les craintes, les préjugés, les attitudes d’orgueil et d’égoïsme qui font obstacle à l’établissement de sociétés vraiment fraternelles. Ces comportements ne cessent qu’avec la charité qui trouve en chaque homme un « prochain », un frère. »[9]