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xii. A l’écoute du Magistère

C’est dans la mouvance de saint Thomas que va s’élaborer la conception sociale chrétienne de la justice⁠[1]. Mais en l’ordonnant, de manière de plus en plus nette, à la personne telle que nous avons déjà eu l’occasion de la définir. Par personne, nous entendons un être libre, investi d’une dignité particulière, en relation avec les autres à travers des formes sociales diverses qui le construisent, un être responsable et solidaire, lié au monde qui l’entoure et essentiellement égal aux autres. Sa liberté fonde des droits, des pouvoirs, qu’il partage avec ses semblables. C’est uniquement dans cette perspective « personnaliste » qu’on peut vraiment parler de droit et donc de justice. Comment, en effet, envisager une justice sociale dans la mouvance capitaliste ou dans la mouvance marxiste puisqu’elles excluent l’éthique. Ni le matérialisme historique que nous définirons dans le chapitre suivant, ni la « destruction créatrice »[2] qui est le moteur du capitalisme (même si on ne le confond pas nécessairement avec le libéralisme) ne peuvent fonder une éthique et donc une justice sociale, ni même s’y associer.

Il y a certes, dans l’activité économique, une force voire une violence à l’œuvre mais l’objectif de la justice sociale est précisément de les mettre au service du droit, de la personne. Attachée à la promotion de la personne, la pensée sociale chrétienne rompt avec le modèle « holistique » du socialisme et avec toute tentation chrétienne semblable et rompt avec le modèle « atomistique » du libéralisme bâti sur la promotion de l’individu autonome.⁠[3]

L’expression « justice sociale » apparaît, semble-t-il, pour la première fois, sous la plume de Taparelli d’Azeglio, en 1840: « L’idée de la justice sociale découle naturellement de l’idée du droit : une âme bien faite admire l’ordre et l’aime (…) en soi-même comme dans les autres ; elle est naturellement portée à faire en sorte que l’accomplissement du devoir corresponde exactement au droit. Or, cette inclination habituelle à poser cette sorte d’équation, c’est la justice. Mais pour établir cette égalité, pour poser cette équation, il faut que nous ayons un fondement ; quelles sont donc ces raisons ?

La justice sociale est une justice d’homme à homme (…) ; quels rapports y a-t-il d’homme à homme ? Quand nous considérons l’homme d’une manière abstraite, c’est-à-dire, avec les propriétés essentielles de l’humanité, comme animal raisonnable, il est évident que d’homme à homme il ne peut exister que des rapports parfaitement égaux, une égalité parfaite, homme à homme, c’est l’humanité répétée deux fois, ce sont deux idées identiques ; il ne peut donc y avoir un rapport d’égalité plus parfait. d’où je conclus que, de fait, la justice sociale doit rendre tous les hommes parfaitement égaux dans les droits de l’humanité, comme le Créateur les a rendus parfaitement égaux dans leur nature humaine, et que l’homme en observant cette justice, ne peut manquer d’accomplir la volonté de celui qui l’a mise en nous. » Cette « égalité spécifique » est la base des « inégalités individuelles ». De ces deux perspectives non contradictoires, découle « l’immense différence que met la justice entre les biens individuels et les biens communs ou sociaux ». Dans le premier cas, la justice « établit l’égalité de quantité entre les individus », c’est la justice commutative. Dans le second, la justice « procure l’égalité de proportion pour le bien commun », c’est la justice distributive.⁠[4]

Visiblement, Taparelli reprend le schéma mis au point par Aristote et confirmé par saint Thomas mais la justice légale ou générale a été ici remplacée par « sociale ». Il est difficile de dire ce qui a poussé l’auteur à choisir cet adjectif mais, comme nous le verrons, c’est une très heureuse initiative. Retenons, en tout cas, cette présentation très moderne de la justice sociale dont la mission est de « rendre tous les hommes parfaitement égaux dans les droits de l’humanité »[5]. On se souvient, à ce propos, de la suggestion de Jean-Paul II de considérer, en définitive, le bien commun comme l’ensemble des droits objectifs de la personne.

Ceci dit, même si l’expression « justice sociale » ne se trouve pas dans l’enseignement de Léon XIII, on ne peut nier que le père de la doctrine sociale chrétienne, n’en ait le souci.

Non seulement, c’est bien la personne et ses droits que Léon XIII veut défendre en se penchant sur la « question sociale » : droit du travailleur face au marché aveugle ou à l’étatisation, droit de la famille, droit d’accéder à la propriété privée, droit à un juste salaire, droit de s’associer dans divers corps intermédiaires, etc.. Léon XIII dira clairement qu’au-dessus de ce que nous appellerions la « justice commutative », il y a un principe plus élevé : « Que le patron et l’ouvrier fassent tant et de telles conventions qu’il leur plaira, qu’ils tombent d’accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir, que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures que d’ailleurs il ne peut refuser, parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste. »[6]

Qui plus est, après avoir fait remarquer qu’une société doit être « une et commune à tous ses membres grands et petits » et que les pauvres sont le plus grand nombre, Léon XIII déclare : « Comme il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l’autre, il est donc évident que l’autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu’on rende à chacun son dû. A ce sujet saint Thomas dit fort sagement : « De même que la partie et le tout sont en quelque manière une même chose, ainsi ce qui appartient au tout est en quelque sorte à chaque partie » (IIa IIae, qu 61 art 1).

C’est pourquoi parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernants qui veulent pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive

Tous les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse des biens communs, qui du reste, par un retour naturel, se répartissent de nouveau entre les individus. »[7]

Léon XIII, inspiré par saint Thomas, décrit bien un mouvement de va-et-vient, des particuliers au bien commun et du bien commun au particulier. Le mouvement de retour est bien la justice distributive. Le simple mot de « justice » souvent employé par Léon XIII⁠[8] pour parler des rapports économiques et sociaux couvre les distinctions opérées par saint Thomas, « choses bien connues », dira-t-il.⁠[9]

Pie X fera comme son prédécesseur, réclamant la justice pour les ouvriers et les prolétaires, rappelant leurs devoirs de justice aux patrons et aux capitalistes, reprochant au Sillon une conception erroné&e de la justice⁠[10]. Il emploiera l’expression « justice sociale » une seule fois dans l’enseignement de ce pontife qui écrit, à propos de Grégoire le Grand⁠[11] qu’il fut « le champion public de la justice sociale »[12] parce qu’il « résista courageusement aux injustes prétentions des empereurs de Byzance ». « Justice sociale » prend donc ici un sens très particulier puisqu’il s’agit de la défense de l’autonomie de l’Église et de la résistance aux empiètements du pouvoir temporel dans le domaine spirituel. Ceci pourrait paraître curieux si l’on oubliait que « la confusion des pouvoirs conduit à l’injustice des structures sociales. »[13]

C’est en 1923, que Pie XI introduit l’expression « justice sociale » dans son sens réel. Et il l’associe à la justice légale de saint Thomas: « Dans tous les domaines, Thomas réfute péremptoirement les théories imaginées par les modernistes (…), en morale, en sociologie et en droit, en formulant avec exactitude les principes de la justice légale ou sociale, de la justice commutative ou distributive et en expliquant les rapports de la justice avec la charité. »[14] Cette justice sociale, il la décrira dans Quadragesimo anno (1931) et y reviendra encore dans Divini Redemptoris (1937) et Firmissimam constantiam (1937).


1. Plusieurs auteurs protestants se sont penchés aussi sur le problème de la justice sociale. Nous avons médité les réflexions de P. Ricoeur. Nous pourrions aussi évoquer les recherches de Charles Gide (1847-1932) ou de W. Rauschenbush (1861-1918) aux USA (Social Gospel). Mais beaucoup de protestants veulent, en fait, mettre l’enseignement moral de Jésus à la base d’un ordre social caractérisé par l’égalité sociale et économique ou, plus modestement, comme Reinhold Niebuhr (1892-1971), ils diront que les chrétiens sont moralement obligés de coopérer avec les autres pour créer le meilleur ordre social possible tout en reconnaissant qu’aucune société ne peut pleinement réaliser l’idéal de l’amour chrétien. Signalons aussi le célèbre débat entre Karl Barth et Emil Brunner (1889-1966) sur la possibilité d’une justice naturelle (Lacoste).
2. L’expression est de J. Schumpeter qui explique bien que « le capitalisme (…) constitue de par sa nature un type ou une méthode de transformation économique, et non seulement il n’est jamais stationnaire, mais il ne pourrait jamais le devenir (…). En fait, l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle - tous éléments créés par l’initiative capitaliste (…). » Il s’agit d’ »un processus de mutation industrielle - si l’on me passe cette expression biologique - qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Le processus de destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme (…) En d’autres termes, le problème généralement pris en considération est celui d’établir comment le capitalisme gère les structures existantes, alors que le problème qui importe est celui de découvrir comment il crée, puis détruit les structures » (Capitalisme, socialisme et démocratie, Payothèque, 1979, pp. 115- 118). Dans ce processus, les personnes sont sacrifiées aux choses.
3. J’emprunte ces expressions à E. Herr (op. cit., p. 306).
4. Essai théorique de droit naturel, Casterman, Deuxième édition, 1875, n° 353-358, pp. 145-146 (la première édition française date de 1857). Luigi Taparelli d’Azeglio s.j. (1793-1862), fut attaché à la rédaction de la célèbre revue Civilta Cattolica qui exerça une grande influence sur les débuts du catholicisme social et sur Léon XIII.
5. Tout le chapitre IV du Livre II (pp. 151-169) traite « Des droits et devoirs sociaux en général ». Il est intéressant de noter que Taparelli fait découler les droits des devoirs.
6. RN, in Marmy 479. Paul VI reprendra cet enseignement pour l’appliquer aux relations entre pays riches et pays en voie de développement : « L’enseignement de Léon XIII dans Rerum novarum est toujours valable : le consentement des parties, si elles sont en situation trop inégale, ne suffit pas à garantir la justice du contrat, et la règle du libre consentement demeure subordonnée aux exigences du droit naturel. Ce qui était vrai du juste salaire individuel l’est aussi des contrats internationaux : une économie d’échange ne peut plus reposer sur la seule loi de la libre concurrence, qui engendre trop souvent elle aussi une dictature économique. La liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale » (PP, 59).
7. RN, 465-466 in Marmy.
8. Rerum novarum présente la solution socialiste en « opposition flagrante avec la justice » ; c’est la « justice » qui exige que « le fruit du travail soit au travailleur » ; « on viole la justice qui exige qu’à chacun soit attribué ce qui lui revient » ; « que la justice soit religieusement gardée, que jamais les uns n’oppriment les autres » ; « il est permis de tendre vers un avenir meilleur conformément à la justice » ; « avant tous les autres devoirs il faut placer ceux qui dérivent de al justice » ; etc..
9. Sapientiae Christianae, 10-1-1890.
10. Cf. Motu proprio sur l’Action populaire chrétienne, 18-12-1903 et Lettre sur le Sillon, 25-8-1910.
11. 540-604 ; élu pape en 590.
12. Encyclique Jucunda sane, 12-3-1904.
13. HERR E., op. cit., pp. 286-287. Le message évangélique, explique l’auteur, induit la désacralisation du pouvoir politique et la dépolitisation du pouvoir spirituel (que de nombreux papes ont oubliée). En effet, « la divinité du Christ ne peut absorber son humanité » et « l’humanité ne pouvait accaparer pour elle la divinité ». d’une part, « selon la conception chrétienne, le pouvoir politique ne peut se donner comme projet et mission le salut intégral de l’homme ; ceci revient au Christ et d’une certaine manière, à son corps, l’Église. Un pouvoir politique qui se croirait en mesure d’accomplir toute la justice devrait s’arroger un pouvoir absolu ou sacré. Il faut donc opérer une différenciation dans le concept de justice. Le pouvoir politique a la responsabilité de la justice politique (garantir effectivement les droits), mais il n’est pas directement compétent pour établir la justice dans ses dimensions éthiques et spirituelles. d’autre part, « On ne peut poursuivre le salut ni imposer les convictions ultimes avec des moyens politiques. Le risque, symétrique au précédent, c’est que l’instance religieuse recoure à des moyens de force pour réaliser le Royaume. »
14. Lettre Studiorum ducem, 29-6-1923.

⁢a. Un changement de vocabulaire

Il est un peu hasardeux d’essayer d’expliquer le changement de vocabulaire opéré. On comprend que l’on ait abandonné l’expression de « justice légale » qui était, chez saint Thomas, synonyme de justice générale. Pour saint Thomas, la justice légale était la vertu non seulement des législateurs qu’elle incite à établir des lois propices à la réalisation du bien commun mais aussi des citoyens qui doivent obéir à ces lois. La justice générale pouvait s’appeler justice légale parce que le rôle de la loi était de nous orienter vers le bien commun⁠[1]. Mais, à l’époque contemporaine, l’adjectif « légale » pouvait induire en erreur en donnant à penser que cette justice se contentait d’être conforme aux lois positives en vigueur, de plus en plus détachées du droit naturel à notre époque.⁠[2]

L’adjectif « sociale », quant à lui, était souvent employé, à la suite de Taparelli et d’autres catholiques sociaux⁠[3]. Il est certainement plus concret que « générale », renvoie, bien sûr, à la question sociale⁠[4] qui était au centre des préoccupations de Léon XIII, et donne à la justice un aspect plus dynamique (il s’agit d’une vertu, ne l’oublions pas), suggérant que les sociétés sont diverses et changeantes, que la justice « sociale » ne sera jamais réalisée et qu’elle doit tenir compte des évolutions et des particularités politiques, économiques et culturelles des peuples.⁠[5]

L’enseignement de Paul VI tend à confirmer cette hypothèse : « L’Église a fait sien, non seulement dans la doctrine spéculative (comme ce fut toujours le cas depuis qu’a résonné le message évangélique qui proclame bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice), mais encore dans l’enseignement pratique, le principe du progrès de la justice sociale (cf. Summa theol., Iiae, q. 58 a. 5), c’est-à-dire la nécessité de promouvoir le bien commun en réformant les dispositions légales en vigueur lorsque celles-ci ne tiennent pas suffisamment compte de l’égale répartition des avantages et des charges de la vie sociale (…). En plus du concept d’une justice statique, sanctionnée par le droit positif et protectrice d’un ordre légal donné, un autre concept de justice dynamique, découlant des exigences du droit naturel, le concept de justice sociale, est intervenu dans le développement de la société humaine ».⁠[6]

Il y reviendra encore en évoquant, à l’instar du concile Vatican II, la croissance du sens de la justice à travers le monde:

« Mais la Justice n’est-elle pas elle-même comme une déesse immobile ? Si, elle l’est dans ses expressions que nous appelons droits et devoirs, et que nous codifions dans nos fameux codes, c’est-à-dire dans les lois et dans les pactes, qui produisent cette stabilité de rapports sociaux, culturels, économiques, qu’il n’est pas permis d’enfreindre : c’est l’ordre, c’est la Paix. Mais si la Justice, autrement dit ce qui est et ce qui doit être, suscitait d’autres expressions meilleures que celles que nous avons présentement, qu’arriverait-il ?

Avant de répondre, demandons-nous si cette hypothèse, c’est-à-dire celle d’un développement de la conscience de la Justice, s’avère admissible, ou probable, ou souhaitable.

Oui. C’est là le fait qui caractérise le monde moderne et le distingue du monde antique. Aujourd’hui la conscience de la Justice progresse. Personne, croyons-nous, ne conteste ce phénomène. Nous ne nous arrêtons pas présentement à en faire l’analyse. Mais nous savons tous qu’aujourd’hui, grâce à la diffusion de la culture, l’homme, tout homme, a de lui-même une conscience nouvelle. Tout homme aujourd’hui sait être une Personne, et il s’éprouve comme Personne, autrement dit un être inviolable, égal aux autres, libre et responsable, disons-le : sacré. Il s’ensuit qu’une attention nouvelle et meilleure, c’est-à-dire plus complète et plus exigeante, pour ce qu’on pourrait appeler la « diastole » et la « systole » de sa personnalité. Nous voulons dire son double mouvement moral au rythme du droit et du devoir, pénètre la conscience de l’homme : une Justice, non plus statique mais dynamique, surgit de son cœur. Ce n’est pas un phénomène simplement individuel, ni réservé à des groupes choisis et restreints. C’est un phénomène désormais collectif, universel. Les pays en cours de développement le proclament à haute voix ; c’est la voix des Peuples, la voix de l’humanité ; elle réclame une nouvelle expression de la Justice, une nouvelle base pour la Paix. »[7]


1. Cf. BIGO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 220. Rappelons, avec cet auteur, quel est ce bien « dont les personnes jouissent ensemble et qui les font croître ensemble » : « En premier lieu, l’ensemble des ressources matérielles dont elles disposent, pas seulement les ressources publiques, mais même les ressources privées, car il y a une destination commune de l’ensemble des ressources existant dans un pays : la totalité du sol sur lequel la société est implantée, le revenu global, la fortune globale de la société, s’ils sont harmonieusement distribués, sont un élément important du bien commun. Le bien commun comporte aussi un patrimoine immatériel : la langue, la culture, le prestige, le développement des intercommunications, le savoir-vivre qui sont à la base de l’éducation à tous les plans, social, moral, religieux, une législation juste, une sage organisation du pouvoir et de la justice, ce sont là des éléments du bien commun. Il faut encore y ajouter le bien propre des personnes: c’est un élément essentiel du bien commun que l’épanouissement de chacun dans la société, le respect de la dignité de chacun, une heureuse distribution des parts et des rôles ; une société jouit en commun du bien-être matériel et moral de chacun » (id., p. 221). Comme on le constate, le bien commun mérite bien d’être l’objet de la justice appelée « générale », d’autant plus que, par sa nature, ce bien commun est en constante évolution et que sa description ne peut jamais être exhaustive.
2. X. Dijon conteste l’idée d’une justice sociale qui remplacerait le droit naturel. Il critique, à ce point de vue, la thèse de François Ewald (L’État-providence, Grasset, 1986). L’expression justice sociale a évidemment un sens différent de celui que nous tentons de dégager dans la mesure où, pour Ewald, les rapports sociaux « se présentent plutôt, selon la perspective sociologiste, comme la source de la loi morale elle-même » (Droit naturel, Tome 1, Les questions du droit, Puf, 1998, p. 376).
3. Cf. CALVEZ J.-Y. et PERRIN J., Église et société économique, Aubier, 1959, pp. 192-194.
4. « La question sociale est indubitablement aussi une question économique ; mais c’est bien plus une question concernant l’ordonnance de la société humaine et, dans son sens plus profond, une question morale et par conséquent religieuse. Comme telle, elle se résume ainsi : les hommes possèdent-ils - depuis le simple particulier constituant le peuple jusqu’à la communauté des peuples - la force morale de créer des conditions publiques telles que dans la vie sociale aucun individu et aucun peuple ne soient un objet privé de tout droit et exposé à l’exploitation d’autrui, mais plutôt que tous soient aussi des sujets, participant légitimement à la formation de l’ordre social, et que tous suivant leur art et leur profession puissent vivre tranquilles et heureux, avec des moyens d’existence suffisants, efficacement protégés contre les violences d’une économie égoïste, dans une liberté circonscrite par le bien général et dans une dignité humaine que chaque homme respecte dans les autres comme en lui-même ? » (Pie XII, Discours à la jeunesse catholique, 12-9-1948).
5. Des petites différences apparaissent dans l’utilisation du vocabulaire, selon les auteurs. Ainsi, A. Piettre (op. cit., p. 32) estime que l’expression « justice sociale », dans les documents catholiques, « se distingue de la classification traditionnelle établie par les scolastiques spécialement par st Thomas d’Aquin entre : 1. justice légale, les décisions du Prince ; 2. justice commutative ou justice dans les échanges (mutare) selon la valeur des choses et indépendamment des situations personnelles ; 3. justice distributive, qui concerne la répartition des biens et des charges entre les membres de la société.
   Il s’agit là, écrit-il, de catégories (comme celle de justice politique, justice pénale…​). mais il est évident que le fait pour un acte de relever de l’une ou l’autre catégorie, n’implique nullement qu’il soit juste (il y a des lois injustes, des contrats injustes, etc.). Pour être juste, un acte doit être conforme à la dignité de l’homme et à ses mérites : tel est du moins l’idéal de la justice…​
   C’est dans ce sens non plus d’une catégorie, mais d’un optatif, voire d’un impératif à réaliser au sein de la justice commutative comme de la justice distributive, que se comprend la justice sociale ».
6. PAUL VI, Discours pour le 75e anniversaire de l’encyclique Rerum novarum, 22-5-1966, n° 3.
7. PAUL VI, Message pour la Journée mondiale de la Paix, 1972 : « Si tu veux la paix, agis pour la justice », 8-12-1971.

⁢b. La justice sociale selon Pie XI

La première fois que Pie XI évoque la justice sociale c’est très précisément pour souligner la spécificité de son enseignement face au socialisme et au libéralisme:

« De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l’ont surabondamment prouvé depuis qu’on a mis en pratique les postulats d’un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d’autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin pour se rendre utile aux hommes d’un frein énergique et d’une sage direction qu’elle ne trouve pas en elle-même. C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s’acquitteront plus facilement s’ils veulent bien se libérer des attributions qui, Nous l’avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre. »[1]

Ce texte nous donne, malgré son caractère un peu sommaire, quelques indications importantes : la justice sociale doit gouverner l’économie « grâce à un ordre juridique et social » ; elle doit imprégner toutes les institutions et activités ; elle est l’œuvre prioritaire des pouvoirs publics ; enfin, elle est animée par la « charité sociale ». Il est clair que Pie XI prend ses distances par rapports à l’étatisme économique (la « dictature économique », les pouvoirs publics qui s’attribuent des fonctions qui ne leur reviennent pas) et du « laisser-faire » libéral puisqu’il veut soumettre les puissances économiques à un principe supérieur. Un principe supérieur qui n’est pas l’État mais qui est servi par l’État. Pie XI, on le sait et on le verra plus loin, s’attache, s’attache, dans cette encyclique, à la description de cet « ordre » qui met en œuvre la justice sociale sans la définir exactement comme il le fera dans Divini Redemptoris où il dira:

  1. outre la justice commutative, il y a aussi la justice sociale, qui impose des devoirs auxquels patrons et ouvriers n’ont pas le droit de se soustraire. C’est précisément la fonction de la justice sociale d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun. Mais de même que, dans l’organisme vivant, on pourvoit aux besoins du corps entier en donnant à chacune des parties et à chacun des membres ce qu’il leur faut pour remplir leurs fonctions, ainsi dans l’organisme social, pour assurer le bien commun de toute la collectivité, il faut accorder à chacune des parties et à chacun des membres, c’est-à-dire à des hommes qui ont la dignité de personnes, ce qui leur est nécessaire pour l’accomplissement de leurs fonctions sociales. La réalisation de la justice sociale produira une activité intense de toute la vie économique, dans la paix et dans l’ordre, manifestant ainsi la santé du corps social, tout comme la santé du corps humain se reconnaît à l’harmonieuse et bienfaisante synergie des activités organiques. »[2]

Ce texte capital a été parfois mal compris suite à une lecture trop rapide. Certains ont compris que la justice sociale n’était autre que la justice distributive puisque Pie XI écrivait : « outre la justice commutative, il y a aussi la justice sociale »[3]. C’était faire fi de la suite et donner raison aux socialistes et libéraux pour qui la justice sociale était bien la justice distributive, les uns pour l’appliquer, les autres, comme Hayek, pour la dénoncer.⁠[4] A ce point de vue, il est très important de prendre en considération l’ensemble des textes magistériels concernant la justice sociale car certains raccourcis pourraient faire croire que, dans l’optique sociale chrétienne, la justice sociale se limiterait à la justice distributive.

Or Pie XI dit bien que la justice sociale a d’abord comme fonction « d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun » mais aussi d’accorder à ces membres « ce qui leur est nécessaire…​ ». Ainsi, la justice sociale doit tout ordonner au bien commun, des citoyens à la communauté, mais elle est entraîne avec elle la justice distributive, de la communauté aux citoyens. Saint Thomas disait avec son vocabulaire : « Tout mouvement est spécifié par son but. C’est pourquoi il appartient à la justice légale de subordonner au bien commun les biens particuliers ; mais subordonner, au contraire, le bien commun au bien des particuliers en le leur distribuant, concerne la justice particulière ».⁠[5] Mais le célèbre théologien n’avait pas souligné le lien qui unit justice sociale et justice distributive, le bien commun n’étant pas assuré, dit Pie XI, sans le concours de la justice distributive : « L’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice. »[6]

Notons que les biens matériels évoqués ne sont pas recherchés simplement pour eux-mêmes, indéfiniment mais dans la mesure où ils sont les supports nécessaires à l’exercice de fonctions plus élevées.

La justice sociale est donc un concept « englobant » pourrait-on dire puisqu’elle « veille, chez les gouvernants mais aussi en tous les lieux de décision de l’organisme social et jusque chez les membres particuliers, au développement des ressources sociales, à leur harmonieuse répartition entre les catégories sociales par leurs lois, institutions et initiatives convenables, ainsi qu’à la distribution des rôles, empruntant tour à tour ses normes à la justice générale, à la justice distributive et à la justice commutative, selon les situations diverses qu’elle régit.

Ainsi la justice sociale nous semble avoir deux objets qui ne peuvent se ramener à l’unité : d’une part, l’abolition des disparités entre classes, secteurs et peuples ; d’autre part, la croissance des ressources globales de la société : en bref, la répartition sociale et la croissance économique. »[7]

Le double mouvement des citoyens vers le bien commun et du bien commun vers les citoyens peut s’exprimer aussi en termes de droits et de devoirs⁠[8]. Pour que la personne puisse accomplir ses devoirs envers le bien commun dont elle naît débitrice, la justice sociale exige la reconnaissance de ses droits⁠[9]. Pour Jean XXIII, toute société « doit reposer sur la justice, c’est-à-dire sur le respect effectif de ces droits et sur l’accomplissement loyal de ces devoirs. »[10] Plus précisément encore, Jean-Paul II dira que « le principe des droits de l’homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques. »[11] Comme l’écrit J.-Y. Calvez, même si « les droits de l’homme sont, en un sens, une réalité dernière (…) il faut pourtant, d’autre part, les considérer comme la traduction d’exigences de la justice. »[12]

Si l’on a encore en mémoire l’analyse de Gaston Fessard⁠[13], on se souviendra que le bien commun est non seulement le bien de la communauté mais aussi, inséparablement, la « communauté du bien qui tend à faire participer chacun des membres de la communauté à tout le bien possible »[14].

Le bien commun n’est donc pas le bien de l’État car « l’homme, expliquera Pie XII, dans son être personnel n’est pas ordonné en fin de compte à l’utilité de la société, mais, au contraire, la communauté est là pour l’homme. La communauté est le grand moyen voulu par la nature et par Dieu pour régler les échanges où se complètent les besoins réciproques, pour aider chacun à développer complètement sa personnalité selon ses aptitudes individuelles et sociales. La communauté considérée comme un tout n’est pas une unité physique qui subsiste en soi, et ses membres individuels n’en sont pas des parties intégrantes. L’organisme physique des êtres vivants, des plantes, des animaux ou de l’homme possède en tant que tout une unité qui subsiste en soi ; chacun des membres, par exemple la main, le pied, le cœur, l’œil, est une partie intégrante, destinée par tout son être à s’insérer dans l’ensemble de l’organisme. Hors de l’organisme, il n’a, par sa nature propre, aucun sens, aucune finalité ; il est entièrement absorbé par la totalité de l’organisme auquel il se relie.

Il en va tout autrement dans la communauté morale et dans chaque organisme de caractère purement moral. Le tout n’a pas ici d’unité qui subsiste en soi, mais une simple unité de finalité et d’action. Dans la communauté, les individus ne sont que collaborateurs et instruments de la réalisation du but communautaire. »[15]

Le bien commun n’est pas non plus le bien des particuliers. La justice sociale ne s’identifie pas à la justice distributive , avons-nous dit. Le bien commun est le bien commun des personnes mais non un bien attribué singulièrement : « ce serait par exemple distribuer les pierres d’un pont à chacun des usagers. »[16]

Il ne faut pas oublier que la justice sociale comme le bien commun sont fondés sur la sociabilité naturelle de l’homme qui ne peut s’épanouir, en tant qu’homme, que dans et par la société⁠[17]. Ils se fondent aussi sur le fait que la société n’est pas une juxtaposition d’individus mais un corps vivant où tous sont appelés à la solidarité⁠[18] et enfin sur le fait que les biens de la terre sont destinés à tous et que l’égale dignité des hommes demande que la justice sociale s’applique en priorité à ceux qui sont dans le besoin, à qui manque telle ou telle possibilité de s’épanouir intégralement.

Le refus de l’étatisme et de l’individualisme nous rappelle que la solidarité et la subsidiarité sont deux principes « intimement liés »: « En vertu du premier, l’homme doit contribuer avec ses semblables au bien commun de la société, à tous ses niveaux. Par là, la doctrine sociale de l’Église est opposée à toutes les formes d’individualisme social ou politique. En vertu du second, ni l’État ni aucune société ne doivent jamais se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des communautés intermédiaires au niveau où elles peuvent agir, ni détruire l’espace nécessaire à leur liberté. Par là, la doctrine sociale de l’Église s’oppose à toutes les formes de collectivisme. Ces principes fondent des critères pour porter un jugement sur les situations, les structures et les systèmes sociaux ». ⁠[19]


1. QA, n° 88, in Marmy 577.
2. DR, n° 51, in Marmy 173.
3. On se rappelle que l’idéologie libérale privilégie « jusqu’à l’exclusive la face commutative de la justice (…) » ( DIJON X., op. cit., p. 373).
4. VALADIER P., op. cit., p. 73.
5. IIa IIae, qu. 61, art. 1, sol. 4.
6. QA, in Marmy 571.
7. BIGO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 230.
8. « En un sens, la justice représente un résumé de tous nos devoirs » (Bruguès).
9. Cf. GUERRY Mgr, La doctrine sociale de l’Église, Bonne Presse, 1959, p. 143.
10. PT, 35.
11. RH, 17.
12. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, Desclée de Brouwer, 1989, p. 59.
13. Autorité et bien commun, Aubier, 1944, pp. 54-88.
14. BERNAERT Louis s.j., in Etudes, mars 1959, p. 306 (cf. MADIRAN J., op. cit., p. 25).
15. Discours aux médecins neurologues, 14-9-1952. Pie XII reprend dans ce discours ce qu’il avait déjà écrit dans l’encyclique Mystici corporis (26-6-1943) : « (…) tandis que dans un corps naturel le principe d’unité unit les parties de telle sorte que chacune manque entièrement de ce qu’on appelle subsistance propre, dans le Corps mystique, au contraire, la force de leur conjonction mutuelle, bien qu’intime, relie les membres entre eux de manière à laisser chacun jouir absolument de sa propre personnalité. En outre, si nous regardons le rapport mutuel entre le tout et chacun des membres, dans n’importe quel corps physique vivant, chacun des membres, en définitive, est uniquement destiné au bien de tout l’organisme ; toute société humaine, au contraire, pour peu qu’on fasse attention à la fin dernière de son utilité, est ordonnée, en définitive, au profit de tous et de chacun des membres, car ils sont des personnes. »
16. MADIRAN J., op. cit., p. 29.
17. « la justice générale est l’ouverture volontaire à, et l’instauration d’un espace sociétaire respectueux de l’homme » (HERR E., op. cit., p. 297).
18. « Ce qui rentre en ligne de compte, c’est la dignité de la personne humaine dont la défense et la promotion nous ont été confiées par le Créateur et dont sont rigoureusement responsables et débiteurs les hommes et les femmes dans toutes les circonstances de l’histoire » (SRS, 47).
19. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 73.

⁢c. Un bien vraiment commun

La justice sociale, avons-nous dit, doit ordonner toute l’activité humaine et donc la vie économique au bien commun dans tous ses aspects, en n’oubliant pas qu’il doit être commun précisément. Il s’agit donc bien prioritairement de combattre toutes les formes de pauvreté⁠[1] et pas seulement la pauvreté matérielle.

En effet, « le bien commun temporel consiste dans la paix et la sécurité dont les familles et les citoyens jouissent dans l’exercice de leurs droits et en même temps dans le plus grand bien-être spirituel et matériel possible en cette vie, grâce à l’union et à la coordination des efforts de tous. »[2] Pie XII confirmera cet enseignement de son prédécesseur: « Le bien commun ne peut être déterminé par des conceptions arbitraires, ni trouver sa loi primordiale dans la prospérité matérielle de la société, mais bien plutôt dans le développement harmonieux et dans la perfection naturelle de l’homme, à quoi le Créateur a destiné la société en tant que moyen.«⁠[3] Et plus précisément, il écrira que « toute l’activité politique et économique de l’État est ordonnée à la réalisation durable du bien commun, c’est-à-dire de ces conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, individuelle et religieuse. »[4]

Le Catéchisme résumera avec beaucoup de netteté tout cet enseignement en stipulant que « le développement des activités économiques et la croissance de la production sont destinés à subvenir aux besoins des êtres humains. La vie économique ne vise pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ou la puissance ; elle est d’abord ordonnée au service des personnes, de l’homme tout entier et de toute la communauté humaine. Conduite selon ses méthodes propres, l’activité économique doit s’exercer dans les limites de l’ordre moral, suivant la justice sociale, afin de répondre au dessein de Dieu sur l’homme (cf. GS, n° 64). »[5]

Et pour Jean-Paul II, « C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien commun de l’humanité »[6].

Quant à la pauvreté matérielle, elle n’est pas une fatalité et les pays développés pourraient mieux travailler à son éradication.

Un chercheur canadien a calculé, pour son pays, le « coût de la pauvreté zéro » c’est-à-dire le coût du revenu minimum garanti qui assurerait cette « pauvreté zéro » alors que ce revenu, en 1998, était en-dessous du seuil de pauvreté. Ce coût serait nettement inférieur aux réductions d’impôts promises et aux bénéfices annuels des banques…​⁠[7]

De son côté, réfléchissant sur les dépenses militaires consenties par les Américains et leurs alliés dans la guerre contre l’Irak en 2003, R. Petrella⁠[8] fait remarquer que les sommes dépensées « pour la guerre « punitive » et « préventive » contre l’Irak seraient suffisantes pour permettre l’accès à l’eau potable saine et aux services sanitaires de base à toute la population mondiale, ce qui signifierait garantir le droit à la vie pour tous ». Mais, accuse-t-il, les dirigeants des pays riches « ont graduellement abandonné « la culture des droits » pour affirmer « la culture de la performance et des mérites ». » C’est pourquoi il propose de déclarer illégale la pauvreté : « La pauvreté des plus faibles, des moins performants sur le plan commercial et financier, et des moins compétitifs sur le plan industriel, tertiaire et technologique, est vue désormais comme « naturelle », insurmontable. Une armée d’économistes s’affaire de par le monde pour expliquer que le fossé entre les pays riches et les pays pauvres est destiné à s’élargir et qu’il ne pourra plus être comblé quoi qu’on fasse[9]. Les inégalités dans le droit à la vie seraient devenues un fait « naturel » et non pas le résultat de l’évolution actuelle du monde contemporain.

Il est temps d’opposer à la folie de la guerre la primauté de la vie par la déclaration de l’illégalité de la pauvreté. Comme au XIXe siècle, nos sociétés furent capables de déclarer illégal l’esclavage (lui aussi considéré auparavant et pendant des siècles comme un fait « naturel ») accomplissant ainsi un saut qualitatif fondamental de civilisation, nos sociétés doivent au XXIe siècle sortir du retour à la barbarie actuelle en déclarant illégale la pauvreté. Personne n’a droit d’être pauvre. La pauvreté est la négation du droit à la vie des humains ».

C’est la même sensibilité qui pousse ce responsable d’ATD Quart-Monde à déclarer qu’‘ »aujourd’hui, une partie importante de l’humanité est toujours maintenue dans une véritable servitude alors que nous disposons des moyens pour libérer tous les hommes de la misère. Si les richesses, les connaissances et le travail étaient mieux partagés, toute personne pourrait être nourrie, logée décemment, bénéficier d’un enseignement de base et contribuer utilement au bien-être de chacun. Oui, plus que jamais, le monde d’aujourd’hui a les moyens d’éradiquer la misère. »[10]

Ce témoignage est intéressant parce qu’il décrit très concrètement les deux aspects de la justice sociale : la distribution à travers le souhait d’une meilleure répartition des biens essentiels et la participation au bien commun.

La justice sociale qui implique la lutte contre toutes les pauvretés, y compris la pauvreté matérielle, bien sûr, nous rappelle, une fois encore, l’option préférentielle pour les pauvres qui en agace plus d’un, qui est parfois réduite à un amour théorique ou suspectée de marxisme larvé. Or, cette option préférentielle pour les pauvres a toujours, malgré de tristes contre-témoignages, été le fait de l’Église dans son action à travers les siècles. Elle est la direction impérative que doit prendre la doctrine sociale de l’Église dans tous ses aspects:

« Sous ses multiples formes : dénuement matériel, oppression injuste, infirmités physiques et psychiques, et enfin la mort[11], la misère humaine est le signe manifeste de la condition native de faiblesse où l’homme se trouve depuis le premier péché et du besoin de salut. C’est pourquoi elle a attiré la compassion du Christ Sauveur qui a voulu la prendre sur lui (Mt 8, 17) et s’identifier aux « plus petits d’entre ses frères » (Mt 25, 40, 45). C’est pourquoi aussi ceux qu’elle accable sont l’objet d’un amour de préférence de la part de l’Église qui, depuis les origines, en dépit des défaillances de beaucoup de ses membres, n’a cessé de travailler à les soulager, les défendre et les libérer. Elle l’a fait par d’innombrables œuvres de bienfaisance qui restent toujours et partout indispensables (PP, 12 et Puebla 3, n° 476). Puis par sa doctrine sociale qu’elle presse d’appliquer, elle a cherché à promouvoir des changements structurels dans la société afin de procurer des conditions de vie dignes de la personne humaine.

Par le détachement des richesses, qui permet le partage et ouvre le Royaume (Ac 2, 44-45), les disciples de Jésus témoignent dans l’amour des pauvres et des malheureux de l’amour même du Père manifesté dans le Sauveur. Cet amour vient de Dieu et va à Dieu. Les disciples du Christ ont toujours reconnu dans les dons déposés sur l’autel un don offert à Dieu lui-même.

En aimant les pauvres, l’Église témoigne de la dignité de l’homme. Elle affirme clairement que celui-ci vaut plus par ce qu’il est que par ce qu’il possède. Elle témoigne que cette dignité ne peut être détruite, quelle que soit la situation de misère, de mépris, de rejet, d’impuissance, à laquelle un être humain a été réduit. Elle se montre solidaire de ceux qui ne comptent pas pour une société dont ils sont spirituellement et parfois même physiquement rejetés. (…) L’option privilégiée pour les pauvres, loin d’être un signe de particularisme ou de sectarisme, manifeste l’universalité de l’être et de la mission de l’Église. Cette option est sans exclusive.

C’est la raison pour laquelle l’Église ne peut l’exprimer à l’aide de catégories sociologiques et idéologiques réductrices, qui feraient de cette préférence un choix partisan et de nature conflictuelle. »[12]

Dérangeante, cette option préférentielle pour les pauvres, l’est particulièrement dans le domaine socio-économique et pourtant, c’est elle qui nous guidera lorsque nous examinerons les conditions socio-économiques de la justice sociale. Nous ne pouvons en faire fi après tant de rappels et le témoignage personnel du pape Jean-Paul II doit retentir au plus profond de notre conscience humaine et chrétienne:

« Cette « option », affirme-t-il devant les cardinaux, qui est aujourd’hui soulignée avec une force particulière par les épiscopats d’Amérique latine, je l’ai confirmée de manière répétée, à l’exemple, du reste, de mon inoubliable prédécesseur, le pape Paul VI. Je saisis volontiers cette occasion pour redire que l’engagement envers les pauvres constitue une raison dominante de mon action pastorale, la constante sollicitude qui accompagne mon service quotidien du Peuple de Dieu. J’ai fait et je fais mienne cette « option », je m’identifie avec elle. Je sens qu’il ne pourrait en être autrement puisque c’est le message éternel de l’Évangile. C’est ainsi qu’a fait le Christ, c’est ainsi qu’ont fait les apôtres, c’est ainsi qu’a fait l’Église au cours de son histoire deux fois millénaire.

Face aux formes actuelles d’exploitation du pauvre, l’Église ne peut se taire. Elle rappelle aussi aux riches leurs devoirs précis. (…) Oui, l’Église fait sienne l’option pour les pauvres. Une option préférentielle, je le répète. Ce n’est donc pas une option exclusive ou excluante car le message du salut est destiné à tous. » C’est « cependant, une option ferme et irrévocable. »[13]


1. N’oublions pas le distinguo établi entre la pauvreté à vivre et la pauvreté à combattre ou entre la « pauvreté évangélique » et la misère : « La pauvreté évangélique est un bien, elle est amie de la vertu et elle se contente de peu, mais la misère elle-même est un mal, ainsi que les maux qui en découlent : la première doit être aimée, la seconde doit être chassée et abolie. Dieu qui a donné la vie à l’homme, lui fournit par l’aide et l’ordonnance de sa loi secourable le nécessaire pour bien vivre. La justice sociale, qui est le plus beau lien de sagesse, de bienveillance et d’honnêteté, doit veiller attentivement à atteindre ce but, en réglant convenablement la répartition et l’usage des richesses de manière à ce qu’elles ne soient pas ici concentrées d’une manière excessive et ne fassent pas là totalement défaut : les richesses sont en effet le sang de la communauté humaine et doivent donc circuler normalement parmi tous les membres du corps social » (PIE XII, Lettre à l’épiscopat allemand, 18-10-1949).
2. PIE XI, Encyclique Divini illius Magistri, 31-12-1929.
3. PIE XII, Encyclique Summi Pontificatus, 20-10-1939.
4. Message de Noël, 1942.
5. CEC, n° 2426.
6. CA, 34.
7. BERNARD Michel, Justice sociale et revenu minimum garanti, Editions de l’Episode, 2001, disponible sur www.ao.qc.ca/chroniques/michel.
8. PETRELLA R., Déclarons illégale la pauvreté, in L’appel, n° 255, mars 2003.
9. Petrella cite le Sommet du Millénaire à New York en septembre 2000 qui estimait impossible d’éradiquer la pauvreté (2,7 milliards de pauvres en l’an 2000 dont 1,3 milliard d’extrêmement pauvres). Autre version au Sommet sur le financement du développement, en mars 2002, à Monterrey et au Sommet sur le développement soutenable, septembre 2002, Johannesburg) où l’on estimait que : « la lutte contre la pauvreté est de la responsabilité primaire des pays pauvres eux-mêmes et (qu’) elle ne peut passer que par la croissance économique et l’investissement privé dans le cadre d’un commerce mondial libéralisé selon les règles imposées par les pays occidentaux) »
10. KERCHOVE Georges de, Refusons la misère !, in La Libre Belgique, 17-10-2002. G. de Kerchove est président du Mouvement ATD Quart-Monde Bruxelles-Wallonie.
11. H. Declève n’hésite pas à déclarer « injuste une société dont les principes ou l’absence de principes mettent la plupart des membres dans l’impossibilité de chercher un sens nouveau, et tout spécialement de donner un sens à leur mort. » Tant que la mort n’a pas été assumée, « il n’y a simplement pas présence humaine au monde, il n’y a que le fait d’être ici et de figurer dans l’ensemble dénombrable de l’espèce humaine, guère plus qu’une mention sur une liste » (Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 225).
12. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 1986, 68.
13. Discours aux cardinaux et à la Curie, 21-12-1984, in DC, n° 1889, 3-2-1985, p. 170.

⁢d. Pas de justice sans charité

Il ne faudrait pas oublier toutefois que la justice sociale est, à sa source, une vertu et non un système⁠[1], « la plus parfaite des vertus », disait Aristote.⁠[2] C’est pourquoi Pie XI lui associe la « charité sociale » car la charité individuelle ne suffit pas au bien de la société. Après avoir décrit les réformes qu’il envisage pour assurer la justice sociale, Pie XI fait remarquer que « pour assurer pleinement ces réformes, il faut compter avant tout sur la loi de la charité qui est le lien de perfection (Col 3, 14). Combien se trompent les réformateurs imprudents qui, satisfaits de faire observer la justice commutative, repoussent avec hauteur le concours de la charité ! Certes, l’exercice de la charité ne peut être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu’on se refuserait à accomplir. Mais quand bien même chacun ici-bas aurait obtenu tout ce à quoi il a droit, un champ bien large resterait encore ouvert à la charité. La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleurs formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira dons que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, et de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5) , en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (I Co, 12, 26). »[3]

Pour une juste compréhension et application de la justice sociale dans la vie économique, l’évangélisation est donc aussi nécessaire. d’autant plus, comme Pie XI le montre plus haut, que les biens matériels ne seuls pas seuls en cause. Le bien commun temporel reste ordonné au bien éternel.

L’appel à la charité sociale ne doit pas nous surprendre. Nous avons vu qu’Aristote estimait que si l’amitié régnait parmi les hommes, la justice serait inutile. Nous savons aussi que si nous définissons la charité comme « la vertu naturelle et morale de bonté, de bienveillance à l’égard d’autrui : cette vertu ressortit à la justice, au sens large du mot, puisque la justice règle tous les rapports entre les hommes. »[4] Dans une optique chrétienne, la charité donnée par l’Esprit de Dieu nous Le fait aimer ainsi que tous les hommes par amour pour Lui d’autant plus qu’Il s’est identifié aux plus pauvres des hommes. Les prescriptions de la charité ne peuvent certes être imposées comme celles de la justice mais elles sont aussi nécessaires. Sur le plan interpersonnel et sur le plan social : « Un peuple, écrivait saint Augustin, est un ensemble d’hommes unis dans l’amour d’un même bien. »[5] C’est cet amour-là qui inspire dévouement, souci du bien commun, partage, esprit de conciliation, générosité, oubli de soi, sens du service, de la paix et de Dieu.

Comme l’a bien montré G. Van Gestel⁠[6], sans la charité, la justice maintient certes les distances et l’ordre, délimite les droits tandis que la charité unit et vivifie ; la justice, attachée aux obligations extérieures, reste impersonnelle et froide alors que la charité crée des liens intimes ; enfin, la justice donne ce qui est dû mais justice faite, restent, comme nous le verrons, bien des souffrances qui ne peuvent être rencontrées que dans la charité.

Fidèle à l’Évangile et à son insistance sur un « au delà » de la justice, l’Église n’a jamais cessé de répéter que la justice ne suffit pas à la justice.

Jean-Paul II a longuement développé cette idée fort traditionnelle mais que les mouvements socialistes ou revendicatifs ont presque toujours oubliée:

« Il n’est pas difficile de constater que, dans le monde contemporain et sur une vaste échelle, le sens de la justice s’est réveillé ; et sans aucun doute, il met plus en relief ce qui est opposé à la justice dans les rapports entre les hommes, les groupes sociaux ou les « classes », comme entre les peuples et les États, et jusqu’à des systèmes politique entiers et même des mondes entiers. Ce courant profond et multiforme, à la source duquel la conscience humaine contemporaine a placé la justice, atteste le caractère éthique des tensions et des luttes qui envahissent le monde.

L’Église partage avec les hommes de notre temps ce désir ardent et profond d’une vie juste à tous points de vue, et elle n’omet pas non plus de réfléchir aux divers aspects de la justice, telle que l’exige la vie des hommes et des sociétés. Le développement de la doctrine sociale catholique au cours du dernier siècle le confirme bien. Dans le sillage de cet enseignement se situent aussi bien l’éducation et la formation des consciences humaines dans un esprit de justice, que les initiatives particulières qui se développent dans cet esprit, spécialement dans le cadre de l’apostolat des laïcs.

Cependant, il serait difficile de ne pas percevoir que, souvent, les programmes fondés sur l’idée de justice et qui doivent servir à sa réalisation dans la vie sociale des personnes, des groupes et des sociétés humaines, subissent en pratique des déformations. Bien qu’ils continuent toujours à se réclamer de cette même idée de justice, l’expérience démontre que souvent des forces négatives, comme la rancœur, la haine, et jusqu’à la cruauté, ont pris le pas sur elle. Alors, le désir de réduire à rien l’adversaire, de limiter sa liberté, ou même de lui imposer une dépendance totale, devient le motif fondamental de l’action ; et cela s’oppose à l’essence de la justice qui, par nature, tend à établir l’égalité et l’équilibre entre les parties en conflit. Cette espèce d’abus de l’idée de justice et son altération pratique montrent combien l’action humaine peut s’éloigner de le justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom. Ce n’est pas pour rien que le Christ reprochait à ses auditeurs, fidèles à la doctrine de l’Ancien Testament, l’attitude qui se manifeste dans ces paroles : « Œil pour œil, dent pour dent ».[7] Telle était la manière d’altérer la justice à cette époque ; et les formes modernes continuent à se modeler sur elle. Il est évident, en effet, qu’au nom d’une prétendue justice (par exemple historique, ou de classe), on anéantit parfois le prochain, on tue, on prive de liberté, on dépouille des droits humains les plus élémentaires. L’expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu’elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu’est l’amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions. L’expérience de l’histoire a conduit à formuler l’axiome : summum ius, summa iniuria, le summum du droit, summum de l’injustice. Cette affirmation ne dévalue pas la justice, et n’atténue pas la signification de l’ordre qui se fonde sur elle ; mais elle indique seulement, sous un autre aspect, la nécessité de recourir à ces forces encore plus profondes de l’esprit, qui conditionnent l’ordre même de la justice. »[8]

Le Catéchisme dira : « Aucune législation ne saurait par elle-même faire disparaître les craintes, les préjugés, les attitudes d’orgueil et d’égoïsme qui font obstacle à l’établissement de sociétés vraiment fraternelles. Ces comportements ne cessent qu’avec la charité qui trouve en chaque homme un « prochain », un frère. »[9]


1. Parlant de la justice en général, Jean-Paul II rappelle aussi que « la justice est à la fois une vertu morale et un concept juridique ». Et il continue, dans le sens que nous allons développer : « On la représente parfois les yeux bandés ; en réalité, c’est le propre de la justice de veiller attentivement à assurer l’équilibre entre les droits et les devoirs, de même qu’à encourager le partage équitable des coûts et des bénéfices. La justice restaure, elle ne détruit pas, elle réconcilie, elle ne pousse pas à la vengeance. Sa racine la plus profonde, tout bien considéré, se situe dans l’amour, qui trouve son expression la plus significative dans la miséricorde. C’est pourquoi la justice sans l’amour miséricordieux devient froide et cassante » (Message pour la Journée mondiale de la paix, 8-12-1997, in DC, n° 2173, 4-1-1998, n° 1).
2. Et il ajoutait, citant Euripide : « ni l’étoile du soir, ni l’étoile du matin ne sont ainsi admirables » (Ethique à Nicomaque, V, 3).
3. QA, 118, Marmy 608.
4. Van GESTEL G. o.p., La doctrine sociale de l’Église, La pensée catholique, 1956, pp. 142-143.
5. La Cité de Dieu, XII, 24.
6. Op. cit., pp. 145-148.
7. Mt 5, 38.
8. DM, 12.
9. CEC, 1931.

⁢e. Pas de charité sans justice

Mais l’importance de la charité comme âme de la justice sociale ne doit pas nous faire oublier que s’il n’y a pas de justice sans charité, il n’y a pas de charité sans justice et que la célèbre apostrophe de Proudhon : « Nous n’avons pas besoin de votre charité, nous voulons la justice »[1], est un cri de colère qui devrait être sans objet.

Malheureusement, il faut bien avouer que, longtemps, trop longtemps, la pratique chrétienne a fait appel à la seule charité pour compenser les duretés de la réalité économique ou, comme aujourd’hui encore a demandé aux Églises « d’apporter les forces spirituelles et la dimension transcendante au capitalisme démocratique, seul capable de lutter efficacement contre la pauvreté qu’elles dénoncent (…) »⁠[2].

Des Pères de l’Église à Bossuet, nous avons rencontré de très puissantes interpellations ; François-Xavier Cuche a montré combien les pensées de Fleury, La Bruyère et Fénelon, marquées par Bossuet, développent une pensée sociale qui annonce la doctrine sociale chrétienne contemporaine⁠[3] ; mais, il semble, qu’à partir du XVIIe siècle et peut-être même avant, les requêtes de la justice sociale ont été, « jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres »[4]

Bien sûr, la charité dépasse la justice mais elle la suppose. Saint Augustin déjà l’affirmait : « Nous ne devons point souhaiter qu’il y ait des malheureux pour nous permettre d’accomplir des œuvres de miséricorde. Tu donnes du pain à qui a faim ; mais mieux vaudrait que nul n’ait faim et que tu ne donnes à personne. Tu habilles qui est nu ; si seulement tous étaient vêtus et qu’il n’y eût point telle nécessité ! (…) Tous ces services en effet répondent à des nécessités. Supprime les malheureux : c’en sera fait des œuvres de miséricorde. Le feu de l’amour s’éteindra-t-il donc ? Plus authentique est l’amour que tu portes à un heureux que tu ne peux en rien obliger ; plus pur sera cet amour et bien plus franc. Car si tu obliges un malheureux, peut-être désires-tu t’élever en face de lui, et veux-tu qu’il soit au-dessous de toi, lui, qui t’a provoqué à bien faire (…). Souhaite qu’il soit ton égal: ensemble soyez soumis à Celui qui ne peut être l’obligé de personne. »[5]

Pie XI confirmera : « Mais pour être authentiquement vraie, la charité doit toujours tenir compte de la justice (…) Une prétendue charité qui prive l’ouvrier du salaire auquel il a un droit strict, n’a rien de la vraie charité, ce n’est qu’un faux titre, un simulacre de charité. L’ouvrier ne doit pas recevoir à titre d’aumône ce qui lui revient en justice : il n’est pas permis de se dérober aux graves obligations imposées par la justice en accordant quelques dons à titre de miséricorde. La charité et la justice imposent des devoirs, souvent par rapport au même objet, mais sous un aspect différent : lorsqu’il s’agit des obligations d’autrui envers eux, les ouvriers ont le droit de se montrer particulièrement sensibles par conscience de leur propre dignité. »[6]

Cet enseignement s’enracine dans l’essence même de l’Évangile : « Le message chrétien intègre dans l’attitude même de l’homme envers Dieu son attitude envers les autres hommes : sa réponse à l’amour de Dieu qui nous sauve par le Christ, ne devient effective que par l’amour et le service des autres. (…) L’amour du prochain et la justice sont inséparables. L’amour est avant tout une exigence absolue de justice, c’est-à-dire reconnaissance de la dignité et des droits du prochain. Et, pour sa part, la justice n’atteint sa plénitude intérieure que dans l’amour.⁠[7] (…) Parce que tout homme est l’image visible du Dieu invisible et le frère du Christ, le chrétien trouve en chaque homme Dieu lui-même avec son exigence absolue de justice et d’amour. »[8]

On peut donc conclure que « notre conception chrétienne n’admet ni opposition ni l’alternative : l’amour ou le droit, mais la synthèse féconde : l’amour et le droit. Dans l’un et l’autre, double irradiation d’un même esprit de Dieu, résident le programme et le cachet de la dignité de l’esprit humain ; l’un et l’autre s’intègrent mutuellement, coopèrent, s’animent, se soutiennent, se donnent la main dans la voie de la concorde et de la pacification : le droit fraie la route à l’amour, l’amour tempère le droit et le rehausse. Ensemble ils font monter la vie humaine dans cette atmosphère sociale où, nonobstant les déficiences, les embarras, les aspérités de cette terre, une communauté fraternelle devient possible. »[9]

Plus complètement encore, on dira, avec le P. Calvez, que « la justice, incluant les droits de l’homme, et la charité, impliquant l’option préférentielle pour les pauvres, s’appellent (…) l’une l’autre. »[10]


1. In Justice, 1858.
2. PATERNOT Jacques et VERALDI Gabriel, Dieu est-il contre l’économie ?, De Fallois, 1989, p. . Les auteurs regrettent qu’en lieu et place, les Églises « bricolent une doctrine baroque » ! Un autre auteur, plus ancien, RIPERT Georges (La règle morale dans les obligations civiles, LGDJ, 1929) estime que, puisque « le droit naturel se confond, depuis la sécularisation que lui a imposée l’Ecole moderne du droit de la nature et des gens, avec la pure et simple raison législatrice que les humains mettent en œuvre dans la formulation du droit positif qui les régit de façon purement immanente (…). il convient de remettre en valeur, sur les ruines du droit naturel rabattu à sa pure immanence, les préceptes transcendants de la religion révélée afin que le droit des obligations, fatalement clos en sa position juridique, s’humanise davantage sous leur influence dans le sens d’un plus grand amour du prochain (…) » (DIJON X., op. cit., p. 376).
3. Les refus de ce « petit concile » comme il s’appela lui-même par plaisanterie, « ressemblent étonnamment à ceux de la doctrine chrétienne du XXe siècle : méfiance à l’égard de la civilisation urbaine, de l’économie monétaire, de l’évolutionnisme historique, refus du règne de l’argent, des excès d’inégalité, de la confiscation de tout bien et de toute liberté par l’État, refus du communisme intégral et de la société de concurrence, refus du matérialisme, qu’il soit philosophique ou pratique, refus de considérer la production économique comme une fin en soi, refus de la xénophobie, refus, malgré tant d’hésitations, de la violence, dans sa triple forme de guerre civile ou sociale, de guerre commerciale et de guerre internationale. Et surtout, refus fondamental, premier, de la misère. » Mais ce « petit concile », dans ses refus, s’appuie sur une théologie positive qui nous paraît familière. En effet, « elle suppose une théologie de la Création qui fixe la nature de l’Homme, qui le définit image et fils de Dieu, infiniment respectable en cela et membre d’une unique famille humaine, et qui proclame la destination universelle des biens ; elle suppose une théologie de la Chute qui explique par le péché le désordre du monde, et donc la nécessité des institutions et des lois, qui met le mal dans le cœur de l’homme autant que dans les structures sociales et fait du travail un instrument de rédemption ; elle implique encore une théologie de l’Incarnation qui entraîne que Dieu s’imite dans tous les états de vie : elle repose corollairement d’abord sur une théologie de la Providence selon laquelle Dieu veille sur l’histoire des hommes et la fait servir à ses propres fins, de sorte qu’histoire profane et histoire sacrée ont en quelque façon partie liée, ensuite sur une théologie de la Charité qui reconnaît en Dieu celui qui, étant Amour, fait justice et veut le bonheur de l’homme, sur une théologie qui affirme la dimension sociale et économique du commandement de l’amour, sans laquelle l’homme concret échapperait à la Charité, enfin sur une théologie du Pauvre, avec la conséquence que le chrétien se doit de rétablir la dignité de l’homme dans toutes les conditions et de susciter les institutions sociales et économiques qui rendent ce projet possible. En dernier lieu, elle s’achève en une théologie de l’Unité où l’unité plurielle de Dieu-Trinité se prolonge dans l’unité du corps du Christ et dans l’unité de l’Humanité, dont l’Église est le Sacrement, unité qu’il faut retrouver dans la société selon son ordre propre » (CUCHE Fr.-X., Une pensée sociale catholique, Fleury, La Bruyère, Fénelon, Cerf, 1991, pp. 530-531).
4. SCHOOYANS M., La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995, p. 97.
5. Tract. VIII, n° 5 ; P.L. t. XXXV, c. 2038-2039, cité par Van GESTEL G., op. cit., p. 141. Le concile Vatican II dira: « La pureté d’intention ne doit être entachée d’aucune recherche d’intérêt propre ni d’aucun désir de domination » (Apostolicam actuositatem, 8).
6. Divini redemptoris, in Marmy 171. Rappelons-nous : « Il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice » (Apostolicam actuositatem, 8).
7. E. Herr écrit : « La recherche de la justice (…) se présente comme une condition nécessaire de l’amour (…) mais ce n’est pas de la justice que surgit l’amour » (op. cit., pp. 288 et 301).
8. Justice dans le monde, Synode des évêques, 1971.
9. PIE XII, Radiomessage, Noël 1942.
10. L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 69.

⁢f. Vers une morale « intégrée ».

Dans le texte de Quadragesimo anno qui nous a servi de guide, une phrase doit encore retenir notre attention : la justice sociale, écrivait Pie XI, « doit (…) pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples (…). » Dans cette optique, l’évolution de l’économie « doit s’accomplir dans la justice comme dans un milieu dont elle reçoit sa vie, sa structure et son harmonie. »[1]

Or, plus que de justice sociale, on parle beaucoup aujourd’hui d’éthique économique mais qu’entend-on par là ? Dans une étude fort intéressante, M. Falise et J. Régnier⁠[2] considèrent qu’il y a trois attitudes possibles : ignorer l’éthique, comme le font les économismes de types libéral ou marxiste, soit accepter une éthique qu’ils appellent « périphérique » qui encadre, réglemente le fonctionnement de l’économie ou qui en corrige les effets négatifs. Dans ce cas, le pouvoir politique intervient « en amont » ou « en aval »[3]. C’est cette attitude qui s’est installée dans la plupart des démocraties qui ont mis en place des lois régissant les conditions de travail, les syndicats, les droits des travailleurs, les monopoles, la protection des consommateurs, les taux d’intérêt (en « amont »), la fiscalité, les allocations de chômage, le salaire minimum garanti (en « aval »), etc. Dans ce cadre, l’économie suit sa propre logique.

Pour les auteurs, il faut aller plus loin : ce qui est souhaitable, c’est une éthique « intégrée » qui agit au cœur de l’activité économique non pas pour la rendre plus performante mais pour en modifier l’esprit et la finalité.⁠[4] Il y a, en effet, une manière utilitariste de parler d’éthique au sein de l’entreprise ou dans le marché. Ainsi, « les discours, toujours plus fréquents, sur l’éthique des affaires aux États-Unis et dans les autres pays industrialisés, tendent à faire respecter certaines règles par et pour un marché toujours plus « imparfait » dans la conviction que l’éthique puisse servir l’efficience »[5]. Le vrai rôle de l’éthique n’est pas non plus, simplement, comme on le voudrait aujourd’hui de guider les comportements individuels. L’éthique doit orienter tous les moyens (scientifiques, techniques, économiques, financiers, informatifs, etc.) d’agir sur la société et son économie, en fonction du bien commun redéfini⁠[6] et en discernant ce qui peut servir la promotion d’une société humaine et ce qui la menace ou la pervertit.

Dans la mouvance de P. Ricoeur, M. Ruol⁠[7] déclare, à propos des éthiques existantes, qu’il faut « dépasser le clivage entre une éthique intimiste et une philosophie politique relayant des impératifs institutionnels (…) sortir de la dichotomie (…) entre d’une part, une éthique interpersonnelle, cantonnée à l’intimité des rapports de face-à-face et, d’autre part, une philosophie politique relayant les pseudo-impératifs des mécanismes socio-économiques se contentant, a) soit d’abandonner les questions de justice redistributive aux forces du marché et des rapports de force existants, b) soit de penser les conditions d’un juste dans le langage idéal qui ne prend pas en compte les conditions de son effectuation concrète et dans des termes qui ne remettent pas réellement en cause l’origine des situations injustes. »

Elle revient à Rawls qui, pour elle aussi, s’inscrit dans un courant qui « a déplacé l’accent d’une visée de la vie bonne en commun vers la question de la validité des normes réglant l’existence en commun. Son objet est de définir des procédures garantissant l’universalité (c’est-à-dire la reconnaissance par chacune des personnes concernées) des normes et des institutions sociales et politiques. » Ce courant a privilégié le légal et l’institutionnel, une éthique procédurale au détriment d’une éthique de l’action personnelle et collective. En effet, Rawls affirme « la priorité du juste par rapport au bien. (…) « La question de la justice est d’abord et avant tout une question de distribution. Le distribuendum comprend tout autant les revenus (aspect économique) que les charges et pouvoirs (aspects socio-politiques) que les libertés fondamentales. Il s’agit d’une approche en termes de biens primaires cherchant _ définir la distribution la plus équitable que l’on puisse proposer, c’est-à-dire celle qui permet de concilier le respect des libertés individuelles et l’intuition morale de l’équité. La solution est donnée par deux principes dont le premier vise la promotion prioritaire de la liberté de chacun et dont le second tend à privilégier dans la distribution des autres biens, les personnes « moins bien loties » (maximin). » M. Ruol note : « L’idée sous-jacente, c’est qu’il y a des inégalités productives : il faut donc laisser jouer les lois du marché et compenser celles-ci en se concentrant sur le sort de ceux qui sont moins bien lotis. »

Ce « solidarisme libéral » « ne peut apporter qu’une solution de compensation à des inégalités constatées passivement (et même approuvées tacitement en raison de l’impératif d’efficacité) et n’offrent aucune analyse pertinente des raisons et origines de ces phénomènes. La raison en est simple : abandonnant aux marchés et aux rapports de forces existants le soin de guider et de déterminer les grands équilibres macro-économiques et sociaux, une telle démarche n’intervient qu’en second lieu pour « panser des plaies », sans s’interroger sur les conditions d’une action collective qui agirait sur leurs causes structurelles. »[8]

L’auteur conclut : « On n’en a pas fini avec la justice lorsque, selon la formule célèbre du modèle rawlsien on a maximisé le sort des plus démunis. L’exclusion est un acte concret d’éviction de tout espace de reconnaissance sociale qui porte atteinte à la dignité des personnes refoulées. (…) Il s’agit de rendre à l’exclu sa dignité d’acteur social. »[9]

La justice sociale implique une éthique intégrée puisqu’elle est «  téléologique », ordonnant tout au bien commun et qu’elle a le souci de la dignité intégrale de tout homme.

La Catéchisme le souligne très bien en trois pages lumineuses qui mettent en exergue les trois piliers de la justice sociale:

\1. Le respect de la dignité transcendante de toute personne humaine⁠[10], non seulement il s’agit de reconnaître ses droits mais plus encore de la considérer comme un autre soi-même.

\2. Le respect, chez des personnes différentes, de l’égalité de leur dignité et des droits qui en découlent⁠[11]. Cette « égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie plus justes et plus humaines. Les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une seule famille humaine font scandale. Elles font obstacles à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine, ainsi qu’à la paix sociale et internationale. »[12]

\3. La mise en œuvre de la solidarité qui est le nouveau nom de l’amitié dont parlaient Aristote et Léon XIII, ou encore de la charité sociale chère à Pie XI. La loi de solidarité et de charité est « dictée et imposée aussi bien par la communauté d’origine et par l’égalité de la nature raisonnable chez tous les hommes, à quelque peuple qu’ils appartiennent, que par le sacrifice de rédemption offert par Jésus-Christ sur l’autel de la Croix à son Père céleste, en faveur de l’humanité pécheresse. »[13] « La solidarité se manifeste en premier lieu dans la répartition des biens et la rémunération du travail. Elle suppose aussi l’effort en faveur d’un ordre social plus juste dans lequel les tensions pourront être mieux résorbées, et où les conflits trouveront plus facilement leur issue négociée.

Les problèmes socio-économiques ne peuvent être résolus qu’avec l’aide de toutes les formes de solidarité : solidarité des pauvres entre eux, des riches et des pauvres, des travailleurs entre eux, des employeurs et des employés dans l’entreprise, solidarité entre les nations et entre les peuples. La solidarité internationale est une exigence d’ordre moral. La paix du monde en dépend pour une part. »[14]

Ce programme ne sera jamais accompli ici-bas et aucun système ne peut prétendre le réaliser et, a fortiori, l’avoir réalisé. Il nous décrit une société à l’image du Royaume, société à laquelle il nous faut donc travailler sans relâche, dans une tension perpétuelle vers plus de respect pour toute personne, vers plus d’égalité et plus de solidarité. Une tension personnelle et politique.

Beaucoup craignent que l’insistance sur l’égalité et la solidarité ne fasse entrave d’une manière ou d’une autre à la liberté. Rien n’est plus faux si l’on prend bien la peine de définir correctement la liberté.

Celle-ci fonde l’égalité le la solidarité. Guidée par la vérité sur l’homme et sa destinée, elle se mobilise pour l’égalité dans la solidarité.

H. Declève, par exemple, montre, très simplement, que l’homme juste est, précisément, « l’interlocuteur de ma liberté. Dans le langage, celui qui prend la parole et dit « je » s’adresse d’emblée à une « deuxième personne » qu’il met ainsi en situation de prendre également la place du « je » et de conférer au premier locuteur le rôle d’un « tu ». De même dans la vie morale : une liberté, en y assumant l’excellence, ouvre à autrui la possibilité de développer sa propre créativité en réponse à celle qui l’a interpellé et qu’elle-même suscite. Ce qui se dévoile de la sorte, c’est la fondement de l’EGALITE. Celle-ci n’est jamais un fait, ni un donné naturel. Elle est une promotion à accomplir sans cesse et une tâche à réaliser. La liberté à laquelle l’homme juste donne son assentiment reconnaît chez autrui et induit davantage en lui la possibilité de dire également « oui » à la liberté. »[15]

De son côté, X. Dijon montre que la liberté entraîne des obligations: « puisque la liberté n’a pas décidé de la présence d’autrui - pas plus que de son corps (…) - la voici obligée de descendre du piédestal de sa suffisante autonomie pour reconnaître que la relation à autrui le tient déjà, avant même toute décision qu’elle aurait prise à cet égard, comme la source de toutes les obligations qui se déploient dans le champ du droit. »[16]

Le chrétien ne s’arrête pas à la défense des « droits acquis ». Il n’est jamais satisfait de l’état présent car il le sait et il se sait toujours imparfait. C’est pourquoi, dans la pratique de la justice sociale, estime-t-il que l’égalité et la solidarité sont toujours à réaliser.

On peut dire de la justice sociale ce que Marc Van Putte dit de la législation sociale : qu’elle a un aspect réaliste, mesurant « ce qui est possible à un moment donné » et un aspect prophétique anticipant « toujours en quelque sorte l’égalité parfaite entre les hommes. » ⁠[17]

De même, l’intervention sociale ne doit pas être « simple intervention après coup pour rectifier les abus et injustices criantes » Il faut que « le système économique soit régulé de façon à ce que personne ne soit automatiquement défavorisé ou ne tombe dans le dénuement du fait de son fonctionnement. Le système économique doit avoir pour l’un de ses objectifs directs la solidarité ».⁠[18] Nous le verrons dans le chapitre suivant.

Dans cette tension vers plus de dignité, de vraie liberté, d’égalité, et de solidarité, on se rend compte que « l’exercice de la justice est déjà un acte d’espérance ».⁠[19]

Cette vision dynamique, ambitieuse par nécessité et forcément humble, est confirmée, dans une version très laïque par Comte-Sponville: « qu’est-ce qu’un juste ?, demande-t-il. C’est quelqu’un qui met sa force au service du droit, et des droits, et qui, décrétant en lui l’égalité de tout homme avec tout autre, malgré les inégalités de fait ou de talents, qui sont innombrables, instaure un ordre qui n’existe pas mais sans lequel aucun ordre jamais ne saurait nous satisfaire. Le monde résiste, et l’homme. Il faut donc leur résister - et résister d’abord à l’injustice que chacun porte en soi, qui est soi. C’est pourquoi le combat pour la justice n’aura pas de fin. Ce Royaume-là au moins nous est interdit, ou plutôt nous n’y sommes déjà qu’autant que nous nous efforçons d’y atteindre ; heureux les affamés de justice », termine-t-il, en précisant, dans sa logique horizontaliste, qu’ils « ne seront jamais rassasiés ! »[20]


1. BRO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 219.
2. Economie et foi, Centurion, 1993, pp. 18-33.
3. De même, Ph. Van Parijs écrit que « l’État-providence s’efforce de corriger ex post, par des mécanismes redistributifs, les iniquités engendrées par le marché, alors que dans une démocratie de propriétaires, c’est ex ante que la distribution équitable s’établirait, grâce notamment au rôle joué par le système d’enseignement et à une législation entravant la concentration de la propriété » (op. cit., p. 88).
4. « La pratique de l’économie est ouverte à une éthique et que la foi peut, pour des chrétiens, enraciner cette éthique » (FALISE M. et REGNIER J., op. cit., p. 9). Selon les auteurs, cette éthique « intégrée » n’est pas totalement absente. On en trouve quelques signes dans l’attitude des consommateurs au moment des choix qu’ils doivent opérer, entre biens marchands et non marchands, entre producteurs nationaux ou étrangers, soucieux ou non d’environnement ou de justice sociale, entre différentes fromes d’épargne. Dans les entreprises, certains patrons sont conscients de leur responsabilité sociale. Enfin, le souci du bien commun, souvent négligé par les pouvoirs publics, anime des particuliers et des associations diverses.
5. PAPINI Roberto, Ethique et démocratie économique, in Notes et documents, Institut international Jacques Maritain, n° 24-25, 1989. L’Église refuse aussi l’argument suivant lequel « il est impossible de faire de la justice sociale sans d’abord faire de la production…​ ; la production exigeant certes qu’il y ait moins de distribution, moins de justice sociale, moins d’État-providence, une plus totale concurrence » (CALVEZ J.-Y., L’Église devant le libéralisme économique, op. cit., p. 67).
6. Notre monde présente toute une panoplie de moyens, de systèmes mais à quelle fin sont-ils ordonnés ? « Ces systèmes, note E. Herr, relèvent encore trop souvent d’une logique de la pure force et ne sont pas encore suffisamment repris dans un projet raisonnable au service de tout l’homme et de tous les hommes », au service du bien commun, dirions-nous (op. cit., p. 332).
7. RUOL Muriel, La société du juste et de l’injuste : démocratie et économie, in Le juste et l’injuste : de l’indignation à la « juste distance » médiatique, psychanalytique, théologique, éthique et politique, Actes du colloque organisé par les professeurs de philosophie et d’éthique religieuse, Institut supérieur de formation sociale de Namur, 11-12 mars 1996. M. Ruol est économiste et philosophe, assistante à l’UCL.
8. Op. cit., pp. 3-4.
9. Id., pp. 9-10.
10. « La personne représente le but ultime de la société qui lui est ordonnée (…). Le respect de la personne humaine implique celui des droits qui découlent de sa dignité de créature. (…) Le respect de la personne humaine passe par le respect du principe : « Que chacun considère son prochain, sans aucune exception, comme « un autre lui-même ». qu’il tienne compte avant tout de son existence et des moyens qui lui sont nécessaires pour vivre dignement. » (GS 27,§ 1) (…) Le devoir de se faire le prochain d’autrui et de le servir activement se fait plus pressant encore lorsque celui-ci est plus démuni, en quelque domaine que ce soit. » (CEC 1929-1933).
11. Ce respect de l’égalité ne justifie pas l’égalitarisme car « en venant au monde, l’homme ne dispose pas de tout ce qui est nécessaire au développement de sa vie, corporelle et spirituelle. Il a besoin des autres. Des différences apparaissent, liées à l’âge, aux capacités physiques, aux aptitudes intellectuelles ou morales, aux échanges dont chacun a pu bénéficier, à la distribution des richesses (GS 29, § 2). Les « talents » ne sont pas distribués également (cf Mt 25, 14-30 ; Lc 19, 11-27).
   Ces différences appartiennent au plan de Dieu, qui veut que chacun reçoive d’autrui ce dont il a besoin et que ceux qui disposent de « talents » particuliers en communiquent les bienfaits à ceux qui en ont besoin. Les différences encouragent et souvent obligent les personnes à la magnanimité, à la bienveillance et au partage ; elles incitent les cultures à s’enrichir les unes les autres (…) » Toutefois, « il existe des inégalités iniques qui frappent des millions d’hommes et de femmes. Elles sont en contradiction ouverte avec l’Évangile (…) » (CEC, 1936-1938).
12. CA 10, SRS 38-40 et CEC 1938..
13. PIE XII, encyclique Summi pontificatus, 20-10-1939 et CEC 1939.
14. CEC, 1940-1941. Ajoutons avec le CEC (1942) que « la vertu de solidarité va au-delà des biens matériels. En répandant les biens spirituels de la foi, l’Église a, de surcroît, favorisé le développement des biens temporels auxquels elle a souvent ouvert des voies nouvelles. Ainsi s’est vérifiée, tout au long des siècles, la parole du Seigneur: « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). »
15. Op. cit., p. 222.
16. Op. cit., pp. 374-375.
17. Les aspects juridiques de la justice sociale in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 99. M. Van De Putte, docteur en droit, licencié en sciences économiques, est administrateur de sociétés.
18. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 91.
19. DECLEVE H., op. cit., p. 267.
20. COMTE-SPONVILLE A., Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995, p. 113. L’auteur base sa réflexion sur un bref parcours à travers les diverses conceptions philosophiques de la justice (op. cit., pp. 80-113).