La première simplification que l’on rencontre, c’est de n’envisager que l’aspect matériel de la pauvreté. Il est certes important comme le souligne G. Gutierrez : « Affirmer que le message propre et original des béatitudes se réfère en premier lieu aux « pauvres matériels » ce n’est en rien humaniser ou politiser leur sens, mais c’est reconnaître simplement que Dieu est Dieu et qu’il aime les pauvres en toute liberté et gratuité ; non parce qu’ils seraient bons ou meilleurs que d’autres, mais parce qu’ils sont pauvres affligés et affamés et parce que cette situation est contraire à sa condition de roi, (…) de défenseur des pauvres, de « vengeur des humbles ». (…) Les pauvres sont déclarés bienheureux parce que le Dieu de la Bible est le Dieu de la justice et des pauvres ».[1] C’est aussi l’analyse des évêques d’Afrique et de Madagascar lorsqu’ils écrivent que « l’Évangile ou la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu est donc l’annonce par Jésus d’un nouvel état de choses sur la terre. Un nouvel ordre social où les pauvres ne seront plus pauvres, où les affamés seront rassasiés, et les opprimés libérés »[2]. Il est certain que le message de Jésus n’est pas d’abord et certainement pas exclusivement une invitation à changer la société mais il est aussi certain - et tout cet ouvrage tente de le montrer - que la foi inspire et doit inspirer une transformation de la société.
On pourrait souscrire, sans réserve, à bien des analyses, toujours très généreuses, si elles englobaient toutes les pauvretés et n’étouffaient pas la présence, au cœur du plus croyant de tous les hommes, du « pauvre de Dieu », de celui à qui Dieu manque toujours infiniment et qui, dans sa tension vers l’Unique Bien, se détache des biens de ce monde. On ne peut oublier, dans la lutte contre les pauvretés, la racine du mal qui n’est autre que le péché. Sans cette large perspective, nous risquons de restreindre le sens de la foi et la mission de l’Église et de rendre inefficace notre action.
Peut-on, par exemple, adhérer totalement à la position d’A. Durand : « La foi en la résurrection peut être comprise de diverses manières, de même qu’existent des différences possibles dans la façon de comprendre Jésus comme « Envoyé » de Dieu. Mais, à travers les diverses façons de rendre compte de la foi, une conviction fondamentale demeure : « Jésus est vivant », « Jésus est un Envoyé de Dieu ». Ce sont là des affirmations que nous considérons comme constitutives de la foi chrétienne. Il en va bien différemment si nous prenons en compte le rapport des chrétiens aux pauvres, aussi bien la situation des pauvres dans l’Église que la situation des croyants par rapport aux pauvres.
Dans l’Église d’aujourd’hui, la relation aux pauvres apparaît comme une orientation souhaitable et même de plus en plus nécessaire pour les croyants, mais elle est considérée comme un moment ultérieur de la conversion chrétienne, un moment qui vient en quelque sorte après que l’essentiel de la foi a été établi. On s’intéresse aux pauvres, on fait des choses pour eux et parfois même avec eux, on fait la théologie et la spiritualité de la pauvreté[3] : les pauvres et la pauvreté sont devenus objets de préoccupation de la part des croyants, mais la relation aux pauvres n’est pas située dans le lieu même de la naissance, de la constitution et de l’élaboration de la foi. Le rapport aux pauvres est un affluent qui vient grossir le fleuve de la vie chrétienne, mais il n’est pas au lieu où le fleuve prend sa source. Dans le meilleur des cas, il reste perçu comme une conséquence éthique de la foi : il n’est pas compris comme constitutif de la foi elle-même. » ? Pour l’auteur, l’attitude décrite « représente une altération profonde du message évangélique ».[4] Et l’Église est « à faire » car « une Église qui se fixe essentiellement sur la place qu’elle reconnaît en droit à la Parole et à la Tradition pour savoir si elle est dans la vérité donne lieu à d’interminables discussions œcuméniques et se comporte comme un homme estimant qu’il est fait pour le sabbat et non le sabbat pour lui. Toutes ces perspectives minimisent gravement ce qui permet concrètement à l’Église d’apparaître comme un Peuple de croyants et un signe de salut dans le monde présent : la conversion effective des croyants au service des hommes et, prioritairement, de ceux qui sont délaissés. N’est-ce pas le service du frère qui est considéré dans l’Évangile comme la pierre de touche du « salut » ? N’est-ce pas dans le rapport au petit qu’il nous est enseigné que se jouent la vie et la mort des hommes ? N’est-ce pas cela qui est avant tout, aujourd’hui comme hier, le signe de l’amour de Dieu ? »[5] Mais si Jésus est vrai Dieu et vrai homme et que la pauvreté soit prise en compte non seulement dans son sens sociologique mais aussi dans son sens théologique, on ne voit pas pourquoi l’attention aux pauvres matériels, qui découlerait de la foi comme c’est le cas de Zachée, serait une altération de l’Évangile En réalité, répétons-le, les deux perspectives sont liées. Peu importe l’ordre de la découverte, l’important est que les deux, d’une manière ou d’une autre, finissent pas se rencontrer. Ni l’une ni l’autre ne sont facultatives. Ainsi, si l’engagement d’un athée vis-à-vis des pauvres matériels plaît certainement à Dieu, il risque, surtout s’il est systématisé, sans l’éclairage de la foi de produire des effets contraires à ceux escomptés. On ne peut constamment mettre en doute la bonté intentionnelle de beaucoup de révolutionnaires marxistes mais nous savons à quelles déshumanisations et parfois à quelles barbaries ont conduit leurs pratiques. Tout système qui reste fermé sur le temporel, qu’il soit communiste, socialiste ou capitaliste (car la plupart des théoriciens veulent par la création de richesses éradiquer la pauvreté), tout système qui nie ou ignore la dimension verticale de l’existence est mutilant, de soi, car l’homme n’est pas qu’un être de chair. Tout homme est aussi homo religiosus. Aucune action temporelle ne peut finalement ou simultanément se passer d’évangélisation et l’évangélisation doit toucher tous les aspects de la vie. Faire du pauvre humain et non du Christ, vrai Dieu et vrai homme, le centre de la Révélation et relire l’Évangile à partir de ce pauvre-là, conduit à une discrimination morale et spirituelle[6] et, pour paraphraser Ricardo Durand Florez[7], à un « surdimensionnement théologique du pauvre » . Plus radicalement qu’A. Durand mais dans le màme mouvement, Gutierrez écrit qu’ »il est nécessaire de revendiquer cette lecture croyante et militante de la Parole du Seigneur, à partir des « damnés de la terre », parce que « le royaume des cieux est à eux ». Eux sont les destinataires de l’Évangile, mais ils le seront dans la mesure où ils seront aussi ses porteurs »[8]. Porteurs d’Évangile, « les pauvres évangélisent » - ce qui est vrai[9] - et « l’Évangile lu à partir du pauvre, à partir du militantisme dans ses luttes, convoque une église populaire, c’est-à-dires une église qui naît du peuple, des pauvres du pays ».[10] Dans une telle vision, « le pauvre, quel qu’il soit, a plus de poids que le péché (…). Il semblerait qu’en étant pauvre, on entre déjà dans le « royaume des cieux ». (…) Il semblerait qu’il suffit d’être pauvre pour obtenir le salut ». Et l’évêque de Callao de rappeler à propos des pauvres, que « nous devons tenter de les tirer de leur pauvreté et en même temps insister pour qu’ils respectent les commandements et l’Évangile ».[11] Sinon, on aboutit à une contradiction car « si travailler, changer le monde est déjà sauver, pourquoi prêcher la foi et le baptême ? Si travailler en faveur du pauvre est le principal, il n’est pas nécessaire de lui parler du péché ».
A la suite de toute l’Écriture, l’Église a toujours considéré que le pire esclavage est le péché[12]. Si l’on recentre le message de Dieu sur ce mal suprême, on découvre qu’il n’est plus possible de parler du pauvre comme d’une « non-personne » selon l’expression de Gutierrez : « Jamais, écrit Durand Florez, pour Dieu, ni pour l’Église, le pauvre, aussi pauvre soit-il, aussi opprimé soit-il, ne sera une « non-personne ». Ce qui le fait intrinsèquement personne et fils de Dieu, ce n’est pas l’économique, ni le fait d’avoir ou non étudié, d’être sain ou malade, d’une couleur ou d’une autre. Il sera libre et digne s’il emploie sa liberté pour le bien, même s’il est esclave selon la « loi », comme Onésime, ou prisonnier comme saint Paul, ou qu’il soit dans un camp de concentration comme saint Maximilien Kolbe. (…) Au contraire, tout être humain, quelle que soit sa condition économique, sa richesse, son pouvoir, sa science, qui commettra un péché, se sépare de Dieu. Telle est la véritable misère qui n’intéresse pas les partisans du sécularisme, les agnostiques ou les athées. (…) Rappelons ce que Jésus nous a dit, dans les versets qui suivent l’affirmation « la vérité vous rendra libres » : « Jésus répondit: « En vérité, en vérité je vous le dis : celui qui commet un péché, est esclave du péché » (Jn 8, 34) ».[13]
En 1979, en Amérique latine, Jean-Paul II ne disait pas autre chose: « On ne peut dissocier - c’est la grande leçon, valable même aujourd’hui - l’annonce de l’Évangile et la promotion humaine.
Cependant, pour l’Église, celle-là ne peut se confondre ni s’arrêter - comme certains le prétendent - à cette dernière. Ce serait fermer à l’homme les horizons infinis que Dieu lui a ouverts. Et ce serait fausser le sens profond et complet de l’évangélisation, qui est avant tout annonce de la Bonne Nouvelle du Christ Sauveur ».[14] Ce thème, le Saint-Père le développera longuement lors de l’inauguration de la IIIe Conférence de l’épiscopat latino-américain (CELAM) à Puebla. Après avoir rappelé la vérité sur le Christ et « le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre - sa recherche de l’infini - et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être », Jean-Paul II va mettre en garde contre les « relectures« réductrices de l’Évangile: « L’Église a le devoir d’annoncer la libération de millions d’êtres humains, le devoir d’aider à consolider cette libération (cf. EN, n° 3o) ; mais elle aussi le devoir correspondant de proclamer la libération dans sa signification intégrale, profonde, telle que Jésus l’a annoncée et réalisée (cf. EN, n° 31). « Libération de tout ce qui opprime l’homme, mais surtout libération du péché et du Malin, dans la joie de connaître Dieu et d’être connu de lui » (EN, n° 9).(…)
Libération qui, dans la mission propre de l’Église, ne se réduit pas à la pure et simple dimension économique, politique, sociale ou culturelle, qui ne sacrifie pas aux exigences d’une stratégie quelconque, d’une « praxis » ou d’une échéance à court terme (cf. EN, n° 33) ».[15]
Par la suite, les deux instructions sur la théologie de la libération et la liberté chrétienne exposeront amplement tous les aspects de la question.[16]
Quant à saint Bonaventure, voici comment on peut résumer un aspect essentiel de sa théologie : nous voulons être heureux mais le bonheur semble toujours nous fuir et nous n’arrivons qu’à faire notre malheur. Dieu prend pitié de notre misère et se fait homme et nous rend ainsi dignes de son incarnation. Dieu sur la Croix est le pauvre. Dieu ainsi s’abandonne et place l’homme dans la position du plus riche, de celui qui peut donner. Nous nous donnons nous-mêmes en donnant quelque chose à ce pauvre (cf. Lacoste).
Ajoutons à ces deux figures de proue, saint Vincent de Paul (1581-1660)qui, même s’il n’a jamais écrit de traité spécifique sur la question, a développé une profonde réflexion sur la pauvreté, tout au long de sa vie. La pauvreté de Jésus qui invite à Le servir dans la personne de chaque pauvre, trouve son origine dans la Sainte Trinité comme le révèle l’évangile selon saint Jean. Le Fils, en effet, reçoit tout du Père : « Comme le père a la vie en lui-même, ainsi il l’a donnée aussi au Fils » (Jn 5, 26-27) ; « Maintenant ils ont reconnu que tout ce que tu m’as donné, c’est de toi » (Jn 17, 87) ; « Mon enseignement n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé » (Jn 7, 16). Et le Père a tout donné au Fils : « Tout ce que le père a, c’est mien » (Jn 16, 15) ; « Tout ce qui est à moi est à Toi, et tout ce qui est à Toi est à moi » (Jn 17, 10). Cf. KOCH Bernard, Monsieur Vincent, théologien de la pauvreté, in ROYON Claude et PHILIBERT Robert, Les pauvres, un défi pour l’Église, op. cit., pp. 313-333.
Quand les frères furent partis, il m’appela tout seul et me fit asseoir à ses pieds. « Que m’avez-vous dit hier ? » me demanda-t-il. Je lui répondis que je le disais encore. « Vous parlez trop vite comme un sot. Il n’y a si laide lèpre que le péché mortel, car l’âme qui est en péché mortel est semblable au diable… Il est bien vrai que, lorsque l’homme meurt, il est guéri de la lèpre du corps, mais, au moment de mourir, celui qui a fait un péché mortel ne peut-être certain d’avoir eu telle repentance que Dieu lui ait pardonné. Aussi doit-il avoir grand peur que cette lèpre-là lui dure tant que Dieu sera en paradis… Aussi, je vous prie autant que je puis, ayez à cœur, pour l’amour de Dieu et de moi, de préférer que n’importe quel mal, lèpre ou toute autre maladie, advienne à votre corps, plutôt que le péché mortel à votre âme » (JOINVILLE, Saint Louis, I, UGE, 10/18, 1963, p. 13).