La question qui se pose maintenant est de savoir si la pauvreté, et, en
particulier, la pauvreté matérielle, n’interpelle que la conscience
individuelle ?.
Toutes les grandes voix de l’Église, à la suite des Prophètes et de
Jésus, ont tenu, à travers les temps, à nous inviter à « vivre et
combattre la pauvreté ».
Sont concernés, tout d’abord, bien sûr, les successeurs des apôtres, les
évêques assistés des prêtres. En leur personne, « c’est le Seigneur
Jésus-Christ, Pontife suprême, qui est présent au milieu des
croyants », ils doivent donc être « les modèles du
troupeau », soucieux de toutes les pauvretés, dans
l’oubli d’eux-mêmes. Les religieux, quant à eux, s’engagent à la
suite du Christ à l’imiter aussi le plus parfaitement possible en
préfigurant la vie future : « La profession des conseils évangéliques
(chasteté, pauvreté, obéissance) apparaît (…) comme un signe qui
peut et doit exercer une influence efficace sur tous les membres de
l’Église dans l’accomplissement courageux des devoirs de leur vocation
chrétienne. En effet, comme le peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité
permanente, mais est en quête de la cité future, l’état religieux, qui
assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges
terrestres, plus parfaitement aussi, manifeste aux yeux de tous les
croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, atteste
l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la Rédemption du
Christ, annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du royaume
des cieux. De plus, cet état imite de plus près et représente
continuellement dans l’Église cette forme de vie que le Fils de Dieu a
prise en venant au monde pour faire la volonté du Père et qu’il a
proposée aux disciples qui le suivaient. Il fait voir enfin d’une
manière particulière comment le règne de Dieu est élevé au-dessus de
toutes les choses terrestres et ses nécessités les plus grandes ; il
montre à tous les hommes la suréminente grandeur de la puissance du
Christ-Roi et la puissance infinie de l’Esprit-Saint qui agit dans
l’Église de façon admirable ».
Quant aux laïcs, ils sont aussi, depuis les origines, sommés d’être
attentifs, et surtout s’ils sont riches, à la cause des pauvres.
Saint Cyprien interpelle ceux qui ont la
grâce de l’abondance en ces termes : « Vous vous dites dans l’abondance
et riches, et vous pensez qu’il y a lieu de vous servir de ce que Dieu a
voulu que vous possédiez. Servez-vous-en, mais pour des bonnes œuvres,
servez-vous-en, mais pour des choses que Dieu vous prescrit et qu’il
vous signale. De votre richesse, que les pauvres s’aperçoivent. Que
votre abondance se fasse sentir à ceux qui sont dans le besoin. De votre
patrimoine, faites à Dieu un prêt à intérêt : nourrissez le Christ…
Vous vous rendez coupables, et précisément envers Dieu, en estimant
qu’il vous a donné les richesses pour n’en point user d’une manière
salutaire. »
« Que répondras-tu au souverain juge, demande saint
Basile, toi qui habilles les murs et n’habilles
pas ton semblable ? Toi qui ornes tes chevaux et n’as pas un regard pour
ton frère dans la détresse ? Toi qui laisses pourrir ton blé et ne
nourris pas ceux qui ont faim ? Toi qui enfouis ton or et ne viens pas en
aide à l’opprimé ?…
A qui ai-je fait tort, dis-tu, en gardant ce qui est à moi ? Mais
dis-moi, qu’est-ce qui est à toi ? De qui l’as-tu reçu pour le porter
dans la vie ? C’est exactement comme si quelqu’un, après avoir pris une
place au théâtre, en écartait ensuite ceux qui voudraient entrer à leur
tour et prétendait regarder comme sa propriété ce qui est pour l’usage
de tous. Ainsi font les riches. Parce qu’ils sont les premiers occupants
d’un bien commun, ils s’estiment en droit de se l’approprier. Ah ! si
chacun se contentait du nécessaire et laissait aux indigents son
superflu, il n’y aurait ni riches ni pauvres !… Toi qui serres toutes
choses dans le gouffre de ton avarice, tu penses ne faire de tort à
personne, alors qu’en réalité tu dépouilles un si grand nombre de tes
semblables !… ». Ce texte est fort intéressant parce qu’il nous place
sous le regard de Dieu, sensible, nous le savons, à la justice et qui a
voulu que tous les hommes aient accès aux biens de ce monde. L’idéal
serait de tendre vers l’égalité pour en finir avec la division
économique et sociale des hommes. Notons aussi qu’aux yeux de ce Père de
l’Église, la propriété non partagée peut être considérée comme un vol.
Deux siècles plus tard, nous retrouverons le même point de vue sous la
plume du pape saint Grégoire le Grand:
« Ceux qui ne commettent point de vols mais gardent tout leur avoir pour
eux, disons-leur, qu’ils le sachent bien clairement, que cette terre
d’où ils furent tirés est commune à tous les hommes ; par conséquent les
aliments qu’elle fournit, elle les produit pour tous, en commun.
C’est donc à faux que se jugent innocents ceux qui réclament pour leur
usage privé le don que Dieu fit à tous.
Ces hommes, qui ne font point largesse des biens qu’ils ont reçus, se
rendent coupables de la mort de leurs frères. Ils tuent chaque jour à
peu près autant d’hommes qu’ils retiennent avaricieusement de subsides
nécessaires à la vie de ces pauvres
En effet, quand nous donnons aux miséreux les choses indispensables,
nous ne leur faisons point une générosité personnelle, nous leur rendons
ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que
nous n’accomplissons un acte de charité… Il est juste en effet que
ceux qui ont reçu quelque chose de Dieu, le commun maître, s’en servent
pour le bien de tous. »
Pendant des siècles, les prédicateurs vont inciter les particuliers à
donner, rappelant la pauvreté du Christ et son identification aux
pauvres. On a plus haut évoqué saint François d’Assise, saint
Bonaventure et saint Vincent de Paul. On peut s’arrêter un instant aux
sermons de Bossuet. On se souvient notamment de ce
sermon sur
l’« éminente dignité des pauvres », leur « prééminence » dans le royaume
de Jésus-Christ où les riches ne « sont reçus que pour les servir ». Il
cite saint Augustin rappelant aux riches : « Le service que vous devez
aux nécessiteux, c’est de porter avec eux une partie du fardeau qui les
accable. L’apôtre saint Paul ordonne aux fidèles de « porter les fardeaux
les uns des autres » (Ga 6, 2) ». Bossuet commente ainsi ce passage:
« Les pauvres ont leur fardeau, et les riches aussi ont le leur. Les
pauvres ont leur fardeau : qui ne le sait pas ? Quand nous les voyons suer
et gémir, pouvons-nous ne pas reconnaître que tant de misères pressantes
sont un fardeau très pesant, dont leurs épaules sont accablées ? Mais
encore que les riches marchent à leur aise, et semblent n’avoir rien qui
leur pèse, sachez qu’ils ont aussi leur fardeau. Et quel est ce fardeau
des riches ? chrétiens, le pourrez-vous croire ? ce sont leurs propres
richesses. Quel est le fardeau des pauvres ? c’est le besoin ; quel est le
fardeau des riches ? c’est l’abondance. « Le fardeau des pauvres, dit
saint Augustin, c’est de n’avoir pas ce qu’il faut ; et le fardeau des
riches, c’est d’avoir plus qu’il ne faut ». » Si la richesse n’apparaît
pas facilement comme un fardeau, nous nous en rendrons cruellement
compte quand nous comparaîtrons devant celui que Bossuet appelle le
« juge inexorable ». Dès lors, « pendant que le temps le permet,
pratiquons ce conseil de saint Paul : « Portez vos fardeaux les uns les
autres ». Riches, portez le fardeau du pauvre, soulagez sa nécessité,
aidez-le à soutenir les afflictions sous le poids desquelles il gémit:
mais sachez qu’en le déchargeant vous travaillez à votre décharge:
lorsque vous lui donnez, vous diminuez son fardeau, et il diminue le
vôtre : vous portez le besoin qui le presse ; il porte l’abondance qui
vous surcharge. Communiquez entre vous mutuellement vos fardeaux, « afin
que les charges deviennent égales » dit saint Paul (2 Co 8,
14) ». Bossuet
introduit alors une courte méditation sur l’injustice de l’inégalité:
« car quelle injustice, mes frères, que les pauvres portent tout le
fardeau, et que tout le poids des misères aille fondre sur leurs
épaules ! S’ils s’en plaignent et s’ils en murmurent contre la Providence
divine, Seigneur, permettez-moi de le dire, c’est avec quelque couleur
de justice : car étant tous pétris d’une même masse, et ne pouvant pas y
avoir grande différence entre de la boue et de la boue, pourquoi
verrons-nous d’un côté la joie, la faveur, l’affluence ; et de l’autre la
tristesse, et le désespoir, et l’extrême nécessité ; et encore le mépris
et la servitude ? Pourquoi cet homme si fortuné vivrait-il dans une telle
abondance, et pourrait-il contenter jusqu’aux désirs les plus inutiles
d’une curiosité étudiée ; pendant que ce misérable, homme toutefois aussi
bien que lui, ne pourra soutenir sa pauvre famille, ni soulager la faim
qui le presse ? Dans cette étrange inégalité, pourrait-on justifier la
Providence de mal ménager les trésors que Dieu met entre des égaux, si
par un autre moyen elle n’avait pourvu au besoin des pauvres, et remis
quelque égalité entre les hommes ? C’est pour cela, chrétiens, qu’il a
établi son Église, où il reçoit les riches, mais à condition de servir
les pauvres ; où il ordonne que l’abondance supplée au défaut, et donne
des assignations aux nécessiteux sur le superflu des opulents. Entrez,
mes frères, dans cette pensée : si vous ne portez le fardeau des pauvres,
le vôtre vous accablera ; le poids de vos richesses mal dispensées vous
fera tomber dans l’abîme : au lieu que, si vous partagez avec les pauvres
le poids de leur pauvreté, en prenant part à leur misère, vous mériterez
tout ensemble de participer à leurs privilèges ». Enfin, Bossuet invite
les riches à considérer les pauvres avec « les yeux de l’intelligence »
car ce n’est « pas assez de les secourir dans leurs besoins » : « Ceux qui
ouvrent sur eux l’œil intérieur, je veux dire l’intelligence guidée par
la foi, ils remarquent en eux Jésus-Christ ; ils y voient les images de
sa pauvreté, les citoyens de son royaume, les héritiers de ses
promesses, les distributeurs de ses grâces, les enfants véritables de
son Église, les premiers membres de son corps mystique ».
Certes, la portée de ce sermon est un peu réduite par l’intention de
l’orateur de pousser son auditoire à aider matériellement la maison des
Filles de la Providence où il prêche, il n’empêche que ce texte sans
concession est assez représentatif d’une démarche incessante dans
l’histoire de l’Église : que les riches partagent leurs biens et, plus
précisément, qu’ils donnent leur superflu pour reprendre l’idée de saint
Augustin.
Un autre sermon prononcé pour sauver
un hôpital, est consacré à la nécessité de l’aumône. Bossuet y confirme
l’obligation de l’aumône en s’appuyant sur les évangiles, les épîtres et
les Pères de l’Église. On ne peut y échapper en alléguant une famille nombreuse : « Vous
qui donnez l’exemple à vos enfants de conserver plutôt le patrimoine de
la terre que celui du ciel, vous êtes doublement criminel ; et de ce que
vous n’acquérez pas à vos enfants la protection d’un tel Père, et de ce
que de plus vous leur apprenez à aimer plus leur patrimoine que
Jésus-Christ même et que l’héritage céleste ». L’aumône est, en effet,
un acte religieux car « Jésus-Christ perpétue en deux sortes le souvenir
de sa passion, pour nous y faire compatir : en l’eucharistie, et dans les
pauvres (…) avec cette seule différence que l nous recevons de lui
la nourriture, ici nous la lui donnons ». Encore faut-il combattre ses
passions, ses convoitises et _« retrancher le jeu » pour donner
libéralement car « pourquoi tant de folles dépenses ? Pourquoi tant
d’inutiles magnificences ? Amusement et vain spectacle des yeux, qui ne
fait qu’imposer vainement, et à la folie ambitieuse des uns et à
l’aveugle admiration des autres (…). Que vous servent toutes ces
dépenses superflues ? Que sert ce luxe énorme dans votre maison, tant
d’or et tant d’argent dans vos meubles ? Toutes ces choses périssent.
Faites des magnificences utiles comme Dieu : il a orné le monde, mais
autant d’ornements, autant de sources de biens pour toute la nature ».
On pourrait citer vingt siècles de textes qui tancent les riches et leur
demandent le détachement, qui rappellent que nous sommes tous frères et
que les biens de la terre sont destinés à tous, que servir les pauvres,
c’est servir Jésus-Christ. Textes qui, très souvent, vont reprendre ce
qu’on a appelé la doctrine du superflu inspirée sans doute par cette
formule de saint Augustin qui invite à tendre à l’égalité : « Le superflu
des riches est le nécessaire des pauvres ». Formule souvent lue distraitement et
peu dérangeante si l’on ne retient que l’obligation de donner son
superflu aux pauvres. Formule plus exigeante si l’on
détermine le superflu en fonction de la nécessité des pauvres. Et c’est
ainsi que les Pères de l’Église et les Souverains pontifes ont toujours pensé. Jean XXIII,
par exemple, estime que « c’est le devoir de tout homme, le devoir
impérieux du chrétien, d’apprécier le superflu à l’aune de la nécessité
d’autrui (…) ». Et donc ce superflu peut être plus que ce que nous
nous estimons comme notre superflu. C’est pourquoi le concile Vatican II
précise « que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au
moyen de son superflu ». Cette formule résume assez
bien les développements de saint Thomas à propos de l’obligation de
l’aumône : « L’amour du prochain étant d’obligation, les conditions
indispensables à cet amour le sont aussi. Or, c’en est une de faire du
bien à son prochain et de ne pas se contenter de lui en souhaiter:
« N’aimons pas de parole et de langue, mais en action et en vérité ».
Mais, pour vouloir et faire du bien à quelqu’un, il est nécessaire de
subvenir à ses besoins, ce qui est précisément lui faire l’aumône, ce
qui est donc d’obligation.
Il faut remarquer que ce qui est d’obligation, ce sont les actes de
vertus ; faire l’aumône sera donc d’obligation dans la mesure où un acte
de vertu doit être produit par elle, c’est-à-dire dans les conditions
requises par la droite raison. Or, la raison doit considérer celui qui
fait l’aumône et celui qui la reçoit. Par rapport au premier : faire
l’aumône, c’est donner de son superflu. Il faut entendre par là ce qui
dépasse non seulement les besoins individuels de celui qui donne, mais
encore de ceux et celles dont il a la charge ; c’est là le premier
devoir : procurer à soi-même et aux siens ce qu’on dit être nécessaire à
la personne, ce mot désignant aussi bien la condition et le rang ; cela
fait, le surplus sera consacré aux besoins des autres. L’organisme agit
ainsi : par la fonction de nutrition, il se sustente d’abord lui-même,
et, par la fonction de génération, un surplus est élaboré pour la
formation d’un être nouveau.
Par rapport à celui qui reçoit l’aumône, il faut qu’il soit dans le
besoin ; autrement il n’y aurait aucune raison de lui faire l’aumône.
Mais, comme il est impossible à chacun de secourir tous les nécessiteux,
il n’est pas d’obligation de faire l’aumône à tous, mais seulement à
celui pour qui elle est une question de vie ou de mort, selon le mot de
saint Ambroise : « Celui qui meurt de faim, nourris-le ; tu ne le fais pas,
tu es son assassin » !
Voici donc ce qui est d’obligation : faire l’aumône avec son superflu ;
faire l’aumône à celui qui est dans une extrême nécessité. En dehors de
ces deux conditions, faire l’aumône est de conseil, comme n’importe quel
« bien meilleur » l’est aussi ».
Saint Thomas pose ensuite la question de savoir si l’on est obligé de
faire l’aumône avec son nécessaire ?
« Le mot nécessaire, répond-il, peut signifier deux choses. d’abord,
ce qans quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire
l’aumône avec ce nécessaire-là ; celui qui en serait réduit à n’avoir que
l’indispensable pour vivre, lui et les siens, ne peut en faire l’aumône
sous peine de s’ôter la vie à lui-même et aux siens
(…).
Nécessaire peut signifier aussi ce sans quoi on ne peut vivre, soi et
les siens, selon les exigences de son rang et de sa condition. La limite
d’un tel nécessaire n’est pas un point indivisible : on peut y ajouter
beaucoup et n’estimer pas qu’on le dépasse, ou en retrancher beaucoup
sans se mettre hors des convenances de son état. Faire l’aumône en
prenant sur ce nécessaire est une bonne action, mais c’est un conseil et
non un précepte. Ce serait un désordre de faire de telles aumônes qu’il
fût désormais impossible de vivre convenablement selon sa condition et
de faire face à ses affaires courantes : chacun, dans la vie, a des
convenances à garder.
Il faut faire cependant trois exceptions : 1° Si l’on change d’état, par
exemple, si l’on entre en religion ; abandonner ainsi pour le Christ tous
ses biens, c’est faire œuvre de perfection, par le nouvel état que l’on
embrasse, -2° Si les biens que l’on donne en aumône, quoique nécessaires
pour tenir son rang, peuvent se retrouver assez facilement et ainsi ne
pas causer d’inconvénient trop grave, -3° Si l’on se trouve en face d’un
cas d’extrême nécessité, individuel ou social, il est digne d’éloge,
pour secourir des besoins plus pressants, de sacrifier quelque chose de
ce que semble exiger notre condition ».
Le lecteur trouvera peut-être trop rationnelle cette approche de la
charité et lui opposera la conduite de la veuve citée en exemple par
Jésus, dans le temple de Jérusalem : « S’étant assis face au Trésor, il
regardait la foule mettre de la petite monnaie dans le Trésor, et
beaucoup de riches en mettaient abondamment. Survint une veuve pauvre
qui y mit deux piécettes, soit un quart d’as. Alors il appela à lui ses
disciples et leur dit : « En vérité, je vous le dis, cette veuve, qui est
pauvre, a mis plus que tous ceux qui mettent dans le Trésor. Car tous
ont mis de leur superflu, mais elle, de son indigence, a mis tout ce
qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre ». Il est vrai que l’amour mesure l’aumône et que l’amour n’a que
faire des calculs…
Toujours est-il que chacun doit se sentir concerné par ces textes et, si
l’on veut aller au fond des choses, personne ne peut se vanter de sa
générosité, si grande soit-elle, puisqu’il ne s’agit jamais d’un don
mais d’une restitution. Rien ne nous appartient vraiment et tout a été
donné à tous.
Mais, dans ces conditions, le partage auquel nous sommes invités est-il
simplement affaire de charité ? N’est-il pas d’abord affaire de justice
puisqu’il vise à combler les inégalités et qu’il n’est pas facultatif ?
Dès lors, peut-on encore prétendre que le partage ne relève pas de
l’organisation mais de la bonne volonté personnelle ? Peut-on affirmer,
comme Daniel-Rops que « le problème de la misère est, en substance, un
problème de fraternité », que « la malfaisance des hommes politiques a
été d’en faire un problème politique » et qu’en définitive, « c’est dans
l’ordre de la charité, et d’elle seule, (que le problème) peut trouver
une solution » ?
Parler ainsi fait peu de cas de l’enseignement social qui depuis le XIXe
siècle a visiblement pris la relève des Pères et des prédicateurs en
énonçant les conditions d’une société juste qui veille à
l’épanouissement intégral et solidaire de tous ses
membres.
A lire la Bible, on se rend compte qu’il est impossible d’opposer ou de
séparer la charité et la justice qui est aussi l’affaire du « prince ».
Lorsque les évêques américains se penchent sur la vie économique de leur
pays, à la lumière des Écritures, ils relèvent qu’« un point essentiel
de la présentation biblique de la justice est que la justice d’une
communauté est mesurée à la façon dont elle se préoccupe des faibles,
très souvent représentés par la veuve, l’orphelin, le pauvre et
l’étranger (le non israélite) dans le pays ».
Nous allons donc, dans le chapitre suivant, étudier plus
particulièrement le rapport entre la pauvreté et la justice et montrer
que la lutte contre la pauvreté, ou mieux, le développement intégral de
tous les hommes doit être la préoccupation majeure des communautés et de
leurs politiques économiques.