En fait, l’enseignement social chrétien est redoutable parce que, relevant d’une vérité transcendante et refusant ainsi d’office toute solution qui serait fermée sur la réalité temporelle, il démasque les idéologies et les modèles, même chrétiens, qui veulent s’imposer[1]
Et donc, « il n’est pas juste d’affirmer - comme le prétendent certains - que la doctrine sociale de l’Église condamne une théorie économique, sans plus. La vérité est que cette doctrine, en respectant la juste autonomie de la science, porte un jugement sur les effets de son application historique lorsqu’elle est violée sous une forme ou une autre, ou que la dignité de la personne est mise en danger. Dans l’exercice de sa mission prophétique, l’Église veut encourager la réflexion critique sur les processus sociaux, en ayant toujours comme point de mire le dépassement de situations non pleinement conformes aux objectifs tracés par le Seigneur de la Création »[2]. Et même, « à supposer qu’un penseur de génie construise un jour un système socio-économique complètement indépendant du marxisme et du libéralisme économique, la doctrine sociale chrétienne aurait sûrement son mot à dire en face d’une telle doctrine »[3]
Attentive à la conformité ou non d’une situation aux « objectifs du Seigneur », la doctrine de l’Église va exercer un jugement moral sur les réalités socio-économiques. C’est une idée-force dans toute la pensée sociale chrétienne depuis Léon XIII et que Pie XI, par exemple, a particulièrement soulignée : « A aucun prix (…) l’Église ne peut abdiquer la charge que Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi d’intervenir, non certes dans le domaine technique, à l’égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence, mais en tout ce qui touche à la loi morale. (…) S’il est vrai que la science économique et la discipline des mœurs relèvent chacune dans sa sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à affirmer que l’ordre économique et l’ordre moral sont si éloignés l’un de l’autre, si étrangers l’un à l’autre, que le premier ne dépend en aucune manière du second »[4].
« Aucun de ceux qui dirigent la vie économique des peuples, aucun talent d’organisation ne pourra jamais dénouer pacifiquement les difficultés sociales, si d’abord, sur le terrain économique lui-même, ne triomphe la loi morale, appuyée sur Dieu et sur la conscience. Là est la valeur fondamentale, source de toutes les valeurs dans la vie aussi bien économique que politique des nations ; c’est la monnaie la plus sûre : si on la conserve bien solide, toutes les autres seront stables, étant garanties par l’autorité la plus forte, par la loi de Dieu, immuable et éternelle »[5].
L’enseignement de l’Église, pour prendre un texte plus récent, « porte sur l’aspect éthique de cette vie, et prend en compte les aspects techniques des problèmes, mais toujours pour les juger sous l’angle moral »[6]. Il ne faut jamais oublier que l’Église propose une doctrine et non un programme laissé à l’appréciation du laïcat engagé dans l’histoire mouvante des sociétés et qui doit bien se garder d’identifier son choix à celui du Magistère. « L’Église continue à critiquer les systèmes économiques, ou plutôt leurs formes rigides, expression de principes indûment absolutisés. Elle se garde, en revanche, de prononcer qu’on doive écarter ces systèmes sous toute forme possible. Moyennant corrections, l’un et l’autre sont sans doute susceptibles de devenir acceptables. L’Église ne s’engage pas, d’autre part, sur les variétés concrètes possibles. En ce sens, elle se tient à distance des systèmes, comme des programmes »[7]. Comment l’Église pourrait-elle d’ailleurs se prononcer sur l’infinie variété des régimes socio-économiques concrets ? Devant les situations concrètes, à la fois nuancées et complexes, ce sont les Églises locales qui doivent exercer leur vigilance critique tout en s’abstenant de soutenir tel ou tel programme même s’il se veut explicitement chrétien[8].
On peut à ce point de vue citer en exemple la lettre pastorale des évêques américains sur l’économie, publiée en 1986[9]. Les évêques y écrivent « en tant que pasteurs, non pas comme des personnages publics. Nous parlons, précisent-ils encore, en tant qu’enseignants de la morale et non pas en techniciens de l’économie. Nous ne cherchons pas à avancer des arguments politiques ou idéologiques mais à faire ressortir les dimensions humaines et éthiques de la vie économique, aspects qui sont trop souvent négligés dans les débats publics »[10]. « Cette lettre pastorale n’est pas un projet pour l’économie américaine. Elle n’adopte aucune théorie précise sur la manière dont fonctionne l’économie américaine, pas plus qu’elle ne tente de résoudre les querelles entre les différentes écoles de pensée économique. Au lieu de cela, notre lettre pastorale a recours aux Écritures et à l’enseignement social de l’Église. C’est là que nous découvrons ce que notre vie économique doit servir, quels modèles elle doit suivre »[11]. Mais « l’Église n’est liée à aucun système particulier, économique, politique ou social ; elle a coexisté avec de nombreuses formes d’organisation économique et sociale et elle le fera encore à l’avenir, en évaluant chacune en fonction des principes moraux et éthiques : quelles sont les répercussions de tel système sur l’homme ? Est-il une aide ou une menace pour la dignité humaine ? »[12]. Il n’empêche que le document va analyser avec beaucoup de minutie tous les domaines de la vie sociale et économique américaine qui font problème. En descendant ainsi au plus près du vécu, l’Église est bien consciente que le jugement particulier qu’elle porte est bien particulier et non universel comme le principe dont il s’inspire. Le pape Jean-Paul II lui-même a présenté son encyclique Centesimus annus sous cet angle : « La présente encyclique, écrit-il, cherche à mettre en lumière la fécondité des principes exprimés par Léon XIII, principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église et, à ce titre, engagent l’autorité de son magistère. Mais la sollicitude pastorale m’a conduit, d’autre part, à proposer l’analyse de certains événements récents de l’histoire. Il n’est pas besoin de souligner que la considération attentive du cours des événements, en vue de discerner les exigences nouvelles de l’évangélisation, relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on n’entend pas exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations, car, en elles-mêmes, elles n’entrent pas dans le cadre propre du magistère »[13].
Ceci étant acquis, on comprend mieux dans quel sens on peut, malgré tout, parler d’une doctrine socio-économique, comme l’explique très clairement J.-Y. Calvez : « Si l’Église ne songe pas ou plus[14] à situer son propre enseignement social comme un système alternatif à d’autres systèmes, ceci ne signifie pas qu’elle s’abstienne de toute présentation d’un projet social. Elle en offre en vérité un, au sens d’ensemble de valeurs à respecter simultanément. Ce projet varie quelque peu dans la présentation selon les besoins des époques, les possibilités qu’elles comportent, les chances qu’elles connaissent. L’essentiel en est désormais assez bien déterminé »[15].
Quel est cet essentiel ?