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viii. Une confirmation

Pour Jean Ladrière⁠[1], ce qui constitue une « cité », en tant que « cité, « c’est sa finalité, et cette finalité n’est ni, comme tels, le maintien dans l’existence, la prospérité, la gloire, ni même, comme telle, l’autonomie, mais le « bien vivre », c’est-à-dire la vie selon la vertu, c’est-à-dire encore une forme de vie pleinement accordée au statut de l’existant humain et à ses potentialités les plus éminentes, ou encore, plus brièvement, (…) une « vie sensée »[2]. » C’est le rôle de l’éthique donc de réguler la cité non pas dans un rapport extrinsèque qui demanderait « que les actes de l’État soient conformes à la morale, ou à tout le moins soient animés par une préoccupation morale », mais dans un rapport intrinsèque tout en n’oubliant pas qu’éthique et politique sont distincts : « S’il est vrai que le politique, comme tel, est défini par un certain rapport à l’éthique, l’enjeu propre du politique ce n’est pas de déterminer ce qu’il en est de l’éthique (l’éthique juge le politique et, en ce sens, le transcende), ni de faire exister quelque chose comme un analogue collectif de l’homme vertueux, c’est de réaliser une communauté historique concrète dans laquelle les rapports institutionnels seront, si l’on peut parler ainsi, chargés de qualité éthique. »

La justice sociale est précisément le concept indispensable à l’articulation de l’éthique et du politique dans une tension qui « va de l’éthique au politique ».⁠[3] La justice sociale peut fournir cette médiation qui « doit être en mesure d’armer l’action politique de principes régulateurs capables à la fois de représenter, par rapport à cette action, l’exigence éthique en son originalité, et de rejoindre avec assez de précision le concret des situations. »

Toutefois, bien conscient du fait que la référence à la justice sociale a conduit à des politiques dirigistes et totalitaires, J. Ladrière insiste sur le fait que l’éthique suppose la liberté et que la « cité » où les libertés se rencontrent et s’organisent « est ce lieu où une communauté historique, se donnant ses propres lois, tente d’aménager un espace d’inter-relations dans lequel puisse émerger une approximation, toujours ouverte, d’un ordre de liberté. Ce qui implique à la fois la possibilité donnée aux libertés individuelles d’agir comme telles (avec le double aspect, négatif et positif, des garanties protectrices et du droit de participation, que l’on retrouve dans l’idée de démocratie), l’effort pour diminuer les contraintes venant de la nature et de la société elle-même, l’ouverture, pour chacun, de champs d’initiative et de réalisation de plus en plus variés et étendus, mais aussi, et surtout peut-être, l’instauration d’un système institutionnel dont le sens est de faire en sorte que chacun, selon une formule célèbre, soit traité en fin, non en moyen. »

Le souci de la liberté respecté transforme l’idée de justice : elle n’est plus « un principe de répartition harmonieuse, attribuant à chacun ce qui lui revient selon son état, conformément à une loi qui transcende les destinées individuelles, mais la forme selon laquelle il devient possible aux individus comme tels de se donner les uns aux autres les conditions d’une existence libre, ou encore, d’une existence sensée (…) » et J. Ladrière précise : « en intériorisant la loi. »[4]

On pourrait citer bien d’autres auteurs qui réhabilitent ainsi l’éthique et la voie « téléologique »⁠[5] mais, comme on pourrait objecter que ces philosophes défendent naturellement leur mission, il n’est pas inutile d’interroger l’ensemble des théories économiques.


1. Préface, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 13-29. J. Ladrière est président de l’Institut supérieur de philosophie et professeur à l’UCL.
2. Cf. l’article de Declève H., Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., pp. 203-274.
3. Cf. Ricoeur : « Le juste est entre le légal et le bon. »
4. Ce dernier membre de phrase rend la perspective de J. Ladrière, qu’on pourrait interpréter comme libérale, compatible avec la conception chrétienne de la justice sociale, comme nous le verrons.
5. On peut citer, au hasard, Denis Collin qui dans Morale et justice sociale (Seuil, 2001), pose la question essentielle : la politique peut-elle se passer de toute réflexion sur le bon, le bien, l’égalité, la liberté, la justice, la fraternité, bref, sur les concepts moraux qui, notons-le en passant, ont été les piliers de la révolution démocratique mais qui, aujourd’hui, ne semblent plus être que des mots (des slogans ?) qu’on ne prend plus la peine de définir (cf. NIELSBERG J.-A. sur www.revuerespublica.com). Citons aussi M. Le Guen qui pose (sur philonet.free.fr) la question cruciale : Peut-on concilier la liberté et l’égalité dans la vie sociale ?. Après avoir montré que « l’égalité et la liberté, qui semblaient bien établies en principe, entrent en contradiction dès qu’elles s’appliquent dans la réalité social », l’auteur en arrive à affirmer que « ce n’est (…) pas dans les constitutions que se trouve la résolution des iniquités » mais que « seul le sens moral peut indiquer à l’homme la direction du bien » pour « tempérer les effets » du conflit entre liberté et égalité. Réflexion un peu sommaire et pessimiste, dirais-je mais fort significative d’une préoccupation qui n’est pas rare aujourd’hui.