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ii. L’au-delà des idéologies

Méditons ce texte fondamental de Jean-Paul II.

Le socialisme et le libéralisme, dans la pureté de leur essence, sont des idéologies. Pour faire court, M. Zieba précise que l’idéologie a trois caractéristiques:

« 1) elle comporte une conception de la vérité et du bien ;

2) elle englobe toute la réalité dans un schéma simple et rigide ;

3) ses adeptes se considèrent comme autorisés à imposer cette conception à leurs congénères »[1]

Jean-Paul II le dit à sa manière : « Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, y compris la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une religion laïque »[2]. Et il ajoute : « L’Église n’ignore pas le danger du fanatisme ou du fondamentalisme de ceux qui, au nom d’une idéologie à prétentions scientifiques ou religieuses, estiment pouvoir imposer aux autres hommes leur conception de la vérité et du bien »[3].

Nous avons vu que le marxisme et le libéralisme avaient des « prétentions scientifiques » et nous savons, par ailleurs, les ravages de l’islamisme totalitaire.

Si le chrétien aussi parle de « vérité », celle-ci est d’une autre nature même si, à certaines époques de l’histoire, certains membres de l’Église ont agi en despotes transformant l’Église en parti intolérant⁠[4].

La vérité que les idéologues ont le sentiment de détenir, éclaire toute la réalité, elle ne peut être perçue par tous, pour des raisons diverses, de classe, de race, d’intelligence, de méchanceté, de caste, de nation ou de religion. Les chrétiens, par contre, explique M. Zieba⁠[5], ont foi dans l’existence d’une vérité absolue dont Dieu est le seul détenteur. L’Église n’en est que la dépositaire. Personne ne peut la posséder, elle est transcendante, c’est-à-dire en relation avec l’humain mais sans être, sans être limitée ou absorbée par lui. Elle est « mystère »⁠[6] et donc malgré ce que nous pouvons en savoir, par la révélation essentiellement, toujours « au-delà de l’humain, du rationnel, du philosophique et du théologique ». L’Église doit sans cesse méditer cette vérité mais elle sait, par le fait même, « que jamais au cours de l’histoire, tant qu’existeront le temps et l’espace, elle n’arrivera à la connaître entièrement ». L’Église « a reçu cette vérité, et la connaissance qu’elle en a est suffisante pour mener les hommes sur le chemin du salut. Mais, en fixant certains principes touchant à la réalité sociale, elle n’arrête pas pour autant de projet achevé sur la vie en société ou sur quelque système politico-économique ». Elle doit donc « veiller à ce qu’elle ne soit pas enfermée dans des catégories purement humaines ». Le risque existe toujours d’ »idéologiser » cette vérité, de la réduire à quelques formules simples à imposer.

La vérité chrétienne est d’une autre nature parce que « la foi chrétienne ne cherche nullement à réduire à un modèle rigide une réalité sociale et politique mouvante et admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses et imparfaites »[7]. Toute société temporelle est imparfaite et provisoire du fait m_me du péché originel et aucune « ne pourra jamais être confondue avec le Royaume de Dieu »[8]. L’Église, répétons-le, « n’a pas de modèle à proposer. Les modèles véritables et réellement efficaces ne peuvent être conçus que dans le cadre des différentes situations historiques, par l’effort de tous les responsables qui font face aux problèmes concrets sous tous leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels, imbriqués les uns dans les autres. Face à ces responsabilités, l’Église présente, comme orientation intellectuelle indispensable, sa doctrine sociale (…) »[9].

Quelle sera alors la tâche des chrétiens ? « Tendre à l’amélioration progressive des structures et des institutions existantes », répond Jean-Paul II⁠[10]. Tâche modeste, dira-t-on ! Oui, apparemment, mais attendons la suite, attendons de découvrir ce qui va guider les chrétiens dans leur tâche !

Dans cet esprit d’humilité, Jean-Paul II, à propos du développement, rappelle encore ce que Paul VI écrivait en 1967: « L’Église n’a pas de solutions techniques (…). En effet, elle ne propose pas des systèmes ou des programmes économiques et politiques, elle ne manifeste pas de préférence pour les uns ou pour les autres, pourvu que la dignité de l’homme soit dûment respectée et promue et qu’elle-même se voie laisser l’espace nécessaire pour accomplir son ministère dans le monde »[11].

Si l’Église respecte la liberté, c’est parce qu’elle est viscéralement attachée à la défense de la dignité humaine mais, en même temps, elle doit faire entendre sa voix dès que cette même dignité est menacée.


1. ZIEBA Maciej, op. cit., p. 77. L’auteur poursuit : « c’est une vision du monde ayant un fondement transcendant, et se traduisant par un projet concret d’organisation sociale. La certitude découlant de la possession d’un fondement absolu et sa version concrète au niveau de la mise en œuvre politique permettent de faire usage de la force pour appliquer cette solution ».
2. CA, 25.
3. CA, 46.
4. Et même aujourd’hui encore, explique le cardinal Ratzinger, « il est indéniable que le Magistère peut courir le danger d’agir comme une autorité de parti. Mais, ajoute-t-il immédiatement, il est faux qu’il agisse ainsi de manière structurelle, et doive donc être nécessairement un instrument extra-scientifique de la contrainte de parti. En effet, la différence de structure entre l’Église et un parti constitué idéologiquement se situe exactement dans le problème de la vérité. (…) Le matérialisme suppose admis que, au commencement, n’existait pas la raison, mais l’irrationnel - la matière. La raison est donc le produit de l’irrationnel ; la vérité ne précède pas l’homme, mais se réalise seulement à partir du décret que l’homme réalise. L’« orthodoxie » ne peut être que le produit de l’orthopraxie, même si le projet de la théorie doit précéder la praxis. En d’autres termes, la vérité surgit dans le décret du parti et dépend totalement de lui. Par contre, selon la conviction fondamentale de la foi chrétienne, au commencement existait la raison et avec elle, la vérité. C’est cette dernière qui produit l’homme et la raison humaine, capable de vérité. La relation de l’homme à la vérité est fondamentalement réceptive et non productrice. Bien que la communauté de l’Église soit nécessaire comme condition historique pour l’activité de la raison, l’Église n’est pas identique à la vérité. Elle ne décrète pas la vérité, elle ne conditionne pas la vérité, mais est conditionnée par elle, et elle est posée comme espace de sa connaissance. La vérité reste donc essentiellement indépendante de l’Église, et l’Église lui est ordonnée comme son instrument » (Église, œcuménisme et politique, Fayard, 1987, pp. 213-214).
5. Op. cit., pp. 78-83.
6. Pour saint Paul (1 Co 1 et 2 ; Col 1 ; Ep 1,9 ; 3,9 et 18-19), le mystère est « le secret de la sagesse de Dieu, c’est-à-dire de son dessein sur l’histoire du monde et plus particulièrement pour le salut de celui-ci, secret inconnu même des « puissances » angéliques qui dominent le siècle présent, mais que Dieu révèle quand il veut, à qui il veut. Inaccessible à la sagesse des hommes, pour qui il n’est que folie (…), scandaleux pour les juifs eux-mêmes qui n’acceptent pas de dépasser les révélations seulement préparatoires, le mystère du salut est essentiellement la Croix du Christ, par laquelle les « puissances » révoltées contre le créateur sont dépossédées de leur domination, cependant que les croyants y trouvent la délivrance » (Bouyer). On peut aussi transposer et méditer ce que Camus trouvait d’anti-idéologique et d’anti-totalitaire dans la philosophie grecque : « la pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. Notre Europe, au contraire, lancée à la conquête de la totalité, est fille de la démesure » (Noces suivi de L’été, Gallimard-Livre de poche, 1959, pp. 139-140).
7. CA, 46.
8. CA, 25.
9. CA, 43.
10. ZIEBA M., op. cit., p. 76.
11. Id.. Cf. PP, 13. L’absence de solution technique n’empêche pas l’Église de dire une parole sur les questions temporelles car elle  »est « experte en humanité », et cela la pousse nécessairement, écrit Jean-Paul II, à étendre sa mission religieuse aux divers domaines où les hommes déploient leur activité à la recherche du bonheur, toujours relatif, qui est possible en ce monde, conformément à leur dignité de personnes.
   A l’exemple de mes prédécesseurs, ajoute-t-il encore, je dois répéter que ce qui touche à la dignité de l’homme et des peuples (…), ne peut se ramener à un problème « technique ». Réduit à cela, le développement serait vidé de son vrai contenu et l’on accomplirait un acte de trahison envers l’homme et les peuples qu’il doit servir.
   Voilà pourquoi l’Église a une parole à dire aujourd’hui comme il y a vingt ans, et encore à l’avenir, sur la nature, les conditions, les exigences et les fins du développement authentique, et aussi sur les obstacles qui l’entravent. Ce faisant, l’Église accomplit sa mission d’évangélisation, car elle apporte sa première contribution à la solution du problème urgent du développement quand elle proclame la vérité sur le Christ, sur elle-même et sur l’homme, en l’appliquant à une situation concrète » (SRS, 41).