⁢i. Le débat contemporain

Sans qu’elle soit définie rigoureusement, la justice sociale est au cœur de nombreuses revendications et protestations sur le terrain économique et social après l’avoir été sur le terrain politique.

En fait, toute société prétend à la justice. On peut rappeler⁠[1] que le libéralisme, à l’origine, conteste, au nom d’une nouvelle conception de la justice sociale, un régime qui se considérait comme juste.

L’Ancien régime, présente le Prince comme responsable de la justice. Il est le lieutenant de d’un Dieu juste qui l’inspire. Tout l’ordre social divisé en classes hiérarchisées est un ordre juste où chacun trouve sa place, ses droits et ses devoirs spécifiques, en fonction de sa naissance et donc par volonté divine. L’aumône corrigera les excès éventuels. Mais, est juste la société qui se conforme à cet ordre.

Le libéralisme, défend l’idée que la justice ne peut se traduire que dans l’égalité et la liberté. Tous les hommes, en tant qu’individus, ont les mêmes droits quelle que soit leur naissance. Un ordre « naturel », spontané, préétabli, juste donc, assurera l’équilibre social. « Dans une telle doctrine, précise J. Raes, le problème de la justice sociale ne se pose guère. Elle résulte quasi automatiquement de l’équilibre du système et s’exprime essentiellement dans le droit. En effet, la pensée libérale reconnaît la nécessité d’un état de droit, à instaurer ou à défendre, le principe « nul ne peut se faire justice à lui-même », l’importance de la loi naturelle et des lois positives qui en découlent et s’imposent naturellement aux individus comme l’expression de l’ordre et de l’harmonie, régulant les échanges individuels. Au fond, la justice privilégie et protège la justice commutative[2] (…) où s’expriment adéquatement l’autonomie des individus et leur essentielle égalité. La question de la justice distributive[3] ne se pose pas dans un système fondé sur la maximisation de l’avantage individuel et l’équilibre naturel (…). »⁠[4] Le libéral, théoriquement, récuse la justice sociale réduite qui n’est que l’autre nom de la justice distributive. Les « dérapages », les crises et la misère seront attribués à l’immoralité des pauvres ou laissés aux œuvres de charité puis, finalement, corrigés par des lois sociales consenties parfois aux adversaires politiques. En effet, si la justice sociale est explicitement et délibérément, comme nous le verrons, une préoccupation sociale-chrétienne, elle inspire aussi les mouvements socialistes. Dans quel sens cette fois ?

Les socialistes, comme les libéraux, sont attachés aux droits de l’individu, aux valeurs de liberté et d’égalité mais ils estiment que la société doit l’emporter sur l’individualisme. La justice ne s’installera pas spontanément, il faut la réaliser et c’est le rôle de l’État. Mais « l’aspiration à la justice » devient « la condition de la réalisation effective des valeurs de liberté et d’égalité ».⁠[5] On pourrait dire que pour le socialiste, la justice sociale découle de la justice distributive à réaliser dans le souci de la plus grande égalité.

Si l’expression « justice sociale » est absente du lexique publié par le PAC⁠[6], la définition donnée au mot socialisme traduit bien son idéal de justice puisque « le socialisme, nous dit-on, c’est la possession et la production en commun. Le socialisme, c’est la socialisation des moyens de production. Le socialisme, c’est l’organisation sociale et rationnelle du travail. Le socialisme, c’est la coopération de tous au profit de tous ». Plus précisément⁠[7], « la démocratie économique - dans laquelle le pouvoir de décision appartient à la souveraineté populaire - afin que l’activité productrice soit orientée en fonction de l’intérêt général et de l’utilité sociale[8] (…) doit conduire à la démocratie sociale, qui implique un partage équitable des fruits de l’activité économique et des devoirs qu’elle impose.[9] (…) La démocratie sociale doit tendre à une société égalitaire et solidaire, dans laquelle les inégalités flagrantes des revenus n’existeront plus. »[10] Ces textes qui datent de 1974, s’accompagnent de propositions de mesures qui ont peut-être disparu des programmes ultérieurs mais qui toutes sont justifiées par une valeur essentielle dans toute perspective socialiste : l’égalité.

Que ce soit en théorie ou en pratique, dans une perspective révolutionnaire ou réformiste, tous les projets socialistes ou « de gauche » se justifient par une recherche de l’égalité la plus parfaite entre tous les hommes.

Ainsi, « au nom de la justice sociale, des générations de Cubains et Cubaines ont combattu l’esclavage, la discrimination raciale, l’exclusion et la pauvreté ».⁠[11]

Non seulement, il s’agit de faire respecter l’égale dignité humaine mais aussi d’octroyer à tous sécurité et travail, sans discrimination : « Nous socialistes, avons choisi certaines options qui fondent notre politique. Nous défendons la justice sociale. Mais cette justice sociale n’est pas un beau principe que nous introduirions dans le débat politique : c’est un principe qui se rapporte en définitive à la liberté et à la dignité de l’individu. Privé d’une sécurité suffisante, sur les plans matériel et social, coupé de l’activité professionnelle, l’individu ne peut vivre dans la liberté et la dignité. C’est pourquoi nous devons construire une Europe dans laquelle la politique soit centrée sur la dignité humaine. Une Europe où toutes les travailleuses et tous les travailleurs puissent gagner leur vie par leur travail. Et je souhaite encore ajouter ceci: une Europe où il aille de soi que les femmes ont une part égale à celle des hommes, dans la vie professionnelle et sociale. »[12]

Il s’agit, en fait de lutter contre toute discrimination, contre toute inégalité de situation : « la valeur qui constitue le fondement de la philosophie politique du PS, c’est l’Egalité. (…) l’égalité n’est pas une valeur accordée « naturellement » aux hommes. Elle fut conquise et se conquiert encore à travers des luttes et des conflits. L’égalité ne se résume ni à l’égalité des droits, ni à l’égalité des chances. Ce que nous voulons, c’est qu’à chaque stade de sa vie, quels que soient sa race, son sexe, son âge, son milieu social, ses compétences, ses maladies, ses forces ou ses faiblesses, chaque être humain puisse jouir des conditions nécessaires à son épanouissement personnel, à l’expression de ses talents et de sa créativité. Chaque homme est l’égal de l’autre. Il ne faut pas opposer « égalité » et « liberté » comme le fait le libéralisme. Au contraire, les deux valeurs vont de pair, elles sont complémentaires. En réalité les libertés avancent là où croît l’égalité, et vice versa. »[13]

Cette prise de position est confirmée par le Mouvement ouvrier chrétien⁠[14]. Son secrétaire politique précise « ce qui distingue la gauche de la droite : la volonté de faire progresser la société vers plus d’égalité. (…) L’égalité c’est vraiment la valeur qui permet de fédérer la gauche. » Critiquant la politique de l’ »état social actif »⁠[15], qui risque d’être « un système basé sur le mérite » et non « un véritable projet de gauche », un autre militant⁠[16] estime qu’il lui manque d’abord « un égalitarisme clair et net orienté vers la réduction des inégalités de revenus et une extension/amélioration des services publics. »[17]


1. Cf. RAES Jean sj, Justice sociale et prospective, in La justice sociale en question ? Contributions à une recherche réalisée par l’Association des dirigeants et cadres chrétiens (ADIC), avec le concours des Facultés universitaires Saint-Louis (FUSL), Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 153-179. J. Raes fut professeur aux FUNDP (Namur) et aumônier général de l’ADIC.
2. « Justice commutative ou justice dans les échanges (mutare) selon la valeur des choses et indépendamment des situations personnelles » (cf. PIETTRE A., op. cit., p. 32).
3. « Justice distributive, qui concerne la répartition des biens et des charges entre les membres de la société » (id.).
4. Op. cit., p. 169.
5. RAES J., op. cit., p. 174.
6. In Du POB au PSB, op. cit., pp. 279-325.
7. Tous les textes qui suivent sont extraits de Socialisme d’aujourd’hui, Résolution finale du Congrès de 1974, in La charte de Quaregnon, déclaration de principes du Parti Socialiste Belge, Histoire et développements, Fondation Louis de Brouckère, 1980, pp. 220-225.
8. « La démocratie économique implique des réformes de structure fondées sur trois principes : socialisation, planification, autogestion.
   La propriété collective des moyens de production n’est pas un but en soi, et certainement pas un but final. Elle peut être réalisée de différentes manières. Elle doit être complétée par d’autres formes de la démocratie économique à tous les niveaux.
   Sans cette optique, le Socialisme préconise :
   a) la socialisation des secteurs ou des entreprises qui déterminent de manière prédominante l’évolution de l’économie ou qui confèrent à leur propriétaire un pouvoir de nature à fausser le jeu des institutions responsables du fonctionnement d’une économie planifiée, notamment les secteurs de l’énergie et du crédit ;
   b) la stimulation des structures collectives et coopératives ;
   c) le développement de l’initiative industrielle publique. »
9. « A l’exploitation des individus par les puissances d’argent, le Socialisme oppose la primauté des droits sociaux.
   -droit aux soins de santé préventifs et curatifs sans aucun obstacle financier ;
   -droit à la sécurité d’existence qui doit mettre chacun à l’abri du besoin et le libérer des soucis matériels ;
   -droit à l’égalité des chances dans tous les domaines ;
   -droit au travail, à la retraite et aux loisirs dans le respect de la personnalité du travailleur ;
   -droit à un milieu de vie digne de l’homme ».
10. « Dans l’immédiat, la redistribution des revenus est assurée par la réorganisation et le mode de financement de la Sécurité sociale, par le développement en quantité et en qualité des équipements collectifs et par la fiscalité qui organisera la juste participation de chacun aux charges de la société ».
11. MORIN Claude, Justice sociale et dignité nationale, Conférence internationale de solidarité avec Cuba, 15-16-3-1996, www.fas.umontreal.ca.
12. Allocution prononcée à Zurich lors de la Journée de politique européenne du PS suisse, 9-10-1999, disponible sur http://france attac.org.
13. Di RUPO Elio, Repensons la vie, op. cit., p. 7.
14. Les citations sont empruntées à DELVAUX Joëlle, Du souffle pour l’égalité, in En Marche, 16-1-2003.
15. Nous en reparlerons dans le chapitre suivant.
16. Etienne Lebeau, de la Formation Education-Culture (FEC-CSC).
17. L’éditeur ajoute : « ce qui sous-tend (sous-entend ?) une accentuation de l’effort redistributif et un financement correct de l’État. »

⁢ii. Hayek et la justice sociale

Nous avons, dans le premier chapitre, évoqué avec quelle sévérité, Hayek parle de la justice sociale si chère aux socialistes et aux chrétiens.

« J’en suis arrivé, écrivait-il, à sentir fortement que le plus grand service que je puisse encore rendre à mes contemporains serait de faire en sorte que ceux qui parlent ou écrivent parmi eux en viennent à avoir honte d’utiliser le terme de « justice sociale » (…) Si la discussion politique doit devenir honnête, il est nécessaire que les gens reconnaissent que ce terme est intellectuellement douteux, qu’il relève de la démagogie ou d’un journalisme à bon marché que les personnes responsables devraient avoir honte d’utiliser. »[1]

Pour ce Prix Nobel⁠[2], l’introduction de l’idée de justice sociale dans l’ordre naturel du marché ne peut être qu’un facteur de désordre. Une telle conception relève d’une superstition nocive qui révèle la nostalgie d’une société révolue, société fermée où tous les hommes étaient réunis autour d’une même finalité et où il était peut-être possible de désigner les responsables des méfaits sociaux. Par ailleurs, personne ne peut dire ce qui est socialement juste, « c’est-à-dire quelles actions sont nécessaires pour que les effets en atteignent avec assurance ceux que nous estimons être les plus déshérités ».

L’ »ordre spontané » qui est un ensemble de « règles de juste conduite », est produit par l’évolution de la société provoquée par l’initiative des individus et des groupes qui réagissent aux sollicitations des situations en fonction de leurs intérêts et besoins.⁠[3] Ces règles ne sont pas des principes d’organisation ni d’intervention. Elles sont le fruit de la liberté et non d’une politique volontariste qui prétendrait ordonner la société en imposant des conduites précises : « Un tel projet exclut que les divers individus agissent sur la base de leurs connaissances propres au service de leurs fins propres, ce qui est l’essence de la liberté ; tandis qu’il exige qu’ils soient obligés d’agir de la façon indiquée par l’autorité directrice selon ce qu’elle sait et pour réaliser les objectifs choisis. »[4]

La recherche d’une hypothétique justice sociale est non seulement perturbatrice mais paralyse les initiatives et entraîne un accroissement de la bureaucratie et du pouvoir politique qui s’engage sur un terrain qui n’est pas le sien : « L’intervention est toujours une action injuste dans laquelle quelqu’un est contraint (habituellement dans l’intérêt d’un tiers) dans des circonstances où d’autres ne le seraient pas, et pour des buts qui ne sont pas les siens (…). Les personnes auxquelles s’adresse le commandement spécifique sont empêchées d’adapter leurs activités aux circonstances connues d’elles et obligées de servir des fins auxquelles d’autres ne sont pas asservies, fins qui ne seront atteintes qu’au prix de conséquences imprévisibles par ailleurs. »[5]

Dans une telle société, on cherche plus à profiter de la richesse commune que de créer des richesses en prenant des risques. La majorité ne se soumet plus à la loi mais devient la loi et impose ses désirs. L’interventionnisme est une « réaffirmation de l’éthique tribale »[6] et conduit au totalitarisme. C’est, pour Hayek, la philosophie du socialisme.

Mais, exaltant notre responsabilité personnelle, l’initiative, le goût du risque, et soucieux d’éviter toute contamination collectiviste ou étatiste, Hayek oublie notre responsabilité collective. Or, c’est à travers les diverses collectivités dans lesquelles nous vivons que se forge notre sens de la responsabilité personnelle.


1. Droit, législation et liberté, II, Le mirage de la justice sociale, op. cit., pp. 96-97.
2. Nous suivrons ici, dans sa présentation de la pensée de Hayek, VALADIER Paul s.j., La justice sociale, un mirage ? A propos du libéralisme de J.A. Hayek, in Etudes, janvier 1983, pp. 67-82.
3. On peut rapprocher la théorie de Hayek de ce que Konrad Lorenz dit de l’éthologie animale (cf. HERR E., Justice et vie en société, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 334-337). On constate chez les animaux de petites mutations qui se sélectionnent en fonction de leur qualité d’adaptation au milieu. Ainsi se crée le meilleur ordre possible (cf. RUWET J.-Cl., Ethologie : biologie du comportement, Dessart, 1969).
4. HAYEK, op. cit., p. 104.
5. Id., p. 156.
6. Id., p. 162.

⁢iii. Rawls, le conciliateur ?

Enfin, serait-on tenté de dire, Rawls⁠[1] vint.

Il faut nous attarder un peu à cet auteur. d’une part, son livre Théorie de la justice est le « traité de philosophie le plus lu du XXe siècle » et, de l’aveu de Ph. Van Parijs, il a suscité une telle littérature qu’il est aujourd’hui impossible d’en faire le relevé exhaustif.⁠[2] d’autre part, beaucoup ont vu dans la pensée de Rawls une possibilité de réconciliation entre socialisme et libéralisme ou du moins entre le libéralisme et le souci social. Plus exactement, la philosophie rawlsienne a la réputation d’avoir dépassé l’opposition classique entre libéralisme et socialisme.⁠[3] Rawls, nous allons le voir, réagit contre la philosophie utilitariste qui a dominé la pensée politique anglo-saxonne depuis 1850 environ⁠[4]. Pour présenter brièvement l’utilitarisme, on peut dire qu’il « peut se ramener à un principe fort simple. Lorsque nous agissons, il faut que nous fassions abstraction de nos intérêts et de nos penchants, de nos préjugés et des tabous hérités de la tradition, ainsi que de tout prétendu « droit naturel », et que nous nous préoccupions exclusivement de poursuivre (…) « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Plus précisément, il s’agit de maximiser le bien-être collectif, défini comme la somme du bien-être (ou de l’utilité) des individus qui composent la collectivité considérée. Chaque fois qu’une décision doit être prise, l’utilitarisme exige que l’on établisse les conséquences associées aux diverses options possibles, que l’on évalue ensuite ces conséquences du point de vue de l’utilité des individus affectés, et enfin que l’on choisisse une des options possibles dont les conséquences sont telles que la somme des utilités individuelles qui lui est associée est au moins aussi grande que celle associée à toute autre option possible. «⁠[5] L’évaluation doit être objective, scientifique, neutre. Bentham n’a pas craint de l’appeler une « arithmétique morale ».⁠[6]

Si Rawls réagit contre l’utilitarisme, il tente aussi de trouver une solution à l’incapacité manifestée par la démocratie à « articuler de manière satisfaisante les notions de liberté et d’égalité ».⁠[7] En effet, « en matière de pratique politique, aucune conception morale générale ne peut fournir un concept publiquement reconnu pour une conception générale de la justice dans le cadre d’un État démocratique moderne. »[8] Dès lors, comment, dans une démocratie où, en principe, tous les citoyens jouissent de la liberté d’opinion, « assurer la coexistence entre des visions du monde rivales, principalement celles centrées sur des idées divergentes du bien » ?⁠[9]

La Théorie de la justice apporte, selon Rawls, la réponse tout en mettant fin à la domination de l’utilitarisme.⁠[10]

Rawls imagine une « position originelle » dans laquelle les hommes ignorent qui ils seront et quelle position sociale ils occuperont dans la vie réelle. Ils vont, dans cette position, « sous voile d’ignorance », comme dit Rawls, négocier un contrat⁠[11] qui les liera dans la vie réelle.

Dans ces conditions d’égalité et de liberté, la raison amènera nécessairement les hommes à adopter les deux principes de justice suivants:

« 1. Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatibles avec un même système pour tous.

2. Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’un juste principe d’épargne et, b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous conformément au principe de juste égalité des chances. »[12]

La justice ainsi fondée est donc le fruit d’une procédure : « il n’y a pas de critère de justice indépendant ; ce qui est juste est défini par le résultat de la procédure elle-même ».⁠[13] Autrement dit encore, « l’objectivité morale doit être comprise selon un point de vue social convenablement construit que tous peuvent accepter. A part la procédure de construction des principes de justice, il n’y a pas de faits moraux. »[14] Rawls évite d’ailleurs de dire que les principes qu’il défend sont vrais ; il les présente comme « les plus raisonnables pour nous »[15].

Notons aussi que la justice telle qu’elle vient d’être définie est la « première vertu des institutions sociales ».⁠[16]

Si maintenant nous examinons ces principes, nous constatons qu’« est juste (…) toute société régie par des principes que des individus égoïstes choisiraient s’ils étaient forcés à l’impartialité par le « voile d’ignorance » qui caractérise la position originelle »[17] et que la société la plus juste est celle qui garantit d’abord⁠[18] une égale liberté (les libertés fondamentales⁠[19]) et une égalité équitable des chances (c’est-à-dire « les chances d’accès aux diverses fonctions et positions »[20]) et ensuite « une distribution des autres biens premiers - prérogatives et pouvoirs attachés à ces fonctions et positions, richesse et revenu, bases sociales du respect de soi - qui maximise la part qui en revient aux plus défavorisés ».

Toutefois, ce « principe de différence » subit la « priorité lexicographique » des deux principes d’égalité cités de telle manière qu’ »une société est plus juste qu’une autre si les libertés fondamentales y sont plus grandes et plus également distribuées, quelle que soit la distribution des autres biens premiers ; et de deux sociétés semblables sur le plan des libertés fondamentales, celle qui assure les chances les plus égales pour tous est la plus juste, quel que soit le degré auquel le principe de différence y est réalisé ».⁠[21]

La justice est donc ici entendue comme équité. La société juste n’est pas égalitaire mais équitable puisque seules les inégalités qui ne profitent pas à tous sont injustes. « L’idée sous-jacente, explique David Glendinning, est que personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures ou sa position de départ favorable dans la société. Mais, il n’est pas non plus raisonnable de tenter de nier ces inégalités. Plutôt, la structure sociale fondamentale doit faire en sorte que ces différences jouent dans un sens qui améliore la situation des plus défavorisés. De fait la distribution naturelle n’est ni juste ni injuste. Ce qui peut l’être, c’est la manière dont les institutions gèrent ces différences naturelles. Selon le principe de différence, cette compensation des plus défavorisés est tout à fait équitable, puisque les défavorisés ont déjà été compensés par les données naturelles. Ainsi y a-t-il une réciprocité dans la distribution des avantages. Finalement, le principe de différence est une interprétation de l’idéal de fraternité ».⁠[22] La conception de la justice selon Rawls se différencie de l’égalitarisme mais aussi de l’utilitarisme par les aspects suivants:

\1. le principe de différence est ordonné aux défavorisés : « les partenaires sont censés choisir l’arrangement qui maximise la part minimale »[23] puisque, « sous le voile d’ignorance », personne ne sait quelle place il occupera dans la vie réelle ;

\2. ce principe ne s’exprime pas en termes d’utilité ou de bien-être mais de « biens sociaux premiers » (les « conditions et moyens généraux dont nous avons tous besoin pour réaliser les buts que nous poursuivons » : libertés, avantages socio-économiques et chances d’accès à ces avantages. Rawls n’additionne ni ne compare des niveaux de bien-être mais il s’assure « que tous ont les mêmes libertés et les mêmes chances, et que les avantages socio-économiques sont distribués de manière à ce que ceux qui en ont le moins en aient plus que n’en auraient les plus défavorisés dans n’importe quelle autre situation possible où libertés et chances seraient égales ». Rawls réintroduit ainsi une certaine justice distributive qui est « un compromis élégant et attrayant entre un égalitarisme absurde et un utilitarisme inique. »

\3. Les droits individuels fondamentaux doivent être préservés envers et contre tout. Ils ne peuvent jamais être sacrifiés « fût-ce au nom du souci d’égaliser les chances ou d’améliorer le sort des plus défavorisés. »[24]

Au terme de son étude sur la philosophie politique anglo-saxonne, Van Parijs précise que son projet était, dans le cadre d’un pluralisme démocratique, « de contribuer à l’élaboration d’une théorie solidariste de la justice »[25] « Pour une théorie libérale solidariste, explique-t-il, une société juste est une société organisée de telle sorte qu’elle ne traite pas seulement ses membres avec un égal respect, mais aussi avec une égale sollicitude »[26]. En face de ce libéralisme solidariste dans lequel on peut ranger Rawls, existe un libéralisme propriétariste illustré, par exemple, par les libertariens Rothbard et Nozick. Ceux-ci définissent « une société juste comme une société qui ne permet à personne d’extorquer à un individu ce qui lui revient en un sens prédéfini. »[27] Robert Nozick, en particulier, dans Anarchie, État et Utopie[28], va critiquer la théorie de Rawls et affirmer : « est juste tout ce qui résulte du libre exercice des droits inviolables de chacun ». Autrement dit, la justice est « une pure affaire de non-violation de droits ».⁠[29]

Il faut, selon Van Parijs, orienter, avec urgence, la recherche dans le sens d’un libéralisme solidariste pour trois raisons. Il croit, « en premier lieu (que) le pluralisme interne aux diverses nations continue (…) de s’approfondir, de se révéler, de s’affirmer, rendant toujours plus illusoire l’espoir de régler les conflits par l’appel à une conception englobante de la société bonne appuyée sur une tradition partagée par l’ensemble de la communauté nationale (…). En deuxième lieu, il croit que « l’interdépendance croissante, le renforcement de confédérations d’États sous la pression de la concurrence économique mondiale, la présence toujours plus pressante des médias concourent (…) à ériger des tribunes là où il n’y avait que des parloirs et ainsi à « démocratiser » l’ordre international (…).  » Enfin, il croit qu’ »en créant sans relâche des interdépendances multiformes (notamment environnementales) et des possibilités insoupçonnées (par exemple, en matière d’interventions chirurgicales, de manipulations génétiques ou de fichage informatique), l’évolution technologique continue (…) d’élargir le champ des problèmes sur lesquels les décisions collectives doivent être prises (…). »⁠[30]

En lisant Rawls et ses commentateurs, nous avons vu, à plusieurs reprises, la mise en question de la notion de vie ou de société « bonne » comme fondement de la justice.

La conception libérale, nous a-t-on dit, « est une conception qui s’interdit toute hiérarchisation des diverses conceptions de la vie bonne que l’on peut trouver dans la société ou, du moins, qui accorde un respect égal à toutes celles parmi elles qui sont compatibles avec le respect des autres ». Elle élabore une théorie de la justice qui est neutre « à l’égard des diverses conceptions particulières de la vie bonne, qui ne repose pas sur l’affirmation de la supériorité intrinsèque d’un type particulier de conduite ou d’expérience. »

Tout autre est la conception perfectionniste de la justice, qui s’appuie « sur une conception particulière de la vie bonne, de ce qui est dans l’intérêt véritable de chacun. La justice consistera alors, par exemple, à récompenser adéquatement la vertu ou à s’assurer que tous disposent des biens dont il est dans leur intérêt véritable de disposer, même s’ils ne feraient pas eux-mêmes le choix de les acquérir. »[31]


1. 1921-2002. Philosophe, professeur à Harvard. Publie en 1971 l’ouvrage qui va le rendre célèbre: Théorie de la justice, publié en français au Seuil, en 1987. Un résumé substantiel de l’œuvre est disponible sur http://www.temoins.ch/nrub/johnrawls.htm, 58 p..
2. Op. cit., p. 69.
3. Article « Justice sociale » sur http://www.republique.ch : culture/justice-sociale.htm. Ph. Van Parijs a examiné de près les rapports entre la pensée de Rawls et le libéralisme d’une part et l’égalitarisme d’autre part (op. cit., pp. 87-94). Il appelle à la prudence ceux qui range l’auteur sous l’une ou l’autre bannière. La théorie de Rawls, souligne-t-il, « ne constitue pas comme telle un modèle de société, mais plutôt un critère d’évaluation de modèles de société qui exige d’être complété par une analyse empirique de leur fonctionnement. » Sans se prononcer sur la question de la propriété collective ou de la propriété privée des moyens de production, Rawls pense que socialisme et marché sont partiellement compatibles. Critique devant l’État-providence, il pense qu’une démocratie de propriétaires et un socialisme libéral démocratique et décentralisé pourraient mettre en œuvre les principes qu’il défend. Finalement l’étiquette la moins mauvaise qui lui conviendrait est peut-être celle de « libéral de gauche ».
4. Ses principaux représentants sont Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873). Tous deux partent de deux idées fort simples : « Les hommes ont pour unique motif déterminant en leurs décisions le plaisir ou la douleur qu’ils attendent ou craignent de leur action. » Et « est bon moralement tout acte capable de nous assurer la plus grande somme de bonheur ». On l’aura compris, il s’agit de bonheur ou plus exactement de plaisir sensible. ( Cf. THONNARD F.-J., Précis d’histoire de la philosophie, Desclée, 1966, pp. 783-785 et pp. 799-802.) L’utilitarisme n’est pas mort. Ph. Van Parijs en cite trois illustrations contemporaines. « C’est à l’utilitarisme (…) que font référence, explicitement ou explicitement, la plupart des arguments des « nouveaux économistes » tendant à légitimer le marché ou à prôner l’extension de son rôle. Ainsi, dans le passage où il est le plus explicite sur ce point, Lepage (Demain le libéralisme, op. cit., p. 492) affirme qu’il s’agit, pour toute société, de « faire en sorte que l’allocation des ressources rares et finies (…) soit la plus « optimale » possible, c’est-à-dire qu’avec le stock de ressources (…) on obtienne le volume de satisfactions le plus élevé possible ». En deuxième lieu, nombreux sont les marxistes qui recourent régulièrement (du moins dans leurs discours les moins sophistiqués) à des arguments de type indéniablement utilitariste pour justifier au contraire la supériorité du socialisme. Dans une allocution de 1918, par exemple, Lénine souligne que le socialisme a le grand avantage de subordonner « l’expansion de la production et de la distribution sociales qu’il rend possible » à « la fin d’améliorer autant que possible le bien-être des travailleurs » (cité par LUKES S., Marx, Morality and Justice, in PARKINSON G.H.R. (éd.), Marx and Marxisms, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, pp. 12-13). Enfin, l’idée (« écologiste ») de vouloir substituer le « bonheur national net » au « produit national brut » comme maximande de la politique économique est éminemment utilitariste. » (Op. cit., p. 35).
5. Van PARIJS Philippe, qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Seuil, 1991, p. 32. Ph. Van Parijs est professeur d’éthique économique et sociale à l’UCL.
6. THONNARD F.-J., op. cit., p. 783.
7. Van PARIJS, op. cit., p. 76.
8. Théorie de la justice, op. cit., p. 208. Il ne s’agit pas « de trouver une conception de la justice qui convienne à toutes les sociétés, sans égard pour leurs conditions sociales ou historiques particulières. Nous désirons résoudre un désaccord fondamental sur la forme juste d’institutions essentielles d’une société démocratique dans des conditions modernes (…) c’est une question distincte que de savoir jusqu’ quel point les conclusions atteintes présentent de l’intérêt dans un contexte plus large_. » (RAWLS, Kantian Constructivism in Moral Theory, in Journal of Philosophy,17, Jstor, 1980, p. 518, cité par Van PARIJS, op. cit., p. 76).
9. RICOEUR Paul, Le juste, Esprit, 1995, p. 115.
10. Pour la clarté de la présentation, nous tiendrons compte, à la suite de Ph. Van Parijs et de P. Ricoeur des mises au point, corrections et précisions qui ont été après 1971 publiées par RAWLS : Justice et démocratie, Seuil, 1993 et de nombreux articles disponibles en anglais seulement (cf. Van PARIJS, op. cit., pp. 292-293).
11. La démarche de Rawls nous rappelle évidemment celle de Rousseau ou de Locke. Comme eux, il est donc « contractualiste ». Cette démarche n’est pas neuve, déjà Epicure écrivait « La justice n’est rien en soi, elle n’a de sens que dans les contrats liant les parties et rédigés pour déclarer que l’on évitera de se nuire mutuellement » (Maxime fondamentale, 28, 7). On peut aussi se référer à la tradition biblique où un « contrat » (alliance) est passé entre Dieu et les hommes.
12. Théorie de la justice, op. cit., p. 341.
13. Kantian Constructivism in Moral Theory, op. cit., p. 523 et Théorie de la justice, op. cit., pp. 118-119. On découvre ici l’influence reconnue de Kant : « Ce qui caractérise en propre la forme kantienne du constructivisme, explique Rawls, c’est essentiellement ceci : elle spécifie une conception particulière de la personne comme un élément dans une procédure raisonnable de construction, dont le résultat détermine le contenu des premiers principes de la justice. En d’autres termes : ce type de conception met sur pied une certaine procédure de construction qui satisfait à certaines conditions raisonnables, et, au sein de cette procédure, des personnes caractérisées comme des agents de construction rationnels spécifient, par leurs accords, les premiers principes de justice. » (Kantian Constructivism…​, p. 516).
14. Kantian Constructivism in Moral Theory, op. cit., p. 519.
15. A condition, bien sûr, d’adopter « le point de vue social associé à une conception de la personne morale libre et égale » (Van PARIJS, op. cit., p. 80).
16. Théorie de la justice, op. cit., p. 3.
17. Van PARIJS, op. cit., p. 24.
18. Le « d’abord » est important. Rawls établit à la suite de ses deux « principes », deux « règles de priorité » : « Première règle de priorité (la priorité de la liberté) : les principes de la justice doivent être classés dans un ordre lexical et par conséquent les libertés de base ne peuvent être restreintes qu’à cause de la liberté. (…) Seconde règle de priorité (la priorité de la justice sur l’efficience et le bien-être) : le second principe de la justice est lexicalement prioritaire par rapport au principe d’efficience et par rapport à la maximisation des avantages ; et une juste chance est prioritaire par rapport au principe de différence. » (Théorie de la justice, op. cit., p. 341).
19. « Les libertés fondamentales des citoyens sont, en gros, la liberté politique (le droit de vote et d’éligibilité aux fonctions publiques) ainsi que la liberté d’expression et de réunion ; la liberté de conscience et la liberté de pensée ; la liberté de la personne ainsi que le droit de détenir de la propriété (personnelle) ; et la protection contre l’arrestation arbitraire et la saisie, telle qu’elle est définie par le concept d’état de droit » (Théorie de la justice, op. cit., p. 92).
20. Van PARIJS, op. cit., p. 81. « L’égalité équitable des chances (…) ne se réduit pas à la possibilité purement formelle pour quiconque d’accéder à n’importe quelle fonction dans la société. Elle exige que l’origine sociale n’affecte en rien les chances d’accès aux diverses fonctions et requiert donc l’existence d’institutions qui empêchent une concentration excessive des richesses et qui, à talents et capacités égaux, assurent aux individus issus de tous les groupes sociaux les mêmes chances d’accès aux divers niveaux d’éducation » (Van PARIJS, op. cit., p. 85).
21. Id.. Rawls n’est pas pour autant un égalitariste pur car il évoque la possibilité que certaines inégalités soient profitables aux défavorisés (cf. Théorie de la justice, op. cit., p. 340).
22. GLENDINNING D., John Rawls, sur http://members.fortunecity.com.
23. RICOEUR P., op. cit., p. 108. C’est l’argument du « maximin » qui marie égalité et efficience. Alors que l’utilitariste maximise le niveau moyen de bien-être individuel et que l’égalitariste minimise la dispersion de ce bien-être, Rawls prétend maximiser non pas le bien-être moyen mais les « biens sociaux premiers » du plus mal loti de ce point de vue (cf. Van PARIJS, op. cit., pp. 172-174).
24. Van PARIJS, op. cit., pp. 18-19.
25. Op. cit., p. 278.
26. Id., p. 248.
27. Id., pp. 248-249.
28. PUF, 1988.
29. Van PARIJS, op. cit., p. 22. La pensée de Nozick s’articule autour de trois principes:
   « 1. Chacun peut s’approprier légitimement une chose n’appartenant antérieurement à personne pourvu que le bien-être d’aucun individu ne se trouve diminué de ce fait (principe d’appropriation originelle).
   2. Chacun peut devenir propriétaire légitime d’une chose en l’acquérant du fait d’une transaction volontaire avec la personne qui en était auparavant le propriétaire légitime (principe de transfert). »
   3. Le principe de rectification, enfin, « détermine la manière dont doit être corrigée toute déviation par rapport aux deux premiers principes » (id.).
30. Op. cit., pp. 278-279.
31. Van PARIJS, op. cit., p. 244.

⁢iv. La justice sociale hier et peut-être demain

« Pour, que le problème de la justice se pose, écrit Van Parijs, il faut (…) qu’il y ait rareté et soit égoïsme (…), soit pluralisme (…). » En effet, si tous peuvent avoir accès à tout sans travailler plus qu’ils ne le souhaitent, le problème ne se pose pas. Pas plus qu’il ne se pose si, dans la rareté, une société se manifeste comme parfaitement altruiste et parfaitement homogène c’est-à-dire une société où « chacun de ses membres prend à cœur les intérêts de tous les autres au même degré que les siens propres et la manière dont ces intérêts sont conçus est identique pour tous ».⁠[1] Dans ces conditions, la répartition des biens ne soulèverait aucune difficulté.

Si notre société est effectivement une société d’abondance, on ne peut pas dire que l’égoïsme n’y règne pas et que cette société soit parfaitement homogène. Mais, ne serait-il pas possible d’y travailler ? Possible et souhaitable ?

On peut légitimement penser qu’une société de plus en plus évangélisée tendrait à devenir plus altruiste et homogène. Dans cette optique, n’est-il pas possible de définir une vision commune de la « vie bonne » déclarée, peut-être un peu vite, obsolète ? Quel visage pourrait alors prendre la justice sociale en vue de cette « vie bonne » ?

Il est vrai que l’expression a pris des sens très divers.

Van Parijs, lui-même, fait remarquer, pour être tout à fait rigoureux, que certains auteurs libéraux ont une « conception spécifiquement libérale de la vie bonne » et que, pour eux, la société bonne ne se distingue pas de la société juste ». Tandis que pour d’autres, beaucoup plus nombreux, « l’adhésion à une conception libérale de la justice procède (…) d’une espèce d’aveu d’impuissance, d’un abandon de la prétention plus ambitieuse à définir la nature de la société bonne en un sens plus exigeant, dans un contexte irrémédiablement et incontournablement pluraliste. (…) Il nous faut nous résigner à un point de vue « post-métaphysique », reconnaître que la question de la vie bonne, au contraire de celle de la société juste, n’est pas susceptible d’une discussion rationnelle. » Ils parleront néanmoins de société bonne mais elle « ne s’identifie pas pour eux à la société juste. »[2]

Le philosophe Luc Ferry⁠[3], de son côté, rappelle qu’à travers l’histoire, « vie bonne » a eu tour à tour un sens cosmologique (vivre selon la nature réputée divine), théologique (vivre conformément au désir de Dieu), utopique (vivre en s’accomplissant avec les autres), moderne (Vivre intensément). Ferry lui-même assimile la « vie bonne » à la vie réussie par l’amour de tout ce qui est.

Quoi qu’il en soit, lorsque les penseurs libéraux contestent la pertinence d’une référence au concept de « vie bonne », c’est Aristote qu’ils visent⁠[4] et, à travers lui, une certaine manière de penser l’éthique et la politique.⁠[5]


1. qu’est-ce qu’une société juste ?, op. cit., pp. 241-243.
2. Op. cit., pp. 246-247.
3. In qu’est-ce qu’une vie réussie ? Grasset, 2002. On peut aussi lire la critique de ce livre par le P. Jean-Louis Souletie, in Esprit & Vie, n° 76, février 2003, pp. 10-12.
4. Cf. TALISSE Robert B., On Rawls, Wadsworth Philosophers series, 2001, pp. 6-22, traduction et adaptation de Jean Laberge sur http://w.cvm.qc.ca : « Nous allons, dans ce texte, opposer la conception aristotélicienne de la philosophie politique à la conception moderne connue sous le vocable de « libéralisme ». »
5. « Les éthiques classiques s’étaient rapportées à touts les questions concernant la vie bonne » (HABERMAS J., De l’éthique de la discussion, Cerf, 1992, p. 17).

⁢v. La justice selon Aristote…

[1]

L’Ethique à Nicomaque s’ouvre sur une affirmation essentielle : « Tout art et toute recherche, de même que toute action et toute délibération réfléchie, tendent, semble-t-il, vers quelque bien Aussi a-t-on eu parfaitement raison de définir le bien : ce à quoi on tend en toutes circonstances. »[2] Nous poursuivons donc des biens mais qu’est-ce que le bien ? Le « souverain bien » puisque les fins particulières que nous recherchons le sont aussi en vue d’une fin que nous voulons pour elle-même, « fin dernière », « bien suprême »[3], « fin parfaite » est identifiée au bonheur « car nous le cherchons toujours pour lui-même, et jamais pour une autre raison. Pour les honneurs, le plaisir, la pensée et toute espèce de mérite, nous ne nous contentons pas de chercher à les atteindre en eux-mêmes - car même s’ils devaient demeurer sans conséquences, nous les désirerions tout autant - nous les cherchons aussi en vue du bonheur, car nous nous figurons que par eux nous pouvons l’obtenir. Mais le bonheur n’est souhaité par personne en vue des avantages que nous venons d’indiquer, ni, en un mot, pour rien d’extérieur à lui-même. »[4] « Fin » en grec se dit « telos », on appellera donc la morale d’Aristote « téléologique ». On dira aussi que c’est un « eudémonisme » puisqu’elle est ordonnée au bonheur (« eudemonia »).

Notons aussi que le bonheur n’est pas seulement le bien suprême de l’individu. Celui-ci est un être social, vit au sein de communautés et donc « puisque toute cité, nous le voyons, est une certaine communauté, et que toute communauté a été constituée en vue d’un certain bien (car c’est en vue de ce qui leur semble un bien que tous les hommes font ce qu’ils font), il est clair que toutes les communautés visent un certain bien et que, avant tout, c’est le bien suprême entre tous que vise celle qui est la plus éminente de toutes et qui contient toutes les autres. Or, c’est celle que l’on appelle la cité, c’est-à-dire la communauté politique. »[5] C’est pourquoi Aristote peut écrire que son Ethique à Nicomaque « est, en quelque sorte, un traité de politique ».⁠[6] C’est en vue du bonheur donc que les hommes s’associent, en vue de leur plénitude qui ne peut se concevoir en dehors de la cité : « la cité fait partie des choses naturelles, et (…) l’homme est par nature un animal politique, et (…) celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard, est soit un être dégradé soit un être surhumain ».⁠[7] La cité est la plus parfaite des communautés parce qu’elle se suffit à elle-même alors que dans les autres communautés, les hommes manquent toujours de quelque chose et ne peuvent donc être pleinement heureux.

Mais qu’est-ce que le bonheur ? « Une certaine activité de l’âme conforme à la vertu » répond Aristote. « Quant aux autres biens, les uns, de toute nécessité, sont à notre disposition, tandis que les autres sont auxiliaires, fournis par la nature comme d’utiles instruments ».⁠[8] Vivre conformément à la raison, est la « vie bonne », vertueuse.

Mais qu’est-ce que la vertu ? C’est « une disposition acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi. Elle tient la juste moyenne entre deux extrémités fâcheuses, l’une par excès, l’autre par défaut »[9]. Ainsi, « La juste moyenne en ce qui concerne l’argent qu’on donne ou qu’on reçoit prend le nom de générosité ; l’excès et le défaut à ce sujet les noms de prodigalité et d’avarice. Les deux manières d’être sont en complète opposition dans l’excès et le défaut. En effet, le prodigue est dans l’excès en faisant des largesses, dans le défaut lorsqu’il reçoit ; tandis que l’avare exagère quand il prend et pèche par défaut pour la dépense. »[10] La « juste moyenne » est une notion fondamentale dans l’analyse des vertus. Aristote définira encore, par exemple, le courage comme « un juste milieu entre la peur et l’audace »[11] et la tempérance comme « un juste milieu relativement aux plaisirs »[12].

Les hommes réputés libres et égaux n’acquièrent et ne vivent pleinement la vertu qu’au sein de la cité où « la loi prescrit (…) de vivre conformément à toutes les vertus et interdit de s’abandonner à aucun vice »[13]. Il ne faut pas oublier cette fonction de la loi car c’est cette conjonction de l’éthique et du politique qui permet à Aristote d’établir l’idée-force de sa démonstration : « Le juste nous fait nous conformer aux lois et à l’égalité ; l’injuste nous entraîne dans l’illégalité et l’inégalité »[14] car « l’homme injuste veut avoir pour lui plus qu’il ne lui est dû…​ »[15]

Dès lors, « (…) tous les actes conformes aux lois sont de quelque façon justes. Puisque ce qui est fixé par le législateur est légal, nous déclarons que chacune de ces prescriptions est juste. Les lois se prononcent sur toutes choses et ont pour but l’intérêt commun, soit celui des chefs - cela conformément à la vertu ou de quelque manière analogue. Aussi appelons-nous d’une seule expression : le juste, ce qui est susceptible de créer ou de sauvegarder, en totalité ou en partie, le bonheur de la communauté politique »[16]

C’est pourquoi, « (…) seule de toutes les vertus, la justice paraît être un bien qui ne nous est pas personnel, puisqu’elle intéresse les autres. N’accomplit-elle pas ce qui leur est utile, qu’il s’agisse des magistrats ou du reste des citoyens ? Si le pire des hommes est celui qui montre de la perversité et envers lui-même et envers ses amis, le meilleur n’est pas celui qui pratique la vertu seulement par rapport à lui-même, mais celui qui l’observe envers autrui ; car c’est là le difficile. Cette justice ainsi entendue n’est pas une vertu partielle, mais une vertu complète, de même que l’injustice, son contraire, n’est pas un vice partiel, mais un vice complet. »[17] Il précise : « ...l’injustice totale, nous voulons dire celle qui consiste à violer la loi ».⁠[18]

Aristote insiste et poursuit sa réflexion : « ..l’injuste : ce qui est illégal et inégal ; le juste : ce qui est prescrit par la loi et ce qui s’accorde avec l’égalité. (…) Mais, puisque ce qui est contraire à l’égalité se distingue de ce qui va à l’encontre des lois et que l’un est comme une partie relativement au tout - car tout ce qui est contraire à l’égalité va à l’encontre de la loi sans que ce qui va à l’encontre de la loi soit toujours entaché d’inégalité -, il s’ensuit que l’injuste et l’injustice se distinguent (…) tantôt comme parties du tout, tantôt comme le tout lui-même - la forme de l’injustice qui résulte de l’inégalité étant une partie de l’injustice totale, de même que la justice, sous un certain point de vue, est une partie de la justice totale -. Dans ces conditions, il faut parler de la justice et de l’injustice qui ne sont que partielles ; il faut en faire autant à propos du juste et de l’injuste. »[19]

« Puisque l’injuste ne respecte pas l’égalité et que l’injustice se confond avec l’inégalité, il est évident qu’il y a une juste mesure relativement à l’inégalité. Cette juste moyenne, c’est l’égalité. Dans les actes qui comportent le plus et le moins, il y a place pour une juste moyenne. (…) L’égal suppose au moins deux termes. Il faut donc que le juste, qui est à la fois moyenne et égalité, ait rapport à la fois à un objet et à plusieurs personnes. Dans la mesure où il est juste moyenne, il suppose quelques termes : le plus et le moins, - dans la mesure où il est égalité : deux personnes ; dans la mesure où il est juste : des personnes d’un certain genre. »[20] Aristote va introduire une distinction qui fera désormais fortune dans toutes les réflexions ultérieures sur la notion de justice : « Si les personnes ne sont pas égales, elles n’obtiendront pas dans la façon dont elles sont traitées l’égalité. De là viennent les disputes et les contestations, quand des personnes sur le pied d’égalité n’obtiennent pas des parts égales, ou quand des personnes, sur le pied d’inégalité, ont et obtiennent un traitement égal. »[21] La justice partielle⁠[22] « a un premier aspect, distributif, qui consiste dans la répartition des honneurs, ou des richesses, ou de tous les autres avantages qui peuvent échoir aux membres de la cité. Sur ces points, il est possible qu’il y ait inégalité, et aussi égalité de citoyen à citoyen. L’autre aspect est celui de la justice relative aux contrats. Cette dernière se divise en deux parties : parmi les relations, les unes sont volontaires, les autres involontaires. En ce qui concerne les premières, citons, par exemple, la vente, l’achat, le prêt à intérêts, la caution, la location, le dépôt, le salaire. On les appelle volontaires parce que leur principe est librement consenti. Parmi les relations involontaires, les unes sont clandestines, par exemple le vol, l’adultère, l’empoisonnement, la prostitution, le détournement d’esclave, le meurtre par ruse, le faux témoignage. Les autres sont des actes de violence comme les coups et blessures, l’emprisonnement, le meurtre, le pillage, la mutilation, la diffamation, l’outrage. »[23]

« La justice distributive (…), en ce qui concerne les biens de l’état, doit présenter toujours la proportion que nous avons indiquée. Quand il s’agit de partager les ressources communes, cette distribution se fera proportionnellement à l’apport de chacun, l’injuste, c’est-à-dire l’opposé du juste ainsi conçu, consistant à ne pas tenir compte de cette proportion. » Cette proportion est géométrique puisque les mérites sont différents.

Par contre, « le juste dans les contrats consiste en une certaine égalité, l’injuste en une certaine inégalité. Toutefois, il ne saurait être question de la proportion géométrique, mais de la proportion arithmétique. Car peu importe que ce soit un homme distingué qui ait dépouillé un homme de rien, ou réciproquement ; peu importe que l’adultère ait été commis par l’un ou l’autre de ces deux hommes ; la loi n’envisage que la nature de la faute, - sans égard pour les personnes qu’elle met sur un pied d’égalité. Il lui importe peu que ce soit un tel ou un tel qui commette l’injustice ou qui la subisse, un tel ou un tel qui cause le dommage ou en soit victime. En conséquence, cette injustice qui repose sur l’inégalité, le juge s’efforce de la corriger. »[24] On appellera cette justice « corrective » : « …la justice corrective serait le juste milieu entre la perte de l’un et le gain de l’autre »[25] et « …​ce qui est égal est intermédiaire entre le plus et le moins, selon la proportion arithmétique. »[26]

Après avoir distingué justice distributive selon une proportion géométrique et justice corrective suivant une proportion arithmétique⁠[27], Aristote va évoquer la justice sociale (politikon dikaion) qui ne peut se réaliser que sur la base des précédentes : « …​le juste dans la société (…) existe entre gens qui vivent ensemble[28], afin de maintenir leur indépendance, je veux dire des hommes libres et égaux, soit proportionnellement, soit arithmétiquement. Aussi quand ces conditions ne sont pas réalisées, n’y a-t-il pas entre les individus de justice sociale, mais une sorte de justice qui ne lui ressemble que vaguement. Car la justice n’existe que quand les hommes sont aussi liés par la loi ; par conséquent, la loi existe également quand l’injustice est possible, puisque la justice est la capacité de discerner le juste et l’injuste. »[29]

Notons encore deux remarques que fait Aristote et qui me paraissent utiles:

« …​l’action juste occupe le milieu entre l’injustice qu’on commet et celle qu’on subit, celle-là consistant à obtenir plus, celle-ci à obtenir moins qu’on ne doit. »[30]

Et « A tout prendre, commettre l’injustice est plus grave que la souffrir ; car l’acte injuste va de pair avec la méchanceté et comporte le blâme, qu’il s’agisse d’une méchanceté totale ou simplement en approchant (…). Au contraire, l’injustice subie ne comporte ni méchanceté ni injustice ».⁠[31]

Il est enfin très important de constater qu’Aristote ne déifie pas la justice. Non seulement, il est bien conscient que « dans les actes injustes et justes, l’événement a sa place »[32] mais qu’il peut y avoir un dépassement de la justice par l’équité : « …le juste et l’équitable, écrit-il, sont identiques et, quoique tous deux soient désirables, l’équité est cependant préférable. Ce qui cause notre embarras, c’est que ce qui est équitable, tout en étant juste, ne l’est pas conformément à la loi ; c’est comme une amélioration de ce qui est juste selon la loi. (…) Ce qui est équitable est (…) juste, supérieur même en général au juste, non pas au juste en soi, mais au juste qui, en raison de sa généralité, comporte de l’erreur. La nature propre de l’équité consiste à corriger la loi, dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante, en raison de son caractère général. »[33] Quant au « juge d’équité », « c’est l’homme qui de propos délibéré se décide et agit pratiquement ; ce n’est pas l’homme d’une justice tatillonne et enclin à adopter la solution la moins favorable pour les autres ; il est toujours prêt à céder de son dû, bien qu’il puisse invoquer l’aide de la loi ; sa disposition ordinaire est l’équité, qui est une variété de la justice et une disposition qui n’en diffère pas. »[34]

L’amélioration du juste implique l’intelligence certes mais aussi cette amitié qui, pour Aristote « semble encore être le lien des cités et attirer le soin des législateurs, plus même que la justice. La concorde, qui ressemble en quelque mesure à l’amitié, paraît être l’objet de leur principale sollicitude, tandis qu’ils cherchent à bannir tout particulièrement la discorde, ennemie de l’amitié. d’ailleurs, si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement besoin de la justice ; mais, même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l’amitié ; et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l’amitié. »[35]

Ce bref parcours à travers l’Ethique à Nicomaque doit être mis en rapport avec ce que nous avons déjà vu⁠[36] de la conception politique générale d’Aristote : la justice générale prescrit les actes selon la loi et l’égalité, étant entendu que la loi, naturelle ou conventionnelle, est ordonnée au bien et que l’égalité ne s’entend qu’entre personnes égales. « Formée à l’origine simplement pour satisfaire les besoins élémentaires de la vie, (la société politique) atteint finalement la possibilité de vivre bien ».⁠[37] Le « vivre bien » requiert la vertu de chaque citoyen et des biens matériels suffisants: « la vie la meilleure, pour un particulier ou pour les États, c’est celle qui est fondée sur la vertu quand une quantité suffisante de biens économiques permettent qu’on puisse participer aux actes conformes à la vertu ».⁠[38]

Retenons que la vision d’Aristote est bien « téléologique » puisque la justice est une vertu qui ordonne au bien commun les actes d’hommes libres et égaux soit géométriquement soit arithmétiquement.


1. Platon, avant Aristote, a longuement médité sur la notion de justice. Dans la République, il affirme que par la raison, l’homme peut découvrir une justice objective qui est le plus grand des biens tant pour la cité que pour l’individu. Une société juste est une société harmonieuse, cohérente et ordonnée où chacun accomplit la tâche qui lui a été dévolue en fonction de ses aptitudes : « Ce principe qui ordonne à chacun de remplir sa propre fonction pourrait bien être, en quelque manière, la justice. (…) Dans la cité, le complément des vertus que nous avons examinées, tempérance, courage et sagesse, est cet élément qui leur a donné à toutes le pouvoir de naître, et, après leur naissance, les sauvegarde tant qu’il est présent. Or nous avons dit que la justice serait le complément des vertus cherchées, si nous trouvions les trois autres. (…) Cependant, s’il fallait décider quelle est celle de ces vertus qui par sa présence contribue surtout à la perfection de la cité, il serait difficile de dire si c’est la conformité d’opinion entre les gouvernants et les gouvernés, la sauvegarde, chez les guerriers, de l’opinion légitime concernant les choses qui sont ou ne sont pas à craindre, la sagesse et la vigilance des chefs, ou bien si ce qui contribue surtout à cette perfection c’est la présence, chez l’enfant, la femme, l’esclave, l’homme libre, l’artisan, le gouvernant et le gouverné, de cette vertu par laquelle chacun s’occupe de sa propre tâche et ne se mêle point de celle d’autrui. (…) Ainsi la force qui chaque citoyen dans les limites de sa propre tâche, concourt pour la vertu d’une cité, avec la sagesse, la tempérance et le courage de cette cité. (…) La justice consiste à ne détenir que les biens qui nous appartiennent en propre et à n’exercer que notre propre fonction. »(IV) Ainsi se dessine un système hiérarchisé, technocratique pourrait-on dire, à vocation totalitaire (cf. Dictionnaire des philosophes, sous la direction de Denis Huisman, PUF, 1984, pp. 2072-2079).
2. I, I, 1. Traduction de Jean Voilquin, Garnier, 1940.
3. I, II, 1.
4. I, VII, 5.
5. Politique, I, I, IX.
6. I, III, 1.
7. I, II, 3.
8. I, IX, 7.
9. II, VI, 15. « Dans tout objet homogène et divisible, explique Aristote, nous pouvons distinguer le plus, le moins, l’égal, soit dans l’objet même, soit par rapport à nous. Or l’égal est intermédiaire entre l’excès et le défaut. d’autre part j’appelle position intermédiaire dans une grandeur ce qui se trouve également éloigné des deux extrêmes, ce qui est un et identique partout. Par rapport à nous, j’appelle mesure ce qui ne comporte ni exagération, ni défaut. Or, dans notre cas cette mesure n’est ni unique, ni partout identique. Par exemple, soit la dizaine, quantité trop élevée, et deux quantité trop faible. Six sera le nombre moyen par rapport à la somme, parce que six dépasse deux de quatre unités et reste d’autant inférieur à dix. Telle est la moyenne selon la proportion arithmétique. Mais il ne faut pas envisager les choses de cette façon par rapport à nous. Ne concluons pas du fait que dix mines ( La mine valait 100 drachmes) de nourriture constituent une forte ration et deux mines une faible ration, que le maître de gymnastique en prescrira six à tous les athlètes. Car une semblable ration peut être, selon le client, excessive ou insuffisante. Pour un Milon (Athlète célèbre au VIe siècle av. J.-C.), elle peut être insuffisante, mais pour un débutant elle peut être excessive. (…) Ainsi tout homme averti fuit l’excès et le défaut, recherche la bonne moyenne et lui donne la préférence, moyenne établie non relativement à l’objet, mais par rapport à nous » (II, VI, 4-8).
10. II, VII, 4.
11. III, VI, 1.
12. III, X, 1. Aristote le répète sans cesse : il faut « adopter le juste milieu et éviter l’excès et le défaut » car « le juste milieu est conforme à ce que prescrit la droite raison » (VI, I, 1).
13. V, I, 10. Rappelons-nous qu’il y a les prescriptions de justice fondées sur la nature et partout pareilles et les prescriptions qui sont fondées sur les conventions entre les hommes qui ne sont pas semblables partout (cf. V,VI, 5).
14. V, I, 8.
15. V, I, 9.
16. V, I, 12-13.
17. V,I,17-19.
18. V,II, 3.
19. V, II, 8-9.
20. V, III, 1-4.
21. V, III, 6.
22. Partielle ou particulière parce qu’elle est liée à une situation particulière, celle de la distribution ou de l’échange.
23. V, II, 12-13.
24. V, IV, 2-4.
25. V, IV, 6.
26. V, IV, 9. Ce langage ne doit pas nous étonner. Comme l’explique H. Bergson, « la justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de compensation. Pensare, d’où dérivent « compensation » et « récompense », a le sens de peser ; la justice était représentée avec une balance. Equité signifie égalité. Règle et règlement, rectitude et régularité, sont des mots qui désignent la ligne droite. Ces références à l’arithmétique et à la géométrie sont caractéristiques de la justice à travers le cours de son histoire. La notion a dû se dessiner déjà avec précision dans les échanges. Si rudimentaire que soit une société, on y pratique le troc ; et l’on ne peut le pratiquer sans s’être demandé si les deux objets échangés sont bien de même valeur, c’est-à-dire échangeables contre un même troisième. Que cette égalité de valeur soit érigée en règle, que la règle s’insère dans les usages du groupe, que le « tout de l’obligation » (…) vienne ainsi se poser sur elle : voilà déjà la justice sous sa forme précise, avec son caractère impérieux et les idées d’égalité et de réciprocité qui s’attachent à elle. -Mais elle ne s’appliquera pas seulement aux échanges de choses. Graduellement elle s’étendra à des relations entre personnes (…). » (Les deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, op. cit., p. 1033).
27. Notons que nous sommes loin de la loi du talion qui « ne s’accorde ni avec la justice distributive ni avec la justice corrective » (V, V, 2).
28. Le vivre ensemble est lié au besoin que les hommes ont les uns des autres, à leurs différences donc qui permettent l’échange par l’intermédiaire de la monnaie Il faut « que toutes choses soient en quelque sorte comparables, quand on veut les échanger. C’est pourquoi on a recours à la monnaie, qui est, pour ainsi dire, un intermédiaire. » Il n’y aurait ni échange ni communauté de rapports « s’il n’existait un moyen d’établir l’égalité entre des choses dissemblables. Il est donc nécessaire de se référer pour tout à une mesure commune (…). Et cette mesure, c’est exactement le besoin que nous avons les uns des autres, lequel sauvegarde la vie sociale ; car sans besoin, et sans besoins semblables, il n’y aurait pas d’échanges, ou les échanges seraient différents. La monnaie est devenue, en vertu d’une convention, pour ainsi dire, un moyen d’échange pour ce qui nous fait défaut » (V, V, 10-11). « Quant au fait que c’est le besoin qui maintient la société, comme une sorte de lien, en voici la preuve : que deux personnes n’aient pas besoin l’une de l’autre, ou qu’une seule n’ait pas besoin de l’autre, elles n’échangent rien. C’est le contraire si l’on a besoin de ce qui est la propriété d’une autre personne, par exemple du vin, et qu’on donne du blé à emporter. Voilà pourquoi ces produits doivent être évalués. (…) Il est nécessaire que toutes choses soient évaluées ; dans ces conditions, l’échange sera toujours possible et par suite la vie sociale. Ainsi la monnaie est une sorte d’intermédiaire qui sert à apprécier toutes choses en les ramenant à une commune mesure. Car s’il n’y avait pas d’échanges, il ne saurait y avoir de vie sociale ; il n’y aurait pas davantage d’échange sans égalité, ni d’égalité sans commune mesure. » (V,V, 14).
29. V,VI, 4.
30. V,V, 17.
31. V, XI, 7.
32. V,VIII, 4. Nous dirions « circonstances » atténuantes ou aggravantes.
33. V, X, 2-6.
34. V, X, 8.
35. VIII, I, 4. Van Parijs semble faire écho à ce passage lorsqu’il écrit, comme nous l’avons vu, que l’altruisme et l’homogénéité rendraient la question de la justice inutile (Cf. supra).
36. Tome III, chapitre 4.
37. Politique, I, 1, 1252 b 29-30.
38. Economique, 1324 a.

⁢vi. Retour à Rawls

Le philosophe Paul Ricoeur⁠[1] résume bien la différence qui existe entre la conception de la justice d’Aristote et celle de Kant qui inspire la démarche de John Rawls : « La théorie de la justice, comprise par Aristote comme une vertu particulière, à savoir la justice distributive et corrective, tire son sens, comme toutes les autres vertus, du cadre téléologique de pensée qui la met en rapport avec le bien, tel du moins qu’il est compris par les humains ; or avec Kant s’est opéré un renversement de priorité au bénéfice du juste et aux dépens du bon, de telle sorte que la justice prend son sens dans un cadre déontologique de pensée. »[2].

Pour Kant, une action bonne est une action faite uniquement par devoir, complètement désintéressée et non en fonction d’un but, d’un bien à acquérir ou à réaliser. La loi qui oblige doit être universalisable en toute impartialité. Tel est l’impératif catégorique.

Rawls, par une procédure contractualiste, assure aussi la primauté du juste sur le bon, remplaçant la recherche du bien commun par la délibération.⁠[3] Le juste n’est plus subordonné au bien, il n’est plus à découvrir mais à construire : il résulte d’une procédure, d’une délibération parfaitement équitable.

Mais P. Ricoeur pose la question de savoir si une théorie purement procédurale de la justice, comme celle de Rawls, est possible. Il rappelle tout d’abord que si la théorie de Rawls est antitéléologique, si elle est une « déontologie sans fondation transcendantale »[4], c’est parce qu’elle est antiutilitariste. En fait, comme va le montrer Ricoeur, la théorie de Rawls est bâtie sur des présupposés.

En premier lieu, Ricoeur fait remarquer que, dans Théorie de la justice, « les principes de justice sont définis et même développés (§ 11-12) avant l’examen des circonstances du choix (§ 20-25), par conséquent avant le traitement thématique du voile d’ignorance (§ 24) et, de façon plus significative, avant la démonstration que ces principes sont les seuls rationnels (§ 26-30). »[5]

En deuxième lieu, alors qu’une conception procédurale et contractualiste « doit être indépendante de toute présupposition concernant le bien dans une approche téléologique ou même concernant le juste dans une version transcendantale de la déontologie »[6], on constate que les contraintes de la situation originaire qui « créent une situation tout à fait hypothétique sans racines dans l’histoire et l’expérience (…) sont imaginées de telle façon qu’elles satisfassent à l’idée d’équité qui opère comme la condition transcendantale de tout le développement procédural. Maintenant qu’est-ce que l’équité, sinon l’égalité des partenaires confrontés aux exigences d’un choix rationnel ? » Egalité qui « à son tour implique le respect de l’autre comme partenaire égal dans le processus procédural ». Un principe moral semble donc régir la construction qui se voulait artificielle comme il semble inspirer aussi la technique du maximin qui répond aux utilitaristes prêts « à sacrifier quelques individus ou groupes défavorisés si cela est requis par le bien du plus grand nombre ».⁠[7]

Apparaît donc une présupposition éthique que la première page du livre de Rawls annonçait d’ailleurs : « La justice, écrit Rawls, est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n’est pas varie ; de même, si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes. Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice, qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison la justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention par d’autres d’un plus grand bien. »

Devant ces affirmations, le lecteur se demande comment il peut être possible de tenir une présupposition éthique tout en essayant de « libérer la définition procédurale de la justice de toute présupposition concernant le bien et même le juste  » ?⁠[8]

En troisième lieu, pour répondre à cette question, Ricoeur rappelle ce que Rawls écrit au § 46: il faut, dit-il, définir les principes de justice comme « ceux auxquels consentiraient des personnes rationnelles en position d’égalité et soucieuses de promouvoir leurs intérêts, ignorantes des avantages ou des désavantages dus à des contingences naturelles ou sociales. On peut cependant, justifier d’une autre façon une description particulière de la position originelle. C’est en voyant si les principes qu’on choisirait s’accordent avec nos convictions bien pesées sur ce qu’est la justice ou s’ils les prolongent d’une manière acceptable. » Parmi ces  »convictions bien pesées » « dans lesquels nous avons la plus grande confiance », Rawls cite notre « intuition » suivant laquelle « l’intolérance religieuse et la discrimination raciale sont injustes ». L’injustice, en effet, nous plus claire que la justice . Toutefois, « nous pouvons (…) tester la valeur d’une interprétation de la situation initiale par la capacité des principes qui la caractérisent à s’accorder avec nos convictions bien pesées et à nous fournir un fil conducteur, là où il est nécessaire. » Pour Ricoeur, ‘l’ordre lexical des deux principes de justice est virtuellement précompris au niveau de ces convictions bien pesées ».⁠[9] Et d’affirmer clairement « que c’est notre précompréhension de l’injuste et du juste qui assure la visée déontologique de l’argument soi-disant autonome, y compris la règle du maximin. Détachée du contexte de la Règle d’or[10], la règle du maximin resterait un argument purement prudentiel caractéristique de tout jeu de marchandage. Non seulement la visée déontologique, mais même la dimension historique du sens de la justice, ne sont pas simplement intuitives, mais résultent d’une longue Bildung⁠[11] issue de la tradition juive et chrétienne aussi bien que grecque et romaine. Séparée de cette histoire culturelle, la règle du maximin perdrait sa caractéristique éthique. » Nous ne pouvons donc « nous passer d’une évaluation critique de notre prétendu sens de la justice ».[12]

Sens de la justice ou plus exactement « précompréhension des principes de justice » qui ne peut naître que « dans les situations où règne déjà un certain consensus moral » qui a formé cette « conviction bien pesée » « qu’en tout partage inégalitaire, c’est le sort du moins favorisé qui doit être pris comme pierre de touche de l’équité du partage ».⁠[13]

Comme Van Parijs le faisait remarquer, Rawls a tâché de trouver un moyen de faire vivre ensemble des gens qui, depuis les guerres de religion, ont « des visions du monde rivales, principalement celles centrées sur des idées divergentes du bien »[14]. Rawls qui présentait sa Théorie de justice comme universalisable s’est, par la suite, rendu compte que seule la démocratie libérale visait « à limiter l’étendue du désaccord public » et pouvait adopter ses règles de justice. De plus, il s’est attaché, par une procédure, à « tenter de reconstruire un lien plus positif entre la règle de justice et le fond des croyances effectivement professées dans nos sociétés modernes. C’est à cette requête que répond l’idée de consensus par recoupements »[15]. Il ne s’agit plus simplement d’éviter les controverses mais de parier « que les conceptions « métaphysiques » rivales qui ont nourri et qui alimentent encore les convictions des citoyens appartenant aux démocraties occidentales peuvent motiver, justifier, fonder le même corps minimal de croyances susceptibles de contribuer à l’équilibre réfléchi requis par Théorie de la justice ».⁠[16]

Seules quelques doctrines que Rawls appelle « comprehensive » (« compréhensives » ou mieux, selon Ricoeur : « englobantes ») « qu’elles soient morales, philosophiques ou religieuses, peuvent, malgré leur opposition mutuelle, concourir par leur recoupement à cette fondation en commun des valeurs propres à une démocratie équitable et capable de durer. (…) C’est de leur concours sur un point précis, celui de la justice politique, que l’on attend qu’elles fournissent la force d’adhésion durable aux principes de justice ».⁠[17]


1. Né en 1913,il est professeur émérite de l’Université Paris-X (Nanterre) et de l’université de Chicago. Proche de la revue Esprit d’Emmanuel Mounier, ce protestant fut, dans les années trente, partisan d’un christianisme social qui inventerait « un monde de paix qui ne suive ni les recettes du capitalisme américain, ni celles du communisme soviétique » (cf. DOSSE François, Les sens d’une vie, La découverte, 1997, p. 199).
2. Le Juste, Editions Esprit, 1995, p. 71. Rawls « affirme la priorité du juste sur le bien et celle de l’autonomie individuelle sur le bien-être. (…) C’est l’autonomie de toute personne vis-à-vis des impératifs du bien-être qui doit être protégée par la justice » (AUDARD Catherine, La stratégie kantienne de Rawls, in Magazine littéraire, n° 309, avril 1993).
3. Notons toutefois une différence entre Kant et Rawls : la justice, pour Kant, s’applique d’abord aux relations interpersonnelles tandis que, pour Rawls, elle s’applique d’abord aux institutions.
4. Le Juste, op. cit., p. 75. Le mot déontologie doit être pris dans le sens kantien : Kant développe une morale déontologique au sens premier du terme dans la mesure où il l’articule en termes d’obligation : seule l’action faite par devoir est désintéressée et donc morale. Déontologie, dans le langage courant « désigne l’ensemble des règles qui composent le code de bonne conduite d’une profession donnée » (Bruguès).
5. Id., pp. 88-89.
6. Id., p. 90.
7. Id., p. 91.
8. Id., p. 93.
9. Id., p. 94.
10. On se souvient de cette fameuse règle qui stipule « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse » qui n’est pas exactement l’impératif catégorique de Kant qu’il formule de deux manières : « Agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature » ou « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Dans la Règle d’or originelle, on retrouve la notion d’intérêt, de désir (voudrais) qui, selon Kant, n’a rien à voir avec la moralité (Cf. qu’est-ce qui rend une action bonne ? Etude de la philosophie morale kantienne, disponible sur www.philocours.com). Notons à propos de cette règle d’universalisation que si dans Théorie de la justice, Rawls prétend nous livrer une théorie valable pour toute société, toute institution, toute transaction sociale, il sera amené, par la suite, à réduire le champ d’application possible à la démocratie constitutionnelle, libérale (cf. Justice et démocratie, Seuil, 1993).
11. Education ou conformation.
12. Le Juste, op. cit., p. 96.
13. Id., pp. 109-110. E. Herr, dans un tout autre contexte, fait remarquer que « les contrats (…) supposent déjà un accord préalable et fondamental » (Justice et vie en société, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, p. 297).
14. P. Ricoeur se réfère ici (op. cit., p. 115) à un article de Rawls : The Priority of Right and Ideas of the Good, in Philosophy and Public Affairs, 17, 1988, pp. 251-276.
15. Le Juste, op. cit., pp. 116-117. Cf. RAWLS J., L’idée d’un consensus par recoupement, in Revue de métaphysique et de morale, 93, 1987, pp. 3-32.
16. Le Juste, op. cit., p. 117.
17. Id., pp. 118-119.

⁢vii. Le juste, selon P. Ricoeur

On devine, à travers cette analyse de la pensée de Rawls, dans quel sens Ricoeur va orienter sa propre conception du juste.

Un des livres les plus célèbres de P. Ricoeur, Soi-même comme un autre[1], fait la part belle à l’Ethique à Nicomaque considérée comme « la principale conception téléologique de la vie morale »[2]. « C’est dans les structures profondes du désir raisonné, explique Ricoeur, que se dessine la visée éthique fondamentale qui a pour horizon le « vivre bien », la « vie bonne ». C’est ce schéma qui prévaut dans les morales antiques où les vertus sont des modèles d’excellence capables de jalonner et de structurer la visée de la « vie bonne ». »

L’éthique, dira-t-il, c’est « vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes »[3]. Détaillons cette définition.

« Vivre bien », une « vie bonne », une « vie accomplie » sont des expressions équivalentes où « Le bon désigne le telos d’une vie entière en quête de ce que des agents humains peuvent considérer comme un accomplissement, un couronnement heureux. (…) L’action humaine est portée par le désir, et corrélativement par le manque, et (…) c’est en terme de désir et de manque qu’il peut être parlé de souhait d’une vie accomplie. »[4] Sont inclus dans ce désir ou ce manque : l’accomplissement de soi, la réciprocité dans l’amitié et la justice, le propre, le proche et le lointain, dira Ricoeur⁠[5].

Le « soi » s’accomplit « dialogiquement » comme dit Ricoeur dans le rapport à l’autre proche, dans une relation interpersonnelle qui culmine dans l’amitié mais aussi dans le rapport à l’autre distant, dans la cité, selon la justice. En effet, le désir de la « vie bonne », la tension vers le bonheur se vit dans la cité : « c’est comme citoyens que nous devenons humains »[6] et notre désir de justice est un désir de vivre dans des institutions justes.

Ricoeur se basant sur son expérience d’enfance note que nous percevons d’abord l’injustice qui se manifeste essentiellement dans des partages inégaux, des promesses non tenues et des rétributions imméritées qui suscitent notre indignation. De là naîtront, dans l’ordre, le désir d’une justice distributive, d’un droit des contrats et des échanges et, enfin, d’un droit pénal⁠[7] pour éviter la violence, le « corps à corps » de l’indignation et de la vengeance. Pour cela, une « juste distance » entre les antagonistes est nécessaire. Cette « juste distance » est instituée par l’intervention d’un tiers impartial : le juge, bien sûr, mais le « prince«  aussi. C’est cette mise à distance qui explique qu’ »aussi merveilleuse que soit la vertu d’amitié, elle ne saurait remplir les tâches de la justice, ni même engendrer celle-ci en tant que vertu distincte. »[8] Quant à l’exigence de justice, elle « a sa racine dans l’affirmation radicale que l’autre vaut en face de moi, que ses besoins valent comme les miens »[9].

Dans cette éthique téléologique donc, s’enracine une déontologie qui, face à l’irruption possible de la violence dans les interactions humaines, définit les normes, les devoirs et les interdictions. La loi qui prétend à l’universalité garantit l’impartialité du jugement mais la loi - qui n’est pas simplement loi morale mais loi juridique, précise l’auteur - « ne saurait se rendre entièrement autonome de toute référence au bien, en raison même de la nature du problème posé par l’idée de distribution juste, à savoir la prise en compte de l’hétérogénéité réelle des biens à distribuer[10]. Autrement dit, le niveau déontologique, tenu à juste titre pour le niveau privilégié de référence de l’idée du juste, ne saurait s’autonomiser au point de constituer le niveau exclusif de référence. »[11]

Après avoir évoqué l’aspect téléologique du juste défini comme « le bon relatif à l’autre », son aspect déontologique où « le juste s’identifie au légal », Ricoeur relève un troisième aspect qu’on pourrait appeler « prudentiel » (c’est la phronesis des Anciens)⁠[12] où le juste est « l’équitable » : « l’équitable est la figure que revêt l’idée du juste dans les situations d’incertitude et de conflit ou, pour tout dire, sous le régime ordinaire ou extraordinaire du tragique de l’action », niveau où « la conscience morale, en son for intérieur, est sommée de poser des décisions singulières »[13]

Cette analyse très complète du « juste » se retrouve en filigrane dans cette réflexion livrée par Ricoeur à une chaîne de télévision : « Je suis très troublé par les contradictions de nos démocraties qui ne reposent que sur la discussion, la négociation et la procédure (…). La démocratie repose sur l’égalité. Il y a contradiction entre des institutions de liberté qui recouvrent un système économique où a été réintroduite la guerre et qui, donc, est producteur inégalité. Reste-t-il des énergies révolutionnaires pour porter la démocratie face à la violence économique ? »[14]

L’appel à la révolution ne doit pas nous dérouter, il faut le comprendre dans la mouvance de la pensée d’E. Mounier qui appelait à une « révolution personnaliste et communautaire »[15] , une révolution personnelle et continue pour faire triompher en nous l’esprit sur les passions et une révolution politico-sociale nécessaire lorsque la société devient destructrice des personnes comme c’est le cas sous le régime capitaliste.⁠[16]

La guerre économique, suivant les principes de Ricoeur, ne peut s’éviter que par une mise à « juste distance » des protagonistes par la médiation d’un tiers impartial. On pense, notamment, à l’État, au nom de la loi. Ce sera un point majeur à examiner dans le chapitre suivant.

En attendant prenons acte de l’impossibilité, selon Ricoeur, de fonder la justice sur une démarche purement procédurale et de la position « intermédiaire » qu’il accorde au juste, « entre le légal et le bon », selon son expression⁠[17].

Ces deux idées me paraissent incontestables. Elles sont, sous une forme ou sous une autre, au cœur de toute réflexion politique sérieuse et elles interpellent les idéologies à la mode.


1. Seuil, 1990, notamment in Le soi et la vie éthique, septième étude, pp. 199 et svtes.
2. RICOEUR P., Synthèse panoramique, disponible sur www.balzan.it.
3. Id. et Soi-même comme un autre. Cf. aussi ILUNGA Bernard, Le désir d’une vie bonne, La crise anthropologique du Congolais, www.congonline.com, pour mesurer la fortune de cette définition.
4. Le juste, op. cit., p. 16.
5. Id., p. 20.
6. Id., p. 17.
7. Id., pp. 11-12.
8. Id., p. 14.
9. RICOEUR P., Philosophie de la volonté, I Le volontaire et l’involantaire, Aubier, 1950, p. 120.
10. « Une société définie dans les termes de sa fonction distributive » est « problématique », reconnaît Ricoeur, car « une telle société est par principe ouverte à une variété d’arrangements institutionnels possibles ». Or « la justice ne peut être que distributive » mais « elle exige un mode de raisonnement hautement raffiné, comme Aristote a commencé à le faire en distinguant entre égalité arithmétique et proportionnelle » (Le Juste, op. cit., p. 97).
11. Le Juste, op. cit., p. 21.
12. Nous étudierons, dans la dernière partie, l’importance de cette vertu en politique.
13. Id., pp. 24 et 27.
14. P. Ricoeur interrogé par Laure Adler, le 9-12-1997, cité par SPIRE Arnaud, Paul Ricoeur en décembre 1997, in L’Humanité, 9-1-1998.,
15. C’est le titre d’un de ses principaux ouvrages, Aubier, 1935.
16. On peut trouver un bon résumé de la pensée de Mounier in LACROIX Jean, Le personnalisme, Chronique sociale, 1981, pp. 84-92.
17. Cf. Le Juste, op. cit., p. 20.

⁢viii. Une confirmation

Pour Jean Ladrière⁠[1], ce qui constitue une « cité », en tant que « cité, « c’est sa finalité, et cette finalité n’est ni, comme tels, le maintien dans l’existence, la prospérité, la gloire, ni même, comme telle, l’autonomie, mais le « bien vivre », c’est-à-dire la vie selon la vertu, c’est-à-dire encore une forme de vie pleinement accordée au statut de l’existant humain et à ses potentialités les plus éminentes, ou encore, plus brièvement, (…) une « vie sensée »[2]. » C’est le rôle de l’éthique donc de réguler la cité non pas dans un rapport extrinsèque qui demanderait « que les actes de l’État soient conformes à la morale, ou à tout le moins soient animés par une préoccupation morale », mais dans un rapport intrinsèque tout en n’oubliant pas qu’éthique et politique sont distincts : « S’il est vrai que le politique, comme tel, est défini par un certain rapport à l’éthique, l’enjeu propre du politique ce n’est pas de déterminer ce qu’il en est de l’éthique (l’éthique juge le politique et, en ce sens, le transcende), ni de faire exister quelque chose comme un analogue collectif de l’homme vertueux, c’est de réaliser une communauté historique concrète dans laquelle les rapports institutionnels seront, si l’on peut parler ainsi, chargés de qualité éthique. »

La justice sociale est précisément le concept indispensable à l’articulation de l’éthique et du politique dans une tension qui « va de l’éthique au politique ».⁠[3] La justice sociale peut fournir cette médiation qui « doit être en mesure d’armer l’action politique de principes régulateurs capables à la fois de représenter, par rapport à cette action, l’exigence éthique en son originalité, et de rejoindre avec assez de précision le concret des situations. »

Toutefois, bien conscient du fait que la référence à la justice sociale a conduit à des politiques dirigistes et totalitaires, J. Ladrière insiste sur le fait que l’éthique suppose la liberté et que la « cité » où les libertés se rencontrent et s’organisent « est ce lieu où une communauté historique, se donnant ses propres lois, tente d’aménager un espace d’inter-relations dans lequel puisse émerger une approximation, toujours ouverte, d’un ordre de liberté. Ce qui implique à la fois la possibilité donnée aux libertés individuelles d’agir comme telles (avec le double aspect, négatif et positif, des garanties protectrices et du droit de participation, que l’on retrouve dans l’idée de démocratie), l’effort pour diminuer les contraintes venant de la nature et de la société elle-même, l’ouverture, pour chacun, de champs d’initiative et de réalisation de plus en plus variés et étendus, mais aussi, et surtout peut-être, l’instauration d’un système institutionnel dont le sens est de faire en sorte que chacun, selon une formule célèbre, soit traité en fin, non en moyen. »

Le souci de la liberté respecté transforme l’idée de justice : elle n’est plus « un principe de répartition harmonieuse, attribuant à chacun ce qui lui revient selon son état, conformément à une loi qui transcende les destinées individuelles, mais la forme selon laquelle il devient possible aux individus comme tels de se donner les uns aux autres les conditions d’une existence libre, ou encore, d’une existence sensée (…) » et J. Ladrière précise : « en intériorisant la loi. »[4]

On pourrait citer bien d’autres auteurs qui réhabilitent ainsi l’éthique et la voie « téléologique »⁠[5] mais, comme on pourrait objecter que ces philosophes défendent naturellement leur mission, il n’est pas inutile d’interroger l’ensemble des théories économiques.


1. Préface, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 13-29. J. Ladrière est président de l’Institut supérieur de philosophie et professeur à l’UCL.
2. Cf. l’article de Declève H., Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., pp. 203-274.
3. Cf. Ricoeur : « Le juste est entre le légal et le bon. »
4. Ce dernier membre de phrase rend la perspective de J. Ladrière, qu’on pourrait interpréter comme libérale, compatible avec la conception chrétienne de la justice sociale, comme nous le verrons.
5. On peut citer, au hasard, Denis Collin qui dans Morale et justice sociale (Seuil, 2001), pose la question essentielle : la politique peut-elle se passer de toute réflexion sur le bon, le bien, l’égalité, la liberté, la justice, la fraternité, bref, sur les concepts moraux qui, notons-le en passant, ont été les piliers de la révolution démocratique mais qui, aujourd’hui, ne semblent plus être que des mots (des slogans ?) qu’on ne prend plus la peine de définir (cf. NIELSBERG J.-A. sur www.revuerespublica.com). Citons aussi M. Le Guen qui pose (sur philonet.free.fr) la question cruciale : Peut-on concilier la liberté et l’égalité dans la vie sociale ?. Après avoir montré que « l’égalité et la liberté, qui semblaient bien établies en principe, entrent en contradiction dès qu’elles s’appliquent dans la réalité social », l’auteur en arrive à affirmer que « ce n’est (…) pas dans les constitutions que se trouve la résolution des iniquités » mais que « seul le sens moral peut indiquer à l’homme la direction du bien » pour « tempérer les effets » du conflit entre liberté et égalité. Réflexion un peu sommaire et pessimiste, dirais-je mais fort significative d’une préoccupation qui n’est pas rare aujourd’hui.

⁢ix. Les limites des théories économiques

Le professeur De Bruyne, à la fin d’une analyse des différentes théories qui servent de référence aux politiques économiques⁠[1], conclut que ces « théories de la justice révèlent les limites de l’approche économique et son incapacité relative à traiter d’une question avant tout sociale et politique. »[2] En somme, « quelle que soit (…) son inspiration théorique, l’approche économique en elle-même est mieux apte à faciliter les choix parmi les moyens de réaliser un certain objectif de distribution qu’à éclairer le choix des objectifs. Elle reste subordonnée au politique lorsqu’il s’agit de prendre parti sur les aspects éthiques de l’action publique, soit pour apprécier la valeur de différentes formes de distribution, soit pour déterminer les seuils de l’inégalité ou de l’injustice sociale. »[3] Même s’il y a, comme dans la théorie de Rawls, une référence éthique plus ou moins avouée ou sous-entendue, il est nécessaire, pour construire une politique économique cohérente et lucide, de bien choisir le type de société que l’on souhaite, c’est-_-dire, in fine, de définir quel bien on cherche à réaliser. En fonction de la valeur poursuivie, (le bon), le pouvoir politique (le légal) choisira les moyens techniques (les théories économiques) d’assurer la justice sociale (le juste).


1. De BRUYNE Paul, Théories de la justice et politiques économiques, in La justice sociale en question ?, op. cit., pp. 31-69. P. De Bruyne fut professeur à la Faculté des sciences économiques, sociales et politiques de l’UCL.
2. L’auteur fait remarquer aussi : « d’abord, la variété des écoles engendre une multiplicité de principes et de critères de la justice, avec des contradictions inévitables entre eux. Les valeurs auxquelles les théories renvoient sont d’ordres différents, individuel, social ou moral. Les niveaux d’analyse qu’elles envisagent varient également entre elles. Leurs objets respectifs se prêtent difficilement à la mesure ; leur caractère essentiellement formel rend problématiques les tentatives en vue de les opérationnaliser. Finalement, elles offrent un choix abstrait entre des principes alternatifs, mais sans suggérer de mesures effectives pour parvenir à un état désiré de justice et sans analyser les processus ou les mécanismes de décision qui y conduiraient » (op. cit., p. 65).
3. Id., p. 69.

⁢x. Retour au libéralisme et au socialisme

Penchons-nous une dernière fois sur les doctrines à la mode.

Les écoles libérales, comme l’a montré P. Valadier à propos de l’œuvre d’Hayek, ignorent, la plupart du temps « le désir moral et la violence qu’il implique ».⁠[1]

Les partisans de l’ordre spontané excluent l’idée de justice distributive qui suppose une intervention, à leurs yeux, intempestive et perturbatrice⁠[2].

De plus, l’exclusion de la morale hors du politique rend vaine l’idée de justice sociale. Or, l’homme n’est pas d’abord homo oeconomicus mais « un être de désir moral, en quête de mieux-vivre et de sens ». Ce souci de bien vivre le mène, au besoin, à « se battre pour la justice. Si, en effet, l’art de la justice sociale consistait à faire respecter les règles du jeu établies, à la façon d’un arbitre sur un terrain de sport, on ne comprendrait pas pourquoi les hommes ont tant de peine à s’entendre et à ordonner une vie commune viable. La difficulté naît de ce que l’entente ne peut se faire sur des règles abstraites, mais qu’elle vise nécessairement des valeurs de communion (justice, liberté, paix) sur lesquelles portent les désaccords les plus graves. » Ces désaccords fondent « à nouveau l’entreprise de justice sociale : une tâche jamais achevée, périlleuse, puisque le désir de la réaliser une fois pour toutes peut engendrer la barbarie totalitaire (ici Hayek a raison), nécessaire pourtant, parce qu’il y a en l’homme infiniment plus que le souhait de s’entendre sur des règles du jeu, un désir d’être reconnu par autrui dans sa dignité propre. »[3] Sans cette préoccupation toujours renouvelée de la justice sociale, la société oscille entre la contestation perpétuelle et la fausse tranquillité d’une coercition subtile ou musclée.

En fait, le libéralisme attaché à la valeur de liberté se trompe sur sa nature en lui soumettant toutes les autres valeurs alors qu’elle est notre capacité de bien vivre, de vivre en fonction du bien mais non en fonction d’elle-même.

On peut ajouter encore, mais nous reverrons la question dans le chapitre suivant, que le libéralisme se trompe aussi sur la nature des choses car, comme l’écrit H. Declève, l’accumulation des choses en étouffe le sens et dépouille les hommes d’initiatives créatrices⁠[4]. Le libéralisme apparaît ainsi et paradoxalement comme destructeur de liberté.

De même que le libéralisme se trompe sur la valeur liberté, le socialisme, ou à la « gauche », se trompe sur la nature de la valeur d’égalité qui est son telos, pourrait-on dire et qui, culminant dans l’égalitarisme, tend aussi à se soumettre toutes les valeurs.

Le socialisme se trompe sur la nature de l’homme et de la justice sociale.

Tout d’abord, il n’est pas sûr que l’homme soit d’abord un être de besoin. Pour H. Declève, par exemple, l’homme est « un être d’échange plus que de besoin, parce qu’il est capable de donner sens au besoin et pas seulement de le subir (…). »⁠[5]

Si les hommes sont égaux par nature et si cette égalité foncière se traduit par l’ensemble des droits personnels et objectifs que nous connaissons, d’une part, la traduction de l’égalité est toujours à réaliser et, d’autre part, du point de vue de la justice, comme déjà Aristote l’a montré, l’égalité ne se traduit pas facilement même si on la réduit, comme c’est le cas dans la mouvance socialiste, à un problème de répartition.⁠[6]

Sans trop entrer ici dans l’analyse technique des moyens à mettre en œuvre, on peut, avec P. De Bruyne, faire remarquer qu’il y a « une difficulté majeure dans l’application des principes d’équité et d’égalité » du fait que la recherche de la justice sociale, dans le concret, est une œuvre politique. Or, « dans la mesure où toute action publique crée une différenciation dans les domaines où elle intervient (taxation et redistribution, transferts et services ou avantages sociaux) elle contredit l’idée même d’un traitement égal ou de résultats égaux entre les individus. Toute action politique qui tend à réduire ou à éliminer les différences économiques requiert d’autre part l’usage de la coercition[7] et entraîne en contrepartie une inégalité accrue des pouvoirs entre gouvernants et gouvernés ; elle politise par ailleurs la vie économique, puisque l’activité elle-même, les revenus et les modes de vie dépendent davantage des décisions politiques, incitant à la limite à détourner les énergies des gens de la vie économique vers la vie politique. »[8]

Plus précisément encore, si l’égalité est envisagée arithmétiquement, il faut reconnaître qu’elle « ne tient pas compte de la variabilité des objectifs individuels et ne garantit pas les exigences de l’ »impartialité » ou du respect des personnes (considérées comme des fins en elles-mêmes) (…). La considération égale donnée au bien-être de chaque individu, ou la reconnaissance des droits inconditionnels au bien-être de tous, n’entraîne pas que tous doivent être traités également. Au contraire, l’impartialité conduit à traiter les personnes comme des égaux, c’est-à-dire avec le même respect pour quiconque, mais non en les faisant bénéficier de la même distribution (…). »[9]

Si l’égalité veut tenir compte des besoins, la difficulté sera de définir ces besoins, d’établir des priorités entre eux et de mettre en œuvre « un mécanisme social capable de réaliser un tel idéal. » Ou la définition sera imposée ou on considérera, dans un modèle démocratique, les besoins de base comme équivalents et on laissera les gouvernés établir eux-mêmes leurs priorités. Mais, « quand l’État-providence, ou « protecteur », fournit aux citoyens les services sociaux qui correspondent à leurs besoins présumés, il s’engage dans une politique de redistribution des revenus qu’il finance par la taxation. Les bénéfices apportés aux uns viennent des prélèvements effectués sur le revenu des autres.

Mais la redistribution ne joue pas toujours entre les riches et les pauvres, ses bénéficiaires étant aussi les individus et les organisations qui retirent un avantage du système, et ses effets égalisateurs n’améliorent pas nécessairement la condition des pauvres. La redistribution ne joue pas même toujours entre les individus car les mêmes personnes peuvent être simultanément taxées et subventionnées, certaines recevant en gros l’équivalent de leur contribution. Cependant, les deux transferts ne sont pas neutres car la taxation diminue les incitations au travail et les possibilités d’épargne ou d’assurance personnelles, tandis que la faculté de disposer de leurs revenus passe des individus à l’autorité politique et administrative. Ainsi, la redistribution entraîne à la fois le transfert des revenus entre groupes et le transfert des responsabilités entre l’État et les citoyens. » En outre, « l’extension des besoins pris en compte par la collectivité au nom de la justice sociale engendre des conséquences économiques défavorables : augmentation des dépenses publiques, accroissement des coûts de production, alourdissement de la fiscalité et, surtout, diminution de la productivité du système et de l’esprit d’entreprise. »[10]

Enfin, s’il veut être égalitariste, le socialisme, pour être cohérent, doit non seulement viser à réduire les inégalités de revenus mais aussi, comme le souligne P. De Bruyne, « les inégalités de statuts, de pouvoirs et d’opportunités ». Il ne faut pas oublier, en effet, que les théories économiques égalitaires de la justice, comme, d’ailleurs, les théories contractuelles⁠[11] ou d’autres encore, « se limitent (…) à la sphère de la distribution, alors que les différences de revenus dérivent manifestement du système de production, de la division du travail et de la propriété des moyens de production, et que la distribution n’est dès lors pas séparable de la production et du travail sur le plan des politiques. » Comme quoi, d’une part, le rêve d’une production libéralisée et d’une distribution socialisée paraît chaotique et, d’autre part, dans un effort d’égalitarisme général, le risque est, comme on l’a déjà vu plus haut, « de compromettre, sinon l’égalité des revenus, au moins l’efficience économique »[12], de politiser la société, de la contraindre, d’amplifier la bureaucratie et d’hypertrophier l’État.⁠[13]

Les erreurs socialiste et libérale nous rappellent « qu’aucune valeur ne peut être considérée exclusivement, isolément des autres. Toute valeur doit être liée à d’autres qui lui confèrent sa signification. Ainsi, la justice ne peut être coupée de la liberté. Seule, elle incite à la dureté et à l’intolérance, tout comme la liberté sans autres valeurs qui l’orientent, risque de déboucher sur l’anarchie. »[14]

Sans une solide et profonde réflexion morale, il est impossible de fonder une justice sociale satisfaisante.

La justice sociale ne se réduit pas à la protection sociale ou à la justice distributive qui, rappelons-nous, est un aspect de la justice « générale » selon les auteurs anciens : « ils parlaient d’une justice totale, voulant signifier par là que toute autre attitude morale - courage, tempérance, magnanimité voire prudence, - demeure partielle aussi longtemps qu’elle n’est pas intégrée à la conduite sociale proprement dite. Le juste, selon cette acception, en vivant et en faisant vivre les lois de sa cité, pratique toutes les vertus (…). Considérée sous cet angle, la justice est la vertu suprême, absolument « cardinale ». En tant qu’elle comporte un rapport explicite à autrui, la justice exerce une fonction structurante et constitutive au sein de tout l’agir moral : elle est « forme », principe déterminant, à l’égard de toute autre conduite éthique. »[15]

Après avoir défini l’homme comme un être d’échange et non d’abord de besoin, H. Declève s’arrêtant à la possibilité de généraliser des normes dans l’économie mondiale sans stériliser l’initiative et dans la perspective d’une libération authentique, ajoute que « seule la gratuité, le désintéressement dans l’échange peut réguler la mécanique des dispositifs de généralisation. Comme le note Aristote, la plus haute justice[16] est celle de l’homme qui renonce à exiger tous les avantages que lui reconnaît la loi. Plus important en effet que le bon droit d’un individu et antérieur à lui est l’échange entre les libertés à la recherche du sens. Plus important que la croissance économique du groupe des nations riches et bien antérieur, plus important aussi que le mécanisme international de protection contre les catastrophes est l’échange entre les cultures à la recherche du sens. Celui-ci ne saurait être sans cesse relancé que par une gratuité réciproque capable de reconnaître un don analogue au sien dans ce qu’offre une autre culture, qu’elle soit nantie ou démunie de techniques modernes ou de matières premières. »

La justice sociale semble donc être un concept dont on ne peut faire l’économie si l’on cherche à construire une société pleinement humaine. Encore faut-il l’inspirer d’une conception juste de l’homme et de sa destinée.

Ordonnée au bien vivre de cet homme considéré dans son intégralité, la justice sociale est un concept global qu’il faut éviter de réduire à tel ou tel de ses aspects.

Enfin, comme tout homme est appelé à être toujours plus homme, la justice sociale doit être aussi l’objet d’une recherche et d’un ajustement permanents. Aucun système ne peut prétendre l’incarner.

Si l’État ou plutôt les institutions sont appelées à y travailler, elle est l’affaire de tous, affaire d’éducation, de sens civil et de participation.⁠[17]


1. La justice sociale, un mirage ? A propos du libéralisme de J.A. Hayek, in Etudes, janvier 1983, p. 82.
2. Nous verrons, comme le note P. Valadier (op. cit., p. 80) que « la justice distributive ne passe pas nécessairement par la bureaucratie, et (que) c’est même l’idée de justice qui doit permettre de critiquer et de canaliser l’invasion étatique . (…) La justice, exactement conçue, consiste à aider chacun à pouvoir être lui-même et à prendre les initiatives qui rendent vivante et humaine une société. »
3. Id., p. 81.
4. Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 239.
5. Op. cit., p. 242.
6. « …la répartition des biens dont il est toujours question quand il s’agit de justice, n’est en aucun cas purement quantitative. Parce qu’y est engagée la liberté. Pas seulement, il faut y insister, ma liberté de choisir face à d’autres libertés et à leur choix. Mais cette participation active à l’instauration d’une vie sensée, analogue à ce que désigne dans le langage le « je » et le « tu » » (DECLEVE H., op. cit., pp. 226-227).
7. Comme l’histoire l’a montré, « dans une vision plus radicale, la revendication d’une égalité matérielle des situations ne pourrait être satisfaits que par un système totalitaire » (id., p. 35). Et encore, ajouterai-je, dans la mesure où les systèmes qui ont existé, ont engendré une « nomenklatura ». C’est, on se souvient, Mickael Voslensky qui a fait entrer ce mot dans notre vocabulaire courant pour désigner une classe privilégiée dans une société sans classe (in La Nomenklatura, Belfond, 1981). Aujourd’hui, on emploie le mot pour toute classe privilégiée.
8. Op. cit., pp. 66-67.
9. Op. cit., pp. 35-36.
10. Id., pp. 39-41.
11. Les théories contractuelles induisent aussi une politique coercitive. « Un droit, écrit M. Van De Putte, où les rapports entre individus sont ramenés à la seule dimension contractuelle fait d’avance place à l’extension de l’autorité étatique dans tous les champs de l’activité humaine » (Les aspects juridiques de la justice sociale in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 151).
12. Id., pp. 34-35.
13. Rappelons ce que l’Église enseigne à propos de l’égalité : « La société humaine, telle que Dieu l’a établie, est composée d’éléments inégaux, de même que sont inégaux les membres du corps humain ; les rendre tous égaux est impossible et serait la destruction de la société elle-même. L’égalité des divers membres de la société consiste uniquement en ce que tous les hommes tirent leur origine de Dieu leur Créateur, qu’ils ont été rachetés par Jésus-Christ et qu’ils doivent, d’après la mesure exacte de leur mérite et de leur démérite, être jugés, récompensés ou punis par Dieu » (PIE X, Notre Propos sur l’Action populaire chrétienne, 18-12-1903).
14. REZOHAZY R., La justice : réflexions sociologiques et normatives, in La justice sociale en question ?, p. 91. R. Rezsohazy fut professeur à l’UCL.
15. DECLEVE Henri, Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 218. H. Declève est professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis.
16. C’est ce qu’Aristote appelle l’équité.
17. Cf. DECLEVE H., op. cit., p. 274.

⁢xi. A l’écoute de la Parole

L’Ancien testament, dès le livre de la Genèse nous révèle que le mal et donc l’injustice sont imputables à l’homme. Dans l’expérience du mal dont il est responsable, l’homme prend conscience de sa liberté mais cette liberté est « captive du mal, incapable de pratiquer la justice. »[1]

Mais l’histoire du mal s’inscrit dans le cadre de l’Alliance entre Dieu et les hommes. La rupture de l’Alliance avec Dieu, première injustice⁠[2], provoque immédiatement rupture entre l’homme et la femme⁠[3], rupture avec la nature⁠[4] et rupture avec les autres hommes⁠[5]. Les prophètes ne manqueront pas, nous l’avons vu, de dénoncer les injustices des hommes qui ne respectent pas la loi du Seigneur. En même temps, les prophètes rappellent que celui qui reste, malgré tout, le Dieu de l’Alliance⁠[6] est un Dieu de justice qui punit les pécheurs, châtie les ennemis du peuple élu, prend soin de son peuple⁠[7], un Dieu qui aime la justice⁠[8] et s’y complaît⁠[9] ; un Dieu qui ne supporte pas le culte que les hommes lui rendent alors qu’ils n’exercent pas la justice⁠[10].

Est juste celui qui, aux yeux de Dieu, est sans péché, celui qui respecte la Loi⁠[11].

La justice de Dieu demande clairement et avec insistance, nous le savons, que l’on fasse d’abord droit au pauvre, à l’étranger, à la veuve. Mais la justice de Dieu n’est pas seulement de châtier ceux qui s’opposent à son dessein, elle se révèle aussi miséricordieuse⁠[12] et salvatrice⁠[13]. La justice, les hommes ne pourront l’établir mais Dieu l’instaurera par la Messie à venir⁠[14]. Il y a plus encore dans la révélation de la justice de Dieu dans l’Ancien testament, nous y reviendrons, mais attardons-nous un instant à ce qui peut directement éclairer notre réflexion sur la justice sociale proprement dite.

Quelle conception de la justice sociale, les juifs ont-ils développée à partir de leur tradition ?

Une claire présentation nous est offerte par G. Hansel⁠[15] qui, d’emblée, souligne que la Bible comme le Talmud⁠[16] au lieu de rechercher, comme les idéologies modernes, une plus grande égalité des revenus, par exemple, ne s’attachent pas, prioritairement, à réduire les inégalités. Même la notion de « juste salaire » est, nous dit-il, étrangère à la tradition juive. En fait, l’objectif qui anime la législation sociale juive, « c’est la lutte contre la pauvreté avec comme objectif ultime sa suppression. » La Bible indique clairement qu’il faut faire justice au pauvre, au sens matériel du terme, à la veuve, à l’orphelin, à l’étranger ; et le Talmud ajoute : au sourd-muet, à l’idiot, au captif.

Quels moyens mettre en œuvre pour éradiquer la pauvreté sous toutes ses formes ?

Ils sont divers mais la tradition juive accorde une attention spéciale à la tsedaka, c’est-à-dire « l’aide matérielle que doit accorder celui qui en a la possibilité à celui qui en a besoin »[17]. Hansel explique : « il ne s’agit pas de procéder à une redistribution des richesses mais de garantir à chacun la satisfaction de ses besoins essentiels. La tsedaka est une obligation stricte ; elle ne se limite pas à la charité que le riche fait au pauvre selon sa bonne volonté. Lorsque cela est nécessaire, l’autorité peut et doit imposer à chacun de donner ce qu’il convient, au besoin par la contrainte ?[18] La tsedaka a donc par là le caractère d’un impôt. C’est une générosité éventuellement obligatoire et les sommes ainsi collectées peuvent être considérables »[19]. Le refus de la tsedaka est assimilé à l’idolâtrie, « la pire déviation idéologique ». La tsedaka est souvent présentée comme « le commandement », « le premier principe de la justice, le fondement de l’ordre politique, le point de départ de l’espérance messianique et finalement caractéristique de la définition même de l’identité juive. »[20]

Pour Maïmonide dont s’inspire particulièrement l’auteur, « il existe 8 degrés de valeur croissante dans l’accomplissement de la tsedaka. Le plus élevé consiste à soutenir la personne qui s’est effondrée, soit par un don, soit par un prêt, soit en s’associant avec elle, soit en lui fournissant un travail, de sorte de l’affermir suffisamment pour qu’elle n’ait plus besoin de demander l’assistance d’autrui. »[21] Et donc, commente Hansel, « le but ultime ne consiste pas seulement à fournir à chacun la satisfaction de ses besoins fondamentaux. Il faut faire en sorte qu’il échappe à la situation d’assisté. (…) La plus haute valeur sociale, le principe qui doit constamment nous guider, est de soutenir chaque membre de la collectivité suffisamment pour qu’il ne perde pas son autonomie ou la retrouve s’il l’a perdue. »

Fidèle à la tradition ainsi rappelée, Hansel, se penchant sur la crise actuelle, déclare, on ne s’en étonnera guère, que « la cause de la persistance de la misère n’est pas économique, elle est morale. »


1. HERR Edouard s.j., Justice et vie en société, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 279. E. Herr était professeur à l’Institut d’études théologiques de Bruxelles.
2. La pire des injustices, selon Ricoeur, « consiste moins dans la transgression d’une loi que dans la prétention de l’homme à être maître de sa vie » c’est-ç-dire à se considérer comme source absolue et fin ultime de sa vie (Conflit des interprétations, Seuil, 1969, p. 428 et HERR E., op. cit., p. 281).
3. Interpellé par Dieu, Adam accuse Eve ; « C’est la femme que tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre, et j’ai mangé ! » (Gn 3, 12). Et Dieu dit à la femme : « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi » (Gn 3, 16).
4. Dieu dit à Adam : « …​maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peine tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain…​ » (Gn 3, 17-19).
5. Il s’agit du meurtre d’Abel par Caïn. Dieu demande à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » et Caïn répond : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9). E. Herr commente ce passage : « Selon cette tradition, ce qui est dû à l’autre (justice) c’est de le traiter en frère, parce que Dieu est notre Père » (op. cit., p. 280).
6. Cf. Ex 19-24. Dieu dit: « Je te fiancerai à moi pour toujours ; je te fiancerai dans la justice et dans le droit, dans la tendresse et la miséricorde » (Os 2, 21).
7. « C’est pourquoi Yahvé attend l’heure de vous faire grâce, C’est pourquoi il se lèvera pour vous prendre en pitié, Car Yahvé est un Dieu de justice ; Bienheureux tous ceux qui espèrent en lui » (Is 30, 18).
8. « Car moi, Yahvé, qui aime le droit, qui hais le vol et l’injustice, je leur donnerai fidèlement leur récompense et je conclurai avec eux une alliance éternelle » (Is 61, 8) : « Yahvé est juste, il aime la justice, les cœurs droits contempleront sa face » (Ps 11, 7) ; « …il chérit la justice et le droit, de l’amour de Yahvé la terre est pleine » (Ps 33,5) ; « ...car Yahvé aime le droit, il n’abandonne pas ses amis » (Ps 37,28) ; « Le roi qui aime le jugement, c’est toi ; tu as fondé droiture, jugement et justice (…) » (Ps 99,4).
9. « …​ car je suis Yahvé qui exerce la bonté, le droit et la justice sur la terre. Oui, c’est en cela que je me complais (…) » (Jr 9, 23).
10. Cf. Is 1, 13-17: « N’apportez plus d’oblation vaine : c’est pour moi une fumée insupportable ! Néoménie, sabbat, assemblée, je ne supporte pas fausseté et solennité. Vos néoménies, vos réunions, mon âme les hait ; elles me sont un fardeau que je suis las de porter. Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux ; vous avez beau multiplier les prières, moi je n’écoute pas. Vos mains sont pleines de sang : lavez-vous, purifiez-vous ! Otez de ma vue vos actions perverses ! Cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien ! Recherchez le droit, redressez le violent ! Faites droit à l’orphelin, plaidez pour la veuve ! » (Néoménie: « premier jour du mois (nouvelle lune), qui donnait souvent lieu à des fêtes et sacrifices chez les peuples de l’antiquité » (R)).
11. Si l’auteur du Psaume 119 demande avec insistance à Dieu son aide pour observer ses commandements, la tendance ira croissant de compter surtout sur ses propres forces (cf. OUELLET Marc, La justice de l’Alliance, in Communio, n° XXV, 5, septembre-octobre 2000, p. 17).
12. « Je suis celui qui vous console » dit Dieu (Is 51,12).
13. « Mais mon salut sera éternel et ma justice demeurera intacte. Ecoutez-moi, vous qui connaissez la justice, peuple qui mets ma loi dans ton cœur. Ne craignez pas les injures des hommes, ne vous laissez pas effrayer par leurs outrages. Car la teigne les rongera comme un vêtement, et les mites les dévoreront comme de la laine. Mais ma justice subsistera éternellement et mon salut de génération en génération » (Is 51, 6-8).
   « Voici qu’un roi régnera avec justice et des princes gouverneront selon le droit. Chacun sera comme un abri contre le vent, un refuge contre l’averse, comme des ruisseaux sur une terre aride, comme l’ombre d’une roche solide dans un pays désolé. Les yeux des voyants ne seront plus englués, les oreilles des auditeurs seront attentives. Le cœur des inconstants s’appliquera à comprendre, et la langue des bègues dira sans hésiter des paroles claires. On ne donnera plus à l’insensé le titre de noble, ni au fourbe celui de grand » (Is 32, 1-5).
14. « Un rejeton sortira de la souche de Jessé (Père de David), un surgeon poussera de ses racines. Sur lui reposera l’Esprit de Yahvé, esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de criante de Yahvé : son inspiration est dans la crainte de Yahvé. Il jugera mais non sur l’apparence. Il se prononcera mais non sur le ouï-dire. Il jugera les faibles avec justice, il rendra une sentence équitable pour les humbles du pays. Il frappera le pays de la férule de sa bouche, et du souffle de ses lèvres fera mourir le méchant. La justice sera la ceinture de ses reins, et la fidélité la ceinture de ses hanches. Le loup habitera avec l’agneau (…). On ne fera plus de mal ni de violence sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance de Yahvé, comme les eaux couvrent le fond de la mer » (Is 11, 1-9).
15. Travail et justice sociale, Conférence à Gesher, 22 février 1997, disponible sur http://ghansel.fr/justice.html. Georges Hansel, ancien professeur de mathématique et d’informatique à l’Université de Rouen est aussi l’auteur d’Explorations talmudiques (Odile Jacob, 1998) et de nombreuses communications et conférences sur la pensée juive.
16. Recueil des enseignements des grands rabbins. Il y a, en réalité deux Talmuds, celui de Palestine et celui de Babylone (IVe-Ve siècles).
17. L’auteur cite Moïse Maïmonide (théologien, philosophe et médecin, Cordoue 1135-Le Caire 1204) : « Ce dont le pauvre manque, tu dois le lui donner, habits, ustensiles,…​ Tu as l’obligation de lui fournir ce qui lui manque mais tu n’as pas l’obligation de l’enrichir » (Michne Torah, Lois des dons aux pauvres, 7-1).
18. L’insistance sur l’obligation ne doit pas surprendre. Dans la tradition juive, politique et religieux sont mêlés.
19. L’auteur précise qu’ »on considère généralement comme mesure indicative moyenne une proportion de 10% des revenus nets ; ce pourcentage doit évidemment être modulé en fonction des circonstances spécifiques. »
20. L’auteur cite encore Maïmonide : « Il faut être attentif à l’obligation de la tsedaka plus qu’à toute autre obligation. En effet la tsedaka est la marque distinctive du juste appartenant à la descendance d’Abraham ; le trône d’Israël ne s’affermit et la loi de vérité ne se maintient que par la tsedaka ; Israël ne sera libéré que par la tsedaka. Jamais un homme ne s’appauvrit par suite de la tsedaka, aucun mal, aucun dommage ne peut en résulter. De toute personne cruelle ou fermée à la pitié, il y a lieu de suspecter son origine car la cruauté ne se trouve que chez les peuples idolâtres. Tout Israël et ceux qui s’y associent sont comme des frères et si le frère n’a pas pitié du frère qui en aura pitié ? Vers qui les pauvres d’Israël peuvent-ils lever les yeux ? Est-ce vers les idolâtres qui les détestent et les persécutent ? » (Op. cit., 10).
21. Id..

⁢a. Le Nouveau testament

Le livre d’Isaïe nous livre un autre aspect de la justice de Dieu qui, fidèle indéfectiblement à son alliance, estime juste que le Serviteur prenne sur lui les injustices des hommes⁠[1]. Ce Serviteur, identifié à Jésus, apporte la vraie justice⁠[2] aux hommes. Une justice qui ne s’obtient pas par l’effort vertueux ou l’observation de la loi⁠[3] mais par la foi dans le Christ et l’engagement qu’elle entraîne.

Désormais, explique E. Herr, « la foi, comme relation de confiance personnelle au Christ qui justifie et sauve l’homme, précède (est prioritaire à) la justice comme pratique morale » et « la foi en Jésus-Christ selon l’Évangile libère chacun de son injustice et le rend seulement ainsi capable d’agir justement. »[4] Ce que la justice des hommes espère ou promet, ce que Dieu réclamait dans l’ancienne alliance, Dieu le donne par Jésus-Christ: « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. »[5] La justice est, avant tout, une attitude intérieure, fruit de la grâce de Dieu.

En retour, la justice exercée par les hommes ainsi pourvus, devient charité. Elle s’exerce vis-à-vis de tous les pauvres et donc vis-à-vis du Christ lui-même : « dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »[6]

Le combat pour la justice dans le monde est inséparable du Salut même si l’un ne se confond pas avec l’autre comme nous l’avons vu. Ce combat pour la justice ne peut se limiter à l’ »aménagement » des conditions matérielles de la vie humaine puisqu’il est ordonné au Royaume et que son efficacité dépend de la foi. Le Sermon sur la Montagne, notamment, « vient contester que la « vie bonne » soit simplement une vie réussie. L’Évangile appelle à participer à l’invention d’une société humaine qui n’est pas régie par la réussite mais par l’appel des Béatitudes ».⁠[7] C’est pourquoi nous dirons que la justice sociale doit se préoccuper de toutes les pauvretés, y compris les pauvretés intellectuelles, morales et spirituelles, de tous les hommes donc.

Il faut encore ajouter et souligner que cette recherche de la justice dont l’homme greffé sur le Christ est désormais capable, ne se fait pas au détriment de la liberté⁠[8]. La justice sans la liberté fait de nous des esclaves et la liberté sans justice nous rend maîtres. Cela signifie, entre autres, que si la grâce de Dieu nous rend « capables », elle ne se substitue pas à notre effort d’action et de réflexion.

Agir pour la justice est un engagement volontaire (la justice est une vertu !) et non « un consentement passif à une norme extrinsèque, éventuellement quantifiable »[9]. Agir pour la justice nous demande « une créativité critique »[10]. Jésus, interpellé sur un problème de répartition de biens, se déclare incompétent : « Quelqu’un de la foule lui dit : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. » Il lui dit : « Homme, qui m’a établi pour être votre juge ou régler vos partages ? » Puis il leur dit : « Attention ! gardez-vous de toute cupidité, car, au sein même de l’abondance, la vie d’un homme n’est pas assurée par ses biens. » »[11]

Il nous appartient, forts de notre foi et éclairés sur les volontés ultimes du Seigneur, de réfléchir aux meilleurs moyens de les incarner. Ce fut, dans cet esprit, que les Pères et les Docteurs de l’Église parlèrent et que les Souverains Pontifes se sont aussi engagés dans l’élaboration d’une doctrine sociale.


1. « C’est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants il partagera le butin, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été compté parmi les criminels, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels » (Is 53, 12).
2. Matthieu (12, 18-21) applique les paroles d’Isaïe (42, 1-4) à Jésus : « Voici mon Serviteur que j’ai choisi, mon Bien-aimé qui a toute ma faveur. Je placerai sur lui mon Esprit et il annoncera le Droit aux nations. Il ne fera point de querelles ni de cris et nul n’entendra sa voix sur les grands chemins. Le roseau froissé, il ne le brisera pas, jusqu’à ce qu’il ait mené le Droit au triomphe : en son nom les nations mettront leur espérance. »
3. « Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (Mt 5, 20). Jésus reprend alors quelques articles de la loi et montre qu’il faut aller au delà (5, 21-48).
4. Op. cit., p. 285.
5. Mt 5, 6.
6. Mt 25, 40.
7. SOULETIE P. Jean-Louis, op. cit..
8. En témoigne la parabole des talents (Mt 24, 14-30) par laquelle Jésus indique aux chrétiens qu’il leur « laisse le soin de faire fructifier ses dons pour le développement de son règne » (Commentaire de la Bible de Jérusalem, Cerf, 1974).
9. HERR E., op. cit., p. 296.
10. Id..
11. Lc 12, 13-15.

⁢b. Saint Thomas

Saint Thomas⁠[1] va reprendre la théorie d’Aristote, la préciser et l’organiser plus rationnellement encore, dans le cadre religieux de sa Somme théologique.

La justice, parmi les autres vertus⁠[2], est la vertu sociale par excellence, celle qui règle nos rapports avec autrui, qui nous « ajuste » à autrui, nous « égalise », selon le droit naturel ou positif. L’objet de la justice, dira saint Thomas, c’est « l’égalité dans les biens extérieurs. »[3] La vertu de justice, vise en effet, le juste c’est-à-dire le droit.⁠[4] La justice rend droites et donc bonnes les actions. Comme le dit Cicéron cité par saint Thomas : « C’est surtout à cause de la justice que les hommes sont appelés bons. (…) C’est en elle qu’éclate souverainement la splendeur de la vertu. »[5]

Elle ordonne au bien commun toutes les actions des vertus : « …les actes des vertus peuvent relever de la justice en ce que celle-ci ordonne l’homme au bien commun. Et en ce sens la justice est une vertu générale. Et parce que c’est le rôle de la loi de nous ordonner au bien commun, cette justice dite générale, est appelée justice légale[6] : car, par elle, l’homme s’accorde avec la loi qui ordonne les actes de toutes les vertus au bien commun. »[7] Et tout le Décalogue se rapporte à la justice : « Les commandements du Décalogue sont les premiers principes de la loi, et leur évidence absolue les impose d’emblée à l’assentiment de la raison naturelle. Mais il est non moins évident que la notion de devoir ou dette, qui est nécessaire à un commandement, apparaît dans la justice, qui regarde autrui. En effet, quand il s’agit de ce qui le regarde personnellement, il suffit d’un coup d’œil pour voir que l’homme est maître de lui-même et libre de faire ce qui lui plaît ; au contraire, quand il s’agit de ce qui regarde autrui, c’est l’évidence même que l’homme est obligé de s’acquitter envers lui de ce qu’il lui doit. Les commandements du Décalogue devaient donc se rapporter à la justice. Les trois premiers ont pour objet les actes de la vertu de religion, partie principale de la justice ; le quatrième, les actes de la piété filiale, seconde partie de la justice ; les six derniers, les actes de la justice ordinaire, qui règle les rapports entre égaux. »[8] Saint Thomas précise que : « Les commandements du Décalogue ont la charité pour fin, selon la parole de S. Paul : « La fin du précepte, c’est la charité ». Mais ce sont d’abord des actes de justice, qui, à ce titre, appartiennent à la justice. »[9] Enfin, il fait remarquer que le don du Saint-Esprit qui correspond à la justice est le don de piété. Cette vertu, en effet, « rend des devoirs » non seulement à Dieu, aux parents, « mais s’étend à tous les hommes, à cause de leurs rapports avec Dieu » et à ce don sont liées, d’une manière ou d’une autre⁠[10], 3 béatitudes : « Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés » ; « Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde » ; mais aussi : « Heureux les doux (les humbles) car ils posséderont la terre. »[11] Or, pour saint Thomas, les récompenses attribuées aux béatitudes « seront parfaitement consommées dans la vie future ; mais en attendant, même en cette vie, elles sont en quelque sorte commencées. Car le royaume des cieux peut s’entendre, au dire de saint Augustin, du commencement de la parfaite sagesse, selon lequel chez les parfaits l’esprit commence à régner. Il n’est pas jusqu’à la possession de la terre qui ne signifie la bonne affection d’une âme en repos par le désir dans cette stabilité de l’héritage éternel, symbolisée par la terre. »[12] Un commentateur en conclut qu’une telle vision pourrait confirmer l’idée « qu’il existe un rapport entre l’exercice de la justice (parfaite par le don de piété) et la prospérité même matérielle des sociétés terrestres. »[13]

En attendant, que signifie être juste ?

Etre juste avec autrui c’est avoir une activité extérieure qui lui est justement proportionnée. Cette « égalité de proportion » constitue « le juste milieu de la justice » car « l’égalité tient réellement le milieu entre le plus et le moins ».⁠[14]

Autrement dit « l’acte de la justice consiste à rendre à chacun son dû »[15]. Etienne Gilson résume ces passages en définissant la justice comme « une disposition permanente de la volonté à rendre à chacun son droit ». Il ne s’agit plus, comme dans les autres vertus, « de quelqu’un qui se tient dans un juste milieu, mais du juste milieu de quelque chose. (…) Ce juste milieu de la chose même, c’est le droit de la personne intéressée par l’acte qui le détermine. »[16]

Rendre à autrui ce qui lui est dû : dans le cadre de la justice générale, ce qui est dû prioritairement à chaque homme c’est sa pleine humanité, c’est le traiter « de manière à ce qu’il puisse être providence pour autrui et pour lui-même, c’est-à-dire responsable »[17], et donc mettre en place « un espace social humain »[18] indispensable à son épanouissement.

L’injustice, quant à elle, se manifeste donc de deux manières : par le mépris du bien commun ou par « une certaine inégalité par rapport à autrui, en tant qu’on veut plus de biens, comme des richesses et des honneurs, et moins de maux, comme les labeurs et les dommages. »[19]

Avant de passer aux espèces de justice, relevons le rapport qui existe entre justice et autorité. Le juste, avons-nous dit, se détermine selon le droit naturel et positif. Saint Thomas précise : « selon les lois écrites »[20]. Or, qui écrit la loi sinon le « prince » ? Le juge applique la loi établie dans la mesure où il a reçu du souverain autorité pour le faire.⁠[21] Voilà confirmées la prééminence du politique et l’importance de l’état de droit pour qu’une société soit juste.

Venons-en à la distinction qu’Aristote déjà faisait entre deux espèces de justice particulière, justice qui « s’ordonne à une personne privée, qui est dans un rapport comparable à celui de la partie avec le tout ». De partie à partie, d’individu à individu, c’est la justice commutative « qui a pour objet les échanges mutuels entre deux personnes. » Entre le tout et les parties, entre le corps social et ses membres, c’est la justice distributive qui est « appelée à répartir proportionnellement le bien de la société ».⁠[22] Comme Aristote, saint Thomas dira que la justice distributive s’établit selon une proportion géométrique car, ici, « le juste milieu vertueux ne se détermine pas par une égalité de chose à chose, mais selon une proportion des choses aux personnes ; de telle sorte que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné _ l’autre ». L’égalité dans ce cas est proportionnelle alors que dans les échanges, « l’égalité s’établit selon une moyenne arithmétique »[23] dans une perspective de réciprocité qui, en justice distributive, n’a pas de raison d’être.⁠[24]

On l’a sans doute remarqué au passage, l’application de la justice distributive implique, pour saint Thomas, « que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné à l’autre. » Il explique : « il appartient à la justice distributive de donner quelque chose à une personne privée pour autant que ce qui appartient au tout est dû à la partie. Mais ce dû est d’autant plus considérable que la partie occupe dans le tout une plus grande place. Et c’est pourquoi, en justice distributive, il est d’autant plus donné de biens communs à une personne que sa place dans la communauté est prépondérante », selon le mérite, disait Aristote. Mérite ou prépondérance (principalitas) qui peut s’interpréter de différentes manières suivants les régimes : « dans les communautés à régime aristocratique, cette prépondérance est donnée à la vertu, dans les oligarchies à la richesse, dans les démocraties à la liberté, et sous d’autres régimes, d’autres façons ». Pour saint Thomas, comme pour Aristote, toute société est hiérarchique. Même la démocratie est hiérarchisée selon les libertés dont jouissent ses membres, nous dit E. Gilson⁠[25]. Il est juste que les charges soient réparties selon le mérite et que des honneurs divers soient accordés aux diverses charges sans faire acception de personne c’est-à-dire sans tenir compte d’autre chose que le mérite⁠[26]. Pour ce qui est des biens matériels, des « biens extérieurs », nous le verrons en détail dans le chapitre suivant, saint Thomas rappelle que « l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit être tout disposé à en faire part aux nécessiteux. »[27] « Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l’homme ; aussi bien leur division et leur appropriation - œuvre du droit humain - ne pourront empêcher de s’en servir pour subvenir aux nécessités de l’homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance, sont dus, de droit naturel, à l’alimentation des pauvres (…) Cette même nécessité fait que l’on peut prendre le bien d’autrui pour venir en aide au prochain dans la misère. »[28]

Il est certain, comme le souligne E. Herr⁠[29], que saint Thomas est marqué par la culture de son temps et notamment par le fait qu’il vivait dans un régime de chrétienté, hiérarchisé, plus soucieux de l’orientation de l’ensemble de la société que de la personne. Il y avait donc là un danger de ce que les anglo-saxons appellent « holisme », théorie pour laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme de ses parties⁠[30], où, précise Herr, « le membre n’a de valeur, de sens, que comme partie du tout ». On peut rappeler aussi que ce régime de chrétienté où spirituel et temporel ne sont pas suffisamment distingués, est trop peu soucieux des droits fondamentaux de la personne et, notamment, de son droit de participation.

Il n’empêche que saint Thomas va inspirer profondément la conception chrétienne moderne de la justice sociale qui va s’inscrire dans un contexte culturel et politique bien différent⁠[31].


1. Un mot tout de même sur saint Augustin qui, tout nourri de la pensée de Cicéron et de « certains livres des Platoniciens » (Confessions, VII, IX), reprend les notions de « souverain bien » et de « bien vivre ». Il insistera sur notre incapacité, sans la grâce, à atteindre le souverain bien identifié à la vie éternelle. Pour l’obtenir, il nous faut bien vivre mais « nous ne voyons pas encore notre bien ; nous devons donc le chercher par la foi ; et nous n’avons pas de nous-mêmes la force de bien vivre, s’il ne nous aide pas à croire et à prier, celui qui nous a donné la foi en son assistance. Quant à ceux qui croient trouver en cette vie les fins des biens et des maux plaçant le souverain bien soit dans le corps, soit dans l’âme, soit dans le corps et l’âme, en d’autres termes, dans la volupté ou dans la vertu, ou dans l’une et l’autre, dans la volupté et le repos, ou dans la vertu ; ou dans la volupté, le repos et la vertu, dans les premiers biens de la nature ou dans la vertu, ou dans ces biens et dans la vertu ; c’est à eux une étrange vanité de prétendre au bonheur ici-bas, et surtout de se faire eux-mêmes le principe de leur félicité. La vérité se rit de cet orgueil quand elle dit par la bouche du Prophète : « Le Seigneur connaît les pensées des hommes » ; ou, suivant le sens de l’apôtre Paul : « le Seigneur connaît les pensées des sages et leur vanité. » » (La Cité de Dieu, XIX, IV). Dans cet esprit, « (…) La justice en chacun, c’est que Dieu commande à l’homme obéissant, l’âme au corps, la raison aux vices rebelles, soit qu’elle les réduise, soit qu’elle leur résiste. C’est que l’on demande à Dieu même la grâce des bonnes œuvres, le pardon des fautes, et qu’on s’acquitte envers lui de ce tribut de reconnaissance dû à ses bienfaits. Mais, dans cette paix finale, objet et but de notre justice ici-bas, la nature, guérie par l’immortalité et l’incorruptibilité de ses instincts vicieux, n’élève contre nous, soit en nous-mêmes, soit de la part des autres, aucune résistance, et la raison n’a plus d’empire à exercer sur les vices qui ne seront plus. Mais Dieu commande à l’homme, l’âme au corps, et il y a dans l’obéissance autant de charme et de félicité que de béatitude dans la vie et la gloire. Et pour nous tous comme pour chacun, telle sera l’éternité, avec la certitude de cette éternité ; et la paix de cette béatitude, ou la béatitude de cette paix qui sera le souverain bien » (Id., XIX, XXVII).
2. Les quatre vertus principales, « cardinales » dira-t-on, sont, outre la justice, la force qui nous permet d’affronter les difficultés qui s’opposent à l’action droite, la tempérance qui modère nos désirs de plaisirs sensuels et la prudence qui ordonne notre action sur le plan pratique. Nous verrons combien l’appel à la tempérance est important dans la question économique et, dans les tomes suivants, le rôle de la force en matière de vie paisible et de la prudence dans l’action politique.
3. Somme théologique, IIa IIae, qu 59, a 2.
4. Id., qu 57, a 1.
5. Id., qu 58, a 3.
6. Puisqu’il s’agit de bien commun, « légal » ne renvoie pas simplement aux lois positives mais d’abord à la loi naturelle : « la loi, écrit saint Thomas, entend faire pratiquer aux hommes toutes les vertus, mais en procédant avec ordre, c’est-à-dire, en donnant d’abord des commandements sur les points où le devoir est le plus évident » (IIa IIae, qu 122, sol 1) : les commandements du Décalogue, bien sûr. En morale sociale, cette justice légale ou générale nous intéresse tout particulièrement. Mais, il y a aussi une justice particulière dont saint Thomas explique, comme suit, la nécessité : « La justice légale met suffisamment l’homme en état de satisfaire aux besoins ou aux droits d’autrui, c’est vrai ; mais si elle le fait de façon immédiate par rapport au bien commun, elle ne le fait que d’une façon médiate par rapport au bien individuel. C’est pourquoi, en ce qui concerne le bien particulier des individus, une justice particulière est requise » (Qu 58, a 7, sol 1). A ce propos, Gilson apporte un éclairage intéressant: si, comme Aristote, « on ne considère les hommes que comme membres du corps social, toutes leurs vertus relèvent de la justice, ce qui revient à faire de celle-ci comme une vertu générale incluant toutes les autres vertus. » C’est semble-t-il aussi l’opinion de saint Thomas puisqu’il écrit que « les choses qui nous concernent personnellement peuvent être rapportées à autrui, surtout quand le bien commun est en jeu. De là vient que la justice légale, qui a le bien commun pour objet, peut être qualifiée de vertu générale. Pour la même raison l’injuste peut l’être de péché commun, selon le mot de saint Jean : « tout péché est une iniquité » » (qu. 58, a 5, sol 3). Si tout acte personnel a ainsi une portée sociale, « remarquons pourtant, continue Gilson, que, même du point de vue d’Aristote, on ne saurait considérer l’essence de la justice comme identique à l’essence de n’importe quelle autre vertu. La justice légale n’inclut toutes les autres que parce qu’elle les domine et les ordonne toutes à la fin qui est sienne, le bien de la cité. Aristote lui-même le reconnaît, ce n’est pas tout à fait la même chose d’être un homme de bien et d’être un bon citoyen. Aveu dont saint Thomas s’empresse de profiter pour distinguer de cette justice grecque, entièrement tournée au bien de la cité, une justice particulière, celle qui enrichit l’âme qui l’acquiert et l’exerce de l’une de ses plus précieuses perfections. (…) Avant d’être juste devant la Cité, il faut l’être devant soi-même, afin de l’être devant Dieu. » (Op. cit., pp. 377-378).
7. Id., qu 58, a 5.
8. IIa IIae, qu 122, art 1.
9. Id., sol 4.
10. Cf. l’explication donnée par saint Thomas : IIa IIae, qu 121, art 2.
11. Mt 5, 4, 6 et 7.
12. Ia IIae, qu 69, art 2, sol 3.
13. MADIRAN J., De la justice sociale, NEL, 1961, p. 13.
14. Id., IIa IIae qu. 58, a 10. Notons que la notion de « juste milieu » ne s’applique qu’aux vertus morales et non aux vertus théologales, bien s_r, qui ont Dieu pour objet. On ne peut évidemment avoir trop de foi, d’espérance ou de charité.
15. Id., qu. 58, a 11.
16. Le thomisme, Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Vrin, 1986, pp. 377-379.
17. HERR E., op. cit., p. 296.
18. Id., p. 297.
19. Somme théologique, op. cit., qu. 59, a 1.
20. Qu. 60, a 5: « …​ce qui est juste est déterminé, 1° par la nature même de la chose : c’est le droit naturel ; 2° par un contrat consenti entre des personnes, ce qui est du droit positif. Les lois sont écrites pour assurer l’application de l’un et l’autre droit, mais de façon différente. La loi écrite contient le droit naturel, mais ne le constitue pas ; car le droit naturel ne fonde pas son autorité sur la loi, mais sur la nature. Au contraire, la rédaction écrite de la loi contient et constitue le droit positif et fonde son autorité. »
21. Cf. GILSON E., op. cit., p. 380.
22. Somme théologique, op. cit., qu. 61, a 1. Saint Thomas explique : « La partie et le tout sont, d’un certain point de vue, identiques en ce sens que tout ce qui appartient au tout, appartient d’une certaine façon à la partie : et c’est ainsi que lorsqu’on partage entre les membres de la communauté un bien commun, chacun reçoit, en quelque sorte, ce qui est à lui » (qu. 61, a 1, sol 2). Et le P. J. Delos op, dans ses notes fait remarquer que « le bien commun se réalise (…) finalement dans les individus ; il est pour eux, et cela leur confère un droit à leur juste part du bien commun, chacun peut, en quelque manière, dire sien, le bien commun » (Somme théologique, La justice I, Editions de la Revue des Jeunes, Desclée, 1932, p. 205).
23. Id., qu. 61, a 2.
24. Id., qu. 61, a 4.
25. Op. cit., p. 381.
26. Cf. Somme théologique, IIa IIae, qu. 63.
27. Id., qu. 66, a 2. Nous avons encore à l’esprit les injonctions fermes des Pères de l’Église mais Aristote déjà affirmait qu’ »il appartient aux classes favorisées de la fortune, si elles sont intelligentes et habiles, de veiller sur les pauvres et de leur procurer des moyens de travail. Il est bon d’imiter l’institution des Tarentins : ceux-ci concèdent aux indigents la jouissance commune de leurs propriétés. Ils se concilient ainsi la bienveillance de la masse » (Politique, VII, 3).
28. Id., qu. 66, a 7, sol. 3.
29. Op. cit., pp. 298-300.
30. Lalande, Supplément.
31. Les apports essentiels de saint Thomas, selon E. Herr, sont qu’il a bien vu le lien qui existe entre la justice et le droit et donc que l’autre est le fondement objectif de la justice. Qui plus est, si l’on replace les réflexions de Thomas dans le mouvement général de la Somme, on se rend compte qu’« il y a un(en justice) à l’égard de Dieu et d’autrui, parce que préalablement il y a un don (dans l’acte créateur de Dieu): et on pourrait ajouter un par-don (dans la « justification ») » ( op. cit., p. 300).

⁢xii. A l’écoute du Magistère

C’est dans la mouvance de saint Thomas que va s’élaborer la conception sociale chrétienne de la justice⁠[1]. Mais en l’ordonnant, de manière de plus en plus nette, à la personne telle que nous avons déjà eu l’occasion de la définir. Par personne, nous entendons un être libre, investi d’une dignité particulière, en relation avec les autres à travers des formes sociales diverses qui le construisent, un être responsable et solidaire, lié au monde qui l’entoure et essentiellement égal aux autres. Sa liberté fonde des droits, des pouvoirs, qu’il partage avec ses semblables. C’est uniquement dans cette perspective « personnaliste » qu’on peut vraiment parler de droit et donc de justice. Comment, en effet, envisager une justice sociale dans la mouvance capitaliste ou dans la mouvance marxiste puisqu’elles excluent l’éthique. Ni le matérialisme historique que nous définirons dans le chapitre suivant, ni la « destruction créatrice »[2] qui est le moteur du capitalisme (même si on ne le confond pas nécessairement avec le libéralisme) ne peuvent fonder une éthique et donc une justice sociale, ni même s’y associer.

Il y a certes, dans l’activité économique, une force voire une violence à l’œuvre mais l’objectif de la justice sociale est précisément de les mettre au service du droit, de la personne. Attachée à la promotion de la personne, la pensée sociale chrétienne rompt avec le modèle « holistique » du socialisme et avec toute tentation chrétienne semblable et rompt avec le modèle « atomistique » du libéralisme bâti sur la promotion de l’individu autonome.⁠[3]

L’expression « justice sociale » apparaît, semble-t-il, pour la première fois, sous la plume de Taparelli d’Azeglio, en 1840: « L’idée de la justice sociale découle naturellement de l’idée du droit : une âme bien faite admire l’ordre et l’aime (…) en soi-même comme dans les autres ; elle est naturellement portée à faire en sorte que l’accomplissement du devoir corresponde exactement au droit. Or, cette inclination habituelle à poser cette sorte d’équation, c’est la justice. Mais pour établir cette égalité, pour poser cette équation, il faut que nous ayons un fondement ; quelles sont donc ces raisons ?

La justice sociale est une justice d’homme à homme (…) ; quels rapports y a-t-il d’homme à homme ? Quand nous considérons l’homme d’une manière abstraite, c’est-à-dire, avec les propriétés essentielles de l’humanité, comme animal raisonnable, il est évident que d’homme à homme il ne peut exister que des rapports parfaitement égaux, une égalité parfaite, homme à homme, c’est l’humanité répétée deux fois, ce sont deux idées identiques ; il ne peut donc y avoir un rapport d’égalité plus parfait. d’où je conclus que, de fait, la justice sociale doit rendre tous les hommes parfaitement égaux dans les droits de l’humanité, comme le Créateur les a rendus parfaitement égaux dans leur nature humaine, et que l’homme en observant cette justice, ne peut manquer d’accomplir la volonté de celui qui l’a mise en nous. » Cette « égalité spécifique » est la base des « inégalités individuelles ». De ces deux perspectives non contradictoires, découle « l’immense différence que met la justice entre les biens individuels et les biens communs ou sociaux ». Dans le premier cas, la justice « établit l’égalité de quantité entre les individus », c’est la justice commutative. Dans le second, la justice « procure l’égalité de proportion pour le bien commun », c’est la justice distributive.⁠[4]

Visiblement, Taparelli reprend le schéma mis au point par Aristote et confirmé par saint Thomas mais la justice légale ou générale a été ici remplacée par « sociale ». Il est difficile de dire ce qui a poussé l’auteur à choisir cet adjectif mais, comme nous le verrons, c’est une très heureuse initiative. Retenons, en tout cas, cette présentation très moderne de la justice sociale dont la mission est de « rendre tous les hommes parfaitement égaux dans les droits de l’humanité »[5]. On se souvient, à ce propos, de la suggestion de Jean-Paul II de considérer, en définitive, le bien commun comme l’ensemble des droits objectifs de la personne.

Ceci dit, même si l’expression « justice sociale » ne se trouve pas dans l’enseignement de Léon XIII, on ne peut nier que le père de la doctrine sociale chrétienne, n’en ait le souci.

Non seulement, c’est bien la personne et ses droits que Léon XIII veut défendre en se penchant sur la « question sociale » : droit du travailleur face au marché aveugle ou à l’étatisation, droit de la famille, droit d’accéder à la propriété privée, droit à un juste salaire, droit de s’associer dans divers corps intermédiaires, etc.. Léon XIII dira clairement qu’au-dessus de ce que nous appellerions la « justice commutative », il y a un principe plus élevé : « Que le patron et l’ouvrier fassent tant et de telles conventions qu’il leur plaira, qu’ils tombent d’accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir, que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures que d’ailleurs il ne peut refuser, parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste. »[6]

Qui plus est, après avoir fait remarquer qu’une société doit être « une et commune à tous ses membres grands et petits » et que les pauvres sont le plus grand nombre, Léon XIII déclare : « Comme il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l’autre, il est donc évident que l’autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu’on rende à chacun son dû. A ce sujet saint Thomas dit fort sagement : « De même que la partie et le tout sont en quelque manière une même chose, ainsi ce qui appartient au tout est en quelque sorte à chaque partie » (IIa IIae, qu 61 art 1).

C’est pourquoi parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernants qui veulent pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive

Tous les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse des biens communs, qui du reste, par un retour naturel, se répartissent de nouveau entre les individus. »[7]

Léon XIII, inspiré par saint Thomas, décrit bien un mouvement de va-et-vient, des particuliers au bien commun et du bien commun au particulier. Le mouvement de retour est bien la justice distributive. Le simple mot de « justice » souvent employé par Léon XIII⁠[8] pour parler des rapports économiques et sociaux couvre les distinctions opérées par saint Thomas, « choses bien connues », dira-t-il.⁠[9]

Pie X fera comme son prédécesseur, réclamant la justice pour les ouvriers et les prolétaires, rappelant leurs devoirs de justice aux patrons et aux capitalistes, reprochant au Sillon une conception erroné&e de la justice⁠[10]. Il emploiera l’expression « justice sociale » une seule fois dans l’enseignement de ce pontife qui écrit, à propos de Grégoire le Grand⁠[11] qu’il fut « le champion public de la justice sociale »[12] parce qu’il « résista courageusement aux injustes prétentions des empereurs de Byzance ». « Justice sociale » prend donc ici un sens très particulier puisqu’il s’agit de la défense de l’autonomie de l’Église et de la résistance aux empiètements du pouvoir temporel dans le domaine spirituel. Ceci pourrait paraître curieux si l’on oubliait que « la confusion des pouvoirs conduit à l’injustice des structures sociales. »[13]

C’est en 1923, que Pie XI introduit l’expression « justice sociale » dans son sens réel. Et il l’associe à la justice légale de saint Thomas: « Dans tous les domaines, Thomas réfute péremptoirement les théories imaginées par les modernistes (…), en morale, en sociologie et en droit, en formulant avec exactitude les principes de la justice légale ou sociale, de la justice commutative ou distributive et en expliquant les rapports de la justice avec la charité. »[14] Cette justice sociale, il la décrira dans Quadragesimo anno (1931) et y reviendra encore dans Divini Redemptoris (1937) et Firmissimam constantiam (1937).


1. Plusieurs auteurs protestants se sont penchés aussi sur le problème de la justice sociale. Nous avons médité les réflexions de P. Ricoeur. Nous pourrions aussi évoquer les recherches de Charles Gide (1847-1932) ou de W. Rauschenbush (1861-1918) aux USA (Social Gospel). Mais beaucoup de protestants veulent, en fait, mettre l’enseignement moral de Jésus à la base d’un ordre social caractérisé par l’égalité sociale et économique ou, plus modestement, comme Reinhold Niebuhr (1892-1971), ils diront que les chrétiens sont moralement obligés de coopérer avec les autres pour créer le meilleur ordre social possible tout en reconnaissant qu’aucune société ne peut pleinement réaliser l’idéal de l’amour chrétien. Signalons aussi le célèbre débat entre Karl Barth et Emil Brunner (1889-1966) sur la possibilité d’une justice naturelle (Lacoste).
2. L’expression est de J. Schumpeter qui explique bien que « le capitalisme (…) constitue de par sa nature un type ou une méthode de transformation économique, et non seulement il n’est jamais stationnaire, mais il ne pourrait jamais le devenir (…). En fait, l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle - tous éléments créés par l’initiative capitaliste (…). » Il s’agit d’ »un processus de mutation industrielle - si l’on me passe cette expression biologique - qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Le processus de destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme (…) En d’autres termes, le problème généralement pris en considération est celui d’établir comment le capitalisme gère les structures existantes, alors que le problème qui importe est celui de découvrir comment il crée, puis détruit les structures » (Capitalisme, socialisme et démocratie, Payothèque, 1979, pp. 115- 118). Dans ce processus, les personnes sont sacrifiées aux choses.
3. J’emprunte ces expressions à E. Herr (op. cit., p. 306).
4. Essai théorique de droit naturel, Casterman, Deuxième édition, 1875, n° 353-358, pp. 145-146 (la première édition française date de 1857). Luigi Taparelli d’Azeglio s.j. (1793-1862), fut attaché à la rédaction de la célèbre revue Civilta Cattolica qui exerça une grande influence sur les débuts du catholicisme social et sur Léon XIII.
5. Tout le chapitre IV du Livre II (pp. 151-169) traite « Des droits et devoirs sociaux en général ». Il est intéressant de noter que Taparelli fait découler les droits des devoirs.
6. RN, in Marmy 479. Paul VI reprendra cet enseignement pour l’appliquer aux relations entre pays riches et pays en voie de développement : « L’enseignement de Léon XIII dans Rerum novarum est toujours valable : le consentement des parties, si elles sont en situation trop inégale, ne suffit pas à garantir la justice du contrat, et la règle du libre consentement demeure subordonnée aux exigences du droit naturel. Ce qui était vrai du juste salaire individuel l’est aussi des contrats internationaux : une économie d’échange ne peut plus reposer sur la seule loi de la libre concurrence, qui engendre trop souvent elle aussi une dictature économique. La liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale » (PP, 59).
7. RN, 465-466 in Marmy.
8. Rerum novarum présente la solution socialiste en « opposition flagrante avec la justice » ; c’est la « justice » qui exige que « le fruit du travail soit au travailleur » ; « on viole la justice qui exige qu’à chacun soit attribué ce qui lui revient » ; « que la justice soit religieusement gardée, que jamais les uns n’oppriment les autres » ; « il est permis de tendre vers un avenir meilleur conformément à la justice » ; « avant tous les autres devoirs il faut placer ceux qui dérivent de al justice » ; etc..
9. Sapientiae Christianae, 10-1-1890.
10. Cf. Motu proprio sur l’Action populaire chrétienne, 18-12-1903 et Lettre sur le Sillon, 25-8-1910.
11. 540-604 ; élu pape en 590.
12. Encyclique Jucunda sane, 12-3-1904.
13. HERR E., op. cit., pp. 286-287. Le message évangélique, explique l’auteur, induit la désacralisation du pouvoir politique et la dépolitisation du pouvoir spirituel (que de nombreux papes ont oubliée). En effet, « la divinité du Christ ne peut absorber son humanité » et « l’humanité ne pouvait accaparer pour elle la divinité ». d’une part, « selon la conception chrétienne, le pouvoir politique ne peut se donner comme projet et mission le salut intégral de l’homme ; ceci revient au Christ et d’une certaine manière, à son corps, l’Église. Un pouvoir politique qui se croirait en mesure d’accomplir toute la justice devrait s’arroger un pouvoir absolu ou sacré. Il faut donc opérer une différenciation dans le concept de justice. Le pouvoir politique a la responsabilité de la justice politique (garantir effectivement les droits), mais il n’est pas directement compétent pour établir la justice dans ses dimensions éthiques et spirituelles. d’autre part, « On ne peut poursuivre le salut ni imposer les convictions ultimes avec des moyens politiques. Le risque, symétrique au précédent, c’est que l’instance religieuse recoure à des moyens de force pour réaliser le Royaume. »
14. Lettre Studiorum ducem, 29-6-1923.

⁢a. Un changement de vocabulaire

Il est un peu hasardeux d’essayer d’expliquer le changement de vocabulaire opéré. On comprend que l’on ait abandonné l’expression de « justice légale » qui était, chez saint Thomas, synonyme de justice générale. Pour saint Thomas, la justice légale était la vertu non seulement des législateurs qu’elle incite à établir des lois propices à la réalisation du bien commun mais aussi des citoyens qui doivent obéir à ces lois. La justice générale pouvait s’appeler justice légale parce que le rôle de la loi était de nous orienter vers le bien commun⁠[1]. Mais, à l’époque contemporaine, l’adjectif « légale » pouvait induire en erreur en donnant à penser que cette justice se contentait d’être conforme aux lois positives en vigueur, de plus en plus détachées du droit naturel à notre époque.⁠[2]

L’adjectif « sociale », quant à lui, était souvent employé, à la suite de Taparelli et d’autres catholiques sociaux⁠[3]. Il est certainement plus concret que « générale », renvoie, bien sûr, à la question sociale⁠[4] qui était au centre des préoccupations de Léon XIII, et donne à la justice un aspect plus dynamique (il s’agit d’une vertu, ne l’oublions pas), suggérant que les sociétés sont diverses et changeantes, que la justice « sociale » ne sera jamais réalisée et qu’elle doit tenir compte des évolutions et des particularités politiques, économiques et culturelles des peuples.⁠[5]

L’enseignement de Paul VI tend à confirmer cette hypothèse : « L’Église a fait sien, non seulement dans la doctrine spéculative (comme ce fut toujours le cas depuis qu’a résonné le message évangélique qui proclame bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice), mais encore dans l’enseignement pratique, le principe du progrès de la justice sociale (cf. Summa theol., Iiae, q. 58 a. 5), c’est-à-dire la nécessité de promouvoir le bien commun en réformant les dispositions légales en vigueur lorsque celles-ci ne tiennent pas suffisamment compte de l’égale répartition des avantages et des charges de la vie sociale (…). En plus du concept d’une justice statique, sanctionnée par le droit positif et protectrice d’un ordre légal donné, un autre concept de justice dynamique, découlant des exigences du droit naturel, le concept de justice sociale, est intervenu dans le développement de la société humaine ».⁠[6]

Il y reviendra encore en évoquant, à l’instar du concile Vatican II, la croissance du sens de la justice à travers le monde:

« Mais la Justice n’est-elle pas elle-même comme une déesse immobile ? Si, elle l’est dans ses expressions que nous appelons droits et devoirs, et que nous codifions dans nos fameux codes, c’est-à-dire dans les lois et dans les pactes, qui produisent cette stabilité de rapports sociaux, culturels, économiques, qu’il n’est pas permis d’enfreindre : c’est l’ordre, c’est la Paix. Mais si la Justice, autrement dit ce qui est et ce qui doit être, suscitait d’autres expressions meilleures que celles que nous avons présentement, qu’arriverait-il ?

Avant de répondre, demandons-nous si cette hypothèse, c’est-à-dire celle d’un développement de la conscience de la Justice, s’avère admissible, ou probable, ou souhaitable.

Oui. C’est là le fait qui caractérise le monde moderne et le distingue du monde antique. Aujourd’hui la conscience de la Justice progresse. Personne, croyons-nous, ne conteste ce phénomène. Nous ne nous arrêtons pas présentement à en faire l’analyse. Mais nous savons tous qu’aujourd’hui, grâce à la diffusion de la culture, l’homme, tout homme, a de lui-même une conscience nouvelle. Tout homme aujourd’hui sait être une Personne, et il s’éprouve comme Personne, autrement dit un être inviolable, égal aux autres, libre et responsable, disons-le : sacré. Il s’ensuit qu’une attention nouvelle et meilleure, c’est-à-dire plus complète et plus exigeante, pour ce qu’on pourrait appeler la « diastole » et la « systole » de sa personnalité. Nous voulons dire son double mouvement moral au rythme du droit et du devoir, pénètre la conscience de l’homme : une Justice, non plus statique mais dynamique, surgit de son cœur. Ce n’est pas un phénomène simplement individuel, ni réservé à des groupes choisis et restreints. C’est un phénomène désormais collectif, universel. Les pays en cours de développement le proclament à haute voix ; c’est la voix des Peuples, la voix de l’humanité ; elle réclame une nouvelle expression de la Justice, une nouvelle base pour la Paix. »[7]


1. Cf. BIGO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 220. Rappelons, avec cet auteur, quel est ce bien « dont les personnes jouissent ensemble et qui les font croître ensemble » : « En premier lieu, l’ensemble des ressources matérielles dont elles disposent, pas seulement les ressources publiques, mais même les ressources privées, car il y a une destination commune de l’ensemble des ressources existant dans un pays : la totalité du sol sur lequel la société est implantée, le revenu global, la fortune globale de la société, s’ils sont harmonieusement distribués, sont un élément important du bien commun. Le bien commun comporte aussi un patrimoine immatériel : la langue, la culture, le prestige, le développement des intercommunications, le savoir-vivre qui sont à la base de l’éducation à tous les plans, social, moral, religieux, une législation juste, une sage organisation du pouvoir et de la justice, ce sont là des éléments du bien commun. Il faut encore y ajouter le bien propre des personnes: c’est un élément essentiel du bien commun que l’épanouissement de chacun dans la société, le respect de la dignité de chacun, une heureuse distribution des parts et des rôles ; une société jouit en commun du bien-être matériel et moral de chacun » (id., p. 221). Comme on le constate, le bien commun mérite bien d’être l’objet de la justice appelée « générale », d’autant plus que, par sa nature, ce bien commun est en constante évolution et que sa description ne peut jamais être exhaustive.
2. X. Dijon conteste l’idée d’une justice sociale qui remplacerait le droit naturel. Il critique, à ce point de vue, la thèse de François Ewald (L’État-providence, Grasset, 1986). L’expression justice sociale a évidemment un sens différent de celui que nous tentons de dégager dans la mesure où, pour Ewald, les rapports sociaux « se présentent plutôt, selon la perspective sociologiste, comme la source de la loi morale elle-même » (Droit naturel, Tome 1, Les questions du droit, Puf, 1998, p. 376).
3. Cf. CALVEZ J.-Y. et PERRIN J., Église et société économique, Aubier, 1959, pp. 192-194.
4. « La question sociale est indubitablement aussi une question économique ; mais c’est bien plus une question concernant l’ordonnance de la société humaine et, dans son sens plus profond, une question morale et par conséquent religieuse. Comme telle, elle se résume ainsi : les hommes possèdent-ils - depuis le simple particulier constituant le peuple jusqu’à la communauté des peuples - la force morale de créer des conditions publiques telles que dans la vie sociale aucun individu et aucun peuple ne soient un objet privé de tout droit et exposé à l’exploitation d’autrui, mais plutôt que tous soient aussi des sujets, participant légitimement à la formation de l’ordre social, et que tous suivant leur art et leur profession puissent vivre tranquilles et heureux, avec des moyens d’existence suffisants, efficacement protégés contre les violences d’une économie égoïste, dans une liberté circonscrite par le bien général et dans une dignité humaine que chaque homme respecte dans les autres comme en lui-même ? » (Pie XII, Discours à la jeunesse catholique, 12-9-1948).
5. Des petites différences apparaissent dans l’utilisation du vocabulaire, selon les auteurs. Ainsi, A. Piettre (op. cit., p. 32) estime que l’expression « justice sociale », dans les documents catholiques, « se distingue de la classification traditionnelle établie par les scolastiques spécialement par st Thomas d’Aquin entre : 1. justice légale, les décisions du Prince ; 2. justice commutative ou justice dans les échanges (mutare) selon la valeur des choses et indépendamment des situations personnelles ; 3. justice distributive, qui concerne la répartition des biens et des charges entre les membres de la société.
   Il s’agit là, écrit-il, de catégories (comme celle de justice politique, justice pénale…​). mais il est évident que le fait pour un acte de relever de l’une ou l’autre catégorie, n’implique nullement qu’il soit juste (il y a des lois injustes, des contrats injustes, etc.). Pour être juste, un acte doit être conforme à la dignité de l’homme et à ses mérites : tel est du moins l’idéal de la justice…​
   C’est dans ce sens non plus d’une catégorie, mais d’un optatif, voire d’un impératif à réaliser au sein de la justice commutative comme de la justice distributive, que se comprend la justice sociale ».
6. PAUL VI, Discours pour le 75e anniversaire de l’encyclique Rerum novarum, 22-5-1966, n° 3.
7. PAUL VI, Message pour la Journée mondiale de la Paix, 1972 : « Si tu veux la paix, agis pour la justice », 8-12-1971.

⁢b. La justice sociale selon Pie XI

La première fois que Pie XI évoque la justice sociale c’est très précisément pour souligner la spécificité de son enseignement face au socialisme et au libéralisme:

« De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l’ont surabondamment prouvé depuis qu’on a mis en pratique les postulats d’un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d’autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin pour se rendre utile aux hommes d’un frein énergique et d’une sage direction qu’elle ne trouve pas en elle-même. C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s’acquitteront plus facilement s’ils veulent bien se libérer des attributions qui, Nous l’avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre. »[1]

Ce texte nous donne, malgré son caractère un peu sommaire, quelques indications importantes : la justice sociale doit gouverner l’économie « grâce à un ordre juridique et social » ; elle doit imprégner toutes les institutions et activités ; elle est l’œuvre prioritaire des pouvoirs publics ; enfin, elle est animée par la « charité sociale ». Il est clair que Pie XI prend ses distances par rapports à l’étatisme économique (la « dictature économique », les pouvoirs publics qui s’attribuent des fonctions qui ne leur reviennent pas) et du « laisser-faire » libéral puisqu’il veut soumettre les puissances économiques à un principe supérieur. Un principe supérieur qui n’est pas l’État mais qui est servi par l’État. Pie XI, on le sait et on le verra plus loin, s’attache, s’attache, dans cette encyclique, à la description de cet « ordre » qui met en œuvre la justice sociale sans la définir exactement comme il le fera dans Divini Redemptoris où il dira:

  1. outre la justice commutative, il y a aussi la justice sociale, qui impose des devoirs auxquels patrons et ouvriers n’ont pas le droit de se soustraire. C’est précisément la fonction de la justice sociale d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun. Mais de même que, dans l’organisme vivant, on pourvoit aux besoins du corps entier en donnant à chacune des parties et à chacun des membres ce qu’il leur faut pour remplir leurs fonctions, ainsi dans l’organisme social, pour assurer le bien commun de toute la collectivité, il faut accorder à chacune des parties et à chacun des membres, c’est-à-dire à des hommes qui ont la dignité de personnes, ce qui leur est nécessaire pour l’accomplissement de leurs fonctions sociales. La réalisation de la justice sociale produira une activité intense de toute la vie économique, dans la paix et dans l’ordre, manifestant ainsi la santé du corps social, tout comme la santé du corps humain se reconnaît à l’harmonieuse et bienfaisante synergie des activités organiques. »[2]

Ce texte capital a été parfois mal compris suite à une lecture trop rapide. Certains ont compris que la justice sociale n’était autre que la justice distributive puisque Pie XI écrivait : « outre la justice commutative, il y a aussi la justice sociale »[3]. C’était faire fi de la suite et donner raison aux socialistes et libéraux pour qui la justice sociale était bien la justice distributive, les uns pour l’appliquer, les autres, comme Hayek, pour la dénoncer.⁠[4] A ce point de vue, il est très important de prendre en considération l’ensemble des textes magistériels concernant la justice sociale car certains raccourcis pourraient faire croire que, dans l’optique sociale chrétienne, la justice sociale se limiterait à la justice distributive.

Or Pie XI dit bien que la justice sociale a d’abord comme fonction « d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun » mais aussi d’accorder à ces membres « ce qui leur est nécessaire…​ ». Ainsi, la justice sociale doit tout ordonner au bien commun, des citoyens à la communauté, mais elle est entraîne avec elle la justice distributive, de la communauté aux citoyens. Saint Thomas disait avec son vocabulaire : « Tout mouvement est spécifié par son but. C’est pourquoi il appartient à la justice légale de subordonner au bien commun les biens particuliers ; mais subordonner, au contraire, le bien commun au bien des particuliers en le leur distribuant, concerne la justice particulière ».⁠[5] Mais le célèbre théologien n’avait pas souligné le lien qui unit justice sociale et justice distributive, le bien commun n’étant pas assuré, dit Pie XI, sans le concours de la justice distributive : « L’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice. »[6]

Notons que les biens matériels évoqués ne sont pas recherchés simplement pour eux-mêmes, indéfiniment mais dans la mesure où ils sont les supports nécessaires à l’exercice de fonctions plus élevées.

La justice sociale est donc un concept « englobant » pourrait-on dire puisqu’elle « veille, chez les gouvernants mais aussi en tous les lieux de décision de l’organisme social et jusque chez les membres particuliers, au développement des ressources sociales, à leur harmonieuse répartition entre les catégories sociales par leurs lois, institutions et initiatives convenables, ainsi qu’à la distribution des rôles, empruntant tour à tour ses normes à la justice générale, à la justice distributive et à la justice commutative, selon les situations diverses qu’elle régit.

Ainsi la justice sociale nous semble avoir deux objets qui ne peuvent se ramener à l’unité : d’une part, l’abolition des disparités entre classes, secteurs et peuples ; d’autre part, la croissance des ressources globales de la société : en bref, la répartition sociale et la croissance économique. »[7]

Le double mouvement des citoyens vers le bien commun et du bien commun vers les citoyens peut s’exprimer aussi en termes de droits et de devoirs⁠[8]. Pour que la personne puisse accomplir ses devoirs envers le bien commun dont elle naît débitrice, la justice sociale exige la reconnaissance de ses droits⁠[9]. Pour Jean XXIII, toute société « doit reposer sur la justice, c’est-à-dire sur le respect effectif de ces droits et sur l’accomplissement loyal de ces devoirs. »[10] Plus précisément encore, Jean-Paul II dira que « le principe des droits de l’homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques. »[11] Comme l’écrit J.-Y. Calvez, même si « les droits de l’homme sont, en un sens, une réalité dernière (…) il faut pourtant, d’autre part, les considérer comme la traduction d’exigences de la justice. »[12]

Si l’on a encore en mémoire l’analyse de Gaston Fessard⁠[13], on se souviendra que le bien commun est non seulement le bien de la communauté mais aussi, inséparablement, la « communauté du bien qui tend à faire participer chacun des membres de la communauté à tout le bien possible »[14].

Le bien commun n’est donc pas le bien de l’État car « l’homme, expliquera Pie XII, dans son être personnel n’est pas ordonné en fin de compte à l’utilité de la société, mais, au contraire, la communauté est là pour l’homme. La communauté est le grand moyen voulu par la nature et par Dieu pour régler les échanges où se complètent les besoins réciproques, pour aider chacun à développer complètement sa personnalité selon ses aptitudes individuelles et sociales. La communauté considérée comme un tout n’est pas une unité physique qui subsiste en soi, et ses membres individuels n’en sont pas des parties intégrantes. L’organisme physique des êtres vivants, des plantes, des animaux ou de l’homme possède en tant que tout une unité qui subsiste en soi ; chacun des membres, par exemple la main, le pied, le cœur, l’œil, est une partie intégrante, destinée par tout son être à s’insérer dans l’ensemble de l’organisme. Hors de l’organisme, il n’a, par sa nature propre, aucun sens, aucune finalité ; il est entièrement absorbé par la totalité de l’organisme auquel il se relie.

Il en va tout autrement dans la communauté morale et dans chaque organisme de caractère purement moral. Le tout n’a pas ici d’unité qui subsiste en soi, mais une simple unité de finalité et d’action. Dans la communauté, les individus ne sont que collaborateurs et instruments de la réalisation du but communautaire. »[15]

Le bien commun n’est pas non plus le bien des particuliers. La justice sociale ne s’identifie pas à la justice distributive , avons-nous dit. Le bien commun est le bien commun des personnes mais non un bien attribué singulièrement : « ce serait par exemple distribuer les pierres d’un pont à chacun des usagers. »[16]

Il ne faut pas oublier que la justice sociale comme le bien commun sont fondés sur la sociabilité naturelle de l’homme qui ne peut s’épanouir, en tant qu’homme, que dans et par la société⁠[17]. Ils se fondent aussi sur le fait que la société n’est pas une juxtaposition d’individus mais un corps vivant où tous sont appelés à la solidarité⁠[18] et enfin sur le fait que les biens de la terre sont destinés à tous et que l’égale dignité des hommes demande que la justice sociale s’applique en priorité à ceux qui sont dans le besoin, à qui manque telle ou telle possibilité de s’épanouir intégralement.

Le refus de l’étatisme et de l’individualisme nous rappelle que la solidarité et la subsidiarité sont deux principes « intimement liés »: « En vertu du premier, l’homme doit contribuer avec ses semblables au bien commun de la société, à tous ses niveaux. Par là, la doctrine sociale de l’Église est opposée à toutes les formes d’individualisme social ou politique. En vertu du second, ni l’État ni aucune société ne doivent jamais se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des communautés intermédiaires au niveau où elles peuvent agir, ni détruire l’espace nécessaire à leur liberté. Par là, la doctrine sociale de l’Église s’oppose à toutes les formes de collectivisme. Ces principes fondent des critères pour porter un jugement sur les situations, les structures et les systèmes sociaux ». ⁠[19]


1. QA, n° 88, in Marmy 577.
2. DR, n° 51, in Marmy 173.
3. On se rappelle que l’idéologie libérale privilégie « jusqu’à l’exclusive la face commutative de la justice (…) » ( DIJON X., op. cit., p. 373).
4. VALADIER P., op. cit., p. 73.
5. IIa IIae, qu. 61, art. 1, sol. 4.
6. QA, in Marmy 571.
7. BIGO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 230.
8. « En un sens, la justice représente un résumé de tous nos devoirs » (Bruguès).
9. Cf. GUERRY Mgr, La doctrine sociale de l’Église, Bonne Presse, 1959, p. 143.
10. PT, 35.
11. RH, 17.
12. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme, la société, Desclée de Brouwer, 1989, p. 59.
13. Autorité et bien commun, Aubier, 1944, pp. 54-88.
14. BERNAERT Louis s.j., in Etudes, mars 1959, p. 306 (cf. MADIRAN J., op. cit., p. 25).
15. Discours aux médecins neurologues, 14-9-1952. Pie XII reprend dans ce discours ce qu’il avait déjà écrit dans l’encyclique Mystici corporis (26-6-1943) : « (…) tandis que dans un corps naturel le principe d’unité unit les parties de telle sorte que chacune manque entièrement de ce qu’on appelle subsistance propre, dans le Corps mystique, au contraire, la force de leur conjonction mutuelle, bien qu’intime, relie les membres entre eux de manière à laisser chacun jouir absolument de sa propre personnalité. En outre, si nous regardons le rapport mutuel entre le tout et chacun des membres, dans n’importe quel corps physique vivant, chacun des membres, en définitive, est uniquement destiné au bien de tout l’organisme ; toute société humaine, au contraire, pour peu qu’on fasse attention à la fin dernière de son utilité, est ordonnée, en définitive, au profit de tous et de chacun des membres, car ils sont des personnes. »
16. MADIRAN J., op. cit., p. 29.
17. « la justice générale est l’ouverture volontaire à, et l’instauration d’un espace sociétaire respectueux de l’homme » (HERR E., op. cit., p. 297).
18. « Ce qui rentre en ligne de compte, c’est la dignité de la personne humaine dont la défense et la promotion nous ont été confiées par le Créateur et dont sont rigoureusement responsables et débiteurs les hommes et les femmes dans toutes les circonstances de l’histoire » (SRS, 47).
19. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 73.

⁢c. Un bien vraiment commun

La justice sociale, avons-nous dit, doit ordonner toute l’activité humaine et donc la vie économique au bien commun dans tous ses aspects, en n’oubliant pas qu’il doit être commun précisément. Il s’agit donc bien prioritairement de combattre toutes les formes de pauvreté⁠[1] et pas seulement la pauvreté matérielle.

En effet, « le bien commun temporel consiste dans la paix et la sécurité dont les familles et les citoyens jouissent dans l’exercice de leurs droits et en même temps dans le plus grand bien-être spirituel et matériel possible en cette vie, grâce à l’union et à la coordination des efforts de tous. »[2] Pie XII confirmera cet enseignement de son prédécesseur: « Le bien commun ne peut être déterminé par des conceptions arbitraires, ni trouver sa loi primordiale dans la prospérité matérielle de la société, mais bien plutôt dans le développement harmonieux et dans la perfection naturelle de l’homme, à quoi le Créateur a destiné la société en tant que moyen.«⁠[3] Et plus précisément, il écrira que « toute l’activité politique et économique de l’État est ordonnée à la réalisation durable du bien commun, c’est-à-dire de ces conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, individuelle et religieuse. »[4]

Le Catéchisme résumera avec beaucoup de netteté tout cet enseignement en stipulant que « le développement des activités économiques et la croissance de la production sont destinés à subvenir aux besoins des êtres humains. La vie économique ne vise pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ou la puissance ; elle est d’abord ordonnée au service des personnes, de l’homme tout entier et de toute la communauté humaine. Conduite selon ses méthodes propres, l’activité économique doit s’exercer dans les limites de l’ordre moral, suivant la justice sociale, afin de répondre au dessein de Dieu sur l’homme (cf. GS, n° 64). »[5]

Et pour Jean-Paul II, « C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien commun de l’humanité »[6].

Quant à la pauvreté matérielle, elle n’est pas une fatalité et les pays développés pourraient mieux travailler à son éradication.

Un chercheur canadien a calculé, pour son pays, le « coût de la pauvreté zéro » c’est-à-dire le coût du revenu minimum garanti qui assurerait cette « pauvreté zéro » alors que ce revenu, en 1998, était en-dessous du seuil de pauvreté. Ce coût serait nettement inférieur aux réductions d’impôts promises et aux bénéfices annuels des banques…​⁠[7]

De son côté, réfléchissant sur les dépenses militaires consenties par les Américains et leurs alliés dans la guerre contre l’Irak en 2003, R. Petrella⁠[8] fait remarquer que les sommes dépensées « pour la guerre « punitive » et « préventive » contre l’Irak seraient suffisantes pour permettre l’accès à l’eau potable saine et aux services sanitaires de base à toute la population mondiale, ce qui signifierait garantir le droit à la vie pour tous ». Mais, accuse-t-il, les dirigeants des pays riches « ont graduellement abandonné « la culture des droits » pour affirmer « la culture de la performance et des mérites ». » C’est pourquoi il propose de déclarer illégale la pauvreté : « La pauvreté des plus faibles, des moins performants sur le plan commercial et financier, et des moins compétitifs sur le plan industriel, tertiaire et technologique, est vue désormais comme « naturelle », insurmontable. Une armée d’économistes s’affaire de par le monde pour expliquer que le fossé entre les pays riches et les pays pauvres est destiné à s’élargir et qu’il ne pourra plus être comblé quoi qu’on fasse[9]. Les inégalités dans le droit à la vie seraient devenues un fait « naturel » et non pas le résultat de l’évolution actuelle du monde contemporain.

Il est temps d’opposer à la folie de la guerre la primauté de la vie par la déclaration de l’illégalité de la pauvreté. Comme au XIXe siècle, nos sociétés furent capables de déclarer illégal l’esclavage (lui aussi considéré auparavant et pendant des siècles comme un fait « naturel ») accomplissant ainsi un saut qualitatif fondamental de civilisation, nos sociétés doivent au XXIe siècle sortir du retour à la barbarie actuelle en déclarant illégale la pauvreté. Personne n’a droit d’être pauvre. La pauvreté est la négation du droit à la vie des humains ».

C’est la même sensibilité qui pousse ce responsable d’ATD Quart-Monde à déclarer qu’‘ »aujourd’hui, une partie importante de l’humanité est toujours maintenue dans une véritable servitude alors que nous disposons des moyens pour libérer tous les hommes de la misère. Si les richesses, les connaissances et le travail étaient mieux partagés, toute personne pourrait être nourrie, logée décemment, bénéficier d’un enseignement de base et contribuer utilement au bien-être de chacun. Oui, plus que jamais, le monde d’aujourd’hui a les moyens d’éradiquer la misère. »[10]

Ce témoignage est intéressant parce qu’il décrit très concrètement les deux aspects de la justice sociale : la distribution à travers le souhait d’une meilleure répartition des biens essentiels et la participation au bien commun.

La justice sociale qui implique la lutte contre toutes les pauvretés, y compris la pauvreté matérielle, bien sûr, nous rappelle, une fois encore, l’option préférentielle pour les pauvres qui en agace plus d’un, qui est parfois réduite à un amour théorique ou suspectée de marxisme larvé. Or, cette option préférentielle pour les pauvres a toujours, malgré de tristes contre-témoignages, été le fait de l’Église dans son action à travers les siècles. Elle est la direction impérative que doit prendre la doctrine sociale de l’Église dans tous ses aspects:

« Sous ses multiples formes : dénuement matériel, oppression injuste, infirmités physiques et psychiques, et enfin la mort[11], la misère humaine est le signe manifeste de la condition native de faiblesse où l’homme se trouve depuis le premier péché et du besoin de salut. C’est pourquoi elle a attiré la compassion du Christ Sauveur qui a voulu la prendre sur lui (Mt 8, 17) et s’identifier aux « plus petits d’entre ses frères » (Mt 25, 40, 45). C’est pourquoi aussi ceux qu’elle accable sont l’objet d’un amour de préférence de la part de l’Église qui, depuis les origines, en dépit des défaillances de beaucoup de ses membres, n’a cessé de travailler à les soulager, les défendre et les libérer. Elle l’a fait par d’innombrables œuvres de bienfaisance qui restent toujours et partout indispensables (PP, 12 et Puebla 3, n° 476). Puis par sa doctrine sociale qu’elle presse d’appliquer, elle a cherché à promouvoir des changements structurels dans la société afin de procurer des conditions de vie dignes de la personne humaine.

Par le détachement des richesses, qui permet le partage et ouvre le Royaume (Ac 2, 44-45), les disciples de Jésus témoignent dans l’amour des pauvres et des malheureux de l’amour même du Père manifesté dans le Sauveur. Cet amour vient de Dieu et va à Dieu. Les disciples du Christ ont toujours reconnu dans les dons déposés sur l’autel un don offert à Dieu lui-même.

En aimant les pauvres, l’Église témoigne de la dignité de l’homme. Elle affirme clairement que celui-ci vaut plus par ce qu’il est que par ce qu’il possède. Elle témoigne que cette dignité ne peut être détruite, quelle que soit la situation de misère, de mépris, de rejet, d’impuissance, à laquelle un être humain a été réduit. Elle se montre solidaire de ceux qui ne comptent pas pour une société dont ils sont spirituellement et parfois même physiquement rejetés. (…) L’option privilégiée pour les pauvres, loin d’être un signe de particularisme ou de sectarisme, manifeste l’universalité de l’être et de la mission de l’Église. Cette option est sans exclusive.

C’est la raison pour laquelle l’Église ne peut l’exprimer à l’aide de catégories sociologiques et idéologiques réductrices, qui feraient de cette préférence un choix partisan et de nature conflictuelle. »[12]

Dérangeante, cette option préférentielle pour les pauvres, l’est particulièrement dans le domaine socio-économique et pourtant, c’est elle qui nous guidera lorsque nous examinerons les conditions socio-économiques de la justice sociale. Nous ne pouvons en faire fi après tant de rappels et le témoignage personnel du pape Jean-Paul II doit retentir au plus profond de notre conscience humaine et chrétienne:

« Cette « option », affirme-t-il devant les cardinaux, qui est aujourd’hui soulignée avec une force particulière par les épiscopats d’Amérique latine, je l’ai confirmée de manière répétée, à l’exemple, du reste, de mon inoubliable prédécesseur, le pape Paul VI. Je saisis volontiers cette occasion pour redire que l’engagement envers les pauvres constitue une raison dominante de mon action pastorale, la constante sollicitude qui accompagne mon service quotidien du Peuple de Dieu. J’ai fait et je fais mienne cette « option », je m’identifie avec elle. Je sens qu’il ne pourrait en être autrement puisque c’est le message éternel de l’Évangile. C’est ainsi qu’a fait le Christ, c’est ainsi qu’ont fait les apôtres, c’est ainsi qu’a fait l’Église au cours de son histoire deux fois millénaire.

Face aux formes actuelles d’exploitation du pauvre, l’Église ne peut se taire. Elle rappelle aussi aux riches leurs devoirs précis. (…) Oui, l’Église fait sienne l’option pour les pauvres. Une option préférentielle, je le répète. Ce n’est donc pas une option exclusive ou excluante car le message du salut est destiné à tous. » C’est « cependant, une option ferme et irrévocable. »[13]


1. N’oublions pas le distinguo établi entre la pauvreté à vivre et la pauvreté à combattre ou entre la « pauvreté évangélique » et la misère : « La pauvreté évangélique est un bien, elle est amie de la vertu et elle se contente de peu, mais la misère elle-même est un mal, ainsi que les maux qui en découlent : la première doit être aimée, la seconde doit être chassée et abolie. Dieu qui a donné la vie à l’homme, lui fournit par l’aide et l’ordonnance de sa loi secourable le nécessaire pour bien vivre. La justice sociale, qui est le plus beau lien de sagesse, de bienveillance et d’honnêteté, doit veiller attentivement à atteindre ce but, en réglant convenablement la répartition et l’usage des richesses de manière à ce qu’elles ne soient pas ici concentrées d’une manière excessive et ne fassent pas là totalement défaut : les richesses sont en effet le sang de la communauté humaine et doivent donc circuler normalement parmi tous les membres du corps social » (PIE XII, Lettre à l’épiscopat allemand, 18-10-1949).
2. PIE XI, Encyclique Divini illius Magistri, 31-12-1929.
3. PIE XII, Encyclique Summi Pontificatus, 20-10-1939.
4. Message de Noël, 1942.
5. CEC, n° 2426.
6. CA, 34.
7. BERNARD Michel, Justice sociale et revenu minimum garanti, Editions de l’Episode, 2001, disponible sur www.ao.qc.ca/chroniques/michel.
8. PETRELLA R., Déclarons illégale la pauvreté, in L’appel, n° 255, mars 2003.
9. Petrella cite le Sommet du Millénaire à New York en septembre 2000 qui estimait impossible d’éradiquer la pauvreté (2,7 milliards de pauvres en l’an 2000 dont 1,3 milliard d’extrêmement pauvres). Autre version au Sommet sur le financement du développement, en mars 2002, à Monterrey et au Sommet sur le développement soutenable, septembre 2002, Johannesburg) où l’on estimait que : « la lutte contre la pauvreté est de la responsabilité primaire des pays pauvres eux-mêmes et (qu’) elle ne peut passer que par la croissance économique et l’investissement privé dans le cadre d’un commerce mondial libéralisé selon les règles imposées par les pays occidentaux) »
10. KERCHOVE Georges de, Refusons la misère !, in La Libre Belgique, 17-10-2002. G. de Kerchove est président du Mouvement ATD Quart-Monde Bruxelles-Wallonie.
11. H. Declève n’hésite pas à déclarer « injuste une société dont les principes ou l’absence de principes mettent la plupart des membres dans l’impossibilité de chercher un sens nouveau, et tout spécialement de donner un sens à leur mort. » Tant que la mort n’a pas été assumée, « il n’y a simplement pas présence humaine au monde, il n’y a que le fait d’être ici et de figurer dans l’ensemble dénombrable de l’espèce humaine, guère plus qu’une mention sur une liste » (Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 225).
12. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 1986, 68.
13. Discours aux cardinaux et à la Curie, 21-12-1984, in DC, n° 1889, 3-2-1985, p. 170.

⁢d. Pas de justice sans charité

Il ne faudrait pas oublier toutefois que la justice sociale est, à sa source, une vertu et non un système⁠[1], « la plus parfaite des vertus », disait Aristote.⁠[2] C’est pourquoi Pie XI lui associe la « charité sociale » car la charité individuelle ne suffit pas au bien de la société. Après avoir décrit les réformes qu’il envisage pour assurer la justice sociale, Pie XI fait remarquer que « pour assurer pleinement ces réformes, il faut compter avant tout sur la loi de la charité qui est le lien de perfection (Col 3, 14). Combien se trompent les réformateurs imprudents qui, satisfaits de faire observer la justice commutative, repoussent avec hauteur le concours de la charité ! Certes, l’exercice de la charité ne peut être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu’on se refuserait à accomplir. Mais quand bien même chacun ici-bas aurait obtenu tout ce à quoi il a droit, un champ bien large resterait encore ouvert à la charité. La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleurs formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira dons que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, et de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5) , en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (I Co, 12, 26). »[3]

Pour une juste compréhension et application de la justice sociale dans la vie économique, l’évangélisation est donc aussi nécessaire. d’autant plus, comme Pie XI le montre plus haut, que les biens matériels ne seuls pas seuls en cause. Le bien commun temporel reste ordonné au bien éternel.

L’appel à la charité sociale ne doit pas nous surprendre. Nous avons vu qu’Aristote estimait que si l’amitié régnait parmi les hommes, la justice serait inutile. Nous savons aussi que si nous définissons la charité comme « la vertu naturelle et morale de bonté, de bienveillance à l’égard d’autrui : cette vertu ressortit à la justice, au sens large du mot, puisque la justice règle tous les rapports entre les hommes. »[4] Dans une optique chrétienne, la charité donnée par l’Esprit de Dieu nous Le fait aimer ainsi que tous les hommes par amour pour Lui d’autant plus qu’Il s’est identifié aux plus pauvres des hommes. Les prescriptions de la charité ne peuvent certes être imposées comme celles de la justice mais elles sont aussi nécessaires. Sur le plan interpersonnel et sur le plan social : « Un peuple, écrivait saint Augustin, est un ensemble d’hommes unis dans l’amour d’un même bien. »[5] C’est cet amour-là qui inspire dévouement, souci du bien commun, partage, esprit de conciliation, générosité, oubli de soi, sens du service, de la paix et de Dieu.

Comme l’a bien montré G. Van Gestel⁠[6], sans la charité, la justice maintient certes les distances et l’ordre, délimite les droits tandis que la charité unit et vivifie ; la justice, attachée aux obligations extérieures, reste impersonnelle et froide alors que la charité crée des liens intimes ; enfin, la justice donne ce qui est dû mais justice faite, restent, comme nous le verrons, bien des souffrances qui ne peuvent être rencontrées que dans la charité.

Fidèle à l’Évangile et à son insistance sur un « au delà » de la justice, l’Église n’a jamais cessé de répéter que la justice ne suffit pas à la justice.

Jean-Paul II a longuement développé cette idée fort traditionnelle mais que les mouvements socialistes ou revendicatifs ont presque toujours oubliée:

« Il n’est pas difficile de constater que, dans le monde contemporain et sur une vaste échelle, le sens de la justice s’est réveillé ; et sans aucun doute, il met plus en relief ce qui est opposé à la justice dans les rapports entre les hommes, les groupes sociaux ou les « classes », comme entre les peuples et les États, et jusqu’à des systèmes politique entiers et même des mondes entiers. Ce courant profond et multiforme, à la source duquel la conscience humaine contemporaine a placé la justice, atteste le caractère éthique des tensions et des luttes qui envahissent le monde.

L’Église partage avec les hommes de notre temps ce désir ardent et profond d’une vie juste à tous points de vue, et elle n’omet pas non plus de réfléchir aux divers aspects de la justice, telle que l’exige la vie des hommes et des sociétés. Le développement de la doctrine sociale catholique au cours du dernier siècle le confirme bien. Dans le sillage de cet enseignement se situent aussi bien l’éducation et la formation des consciences humaines dans un esprit de justice, que les initiatives particulières qui se développent dans cet esprit, spécialement dans le cadre de l’apostolat des laïcs.

Cependant, il serait difficile de ne pas percevoir que, souvent, les programmes fondés sur l’idée de justice et qui doivent servir à sa réalisation dans la vie sociale des personnes, des groupes et des sociétés humaines, subissent en pratique des déformations. Bien qu’ils continuent toujours à se réclamer de cette même idée de justice, l’expérience démontre que souvent des forces négatives, comme la rancœur, la haine, et jusqu’à la cruauté, ont pris le pas sur elle. Alors, le désir de réduire à rien l’adversaire, de limiter sa liberté, ou même de lui imposer une dépendance totale, devient le motif fondamental de l’action ; et cela s’oppose à l’essence de la justice qui, par nature, tend à établir l’égalité et l’équilibre entre les parties en conflit. Cette espèce d’abus de l’idée de justice et son altération pratique montrent combien l’action humaine peut s’éloigner de le justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom. Ce n’est pas pour rien que le Christ reprochait à ses auditeurs, fidèles à la doctrine de l’Ancien Testament, l’attitude qui se manifeste dans ces paroles : « Œil pour œil, dent pour dent ».[7] Telle était la manière d’altérer la justice à cette époque ; et les formes modernes continuent à se modeler sur elle. Il est évident, en effet, qu’au nom d’une prétendue justice (par exemple historique, ou de classe), on anéantit parfois le prochain, on tue, on prive de liberté, on dépouille des droits humains les plus élémentaires. L’expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu’elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu’est l’amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions. L’expérience de l’histoire a conduit à formuler l’axiome : summum ius, summa iniuria, le summum du droit, summum de l’injustice. Cette affirmation ne dévalue pas la justice, et n’atténue pas la signification de l’ordre qui se fonde sur elle ; mais elle indique seulement, sous un autre aspect, la nécessité de recourir à ces forces encore plus profondes de l’esprit, qui conditionnent l’ordre même de la justice. »[8]

Le Catéchisme dira : « Aucune législation ne saurait par elle-même faire disparaître les craintes, les préjugés, les attitudes d’orgueil et d’égoïsme qui font obstacle à l’établissement de sociétés vraiment fraternelles. Ces comportements ne cessent qu’avec la charité qui trouve en chaque homme un « prochain », un frère. »[9]


1. Parlant de la justice en général, Jean-Paul II rappelle aussi que « la justice est à la fois une vertu morale et un concept juridique ». Et il continue, dans le sens que nous allons développer : « On la représente parfois les yeux bandés ; en réalité, c’est le propre de la justice de veiller attentivement à assurer l’équilibre entre les droits et les devoirs, de même qu’à encourager le partage équitable des coûts et des bénéfices. La justice restaure, elle ne détruit pas, elle réconcilie, elle ne pousse pas à la vengeance. Sa racine la plus profonde, tout bien considéré, se situe dans l’amour, qui trouve son expression la plus significative dans la miséricorde. C’est pourquoi la justice sans l’amour miséricordieux devient froide et cassante » (Message pour la Journée mondiale de la paix, 8-12-1997, in DC, n° 2173, 4-1-1998, n° 1).
2. Et il ajoutait, citant Euripide : « ni l’étoile du soir, ni l’étoile du matin ne sont ainsi admirables » (Ethique à Nicomaque, V, 3).
3. QA, 118, Marmy 608.
4. Van GESTEL G. o.p., La doctrine sociale de l’Église, La pensée catholique, 1956, pp. 142-143.
5. La Cité de Dieu, XII, 24.
6. Op. cit., pp. 145-148.
7. Mt 5, 38.
8. DM, 12.
9. CEC, 1931.

⁢e. Pas de charité sans justice

Mais l’importance de la charité comme âme de la justice sociale ne doit pas nous faire oublier que s’il n’y a pas de justice sans charité, il n’y a pas de charité sans justice et que la célèbre apostrophe de Proudhon : « Nous n’avons pas besoin de votre charité, nous voulons la justice »[1], est un cri de colère qui devrait être sans objet.

Malheureusement, il faut bien avouer que, longtemps, trop longtemps, la pratique chrétienne a fait appel à la seule charité pour compenser les duretés de la réalité économique ou, comme aujourd’hui encore a demandé aux Églises « d’apporter les forces spirituelles et la dimension transcendante au capitalisme démocratique, seul capable de lutter efficacement contre la pauvreté qu’elles dénoncent (…) »⁠[2].

Des Pères de l’Église à Bossuet, nous avons rencontré de très puissantes interpellations ; François-Xavier Cuche a montré combien les pensées de Fleury, La Bruyère et Fénelon, marquées par Bossuet, développent une pensée sociale qui annonce la doctrine sociale chrétienne contemporaine⁠[3] ; mais, il semble, qu’à partir du XVIIe siècle et peut-être même avant, les requêtes de la justice sociale ont été, « jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres »[4]

Bien sûr, la charité dépasse la justice mais elle la suppose. Saint Augustin déjà l’affirmait : « Nous ne devons point souhaiter qu’il y ait des malheureux pour nous permettre d’accomplir des œuvres de miséricorde. Tu donnes du pain à qui a faim ; mais mieux vaudrait que nul n’ait faim et que tu ne donnes à personne. Tu habilles qui est nu ; si seulement tous étaient vêtus et qu’il n’y eût point telle nécessité ! (…) Tous ces services en effet répondent à des nécessités. Supprime les malheureux : c’en sera fait des œuvres de miséricorde. Le feu de l’amour s’éteindra-t-il donc ? Plus authentique est l’amour que tu portes à un heureux que tu ne peux en rien obliger ; plus pur sera cet amour et bien plus franc. Car si tu obliges un malheureux, peut-être désires-tu t’élever en face de lui, et veux-tu qu’il soit au-dessous de toi, lui, qui t’a provoqué à bien faire (…). Souhaite qu’il soit ton égal: ensemble soyez soumis à Celui qui ne peut être l’obligé de personne. »[5]

Pie XI confirmera : « Mais pour être authentiquement vraie, la charité doit toujours tenir compte de la justice (…) Une prétendue charité qui prive l’ouvrier du salaire auquel il a un droit strict, n’a rien de la vraie charité, ce n’est qu’un faux titre, un simulacre de charité. L’ouvrier ne doit pas recevoir à titre d’aumône ce qui lui revient en justice : il n’est pas permis de se dérober aux graves obligations imposées par la justice en accordant quelques dons à titre de miséricorde. La charité et la justice imposent des devoirs, souvent par rapport au même objet, mais sous un aspect différent : lorsqu’il s’agit des obligations d’autrui envers eux, les ouvriers ont le droit de se montrer particulièrement sensibles par conscience de leur propre dignité. »[6]

Cet enseignement s’enracine dans l’essence même de l’Évangile : « Le message chrétien intègre dans l’attitude même de l’homme envers Dieu son attitude envers les autres hommes : sa réponse à l’amour de Dieu qui nous sauve par le Christ, ne devient effective que par l’amour et le service des autres. (…) L’amour du prochain et la justice sont inséparables. L’amour est avant tout une exigence absolue de justice, c’est-à-dire reconnaissance de la dignité et des droits du prochain. Et, pour sa part, la justice n’atteint sa plénitude intérieure que dans l’amour.⁠[7] (…) Parce que tout homme est l’image visible du Dieu invisible et le frère du Christ, le chrétien trouve en chaque homme Dieu lui-même avec son exigence absolue de justice et d’amour. »[8]

On peut donc conclure que « notre conception chrétienne n’admet ni opposition ni l’alternative : l’amour ou le droit, mais la synthèse féconde : l’amour et le droit. Dans l’un et l’autre, double irradiation d’un même esprit de Dieu, résident le programme et le cachet de la dignité de l’esprit humain ; l’un et l’autre s’intègrent mutuellement, coopèrent, s’animent, se soutiennent, se donnent la main dans la voie de la concorde et de la pacification : le droit fraie la route à l’amour, l’amour tempère le droit et le rehausse. Ensemble ils font monter la vie humaine dans cette atmosphère sociale où, nonobstant les déficiences, les embarras, les aspérités de cette terre, une communauté fraternelle devient possible. »[9]

Plus complètement encore, on dira, avec le P. Calvez, que « la justice, incluant les droits de l’homme, et la charité, impliquant l’option préférentielle pour les pauvres, s’appellent (…) l’une l’autre. »[10]


1. In Justice, 1858.
2. PATERNOT Jacques et VERALDI Gabriel, Dieu est-il contre l’économie ?, De Fallois, 1989, p. . Les auteurs regrettent qu’en lieu et place, les Églises « bricolent une doctrine baroque » ! Un autre auteur, plus ancien, RIPERT Georges (La règle morale dans les obligations civiles, LGDJ, 1929) estime que, puisque « le droit naturel se confond, depuis la sécularisation que lui a imposée l’Ecole moderne du droit de la nature et des gens, avec la pure et simple raison législatrice que les humains mettent en œuvre dans la formulation du droit positif qui les régit de façon purement immanente (…). il convient de remettre en valeur, sur les ruines du droit naturel rabattu à sa pure immanence, les préceptes transcendants de la religion révélée afin que le droit des obligations, fatalement clos en sa position juridique, s’humanise davantage sous leur influence dans le sens d’un plus grand amour du prochain (…) » (DIJON X., op. cit., p. 376).
3. Les refus de ce « petit concile » comme il s’appela lui-même par plaisanterie, « ressemblent étonnamment à ceux de la doctrine chrétienne du XXe siècle : méfiance à l’égard de la civilisation urbaine, de l’économie monétaire, de l’évolutionnisme historique, refus du règne de l’argent, des excès d’inégalité, de la confiscation de tout bien et de toute liberté par l’État, refus du communisme intégral et de la société de concurrence, refus du matérialisme, qu’il soit philosophique ou pratique, refus de considérer la production économique comme une fin en soi, refus de la xénophobie, refus, malgré tant d’hésitations, de la violence, dans sa triple forme de guerre civile ou sociale, de guerre commerciale et de guerre internationale. Et surtout, refus fondamental, premier, de la misère. » Mais ce « petit concile », dans ses refus, s’appuie sur une théologie positive qui nous paraît familière. En effet, « elle suppose une théologie de la Création qui fixe la nature de l’Homme, qui le définit image et fils de Dieu, infiniment respectable en cela et membre d’une unique famille humaine, et qui proclame la destination universelle des biens ; elle suppose une théologie de la Chute qui explique par le péché le désordre du monde, et donc la nécessité des institutions et des lois, qui met le mal dans le cœur de l’homme autant que dans les structures sociales et fait du travail un instrument de rédemption ; elle implique encore une théologie de l’Incarnation qui entraîne que Dieu s’imite dans tous les états de vie : elle repose corollairement d’abord sur une théologie de la Providence selon laquelle Dieu veille sur l’histoire des hommes et la fait servir à ses propres fins, de sorte qu’histoire profane et histoire sacrée ont en quelque façon partie liée, ensuite sur une théologie de la Charité qui reconnaît en Dieu celui qui, étant Amour, fait justice et veut le bonheur de l’homme, sur une théologie qui affirme la dimension sociale et économique du commandement de l’amour, sans laquelle l’homme concret échapperait à la Charité, enfin sur une théologie du Pauvre, avec la conséquence que le chrétien se doit de rétablir la dignité de l’homme dans toutes les conditions et de susciter les institutions sociales et économiques qui rendent ce projet possible. En dernier lieu, elle s’achève en une théologie de l’Unité où l’unité plurielle de Dieu-Trinité se prolonge dans l’unité du corps du Christ et dans l’unité de l’Humanité, dont l’Église est le Sacrement, unité qu’il faut retrouver dans la société selon son ordre propre » (CUCHE Fr.-X., Une pensée sociale catholique, Fleury, La Bruyère, Fénelon, Cerf, 1991, pp. 530-531).
4. SCHOOYANS M., La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995, p. 97.
5. Tract. VIII, n° 5 ; P.L. t. XXXV, c. 2038-2039, cité par Van GESTEL G., op. cit., p. 141. Le concile Vatican II dira: « La pureté d’intention ne doit être entachée d’aucune recherche d’intérêt propre ni d’aucun désir de domination » (Apostolicam actuositatem, 8).
6. Divini redemptoris, in Marmy 171. Rappelons-nous : « Il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice » (Apostolicam actuositatem, 8).
7. E. Herr écrit : « La recherche de la justice (…) se présente comme une condition nécessaire de l’amour (…) mais ce n’est pas de la justice que surgit l’amour » (op. cit., pp. 288 et 301).
8. Justice dans le monde, Synode des évêques, 1971.
9. PIE XII, Radiomessage, Noël 1942.
10. L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 69.

⁢f. Vers une morale « intégrée ».

Dans le texte de Quadragesimo anno qui nous a servi de guide, une phrase doit encore retenir notre attention : la justice sociale, écrivait Pie XI, « doit (…) pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples (…). » Dans cette optique, l’évolution de l’économie « doit s’accomplir dans la justice comme dans un milieu dont elle reçoit sa vie, sa structure et son harmonie. »[1]

Or, plus que de justice sociale, on parle beaucoup aujourd’hui d’éthique économique mais qu’entend-on par là ? Dans une étude fort intéressante, M. Falise et J. Régnier⁠[2] considèrent qu’il y a trois attitudes possibles : ignorer l’éthique, comme le font les économismes de types libéral ou marxiste, soit accepter une éthique qu’ils appellent « périphérique » qui encadre, réglemente le fonctionnement de l’économie ou qui en corrige les effets négatifs. Dans ce cas, le pouvoir politique intervient « en amont » ou « en aval »[3]. C’est cette attitude qui s’est installée dans la plupart des démocraties qui ont mis en place des lois régissant les conditions de travail, les syndicats, les droits des travailleurs, les monopoles, la protection des consommateurs, les taux d’intérêt (en « amont »), la fiscalité, les allocations de chômage, le salaire minimum garanti (en « aval »), etc. Dans ce cadre, l’économie suit sa propre logique.

Pour les auteurs, il faut aller plus loin : ce qui est souhaitable, c’est une éthique « intégrée » qui agit au cœur de l’activité économique non pas pour la rendre plus performante mais pour en modifier l’esprit et la finalité.⁠[4] Il y a, en effet, une manière utilitariste de parler d’éthique au sein de l’entreprise ou dans le marché. Ainsi, « les discours, toujours plus fréquents, sur l’éthique des affaires aux États-Unis et dans les autres pays industrialisés, tendent à faire respecter certaines règles par et pour un marché toujours plus « imparfait » dans la conviction que l’éthique puisse servir l’efficience »[5]. Le vrai rôle de l’éthique n’est pas non plus, simplement, comme on le voudrait aujourd’hui de guider les comportements individuels. L’éthique doit orienter tous les moyens (scientifiques, techniques, économiques, financiers, informatifs, etc.) d’agir sur la société et son économie, en fonction du bien commun redéfini⁠[6] et en discernant ce qui peut servir la promotion d’une société humaine et ce qui la menace ou la pervertit.

Dans la mouvance de P. Ricoeur, M. Ruol⁠[7] déclare, à propos des éthiques existantes, qu’il faut « dépasser le clivage entre une éthique intimiste et une philosophie politique relayant des impératifs institutionnels (…) sortir de la dichotomie (…) entre d’une part, une éthique interpersonnelle, cantonnée à l’intimité des rapports de face-à-face et, d’autre part, une philosophie politique relayant les pseudo-impératifs des mécanismes socio-économiques se contentant, a) soit d’abandonner les questions de justice redistributive aux forces du marché et des rapports de force existants, b) soit de penser les conditions d’un juste dans le langage idéal qui ne prend pas en compte les conditions de son effectuation concrète et dans des termes qui ne remettent pas réellement en cause l’origine des situations injustes. »

Elle revient à Rawls qui, pour elle aussi, s’inscrit dans un courant qui « a déplacé l’accent d’une visée de la vie bonne en commun vers la question de la validité des normes réglant l’existence en commun. Son objet est de définir des procédures garantissant l’universalité (c’est-à-dire la reconnaissance par chacune des personnes concernées) des normes et des institutions sociales et politiques. » Ce courant a privilégié le légal et l’institutionnel, une éthique procédurale au détriment d’une éthique de l’action personnelle et collective. En effet, Rawls affirme « la priorité du juste par rapport au bien. (…) « La question de la justice est d’abord et avant tout une question de distribution. Le distribuendum comprend tout autant les revenus (aspect économique) que les charges et pouvoirs (aspects socio-politiques) que les libertés fondamentales. Il s’agit d’une approche en termes de biens primaires cherchant _ définir la distribution la plus équitable que l’on puisse proposer, c’est-à-dire celle qui permet de concilier le respect des libertés individuelles et l’intuition morale de l’équité. La solution est donnée par deux principes dont le premier vise la promotion prioritaire de la liberté de chacun et dont le second tend à privilégier dans la distribution des autres biens, les personnes « moins bien loties » (maximin). » M. Ruol note : « L’idée sous-jacente, c’est qu’il y a des inégalités productives : il faut donc laisser jouer les lois du marché et compenser celles-ci en se concentrant sur le sort de ceux qui sont moins bien lotis. »

Ce « solidarisme libéral » « ne peut apporter qu’une solution de compensation à des inégalités constatées passivement (et même approuvées tacitement en raison de l’impératif d’efficacité) et n’offrent aucune analyse pertinente des raisons et origines de ces phénomènes. La raison en est simple : abandonnant aux marchés et aux rapports de forces existants le soin de guider et de déterminer les grands équilibres macro-économiques et sociaux, une telle démarche n’intervient qu’en second lieu pour « panser des plaies », sans s’interroger sur les conditions d’une action collective qui agirait sur leurs causes structurelles. »[8]

L’auteur conclut : « On n’en a pas fini avec la justice lorsque, selon la formule célèbre du modèle rawlsien on a maximisé le sort des plus démunis. L’exclusion est un acte concret d’éviction de tout espace de reconnaissance sociale qui porte atteinte à la dignité des personnes refoulées. (…) Il s’agit de rendre à l’exclu sa dignité d’acteur social. »[9]

La justice sociale implique une éthique intégrée puisqu’elle est «  téléologique », ordonnant tout au bien commun et qu’elle a le souci de la dignité intégrale de tout homme.

La Catéchisme le souligne très bien en trois pages lumineuses qui mettent en exergue les trois piliers de la justice sociale:

\1. Le respect de la dignité transcendante de toute personne humaine⁠[10], non seulement il s’agit de reconnaître ses droits mais plus encore de la considérer comme un autre soi-même.

\2. Le respect, chez des personnes différentes, de l’égalité de leur dignité et des droits qui en découlent⁠[11]. Cette « égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie plus justes et plus humaines. Les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une seule famille humaine font scandale. Elles font obstacles à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine, ainsi qu’à la paix sociale et internationale. »[12]

\3. La mise en œuvre de la solidarité qui est le nouveau nom de l’amitié dont parlaient Aristote et Léon XIII, ou encore de la charité sociale chère à Pie XI. La loi de solidarité et de charité est « dictée et imposée aussi bien par la communauté d’origine et par l’égalité de la nature raisonnable chez tous les hommes, à quelque peuple qu’ils appartiennent, que par le sacrifice de rédemption offert par Jésus-Christ sur l’autel de la Croix à son Père céleste, en faveur de l’humanité pécheresse. »[13] « La solidarité se manifeste en premier lieu dans la répartition des biens et la rémunération du travail. Elle suppose aussi l’effort en faveur d’un ordre social plus juste dans lequel les tensions pourront être mieux résorbées, et où les conflits trouveront plus facilement leur issue négociée.

Les problèmes socio-économiques ne peuvent être résolus qu’avec l’aide de toutes les formes de solidarité : solidarité des pauvres entre eux, des riches et des pauvres, des travailleurs entre eux, des employeurs et des employés dans l’entreprise, solidarité entre les nations et entre les peuples. La solidarité internationale est une exigence d’ordre moral. La paix du monde en dépend pour une part. »[14]

Ce programme ne sera jamais accompli ici-bas et aucun système ne peut prétendre le réaliser et, a fortiori, l’avoir réalisé. Il nous décrit une société à l’image du Royaume, société à laquelle il nous faut donc travailler sans relâche, dans une tension perpétuelle vers plus de respect pour toute personne, vers plus d’égalité et plus de solidarité. Une tension personnelle et politique.

Beaucoup craignent que l’insistance sur l’égalité et la solidarité ne fasse entrave d’une manière ou d’une autre à la liberté. Rien n’est plus faux si l’on prend bien la peine de définir correctement la liberté.

Celle-ci fonde l’égalité le la solidarité. Guidée par la vérité sur l’homme et sa destinée, elle se mobilise pour l’égalité dans la solidarité.

H. Declève, par exemple, montre, très simplement, que l’homme juste est, précisément, « l’interlocuteur de ma liberté. Dans le langage, celui qui prend la parole et dit « je » s’adresse d’emblée à une « deuxième personne » qu’il met ainsi en situation de prendre également la place du « je » et de conférer au premier locuteur le rôle d’un « tu ». De même dans la vie morale : une liberté, en y assumant l’excellence, ouvre à autrui la possibilité de développer sa propre créativité en réponse à celle qui l’a interpellé et qu’elle-même suscite. Ce qui se dévoile de la sorte, c’est la fondement de l’EGALITE. Celle-ci n’est jamais un fait, ni un donné naturel. Elle est une promotion à accomplir sans cesse et une tâche à réaliser. La liberté à laquelle l’homme juste donne son assentiment reconnaît chez autrui et induit davantage en lui la possibilité de dire également « oui » à la liberté. »[15]

De son côté, X. Dijon montre que la liberté entraîne des obligations: « puisque la liberté n’a pas décidé de la présence d’autrui - pas plus que de son corps (…) - la voici obligée de descendre du piédestal de sa suffisante autonomie pour reconnaître que la relation à autrui le tient déjà, avant même toute décision qu’elle aurait prise à cet égard, comme la source de toutes les obligations qui se déploient dans le champ du droit. »[16]

Le chrétien ne s’arrête pas à la défense des « droits acquis ». Il n’est jamais satisfait de l’état présent car il le sait et il se sait toujours imparfait. C’est pourquoi, dans la pratique de la justice sociale, estime-t-il que l’égalité et la solidarité sont toujours à réaliser.

On peut dire de la justice sociale ce que Marc Van Putte dit de la législation sociale : qu’elle a un aspect réaliste, mesurant « ce qui est possible à un moment donné » et un aspect prophétique anticipant « toujours en quelque sorte l’égalité parfaite entre les hommes. » ⁠[17]

De même, l’intervention sociale ne doit pas être « simple intervention après coup pour rectifier les abus et injustices criantes » Il faut que « le système économique soit régulé de façon à ce que personne ne soit automatiquement défavorisé ou ne tombe dans le dénuement du fait de son fonctionnement. Le système économique doit avoir pour l’un de ses objectifs directs la solidarité ».⁠[18] Nous le verrons dans le chapitre suivant.

Dans cette tension vers plus de dignité, de vraie liberté, d’égalité, et de solidarité, on se rend compte que « l’exercice de la justice est déjà un acte d’espérance ».⁠[19]

Cette vision dynamique, ambitieuse par nécessité et forcément humble, est confirmée, dans une version très laïque par Comte-Sponville: « qu’est-ce qu’un juste ?, demande-t-il. C’est quelqu’un qui met sa force au service du droit, et des droits, et qui, décrétant en lui l’égalité de tout homme avec tout autre, malgré les inégalités de fait ou de talents, qui sont innombrables, instaure un ordre qui n’existe pas mais sans lequel aucun ordre jamais ne saurait nous satisfaire. Le monde résiste, et l’homme. Il faut donc leur résister - et résister d’abord à l’injustice que chacun porte en soi, qui est soi. C’est pourquoi le combat pour la justice n’aura pas de fin. Ce Royaume-là au moins nous est interdit, ou plutôt nous n’y sommes déjà qu’autant que nous nous efforçons d’y atteindre ; heureux les affamés de justice », termine-t-il, en précisant, dans sa logique horizontaliste, qu’ils « ne seront jamais rassasiés ! »[20]


1. BRO Pierre, La doctrine sociale de l’Église, PUF, 1966, p. 219.
2. Economie et foi, Centurion, 1993, pp. 18-33.
3. De même, Ph. Van Parijs écrit que « l’État-providence s’efforce de corriger ex post, par des mécanismes redistributifs, les iniquités engendrées par le marché, alors que dans une démocratie de propriétaires, c’est ex ante que la distribution équitable s’établirait, grâce notamment au rôle joué par le système d’enseignement et à une législation entravant la concentration de la propriété » (op. cit., p. 88).
4. « La pratique de l’économie est ouverte à une éthique et que la foi peut, pour des chrétiens, enraciner cette éthique » (FALISE M. et REGNIER J., op. cit., p. 9). Selon les auteurs, cette éthique « intégrée » n’est pas totalement absente. On en trouve quelques signes dans l’attitude des consommateurs au moment des choix qu’ils doivent opérer, entre biens marchands et non marchands, entre producteurs nationaux ou étrangers, soucieux ou non d’environnement ou de justice sociale, entre différentes fromes d’épargne. Dans les entreprises, certains patrons sont conscients de leur responsabilité sociale. Enfin, le souci du bien commun, souvent négligé par les pouvoirs publics, anime des particuliers et des associations diverses.
5. PAPINI Roberto, Ethique et démocratie économique, in Notes et documents, Institut international Jacques Maritain, n° 24-25, 1989. L’Église refuse aussi l’argument suivant lequel « il est impossible de faire de la justice sociale sans d’abord faire de la production…​ ; la production exigeant certes qu’il y ait moins de distribution, moins de justice sociale, moins d’État-providence, une plus totale concurrence » (CALVEZ J.-Y., L’Église devant le libéralisme économique, op. cit., p. 67).
6. Notre monde présente toute une panoplie de moyens, de systèmes mais à quelle fin sont-ils ordonnés ? « Ces systèmes, note E. Herr, relèvent encore trop souvent d’une logique de la pure force et ne sont pas encore suffisamment repris dans un projet raisonnable au service de tout l’homme et de tous les hommes », au service du bien commun, dirions-nous (op. cit., p. 332).
7. RUOL Muriel, La société du juste et de l’injuste : démocratie et économie, in Le juste et l’injuste : de l’indignation à la « juste distance » médiatique, psychanalytique, théologique, éthique et politique, Actes du colloque organisé par les professeurs de philosophie et d’éthique religieuse, Institut supérieur de formation sociale de Namur, 11-12 mars 1996. M. Ruol est économiste et philosophe, assistante à l’UCL.
8. Op. cit., pp. 3-4.
9. Id., pp. 9-10.
10. « La personne représente le but ultime de la société qui lui est ordonnée (…). Le respect de la personne humaine implique celui des droits qui découlent de sa dignité de créature. (…) Le respect de la personne humaine passe par le respect du principe : « Que chacun considère son prochain, sans aucune exception, comme « un autre lui-même ». qu’il tienne compte avant tout de son existence et des moyens qui lui sont nécessaires pour vivre dignement. » (GS 27,§ 1) (…) Le devoir de se faire le prochain d’autrui et de le servir activement se fait plus pressant encore lorsque celui-ci est plus démuni, en quelque domaine que ce soit. » (CEC 1929-1933).
11. Ce respect de l’égalité ne justifie pas l’égalitarisme car « en venant au monde, l’homme ne dispose pas de tout ce qui est nécessaire au développement de sa vie, corporelle et spirituelle. Il a besoin des autres. Des différences apparaissent, liées à l’âge, aux capacités physiques, aux aptitudes intellectuelles ou morales, aux échanges dont chacun a pu bénéficier, à la distribution des richesses (GS 29, § 2). Les « talents » ne sont pas distribués également (cf Mt 25, 14-30 ; Lc 19, 11-27).
   Ces différences appartiennent au plan de Dieu, qui veut que chacun reçoive d’autrui ce dont il a besoin et que ceux qui disposent de « talents » particuliers en communiquent les bienfaits à ceux qui en ont besoin. Les différences encouragent et souvent obligent les personnes à la magnanimité, à la bienveillance et au partage ; elles incitent les cultures à s’enrichir les unes les autres (…) » Toutefois, « il existe des inégalités iniques qui frappent des millions d’hommes et de femmes. Elles sont en contradiction ouverte avec l’Évangile (…) » (CEC, 1936-1938).
12. CA 10, SRS 38-40 et CEC 1938..
13. PIE XII, encyclique Summi pontificatus, 20-10-1939 et CEC 1939.
14. CEC, 1940-1941. Ajoutons avec le CEC (1942) que « la vertu de solidarité va au-delà des biens matériels. En répandant les biens spirituels de la foi, l’Église a, de surcroît, favorisé le développement des biens temporels auxquels elle a souvent ouvert des voies nouvelles. Ainsi s’est vérifiée, tout au long des siècles, la parole du Seigneur: « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). »
15. Op. cit., p. 222.
16. Op. cit., pp. 374-375.
17. Les aspects juridiques de la justice sociale in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 99. M. Van De Putte, docteur en droit, licencié en sciences économiques, est administrateur de sociétés.
18. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 91.
19. DECLEVE H., op. cit., p. 267.
20. COMTE-SPONVILLE A., Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995, p. 113. L’auteur base sa réflexion sur un bref parcours à travers les diverses conceptions philosophiques de la justice (op. cit., pp. 80-113).