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Chapitre 3 : L’originalité chrétienne

Nous allons, dans ce chapitre capital, nous appuyer sur quelques données fondamentales que nous avons établies, principalement, dans le premier tome car la position de l’Église est souvent mal interprétée. Quand l’Église dénonce les méfaits du collectivisme, on la croit complice des forces « réactionnaires » et quand elle critique les abus du capitalisme, elle est accusée de faire le lit du socialisme !

Nous savons que l’Église a le droit et le devoir de se pencher sur les réalités temporelles et donc aussi sur les questions économiques. C’est inévitable car « sans constituer le tout de l’homme, l’économie est partout dans l’homme »[1]. Elle est le lieu d’enjeux essentiels puisque « c’est à travers elle que l’homme peut être libéré de la misère ou écrasé par elle, qu’il peut accéder au développement culturel et spirituel ou s’asservir à la domination de l’avoir, qu’il peut grandir dans le partage et la solidarité, ou s’enfermer dans le repli ou la volonté de puissance »[2].

Foi et économie ne sont donc pas sans rapports : « Une foi qui concerne tout l’homme ; une économie qui est partout dans l’homme : il est clair que ces deux perspectives ne peuvent rester étrangères l’une à l’autre »[3]. Ainsi, rappelons-nous ce que la Congrégation pour l’éducation catholique écrivait naguère : « La mission de Jésus et son témoignage de vie ont mis en évidence que la vraie dignité de l’homme se trouve dans un esprit libéré du mal et renouvelé par la grâce rédemptrice du Christ. Toutefois, l’Évangile montre avec abondance de textes que Jésus n’a pas été indifférent ni étranger au problème de la dignité et des droits de la personne humaine, ni aux besoins des plus faibles, des plus nécessiteux et des victimes de l’injustice. En tout temps, il a révélé une solidarité réelle avec les plus pauvres et les plus miséreux ; il a lutté contre l’injustice, l’hypocrisie, les abus de pouvoir, l’avidité du gain des riches, indifférents aux souffrances des pauvres, en rappelant fortement la reddition des comptes finale, quand il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts »[4].

La pauvreté, nous allons le voir, est au centre des préoccupations économiques et sociales de l’Église.


1. FALISE Michel et REGNIER Jérôme, Economie et foi, Centurion, 1993, p. 10. Michel Falise, ancien recteur de l’Université catholique de Lille, président de la Fédération européenne des universités catholiques, est le fondateur, avec Jérôme Régnier, théologien, du Centre d’éthique contemporaine de l’Université catholique de Lille.
2. Id., p. 121.
3. Id., p. 10.
4. Congrégation pour l’éducation catholique, Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale, 1989.

⁢i. Une troisième voie ou une autre voie ?

Certaines présentations de la doctrine sociale de l’Église peuvent être mal comprises surtout si elles sont détachées de leur contexte explicatif.

En gardant bien en mémoire les condamnations du collectivisme et du libéralisme purs et durs, on pense, nous l’avons déjà vu, que cet enseignement est une voie moyenne ou, plus rarement, un système révolutionnaire qui ne devrait rien aux techniques des deux frères ennemis. Le futur pape Jean-Paul I parlait « d’un enseignement social tiré des principes de l’Évangile qui doit actuellement faire son chemin entre les idéologies opposées du capitalisme et du marxisme »[1].

Un commentateur de la doctrine sociale de l’Église parle de ses « conclusions apparemment modérées, à mi-chemin des extrêmes »[2].

d’un autre côté, on a présenté l’ordre social décrit par Pie XI dans Quadragesimo anno comme « une tentative de voie neuve »[3] et pour M. Zieba, la sévérité manifestée par Paul VI lorsqu’il décrit l’état du monde, dans Populorum Progressio, « incite à partir à la quête d’une « troisième voie » »[4]

Jean-Paul II a toutefois nettement affirmé que « la doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi. Elle n’est pas non plus une idéologie, mais la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien. C’est pourquoi elle n’entre pas dans le domaine de l’idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale »[5].


1. LUCIANI Albino, Humblement vôtre, Nouvelle Cité, 1978, p. 274.
2. GUITTON H., Catholicisme social, p. 33, cité in ARONDEL Philippe, Morale sociale chrétienne et discours libéral, Mame, 1991, p. 44.
3. CALVEZ J.-Y., L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 39.
4. ZIEBA Maciej, Les papes et le capitalisme, Editions Saint-Augustin, 2002, p. 69.
5. SRS, 41.

⁢ii. L’au-delà des idéologies

Méditons ce texte fondamental de Jean-Paul II.

Le socialisme et le libéralisme, dans la pureté de leur essence, sont des idéologies. Pour faire court, M. Zieba précise que l’idéologie a trois caractéristiques:

« 1) elle comporte une conception de la vérité et du bien ;

2) elle englobe toute la réalité dans un schéma simple et rigide ;

3) ses adeptes se considèrent comme autorisés à imposer cette conception à leurs congénères »[1]

Jean-Paul II le dit à sa manière : « Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, y compris la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une religion laïque »[2]. Et il ajoute : « L’Église n’ignore pas le danger du fanatisme ou du fondamentalisme de ceux qui, au nom d’une idéologie à prétentions scientifiques ou religieuses, estiment pouvoir imposer aux autres hommes leur conception de la vérité et du bien »[3].

Nous avons vu que le marxisme et le libéralisme avaient des « prétentions scientifiques » et nous savons, par ailleurs, les ravages de l’islamisme totalitaire.

Si le chrétien aussi parle de « vérité », celle-ci est d’une autre nature même si, à certaines époques de l’histoire, certains membres de l’Église ont agi en despotes transformant l’Église en parti intolérant⁠[4].

La vérité que les idéologues ont le sentiment de détenir, éclaire toute la réalité, elle ne peut être perçue par tous, pour des raisons diverses, de classe, de race, d’intelligence, de méchanceté, de caste, de nation ou de religion. Les chrétiens, par contre, explique M. Zieba⁠[5], ont foi dans l’existence d’une vérité absolue dont Dieu est le seul détenteur. L’Église n’en est que la dépositaire. Personne ne peut la posséder, elle est transcendante, c’est-à-dire en relation avec l’humain mais sans être, sans être limitée ou absorbée par lui. Elle est « mystère »⁠[6] et donc malgré ce que nous pouvons en savoir, par la révélation essentiellement, toujours « au-delà de l’humain, du rationnel, du philosophique et du théologique ». L’Église doit sans cesse méditer cette vérité mais elle sait, par le fait même, « que jamais au cours de l’histoire, tant qu’existeront le temps et l’espace, elle n’arrivera à la connaître entièrement ». L’Église « a reçu cette vérité, et la connaissance qu’elle en a est suffisante pour mener les hommes sur le chemin du salut. Mais, en fixant certains principes touchant à la réalité sociale, elle n’arrête pas pour autant de projet achevé sur la vie en société ou sur quelque système politico-économique ». Elle doit donc « veiller à ce qu’elle ne soit pas enfermée dans des catégories purement humaines ». Le risque existe toujours d’ »idéologiser » cette vérité, de la réduire à quelques formules simples à imposer.

La vérité chrétienne est d’une autre nature parce que « la foi chrétienne ne cherche nullement à réduire à un modèle rigide une réalité sociale et politique mouvante et admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses et imparfaites »[7]. Toute société temporelle est imparfaite et provisoire du fait m_me du péché originel et aucune « ne pourra jamais être confondue avec le Royaume de Dieu »[8]. L’Église, répétons-le, « n’a pas de modèle à proposer. Les modèles véritables et réellement efficaces ne peuvent être conçus que dans le cadre des différentes situations historiques, par l’effort de tous les responsables qui font face aux problèmes concrets sous tous leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels, imbriqués les uns dans les autres. Face à ces responsabilités, l’Église présente, comme orientation intellectuelle indispensable, sa doctrine sociale (…) »[9].

Quelle sera alors la tâche des chrétiens ? « Tendre à l’amélioration progressive des structures et des institutions existantes », répond Jean-Paul II⁠[10]. Tâche modeste, dira-t-on ! Oui, apparemment, mais attendons la suite, attendons de découvrir ce qui va guider les chrétiens dans leur tâche !

Dans cet esprit d’humilité, Jean-Paul II, à propos du développement, rappelle encore ce que Paul VI écrivait en 1967: « L’Église n’a pas de solutions techniques (…). En effet, elle ne propose pas des systèmes ou des programmes économiques et politiques, elle ne manifeste pas de préférence pour les uns ou pour les autres, pourvu que la dignité de l’homme soit dûment respectée et promue et qu’elle-même se voie laisser l’espace nécessaire pour accomplir son ministère dans le monde »[11].

Si l’Église respecte la liberté, c’est parce qu’elle est viscéralement attachée à la défense de la dignité humaine mais, en même temps, elle doit faire entendre sa voix dès que cette même dignité est menacée.


1. ZIEBA Maciej, op. cit., p. 77. L’auteur poursuit : « c’est une vision du monde ayant un fondement transcendant, et se traduisant par un projet concret d’organisation sociale. La certitude découlant de la possession d’un fondement absolu et sa version concrète au niveau de la mise en œuvre politique permettent de faire usage de la force pour appliquer cette solution ».
2. CA, 25.
3. CA, 46.
4. Et même aujourd’hui encore, explique le cardinal Ratzinger, « il est indéniable que le Magistère peut courir le danger d’agir comme une autorité de parti. Mais, ajoute-t-il immédiatement, il est faux qu’il agisse ainsi de manière structurelle, et doive donc être nécessairement un instrument extra-scientifique de la contrainte de parti. En effet, la différence de structure entre l’Église et un parti constitué idéologiquement se situe exactement dans le problème de la vérité. (…) Le matérialisme suppose admis que, au commencement, n’existait pas la raison, mais l’irrationnel - la matière. La raison est donc le produit de l’irrationnel ; la vérité ne précède pas l’homme, mais se réalise seulement à partir du décret que l’homme réalise. L’« orthodoxie » ne peut être que le produit de l’orthopraxie, même si le projet de la théorie doit précéder la praxis. En d’autres termes, la vérité surgit dans le décret du parti et dépend totalement de lui. Par contre, selon la conviction fondamentale de la foi chrétienne, au commencement existait la raison et avec elle, la vérité. C’est cette dernière qui produit l’homme et la raison humaine, capable de vérité. La relation de l’homme à la vérité est fondamentalement réceptive et non productrice. Bien que la communauté de l’Église soit nécessaire comme condition historique pour l’activité de la raison, l’Église n’est pas identique à la vérité. Elle ne décrète pas la vérité, elle ne conditionne pas la vérité, mais est conditionnée par elle, et elle est posée comme espace de sa connaissance. La vérité reste donc essentiellement indépendante de l’Église, et l’Église lui est ordonnée comme son instrument » (Église, œcuménisme et politique, Fayard, 1987, pp. 213-214).
5. Op. cit., pp. 78-83.
6. Pour saint Paul (1 Co 1 et 2 ; Col 1 ; Ep 1,9 ; 3,9 et 18-19), le mystère est « le secret de la sagesse de Dieu, c’est-à-dire de son dessein sur l’histoire du monde et plus particulièrement pour le salut de celui-ci, secret inconnu même des « puissances » angéliques qui dominent le siècle présent, mais que Dieu révèle quand il veut, à qui il veut. Inaccessible à la sagesse des hommes, pour qui il n’est que folie (…), scandaleux pour les juifs eux-mêmes qui n’acceptent pas de dépasser les révélations seulement préparatoires, le mystère du salut est essentiellement la Croix du Christ, par laquelle les « puissances » révoltées contre le créateur sont dépossédées de leur domination, cependant que les croyants y trouvent la délivrance » (Bouyer). On peut aussi transposer et méditer ce que Camus trouvait d’anti-idéologique et d’anti-totalitaire dans la philosophie grecque : « la pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. Notre Europe, au contraire, lancée à la conquête de la totalité, est fille de la démesure » (Noces suivi de L’été, Gallimard-Livre de poche, 1959, pp. 139-140).
7. CA, 46.
8. CA, 25.
9. CA, 43.
10. ZIEBA M., op. cit., p. 76.
11. Id.. Cf. PP, 13. L’absence de solution technique n’empêche pas l’Église de dire une parole sur les questions temporelles car elle  »est « experte en humanité », et cela la pousse nécessairement, écrit Jean-Paul II, à étendre sa mission religieuse aux divers domaines où les hommes déploient leur activité à la recherche du bonheur, toujours relatif, qui est possible en ce monde, conformément à leur dignité de personnes.
   A l’exemple de mes prédécesseurs, ajoute-t-il encore, je dois répéter que ce qui touche à la dignité de l’homme et des peuples (…), ne peut se ramener à un problème « technique ». Réduit à cela, le développement serait vidé de son vrai contenu et l’on accomplirait un acte de trahison envers l’homme et les peuples qu’il doit servir.
   Voilà pourquoi l’Église a une parole à dire aujourd’hui comme il y a vingt ans, et encore à l’avenir, sur la nature, les conditions, les exigences et les fins du développement authentique, et aussi sur les obstacles qui l’entravent. Ce faisant, l’Église accomplit sa mission d’évangélisation, car elle apporte sa première contribution à la solution du problème urgent du développement quand elle proclame la vérité sur le Christ, sur elle-même et sur l’homme, en l’appliquant à une situation concrète » (SRS, 41).

⁢iii. L’Église comme force critique….

En fait, l’enseignement social chrétien est redoutable parce que, relevant d’une vérité transcendante et refusant ainsi d’office toute solution qui serait fermée sur la réalité temporelle, il démasque les idéologies et les modèles, même chrétiens, qui veulent s’imposer⁠[1]

Et donc, « il n’est pas juste d’affirmer - comme le prétendent certains - que la doctrine sociale de l’Église condamne une théorie économique, sans plus. La vérité est que cette doctrine, en respectant la juste autonomie de la science, porte un jugement sur les effets de son application historique lorsqu’elle est violée sous une forme ou une autre, ou que la dignité de la personne est mise en danger. Dans l’exercice de sa mission prophétique, l’Église veut encourager la réflexion critique sur les processus sociaux, en ayant toujours comme point de mire le dépassement de situations non pleinement conformes aux objectifs tracés par le Seigneur de la Création »[2]. Et même, « à supposer qu’un penseur de génie construise un jour un système socio-économique complètement indépendant du marxisme et du libéralisme économique, la doctrine sociale chrétienne aurait sûrement son mot à dire en face d’une telle doctrine »[3]

Attentive à la conformité ou non d’une situation aux « objectifs du Seigneur », la doctrine de l’Église va exercer un jugement moral sur les réalités socio-économiques. C’est une idée-force dans toute la pensée sociale chrétienne depuis Léon XIII et que Pie XI, par exemple, a particulièrement soulignée : « A aucun prix (…) l’Église ne peut abdiquer la charge que Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi d’intervenir, non certes dans le domaine technique, à l’égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence, mais en tout ce qui touche à la loi morale. (…) S’il est vrai que la science économique et la discipline des mœurs relèvent chacune dans sa sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à affirmer que l’ordre économique et l’ordre moral sont si éloignés l’un de l’autre, si étrangers l’un à l’autre, que le premier ne dépend en aucune manière du second »[4].

« Aucun de ceux qui dirigent la vie économique des peuples, aucun talent d’organisation ne pourra jamais dénouer pacifiquement les difficultés sociales, si d’abord, sur le terrain économique lui-même, ne triomphe la loi morale, appuyée sur Dieu et sur la conscience. Là est la valeur fondamentale, source de toutes les valeurs dans la vie aussi bien économique que politique des nations ; c’est la monnaie la plus sûre : si on la conserve bien solide, toutes les autres seront stables, étant garanties par l’autorité la plus forte, par la loi de Dieu, immuable et éternelle »[5].

L’enseignement de l’Église, pour prendre un texte plus récent, « porte sur l’aspect éthique de cette vie, et prend en compte les aspects techniques des problèmes, mais toujours pour les juger sous l’angle moral »[6]. Il ne faut jamais oublier que l’Église propose une doctrine et non un programme laissé à l’appréciation du laïcat engagé dans l’histoire mouvante des sociétés et qui doit bien se garder d’identifier son choix à celui du Magistère. « L’Église continue à critiquer les systèmes économiques, ou plutôt leurs formes rigides, expression de principes indûment absolutisés. Elle se garde, en revanche, de prononcer qu’on doive écarter ces systèmes sous toute forme possible. Moyennant corrections, l’un et l’autre sont sans doute susceptibles de devenir acceptables. L’Église ne s’engage pas, d’autre part, sur les variétés concrètes possibles. En ce sens, elle se tient à distance des systèmes, comme des programmes »[7]. Comment l’Église pourrait-elle d’ailleurs se prononcer sur l’infinie variété des régimes socio-économiques concrets ? Devant les situations concrètes, à la fois nuancées et complexes, ce sont les Églises locales qui doivent exercer leur vigilance critique tout en s’abstenant de soutenir tel ou tel programme même s’il se veut explicitement chrétien⁠[8].

On peut à ce point de vue citer en exemple la lettre pastorale des évêques américains sur l’économie, publiée en 1986⁠[9]. Les évêques y écrivent « en tant que pasteurs, non pas comme des personnages publics. Nous parlons, précisent-ils encore, en tant qu’enseignants de la morale et non pas en techniciens de l’économie. Nous ne cherchons pas à avancer des arguments politiques ou idéologiques mais à faire ressortir les dimensions humaines et éthiques de la vie économique, aspects qui sont trop souvent négligés dans les débats publics »[10]. « Cette lettre pastorale n’est pas un projet pour l’économie américaine. Elle n’adopte aucune théorie précise sur la manière dont fonctionne l’économie américaine, pas plus qu’elle ne tente de résoudre les querelles entre les différentes écoles de pensée économique. Au lieu de cela, notre lettre pastorale a recours aux Écritures et à l’enseignement social de l’Église. C’est là que nous découvrons ce que notre vie économique doit servir, quels modèles elle doit suivre »[11]. Mais « l’Église n’est liée à aucun système particulier, économique, politique ou social ; elle a coexisté avec de nombreuses formes d’organisation économique et sociale et elle le fera encore à l’avenir, en évaluant chacune en fonction des principes moraux et éthiques : quelles sont les répercussions de tel système sur l’homme ? Est-il une aide ou une menace pour la dignité humaine ? »[12]. Il n’empêche que le document va analyser avec beaucoup de minutie tous les domaines de la vie sociale et économique américaine qui font problème. En descendant ainsi au plus près du vécu, l’Église est bien consciente que le jugement particulier qu’elle porte est bien particulier et non universel comme le principe dont il s’inspire. Le pape Jean-Paul II lui-même a présenté son encyclique Centesimus annus sous cet angle : « La présente encyclique, écrit-il, cherche à mettre en lumière la fécondité des principes exprimés par Léon XIII, principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église et, à ce titre, engagent l’autorité de son magistère. Mais la sollicitude pastorale m’a conduit, d’autre part, à proposer l’analyse de certains événements récents de l’histoire. Il n’est pas besoin de souligner que la considération attentive du cours des événements, en vue de discerner les exigences nouvelles de l’évangélisation, relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on n’entend pas exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations, car, en elles-mêmes, elles n’entrent pas dans le cadre propre du magistère »[13].

Ceci étant acquis, on comprend mieux dans quel sens on peut, malgré tout, parler d’une doctrine socio-économique, comme l’explique très clairement J.-Y. Calvez : « Si l’Église ne songe pas ou plus[14] à situer son propre enseignement social comme un système alternatif à d’autres systèmes, ceci ne signifie pas qu’elle s’abstienne de toute présentation d’un projet social. Elle en offre en vérité un, au sens d’ensemble de valeurs à respecter simultanément. Ce projet varie quelque peu dans la présentation selon les besoins des époques, les possibilités qu’elles comportent, les chances qu’elles connaissent. L’essentiel en est désormais assez bien déterminé »[15].

Quel est cet essentiel ?


1. Cf. ZIEBA M. : « (…) toutes les idéologies surgies d’un humus chrétien, et très souvent présentées comme la quintessence de l’engagement chrétien et de l’orthodoxie, sont non pas une affirmation intégrale et conséquente de la foi catholique, mais toujours un abus de la vérité et une version falsifiée du catholicisme, et ce, de manière radicale » (op. cit., p. 79).
2. JEAN-PAUL II, Discours aux hommes d’affaires, Durango (Mexique), 9-5-1990, in DC n° 2008, 17-6-1990, n° 3, p. 597.
3. BOISARD P., Les obstacles rencontrés par l’enseignement social chrétien, Ed. Universitaires, Fribourg, 1988, p. 15.
4. QA, Marmy, 546-547.
5. PIE XI, Caritate Christi, 1932.
6. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., n° 72.
7. Calvez J.-Y. cité in ARONDEL Ph., op. cit., p. 89, note 51.
8. Tous ces problèmes liés à l’action politique seront étudiés dans la dernière partie.
9. Justice économique pour tous : enseignement social catholique et économie américaine, 13-11-1986, in DC n° 1942, 21-6-1987, pp. 617-681.
10. Op. cit., n° 7. L’intention des évêques n’est pas simplement de répéter l’enseignement universel de Rome. Ils disent bien, au même endroit, qu’ils apportent « à cette tâche un double héritage fait de l’enseignement social catholique et des valeurs traditionnelles américaines ». Il s’agit donc d’orienter dans le « bon » sens une réalité unique qui a été étudiée avec l’aide de près de deux cents experts de toutes disciplines et de tous bords.
11. Id., n° 12.
12. Id., n° 130.
13. CA, 3.
14. Allusion, une nouvelle fois, à la proposition faite par Pie XI dans QA.
15. CALVEZ J.-Y., L’économie, l’homme et la société, Desclée de Brouwer, 1989, p. 297.

⁢iv. … au nom de l’homme.

Selon la formule maintenant consacrée, l’essentiel de la doctrine sociale chrétienne est « un ensemble de principes de réflexion et de critères de jugement et aussi de directives d’action pour que les changements en profondeur que réclament les situations de misère et d’injustice soient accomplis, et cela d’une manière qui serve le bien des hommes »[1]. Principes, critères et directives qui s’enracinent dans une anthropologie qui permet de répondre à ceux qui qualifient la doctrine sociale de l’Église comme « une doctrine du juste milieu ». « Ce qu’on entendra souvent, écrit J.-Y. Calvez, au sens d’une position indécise et sans option ferme…​. Mais pourquoi, faut-il répondre, ou au nom de quoi devrait-on opter pour la société seule, dont l’individu ne serait qu’un reflet transitoire ? ou bien pour la personne seule, qui pourrait bien établir des relations avec autrui, mais seulement à son gré, contractuellement, sans dépendance plus intime ? Les choses ne sont-elles pas tout à fait autres quand l’altérité est, justement, une dimension de la personne même, de la relation qu’est un homme ? et quand elle est, par voie de conséquence, tout entière marquée de personnalité, de spiritualité peut-on dire encore, au delà de ce qui serait seulement un arrangement pragmatique ? »[2]

En effet, « le principe essentiel de la doctrine sociale catholique est que l’homme est le fondement, la cause et la fin de toutes les institutions sociales - l’homme, être social par nature, et élevé à un ordre de réalités qui transcendent la nature »[3]. L’homme est donc au centre de tout l’ordre social et « cet être humain n’est pas l’homme abstrait ni l’homme considéré uniquement dans l’ordre de la nature pure, mais l’homme complet, tel qu’il est aux yeux de Dieu, son Créateur et son Rédempteur, tel qu’il est dans sa réalité concrète et historique qu’on ne saurait perdre de vue sans compromettre l’économie normale de la communauté humaine »[4]. Il s’agit de l’homme dans son intégralité et « de tout homme, dans toute la réalité absolument unique, de son être et de son action, de son intelligence et de sa volonté, de sa conscience et de son cœur. L’homme, dans sa réalité singulière (parce qu’il est une « personne ») a une histoire personnelle de sa vie, et surtout une histoire personnelle de son âme »[5].

La doctrine sociale de l’Église, c’est d’abord une vision anthropologique qui indique le but et les limites du système économique. Léon XIII parlait de « philosophie » sociale chrétienne. Pie XI, d’ »éthique » ou de « morale », face à la « science économique ». Celle-ci a ses méthodes et donc son autonomie. Mais il faut bien distinguer « quelles fins sont hors de la portée de l’activité humaine, quelles fins au contraire elle peut se proposer », autrement dit, ce que la science économique peut faire et « la fin suprême que le Créateur assigne à l’ordre économique tout entier », autrement dit, ce qui est moralement souhaitable, voire obligatoire. A ce point de vue, la « science économique » est incapable de se prononcer.⁠[6]

Préoccupé de rendement, de rentabilité, de croissance, « le monde de l’économie risque de ne pas se préoccuper de questions pourtant essentielles - la croissance pour qui, à quel coût, pour quelle promotion de l’homme…​- et de se considérer parfois comme le lieu essentiel, sinon décisif, du progrès de la condition humaine »[7]. Il a besoin de savoir à qui il s’adresse et pourquoi. Seule une « philosophie », une « morale », une « théologie morale »⁠[8] peut le guider pour lui éviter de sacrifier l’homme sur l’autel de l’efficacité, de quelle que manière qu’on la définisse.

Or, les idéologies se sont construites à partir d’une vision partielle ou erronée de l’homme et de la société.

Le libéralisme en exaltant l’individu se trompe sur la liberté : il oublie la dimension sociale et morale de l’homme⁠[9]. Il exalte la liberté sans référence à la vérité sur l’homme. Comment les libéraux, en effet, définissent-ils la liberté ? C’est, disent-ils, « la faculté que tout homme porte en lui d’agir selon sa détermination propre, sans avoir à subir d’autres contraintes que celles qui sont nécessaires à la liberté des autres. Le simplisme d’une telle définition n’a pas besoin d’être souligné tant sont graves et nombreux les problèmes qu’elle passe sous silence : l’homme est-il capable d’une détermination propre ? Sa condition n’influe-t-elle pas sur sa liberté ? Par rapport à quoi et à qui est-il libre ? Quelles sont les contraintes qui sont légitimes ? Etc. Mais, précisément, le caractère rudimentaire de la définition libérale de la liberté confère au libéralisme une assurance qui lui ferait défaut s’il lui fallait prendre en compte les scrupules des philosophes, les réticences du sociologue ou les doutes de l’homme de la rue. Le libéralisme ne s’interroge pas d’abord sur le sens de la liberté pour chercher ensuite dans quelle mesure les individus en bénéficient. Il pose qu’elle existe. Ce postulat écarte tout débat à son sujet. Il suffit d’affirmer que l’homme est libre dès lors qu’il n’obéit qu’à lui-même »[10]. La société, quant à elle, naît et profite de la créativité individuelle car, « avec le libéralisme, c’est l’individualisme qui impose sa loi. Et il croit pouvoir l’imposer sans scrupule puisque, selon lui, la propriété par où l’homme affirme sa puissance est aussi le moyen d’accroître la somme de ce qui est utile à tous »[11].

A cet optimisme rapide, Jean-Paul II répond, se référant à Léon XIII⁠[12], que « l’erreur (…) consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice »[13]. La conséquence ultime en est la guerre sous toutes ses formes, interne et externe, sociale, économique et militaire.

Quant au socialisme, il néglige le sens profond de la liberté de la personne humaine réduite à son caractère social. Il exalte une solidarité sans amour et se trompe sur l’égalité.

Pour les socialistes, au point de départ règne l’inégalité. Celle-ci découle d’une « loi naturelle » qui est « la diversité infinie de tout ce qui vit sur terre » et qui « constitue un des moteurs de la vie ». Dès lors, « deux hommes n’étant jamais pareils, l’un sans cesse tente de dominer l’autre ». Pour mettre fin à cette situation, le socialisme, par « la socialisation des moyens de production », par « l’organisation sociale et rationnelle du travail », instaure « la coopération de tous au profit de tous »[14]. Par là, le socialisme se présente comme « une autre morale »[15] et vise à « la transformation morale des hommes »[16] mais cette morale découle de la transformation socialiste de la société. Le bonheur et la liberté sont liés indissolublement à l’organisation sociale : « un maximum d’organisation sociale, en ce qui concerne la vie matérielle et le maximum d’indépendance individuelle, en ce qui concerne la vie intellectuelle et morale »[17]. Alors que pour les libéraux, l’autonomie est acquise et qu’ils conviennent, sur ce présupposé, de construire la société, le socialisme lui vise à rendre les hommes plus autonomes dans la mesure où ils estiment que « les conditions du bonheur sont une affaire collective » ou encore qu’ »il n’y a libre choix des individus en matière éthique que s’ils sont capables d’être solidaires les uns des autres ». Telle est la présentation faite en 2002 par le président du parti socialiste en Belgique⁠[18].

Toute cette vue est une erreur, selon Jean-Paul II, parce que le socialisme « considère l’individu comme un simple élément, une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l’individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L’homme est ainsi réduit à un ensemble de relations sociales, et c’est alors que disparaît le concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui construit l’ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la personne découlent la déformation du droit qui définit la sphère d’exercice de la liberté, ainsi que le refus de la propriété privée. En effet, l’homme dépossédé de ce qu’il pourrait dire « sien » et de la possibilité de gagner de gagner sa vie par ses initiatives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux qui la contrôlent ; cela lui rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de sa propre dignité de personne et entrave la progression vers la constitution d’une authentique communauté humaine »[19].

Face à ces perspectives incomplètes ou fausses, qu’est-ce que la foi et l’Église nous disent de l’homme ?


1. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., n° 72. Cette présentation renvoie à Paul VI, OA, n° 4 ; JEAN-PAUL II, Discours inaugural de Puebla, III, 7 ; JEAN XXIII, MM, n° 235.
2. L’Église et l’économie, L’Harmattan, 1999, p. 105.
3. MM, 219.
4. PIE XII, Allocution aux nouveaux cardinaux, 20-2-1946.
5. RH, 14.
6. Cf. CALVEZ J.-Y., L’Église et l’économie, op. cit., p. 107 et QA, Marmy 547.
7. FALISE M. et REGNIER J., op. cit., pp. 11-12.
8. Jean-Paul II souligne, en effet, que l’anthropologie chrétienne a sa source dans la Révélation et que, par le fait même, la doctrine sociale appartient au domaine de la théologie morale (SRS 38 et CA 55).
9. Cf. la mise en garde de Paul VI contre « le libéralisme philosophique qui est une affirmation erronée de l’autonomie de l’individu, dans son activité, ses motivations, l’exercice de sa liberté » (OA, 35) ou encore cette autre rappelant qu’ »une des ambigüités fondamentales de la liberté au siècle des Lumières tient à la conception du sujet de cette liberté comme individu se suffisant à lui-même et ayant pour fin la satisfaction de son intérêt propre dans la jouissance des biens terrestres » (Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., 13).
10. BURDEAU G., op. cit., p. 40.
11. Id., p. 85.
12. Libertas praestantissimum, n° 10.
13. CA 17.
14. ABS R., Les origines du socialisme en Belgique, Extrait de la revue Socialisme, sd, pp. 3-4. Une autre présentation, plus rapide, aboutit au même résultat. Elle proclame au point de départ que « les richesses en général, et spécialement les moyens de production, sont les agents naturels ou les fruits du travail manuel et cérébral des générations antérieures, aussi bien que de la génération actuelle ; elles doivent, par conséquent, être considérées comme le patrimoine de l’humanité. Le droit à la jouissance de ce patrimoine par des individus ou par des groupes ne peut avoir d’autre fondement que l’utilité sociale et d’autre but que d’assurer à tout être humain la plus grande somme possible de liberté et de bien-être » (Charte du Parti socialiste belge, adoptée au Congrès de Quaregnon en 1894, 1 et 2). Cette charte a toujours été considérée comme « parfaite » (Cf. LAROCK V. et YERNA J., in Le Peuple, 12 et 22 novembre 1974). On peut lire, à ce sujet, La charte de Quaregnon, déclaration de principes du Parti socialiste belge, Ed. de la Fondation Louis de Brouckère, 1980.
15. SIMONET H., in Journal de Charleroi, 25-26 août 1973.
16. Du POB au PSB, op. cit., p. 45.
17. Histoire des doctrines morales, Aperçu sur le socialisme et la morale, Centrale d’éducation ouvrière, Bruxelles, sd., p. 71. Notons que cette idée est celle de Stuart Mill qui « concilie la plus grande liberté d’action de l’individu, avec une appropriation commune des matières premières fournies par le globe et une participation égale de tous dans les bénéfices du travail commun » (De PAEPE C. et STEENS E., Manifeste du Parti socialiste brabançon, 1877, in Du POB au PSB, op. cit., p. 154).
18. Di RUPO Elio, Repensons la vie, op.cit.. Pour les socialistes, écrit un autre auteur, « l’émancipation de plus en plus large de chaque citoyen est inséparable du développement des services collectifs ». Ainsi, « pour ne prendre qu’un exemple : comment assurer, dans la perspective socialiste, l’émancipation de la femme si l’on ne crée pas un nombre suffisant de crèches, de garderies ? …​ c’est la condition indispensable pour permettre à la femme de choisir son destin, de déterminer elle-même si elle préfère travailler au dehors ou rester au foyer » (DORSIMONT Daniel, Pour l’autonomie de la personnalité humaine, in Socialisme, n° 111, juin 1972, pp. 224-238). Une femme ne sera donc librement mère au foyer que s’il y a, dans sa ville, une crèche où elle ne mettra pas ses enfants.
19. CA 13.

⁢v. Rapide retour à l’anthropologie chrétienne.

Nous avons, dès la première partie, répondu à cette question⁠[1] mais il n’est pas inutile d’y revenir pour, cette fois, montrer le lien entre les caractères essentiels de l’homme et un certain nombre de pratiques économiques que nous étudierons de manière détaillée plus tard.

Nous savons que « tout homme, quelle que soient ses convictions personnelles, porte en lui l’image de Dieu et mérite donc le respect »[2]. Par nature, il est « sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. La majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l’opprimer, ou pour tenter de l’anéantir »[3]. Le chrétien ne peut tolérer aucun système social oppressif. « L’homme, dit le Concile, est la seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même »[4] Image visible du Dieu invisible, la personne est investie d’une dignité transcendante. La transcendance humaine s’explique par le rapport qui existe entre l’homme et Dieu et aussi par le fait que l’homme transcende toutes les choses puisqu’il parvient par son intelligence et sa volonté à les dominer⁠[5]. Cette transcendance est merveilleusement confirmée par l’incarnation du Fils qui, pourrait-on dire, recrée l’homme par la rédemption⁠[6]. Car l’homme est aussi pécheur. Il faudra toujours tenir compte à la fois de son éminente dignité et de sa faiblesse⁠[7]. Ce réalisme éclairera singulièrement le problème de la propriété privée⁠[8] et justifiera les efforts de libération temporelle⁠[9]

Il n’empêche, le prix de l’homme est inestimable comme on le voit, de manière saisissante dans l’Évangile : le Christ guérit un homme en sacrifiant un troupeau d’environ deux mille porcs⁠[10]. « Que sert donc à l’homme, dira le Christ, de gagner le monde entier, s’il ruine sa propre vie ? »[11] Le cardinal Cardijn traduira cette histoire dans son fameux slogan : « Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde »[12]. Pense-t-on dans la pratique économique que « les biens du monde ne comptent pas autant que le bien de la personne, le bien qui est la personne même » ? Et Jean-Paul II ajoute : « toute violation de la dignité personnelle de l’être humain crie vengeance en présence de Dieu et devient une offense au Créateur de l’homme. En vertu de sa dignité personnelle, l’être humain est toujours une valeur en lui-même et pour lui-même, et il doit être considéré et traité comme tel ; jamais il ne peut être considéré et traité comme un objet dont on se sert, un instrument, une chose »[13].

Ce qui est dit de l’homme s’entend, il ne faut pas non plus l’oublier, de tout homme.« Il s’agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère »[14]. Dans la Genèse déjà, il était souligné que les biens de la terre étaient destinés à Adam, c’est-à-dire à tous les hommes. Il faudra s’en souvenir d’autant plus que tous ces hommes, fils d’un même Père, sont frères en Jésus-Christ. « Il n’y a plus, écrit saint Paul, ni juif, ni grec, il n’y a plus d’esclave ni d’homme libre ; il n’y a plus homme et femme ; vous êtes tous un seul dans le Christ Jésus »[15].

Sur la dignité de chaque homme, se fonde l’égalité entre les hommes et leur solidarité⁠[16] qui, dans la perspective chrétienne, culmine dans la communion et donc dans le don⁠[17]. La Genèse définit l’homme comme homme et femme⁠[18] soulignant, à sa manière, et dans son fondement, la caractère social de l’homme qui « ne s’épuise pas dans l’État mais se réalise de même dans divers groupes intermédiaires, de la famille[19] aux groupes économiques, sociaux, politiques et culturels qui, découlant de la même nature humaine, ont -toujours à l’intérieur du bien commun- leur autonomie propre »[20]. Dans la vie économique aussi, soit dit en passant, doit s’appliquer le principe de subsidiarité. Mais, pour revenir à la socialité de l’homme, elle ne devient collaboration effective qu’à travers le dialogue⁠[21] et vraie solidarité, comme nous l’avons vu, qu’à partir du moment où l’amour anime les relations sociales. Si nous acceptons le fait que « la personne se réalise pleinement dans le libre don de soi »[22], le don rend l’homme plus homme et donc plus activement « social », c’est-à-dire solidaire. Or l’histoire et l’actualité nous montrent cr_ment que le collectivisme⁠[23] et l’individualisme détruisent l’amour et donc toute solidarité vivante, toute collaboration franche.

La transcendance de l’homme, avons-nous dit, se manifeste par la recherche de la vérité et l’exercice de sa volonté.

Nous savons que la liberté, l’activité créatrice de l’homme et donc son esprit d’initiative et d’entreprise, est « un signe privilégié de l’image divine »[24]. Mais nous constatons aussi que les désordres sur le terrain économique et social sont la conséquence d’une erreur qui « consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice »[25]. Il faut rappeler sans cesse « le lien constitutif de la liberté humaine avec la vérité, lien si fort qu’une liberté qui refuserait de se lier à la vérité tomberait dans l’arbitraire et finirait par se soumettre elle-même aux passions les plus dégradantes et par s’autodétruire. d’où viennent, en effet, tous les maux que veut combattre Rerum novarum sinon d’une liberté qui, dans le domaine de l’activité économique et sociale, s’éloigne de la vérité de l’homme ? »[26] Sont nécessaires à la paix sociale « la tension morale et la force de rendre consciemment témoignage à la vérité »[27]. Pas de liberté sans vérité mais pas de vérité sans liberté. Si effectivement « l’homme est avant tout un être qui cherche la vérité et qui s’efforce de vivre selon cette vérité, de l’approfondir dans un dialogue constant qui implique les générations passées et à venir »[28], cette recherche doit se faire, en conscience et sans contrainte⁠[29]. Or, « dans les régimes totalitaires et autoritaires, on a poussé à l’extrême le principe de la prépondérance de la force sur la raison. L’homme a été contraint d’accepter une conception de la réalité imposée par la force et non acquise par l’effort de sa raison et l’exercice de sa liberté. Il faut inverser ce principe et reconnaître intégralement les droits de la conscience humaine, celle-ci n’étant liée qu’à la vérité naturelle et à la vérité révélée »[30].

La vérité dont il est question est, d’abord et avant tout, la vérité sur l’homme considéré dans toute sa dignité et sa complexité. C’est cette vérité sur l’homme intégral qui doit guider toute la pratique économique. Celle-ci, ordonnée au développement de l’homme, ne peut donc négliger sa dimension verticale : « (…)Le développement ne doit pas être compris d’une manière exclusivement économique, mais dans un sens intégralement humain. Il ne s’agit pas seulement d’élever tous les peuples au niveau dont jouissent aujourd’hui les pays les plus riches, mais de construire, par un travail solidaire, une vie plus digne, de faire croître réellement la dignité et la créativité de chaque personne, sa capacité de répondre à sa vocation, et donc à l’appel de Dieu. Au faîte du développement, il y a la mise en œuvre du droit et du devoir de chercher Dieu, de le connaître et de vivre selon cette connaissance ».⁠[31]

Si, par sa raison, l’homme peut avoir l’intuition de sa qualité et si l’homme contemporain y est tout particulièrement sensible⁠[32], au vu de tout ce qui précède et des insistances religieuses, il est clair que seule la foi révèle pleinement cette dignité transcendante⁠[33]. Dès lors, « la négation de Dieu prive la personne de ses racines et, en conséquence, incite à réorganiser l’ordre social sans tenir compte de la dignité et de la responsabilité de la personne »[34]. L’athéisme parce qu’il « prive l’homme de l’une de ses composantes fondamentales »[35], conduit à la destruction du milieu naturel⁠[36] et humain⁠[37] à l’aliénation de l’homme.

Très lucidement, Pie XI qui reconnaissait, en 1931, qu’un « socialisme mitigé » n’était pas très éloigné de ce que les chrétiens souhaitent n’en maintenait pas moins que « socialisme religieux, socialisme chrétien, sont des contradictions » pour la raison fondamentale que le socialisme construit une société fermée sur le temporel, ordonnée au « seul bien-être », subordonnant ou sacrifiant les biens les plus élevés de l’homme⁠[38].

Jean XXIII dira que « l’aspect le plus sinistrement typique de notre époque moderne se trouve dans la tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu, unique fondement sur lequel il puisse subsister, et de vouloir proclamer la grandeur de l’homme en le coupant de la source dont cette grandeur est issue et où elle s’alimente ; en réprimant, et si possible en éteignant, ses aspirations vers Dieu »[39].

Alors que le marxisme croyait que l’aliénation dépendait uniquement des rapports de production et de propriété et qu’elle se résoudrait par le collectivisme⁠[40], Jean-Paul II la situe précisément dans la fermeture au spirituel, dans « la perte du sens authentique de l’existence » à l’œuvre aussi bien dans les sociétés occidentales que dans les sociétés collectivistes : « il est nécessaire, précise le Saint Père, de rapprocher le concept d’aliénation de la vision chrétienne des choses, pour y déceler l’inversion entre les moyens et les fins : quand il ne reconnaît pas la valeur et la grandeur de la personne en lui-même et dans l’autre, l’homme se prive de la possibilité de jouir convenablement de son humanité et d’entrer dans les relations de solidarité et de communion avec les autres hommes pour lesquelles Dieu l’a créé. En effet, c’est par le libre don de soi que l’homme devient authentiquement lui-même, et ce don est rendu possible parce que la personne humaine est essentiellement « capable de transcendance ». L’homme ne peut se donner à un projet seulement humain sur la réalité, à un idéal abstrait ou à de fausses utopies. En tant que personne, il peut se donner à une autre personne ou à d’autres personnes et, finalement, à Dieu qui est l’auteur de son être et qui, seul, peut accueillir pleinement ce don. L’homme est aliéné quand il refuse de se transcender et de vivre l’expérience du don de soi et de la formation d’une communauté humaine authentique orientée vers sa fin dernière qu’est Dieu. Une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre les hommes »[41]. Dans un langage plus classique, on pourrait appeler aliénée, ou plutôt aliénante, la société qui freine, détourne, corrompt, étouffe l’amour de Dieu et du prochain, qui contredit donc ou du moins contrecarre, d’une manière ou d’une autre, le premier et le plus grand commandement. Si, « dans la société occidentale, l’exploitation a été surmontée, du moins sous la forme analysée et décrite par Karl Marx (…), l’aliénation n’a pas été surmontée dans les diverses formes d’exploitation lorsque les hommes tirent profit les uns des autres et que, avec la satisfaction toujours plus raffinée de leurs besoins particuliers et secondaires, ils se rendent sourds à leurs besoins essentiels et authentiques qui doivent régir aussi les modalités de la satisfaction des autres besoins »[42].

On comprend mieux, à lire ces insistances sur l’ouverture, le don à Dieu et aux autres, que Jean-Paul II ait pu écrire qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient »[43].

Pour faire court, on peut dire que l’éthique chrétienne est et doit être l’« expression active, au plan temporel, de la transcendance »[44]. Transcendance de l’homme qui doit être respectée, protégée, défendue, favorisée et transcendance du Royaume qui, au-delà du monde est déjà présent et doit être rendu toujours plus présent. Un homme qui doit toujours être plus à l’image de Dieu et une société toujours plus à l’image du Royaume. Telles sont nos références constantes, définitives⁠[45].


1. On peut lire aussi l’excellente synthèse de CALVEZ J.-Y., L’homme dans le mystère du Christ, Desclée De Brouwer, 1993.
2. CA, 22.
3. CA, 44.
4. GS, 24.
5. CA, 31.
6. « Le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam, en effet, le premier homme, était la figure de Celui qui devait venir, le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation. Il n’est donc pas surprenant que les vérités ci-dessus trouvent en Lui leur source et atteignent en Lui leur point culminant. « Image du Dieu invisible » (Col 1, 15), il est l’Homme parfait qui a restauré dans la descendance d’Adam la ressemblance divine, altérée dès le premier péché. Parce qu’en Lui la nature humaine a été assumée, non absorbée, par le fait même, cette nature a été élevée en nous aussi à une dignité sans égale. Car, par son incarnation, le Fils de dieu s’est en quelque sorte uni Lui-même à tout homme. Il a travaillé avec des mains d’homme, il a pensé avec une intelligence d’homme, il a agi avec une volonté d’homme, il a aimé avec un cœur d’homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l’un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché » (GS, 22). Cet admirable enseignement explique bien pourquoi « cet homme est la première route que l’Église doit parcourir en accomplissant sa mission (…), route tracée par le Christ lui-même, route qui, de façon immuable, passe par le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption » (RH, 14).
7. « Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière », on croit pouvoir bâtir le paradis en ce monde » (CA, 25).
8. Cf. CA, 25.
9. Comme l’explique bien J.-Y. Calvez, « la condition de péché entraîne pour l’homme le besoin de libération (…). La rédemption par le Christ est la libération fondamentale. Mais la libération reçue doit aussi être mise en œuvre, en raison des conséquences du péché, dans la vie de chaque chrétien, de chaque homme: dans l’existence terrestre. Elle a des dimensions psychologiques et spirituelles, culturelles et sociales, économiques et politiques » (L’homme dans le mystère du Christ, op. cit., p. 39).
10. Mc 5, 1-20.
11. Mc 8, 36.
12. Cf. JEAN-PAUL II, Homélie à la basilique de Saint-Denis (France), 31-5-1980, in DC n° 1788, 15-6-1980, pp. 571 et svtes.
13. Exhortation apostolique Christifideles laici (CL), 30-12-1988, n° 37.
14. CA, 53.
15. Ga 3, 28.
16. « La dignité personnelle constitue le fondement de l’égalité de tous les hommes entre eux. De là, la nécessité absolue de refuser toutes les formes, si diverses, de discrimination, qui, hélas ! continuent à diviser et à humilier la famille humaine, discriminations raciales, économiques, sociales, culturelles, politiques, géographiques, etc. Toute discrimination constitue une injustice absolument intolérable, non pas tant en raison des tensions et des conflits qu’elle peut engendrer dans le tissu social qu’en raison du déshonneur infligé à la dignité de la personne : et non seulement à la dignité de qui est victime de l’injustice, mais, davantage encore, de qui la commet. Base de l’égalité de tous les hommes entre eux, la dignité de la personne est aussi le fondement de la participation et de la solidarité des hommes entre eux : le dialogue et la communion s’enracinent finalement en ce que les hommes « sont » plus encore qu’en ce que les hommes « ont ». La dignité personnelle est une propriété indestructible de tout être humain. Il est fondamental de noter toute la force explosive de cette affirmation qui se base sur l’unicité irremplaçable de toute personne » (CL, 37).
17. « A la lumière de la foi, la solidarité tend à se dépasser elle-même, à prendre les dimensions spécifiquement chrétiennes de la gratuité totale, du pardon et de la réconciliation. Alors le prochain n’est pas seulement un être humain avec ses droits et son égalité fondamentale à l’égard de tous, mais il devient l’image vivante de Dieu le Père, rachetée par le sang du Christ et objet de l’action constante de l’Esprit Saint. Il doit donc être aimé, même s’il est un ennemi, de l’amour dont l’aime le Seigneur, et l’on doit être prêt au sacrifice pour lui, même au sacrifice suprême : « Donner sa vie pour ses frères » (cf. Jn 3, 16).
   Alors la conscience de la paternité commune de Dieu, de la fraternité de tous les hommes dans le Christ, « fils dans le Fils », de l’action vivifiante de l’Esprit Saint, donnera à notre regard sur le monde comme un nouveau critère d’interprétation. Au-delà des liens humains et naturels, déjà si forts et si étroits, se profile à la lumière de la foi un nouveau modèle d’unité suprême, reflet de la vie intime de Dieu un en trois Personnes, est ce que nous, chrétiens, désignons par le mot « communion » » (SRS, 40).
18. « L’homme est devenu image et ressemblance de Dieu non seulement par sa propre humanité mais aussi par la communion des personnes que l’homme et la femme forment dès le début » (JEAN-PAUL II, A l’image de Dieu, homme et femme, Cerf, 1980, p. 77).
19. Rappelons que la famille est le lieu privilégié où l’homme grandissant dans l’apprentissage de l’amour prend conscience de sa dignité. La famille est la première « communauté de travail et de solidarité » (CA, 49).
20. CA, 13.
21. Cf. CA 60-61.
22. CA 43. Rappelons que pour le philosophe E. LEVINAS, ( cf. Totalité et infini, Biblio-Essais, Livre de poche, 1990), « sortir de soi », s’occuper de l’autre, de sa souffrance, de sa mort, avant de s’occuper de sa propre mort, « c’est la découverte du fond de notre humanité, la découverte même du bien (…) ». C’est ainsi qu’il définit la sainteté: « Elle ne tient pas du tout aux privations, elle est dans la certitude qu’il faut laisser à l’autre en tout la première place - depuis l’ »après vous » devant la porte ouverte jusqu’à la disposition - à peine possible mais la Sainteté le demande - de mourir pour l’autre.
   Dans cette attitude de sainteté, il y a un tel retournement de l’ordre normal des choses, du naturel des choses, de la persistance dans l’être de l’ontologie des choses et du vivant, que c’est pour moi, là, le moment où par l’humain, l’au-delà de l’être - Dieu - me vient à l’idée » (POIRIE François, LEVINAS Emmanuel, Essai et entretiens, Babel, 1996, pp. 103-106). Notons encore que découvrir « l’autre plus grand que soi » est, pour l’auteur, le seul moyen d’arriver à une vraie égalité, de dépasser l’individualisme libéral où chacun se disant l’égal de tous en campant sur ses droits, bloque, en fait, tout le mécanisme social.
23. Ce n’est pas pour rien que l’antidote efficace au communisme polonais s’est appelé Solidarnosc !
24. GS, 17.
25. CA, 17.
26. CA, 4.
27. CA, 27.
28. CA, 4.
29. C’est toute la problématique de la liberté religieuse que Jean-Paul II résume dans Centesimus annus (13) : Dieu appelle et l’homme est responsable personnellement de sa réponse.
30. CA, 29.
31. CA, 29. Jean-Paul II le répète : « Aucun progrès authentique n’est possible sans respect du droit naturel élémentaire de connaître la vérité et de vivre selon la vérité. A ce droit se rattache, comme son exercice et son approfondissement, le droit de découvrir et d’accueillir librement Jésus-Christ, qui est le vrai bien de l’homme ».
32. RH, 11.
33. CA, 54.
34. CA, 13.
35. CA, 55.
36. CA, 37.
37. CA, 38.
38. QA, 590-597 (Marmy).
39. MM, 218. Cf. Ps CXXVI, 1: « Si ce n’est pas Dieu qui bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent ».
40. « Dans la marchandise, dans l’argent (solidaires de la division du travail, de la propriété privée et de l’échange), l’activité humaine s’est nécessairement aliénée » (LEFEBVRE H., Pour connaître la pensée de Karl Marx, Bordas, 1966, p. 238). Notons que Jean-Paul II ne retient que cet aspect de la théorie marxiste de l’aliénation. Celle-ci inclut aussi la religion car « en créant Dieu, l’homme s’est dépouillé de lui-même ; il a attribué à Dieu une puissance et un pouvoir de maîtrise sur la nature qui, en fait, n’appartiennent qu’à l’homme lui-même. Ce dépouillement de l’homme par l’homme, au profit de l’idée de Dieu, s’appelle, en langue marxiste, « aliénation humaine ». L’homme, dans la religion, aliène son pouvoir au profit de l’idée de Dieu (…). Il appartient à la critique marxiste de dénoncer cette illusion, de récupérer les forces humaines aliénées et de rendre l’homme à sa véritable destinée humaine » ( BAAS E., Introduction critique au marxisme, Alsatia, 1953, p. 23).
41. CA, 41.
42. Id..
43. Id., 5.
44. ARONDEL Philippe, Morale sociale chrétienne et discours libéral, Mame, 1991, p. 32. Cet ouvrage a été réalisé dans le cadre de la convention conclue entre la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) et l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales).
45. Est-ce à dire que les non-chrétiens ou les incroyants ne sont pas invités à cet engagement temporel ? Nous étudierons dans la dernière partie les possibilités et les conditions de collaboration mais disons, tout de suite, qu’il y a « minimum anthropologique » qui peut être acceptable pour diverses religions et visions du monde, un minimum indispensable, en tout cas, pour garantir, comme nous l’avons vu, une vraie démocratie et, comme nous le verrons, une économie libre (cf. ZIEBA M., op. cit., pp. 210-211) ? Dans ce minimum, nous pouvons ranger, en tête, le respect de la dignité de l’homme et donc du travailleur, dans tout homme puisque « croyants et incroyants sont généralement d’accord sur ce point : tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet » (GS, 12). En découlent la conviction que tout ce qui favorise la personnalité de l’homme et de la société, la convivialité, le dialogue, la solidarité, la liberté religieuse est bon et la condamnation de ce qui rend impersonnel, exploite, marginalise, réifie, réduit à l’état de producteur de consommateur. Qui ne pourrait souscrire à cette dénonciation de l’aliénation qui « au niveau de la consommation (…) engage l’homme dans un réseau de satisfactions superficielles et fausses, au lieu de l’aider à faire l’expérience authentique et concrète de sa personnalité ». Aliénation qui « se retrouve aussi dans le travail, lorsqu’il est organisé de manière à ne valoriser que ses productions et ses revenus sans se soucier de savoir si le travailleur, par son travail, s’épanouit plus ou moins en son humanité, selon qu’augmente l’intensité de sa participation à une véritable communauté solidaire, ou bien que s’aggrave son isolement au sein d’un ensemble de relations caractérisé par une compétitivité exaspérée et des exclusions réciproques, où il n’est considéré que comme un moyen, et non comme une fin » (CA, 41). Dans cet esprit, un chrétien tirera grand profit, par exemple, de la lecture de livres comme celui de CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Ed. Sociales, 1981 ou encore de BAUDRILLARD Jean, La société de consommation, Idées-Gallimard, 1981 Nous y reviendrons.

⁢vi. La pauvreté

Le souci majeur de la dignité de l’homme justifie « l’option préférentielle pour les pauvres » et la « destination universelle des biens » qui sont deux exigences majeures et fondatrices dans l’enseignement social chrétien.

⁢a. qu’est-ce que la pauvreté et qui est pauvre ?

En 2008, en Belgique, le monde politique déclarait pauvre l’isolé gagnant moins de 842 euros et le ménage disposant de moins de 1726 euros. La pauvreté ainsi définie est matérielle et relative au niveau de vie moyen d’une population à un moment donné.

Pour le dictionnaire (R), la pauvreté est l’état d’une personne qui manque de moyens matériels puis ,par extension, il désigne une insuffisance dans le domaine matériel ou moral⁠[1]. Ainsi, tout le monde sait qu’il y a à travers le monde « une multitude incalculable d’hommes et de femmes, d’enfants, d’adultes et de vieillards, en un mot de personnes humaines et uniques, qui souffrent sous le poids intolérable de la misère. Ils sont des millions à être privés d’espoir…​ »⁠[2]

Pour les Nations Unies, « on mesure habituellement la pauvreté par le revenu ou les dépenses qui suffisent à maintenir un niveau de vie réduit au strict minimum. Mais elle se définit aussi par des facteurs tels que la nutrition, l’espérance de vie, l’accès à l’eau salubre et aux moyens d’assainissement, les maladies, l’alphabétisation[3] et d’autres aspects de la condition humaine »[4].

Ce sont ces « autres aspects » qu’évoque Jean-Paul II lorsqu’il écrit « que, dans le monde d’aujourd’hui, il existe bien d’autres formes de pauvreté. Certaines carences ou privations ne méritent-elles pas, en effet, ce qualificatif ? La négation ou la limitation des droits humains - par exemple le droit à la liberté religieuse, le droit de participer à la construction de la société, la liberté de s’associer, ou de constituer des syndicats, ou de prendre des initiatives en matière économique - n’appauvrissent-elles pas la personne humaine autant, sinon plus, que la privation des biens matériels ? Et un développement qui ne tient pas compte de la pleine reconnaissance de ces droits est-il vraiment un développement à dimension humaine ? »[5]

La pauvreté prend donc des formes très diverses de la marginalisation à la misère mortelle en passant par des situations de domination ou d’esclavage⁠[6]. la pauvreté est multiforme.

En fait, l’Église qui veut défendre et promouvoir la dignité de la personne humaine considérée dans son intégralité, considère comme cause de pauvreté et donc comme mal tout ce qui empêche, freine, étouffe, altère la pleine humanité de l’homme dans sa réalité personnelle et sociale. Car si la pauvreté a des causes individuelles (maladie, faille de la personnalité, ignorance, paresse, etc.), elle a aussi des causes structurelles et extérieures : catastrophes naturelles (inondation, sécheresse, tremblement de terre, éruption volcanique, typhon), violences, systèmes économiques et politiques aberrants et même, comme nous le verrons plus loin, un certain développement générateur de sous-développement. Même dans les pays avancés, il apparaît que des mesures pour lutter contre certaines pauvretés en entraînent d’autres. Ainsi, le coût de la lutte contre le chômage et des différents services sociaux peuvent être responsables de crises ou difficultés économiques.

Quant aux zones de pauvreté, elles ne sont pas confinées dans ce qu’on appelle le « Tiers-Monde ». Très opportunément, l’Église nous rappelle que « certains aspects caractéristiques du Tiers-Monde apparaissent aussi dans les pays développés où la transformation incessante des modes de production et des types de consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent facilement être marginalisés, comme le sont, en même temps qu’eux, les personnes âgées, les jeunes incapables de bien s’insérer dans la vie sociale, ainsi que, d’une manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu’on appelle le Quart-Monde. Dans ces conditions, la situation de la femme est loin d’être facile ».⁠[7] La pauvreté est universelle.

Sous quelque forme que ce soit et où que ce soit, la pauvreté est un scandale en soi puisqu’elle attente d’une manière ou d’une autre à la dignité de l’homme mais le scandale est tout particulièrement grave à une époque où existent bien des possibilités de la réduire⁠[8].

Au lieu de tout faire pour lutter contre les manques essentiels, on persiste à intenter un procès aux pauvres accusés d’être responsables de leur pauvreté comme l’aveugle-né de l’évangile, dont on disait : « Qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? »[9]. On pense souvent qu’ils n’ont que le sort qu’ils méritent: paresse, alcoolisme, familles nombreuses, incapacité à gérer un budget, failles de la personnalité, manque de formation, manque d’hygiène et de santé, poids des cultures traditionnelles, etc.. Certains accusent aussi des caractères raciaux…​

Les pauvres deviennent des gêneurs.⁠[10] Déjà, au moment de la révolution en France, le nouveau pouvoir bourgeois a veillé à écarter les pauvres de la vie politique⁠[11] et de la garde nationale⁠[12]. Aujourd’hui, « des milieux riches et influents croient voir dans les populations pauvres du Sud un ennemi potentiel qu’il convient d’endiguer. Au lendemain de l’implosion du système communiste, certains voient dans la masse des pauvres le nouvel ennemi à affronter »[13].

Pour d’autres, l’appauvrissement est une bonne chose car il profite aux pauvres : « Comme on prétend que l’insolvabilité est due à la corruption, à la paresse, à l’irrationalité des débiteurs, elle est donc coupable et non excusable. On insinue ainsi que si la dette est légitime, il est légitime qu’elle soit remboursée même au prix de la mort (…). Par ailleurs, en s’appuyant sur le mythe incontesté du caractère salvifique du respect des lois du marché, on avance que l’exigence du remboursement est bonne même pour les débiteurs, fût-ce au prix de leur sang. Eux-mêmes y gagneraient grâce à la « main invisible », car le marché fonctionne au bénéfice de tous. Il ne faut donc pas en suspendre les règles. Le sacrifice sert l’intérêt général et il est juste. Une remise de la dette serait une fausse clémence »[14].


1. Pour une approche plus détaillée des diverses formes de pauvretés définies comme manques involontaires, on peut lire HENRY Antonin-Marcel, Vivre et combattre la pauvreté, Cerf, 1986, pp. 17-33. A.-M. Henry est ingénieur, dominicain et a fait de nombreux séjours dans le tiers-monde.
2. SRS, 13.
3. Jean-Paul II aussi relève que, «  pour les pauvres s’est ajoutée à la pénurie des biens matériels celle du savoir et des connaissances qui les empêche de sortir de leur état d’humiliante subordination (…​). De nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas aujourd’hui des moyens d’entrer, de manière efficace et digne de l’homme, à l’intérieur d’un système d’entreprise dans lequel le travail occupe une place réellement centrale. Ils n’ont la possibilité ni d’acquérir les connaissances de base qui permettent d’exprimer leur créativité et de développer leurs capacités, ni d’entrer dans le réseau de connaissances et d’intercommunications qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités. En somme, s’ils ne sont pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés ; et le développement économique se poursuit, pour ainsi dire, au-dessus de leur tête » (CA, 33).
4. La pauvreté mondiale, Fiches d’information, 2, Sommet mondial pour le développement social, Copenhagen, 6-12 mars 1995. Cité in O’NEILL Louis, Initiation à l’éthique sociale, Fides, Québec, 1998, p. 357. L’auteur ajoute: « Selon la Banque mondiale, le seuil de la pauvreté s’établit à 370 dollars américains par an, par individu. Il va de soi que pour les pays dits avancés, le seuil est plus élevé : les conditions climatiques exigent souvent plus de ressources et les besoins estimés fondamentaux sont plus considérables. Le sentiment d’un manque ou d’un besoin est aussi fonction de l’ambiance sociale et des normes de bien-être définies par la publicité, les comportements de l’entourage, la prise de conscience de privations devenues intolérables, etc. ».
5. SRS, 15.
6. Pour une description plus détaillée des pauvretés à combattre, lire HENRY Antonin-Marcel, Vivre et combattre la pauvreté, Cerf, 1986, pp. 17-39. Selon François de Bernard, philosophe, consultant en finance publique et privée et président du GERM (Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations), certains organismes internationaux en reviennent à une définition plus restrictive de la pauvreté. Il s’appuie notamment sur le Rapport sur le développement dans le monde 2000-2001, publié par la Banque mondiale, pour dire qu’ »après avoir essayé à diverses reprises de s’éloigner des définitions purement financières de la pauvreté (en termes de « revenus »), après avoir expérimenté une série d’approches multidimensionnelles - prenant en compte, par exemple : éducation, santé, « vulnérabilité », « absence de pouvoir » ou « de parole », etc. -, après avoir multiplié les efforts de définition d’une pauvreté multicritère, la Banque et les autres spécialistes institutionnels de la pauvreté ont fait la critique de cette « multidimensionnalité » au motif qu’elle serait au bout du compte invalide et inutilisable, et ils en sont revenus à une acception presque uniquement financière de la pauvreté. De même, et corrélativement, la « lutte contre la pauvreté » reste prisonnière d’une batterie d’indicateurs (aussi bien pour « mesurer la pauvreté » que pour cibler sa « réduction ») seulement quantitatifs, justifiés par le constat que les indicateurs qualitatifs de la pauvreté ne seraient pas exploitables en pratique sur le plan de la formulation des politiques de lutte. » (La pauvreté durable, Le Félin, 2002, p. 22).
7. CA, 33.
8. C’est la thèse défendue par GALBRAITH John K., L’ère de l’opulence, Calmann-Lévy, 1961.
9. Jn 9, 2.
10. Le 3 février 2016, le gouverneur de Flandre occidentale préconisait de ne pas nourrir les réfugiés.
11. « N’est électeur que le citoyen inscrit aux rôles d’imposition pour une somme équivalente, au moins, à trois journées de travail. Pour être éligible, le prix sera de cinquante journées de travail. Seuls sont admis comme électeurs les Français au moins un peu aisés ; seuls peuvent devenir représentants du peuple les citoyens riches. Mesure de prudence pour la sauvegarde de la Propriété » (GUILLEMIN H., Silence aux pauvres !, Arléa, 1996, p. 36).
12. « Une heureuse et première épuration s’obtiendra au moyen du port obligatoire de l’uniforme, un très bel uniforme bleu et rouge dessiné par La Fayette, mais qui coûte quatre-vingts livres. Dépense inconcevable pour l’artisan qui gagne (quand il peut travailler) vingt sols dans sa journée et paie quatorze sols la miche familiale. On s’oriente vers l’interdiction légale des passifs, qui n’a rien d’urgent puisqu’elle s’est accomplie d’elle-même sans que les législateurs interviennent. Robespierre a protesté en articulant (c’était sa manie) une de ces vérités qui sont faites pour être non dites : « Ainsi vous voulez diviser la nation en deux classes dont l’une ne sera armée que pour contenir l’autre ». La Fayette paraît bien être l’inventeur d’un terme qui fera fortune dans le vocabulaire politique fort au-delà de 1789 et particulièrement au siècle suivant: les honnêtes gens, lesquels sont, pour lui, les gens de bien, c’est-à-dire ceux qui ont du bien. Et c’est Robespierre encore qui prétendra lourdement : d’un côté, donc, les honnêtes gens, de l’autre côté la canaille, la populace, les gens de rien » (Id., pp. 37-38).
13. SCHOOYANS M., L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1997, p. 235. Nous développerons cette question plus loin. Le lecteur pressé peut consulter aussi les autres œuvres de M. Schooyans : La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995, pp. 47-58 ou Bioéthique et population. Le choix de la vie, Fayard, 1994, qu. 88.
14. BEAUDIN Michel, Endettement du Tiers-Monde : l’idole financière et sa violence sacrificielle, in La question sociale hier et aujourd’hui, PUL, 1992, p. 528.

⁢b. Telle n’est pas l’attitude de l’Église.

Dès le texte de la Genèse, est affirmée la destination universelle des biens. Dieu fait alliance avec tous les hommes auxquels il confie la gestion de la terre : « Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. » Dieu dit : « Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture »[1]. Quand Dieu renouvellera son alliance avec Noé et ses fils, il leur dira : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre. Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comm1e de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture, je vous donne tout cela au même titre que la verdure des plantes. »[2]

L’humanité représente désormais Dieu sur terre. L’auteur du Livre de la Sagesse s’adresse à Dieu en disant bien : « toi qui, par ta sagesse, as formé l’homme pour dominer sur les créatures que tu as faites, pour régir le monde en sainteté et justice et exercer le jugement en droiture d’âme (…) »⁠[3] . Il n’est donc pas étonnant d’entendre cette recommandation : « qu’il n’y ait pas de pauvre chez toi. Car Yahvé ne t’accordera sa bénédiction dans le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage pour le posséder, que si tu écoutes vraiment la voix de Yahvé ton Dieu, en gardant et pratiquant tous ces commandements que je te prescris aujourd’hui »[4]. La mission de l’humanité est claire : nous devons agir comme le Seigneur⁠[5] et donc veille à ce qu’il n’y ait pas de pauvres ! Mais cet idéal ne peut être réalisé qu’à la condition d’obéir aux dix « paroles » de Dieu. C’est dire, en même temps, que l’idéal restera un idéal toujours hors d’atteinte : : « Certes, les pauvres ne disparaîtront point de ce pays ; aussi je te donne ce commandement : Tu dois ouvrir ta main à ton frère, à celui qui est humilié et pauvre dans ton pays. »[6]


1. Gn 1, 28-29.
2. Gn 9, 1-3.
3. Sg 9, 2-3.
4. Dt 15, 4-5.
5. « Nous avons l’autorité sur la création dans la mesure seulement où nous sommes images du Seigneur. Et il a voulu partager avec nous sa souveraineté, parce que « les biens des amis sont en commun », et il s’est fait notre ami par l’intermédiaire du Verbe, son image, selon laquelle nous avons été créés. Nous sommes également héritiers du Créateur parce qu’il nous a créés pour être ses enfants. Cette qualité d’héritiers, ajoutée au fait que nous sommes images de Dieu, nous oblige à agir comme Dieu lui-même, qui a tout créé non pas pour son propre avantage, mais pour en faire bénéficier tous les hommes » (SANCHEZ, Carlos Ignacio sj, Université grégorienne, Rome, Aspects patristiques, in Une terre pour tous les hommes, La destination universelle des biens, Actes du colloque international organisé par le Conseil pontifical « Justice et Paix », 13-15 mai 1991, Centurion, 1992, pp. 17-18).
6. Dt 15, 11.

⁢c. Pourquoi les biens sont-ils destinés à tous ?

Les Pères de l’Église, surtout Grégoire de Naziance⁠[1], soulignent le fait que nous naissons nus, sans biens et entièrement dépendants de ceux qui nous ont précédés. On peut aussi ajouter que nous sommes éphémères, fragiles physiquement et moralement⁠[2] Nous sommes donc tous pauvres, fondamentalement et radicalement. Certes les circonstances de notre naissance mettront plus ou moins de biens à notre disposition mais aucun lieu ne produit tous les biens et personne ne jouit de toute la connaissance et de toute la sagesse de sorte que nous aurons toujours besoin des autres. Par ailleurs, nous quittons la vie sans aucun bien matériel mais enrichis des biens moraux et spirituels que nous aurons accumulés au long de notre vie - ce qui révèle l’importance première des richesses immatérielles - grâce, ne l’oublions pas, à l’être reçu : « car vous étiez avant que je ne fusse, dit saint Augustin à Dieu, et je n’étais pas digne de recevoir de vous l’être. Et pourtant voici que je suis, grâce à votre bonté qui a précédé tout ce que vous m’avez donné d’être, et tout ce dont vous m’avez fait ».⁠[3]

A sa manière, en restant sur les terrains sociologique et psychologique, Jean-Paul II aussi a suggéré que nous sommes tous pauvres. Lors de sa visite aux États-Unis, en 1987, il a montré qu’il ne faut pas avoir une vision étroite de la pauvreté. Non seulement parce que des gens souffrent de privation matérielle et d’appauvrissement spirituel, de manque de libertés et de respect de leur dignité, mais, ajoutait-il, « il y a une forme de pauvreté très spéciale et très pitoyable : la pauvreté de l’égoïsme, la pauvreté de ceux qui possèdent et ne veulent pas partager, de ceux qui pourraient être riches en donnant mais choisissent d’êtres pauvres en gardant tout ce qu’ils ont. Ceux-là également ont besoin d’aide », concluait-il⁠[4]. Toutes les richesses intellectuelles, morales, spirituelles et matérielles gardées et non partagées sont donc une source d’appauvrissement. Qui, dans ces conditions, n’est donc concerné ?

Qui ne voit, en définitive, que tous les hommes ont besoin pour développer leur humanité, pour grandir, des biens de la terre et des biens que les autres peuvent fournir et qu’il est impossible de justifier l’accaparement quel que soit son objet ?

Reste à réfléchir au modalités de la répartition des biens. Ce sera la question difficile que nous aborderons dans le chapitre suivant.

En attendant, nous pourrions dire, avec une pointe de provocation, en nous appuyant sur l’Ancien testament : bienheureux les riches mais malheur à eux !

Bienheureux les riches ou plutôt, bénédiction des richesses, des biens de ce monde, qui, explique J. Buisson⁠[5], est « un préalable nécessaire à la béatitude de la pauvreté », dont nous parlerons plus loin.

Dès le premier chapitre de la Genèse, il est proclamé et répété que toute la création est bonne. Pour récompenser Abraham de son obéissance, Dieu lui dit : « je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est sur le bord de la mer, et ta postérité conquerra la porte (les villes) de ses ennemis »[6]. Et, plus tard, le serviteur d’Abraham pourra dire : « Yahvé a comblé mon maître de bénédictions et celui-ci est devenu très riche ; il lui a donné du petit et du gros bétail, de l’argent et de l’or, des serviteurs et des servantes, des chameaux et des ânes »[7]. Job qui était « un homme intègre et droit qui craignait Dieu et se gardait du mal », était très riche. Il avait 10 enfants et « possédait aussi sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs et cinq cents ânesses, avec de très nombreux serviteurs. Cet homme était le plus fortuné de tous les fils de l’Orient. Ses fils avaient coutume d’aller festoyer chez l’un d’entre eux, à tour de rôle, et d’envoyer chercher leurs trois sœurs pour manger et boire avec eux »[8]. Après avoir subi l’épreuve que Dieu lui avait infligée (la perte de ses enfants et de tous ses biens), « Yahvé restaura la situation de Job (…) et même Yahvé accrut au double tous les biens de Job. (…) Il mourut chargé d’ans et rassasié de jours »[9].

Et même dans le Nouveau Testament, nous assistons à de nombreux festins auxquels participe Jésus dont on dit « Voilà un glouton et un ivrogne » !⁠[10] On se souvient des noces de Cana où Jésus procura, par son premier miracle, « six jarres » de « deux ou trois mesures » remplies de vin. Quand on sait qu’une mesure est d’environ quarante litres, on estime aisément l’abondance de vin procuré aux participants qui avaient déjà bien bu semble-t-il car « le vin manqua », note l’évangéliste⁠[11].

Un autre passage de l’Évangile est très intéressant pour notre propos: « Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare, que Jésus avait ressuscité d’entre les morts. On lui fit là un repas. Marthe servait. Lazare était un des convives. Alors Marie, prenant une livre d’un parfum de nard pur, de grand prix, oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux ; et la maison s’emplit de la senteur du parfum. Mais Judas l’Iscariote, l’un des disciples, celui qui allait le livrer, dit : « Pourquoi ce parfum n’a-t-il pas été vendu trois cents deniers qu’on aurait donnés à des pauvres ? » Mais il dit cela non par souci des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, tenant la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait. Jésus dit alors : « Laisse-la : c’est pour le jour de ma sépulture qu’elle devait garder ce parfum. Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours »[12] . Marc⁠[13] et Matthieu⁠[14] qui rapportent aussi cette scène notent sans précision que les disciples protestent contre ce gaspillage⁠[15]. En effet, 300 deniers représentent, à l’époque, le salaire de 300 jours de travail !⁠[16]

Bénis soient donc les biens de ce monde !

Mais nous sommes appelés à les partager. Pour que tous puissent se « vêtir » et parce que nous devons nous devons toujours être plus « à l’image » de Dieu qui a tenu à partager avec nous sa souveraineté. Il a en effet tout créé non pour lui mais pour que tous les hommes en bénéficient. Constamment, sa volonté s’exprime dans ce sens dans l’Ancien Testament.

Si la paresse est accusée d’appauvrir et est condamnée : « Main nonchalante appauvrit »[17], il est dit aussi qu’« il pèche celui qui méprise son prochain ; heureux qui a pitié des pauvres »[18]. Le travail est une valeur au contraire de la pauvreté définie comme manque.

L’accaparement est durement dénoncé dans de nombreux textes. Le plus célèbre est certainement celui de la vigne de Nabot⁠[19] convoitée par le roi Achab qui, grâce à la perfidie assassine de sa femme Jézabel, va s’en emparer : « Alors la parole de Yahvé fut adressée à Elie le Tishbite en ces termes : « Lève-toi et descends à la rencontre d’Achab, roi d’Israël à Samarie. Le voici qui est dans la vigne de Nabot, où il est descendu pour se l’approprier. Tu lui diras ceci : Ainsi parle Yahvé : Tu as assassiné, et de plus tu usurpes ! C’est pourquoi, ainsi parle Yahvé : A l’endroit même où les chiens ont lapé le sang de Nabot, les chiens laperont ton sang à toi aussi. Achab dit à Elie : « Tu m’as donc rattrapé, ô mon ennemi ! » Elie répondit : « Oui, je t’ai rattrapé. Parce que tu as agi en fourbe, faisant ce qui déplaît à Yahvé, voici que je vais faire venir sur toi le malheur : je balayerai ta race, j’exterminerai les mâles de la famille d’Achab, liés ou libres en Israël. Je ferai de ta maison comme de celle de Jéroboam fils de Nebat et de Basha fils d’Ahiyya, car tu as provoqué ma colère et fait pécher Israël. (Contre Jézabel aussi Yahvé a prononcé une parole : « Les chiens dévoreront Jézabel dans le champ de Yizréel. ») Celui de la famille d’Achab qui mourra dans la ville, les chiens le mangeront, et celui qui mourra dans la campagne, les oiseux du ciel le mangeront. »

On entendra les prophètes tonitruer contre l’avidité des possédants et les injustices des propriétaires fonciers : « Malheur, à ceux qui ajoutent maison à maison, qui joignent champ à champ jusqu’à ne plus laisser de place et rester seuls habitants au milieu du pays »[20]. « S’ils convoitent des champs, ils s’en emparent ; des maisons, ils les prennent ; ils saisissent le maître avec sa maison, l’homme avec son héritage »[21]. Par la bouche d’Amos⁠[22], Yahvé laisse éclater sa colère: « Ainsi parle Yahvé : Pour trois crimes et pour quatre, je l’ai décidé sans retour ! Parce qu’ils vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de sandales ; parce qu’ils écrasent la tête des faibles sur la poussière de la terre et qu’ils font dévier la route des humbles ; parce que fils et père vont à la même fille[23] afin de profaner mon saint nom ; parce qu’ils s’étendent sur des vêtements pris en gage, à côté de tous les autels, et qu’ils boivent dans la maison de leur dieu le vin de ceux qui sont frappés d’amende. Et moi[24], j’avais anéanti devant eux l’Amorite, lui dont la taille égalait celle des cèdres, lui qui était fort comme les chênes ! J’avais anéanti son fruit, en haut, et ses racines, en bas ![25] Et moi, je vous avais fait monter du pays d’Égypte, et pendant quarante ans, menés dans le désert, pour que vous possédiez la pays de l’Amorite ! J’avais suscité parmi vos fils des prophètes, et parmi vos jeunes gens des nazirs ![26] N’en est-il pas ainsi, enfants d’Israël ? Oracle de Yahvé. Mais vous avez fait boire du vin aux nazirs, aux prophètes vous avez donné cet ordre : « Ne prophétisez pas ! » Eh bien ! moi, je vais vous broyer sur place comme broie le chariot plein de gerbes (…). »

Si Dieu s’emporte contre les ceux qui amassent, spéculent, exploitent parce qu’ils ont oublié sa loi⁠[27], il prend la défense des pauvres, en particulier la veuve, l’orphelin et l’immigré : « Tu ne porteras pas atteinte au droit de l’étranger et de l’orphelin, et tu ne prendras pas en gage le vêtement de la veuve. Souviens-toi que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’en a racheté ; aussi je t’ordonne de mettre cette parole en pratique. »[28]

Remarquons que la Bible parle moins de la pauvreté que des pauvres et de catégories précises. Ce qui est en jeu, en effet, c’est une personne, sa dignité, son développement. Notons aussi que Dieu demande aux hommes de se comporter les uns vis-à-vis des autres comme Lui s’est comporté avec eux.

Cette injonction est répétée en de nombreux endroits⁠[29]. Et le souci du pauvre est pour Dieu plus précieux que le jeûne. Ainsi, quand le peuple se plaint: « Pourquoi avons-nous jeûné sans que tu le voies, nous sommes-nous mortifiés sans que tu le saches ? », Dieu répond : « C’est qu’au jour où vous jeûnez, vous traitez des affaires, et vous opprimez tous vos ouvriers. C’est que vous jeûnez pour vous livrer aux querelles et aux disputes, pour frapper du poing méchamment. Vous ne jeûnerez pas comme aujourd’hui, si vous voulez faire entendre votre voix là-haut ! Est-ce là le jeûne qui me plaît, le jour où l’homme se mortifie ? Courber la tête comme un jonc, se faire une couche de sac et de cendre, est-ce là ce que tu appelles un jeûne, un jour agréable à Yahvé ? N’est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug ; renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière éclatera comme l’aurore, ta blessure se guérira rapidement, ta justice marchera devant toi et la gloire de Yahvé te suivra ? Alors tu crieras et Yahvé répondra, tu appelleras, il dira : Me voici ! Si tu bannis de chez toi le joug, le geste menaçant et les paroles méchantes, si tu te prives pour l’affamé et si tu rassasies l’opprimé, ta lumière se lèvera dans les ténèbres, et l’obscurité sera pour toi comme le milieu du jour. Yahvé sans cesse te conduira, il te rassasiera dans les lieux arides, il donnera la vigueur à tes os, et tu seras comme un jardin arrosé, comme une source jaillissante dont les eaux ne tarissent pas. On reconstruira, chez toi, les ruines antiques, tu relèveras les fondations des générations passées, on t’appellera Réparateur de brèches, Restaurateur des chemins, pour qu’on puisse habiter. »[30]

Les biens du monde étant destinés à tous, le problème, avons-nous dit est de les répartir. Aussi diverses mesures sont prévues dans l’ancienne Alliance pour limiter la propriété et fixer des règles de partage.

La dîme annuelle de la production sera mangée et bue « au lieu choisi par Yahvé » mais « tu ne négligeras pas le lévite (voué au service du temple) qui est dans tes portes, puisqu’il n’a ni part ni héritage avec toi. »[31]

La dîme triennale est abandonnée aux pauvres : « Au bout de trois ans, tu prélèveras toutes les dîmes de tes récoltes de cette année-là et tu les déposeras à tes portes. Viendront alors manger le lévite (puisqu’il n’a ni part ni héritage avec toi), l’étranger, l’orphelin et la veuve de ta ville, et ils s’en rassasieront. Ainsi Yahvé ton Dieu te bénira dans tous les travaux que tes mains pourront entreprendre. »⁠[32]

Au bout de sept ans, une année sabbatique est instituée, au cours de laquelle on remettra des dettes, on prêtera au pauvre, on libérera des esclaves avec un cadeau : « Pendant six ans tu ensemenceras la terre et tu engrangeras le produit. Mais la septième année, tu la laisseras en jachère et tu en abandonneras le produit ; les pauvres de ton peuple le mangeront et les bêtes des champs mangeront ce qu’ils auront laissé. Tu feras de même pour ta vigne et ton olivier. »[33] « Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’a racheté : voilà pourquoi je te donne aujourd’hui cet ordre »[34]. Et lors de l’année du jubilé, tous les 50 ans, « vous proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays, (…) vous rentrerez chacun dans votre patrimoine ». Contre l’accaparement des terres, il est prévu : « Si tu vends ou si tu achètes à ton compatriote, que nul ne lèse son frère ! C’est en fonction du nombre d’années écoulées depuis le jubilé que tu achèteras à ton compatriote ; c’est en fonction du nombre d’années productives qu’il te fixera le prix de vente. Plus sera grand le nombre d’années, plus tu augmenteras le prix, moins il y aura d’années, plus tu le réduiras, car c’est un certain nombre de récoltes qu’il te vend. » Lors du jubilé, on assistera aussi au rachat des personnes et des propriétés : « la terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes »[35].

En plus de ces grandes institutions, les livres de l’Ancien Testament prescrivent encore diverses mesures pour que les défavorisés puissent, en diverses circonstances avoir une part des biens de la terre: « Lorsque vous récolterez la moisson de votre pays, vous ne moissonnerez pas jusqu’à l’extrême bout du champ. Tu ne glaneras pas ta moisson, tu ne grappilleras pas ta vigne et tu ne ramasseras pas les fruits tombés dans ton verger. Tu les abandonneras au pauvre et à l’étranger. Je suis Yahvé ton Dieu »[36].

Ces quelques textes exemplaires montrent bien qu’à l’image du Dieu libérateur, les hommes doivent soulager ceux qui sont privés de ce qui les empêche d’être, en leur procurant l’avoir nécessaire. La condition est que ceux qui jouissent de l’avoir soient attentifs à l’être des autres et prompts à partager. Toute indifférence, mauvaise volonté ou désobéissance encourt la colère de Dieu. Au contraire, la générosité est comblée de bienfaits.

On peut ajouter que ce qu’on appellera, plus tard, « l’option préférentielle pour les pauvres » trouve une première formulation dans ce texte d’Isaïe : « L’esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a donné l’onction ; il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance, proclamer une année de grâce de la part de Yahvé et ; un jour de vengeance pour notre Dieu, pour consoler tous les affligés, pour leur donner un diadème au lieu de cendre, de l’huile de joie au lieu d’un vêtement de deuil, un manteau de fête au lieu d’un esprit abattu ; (…). Car moi, Yahvé, qui aime le droit, qui hais le vol et l’injustice, je leur donnerai fidèlement leur récompense et je conclurai avec eux une alliance éternelle. »[37]

Aujourd’hui encore, la pensée juive est très attachée à l’idée que « la Présence divine ne s’accueille que dans une société juste ». Juste au sens juridictionnel et au sens économique. Il nous est rappelé l’importance du chabbat, « le chabbat de la création divine conduit au chabbat humain selon ses trois périodes essentielles : chabbat hebdomadaire ; une fois tous les sept ans : année chabbatique (…) ; une fois toutes les quarante-neuf années : le jubilé (…) ». Et le chabbat n’est pas seulement un repos après la création mais aussi une bénédiction et une sanctification de l’œuvre à tel point que « se délier de l’obligation chabbatique, c’est ipso facto délier tous les maux que l’Alliance avait par ailleurs liés ». Et l’auteur de ces lignes⁠[38] énumère, parmi ces maux, ceux que nous connaissons bien: inégalités scandaleuses, chômage, déshumanisation du travail et de l’économie, déboussolement de l’État, insécurité économique, etc..


1. Cf. De pauperum amore, 5, cité in SANCHEZ Carlos Ignacio, op. cit., pp. 20-21.
2. « Fais-moi savoir, Yahvé, ma fin et quelle est la mesure de mes jours que je sache combien je suis fragile. Vois, d’un empan tu as fait mes jours, et ma durée un néant devant toi ; rien qu’un souffle tout homme qui se dresse, rien qu’une ombre l’humain qui marche ; rien qu’un souffle les richesses qu’il entasse et il ne sait qui les ramassera » (Ps 39, 5-7) .
3. Les confessions, XIII, I, Garnier, 1960, p. 305.
4. Discours aux représentants des activités caritatives et sociales, San Antonio, 13-9-1987, OR, n° 39, 29-9-1987.
5. BUISSON Jacques, sj, Riches et pauvres, Supplément à Vie chrétienne, novembre 1974, n° 171, p. 7.
6. Gn 22, 17.
7. Gn 24, 35.
8. Jb 1, 1-4.
9. Jb 42, 10 et 17.
10. Mt 11, 19.
11. Jn 2, 3 et 6.
12. Jn 12, 1-8.
13. Mc 14, 3-9.
14. Mt 26, 6-13.
15. Dans son commentaire de l’onction de Béthanie, V. Dehin estimait qu’ »il y a aujourd’hui beaucoup trop de démagogues dans l’Église qui ne sont que des Iscariotes inconscients ». Il visait ceux qui reprochent à l’Église ses « richesses », sans distinction. Après avoir envisagé les biens affectés à la promotion spirituelle des contemplatifs, les richesses artistiques de l’Église, les capitaux et les immeubles d’usage et de rapport, il concluait que « pour la plupart des biens qui sont en sa possession, l’Église ne doit se considérer, en droit, que comme dépositaire, gérante ou intendante. Il est donc absolument sans fondement de se scandaliser pharisaïquement des prétendues richesses de l’Église…​ alors que celle-ci convient qu’elles ne doivent être gérées qu’en fonction du bien commun » (La pauvreté évangélique, in Permanences, n° 80, mai 1971, pp. 17-34).
16. Cf. MASSAUX Mgr Edouard, Évangile selon saint Jean, Ecole de la Foi, 1993-1994, p. 146.
17. Pr 10, 4.
18. Pr 14, 21.
19. 1 R 21, 1-24.
20. Is 5, 8.
21. Mi 2, 2. Dans le même mouvement, Le prophète s’en prend (3, 1-12) aux responsables du peuple (y compris les prophètes mercenaires) qui ne respectent pas le droit, exploitent le peuple, se laissent acheter et tentent de se justifier théologiquement : « Puis je dis : Ecoutez donc, chefs de la maison de Jacob et commandants de la maison d’Israël ! N’est-ce pas à vous de connaître le droit, vous qui haïssez le bien et aimez le mal, (qui leur arrachez la peau, et la chair sur leurs os) ! Ceux qui ont dévoré la chair de mon peuple, et lui ont arraché la peau et brisé les os, qui l’ont déchiré comme chair dans la marmite et comme viande en plein chaudron, alors, ils crieront vers Yahvé, mais il ne leur répondra pas. Il leur cachera sa face en ce temps-là, à cause des crimes qu’ils ont commis. Ainsi parle Yahvé contre les prophètes qui égarent mon peuple: S’ils ont quelque chose entre les dents, ils proclament : « Paix ! » Mais à qui ne leur met rien dans la bouche ils déclarent la guerre. C’est pourquoi la nuit pour vous sera sans vision, les ténèbres pour vous sans divination. Le soleil va se coucher pour les prophètes et le jour s’obscurcir pour eux. (…) Ecoutez donc ceci, chefs de la maison de Jacob et commandants de la maison, d’Israël, vous qui exercez la justice et qui tordez tout ce qui est droit, vous qui construisez Sion avec le sang et Jérusalem avec le crime ! Ses chefs jugent pour des présents, ses prêtres décident pour un salaire, ses prophètes vaticinent à prix d’argent. Et c’est sur Yahvé qu’ils s’appuient ! Ils disent : « Yahvé n’est-il pas au milieu de nous ? (C’était le cri des Israélites dans le désert !) le malheur ne tombera pas sur nous. » C’est pourquoi par votre faute, Sion deviendra une terre de labour, Jérusalem un monceau de décombres, et la montagne du Temple une hauteur boisée. »
22. Am 2, 6-13.
23. Une esclave de maison prise comme objet de plaisir.
24. S’ajoutent ici des circonstances aggravantes : les bienfaits de Dieu dédaignés.
25. Il s’agit d’une destruction totale.
26. Nazir : celui qui est consacré.
27. Cf. Ps 14, 4: « Ne savent-ils pas tous les malfaisants ? Ils mangent mon peuple, voilà le pain qu’ils mangent, ils n’invoquent pas Yahvé. »
28. Dt 24, 17-18.
29. Dt 10, 17-19: « …​car Yahvé votre Dieu est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs, le Dieu vaillant et redoutable, qui ne fait acception de personnes et ne reçoit pas de présents. C’est lui qui fait droit à l’orphelin et à la veuve, et il aime l’étranger, auquel il donne pain et vêtement. (Aimez l’étranger car au pays d’Égypte vous fûtes des étrangers). » Dt 16, 11-12 « En présence de Yahvé ton Dieu, tu te réjouiras, au lieu choisi par Yahvé ton Dieu pour y faire habiter son nom : toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le lévite qui est dans tes portes, l’étranger, l’orphelin et la veuve qui vivent au milieu de toi. Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte, et tu garderas ces lois pour les mettre en pratique ». A la fête des Tentes (Dt 16, 14), « Tu te réjouiras à ta fête, toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le lévite et l’étranger, l’orphelin et la veuve qui sont dans tes portes. » Lv 19, 33-34: « Si un étranger réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas. L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compagnon et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. Je suis Yahvé votre Dieu. » Za 7, 8-10: « Rendez une justice vraie et pratiquez bonté et compassion chacun envers son frère. N’opprimez point la veuve et l’orphelin, l’étranger et le pauvre, et ne méditez pas en votre cœur du mal l’un envers l’autre. » Dieu reproche (Ez 22, 7): « Chez toi on a méprisé son père et sa mère, on a maltraité l’étranger qui était chez toi ; chez toi on a opprimé la veuve et l’orphelin. » Et le Psalmiste se plaint à Dieu (Ps 94, 5-6) : « Et ton peuple Yahvé, qu’ils écrasent, et ton héritage qu’ils oppriment, la veuve et l’étranger, ils les égorgent, et l’orphelin, ils l’assassinent ! » Or, « Yahvé protège l’étranger, il soutient l’orphelin et la veuve » (Ps 146, 9). Si 4, 1-10: « Mon fils, ne refuse pas au pauvre sa subsistance et ne fais pas languir le miséreux. Ne fais pas souffrir celui qui a faim, n’exaspère pas l’indigent. Ne t’acharne pas sur un cœur exaspéré, ne fais pas languir après ton aumône le nécessiteux. Ne repousse pas le suppliant durement éprouvé, ne détourne pas du pauvre ton regard. Ne détourne pas tes yeux du nécessiteux, ne donne à personne l’occasion de te maudire. Si quelqu’un te maudit dans sa détresse, son Créateur exaucera son imprécation. Fais-toi aimer de la communauté, devant un grand baisse la tête. Prête l’oreille au pauvre et rends-lui son salut avec douceur. Délivre l’opprimé des mains de l’oppresseur et ne sois pas lâche en rendant la justice. Sois pour les orphelins un père et comme un mari pour leurs mères (veuves sans doute). Et tu seras comme un fils du Très-Haut qui t’aimera plus que ne fait ta mère. » Les recommandations pour les veuves, les orphelins et les immigrés s’étendent donc à tout homme dans le besoin : « Ne refuse pas un bienfait à qui y a droit quand il est en ton pouvoir de le faire. Ne dis pas à ton prochain : « Va-t’en ! repasse ! demain je te donnerai ! » quand la chose est en ton pouvoir » (Pr 3, 27-28).
30. Is 58, 3-12. Notons que « rassasier l’opprimé » c’est, littéralement, « donner son âme à l’affamé », « rassasier l’âme de l’opprimé ». Mais le mot qui est traduit par « âme » peut être traduit aussi par désir, appétit. Donc diverses nuances sont possibles.
31. Cf. Dt 14, 22-27.
32. Dt 14, 28-29. Cf. aussi Dt 26, 12-13: « La troisième année, année de la dîme, lorsque tu auras achevé de prendre la dîme de tous tes revenus et que tu l’auras donnée au lévite, à l’étranger, à la veuve et à l’orphelin, et que, l’ayant consommée dans les villes, ils s’en seront rassasiés, tu diras en présence de Yahvé ton Dieu : « J’ai retiré de ma maison ce qui était consacré. Oui, je l’ai donné au lévite, à l’étranger, à l’orphelin et à la veuve, selon tous les commandements que tu m’as faits, sans outrepasser tes commandements ni les oublier. »
33. Ex 23, 10-11.
34. Dt 15, 1-18.
35. Lv 25, 10, 13, 14-17 et 23.
36. Lv 19, 9-10. Cf. aussi Lv 23, 22 « Lorsque vous ferez la moisson dans votre pays, tu ne moissonneras pas jusqu’à l’extrême bord de ton champ et tu ne glaneras pas ta moisson. Tu abandonneras cela au pauvre et à l’étranger. Je suis Yahvé votre Dieu » ; Dt 24, 19-22: « Lorsque tu feras la moisson dans ton champ, si tu oublies une gerbe au champ, ne reviens pas la chercher. Elle sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve, afin que Yahvé ton Dieu te bénisse dans toutes tes œuvres. Lorsque tu gauleras ton olivier, tu n’iras rien y rechercher ensuite. Ce qui restera sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Lorsque tu vendangeras ta vigne, tu n’iras rien y grappiller ensuite. Ce qui restera sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Et tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte ; aussi je t’ordonne de mettre cette parole en pratique » ; Dt 23, 25-26: « Si tu passes dans la vigne de ton prochain, tu pourras manger du raisin à ton gré, jusqu’à satiété, mais tu n’en mettras pas dans ton panier. Si tu traverses les moissons de ton prochain, tu pourras arracher les épis avec la main, mais tu ne porteras pas la faucille sur la moisson de ton prochain. »
37. Is 61, 1-8.
38. DRAÏ Raphaël, L’économie chabbatique, Fayard, 1998, pp. 12-29.

⁢d. Bienheureux les pauvres !

Avec le Nouveau Testament, nous entrons dans une autre dimension. Bienheureux les riches ! disions-nous plus haut. N’était-ce vraiment qu’une provocation ou peut-il y avoir association de ces deux formules apparemment contradictoires ? Nous savons qu’il ne peut y avoir de contradiction entre les deux testaments. Mais nous assistons, avec Jésus, à un changement de plan, d’altitude ou de profondeur si l’on préfère. Nous allons le constater une fois de plus.

Nous avons déjà, plus haut, citer quelques passages de l’Évangile, qui confirment la » bonté » des biens créés. Biens qui sont destinés à tous les hommes. L’Évangile persiste à réclamer de ceux qui possèdent ces biens qu’ils les partagent avec ceux qui en manquent. Ainsi, on retrouvera chez Jacques⁠[1] les accents violents des prophètes : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous : elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »

La sévérité envers le riche injuste va de pair avec l’indulgence vis-à-vis du pauvre comme en témoigne la parabole du pauvre Lazare⁠[2] : « Il y avait un homme riche qui se revêtait de pourpre et de lin et faisait chaque jour brillante chère. Et un pauvre, nommé Lazare, gisait près de son portail, tout couvert d’ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche…​ Bien plus, les chiens eux-mêmes venaient lécher ses ulcères. Or il advint que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut, et on l’ensevelit.

Dans l’Hadès, en proie à des tortures, il lève les yeux et voit de loin Abraham, et Lazare en son sein. Alors il s’écria ; « Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis tourmenté dans cette flamme. » Mais Abraham dit : « Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux ; maintenant ici il est consolé, et toi, tu es tourmenté. Ce n’est pas tout : entre nous et vous un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent et qu’on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous. Il dit alors : « Je te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, car j’ai cinq frères ; qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’ils viennent, eux aussi, dans ce lieu de la torture. » Et Abraham de dire : « Ils ont Moïse et les Prophètes ; qu’ils les écoutent. » - « Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts va les trouver, ils se repentiront. » Mais il lui dit : « Du moment qu’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus. » »

Il est reproché au riche d’avoir ignoré le pauvre, malgré les avertissements de la Loi et des Prophètes. « La parabole, commente A. Durand, a pour but de provoquer à la conversion de toute urgence : elle montre, en effet, que la mort s’ensuit sans aucun recours possible pour celui qui ignore le pauvre et que nous ne pouvons nous réclamer d’aucun subterfuge pour nous excuser »[3].

L’Évangile éclaire singulièrement la colère de Yahvé. Mépriser le pauvre n’est pas seulement une infraction à la Loi mais une trahison, une rupture d’avec Dieu lui-même, le Verbe de Dieu fait chair : « Si quelqu’un, jouissant des biens de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? »[4] « Si quelqu’un dit: « J’aime Dieu » et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas. »[5] C’est pourquoi « ni voleurs, ni cupides, entre autres, « n’hériteront du Royaume de Dieu »[6]

Inversement, l’homme généreux par amour du Seigneur, ne fait pas simplement une bonne action mais peut mériter le salut, fruit de la rédemption. On se souvient du riche Zachée, chef de publicains⁠[7], qui avait grimpé sur un sycomore pour voir Jésus qui ensuite s’était invité chez lui : « Mais Zachée, debout, dit au Seigneur : « Voici, Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres, et si j’ai extorqué quelque chose à quelqu’un, je lui rend le quadruple. » Et Jésus lui dit: « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison, parce que lui aussi est un fils d’Abraham. Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » »[8] La prodigalité de Zachée est l’effet de sa conversion : il a cru et son cœur s’est ouvert au malheur des autres.

L’essentiel évangélique reste encore à découvrir. S’il faut être attentif au pauvre, ce n’est pas seulement pour toutes les raisons relevées jusqu’à présent (ressembler à Dieu créateur et libérateur ou obéir à la Loi), mais parce que le pauvre c’est Jésus, comme le décrit, de manière impressionnante la description du jugement dernier dans l’Évangile selon saint Matthieu⁠[9] .

qu’est-ce qui permet au Christ de s’identifier aux pauvres ?

Lorsque Paul⁠[10] exhorte les Corinthiens à la générosité dans la collecte, il se réfère à l’exemple du Christ: « Vous connaissez, en effet, la libéralité de notre Seigneur Jésus Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir de sa pauvreté. »⁠[11] Le Christ s’est « dépouillé » par son incarnation et par sa souffrance et sa mort, pauvre parce que « les siens ne l’ont pas accueilli »[12] et n’a pas eu « où reposer la tête »[13]. « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! »[14] Ce fait « change le sens et la portée de la pauvreté »[15].

Déjà dans certains textes de l’Ancien Testament, la pauvreté avait acquis une valeur religieuse. Notamment dans le livre de Sophonie et dans les Psaumes : « Cherchez Yahvé, vous tous les humbles de la terre, qui accomplissez ses ordonnances. Cherchez la justice, cherchez l’humilité ; peut-être serez-vous à l’abri au jour de la colère de Yahvé »[16]. Les opprimés, les faibles, les petits, les indigents sont disposés à attendre tout du Seigneur : les « superbes » dispersés, « je ne laisserai subsister en ton sein qu’un peuple humble et modeste, et c’est dans le nom de Yahvé que cherchera refuge le reste d’Israël »[17]. Les pauvres deviennent ceux qui sont prêts pour le Royaume à venir : « Les pauvres posséderont la terre »[18] « car Yahvé exauce les pauvres »[19]. C’est aux pauvres que sera envoyé le Messie, comme on l’a vu dans Isaïe⁠[20] : Yahvé « m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres…​ »⁠[21] ; « Car il délivre le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide ; compatissant au faible et au pauvre, il sauve l’âme des pauvres »[22]. « Car il n’a point méprisé ni dédaigné la pauvreté du pauvre, ni caché de lui sa face, mais invoqué par lui il écouta »[23]. S’il est si attentif aux pauvres c’est parce que lui-même sera pauvre : « Exulte avec force, fille de Sion ! Crie de joie, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse »[24]. Il sera « Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. (…) A la suite de l’épreuve endurée par son âme, il verra la lumière et sera comblé. Par sa connaissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes en s’accablant lui-même de leurs fautes. C’est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants, il partagera le butin, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été compté parmi les criminels, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels »[25].

Le Christ est ce Serviteur, le pauvre, humble et doux, injustement persécuté et condamné, solidaire des plus pauvres. Etre à l’image de Dieu, c’est désormais ressembler au Christ. C’est pourquoi, non content de dénoncer les mauvais riches comme les Prophètes le faisaient, il réclame, au delà de la pauvreté, un esprit qui ouvre l’homme à l’appel du Seigneur et à la venue du Royaume, un esprit d’enfance⁠[26] et invite non plus simplement au partage mais à l’abandon de tous les biens : « …​quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple. »[27] « Donnez plutôt en aumône ce que vous avez, et alors tout sera pur pour vous. »[28] « Vendez vos biens, et donnez-les en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit. Car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. »[29] « Nul serviteur ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. »[30] Au « notable » qui lui demande ce qu’il faut faire pour avoir en héritage la vie éternelle et qui a bien respecté les commandements, Jésus répond : « Une chose encore te fait défaut : tout ce que tu as, vends-le et distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi ».⁠[31]

Le Christ a accepté un état de pauvre pour faire la volonté du Père. A sa suite nous sommes invités à nous confier aussi au Père⁠[32] et tout quitter pour suivre Jésus comme les premiers disciples⁠[33]. Cette radicalité volontaire ou donnée par Dieu, comme le précise H.-U. Von Balthasar, n’a de sens que par et pour le Christ⁠[34]. Si désormais « le pauvre nous est icône du Christ »[35], la pauvreté heureuse est celle d’un homme qui sait qu’il « est semblable à un souffle », que « ses jours sont comme l’ombre qui passe », qui criait vers Yahvé: « d’en haut tends la main , sauve-moi, tire-moi des grandes eaux…​ »⁠[36] et qui a été entendu. Le pauvre heureux vit sa pauvreté, comme à l’origine, c’est-à-dire comme une « capacité de richesse, comme disponibilité illimitée au don sans fin » et non « comme soif de possession, « tendant la main » pour saisir le fruit de la vie et de la connaissance »[37]. En définitive, « la seule béatitude promise aux pauvres, c’est d’entrer en contact avec ce Pauvre-Bienheureux qu’est le Christ, fils éternel de Dieu, lui qui s’est fait homme pour sauver l’homme »[38] .

Nous pouvons donc, en même temps bénir les biens de la terre et acquiescer à la béatitude des pauvres, comme l’explique très bien le célèbre théologien suisse : « La pauvreté peut, comme l’Ancienne Alliance le dit avec raison, être un mal terrestre, que l’humanité doit guérir selon ses forces (…). Mais la pauvreté est en même temps ce que Jésus proclame heureux, parce que le Royaume des Cieux lui appartient[39]. Le Royaume des cieux est donc une forme de la pauvreté. Est pauvre celui qui a donné tout ce qu’il avait. Ainsi le Père céleste est-il pauvre, puisqu’il n’a rien gardé pour lui dans la génération du Fils. Ainsi toute la Trinité divine est-elle bienheureusement pauvre, parce qu’aucune hypostase[40] divine n’a quelque chose pour elle seule, mais tout seulement dans l’échange avec les autres. Et ainsi Jésus, lui aussi, peut être pauvre sur la terre, parce qu’il reçoit tout (même les affronts, la croix, la mort dans la déréliction[41]) comme don du Père ».⁠[42] Quelle conséquence, Balthasar, en tire-t-il pour notre agir ? « La charité chrétienne demande à la suite du Seigneur aussi bien la solidarité avec les pauvres que le partage de ses propres biens (…)⁠[43], mais sans que nous privions par là les pauvres (en faisant d’eux des riches) de leur béatitude fondée en Dieu »[44]. Belle formule qui doit éclairer désormais notre réflexion mais qui demande beaucoup de prudence dans son incarnation concrète.

Tenir ensemble les deux attitudes vis-à-vis de la pauvreté peut paraître difficile mais il est nécessaire de s’y employer si l’on veut être fidèle à l’ensemble de la Révélation. Toute simplification risque de conduire à des interprétations souvent lourdes de conséquences malheureuses.


1. Jc 5, 1-6.
2. Lc 16, 19-31.
3. La cause des pauvres, Société, éthique et foi, Cerf, 1991, p. 66. Alain Durand, dominicain, a été, entre autres, attaché à la direction des relations humaines d’une grande entreprise et président de la commission dominicaine « Justice et Paix » pour la France, la Belgique et la Suisse.
4. 1 Jn 3, 17.
5. 1 Jn 4, 20.
6. 1 Co 6, 10. On trouve la même condamnation dans Ep 5,5 où l’on dénonce le « cupide qui est un idolâtre » et dans Col 3, 5.
7. Collecteurs d’impôts au service des Romains.
8. Lc 19, 8-10.
9. Mt 25, 31-46: «  (…)  »Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir. » Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer, étranger et de t’accueillir, nu et de te vêtir, malade ou prisonnier et de venir te voir ? » Et le Roi leur fera cette réponse : « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (…)  ». On se souvient des prolongements donnés à ce texte par les Pères de l’Église : « Prêtons assistance au Christ, secourons le Christ, nourrissons le Christ, habillons le Christ, accueillons le Christ, honorons le Christ » (St GREGOIRE de Naziance, Sermon 14, in HAMMAN A.-G., Riches et pauvres dans l’Église ancienne, Desclée de Brouwer, 1982, p. 133) ; « Dieu souffre en ce monde le froid et la faim dans tous les pauvres (…) Quand un pauvre a faim, le Christ est dans le besoin (…) Chaque fois qu’un pauvre approche de ta maison, c’est sans aucun doute le Christ qui vient » (St CESAIRE d’Arles, Sermons 25, 1 et 26, 5, in Sources chrétiennes, n° 243, pp. 71 et 89).
10. 2 Co 8, 9 et 13-15.
11. Paul poursuit : « Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est l’égalité. Dans le cas présent, votre superflu pourvoit à leur dénuement, pour que leur superflu pourvoie aussi à votre dénuement. Ainsi se fera l’égalité selon qu’il est écrit : « Celui qui avait beaucoup recueilli n’eut rien de trop, et celui qui avait peu recueilli ne manqua de rien » (Ex 16, 18). » Si Paul dit qu’il ne veut pas que les Corinthiens soient réduits à la gêne par une générosité excessive, il les incite tout de même indirectement à suivre l’exemple des Macédoniens qui dans « leur profonde pauvreté ont débordé (…) en trésors de générosité » (2 Co 8,2). Le Concile Vatican II va dans le même sens lorsqu’il rappelle avec les Pères et les Docteurs de l’Église « que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu » (GS, 69, §1). « La plus grande partie de ce monde souffre une telle misère, que le Christ lui-même en ses pauvres, en appelle à pleine voix à l’amour de ses disciples, pour une réduction du fardeau de la misère en prélevant non seulement sur le superflu, mais aussi sur les biens nécessaires » (id., 88).
12. Jn 1, 11.
13. Mt 8, 20.
14. Ph 2, 6-8.
15. BALTHASAR Hans-Urs von, « Pour nous enrichir », in Communio, n° XI, 5, septembre-octobre 1986, p. 4.
16. So 2, 3. On peut traduire « anawim » par « humbles «  ou « pauvres ».
17. So 3, 12.
18. Ps 37, 11. Cf. Lc 6, 20: « Heureux les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous ».
19. Ps 74, 19.
20. Is 61, 1.
21. Cf. Mt 11, 5: « …​la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Id. Lc 4, 18).
22. Ps 72, 12-13.
23. Ps 22, 25.
24. Za 9, 9.
25. Is 53, 3-12.
26. Mt 18, 1-4: « A ce moment, les disciples s’approchèrent de jésus et dirent: « Qui donc est le plus grand dans le Royaume des Cieux ? » Il appela à lui un petit enfant, le plaça au milieu d’eux et dit : « En vérité je vous le dis, si vous ne retournez pas à l’état des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux. Qui donc se fera petit comme ce petit enfant-là, celui-là est le plus grand dans le Royaume des Cieux ».
27. Lc 14, 33.
28. Lc 11, 41.
29. Lc 12, 33-34.
30. Lc 16, 13.
31. Lc 18, 22 (cf. aussi Mt 19, 16-22 et Mc 10, 17-22).
32. Cf. Mt 6, 25-34: « Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? Qui d’entre vous d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? Et du vêtement pourquoi vous inquiétez ? Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas en disant: qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain: demain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine ». Isabelle Rivière a développé tout cela dans Sur le devoir d’imprévoyance, Petit traité d’économie pratique, La presse catholique/Cerf, 1946.
33. Cf. Lc 5, 1-11.
34. BALTHASAR Hans-Urs von, « Pour nous enrichir », in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, pp. 4-7.
35. LACOSTE J.-Y., Approche d’un scandale, in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, p. 49.
36. Ps 144, 4 et 7.
37. C’est ainsi qu’Antonio-Maria Sicari (théologien, ocd), interprète la corruption du péché originel, « Au commencement » était la Béatitude de la pauvreté, in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, p. 13).
38. Id., p. 15.
39. Mt 5, 3: « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux ». Luc (6, 20) ignore la nuance « pauvreté en esprit » : « Heureux vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous ».
40. Chacune des trois personnes de la Trinité.
41. État de l’homme qui se sent abandonné, isolé, privé de tout secours divin (R).
42. J.-Y Lacoste confirme : « Le « pauvre » est toujours le pauvre « de Dieu », à la fois celui qui se sait pauvre devant Dieu, celui que Dieu chérit parce que pauvre « La pauvreté matérielle n’est pas à idéaliser, mais à combattre. Mais si dans l’ordre du fait elle est douleur et cause de douleur, dans l’ordre de la signification, mais de la seule signification théologique, elle nous décrit une situation fondamentale, et à cette signification est lié le don du Royaume.(…) Et si nous accueillons la parole scandaleuse de béatitude (Heureux, vous les pauvres !) adressée au pauvre, et à lui seul (car il nous faudra le rejoindre dans sa pauvreté, et non lui nous rejoindre dans notre richesse), comme il nous faut l’accueillir, en hommes engagés à faire mémoire du mystère de Pâques, alors nous nous connaîtrons nous-mêmes dans le mystère personnel de notre être » (Approches d’un scandale, in Communio, XI, 5, septembre-octobre 1986, pp. 48-49).
43. « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même » (Lc 3, 11) ; « Eh bien ! moi je vous dis : faites-vous des amis avec le malhonnête Argent, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles » (Lc 16, 9).
44. Op. cit., pp. 6-7.

⁢e. Ne pas « surestimer » la pauvreté.

La première simplification que l’on rencontre, c’est de n’envisager que l’aspect matériel de la pauvreté. Il est certes important comme le souligne G. Gutierrez : « Affirmer que le message propre et original des béatitudes se réfère en premier lieu aux « pauvres matériels » ce n’est en rien humaniser ou politiser leur sens, mais c’est reconnaître simplement que Dieu est Dieu et qu’il aime les pauvres en toute liberté et gratuité ; non parce qu’ils seraient bons ou meilleurs que d’autres, mais parce qu’ils sont pauvres affligés et affamés et parce que cette situation est contraire à sa condition de roi, (…) de défenseur des pauvres, de « vengeur des humbles ». (…) Les pauvres sont déclarés bienheureux parce que le Dieu de la Bible est le Dieu de la justice et des pauvres ».⁠[1] C’est aussi l’analyse des évêques d’Afrique et de Madagascar lorsqu’ils écrivent que « l’Évangile ou la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu est donc l’annonce par Jésus d’un nouvel état de choses sur la terre. Un nouvel ordre social où les pauvres ne seront plus pauvres, où les affamés seront rassasiés, et les opprimés libérés »[2]. Il est certain que le message de Jésus n’est pas d’abord et certainement pas exclusivement une invitation à changer la société mais il est aussi certain - et tout cet ouvrage tente de le montrer - que la foi inspire et doit inspirer une transformation de la société.

On pourrait souscrire, sans réserve, à bien des analyses, toujours très généreuses, si elles englobaient toutes les pauvretés et n’étouffaient pas la présence, au cœur du plus croyant de tous les hommes, du « pauvre de Dieu », de celui à qui Dieu manque toujours infiniment et qui, dans sa tension vers l’Unique Bien, se détache des biens de ce monde. On ne peut oublier, dans la lutte contre les pauvretés, la racine du mal qui n’est autre que le péché. Sans cette large perspective, nous risquons de restreindre le sens de la foi et la mission de l’Église et de rendre inefficace notre action.

Peut-on, par exemple, adhérer totalement à la position d’A. Durand : « La foi en la résurrection peut être comprise de diverses manières, de même qu’existent des différences possibles dans la façon de comprendre Jésus comme « Envoyé » de Dieu. Mais, à travers les diverses façons de rendre compte de la foi, une conviction fondamentale demeure : « Jésus est vivant », « Jésus est un Envoyé de Dieu ». Ce sont là des affirmations que nous considérons comme constitutives de la foi chrétienne. Il en va bien différemment si nous prenons en compte le rapport des chrétiens aux pauvres, aussi bien la situation des pauvres dans l’Église que la situation des croyants par rapport aux pauvres.

Dans l’Église d’aujourd’hui, la relation aux pauvres apparaît comme une orientation souhaitable et même de plus en plus nécessaire pour les croyants, mais elle est considérée comme un moment ultérieur de la conversion chrétienne, un moment qui vient en quelque sorte après que l’essentiel de la foi a été établi. On s’intéresse aux pauvres, on fait des choses pour eux et parfois même avec eux, on fait la théologie et la spiritualité de la pauvreté[3] : les pauvres et la pauvreté sont devenus objets de préoccupation de la part des croyants, mais la relation aux pauvres n’est pas située dans le lieu même de la naissance, de la constitution et de l’élaboration de la foi. Le rapport aux pauvres est un affluent qui vient grossir le fleuve de la vie chrétienne, mais il n’est pas au lieu où le fleuve prend sa source. Dans le meilleur des cas, il reste perçu comme une conséquence éthique de la foi : il n’est pas compris comme constitutif de la foi elle-même. » ? Pour l’auteur, l’attitude décrite « représente une altération profonde du message évangélique ».⁠[4] Et l’Église est « à faire » car « une Église qui se fixe essentiellement sur la place qu’elle reconnaît en droit à la Parole et à la Tradition pour savoir si elle est dans la vérité donne lieu à d’interminables discussions œcuméniques et se comporte comme un homme estimant qu’il est fait pour le sabbat et non le sabbat pour lui. Toutes ces perspectives minimisent gravement ce qui permet concrètement à l’Église d’apparaître comme un Peuple de croyants et un signe de salut dans le monde présent : la conversion effective des croyants au service des hommes et, prioritairement, de ceux qui sont délaissés. N’est-ce pas le service du frère qui est considéré dans l’Évangile comme la pierre de touche du « salut » ? N’est-ce pas dans le rapport au petit qu’il nous est enseigné que se jouent la vie et la mort des hommes ? N’est-ce pas cela qui est avant tout, aujourd’hui comme hier, le signe de l’amour de Dieu ? »[5] Mais si Jésus est vrai Dieu et vrai homme et que la pauvreté soit prise en compte non seulement dans son sens sociologique mais aussi dans son sens théologique, on ne voit pas pourquoi l’attention aux pauvres matériels, qui découlerait de la foi comme c’est le cas de Zachée, serait une altération de l’Évangile En réalité, répétons-le, les deux perspectives sont liées. Peu importe l’ordre de la découverte, l’important est que les deux, d’une manière ou d’une autre, finissent pas se rencontrer. Ni l’une ni l’autre ne sont facultatives. Ainsi, si l’engagement d’un athée vis-à-vis des pauvres matériels plaît certainement à Dieu, il risque, surtout s’il est systématisé, sans l’éclairage de la foi de produire des effets contraires à ceux escomptés. On ne peut constamment mettre en doute la bonté intentionnelle de beaucoup de révolutionnaires marxistes mais nous savons à quelles déshumanisations et parfois à quelles barbaries ont conduit leurs pratiques. Tout système qui reste fermé sur le temporel, qu’il soit communiste, socialiste ou capitaliste (car la plupart des théoriciens veulent par la création de richesses éradiquer la pauvreté), tout système qui nie ou ignore la dimension verticale de l’existence est mutilant, de soi, car l’homme n’est pas qu’un être de chair. Tout homme est aussi homo religiosus. Aucune action temporelle ne peut finalement ou simultanément se passer d’évangélisation et l’évangélisation doit toucher tous les aspects de la vie. Faire du pauvre humain et non du Christ, vrai Dieu et vrai homme, le centre de la Révélation et relire l’Évangile à partir de ce pauvre-là, conduit à une discrimination morale et spirituelle⁠[6] et, pour paraphraser Ricardo Durand Florez⁠[7], à un « surdimensionnement théologique du pauvre » . Plus radicalement qu’A. Durand mais dans le màme mouvement, Gutierrez écrit qu’ »il est nécessaire de revendiquer cette lecture croyante et militante de la Parole du Seigneur, à partir des « damnés de la terre », parce que « le royaume des cieux est à eux ». Eux sont les destinataires de l’Évangile, mais ils le seront dans la mesure où ils seront aussi ses porteurs »[8]. Porteurs d’Évangile, « les pauvres évangélisent » - ce qui est vrai⁠[9] - et « l’Évangile lu à partir du pauvre, à partir du militantisme dans ses luttes, convoque une église populaire, c’est-à-dires une église qui naît du peuple, des pauvres du pays ».⁠[10] Dans une telle vision, « le pauvre, quel qu’il soit, a plus de poids que le péché (…). Il semblerait qu’en étant pauvre, on entre déjà dans le « royaume des cieux ». (…) Il semblerait qu’il suffit d’être pauvre pour obtenir le salut ». Et l’évêque de Callao de rappeler à propos des pauvres, que « nous devons tenter de les tirer de leur pauvreté et en même temps insister pour qu’ils respectent les commandements et l’Évangile ».⁠[11] Sinon, on aboutit à une contradiction car « si travailler, changer le monde est déjà sauver, pourquoi prêcher la foi et le baptême ? Si travailler en faveur du pauvre est le principal, il n’est pas nécessaire de lui parler du péché ».

A la suite de toute l’Écriture, l’Église a toujours considéré que le pire esclavage est le péché⁠[12]. Si l’on recentre le message de Dieu sur ce mal suprême, on découvre qu’il n’est plus possible de parler du pauvre comme d’une « non-personne » selon l’expression de Gutierrez : « Jamais, écrit Durand Florez, pour Dieu, ni pour l’Église, le pauvre, aussi pauvre soit-il, aussi opprimé soit-il, ne sera une « non-personne ». Ce qui le fait intrinsèquement personne et fils de Dieu, ce n’est pas l’économique, ni le fait d’avoir ou non étudié, d’être sain ou malade, d’une couleur ou d’une autre. Il sera libre et digne s’il emploie sa liberté pour le bien, même s’il est esclave selon la « loi », comme Onésime, ou prisonnier comme saint Paul, ou qu’il soit dans un camp de concentration comme saint Maximilien Kolbe. (…) Au contraire, tout être humain, quelle que soit sa condition économique, sa richesse, son pouvoir, sa science, qui commettra un péché, se sépare de Dieu. Telle est la véritable misère qui n’intéresse pas les partisans du sécularisme, les agnostiques ou les athées. (…) Rappelons ce que Jésus nous a dit, dans les versets qui suivent l’affirmation « la vérité vous rendra libres » : « Jésus répondit: « En vérité, en vérité je vous le dis : celui qui commet un péché, est esclave du péché » (Jn 8, 34) ».⁠[13]

En 1979, en Amérique latine, Jean-Paul II ne disait pas autre chose: « On ne peut dissocier - c’est la grande leçon, valable même aujourd’hui - l’annonce de l’Évangile et la promotion humaine.

Cependant, pour l’Église, celle-là ne peut se confondre ni s’arrêter - comme certains le prétendent - à cette dernière. Ce serait fermer à l’homme les horizons infinis que Dieu lui a ouverts. Et ce serait fausser le sens profond et complet de l’évangélisation, qui est avant tout annonce de la Bonne Nouvelle du Christ Sauveur ».⁠[14] Ce thème, le Saint-Père le développera longuement lors de l’inauguration de la IIIe Conférence de l’épiscopat latino-américain (CELAM) à Puebla. Après avoir rappelé la vérité sur le Christ et « le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre - sa recherche de l’infini - et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être », Jean-Paul II va mettre en garde contre les « relectures«  réductrices de l’Évangile: « L’Église a le devoir d’annoncer la libération de millions d’êtres humains, le devoir d’aider à consolider cette libération (cf. EN, n° 3o) ; mais elle aussi le devoir correspondant de proclamer la libération dans sa signification intégrale, profonde, telle que Jésus l’a annoncée et réalisée (cf. EN, n° 31). « Libération de tout ce qui opprime l’homme, mais surtout libération du péché et du Malin, dans la joie de connaître Dieu et d’être connu de lui » (EN, n° 9).(…)

Libération qui, dans la mission propre de l’Église, ne se réduit pas à la pure et simple dimension économique, politique, sociale ou culturelle, qui ne sacrifie pas aux exigences d’une stratégie quelconque, d’une « praxis » ou d’une échéance à court terme (cf. EN, n° 33) ».⁠[15]

Par la suite, les deux instructions sur la théologie de la libération et la liberté chrétienne exposeront amplement tous les aspects de la question.⁠[16]


1. La force historique des pauvres, Cerf, 1986, p. 131. La position de G. Gutierrez, considéré comme le père de la théologie de la libération (il serait plus exact de dire : d’une certaine théologie de la libération) a, semble-t-il, fort heureusement évolué, à ce point de vue. Effectivement, dans La force historique des pauvres, publié en 1980 en espagnol (La fuerza historica de los pobres, CEP-Lima), il dit bien que « le pauvre, l’opprimé est membre d’une classe sociale exploitée (…) qui a dans le prolétaire son secteur le plus combatif et lucide » (p. 79), et, en 1981, dans Teologia de la liberacion, Perspectivas (CEP-Lima, p. 371), on peut lire : « Le terme « pauvre » peut paraître, en plus d’être imprécis et intra-ecclésial, un peu sentimental, et finalement aseptique. Le « pauvre » aujourd’hui, est celui qui est opprimé et marginalisé par la société, le prolétaire qui lutte pour ses droits les plus élémentaires, la classe sociale exploitée et dépouillée , le pays qui combat pour sa libération. » Toutefois, en 1986, sa perspective s’élargit et se corrige : « On ne peut limiter la notion de pauvre à une classe sociale déterminée. Toute interprétation qui réduit le pauvre et l’option pour lui à un niveau purement économique et politique, est par conséquent erronée et sans fondement à notre point de vue » (La verdad los harà libres, Confrontaciones, CEP-Lima, p. 20).
2. L’Église et la promotion humaine en Afrique aujourd’hui, 15-22 juillet 1984, in DC, 2-3-1986, p. 264.
3. Très tôt, une théologie de la pauvreté s’est formée, ainsi qu’en témoigne cette pensée de saint Léon (pape de 440-461) : « Nous avons raison de reconnaître dans l’indigent et le pauvre la personne même de notre Seigneur Jésus-Christ, qui, comme le dit l’apôtre Paul, « de riche qu’il était s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté ». Et, pour que sa présence ne paraisse pas nous manquer, il a si bien accommodé le mystère de sa pauvreté et de sa gloire que nous puissions le nourrir dans ses pauvres, lui que nous adorons comme Roi et Seigneur dans la majesté de son Père » (4e sermon sur les collectes, cité in ROYON Claude et PHILIBERT Robert (éd.), Les pauvres, un défi pour l’Église, Séminaire de recherche de la Faculté de Théologie, Institut catholique de Lyon L’Atelier/Editions ouvrières, 1994, p. 239). On peut aussi citer en exemple, avec Lacoste, la spiritualité franciscaine et la théologie du disciple de saint François : saint Bonaventure (1214-1274). Pour saint François,  »les bonnes paroles, bonnes actions et tout bien que Dieu fait et dit en l’homme ou par l’homme appartiennent à Dieu seul et doivent lui être restitués an action de grâces. L’homme n’a en propre que ses vices et ses péchés. Aussi ne peut-il se glorifier que de ses faiblesses et porter chaque jour la croix du Christ. Là se trouve la vraie joie, la vraie vertu et le salut de l’homme ». Cette vision plutôt sombre de l’homme va, paradoxalement, va s’associer avec un optimisme fondamental de la création et du salut. La pauvreté matérielle proposée aux frères dans les Règles mais non aux laïcs, est « le signe prégnant, dit Lacoste, de cette pauvreté radicale de l’être devant Dieu ». En découle l’exigence de se comporter, dans la fraternité, la paix et la joie. en petits (« mineurs »), en serviteurs humbles et aimants de tout homme. qu’il soit « frère béni, ami ou ennemi, voleur ou brigand, (il) sera accueilli avec bonté, joie spirituelle, respect. Même s’il pèche mille fois, on ne cessera de l’aimer, sans souhaiter qu’il devienne meilleur chrétien pour notre confort ». Tel est l’esprit de saint François.
   Quant à saint Bonaventure, voici comment on peut résumer un aspect essentiel de sa théologie : nous voulons être heureux mais le bonheur semble toujours nous fuir et nous n’arrivons qu’à faire notre malheur. Dieu prend pitié de notre misère et se fait homme et nous rend ainsi dignes de son incarnation. Dieu sur la Croix est le pauvre. Dieu ainsi s’abandonne et place l’homme dans la position du plus riche, de celui qui peut donner. Nous nous donnons nous-mêmes en donnant quelque chose à ce pauvre (cf. Lacoste).
   Ajoutons à ces deux figures de proue, saint Vincent de Paul (1581-1660)qui, même s’il n’a jamais écrit de traité spécifique sur la question, a développé une profonde réflexion sur la pauvreté, tout au long de sa vie. La pauvreté de Jésus qui invite à Le servir dans la personne de chaque pauvre, trouve son origine dans la Sainte Trinité comme le révèle l’évangile selon saint Jean. Le Fils, en effet, reçoit tout du Père : « Comme le père a la vie en lui-même, ainsi il l’a donnée aussi au Fils » (Jn 5, 26-27) ; « Maintenant ils ont reconnu que tout ce que tu m’as donné, c’est de toi » (Jn 17, 87) ; « Mon enseignement n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé » (Jn 7, 16). Et le Père a tout donné au Fils : « Tout ce que le père a, c’est mien » (Jn 16, 15) ; « Tout ce qui est à moi est à Toi, et tout ce qui est à Toi est à moi » (Jn 17, 10). Cf. KOCH Bernard, Monsieur Vincent, théologien de la pauvreté, in ROYON Claude et PHILIBERT Robert, Les pauvres, un défi pour l’Église, op. cit., pp. 313-333.
4. DURAND Alain, La cause des pauvres, Cerf, 1996, pp. 53-54.
5. DURAND A., « J’avais faim…​ », Une théologie à l’épreuve des pauvres, Desclée de Brouwer, 1995, p. 69.
6. Or Dieu ne fait acception de personne : « Vous avez entendu qu’il a été dit Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Mt 5, 43-48).
7. DURAND FLOREZ Ricardo, sj, évêque ce Callao (Pérou), in La utopia de la liberacion, Teologia de los pobres ?, Obispado del Callao, 1988, notamment pp. 27-36.
8. La fuerza historica de los pobres, op. cit., p. 13.
9. Lors de la Conférence de Puebla (1979), il fut bien dit que les pauvres sont destinataires et agents d’évangélisation mais « en tant qu’ils interpellent constamment, en appelant à la conversion, et en tant que beaucoup d’entre eux réalisent dans leur vie les valeurs évangéliques » (cité in DURAND FLOREZ, op. cit., p. 28).
10. Id., p. 382.
11. Dans la parabole du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31), A. Durand (La cause des pauvres, op. cit., pp. 65-66) souligne que « le changement concernant le pauvre (« emporté par les anges dans le sein d’Abraham ») n’est pas lié à son comportement sur terre - dont il n’est soufflé mot -, mais au seul fait qu’il a connu la souffrance ici-bas. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, qu’il s’agit bien là d’un acte de la justice de Dieu, non de la récompense de la vertu du pauvre ». Mais l’essentiel de la parabole, précise justement A. Durand, est de provoquer la conversion du lecteur dans un sens malheureusement trop exclusif : « Nous n’avons même pas besoin de celui qui est ressuscité des morts pour nous convertir : Moïse et les prophètes suffisent pour qui veut comprendre. Bref, tout converge pour provoquer chez le lecteur la seule chose qui compte et qu’il fuit sans cesse : se convertir maintenant dans sa relation au pauvre ».
12. On se souvient de cette question posée par le roi Louis IX à son sénéchal Joinville : « Sénéchal, qu’est-ce que Dieu ? -Sire, c’est si bonne chose que meilleure ne peut être. -Vraiment, c’est bien répondu, car la réponse que vous avez faite est écrite en ce livre que je tiens en ma main. Or, je vous le demande, qu’aimeriez-vous mieux, être lépreux ou avoir fait un péché mortel ?. Et moi qui jamais ne lui mentis, je lui répondis que j’aimerais mieux en avoir fait trente que d’être lépreux.
   Quand les frères furent partis, il m’appela tout seul et me fit asseoir à ses pieds. « Que m’avez-vous dit hier ? » me demanda-t-il. Je lui répondis que je le disais encore. « Vous parlez trop vite comme un sot. Il n’y a si laide lèpre que le péché mortel, car l’âme qui est en péché mortel est semblable au diable…​ Il est bien vrai que, lorsque l’homme meurt, il est guéri de la lèpre du corps, mais, au moment de mourir, celui qui a fait un péché mortel ne peut-être certain d’avoir eu telle repentance que Dieu lui ait pardonné. Aussi doit-il avoir grand peur que cette lèpre-là lui dure tant que Dieu sera en paradis…​ Aussi, je vous prie autant que je puis, ayez à cœur, pour l’amour de Dieu et de moi, de préférer que n’importe quel mal, lèpre ou toute autre maladie, advienne à votre corps, plutôt que le péché mortel à votre âme » (JOINVILLE, Saint Louis, I, UGE, 10/18, 1963, p. 13).
13. DURAND FLOREZ R., op. cit., pp. 28-30.
14. Homélie à Saint-Domingue, 27-1-1979, in Discours du Pape et chronique romaine, n° 348, février 1979, p. 7.
15. Inauguration de la troisième conférence épiscopale, Puebla, 28-1-1979, id., pp. 126-26. Voici la partie enlevée: « Libération faite de réconciliation et de pardon. Libération qui découle de cette réalité que nous sommes fils de Dieu, que nous pouvons appeler Dieu « Abba », Père (cf. Rm 8, 15) ; et en vertu de laquelle nous reconnaissons en tout homme quelqu’un qui est notre frère, dont le cœur peut être transformé par la miséricorde de Dieu. Libération qui nous pousse, avec la force de la charité à la communion, dont nous trouvons le sommet et la plénitude dans le Seigneur. Libération, en tant qu’elle domine les diverses servitudes et idoles que l’homme se forge et qu’elle fait grandir l’homme nouveau ».
16. Congrégation pour la doctrine de la foi, Instruction sur quelques aspects de la « Théologie de la libération », 1984 et Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 1986. Dans un style plus abrupt, le Préfet de la Congrégation, le cardinal Ratzinger, dira à Lima (août 1986) : « La foi chrétienne ne connaît pas d’utopies historiques mais bien une promesse : la résurrection des morts, le Jugement et le Royaume de Dieu. Sans doute, ceci a-t-il quelque résonance mythologique pour l’homme d’aujourd’hui, mais c’est beaucoup plus raisonnable que le mélange de politique et d’eschatologie dans une utopie historique » ( Cité in DURAND FLOREZ R., op. cit., p. 35).

⁢f. Ne pas « sous-estimer » la pauvreté.

Une autre manière de simplifier la leçon des Écritures, est de considérer qu’il est naturel, dans l’ordre des choses, voire dans l’ordre divin, qu’il y ait des pauvres (« des pauvres, vous en aurez toujours avec vous »), que ceux-ci, puisqu’ils sont proclamés « heureux » par le Seigneur, puisque le Christ est avec eux, qu’il s’identifie à eux, doivent se résigner à leur condition.

Cette interprétation simpliste et, parfois peut-être, cynique ne se rencontre plus guère fort heureusement mais soyons attentifs aux mots que nous employons pour traduire le lien des deux pauvretés identifiées. Ainsi, si on ne lisait pas l’encyclique Rerum Novarum dans son intégralité, ce texte de Léon XIII repris dans l’Agenda social poserait quelques problèmes : « Quant aux déshérités de la fortune, ils apprennent de l’Église que, selon le jugement de Dieu lui-même, la pauvreté n’est pas un opprobre et qu’il ne faut pas rougir de devoir gagner son pain à la sueur de son front. C’est ce que Jésus-Christ Notre Seigneur a confirmé par son exemple, lui qui, tout riche qu’il était, s’est fait indigent (2 Co 9, 9) pour le salut des hommes ; qui, fils de Dieu et Dieu lui-même, a voulu passer aux yeux du monde pour le fils d’un ouvrier ; qui est allé jusqu’à consumer une grande partie de sa vie dans un travail mercenaire. N’est-ce pas le charpentier, fils de Marie ? (Mc 6, 3)

Quiconque tiendra sous son regard le Modèle divin comprendra plus facilement ce que Nous allons dire : la vraie dignité de l’homme et son excellence résident dans ses mœurs, c’est-à-dire dans sa vertu ; la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches ; seuls la vertu et les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront la récompense de l’éternelle béatitude. Bien plus, c’est vers les classes infortunées que le cœur de Dieu semble s’incliner davantage. Jésus-Christ appelle les pauvres des bienheureux (cf. Mt 5, 5), il invite avec amour à venir à lui, afin qu’il les console, tous ceux qui souffrent et qui pleurent (cf. Mt 11, 28) il embrasse avec une charité plus tendre les petits et les opprimés. Ces doctrines sont bien faites certainement pour humilier l’âme du riche et le rendre moins condescendant, pour relever le courage de ceux qui souffrent et leur inspirer de la résignation. Avec elle, se trouverait diminuée cette distance que l’orgueil se plaît à maintenir ; on obtiendrait sans peine que des deux côtés on se donnât la mains et que les volontés s’unissent dans une même amitié »[1] . Il est clair que, dans cet extrait, surtout isolé de son contexte, le lecteur contemporain, particulièrement sensible à la défense des droits de la personne humaine, trouvera que limiter la dignité aux mœurs, espérer que le riche et le pauvre soient touchés par l’exemple du Christ et se lient d’ »amitié » relève d’une vision très spirituelle, naïve dans le contexte d’une société déchristianisée. Il serait difficile aussi de faire admettre socialement la résignation, c’est-à-dire l’acceptation sans protestation devant des situations qui, la plupart du temps, n’ont rien de fatal. Heureusement, Léon XIII admet les « revendications » qui doivent être « exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme de séditions »[2] et tenir compte de ce que les circonstances permettent ou non. Heureusement que Léon XIII demande aussi à l’État de pas « laisser faire », sans vouloir tout faire.

Le même problème d’interprétation est posé par Pie XI qui, en pleine crise économique, demande « que les pauvres, et tous ceux qui , en ce moment, sont durement éprouvés par la pénurie du travail et le manque de pain, offrent avec un égal esprit de pénitence, avec une plus grande résignation, les privations que leur imposent la difficulté des temps et la condition sociale que la divine Providence leur a assignée dans ses dispositions mystérieuses, mais cependant toujours inspirées par l’amour ; qu’ils acceptent de la main de Dieu, d’un cœur humble et confiant, les effets de la pauvreté, rendus plus durs par la gêne dans laquelle se débat actuellement l’humanité ; que, par une générosité plus grande encore, ils s’élèvent jusqu’à la divine sublimité de la croix du Christ, se rappelant que, si le travail est une des valeurs les plus grandes de cette vie, c’est cependant l’amour d’un Dieu souffrant qui a sauvé le monde ; qu’ils se consolent dans la certitude que leurs sacrifices et leurs peines, chrétiennement supportés, contribueront à hâter l’heure de la miséricorde et de la paix. »[3] En fait ce que redoutent Pie XI comme Léon XIII, c’est l’impatience et les excès qu’elle pourrait provoquer mais on ne peut conclure que la volonté des Souverains Pontifes soit de maintenir, à tout prix, un statu quo. N’oublions pas que Pie XI est l’auteur de Quadragesimo Anno qui est sans doute l’encyclique la plus engagée dans la recherche d’un ordre social et économique plus juste. Mais ce chemin demande du temps…​


1. RN, Marmy. 455-456.
2. RN, Marmy, 449.
3. Caritate Christi compulsi, 1932, in Marmy, 649.

⁢g. A votre bon cœur ?

La question qui se pose maintenant est de savoir si la pauvreté, et, en particulier, la pauvreté matérielle, n’interpelle que la conscience individuelle ?.

Toutes les grandes voix de l’Église, à la suite des Prophètes et de Jésus, ont tenu, à travers les temps, à nous inviter à « vivre et combattre la pauvreté »[1].

Sont concernés, tout d’abord, bien sûr, les successeurs des apôtres, les évêques assistés des prêtres. En leur personne, « c’est le Seigneur Jésus-Christ, Pontife suprême, qui est présent au milieu des croyants »[2], ils doivent donc être « les modèles du troupeau »[3], soucieux de toutes les pauvretés, dans l’oubli d’eux-mêmes⁠[4]. Les religieux, quant à eux, s’engagent à la suite du Christ à l’imiter aussi le plus parfaitement possible en préfigurant la vie future : « La profession des conseils évangéliques (chasteté, pauvreté, obéissance) apparaît (…) comme un signe qui peut et doit exercer une influence efficace sur tous les membres de l’Église dans l’accomplissement courageux des devoirs de leur vocation chrétienne. En effet, comme le peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente, mais est en quête de la cité future, l’état religieux, qui assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges terrestres, plus parfaitement aussi, manifeste aux yeux de tous les croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la Rédemption du Christ, annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du royaume des cieux. De plus, cet état imite de plus près et représente continuellement dans l’Église cette forme de vie que le Fils de Dieu a prise en venant au monde pour faire la volonté du Père et qu’il a proposée aux disciples qui le suivaient. Il fait voir enfin d’une manière particulière comment le règne de Dieu est élevé au-dessus de toutes les choses terrestres et ses nécessités les plus grandes ; il montre à tous les hommes la suréminente grandeur de la puissance du Christ-Roi et la puissance infinie de l’Esprit-Saint qui agit dans l’Église de façon admirable ».⁠[5]

Quant aux laïcs, ils sont aussi, depuis les origines, sommés d’être attentifs, et surtout s’ils sont riches, à la cause des pauvres.

Saint Cyprien⁠[6] interpelle ceux qui ont la grâce de l’abondance en ces termes : « Vous vous dites dans l’abondance et riches, et vous pensez qu’il y a lieu de vous servir de ce que Dieu a voulu que vous possédiez. Servez-vous-en, mais pour des bonnes œuvres, servez-vous-en, mais pour des choses que Dieu vous prescrit et qu’il vous signale. De votre richesse, que les pauvres s’aperçoivent. Que votre abondance se fasse sentir à ceux qui sont dans le besoin. De votre patrimoine, faites à Dieu un prêt à intérêt : nourrissez le Christ…​ Vous vous rendez coupables, et précisément envers Dieu, en estimant qu’il vous a donné les richesses pour n’en point user d’une manière salutaire. »[7]

« Que répondras-tu au souverain juge, demande saint Basile⁠[8], toi qui habilles les murs et n’habilles pas ton semblable ? Toi qui ornes tes chevaux et n’as pas un regard pour ton frère dans la détresse ? Toi qui laisses pourrir ton blé et ne nourris pas ceux qui ont faim ? Toi qui enfouis ton or et ne viens pas en aide à l’opprimé ?…​

A qui ai-je fait tort, dis-tu, en gardant ce qui est à moi ? Mais dis-moi, qu’est-ce qui est à toi ? De qui l’as-tu reçu pour le porter dans la vie ? C’est exactement comme si quelqu’un, après avoir pris une place au théâtre, en écartait ensuite ceux qui voudraient entrer à leur tour et prétendait regarder comme sa propriété ce qui est pour l’usage de tous. Ainsi font les riches. Parce qu’ils sont les premiers occupants d’un bien commun, ils s’estiment en droit de se l’approprier. Ah ! si chacun se contentait du nécessaire et laissait aux indigents son superflu, il n’y aurait ni riches ni pauvres !…​ Toi qui serres toutes choses dans le gouffre de ton avarice, tu penses ne faire de tort à personne, alors qu’en réalité tu dépouilles un si grand nombre de tes semblables !…​ ». Ce texte est fort intéressant parce qu’il nous place sous le regard de Dieu, sensible, nous le savons, à la justice et qui a voulu que tous les hommes aient accès aux biens de ce monde. L’idéal serait de tendre vers l’égalité pour en finir avec la division économique et sociale des hommes. Notons aussi qu’aux yeux de ce Père de l’Église, la propriété non partagée peut être considérée comme un vol.

Deux siècles plus tard, nous retrouverons le même point de vue sous la plume du pape saint Grégoire le Grand⁠[9]: « Ceux qui ne commettent point de vols mais gardent tout leur avoir pour eux, disons-leur, qu’ils le sachent bien clairement, que cette terre d’où ils furent tirés est commune à tous les hommes ; par conséquent les aliments qu’elle fournit, elle les produit pour tous, en commun.

C’est donc à faux que se jugent innocents ceux qui réclament pour leur usage privé le don que Dieu fit à tous.

Ces hommes, qui ne font point largesse des biens qu’ils ont reçus, se rendent coupables de la mort de leurs frères. Ils tuent chaque jour à peu près autant d’hommes qu’ils retiennent avaricieusement de subsides nécessaires à la vie de ces pauvres

En effet, quand nous donnons aux miséreux les choses indispensables, nous ne leur faisons point une générosité personnelle, nous leur rendons ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que nous n’accomplissons un acte de charité…​ Il est juste en effet que ceux qui ont reçu quelque chose de Dieu, le commun maître, s’en servent pour le bien de tous. »

Pendant des siècles, les prédicateurs vont inciter les particuliers à donner, rappelant la pauvreté du Christ et son identification aux pauvres. On a plus haut évoqué saint François d’Assise, saint Bonaventure et saint Vincent de Paul. On peut s’arrêter un instant aux sermons de Bossuet. On se souvient notamment de ce sermon⁠[10] sur l’« éminente dignité des pauvres », leur « prééminence » dans le royaume de Jésus-Christ où les riches ne « sont reçus que pour les servir ». Il cite saint Augustin rappelant aux riches : « Le service que vous devez aux nécessiteux, c’est de porter avec eux une partie du fardeau qui les accable. L’apôtre saint Paul ordonne aux fidèles de « porter les fardeaux les uns des autres » (Ga 6, 2) ». Bossuet commente ainsi ce passage: « Les pauvres ont leur fardeau, et les riches aussi ont le leur. Les pauvres ont leur fardeau : qui ne le sait pas ? Quand nous les voyons suer et gémir, pouvons-nous ne pas reconnaître que tant de misères pressantes sont un fardeau très pesant, dont leurs épaules sont accablées ? Mais encore que les riches marchent à leur aise, et semblent n’avoir rien qui leur pèse, sachez qu’ils ont aussi leur fardeau. Et quel est ce fardeau des riches ? chrétiens, le pourrez-vous croire ? ce sont leurs propres richesses. Quel est le fardeau des pauvres ? c’est le besoin ; quel est le fardeau des riches ? c’est l’abondance. « Le fardeau des pauvres, dit saint Augustin, c’est de n’avoir pas ce qu’il faut ; et le fardeau des riches, c’est d’avoir plus qu’il ne faut ». » Si la richesse n’apparaît pas facilement comme un fardeau, nous nous en rendrons cruellement compte quand nous comparaîtrons devant celui que Bossuet appelle le « juge inexorable ». Dès lors, « pendant que le temps le permet, pratiquons ce conseil de saint Paul : « Portez vos fardeaux les uns les autres ». Riches, portez le fardeau du pauvre, soulagez sa nécessité, aidez-le à soutenir les afflictions sous le poids desquelles il gémit: mais sachez qu’en le déchargeant vous travaillez à votre décharge: lorsque vous lui donnez, vous diminuez son fardeau, et il diminue le vôtre : vous portez le besoin qui le presse ; il porte l’abondance qui vous surcharge. Communiquez entre vous mutuellement vos fardeaux, « afin que les charges deviennent égales » dit saint Paul (2 Co 8, 14) ».⁠[11] Bossuet introduit alors une courte méditation sur l’injustice de l’inégalité: « car quelle injustice, mes frères, que les pauvres portent tout le fardeau, et que tout le poids des misères aille fondre sur leurs épaules ! S’ils s’en plaignent et s’ils en murmurent contre la Providence divine, Seigneur, permettez-moi de le dire, c’est avec quelque couleur de justice : car étant tous pétris d’une même masse, et ne pouvant pas y avoir grande différence entre de la boue et de la boue, pourquoi verrons-nous d’un côté la joie, la faveur, l’affluence ; et de l’autre la tristesse, et le désespoir, et l’extrême nécessité ; et encore le mépris et la servitude ? Pourquoi cet homme si fortuné vivrait-il dans une telle abondance, et pourrait-il contenter jusqu’aux désirs les plus inutiles d’une curiosité étudiée ; pendant que ce misérable, homme toutefois aussi bien que lui, ne pourra soutenir sa pauvre famille, ni soulager la faim qui le presse ? Dans cette étrange inégalité, pourrait-on justifier la Providence de mal ménager les trésors que Dieu met entre des égaux, si par un autre moyen elle n’avait pourvu au besoin des pauvres, et remis quelque égalité entre les hommes ? C’est pour cela, chrétiens, qu’il a établi son Église, où il reçoit les riches, mais à condition de servir les pauvres ; où il ordonne que l’abondance supplée au défaut, et donne des assignations aux nécessiteux sur le superflu des opulents. Entrez, mes frères, dans cette pensée : si vous ne portez le fardeau des pauvres, le vôtre vous accablera ; le poids de vos richesses mal dispensées vous fera tomber dans l’abîme : au lieu que, si vous partagez avec les pauvres le poids de leur pauvreté, en prenant part à leur misère, vous mériterez tout ensemble de participer à leurs privilèges ». Enfin, Bossuet invite les riches à considérer les pauvres avec « les yeux de l’intelligence » car ce n’est « pas assez de les secourir dans leurs besoins » : « Ceux qui ouvrent sur eux l’œil intérieur, je veux dire l’intelligence guidée par la foi, ils remarquent en eux Jésus-Christ ; ils y voient les images de sa pauvreté, les citoyens de son royaume, les héritiers de ses promesses, les distributeurs de ses grâces, les enfants véritables de son Église, les premiers membres de son corps mystique ».

Certes, la portée de ce sermon est un peu réduite par l’intention de l’orateur de pousser son auditoire à aider matériellement la maison des Filles de la Providence où il prêche, il n’empêche que ce texte sans concession est assez représentatif d’une démarche incessante dans l’histoire de l’Église : que les riches partagent leurs biens et, plus précisément, qu’ils donnent leur superflu pour reprendre l’idée de saint Augustin.

Un autre sermon⁠[12] prononcé pour sauver un hôpital, est consacré à la nécessité de l’aumône. Bossuet y confirme l’obligation de l’aumône en s’appuyant sur les évangiles, les épîtres et les Pères de l’Église⁠[13]. On ne peut y échapper en alléguant une famille nombreuse : « Vous qui donnez l’exemple à vos enfants de conserver plutôt le patrimoine de la terre que celui du ciel, vous êtes doublement criminel ; et de ce que vous n’acquérez pas à vos enfants la protection d’un tel Père, et de ce que de plus vous leur apprenez à aimer plus leur patrimoine que Jésus-Christ même et que l’héritage céleste ». L’aumône est, en effet, un acte religieux car « Jésus-Christ perpétue en deux sortes le souvenir de sa passion, pour nous y faire compatir : en l’eucharistie, et dans les pauvres (…) avec cette seule différence que l nous recevons de lui la nourriture, ici nous la lui donnons ». Encore faut-il combattre ses passions, ses convoitises et _« retrancher le jeu »[14] pour donner libéralement car « pourquoi tant de folles dépenses ? Pourquoi tant d’inutiles magnificences ? Amusement et vain spectacle des yeux, qui ne fait qu’imposer vainement, et à la folie ambitieuse des uns et à l’aveugle admiration des autres (…). Que vous servent toutes ces dépenses superflues ? Que sert ce luxe énorme dans votre maison, tant d’or et tant d’argent dans vos meubles ? Toutes ces choses périssent. Faites des magnificences utiles comme Dieu : il a orné le monde, mais autant d’ornements, autant de sources de biens pour toute la nature ».

On pourrait citer vingt siècles de textes qui tancent les riches et leur demandent le détachement, qui rappellent que nous sommes tous frères et que les biens de la terre sont destinés à tous, que servir les pauvres, c’est servir Jésus-Christ. Textes qui, très souvent, vont reprendre ce qu’on a appelé la doctrine du superflu inspirée sans doute par cette formule de saint Augustin qui invite à tendre à l’égalité : « Le superflu des riches est le nécessaire des pauvres ».⁠[15] Formule souvent lue distraitement et peu dérangeante si l’on ne retient que l’obligation de donner son superflu aux pauvres⁠[16]. Formule plus exigeante si l’on détermine le superflu en fonction de la nécessité des pauvres. Et c’est ainsi que les Pères de l’Église⁠[17] et les Souverains pontifes ont toujours pensé. Jean XXIII, par exemple, estime que « c’est le devoir de tout homme, le devoir impérieux du chrétien, d’apprécier le superflu à l’aune de la nécessité d’autrui (…) ».⁠[18] Et donc ce superflu peut être plus que ce que nous nous estimons comme notre superflu. C’est pourquoi le concile Vatican II précise « que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu »[19]. Cette formule résume assez bien les développements de saint Thomas à propos de l’obligation de l’aumône : « L’amour du prochain étant d’obligation, les conditions indispensables à cet amour le sont aussi. Or, c’en est une de faire du bien à son prochain et de ne pas se contenter de lui en souhaiter: « N’aimons pas de parole et de langue, mais en action et en vérité ». Mais, pour vouloir et faire du bien à quelqu’un, il est nécessaire de subvenir à ses besoins, ce qui est précisément lui faire l’aumône, ce qui est donc d’obligation.

Il faut remarquer que ce qui est d’obligation, ce sont les actes de vertus ; faire l’aumône sera donc d’obligation dans la mesure où un acte de vertu doit être produit par elle, c’est-à-dire dans les conditions requises par la droite raison. Or, la raison doit considérer celui qui fait l’aumône et celui qui la reçoit. Par rapport au premier : faire l’aumône, c’est donner de son superflu. Il faut entendre par là ce qui dépasse non seulement les besoins individuels de celui qui donne, mais encore de ceux et celles dont il a la charge ; c’est là le premier devoir : procurer à soi-même et aux siens ce qu’on dit être nécessaire à la personne, ce mot désignant aussi bien la condition et le rang ; cela fait, le surplus sera consacré aux besoins des autres. L’organisme agit ainsi : par la fonction de nutrition, il se sustente d’abord lui-même, et, par la fonction de génération, un surplus est élaboré pour la formation d’un être nouveau.

Par rapport à celui qui reçoit l’aumône, il faut qu’il soit dans le besoin ; autrement il n’y aurait aucune raison de lui faire l’aumône. Mais, comme il est impossible à chacun de secourir tous les nécessiteux, il n’est pas d’obligation de faire l’aumône à tous, mais seulement à celui pour qui elle est une question de vie ou de mort, selon le mot de saint Ambroise : « Celui qui meurt de faim, nourris-le ; tu ne le fais pas, tu es son assassin » !

Voici donc ce qui est d’obligation : faire l’aumône avec son superflu ; faire l’aumône à celui qui est dans une extrême nécessité. En dehors de ces deux conditions, faire l’aumône est de conseil, comme n’importe quel « bien meilleur » l’est aussi ».⁠[20]

Saint Thomas pose ensuite la question de savoir si l’on est obligé de faire l’aumône avec son nécessaire ?

« Le mot nécessaire, répond-il, peut signifier deux choses. d’abord, ce qans quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire l’aumône avec ce nécessaire-là ; celui qui en serait réduit à n’avoir que l’indispensable pour vivre, lui et les siens, ne peut en faire l’aumône sous peine de s’ôter la vie à lui-même et aux siens (…)⁠[21]. Nécessaire peut signifier aussi ce sans quoi on ne peut vivre, soi et les siens, selon les exigences de son rang et de sa condition. La limite d’un tel nécessaire n’est pas un point indivisible : on peut y ajouter beaucoup et n’estimer pas qu’on le dépasse, ou en retrancher beaucoup sans se mettre hors des convenances de son état. Faire l’aumône en prenant sur ce nécessaire est une bonne action, mais c’est un conseil et non un précepte. Ce serait un désordre de faire de telles aumônes qu’il fût désormais impossible de vivre convenablement selon sa condition et de faire face à ses affaires courantes : chacun, dans la vie, a des convenances à garder.

Il faut faire cependant trois exceptions : 1° Si l’on change d’état, par exemple, si l’on entre en religion ; abandonner ainsi pour le Christ tous ses biens, c’est faire œuvre de perfection, par le nouvel état que l’on embrasse, -2° Si les biens que l’on donne en aumône, quoique nécessaires pour tenir son rang, peuvent se retrouver assez facilement et ainsi ne pas causer d’inconvénient trop grave, -3° Si l’on se trouve en face d’un cas d’extrême nécessité, individuel ou social, il est digne d’éloge, pour secourir des besoins plus pressants, de sacrifier quelque chose de ce que semble exiger notre condition ».⁠[22]

Le lecteur trouvera peut-être trop rationnelle cette approche de la charité et lui opposera la conduite de la veuve citée en exemple par Jésus, dans le temple de Jérusalem : « S’étant assis face au Trésor, il regardait la foule mettre de la petite monnaie dans le Trésor, et beaucoup de riches en mettaient abondamment. Survint une veuve pauvre qui y mit deux piécettes, soit un quart d’as. Alors il appela à lui ses disciples et leur dit : « En vérité, je vous le dis, cette veuve, qui est pauvre, a mis plus que tous ceux qui mettent dans le Trésor. Car tous ont mis de leur superflu, mais elle, de son indigence, a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre ».⁠[23] Il est vrai que l’amour mesure l’aumône et que l’amour n’a que faire des calculs…​

Toujours est-il que chacun doit se sentir concerné par ces textes et, si l’on veut aller au fond des choses, personne ne peut se vanter de sa générosité, si grande soit-elle, puisqu’il ne s’agit jamais d’un don mais d’une restitution. Rien ne nous appartient vraiment et tout a été donné à tous.

Mais, dans ces conditions, le partage auquel nous sommes invités est-il simplement affaire de charité ? N’est-il pas d’abord affaire de justice puisqu’il vise à combler les inégalités et qu’il n’est pas facultatif ?

Dès lors, peut-on encore prétendre que le partage ne relève pas de l’organisation mais de la bonne volonté personnelle ? Peut-on affirmer, comme Daniel-Rops que « le problème de la misère est, en substance, un problème de fraternité », que « la malfaisance des hommes politiques a été d’en faire un problème politique » et qu’en définitive, « c’est dans l’ordre de la charité, et d’elle seule, (que le problème) peut trouver une solution » ?⁠[24]

Parler ainsi fait peu de cas de l’enseignement social qui depuis le XIXe siècle a visiblement pris la relève des Pères et des prédicateurs en énonçant les conditions d’une société juste qui veille à l’épanouissement intégral et solidaire de tous ses membres⁠[25].

A lire la Bible, on se rend compte qu’il est impossible d’opposer ou de séparer la charité et la justice qui est aussi l’affaire du « prince ». Lorsque les évêques américains se penchent sur la vie économique de leur pays, à la lumière des Écritures, ils relèvent qu’« un point essentiel de la présentation biblique de la justice est que la justice d’une communauté est mesurée à la façon dont elle se préoccupe des faibles, très souvent représentés par la veuve, l’orphelin, le pauvre et l’étranger (le non israélite) dans le pays »[26].

Nous allons donc, dans le chapitre suivant, étudier plus particulièrement le rapport entre la pauvreté et la justice et montrer que la lutte contre la pauvreté, ou mieux, le développement intégral de tous les hommes doit être la préoccupation majeure des communautés et de leurs politiques économiques.


1. C’est le titre de l’ouvrage déjà cité du P. A.-M. Henry.
2. LG, 21.
3. 1 P 5, 3.
4. On a souvent cité ( cf. Les pauvres, un défi pour l’Église, op. cit., pp. 241-242) les directives des conciles mérovingiens qui, entre 511 et 845, ont particulièrement insisté sur le service des pauvres. En 511, le Concile d’Orléans déclare que les biens donnés par le roi aux évêques doivent servir non seulement à l’entretien des édifices religieux mais au soulagement des pauvres et au rachat des prisonniers, sous peine d’excommunication (Canon 5) ; L’évêque doit vêtir et nourrir les pauvres et les malades incapables de travailler. Si l’évêque qui le fait pourra être appelé « Père des pauvres », celui qui ne le fera pas sera réputé « Assassin de pauvres » (C. 16). En 535, le Concile de Clermont d’Auvergne établit l’excommunication de ceux qui s’emparent du bien des pauvres (C. 5). En 549, à Orléans et, en 557, à Paris, il est décidé que les biens de l’Église sont le patrimoine des pauvres. En 567, à Tours, le concile stipule que chaque cité épiscopale doit nourrir ses pauvres (C. 5). A Lyon, en 583, cette obligation est répétée et étendue aux lépreux (C. 6). En 585, le concile de Mâcon précise que la dîme doit servir au soulagement des pauvres et au rachat des captifs (C.5). Le concile de Reims, en 625, autorise la vente des vases sacrés pour le rachat des captifs (C. 22). Le concile d’Arles, en 813, demande que la situation des pauvres soit un des objets de la visite annuelle des évêques dans leurs diocèses (C. 17). La même année, à Reims, le concile oblige les évêques à recevoir les pauvres à leur table (C. 17). A Aix-la-Chapelle, en 817, (C. 116 et 141), il est entendu que le revenu des églises gérées par des chanoines doit aussi servir aux pauvres et que les évêques doivent établir dans leur ville un hôpital pour les pauvres et les étrangers. Quant aux dons faits à l’Église, ils seront répartis pour moitié aux clercs et pour moitié aux pauvres. Si l’Église est riche, ce sont les deux tiers qui seront attribués aux pauvres. En 845, le concile de Meaux affirme déclare que la maison de l’évêque doit être conçue pour pouvoir accueillir les pauvres et les étrangers.
5. LG, 44.
6. Evêque de 249 à 258.
7. De habitu virginum, cité in Les pauvres, un défi pour l’Église, op. cit., p. 240.
8. 330-379, in HAMMAN, Riches et pauvres dans l’Église ancienne, op. cit., p. 76.
9. 540-604, Pastoral, 3e partie, cité in BUISSON J., op. cit., pp. 29-30 et Les pauvres, un défi pour l’Église, sous la direction de ROYON Claude et PHILIBERT Robert, Séminaire de recherche de la Faculté de Théologie , Institut catholique de Lyon, Ed. De l’Atelier-Ed. Ouvrières, 1994, p. 239.
10. Sermon pour le dimanche de la Septuagésime, prêché en février 1659, in Sermons, Garnier, Tome I, sd, pp. 575-593.
11. Paul exhorte les Corinthiens à la générosité dans l’aumône : « Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est légalité. »(8, 13).
12. Sermon pour le vendredi de la semaine de la Passion, in Sermons, op. cit., II, pp. 680-698.
13. Bossuet reprend notamment le conseil de saint Jean Chrysostome inspiré par ces mots de saint Paul : « Que le premier jour de la semaine, chacun de vous mette de côté chez lui ce qu’il aura pu épargner…​ » (1 Co 16, 2). « Faites ainsi, dit saint Chrysostome, de votre maison une église ; ayez-y un petit coffre, un tronc ; soyez le gardien de l’argent sacré ; constituez-vous vous-même l’économe des pauvres : la charité et l’humanité vous confèrent ce sacerdoce. (…) Que ce tronc (…) soit placé dans le lieu où vous vous retirez pour prier : et toutes les fois que vous y entrerez pour faire votre prière, commencez par y déposer votre aumône, et ensuite vous répandrez votre cœur devant Dieu (…). Vous donnerez à votre prière des ailes pour monter au ciel ; vous rendrez votre maison une maison sainte, qui renfermera les vivres du roi. Et pour que la collecte prescrite par l’Apôtre se fasse aisément ; que chaque ouvrier, chaque artisan, lorsqu’il a vendu quelque ouvrage de son art, donne à Dieu les prémices, en mettant dans ce tronc une petite partie du prix ; et qu’il partage avec Dieu de la moindre portion de ce qu’il retire de son travail. Que l’acquéreur, ainsi que le vendeur, suivent ce conseil ; et que tous ceux en général qui retirent de leurs fonds ou de leurs travaux des fruits légitimes, soient fidèles à cette pratique » (Commentaire de 1 Co).
14. « Le jeu, où par un assemblage monstrueux on voit régner dans le même excès et les dernières profusions de la prodigalité la plus déréglée, et les empressements de l’avarice la plus honteuse : le jeu, où l’on consume des trésors immenses, où on engloutit les maisons et les héritages ; dont l’on ne peut plus soutenir les profusions que par des rapines épouvantables : on fait crier mille ouvriers ; on prive le mercenaire de sa récompense ; ses domestiques, de leur salaire ; ses créanciers , de leur bien ; et cela s’appelle jouer : jeu sanglant et cruel où les pères et les mères dénaturés se jouent de la vie de leurs enfants, de la subsistance de leur famille, et de celle des pauvres ».
15. Cf. BUISSON Jacques, op. cit., pp. 38-41.
16. Certains organisent leur charité en établissant un budget prévisionnel.
17. GS 69 donne plusieurs références.
18. Message radiotélévisé, 11-9-1962. Le pape ajoute un autre devoir : « de bien veiller à ce que l’administration et la distribution des biens créés se fasse au bénéfice de tous ». Nous allons y revenir.
19. GS 69.
20. Somme théologique, IIa IIae, qu. 32, art. 5.
21. Selon saint Thomas, « Une exception est cependant à signaler, supposé qu’il s’agît de faire cette aumône à quelque grand personnage nécessaire au salut de l’Église ou de l’État ; en ce cas, s’exposer ainsi à la mort serait digne d’éloge, puisque ce serait préférer, comme on le doit, le bien public à son bien personnel ».
22. Somme théologique, IIa IIae, qu. 32, art. 6.
23. Mc 12, 41-44.
24. La misère et nous, Grasset, 1935, pp. 24-25.
25. Daniel-Rops semble réduire la portée des encycliques en écrivant (op. cit., pp. 25-26) : « Le christianisme, qui, en substance, procède de la charité, a laissé à ses adversaires le monopole de la protestation contre l’injustice sociale. - Ce n’est pas vrai, me dit-on. Des protestations, nous en avons entendu. Et de me citer les Encycliques. Je ne commettrai pas la faute insigne de sembler associer la dignité du christianisme à l’indignité des chrétiens. Mais on n’a pas tout expliqué quand on a incriminé la malice des adversaires, les manœuvres de la franc-maçonnerie et la propagande des Sans-Dieu. Manœuvres et propagande ne prévaudraient point contre les chrétiens si la petite phrase : « Aimez-vous les uns les autres » était véritablement leur loi ».
26. Justice économique pour tous : enseignement social catholique et économie américaine, Lettre pastorale des évêques des États-Unis, 1986, n° 38 in DC 21-6-1987, n° 1942, p. 627.

⁢vii. Rendre son sens à l’économie.

En attendant, nous savons maintenant à quoi l’économie doit être ordonnée. Elle doit être au service du développement intégral de la personne humaine et de toute personne humaine. Nous verrons ce que cela implique très concrètement mais efforçons-nous désormais d’avoir ces exigences sans cesse présentes à l’esprit. Elles réorientent, en fait, complètement l’activité économique et la vie sociale.

Aristote distingue deux formes d’acquisition. Il y a, tout d’abord « un art naturel d’acquisition pour les chefs de famille et les hommes d’État » : « il s’agit (…) de la mise en réserve cde ces biens indispensables à la vie et utiles à la communauté d’une cité ou d’une famille. Ces biens mêmes paraissent constituer la véritable richesse. Car la quantité de ces biens suffisante pour vivre bien n’est pas illimité (…). » Ce mode d’acquisition fait partie de l’ »économique »⁠[1] au sens strict. L’ »économique », littéralement « gestion de la maison » est l’art de gérer l’ensemble des biens privés de la famille mais aussi, par extension, de la cité volontiers considéré par les citoyens comme un « État-père ». Mais, « il est une autre forme d’acquisition que l’on nomme tout particulièrement - et elle mérite ce nom - la chrématistique (littéralement : science de la richesse) et à cause de laquelle il n’y a, semble-t-il, aucune limite à la richesse et à la propriété ; beaucoup la croient identique à celle dont on vient de parler à cause de leur affinité ; or en fait, elle n’est ni identique ne bien éloignée de la précédente. L’une est naturelle et l’autre ne l’est pas, mais résulte plutôt d’une sorte d’expérience et de technique.

(…) Mais l’économique, qui n’est pas cet art d’acquisition, a une limite, car l’objet de l’économique n’est pas ce genre de richesse. Ainsi, à considérer la question sous cet angle, il paraît nécessaire qu’il y ait une limite à toute forme de richesse, mais nous voyons le contraire se produire dans les faits : tous les gens d’affaires accroissent indéfiniment leur richesse en espèces monnayées.

La cause de ceci est l’étroite affinité de ces deux formes d’acquisition ; leurs emplois empiètent l’un sur l’autre, parce qu’elles ont le même objet : pour toutes deux, les biens possédés servent au même usage, mais non dans le même but : celle-ci vise à amasser, celle-là vise autre chose. De là vient que certaines gens voient dans la simple accumulation des biens l’objet de l’économique et persistent à penser qu’on doit conserver intacte ou augmenter indéfiniment sa richesse en espèces.

La cause de cette disposition est la préoccupation de vivre et non pas de bien vivre ; comme un tel désir (vivre) n’a pas de limite, on désire pour le combler des moyens eux-mêmes sans limite. Ceux mêmes qui aspirent à vivre bien recherchent ce qui contribuent aux jouissances du corps et comme ceci paraît dépendre des biens possédés, toute leur activité tourne autour de l’acquisition d’argent ; c’est de là qu’est venue cette seconde forme de l’art d’acquisition.

Comme la jouissance dépend du superflu, on recherche l’art qui procure le superflu indispensable à la jouissance ; et si l’on ne peut se le procurer par cet art d’acquisition, on essaie de l’avoir par un autre moyen et l’on fait de chacune de ses facultés un usage contraire à la nature ».⁠[2]

L’économie véritable, pour Aristote, est celle qui vise au bien vivre. Cela ne signifie pas vivre confortablement mais vivre selon le bien: « Il est clair, explique-t-il, que pour l’économie les hommes importent plus que la possession des choses inanimées, l’excellence morale des êtres humains plus que l’excellence des biens possédés que nous appelons la richesse (…) »⁠[3]. La finalité et la limite donc de l’économie est l’excellence morale des êtres humains.⁠[4]

Saint Thomas reprendra la distinction d’Aristote en corrigeant de manière significative la sévérité du Philosophe vis-à-vis du commerce et en apportant quelques précieuses précisions.

«  (…) Aristote distingue deux sortes d’échanges.

L’une est comme naturelle et nécessaire, et consiste à échanger denrées contre denrées ou denrées contre argent, mais pour les nécessités de la vie. De tels échanges ne sont pas propres aux commerçants, mais sont surtout effectués par le maître de maison ou le chef de la cité qui sont chargés de pourvoir la maison ou la cité des denrées nécessaires à la vie.

Il y a une autre sorte d’échange ; elle consiste à échanger argent contre de l’argent ou des denrées quelconques contre de l’argent, mais non plus pour subvenir aux nécessités de la vie, mais en vue d’un gain. Et c’est cet échange qui très précisément constitue le commerce. Or de ces deux sortes d’échange, Aristote estime la première louable, puisqu’elle répond à une nécessité de la nature, mais il réprouve à bon droit la seconde qui, par sa nature même, favorise la cupidité, laquelle n’a pas de bornes et tend à acquérir sans fin. Voilà pourquoi le commerce, envisagé en lui-même, a quelque chose de suspect, car il ne se rapporte pas, de soi, à une fin honnête ou nécessaire.

Cependant si le gain, qui est la fin du commerce, n’implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n’implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n’empêche donc de l’ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête. Dès lors le commerce deviendra licite. C’est ce qui a lieu quand un homme se propose d’employer le gain modéré qu’il recherche dans le commerce, à soutenir sa famille ou à venir en aide aux indigents ; ou encore quand il fait du commerce pour l’utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire ; sans doute il recherche le gain, mais comme prix de son travail et non comme une fin ».⁠[5]

On voit que pour saint Thomas, comme pour Aristote qu’il est important de considérer la fin de l’activité économique ou commerciale. Rechercher la richesse pour elle-même, le gain pour le gain n’est ni naturel, ni nécessaire ni honnête. Au delà des nécessités de la vie, le gain ne se justifie que comme prix du travail en vue de « soutenir la famille », lutter contre les pauvretés ou servir l’ensemble de la société.

On peut actualiser davantage la pensée d’Aristote et de Thomas en reprenant notre vision de la pauvreté. Si elle est bien multidimensionnelle et que nous soyons tous, d’une manière ou d’une autre, concernés, l’activité économique doit être ordonnée à la lutte contre les pauvretés en étant sensible, comme Aristote déjà, à la supériorité des valeurs immatérielles sur les valeurs matérielles.

Pie XII décrit, dans une image forte, le terrible risque d’une société tellement préoccupée de ses pouvoirs temporels qu’elle en devient aveugle aux vérités religieuses : elle risque de transformer « l’homme en un géant du monde physique aux dépens de son esprit réduit à l’état de pygmée du monde surnaturel et éternel »[6].

Dans Pacem in terris, Jean XXIII précisait « les valeurs qui doivent animer et orienter toutes choses : activité culturelle, vie économique, organisation sociale, mouvements et régimes politiques, législation et toute autre expression de la vie sociale dans sa continuelle évolution ». « Une société, écrivait-il, n’est dûment ordonnée, bienfaisante, respectueuse de la personne humaine, que si elle se fonde sur la vérité (…). Cela suppose que soient sincèrement reconnus les droits et les devoirs mutuels. Cette société doit, en outre, reposer sur la justice, c’est-à-dire sur le respect effectif de ces droits et sur l’accomplissement loyal de ces devoirs ; elle doit être vivifiée par l’amour, attitude d’âme qui fait éprouver à chacun comme siens les besoins d’autrui, lui fait partager ses propres biens et incite à un échange toujours plus intense dans le domaine des valeurs spirituelles. Cette société, enfin, doit se réaliser dans la liberté, c’est-à-dire de la façon qui convient à des êtres raisonnables faits pour assumer la responsabilité de leurs actes »[7].

Dans l’enseignement social chrétien, la finalité de l’activité économique est claire. Il s’agit de faire grandir l’homme, de l’enrichir d’humanité : « C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien commun de l’humanité »[8].

On l’a entendu : tous les hommes ont droit à cet enrichissement global en fonction même de ce qui fait la dignité de la personne humaine ou ne serait-ce, sur un plan purement utilitaire, que parce qu’il est impossible de combattre la pauvreté matérielle à laquelle on s’arrête souvent, en ne prenant pas en compte tous les aspects du développement humain⁠[9].

Une fois encore, il s’agit, ni plus ni plus, dans tous les cas, y compris à travers l’activité économique, d’anticiper le Royaume, comme nous l’avons déjà dit, de rendre ce monde, toujours plus à l’image du Royaume. N’oublions jamais que « l’enseignement social de l’Église est né de la rencontre du message évangélique et des exigences résumées dans le commandement suprême de l’amour de Dieu et du prochain et dans la justice avec des problèmes émanant de la vie de la société »[10]. On ne voit pas pourquoi l’activité économique échapperait à cette dialectique de l’amour et de la justice.

Et tout ne peut être confié à notre relative bonne volonté. Non seulement, nous sommes pécheurs, volontiers avares de nous-mêmes et de nos biens mais, viscéralement, bon gré, mal gré, liés à la société sans laquelle nous n’existerions pas, nous devons aussi lui reconnaître le droit de nous secourir et même exiger qu’elle remplisse ce devoir vital. En effet, « le caractère social de l’homme fait apparaitre qu’il y a interdépendance entre l’essor de la personne et le développement de la société elle-même. En effet, la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale, est et doit être le principe et la fin de toutes les institutions. La vie sociale n’est donc pas pour l’homme quelque chose de surajouté : aussi c’est par l’échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l’homme grandit selon ses capacités et peut répondre à sa vocation »[11].

La croissance de l’homme dans tout homme n’est pas sous notre entière et exclusive responsabilité personnelle. Chaque personne est appelée librement au partage mais la société ne peut sous peine de dislocation et de déséquilibres graves, s’en désintéresser et ne rien exiger. C’est ce que nous allons voir.


1. Traduire par « économie domestique », comme font certains traducteurs, est, par rapport au grec, une tautologie et risque de retreindre le sens de l’ »économique » qui concerne aussi la cité.
2. ARISTOTE, Politique, Les Belles Lettres, 1960, Livre I, VIII-IX.
3. Id., Livre I, XIII. Aristote ajoute, malheureusement : « ...et enfin la vertu des hommes libres plus que celle des esclaves. »
4. Par contre, la chrématistique « cherche le profit matériel par l’échange de produits ou d’argent, occupation parasitaire qui tend à abaisser le niveau moral de celui qui s’y adonne » ( Economique, Les Belles Lettres, 1968, Introduction par A. Wartelle, pp. X-XI).
5. Somme théologique, IIa IIae, qu. 77, art. 4.
6. Radiomessage, Noël 1953.
7. PT, 38-39.
8. CA, 34.
9. Cf. BERNARD Fr. de, op. cit., p. 24.
10. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., n° 72.
11. GS, 25, §1.