Avec le Nouveau Testament, nous entrons dans une autre dimension. Bienheureux les riches ! disions-nous plus haut. N’était-ce vraiment qu’une provocation ou peut-il y avoir association de ces deux formules apparemment contradictoires ? Nous savons qu’il ne peut y avoir de contradiction entre les deux testaments. Mais nous assistons, avec Jésus, à un changement de plan, d’altitude ou de profondeur si l’on préfère. Nous allons le constater une fois de plus.
Nous avons déjà, plus haut, citer quelques passages de l’Évangile, qui confirment la » bonté » des biens créés. Biens qui sont destinés à tous les hommes. L’Évangile persiste à réclamer de ceux qui possèdent ces biens qu’ils les partagent avec ceux qui en manquent. Ainsi, on retrouvera chez Jacques[1] les accents violents des prophètes : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous : elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »
La sévérité envers le riche injuste va de pair avec l’indulgence vis-à-vis du pauvre comme en témoigne la parabole du pauvre Lazare[2] : « Il y avait un homme riche qui se revêtait de pourpre et de lin et faisait chaque jour brillante chère. Et un pauvre, nommé Lazare, gisait près de son portail, tout couvert d’ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche… Bien plus, les chiens eux-mêmes venaient lécher ses ulcères. Or il advint que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut, et on l’ensevelit.
Dans l’Hadès, en proie à des tortures, il lève les yeux et voit de loin Abraham, et Lazare en son sein. Alors il s’écria ; « Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis tourmenté dans cette flamme. » Mais Abraham dit : « Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux ; maintenant ici il est consolé, et toi, tu es tourmenté. Ce n’est pas tout : entre nous et vous un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent et qu’on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous. Il dit alors : « Je te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, car j’ai cinq frères ; qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’ils viennent, eux aussi, dans ce lieu de la torture. » Et Abraham de dire : « Ils ont Moïse et les Prophètes ; qu’ils les écoutent. » - « Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts va les trouver, ils se repentiront. » Mais il lui dit : « Du moment qu’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus. » »
Il est reproché au riche d’avoir ignoré le pauvre, malgré les avertissements de la Loi et des Prophètes. « La parabole, commente A. Durand, a pour but de provoquer à la conversion de toute urgence : elle montre, en effet, que la mort s’ensuit sans aucun recours possible pour celui qui ignore le pauvre et que nous ne pouvons nous réclamer d’aucun subterfuge pour nous excuser »[3].
L’Évangile éclaire singulièrement la colère de Yahvé. Mépriser le pauvre n’est pas seulement une infraction à la Loi mais une trahison, une rupture d’avec Dieu lui-même, le Verbe de Dieu fait chair : « Si quelqu’un, jouissant des biens de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? »[4] « Si quelqu’un dit: « J’aime Dieu » et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas. »[5] C’est pourquoi « ni voleurs, ni cupides, entre autres, « n’hériteront du Royaume de Dieu »[6]
Inversement, l’homme généreux par amour du Seigneur, ne fait pas simplement une bonne action mais peut mériter le salut, fruit de la rédemption. On se souvient du riche Zachée, chef de publicains[7], qui avait grimpé sur un sycomore pour voir Jésus qui ensuite s’était invité chez lui : « Mais Zachée, debout, dit au Seigneur : « Voici, Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres, et si j’ai extorqué quelque chose à quelqu’un, je lui rend le quadruple. » Et Jésus lui dit: « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison, parce que lui aussi est un fils d’Abraham. Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » »[8] La prodigalité de Zachée est l’effet de sa conversion : il a cru et son cœur s’est ouvert au malheur des autres.
L’essentiel évangélique reste encore à découvrir. S’il faut être attentif au pauvre, ce n’est pas seulement pour toutes les raisons relevées jusqu’à présent (ressembler à Dieu créateur et libérateur ou obéir à la Loi), mais parce que le pauvre c’est Jésus, comme le décrit, de manière impressionnante la description du jugement dernier dans l’Évangile selon saint Matthieu[9] .
qu’est-ce qui permet au Christ de s’identifier aux pauvres ?
Lorsque Paul[10] exhorte les Corinthiens à la générosité dans la collecte, il se réfère à l’exemple du Christ: « Vous connaissez, en effet, la libéralité de notre Seigneur Jésus Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir de sa pauvreté. »[11] Le Christ s’est « dépouillé » par son incarnation et par sa souffrance et sa mort, pauvre parce que « les siens ne l’ont pas accueilli »[12] et n’a pas eu « où reposer la tête »[13]. « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! »[14] Ce fait « change le sens et la portée de la pauvreté »[15].
Déjà dans certains textes de l’Ancien Testament, la pauvreté avait acquis une valeur religieuse. Notamment dans le livre de Sophonie et dans les Psaumes : « Cherchez Yahvé, vous tous les humbles de la terre, qui accomplissez ses ordonnances. Cherchez la justice, cherchez l’humilité ; peut-être serez-vous à l’abri au jour de la colère de Yahvé »[16]. Les opprimés, les faibles, les petits, les indigents sont disposés à attendre tout du Seigneur : les « superbes » dispersés, « je ne laisserai subsister en ton sein qu’un peuple humble et modeste, et c’est dans le nom de Yahvé que cherchera refuge le reste d’Israël »[17]. Les pauvres deviennent ceux qui sont prêts pour le Royaume à venir : « Les pauvres posséderont la terre »[18] « car Yahvé exauce les pauvres »[19]. C’est aux pauvres que sera envoyé le Messie, comme on l’a vu dans Isaïe[20] : Yahvé « m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres… »[21] ; « Car il délivre le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide ; compatissant au faible et au pauvre, il sauve l’âme des pauvres »[22]. « Car il n’a point méprisé ni dédaigné la pauvreté du pauvre, ni caché de lui sa face, mais invoqué par lui il écouta »[23]. S’il est si attentif aux pauvres c’est parce que lui-même sera pauvre : « Exulte avec force, fille de Sion ! Crie de joie, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse »[24]. Il sera « Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. (…) A la suite de l’épreuve endurée par son âme, il verra la lumière et sera comblé. Par sa connaissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes en s’accablant lui-même de leurs fautes. C’est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants, il partagera le butin, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été compté parmi les criminels, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels »[25].
Le Christ est ce Serviteur, le pauvre, humble et doux, injustement persécuté et condamné, solidaire des plus pauvres. Etre à l’image de Dieu, c’est désormais ressembler au Christ. C’est pourquoi, non content de dénoncer les mauvais riches comme les Prophètes le faisaient, il réclame, au delà de la pauvreté, un esprit qui ouvre l’homme à l’appel du Seigneur et à la venue du Royaume, un esprit d’enfance[26] et invite non plus simplement au partage mais à l’abandon de tous les biens : « …quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple. »[27] « Donnez plutôt en aumône ce que vous avez, et alors tout sera pur pour vous. »[28] « Vendez vos biens, et donnez-les en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit. Car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. »[29] « Nul serviteur ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. »[30] Au « notable » qui lui demande ce qu’il faut faire pour avoir en héritage la vie éternelle et qui a bien respecté les commandements, Jésus répond : « Une chose encore te fait défaut : tout ce que tu as, vends-le et distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi ».[31]
Le Christ a accepté un état de pauvre pour faire la volonté du Père. A sa suite nous sommes invités à nous confier aussi au Père[32] et tout quitter pour suivre Jésus comme les premiers disciples[33]. Cette radicalité volontaire ou donnée par Dieu, comme le précise H.-U. Von Balthasar, n’a de sens que par et pour le Christ[34]. Si désormais « le pauvre nous est icône du Christ »[35], la pauvreté heureuse est celle d’un homme qui sait qu’il « est semblable à un souffle », que « ses jours sont comme l’ombre qui passe », qui criait vers Yahvé: « d’en haut tends la main , sauve-moi, tire-moi des grandes eaux… »[36] et qui a été entendu. Le pauvre heureux vit sa pauvreté, comme à l’origine, c’est-à-dire comme une « capacité de richesse, comme disponibilité illimitée au don sans fin » et non « comme soif de possession, « tendant la main » pour saisir le fruit de la vie et de la connaissance »[37]. En définitive, « la seule béatitude promise aux pauvres, c’est d’entrer en contact avec ce Pauvre-Bienheureux qu’est le Christ, fils éternel de Dieu, lui qui s’est fait homme pour sauver l’homme »[38] .
Nous pouvons donc, en même temps bénir les biens de la terre et acquiescer à la béatitude des pauvres, comme l’explique très bien le célèbre théologien suisse : « La pauvreté peut, comme l’Ancienne Alliance le dit avec raison, être un mal terrestre, que l’humanité doit guérir selon ses forces (…). Mais la pauvreté est en même temps ce que Jésus proclame heureux, parce que le Royaume des Cieux lui appartient[39]. Le Royaume des cieux est donc une forme de la pauvreté. Est pauvre celui qui a donné tout ce qu’il avait. Ainsi le Père céleste est-il pauvre, puisqu’il n’a rien gardé pour lui dans la génération du Fils. Ainsi toute la Trinité divine est-elle bienheureusement pauvre, parce qu’aucune hypostase[40] divine n’a quelque chose pour elle seule, mais tout seulement dans l’échange avec les autres. Et ainsi Jésus, lui aussi, peut être pauvre sur la terre, parce qu’il reçoit tout (même les affronts, la croix, la mort dans la déréliction[41]) comme don du Père ».[42] Quelle conséquence, Balthasar, en tire-t-il pour notre agir ? « La charité chrétienne demande à la suite du Seigneur aussi bien la solidarité avec les pauvres que le partage de ses propres biens (…)[43], mais sans que nous privions par là les pauvres (en faisant d’eux des riches) de leur béatitude fondée en Dieu »[44]. Belle formule qui doit éclairer désormais notre réflexion mais qui demande beaucoup de prudence dans son incarnation concrète.
Tenir ensemble les deux attitudes vis-à-vis de la pauvreté peut paraître difficile mais il est nécessaire de s’y employer si l’on veut être fidèle à l’ensemble de la Révélation. Toute simplification risque de conduire à des interprétations souvent lourdes de conséquences malheureuses.